Introduction
Apparu il y a une quinzaine dannées, le terme «socio-
histoire »a surtout étéutiliséjusquici comme un label, pour
désigner des travaux qui se placent au carrefour de lhistoire et
de la sociologie [Buton et Mariot, 2006]*. Dans ce livre, jai voulu
aller au-delàde cette logique d’étiquetage, en essayant de
circonscrire le domaine de recherches propre àla socio-
histoire. Pour la caractériser, il ne suffit pas dinvoquer le patro-
nage de lhistoire et de la sociologie. Lhistoire sociale, la
sociologie historique et la microhistoire revendiquent, elles
aussi, ce double héritage. La particularitéde la socio-histoire
tient au fait quelle combine les principes fondateurs de ces deux
disciplines, tels quils ont étéfixésautournantdesXIXeet
XXesiècles. Le rappel de ces principes permettra de mieux faire
comprendre la démarche que défend le socio-historien.
Une critique de la réification des rapports sociaux
Lhistoire et la sociologie sont devenues des disciplines scien-
tifiques en rejetant, chacune àleur manière, la «réification »du
monde social. Dèsledébut du XIXesiècle, lhistoire sest consti-
tuée en domaine autonome de la connaissance, en montrant que
les «choses »qui nous entourent (les bâtiments, les institutions,
* Les références entre crochets renvoient àla bibliographie en fin douvrage.
les objets, les archives, etc.) étaient les traces inertes des activités
humaines du passé.Laméthode historique, dont les grandes
lignes datent de cette époque, repose sur un examen critique de
ces traces. Elle a pour but de retrouver les individus en chair et
en os derrière le monde inanimédes objets quils ont laissés. La
socio-histoire reprend cette démarche àson compte. Cest pour-
quoi elle sintéresse particulièrement àla genèse des phéno-
mènes quelle étudie. Le socio-historien veut mettre en lumière
lhistoricitédu monde dans lequel nous vivons, pour mieux
comprendre comment le passépèse sur le présent. Précisons que
cette règle de méthode vaut aussi pour des périodes plus reculées
dans le temps. Dans toutes les sociétés humaines, en effet, le
passéconditionne le présent. Même si la socio-histoire a surtout
étépratiquée, jusquici, par des spécialistes dhistoire contempo-
raine, son champ d’études nest bornépar aucune limite dordre
chronologique.
La sociologie est néeàla fin du XIXesiècle, en développant la
critique dune autre forme de réification, inscrite celle-ci dans
le langage, qui consiste àenvisager les entités collectives (lentre-
prise, l’État, l’Église, etc.) comme sil sagissait de personnes
réelles. Lobjet de la sociologie est de déconstruire ces entités
pour retrouver les individus et les relations quils entretiennent
entre eux (ce quon appelle le «lien social »). La socio-histoire
poursuit le même objectif, mais elle met laccent sur l’étude des
relations à distance. Grâce àlinvention de l’écritureetdela
monnaie, grâce aux progrès techniques, les hommes ont pu
nouer entre eux des liens dépassant largement la sphère des
échanges directs, fondés sur linterconnaissance. Des «fils invi-
sibles »relient aujourdhui des millions de personnes qui ne se
connaissent pas. Le but de la socio-histoire est d’étudier ces
formes dinterdépendance et de montrer comment elles affec-
tent les relations de face-à-face.
Une réflexion sur les relations de pouvoir
La sociologie sest développée en partant dun autre principe
que la socio-histoire reprend àson compte, concernant le
INTRODUCTION ÀLA SOCIO-HISTOIRE4
caractère conflictuel des relations entre individus. Limpor-
tance accordéeàla question du lien social découle du constat
que la vie en sociéténe va pas de soi. Lhistoire de lhumanité
montre que les luttes de concurrence et les compétitions entre
les hommes pour acquérir des richesses, du pouvoir ou des
honneurs ont toujours étéune dimension centrale des rapports
sociaux. La socio-histoire cherche àcomprendre en quoi le déve-
loppement des moyens daction àdistance a transforméces rela-
tions de pouvoir. La réflexion sur cette question peut se déployer
dans des directions très différentes.
La première concerne le problème de la domination sociale.La
communication écrite a jouéun rôle décisif dans la mise au
point des techniques bureaucratiques, grâce auxquelles les diri-
geants des États ont contraint àlobéissance les populations
vivant àlintérieur de leur territoire. De même, lusagedela
monnaie (principalement laccumulation du capital) a permis
aux chefs dentreprise dimposer leur loi àdes millions dindi-
vidus obligés de se mettre àleur service pour pouvoir survivre.
La deuxième direction quemprunte la réflexion socio-histo-
rique sur les relations de pouvoir insiste, au contraire, sur la soli-
daritésociale. Les moyens daction àdistance ont étéaussi des
instruments puissants daction collective grâce auxquels les plus
déshérités ont pu se regrouper pour défendre leurs intérêts ou
leurs idéaux.
La socio-histoire sintéresse également àune troisième dimen-
sion des relations de pouvoir, qui est dordre symbolique et
concerne plus particulièrement le langage. Cest surtout l’étude
des activités culturelles qui permet de la mettre en évidence.
Mais comme toutes les relations sociales sont médiatisées par le
langage, il sagit dun problèmequelesocio-historienpeut
retrouver dans des domaines extrêmement divers. Ceux qui
maîtrisent les moyens de communication àdistance détiennent
un pouvoir àcaractère symbolique du fait quils sadressent à
un public,cest-à-dire àun grand nombre dindividus dispersés
et qui ne se connaissent pas, mais qui reçoivent les mêmes
messages. Tout discours public permet ainsi de tracer une ligne
de démarcation entre des réalités qui sont rendues visibles aux
yeux de tous, du simple fait quelles sont énoncées, et des réalités
INTRODUCTION 5
qui restent invisibles parce quelles ne dépassent pas la sphère
du langage «privé». Les individus qui détiennent le privilège de
définir les identités, les problèmes et les normes du monde social
imposent ainsi les enjeux que doivent prendre en considéra-
tion tous les acteurs de la société.Cest la raison pour laquelle
les questions de nomination, de désignation et de catégorisation
sont au cœur des préoccupations de la socio-histoire.
La force symbolique du langage sexplique aussi par un autre
facteur. Lexempledelalittérature montre que l’écriture peut
être un puissant moyen daction àdistance quand elle parvient à
jouer sur les émotions des lecteurs, comme dans le cas du roman.
La propension de ces derniers àsidentifier aux histoires qui leur
sont racontées est une façon de combler, symboliquement, la
distance qui sépare celui qui écrit et ceux qui lisent. Cette
logique se retrouve sous des formes très variables, dans beau-
coup dautres domaines. Très souvent, les individus intériori-
sent les étiquettes et les symboles qui désignent les groupes ou
les catégories auxquels ils sont rattachés et ils sidentifient àceux
qui parlent en leur nom. Le langage peut, àlinverse, devenir
un facteur de stigmatisation ou de honte de soi, quand des
individus sont publiquement désignésdefaçon négative ou
péjorative. Il y a làun autre écheveau de problèmes que le socio-
historien cherche àélucider.
Une démarche tournée vers l’étude
de problèmes empiriques précis
Le dernier principe fondateur sur lequel repose la socio-
histoire est de nature épistémologique. Àla différence de la
sociologie qui, dèsledépart, sest donnécomme but suprême
l’élaboration dune théorie du monde social, la socio-histoire se
définit plutôt comme une sorte de «méthode historique »ou
mieux, comme une «boîte àoutils ».Cest pourquoi les socio-
historiens nont pas éprouvé, jusquici, le besoin de définir rigou-
reusement leur domaine. Tournéeverslanalyse de problèmes
empiriques précis, la démarche est guidée par le souci de mieux
comprendre le monde dans lequel nous vivons. Le choix des
INTRODUCTION ÀLA SOCIO-HISTOIRE6
Précisions sur le vocabulaire
de la socio-histoire
La socio-histoire privilégie les concepts
qui désignent des relations entre les
individus. Le terme «configuration »
peut être utilisépour nommer le type
dactivitéqui réunit des acteurs
engagés dans une même compéti-
tion. Par exemple, un match de foot-
ball peut être vu comme une forme
très simple de configuration, car
chaque partie oppose les membres de
deux équipes qui poursuivent le
même but. Le terme «groupement »
est employépour désigner un
ensemble de personnes ayant des
intérêts communs mais qui, pour la
plupart, ne se connaissent pas.
Chaque groupement possède son
règlement et ses représentants. Tous
ses membres sont interdépendants,
bien que certains occupent des posi-
tions dominantes alors que les autres
occupent des positions dominées.
Selon la configuration étudiée, on
distinguera les groupements écono-
miques (lentreprise), politiques
(l’État ou le parti), culturels (le public).
Le terme «communauté»sera réservé
pour nommer des ensembles
dindividus liés entre eux par des rela-
tions dinterconnaissance (comme
une famille, un village, un quartier,
etc.).
On remarquera que la socio-
histoire nutilise guère lexpression
«groupe social ». Elle appartient au
vocabulaire des historiens qui définis-
sent les entités collectives àpartir de
critères «objectifs »(comme le
métier, les revenus, etc.). Pour dési-
gner les ensembles dindividus qui
résultent de lintervention croissante
de l’État dans la vie économique, le
socio-historien utilisera les termes
«groupes socioprofessionnels »
(employés, cadres, ouvriers, etc.) ou
«catégories socioprofessionnelles »
(chômeurs, retraités, etc.). Lorsque
ces groupements ne sont pas la consé-
quence dune mobilisation des acteurs
directement concernés, mais imposés
par le pouvoir bureaucratique, on
parlera de «catégorie socioadminis-
trative »(par exemple, les
«immigrés»).
outils et la façon de les mettre en œuvre dépendent toujours des
questions précises que l’étude a pour but d’élucider.
Àlheure actuelle, les chantiers de la socio-histoire sont très
inégalement avancés. Les exemples que jai retenus dans ce livre
nont pas pour but de présenter un état des lieux exhaustif de
la recherche dans ce domaine. Je les ai choisis surtout pour
montrer comment il était possible de mettre en œuvre concrète-
ment la démarche socio-historique.
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