1. Lerond 1964:189:33-8. 2. Citons la chanson Jerusalem se

1. Lerond 1964:189:33-8.
2. Citons la chanson Jerusalem se plaint et li pais de Huon de
Saint-Quentin, réaction poétique contre la pratique du rachat des
voeux de croisade.
3. Pensons au thème de l'haereditas Domini invoqué par Conon de
Béthune.
4. Il y a, cependant, lieu d'hésiter avant de considérer saint
Bernard comme la source des idées exprimées dans nos poèmes. Au
cours des années de nombreux auteurs et prédicateurs ont repris à
leur compte les idées de saint Bernard, voie de transmission qui
ne favorise pas la reproduction fidèle. Les concepts qui sont
parvenus jusqu'à nos poètes sont sans doute corrompus. Dans le
contexte des chansons de croisade, il me paraît donc plus prudent
de parler d'idées et de concepts d'inspiration saint Bernardienne.
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5. La chanson d'appel à la croisade
Qui ci ne veut avoir vie anuieuse
Si voist pour Dieu morir liez et
joieus, Que cele mors est douce et savereuse
Donc on conquiert le regne precïeus,
Ne ja de mort n'en i morra uns seus,
Ainz naistront en vie glorïeuse;1
Introduction
Les chansons d'appel à la croisade recouvrent grosso modo la période
1145—1245. Au cours de cette période, l'histoire de la croisade a connu des
hauts et des bas. Pour le lecteur moderne, probablement mieux capable de se
construire une vue d'ensemble que le lecteur/auditeur médiéval, il est
intéressant de voir à quel point l'écho des péripéties se laisse encore
distinguer dans la poésie de l'époque. L'objectif du présent chapitre doit
donc être double. Dans un premier temps, je me propose d'identifier, dans
la mesure du possible, les sources exploitées par les poètes pour étayer
leur appel. Certains renvoient à l'actualité pour donner plus de poids à
leur appel ou pour en souligner la nécessité.2 D'autres exploitent le
matériel propagandiste qui leur est offert par l'Eglise.3 Beaucoup de
thèmes et de motifs remontent à des bulles papales ou à des textes d'un
Bernard de Clairvaux.4 Ce matériel est parvenu à nos poètes, je le répète,
par l'intermédiaire de prédicateurs. Il s'agit donc essentiellement d'une
transmission par voie orale dépendant de la mémoire et de l'intelligence
d'un ou même de plusieurs interprètes. Un tel mode de transmission occasi-
onne facilement des omissions ou des simplifications. Ne pensons donc pas
que nos poètes ont utilisé tels quels les arguments soigneusement formulés
par la curie. Souvent les subtilités, si chères au clergé, se perdent avant
d'atteindre un public qui, du reste, ne serait peut-être même pas en mesure
de les apprécier. Reste donc le noyau du message, que souvent la compositi-
5. Voir aussi chapitre 3.
6. Editions: Bédier 1909:3-16, Gelzer 1953:1-2. Etudes: Oeding
1910:35-7, Gelzer 1928, Schöber 1976:70 sqq., Martin 1988:23-9. Le
texte de cette chanson est reproduit aux pages 188-9.
7. Personne ne sait où Moïse a été enterré (Deutéronome 25,5,6).
8. Rappelons que la seconde croisade était en premier lieu une
affaire française et allemande.
9. Bédier 1909:3-4, Gelzer 1928.
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on poétique réduit encore à un seul mot clé.5
Plus que la chanson de départie, la chanson d'appel à la croisade est
sensible aux influences d'une réalité extra-littéraire sans cesse en mouve-
ment. Les succès et les échecs des croisés se reflètent dans la lyrique qui
témoigne d'une société changeante. Dans un deuxième temps je me propose
donc de tirer au clair la relation entre la chanson d'appel à la croisade
et la réalité extra-littéraire qui l'a produite, ceci dans l'intention de
pouvoir peindre avec plus de netteté les grandes lignes de l'évolution qui
se profile à l'intérieur de l'ensemble des textes.
Anonyme — Chevalier, mult estes guariz — RS 1548a6
1146
Auteur. La chanson Chevalier, mult estes guariz est la seule chanson
liée à la deuxième croisade (1147-8) qui nous reste. L'identité de son
auteur ne nous est pas connue, ni son statut social. Une lecture du texte
suggère qu'il n'a pas fait partie du milieu clérical; le fait qu'il situe
le sépulcre de Moïse sur le mont Sinaï en serait peut-être un indice.7 L'a-
bondance de mots et d'images inspirés par la vie chevaleresque (la croisade
serait un turnei ... Entre enfern e pareïs (49-50)) suggère que la chanson
est l'oeuvre d'un chevalier s'adressant à ses pairs plutôt que celle d'un
jongleur. Bédier et Gelzer lui attribuent une origine continentale, l'un
parce que le poète parlerait de Louis VII comme de son roi, l'autre parce
qu'il lui semble impossible qu'un poète anglo-normand ait pu s'intéresser à
une entreprise dans laquelle l'Angleterre n'était pas impliquée.8 Certains
traits linguistiques du texte tel qu'il nous est parvenu confirmeraient
cette conclusion.9 Bédier a postulé en outre l'intervention d'un copiste
anglo-normand pour expliquer des formes telles aveir (6) et reis (27) et la
notation de o fermé par u. Gelzer, par contre, objecte que la plupart des
traits 'anglo-normands' relevés par Bédier se rencontrent également dans
les dialectes de la France de l'Ouest. Dans ce contexte la forme seguit au
vers 73 serait d'une importance particulière, étant donné que l'emploi du g
au lieu de q dans les formes de sequere est étranger à l'anglo-normand,
mais fréquent dans, entre autres, le dialecte du Poitou. Selon Gelzer, les
autres traits linguistiques de notre texte se rencontrent également dans ce
dialecte. Attribuant donc à l'auteur une origine poitevine, Gelzer ne voit
aucune raison pour supposer l'intervention d'un copiste qui se serait servi
10. Gelzer 1928:447.
11. PL CLXXX:1064 sqq. Elle est adressée à Ludovicum regem Gallia-
rum.
12. Le premier mars 1146, Eugène III envoya une autre missive,
Universos Dei fideles, qui à deux différences près reprend le
texte de Quantum praedecessores (PL CLXXX: 1115).
13. La chronique contemporaine d'Odon de Deuil et la Vita Bernardi
ne font pas mention de la bulle de décembre. Caspar (1924:299)
croit que le contenu de la bulle a été connu même avant que des
copies officielles en aient été reçues. Il est donc fort possible
que Louis ait été au courant de la décision papale lorsqu'il fit
connaître ses intentions à l'assemblée de Bourges.
14. Deguerpit ad e vair e gris,
Chastels e viles e citez:
Il est turnez a icelui
Ki pur nus fut en croiz pen[e]t. (29-32).
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d'un autre dialecte.10 Evidemment tout est possible puisqu'on ignore combien
de fois, et où, le texte a été copié avant d'entrer dans le manuscrit qui
nous est parvenu. Impossible donc de trancher la question.
Date. Contenant plusieurs références à la réalité extra-textuelle, la
chanson Chevalier, mult estes guariz est facile à dater. D'abord, l'auteur
fait mention de la prise d'Edesse par Zenghi, l'atabek de Mossoul, le jour
de Noël 1144. La nouvelle du désastre bouleversa la chrétienté. Eugène III
fit dresser la bulle Quantum Praedecessores11 pour marquer officiellement le
début d'une nouvelle expédition en Terre sainte afin de récupérer ce que
Zenghi avait pris. Chargé par le pape de prêcher la croisade, Bernard de
Clairvaux traversa la France et l'Allemagne dans l'espoir de recruter des
croisés. Louis VII de France et l'empereur Conrad III s'engagèrent dans
l'entreprise. Impossible de savoir d'ailleurs qui a pris l'initiative de
cette nouvelle expédition contre l'Infidèle. Quoiqu'il en soit, Louis VII,
dit le Pieux, fit connaître ses intentions à Bourges lors d'une assemblée
de seigneurs séculiers et cléricaux. Ce fut le 25 décembre 1145. La bulle
Quantum praedecessores, elle, date du premier jour de décembre.12 Il est
possible que le roi de France fût déjà au courant du contenu de cette bulle
lorsqu'il s'adressa à ses barons à Bourges.13 La décision du roi ne fut pas
reçue avec enthousiasme et ce ne fut qu'à Pâques de l'année suivante que
Louis pouvait officiellement prendre la croix. Comme l'auteur de notre
chanson présente la prise de la croix par le roi de France comme un fait
accompli,14 la chanson doit avoir été composée après cette date. Un terminus
ante quem se laisse également établir sans trop de problèmes. Le poète se
réfère à la décision de Louis VII sans pour autant suggérer que le roi
s'est déjà mis en route. Louis partit pour la Terre sainte le 12 juin 1147,
ce qui implique que la chanson doit avoir été composée avant cette date.
Dans un effort d'arriver à une datation plus exacte encore, Bédier réfère
au fait que le 28 décembre 1146 l'empereur Conrad III annonça sa participa-
tion à la croisade. Si l'auteur avait été au courant de la décision de
Conrad, il l'aurait certainement mentionné afin de donner plus de poids
15. Notons cependant que les Allemands avaient une mauvaise
réputation. Il n'est donc pas à exclure que le poète ait délibéré-
ment passé sous silence la prise de la croix par Conrad.
16. Bédier 1909:5.
17. Gelzer 1928:439.
18. Cité d'après Gelzer 1928.
19. Schöber 1976:72.
20. Voretzsch 1961:76.
21. Bédier 1909:14-5, Gelzer 1928:447, Schöber 1976:71.
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encore à son appel.15 La chanson aurait donc été composée entre Pâques et la
fin de décembre 1146. Voilà la conclusion de Bédier.16 Gelzer va encore plus
loin. Dans Chevalier... l'auteur anonyme exprime sa colère vis-à-vis de la
gent Sanguin li felun (42). Or, Sanguin li felun n'est autre que Zenghi,
l'atabek qui mourut le 14 septembre 1146 et dont le surnom de sanguineus ne
manquait pas de motivation. Le poète semble ignorer la mort de l'atabek, et
il faut donc assumer que la nouvelle de son décès n'avait pas encore
atteint la France. Par conséquent, Gelzer propose octobre 1146 comme
terminus ante quem.17 Une troisième suggestion vient de Susanne Schöber, qui
rejette les conclusions de Bédier et de Gelzer, motivées, dit-elle, par des
arguments ex silentio. Schöber invoque des arguments fournis par le texte
même. On sait que la ville d'Edesse a été prise deux fois, d'abord par
Zenghi en 1144, puis par Nureddin en 1146. Après la conquête par Zenghi,
qui coûta la vie à de nombreux chrétiens, les musulmans transformèrent les
églises en mosquées. Pour le reste ils manifestèrent une certaine tolérance
envers leurs adversaires. Après la mort de Zenghi, la ville fut occupée par
Nureddin, en novembre 1146. Cette fois, les musulmans détruirent Edesse.
Or, l'auteur de Chevalier... dit à propos d'Edesse:
Pris est Rohais, ben le savez,
Dunt Christïens sunt esmai[e]z
Les mustiers ars e desertez:
Deus n'i est mais sacrifiez. (13-6)18
Il est question d'églises qui brûlent et qui sont mises en ruines,
mais le tout ne donne pas l'impression d'une ville complètement détruite.
Il est donc probable que la nouvelle de la seconde prise d'Edesse devait
encore atteindre la France et que l'auteur de Chevalier... n'en était pas
encore au courant. Voilà pourquoi Schöber propose novembre/décembre 1146
comme terminus ante quem.19 Je partage son opinion.
Texte. La chanson Chevalier... a été conservée dans un seul manus-
crit, et cela encore de façon imparfaite. Les vers 49-63 forment une seule
strophe de 11 vers contre les strophes I, II, III, IV et VII qui en
comptent 8. Voretzsch tient cette strophe (49-63) pour l'interpolation d'un
copiste inventif.20 Bédier, Gelzer et Schöber y voient plutôt le résultat
d'un copiste à la mémoire infidèle, qui aurait réuni deux strophes qu'il ne
se rappelait que partiellement.21 Le schéma des rimes semble confirmer cette
22. Gelzer 1928:1.
23. Bédier 1909:9.
24. Voir chapitre 3, pages 49-9.
25. On peut citer par exemple des termes tels que fieuz (5);
guerredum (44); turnei (49).
26. PL CLXXX:1065.
27. Epistola 363, PL CLXXXII:565.
70
conclusion: les strophes complètes sont construites sur une rime abab abab.
Les vers 49-53 sont rangés de la façon suivante: ababa; viennent ensuite
les vers 58-63, organisés sur le schéma cdccdd. Le copiste inventif proposé
par Voretzsch aurait sans doute respecté l'arrangement des rimes de
l'original qu'il avait sous les yeux. Aussi faudrait-il, à mon avis, y voir
deux strophes incomplètes téléscopées pour le besoin de la cause.
Le texte fourni par Schöber est basé sur l'édition de Gelzer, qui ne
dissimule pas les problèmes posés par le texte tel que le rend le manus-
crit. La seule intervention majeure de l'éditeur est un essai de recon-
struction de la forme strophique originale. Bédier, par contre, a fait des
efforts pour restaurer le texte afin d'arriver à une plus grande lisibi-
lité, ce qui a donné lieu à des différences orthographiques par rapport à
l'édition de Gelzer. Puis, Bédier intervient dans les vers 27-8, où Gelzer
donne la leçon Riches reis [est] e poëstiz / Sur tuz altres est curunez.22
Inspiré par G. Paris, Bédier y introduit la correction suivante: Riches est
e poesteïz, / Sur tuz altres reis curunez.23 Je suis d'avis que cette
correction, qui n'est pas motivée par le manuscrit, change le sens des deux
vers en question et donne à Louis plus d'honneur que l'auteur médiéval ne
lui avait réservée. Je cite donc le texte d'après Gelzer. Il est vrai que
son Altfranzösisches Lesebuch est une anthologie plutôt qu'une édition;
dans le cas de Chevalier... pourtant l'appareil critique est fourni dans
son article de 1928.
Analyse. Dominée par la catégorie thématique numéro 4,24 la chanson
Chevalier... véhicule un appel fondé sur des arguments de caractère reli-
gieux. Afin d'avoir plus d'impact sur le public visé, in casu les cheva-
lier(1), notre poète traduit les arguments spirituels dans un vocabulaire
féodal.25 En s'adressant à la seule classe des bellatores, ceux qui d'armes
[sunt] preisez (18), il suit la voie frayée par Eugène III qui, dans la
bulle Quantum praedecessores, fit appel aux maxime potentiores et nobiles,26
décision qui, je l'ai déjà signalé, était motivée par l'expérience faite
lors de la première croisade: la grande masse des non-combattants, femmes
et vieillards, avait considérablement ralenti l'armée. Aux temps d'Eugène
III, la croisade n'est donc plus un pèlerinage auquel tous peuvent, ou même
doivent, participer. C'est un combat. En Orient, Dieu sauvera ceux qui bien
ferrunt (61). Aussi les inutiles seront-ils désormais découragés de suivre
les croisés. Voilà le début d'une tendance qui se profilera davantage sous
Alexandre III et Innocent III. Notre poète a donc raison de dire que les
combattants sont guariz (1), comme le suggère également une lettre de saint
Bernard. S'adressant explicitement aux viri fortes, l'abbé cistercien pré-
sente la croisade comme une aubaine: Ecce nunc, fratres, acceptabile tem-
pus, ecce nunc dies copiosae salutis.27 Ce n'est pas tous les jours qu'on a
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