Table des matières Avant-propos......................................................................................5 Chapitre I. Célébrité et méconnaissance...........................................13 Un succès mondial et durable........................................................13 Métastase et la France....................................................................18 Les éditions françaises...................................................................26 Chapitre II. Une carrière étale..........................................................31 Les débuts d’un poète....................................................................31 Métastase à Vienne........................................................................37 Chapitre III. Considérations sur le livret..........................................45 Un art premier ?............................................................................45 Fusion ou alternance ?...................................................................49 Rôle et statut du librettiste............................................................54 Chapitre IV. Aspirations réformatrices..............................................59 Un pays sans théâtre......................................................................59 L’Arcadia.......................................................................................64 Apostolo Zeno..............................................................................74 Autres librettistes de l’âge des réformes..........................................82 Chapitre V. Structure du drame métastasien.....................................87 La référence à Aristote...................................................................89 La référence aux unités classiques..................................................92 Procédés d’intrication..................................................................100 Le rôle du « tableau »...................................................................106 Chapitre VI. Personnages...............................................................111 Le héros métastasien, ou le sacrifice.............................................113 Le secondo uomo, ou le dévouement.............................................126 Le « roi », ou l’inquiétude............................................................136 Le « traître », ou l’action..............................................................146 La prima donna, ou la conquête...................................................156 La seconda donna, ou le réalisme..................................................168 346 MÉTASTASE, MUSICIEN DU VERBE Chapitre VII. Action et dialogue....................................................183 L’action inutile............................................................................183 Le dialogue ritualisé....................................................................188 Chapitre VIII. L’aria.......................................................................195 Rôle de l’air.................................................................................196 Distribution des airs....................................................................202 Types d’airs.................................................................................205 Air et récitatif..............................................................................210 Place de l’air................................................................................213 Les autres morceaux....................................................................216 Chapitre IX. Poésie et rhétorique....................................................227 Versification................................................................................227 Procédés rhétoriques....................................................................233 Dit et non-dit..............................................................................238 Infratextualité..............................................................................243 Chapitre X. Thématiques et idéologie.............................................249 L’épreuve du don.........................................................................250 L’épreuve amoureuse...................................................................258 L’épreuve du pouvoir...................................................................264 L’épreuve identitaire....................................................................274 L’épreuve du réel.........................................................................285 Chapitre XI. Métastase et les musiciens..........................................303 Texte et musique.........................................................................304 Hasse et Jommelli........................................................................307 Gluck et Calzabigi.......................................................................310 Une fausse querelle......................................................................315 Appendice. Résumés des vingt-six mélodrames de Métastase..........321 Bibliographie indicative..................................................................341 Avant-propos C e qui n’a pas de nom n’existe pas. Et l’on ne peut aimer ce qui n’existe pas. Telle est la difficulté à laquelle je me suis heurté en entreprenant les recherches qui ont produit ce livre. Le propos, le sujet que j’abordais n’était pas répertorié parmi les domaines du savoir. Puisqu’il n’y a, chez nous, aucune tradition universitaire liée au livret d’opéra, le livret d’opéra n’est pas reconnu pour sujet de recherche légitime. N’étant pas légitime, il ne donne lieu à aucune prospective, donc n’est pas exploré, donc reste inconnu, donc reste illégitime. La situation, quoi qu’on en pense, est bien française. En France, on croit à l’élucidation par les mots, mais on ne l’accorde qu’avec une circonspection extrême. C’est en France qu’est né et s’est épanoui le structuralisme, lequel aurait dû avoir pour conséquence une remise en cause des catégories archétypales, mais n’a eu pour effet que de créer de nouvelles chapelles, plus fermées et exclusives que jamais. C’est dans ce pays qui, pourtant, fut le premier à théoriser l’apport littéraire de Métastase et à en analyser les implications, que l’on me fit sentir combien un thème qui en contenait plusieurs ne pouvait être recevable. Non qu’on m’ait affirmé : « votre sujet n’intéressera personne ». Au contraire, l’on admettait qu’il pouvait intriguer les mélomanes comme les amateurs de poésie, les italianistes et les historiens, les passionnés de théâtre comme les spécialistes des langues, les chanteurs et les philosophes. Mais, ajoutait-on, puisqu’il peut concerner tant de gens, il n’aura pas de lecteurs. Les lecteurs ne lisent que ce qui est écrit précisément pour eux, me rappelait-on. Ils ne lisent que ce qui a été déjà lu. 6 MÉTASTASE, MUSICIEN DU VERBE Un art relevant de deux typologies différentes est difficile à apprécier. Il en va ainsi de l’opéra : considéré plutôt comme un genre littéraire au xviiie, il est aujourd’hui envisagé presque exclusivement sous l’angle musical. Ces deux appréhensions sont aussi réductrices l’une que l’autre : un ouvrage lyrique ne saurait se limiter à son livret non plus qu’à sa partition. Une fois le statut d’« artiste » conquis par les musiciens au xixe siècle, l’exégèse de leur production a pris son essor : il en résulte que l’évolution de l’art lyrique, appréhendée du point de vue de la musique, est assez bien connue du public. Il n’en va pas de même de son évolution appréhendée du point de vue des lettres. L’on oublie totalement que l’une ne va pas sans l’autre et que l’autre (celle qu’on n’étudie point) a plutôt conditionné l’une (celle dont on parle tant). Regardez ce que donne cet a priori du point de vue de la mise en scène : aujourd’hui, à l’opéra, l’on songe, éventuellement, à « respecter » la musique, mais jamais à « respecter » le poème. Le livret d’opéra, n’étant pas reconnu comme « objet esthétique » à part entière, ne l’est pas non plus comme objet de recherche, de connaissance, de plaisir – et réciproquement. Inexploré, il ne peut être apprécié ; déprécié, il ne saurait être connu. Et, pourtant, l’opéra ne partage pas cet ostracisme : on va à l’opéra, on écoute des opéras, on les enregistre, on les représente, on les vend, on en débat, on les étudie, et, de plus en plus fréquemment, on les cite dans la publicité, on en fait des remakes, on en truffe les bandes-son. N’est-il pas paradoxal qu’on prétende connaître et goûter un art dont on se fait loi d’ignorer les fondements ? Le postulat de base de mon travail sur le genre du livret – genre dont je fais de Métastase l’emblème, je dirai pourquoi plus loin – a donc été le désir de réhabiliter celui-ci en tant qu’objet de savoir et de plaisir autonome, mais aussi en tant que fondement d’un autre genre, l’opéra, déjà reçu, lui, comme objet de plaisir et de savoir, mais peut-être pour de « mauvaises » raisons, ou, à tout le moins, des raisons insuffisantes. En abordant le melodramma – que nous appelons improprement l’opéra séria, de nos jours – par le biais des lettres, je ne fais d’ailleurs que le prendre pour ce qu’il voulait être. Puisque le livret d’opéra séria – celui des années 1720/1760 – a été conçu, Avant-propos 7 par ses créateurs ainsi que par son public, comme l’équivalent italien de la tragédie française, il ne semble pas inopportun de lui consacrer, aujourd’hui et, particulièrement, en France, le type d’enquête réservé aux autres genres théâtraux, aux autres genres littéraires. Ce faisant, d’ailleurs, l’on n’oubliera pas totalement la musique. Si l’on admet que des gens de lettres puissent parler de musique (les musiciens n’en conviendront pas forcément, mais beaucoup de musiciens trouvent inutile de parler, ils estiment s’exprimer suffisamment par leur art), il faut cesser de les enfermer dans un seul type d’approche. Le discours musicologique n’est pas le seul à pouvoir rendre compte de l’effet musical, à pouvoir en analyser les modes et les issues, en décrire le besoin et les plaisirs. Bien souvent, d’ailleurs, il échoue dans cette tâche, du fait qu’il s’adresse prioritairement à un public déjà convaincu et connaisseur. Refuser la possibilité d’une autre approche équivaut à barrer la route à un autre public, dont on regrette bien souvent l’absence. Je suis venu à la musique par le texte, la poésie, le théâtre. C’est un vécu qui m’est propre mais ne m’a sans doute pas été réservé. Cependant, je n’ai que rarement trouvé, parmi les publications consacrées à l’opéra, d’ouvrages qui, reflétant mon parcours, m’amènent à considérer mon appréhension de la musique comme licite. Mais l’on peut se poser la question : est-il davantage licite d’imaginer la musique comme un domaine de l’art ou du langage indépendant de tous les autres, exigeant d’autres compétences, d’autres appétits, et ne communiquant qu’avec lui-même ? Car d’où vient la musique – notre musique occidentale « savante », plus exactement ? Je n’aurai pas l’outrecuidance de risquer ici une réponse. Je souhaite juste instiller un doute. Que la langue articulée ait précédé ou suivi le langage musical, il est patent que tous deux c­ oulent de la même source : le désir de communiquer ou, pour le moins, d’exprimer une émotion. Si cette source commune existe, il faut nécessairement supposer que musique et langage restent éternellement liés l’un à l’autre, non seulement dans leurs modalités et leurs objectifs mais aussi dans leur perception. 8 MÉTASTASE, MUSICIEN DU VERBE Que la musique soit un langage, c’est un truisme ; qu’on l’aborde comme tel semble moins évident. Depuis le xixe siècle, au moins, nous sommes hantés par le concept de « musique pure » : une musique qui posséderait son propre vocabulaire, sa propre syntaxe, ses propres thèmes et contenus, sa propre logique – rien de tout ceci ne peut être contesté –, mais encore, paraît-il, sa propre fin. Mais quelle serait cette fin ? Difficile à dire, sauf à considérer que l’œuvre d’art contient en elle-même sa fin, indépendamment de la perception qu’on en peut avoir – ce qui condamnerait l’œuvre à n’être jamais soumise à cette perception. Tel n’est pas le cas de la musique jouée, chantée, interprétée, écoutée, enregistrée. Cette dernière, quoi qu’elle en ait, communique toujours autre chose qu’elle-même car elle s’adresse à autre chose qu’elle-même. La musique ne peut être totalement maîtresse de ce qu’elle évoque, et tout ce qu’elle évoque n’est pas musique. Parallèlement, il n’est sans doute pas trop audacieux d’imaginer que ce qui lui a donné jour – ce qui habitait l’esprit, le corps du créateur qui l’a conçue, au moment de sa conception – n’est pas seulement musique. De même que l’écriture ne saurait avoir qu’elle-même pour sujet, il n’y a pas à mon sens, de musique « pure ». Peu importe que le point de départ de la musique ou de l’écriture ne coïncide pas avec son point d’arrivée, que les motivations du créateur ne se superposent pas aux émotions du public – ce n’est d’ailleurs jamais le cas, et c’est en cela que réside la magie de l’art. Mais il importe d’admettre cet enrichissement, à l’arrivée comme au départ. Il n’y a pas de musique sans langage mais il n’y a pas non plus de langage sans musique. Chacun en conviendra en ce qui concerne la poésie, par exemple, mais aussi, simplement, le discours oral. Du fait de leur source commune, musique et langage resteront à jamais habités l’un par l’autre, unis par un rapport mimétique passant incessamment de l’attirance ou rejet. Pour simplifier, l’on pourrait dire que le langage jalouse l’aptitude de la musique à parler aux sens, au corps, tandis que la musique envie celle du langage à se faire comprendre de l’esprit, l’intellect. Leur union dans le chant apparaît dès lors aussi fructueuse que problématique : les conjoints s’enrichissent réciproquement Avant-propos 9 mais chacun veut tirer la couverture à lui. Suivant les époques, l’on valorise tantôt l’un, tantôt l’autre, et toujours au détriment des deux ensemble. La tentation de discuter de leur primauté, comme on l’a fait tout au long du xviiie siècle, apparaît donc naturelle mais, une fois admis que la musique reste en germe dans le verbe et le verbe en traces dans la musique, finalement un peu vaine. Se pencher sur le livret, c’est évidemment donner la priorité au texte (pour changer) mais ce n’est pas dédaigner la musique : c’est l’aborder, si l’on veut, au stade latent, au stade de promesse, d’éventualité. Il est fatal que l’écoute d’un morceau chanté fasse passer au premier plan le son au détriment du mot ; en général, même si le processus est difficile à décortiquer, les sens prennent le pas sur l’entendement. Mais l’entendement se plaît à dominer les sens et va s’appliquer ensuite à « récupérer » ce qu’ils lui ont communiqué : il va, notamment, risquer des conclusions sur l’adéquation de la musique au texte, tenter d’en tirer des lois générales, renverser leurs priorités. Ce processus, quel que soit le niveau de conscience où il prenne place, est automatique ; il serait donc tout à fait inutile de vouloir l’ignorer, d’affirmer que le plaisir musical est indépendant du texte perçu ou sous-entendu, que le plaisir engendré par le texte se passe absolument de la musique entendue ou imaginée. C’est pourquoi étudier un livret, ce n’est jamais étudier seulement un texte achevé, mais, plutôt, l’hypothèse d’un ouvrage plus complet qu’il contient mais qui lui échappe. C’est aussi la raison pour laquelle le genre du livret a toujours été conçu comme « inférieur », respectivement à d’autres genres littéraires, dédaigné au même titre que le scénario d’un film : aux yeux de beaucoup, il apparaît comme l’embryon d’un être organique plutôt que cet être lui-même. L’on sait bien cependant que la compréhension d’un être suppose la connaissance de son embryon et que l’embryon recèle la plupart des potentialités de l’être. L’embryon en lui-même constitue une entité complexe, dont les caractéristiques conditionnent, pour part, la santé de l’être achevé. Cela, aujourd’hui, on oublie souvent de le reconnaître : qu’il y a des embryons plus prometteurs, en meilleure santé que d’autres. Je ne veux surtout pas prétendre que tout est joué à ce stade : certains livrets abscons ont 10 MÉTASTASE, MUSICIEN DU VERBE donné de fort bons opéras, d’autres excellents livrets de véritables pensums lyriques. Mais l’on peut tout de même supposer qu’un embryon parfaitement formé a plus de chance de s’épanouir en ouvrage robuste, et le succès de certains textes est là pour prouver que tous les embryons ne s’équivalent pas. Il apparaît donc raisonnable de chercher à comprendre ce qui fait un bon livret, quel est l’archétype de l’embryon prometteur. Pourquoi Métastase ? La réponse, très simple, peut nous permettre de dénouer la situation paradoxale du genre librettistique, telle que décrite plus haut : pour ce genre, Métastase est essentiel, car il est sans doute l’unique auteur à l’avoir, justement, reconnu et abordé comme un genre véritable, défini, comme une forme autonome, viable, voire fondatrice (d’une identité dramatique italienne), à lui avoir entièrement consacré sa vie et sa carrière, et à lui avoir fourni, sur le tard, les principes d’une poétique originale. Les noms de bien d’autres librettistes fameux scandent l’histoire – à commencer par celui d’Eugène Scribe, le seul dont l’autorité intellectuelle et le succès puissent se comparer à ceux de Métastase –, mais aucun n’a connu un prestige aussi pérenne ni autant pesé sur l’évolution des arts musical et dramatique. Apparu à la fin d’un âge de réformes, au cours duquel l’opéra s’éloigne de l’empirisme originel pour atteindre un premier classiscisme, Métastase entérine la naissance d’une forme – celle du melodramma – à laquelle on n’opposera aucune véritable rivale avant un siècle. Et cette forme va en conditionner d’autres – pensons à l’aria da capo, aux rôles travestis, au thème du parcours initiatique –, vis-à-vis desquelles l’opéra continuera à se positionner tout au long de son histoire. Métastase n’est pas à proprement parler l’inventeur de ces structures, mais il en est, en un sens, le chaman, celui qui les a reconnues, distinguées, réglées, équilibrées, mises à jour, jusqu’à les transformer en matériau brut, en données quasi naturelles, impossibles à ignorer. Pas plus que Rabelais n’a inventé le roman, Métastase n’a inventé le melodramma – mais de la même façon que tout romancier, même sans le vouloir, sans le savoir, prend Avant-propos 11 place dans l’orbe romanesque initiée par Rabelais, tout compositeur lyrique, tout chanteur, tout auteur de livret va, au cours des siècles, se situer pour, contre, en continuité ou en rupture avec Métastase. C’est pourquoi penser le livret comme objet dramatique ne laisse pas d’autre alternative que l’étude du corpus métastasien, analyser la production de Métastase équivaut à reconnaître le livret comme genre, à en dégager les bases esthétiques. C’est dans cette optique qu’il y a près de dix ans, j’ai conçu la thèse dont est née ce livre. Une optique avant tout dramaturgique, littéraire, destinée à légitimer, à « fonder en raison », comme auraient dit nos classiques, le plaisir que bien des amateurs éprouvent à la représentation ou l’écoute d’un opéra. Cet ouvrage n’est consacré qu’à un domaine restreint, voire confidentiel, de la musique, mais il aspire, dans sa méthodologie, à encourager ceux qui apprécient l’art lyrique à l’aimer, peut-être, d’une façon nouvelle – histoire de donner nom et modalités à ce plaisir, et, ce faisant, de le démultiplier, voire d’en éveiller de nouveaux.