CONFÉRENCE PHILOSOPHIQUE “Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.” Voltaire LA CRISE SPIRITUELLE DE L’OCCIDENT AU 20ÈME SIÈCLE CONFÉRENCE PAR ÉRIC LOWEN L’Occident en perte de sens ou en redéfinition du sens ? Association ALDÉRAN Toulouse pour la promotion de la Philosophie MAISON DE LA PHILOSOPHIE 29 rue de la digue, 31300 Toulouse Tél : 05.61.42.14.40 Email : [email protected] Site : www.alderan-philo.org conférence N°1600-002 LA CRISE SPIRITUELLE DE L’OCCIDENT AU 20ÈME SIÈCLE Le choc de la mort de Dieu Conférence d’Éric Lowen donnée le 16/04/2005 à la Maison de la philosophie à Toulouse Entre désacralisation et resacralisation, l’Occident connait depuis le 19ème siècle en matière religieuse une crise en raison de l’écroulement des réponses chrétiennes traditionnelles qui structuraient jusqu’alors la société et le sens de la vie des hommes. Quelles sont les raisons de cette crise “spirituelle” de l’Occident au 20ème siècle ? Quelles en sont les conséquences ? Est-elle négative ou salutaire ? Au lieu de concevoir cette crise de manière négative et vouloir revenir à des enchantements religieux habituels (ou se réfugier dans des sectes), n’est-ce pas l’occasion de redéfinir les postulats spirituels de la civilisation occidentale en cessant de faire appel à la croyance et aux superstitions ? Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 2 LA CRISE SPIRITUELLE DE L’OCCIDENT AU 20ÈME SIÈCLE Le choc de la mort de dieu PLAN DE LA CONFÉRENCE PAR ÉRIC LOWEN I LA CRISE SPIRITUELLE DE L'OCCIDENT AU 20ÈME SIÈCLE 1 - Un constat effectué depuis le milieu du 19ème siècle 2 - Un processus sociologique devenu manifeste depuis la première guerre mondiale 3 - Un phénomène qui est la conséquence de l'évolution culturelle générale de l'Occident 4 - Qui doit aussi être replacé, en amont et en aval, dans l'évolution générale de l'Humanité II LES EXPRESSIONS DE CETTE "CRISE SPIRITUELLE" 1 - L’écroulement de la crédibilité rationnelle des religions 2 - Des mutations sociologiques d'une extrême rapidité et radicalité 3 - L'inadéquation des réponses des religions classiques face à ces nouvelles situations culturelles 4 - La montée de la "mécréance", de l'agnosticisme et de l'athéisme 5 - La désaffection des religions classiques 6 - Le recul social des religions classiques, la sécularisation des sociétés 7 - L’émergence de religions concurrentes et de nouvelles aspirations religieuses 8 - Les conflits intra-religieux entre modernistes et conservateurs 9 - L'attraction pour les utopies politiques, nouveaux espoirs de saluts collectifs terrestres 10 - Une situation aggravée par le contre-coup des désillusions idéologiques III CRISE D'UNE RELIGION ET NON DES RELIGIONS OU DE L'OCCIDENT 1 - Des analyses souvent simplistes et réductrices 2 - La confusion entre religion et spiritualité, il s'agit d'une crise religieuse et non pas spirituelle 3 - Il s'agit de la crise du judéo-christianisme, la crise d'une foi et non de la foi 4 - Les autres religions ne sont pas touchées, l'occident n'est pas le monde 5 - La recrudescence du phénomène religieux au niveau mondial 6 - Il n'y a donc pas de crises religieuse de l'Humanité 7 - Une situation récurrente dans l'histoire des civilisations et des religions IV LES CONSÉQUENCES IMMÉDIATES DU RECUL DU CHRISTIANISME 1 - L'impression de chaos métaphysique et religieux, la perte de repères "évidents" 2 - Un sentiment de désenchantement et de perte de sens 3 - Une confusion des valeurs, le sentiment de perte des "valeurs" 4 - La fin d'une situation de monopole religieux, le début de la libre concurrence religieuse 5 - La remise en cause de la supériorité spirituelle de l'orient 6 - La réorientation vers d'autres religions et l'attraction vers les sectes 7 - Le retour de la réaction de l'ordre moral, qui cherche à reprendre le contrôle social V POUR EN FINIR AVEC LA "CRISE SPIRITUELLE DE L'OCCIDENT" 1 - Il n’y a donc pas de crise spirituelle de l’occident, mais la crise d’une religion occidentale 2 - Une société ni plus ni moins religieuse, mais où la religion s’exprime différemment 3 - Une situation en réalité normale dans la vie des civilisations et des religions 4 - Ce n'est donc pas une absence d'idéaux, mais une pluralité d'idéaux et de valeurs concurrentes 5 - Un conflit entre les forces de progrès et des religions devenant obsolètes et obscurantistes 6 - Sortir de l'interprétation religieuse de cette "crise spirituelle", et si ce n'était pas une crise mais une chance ? 7 - Une situation de crise nécessaire et positive, la sortie de la dictature judéo-chrétienne Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 3 8 - La possibilité d'affirmer des idéaux spirituels modernes dégagés des religions 9 - Mais la solution de sortie de crise dépendra uniquement des rapports de force sociologiques VI CONCLUSION 1 - Positiver cette crise pour en faire une croissance en maturité dans l'aventure humaine 2 - Comprendre cette crise spirituelle pour favoriser sa résolution positivement ORA ET LABORA Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 4 Document 1 : Représentation des composants structurels d’une civilisation, la religion en constitue une des données fondamentales. En plus, tous les éléments sont en interactions constantes et non pas isolés. Dés qu’un élément évolue, l’ensemble de la civilisation concernée est modifié, et oblige les autres éléments à des évolutions correspondantes pour résoudre les tensions que cela génère. ART ECONOMIE RELIGION TECHNOSCIENCE POLITIQUE Document 2 : Les crises religieuses sont constantes à travers l’histoire, la situation actuelle de l’occident n’est pas sans rappeler celle de l’empire romain vers la fin de l’antiquité. Comme dans tous les temps troublés, les religions traditionnelles, sclérosées, ne suffisaient plus : Isis, Sérapis, Mithra et les empereurs divinisés eux-mêmes devenaient des Sauveurs dont on espérait le secours. On peut aller rêver dans les ruines des sanctuaires de Mithra en Angleterre, et trouver des Isis dans le Nord de la France, parmi les petits bronzes antiques de Bavay. Tout cela a oscillé dans la balance avec le Christ. Il est venu un jour où le monde s'est trouvé chrétien parce que le christianisme était devenu officiel, tout-puissant, persécuteur des cultes qui n'étaient pas le sien ; de mode, si je puis dire, et aussi parce que certains croyaient sincèrement, humblement à Jésus. Marguerite Yourcenar (1903 - 1987) Les Yeux ouverts Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 5 Document 3 : Le De revolutionibus orbium coelestium, de Copernic, publié en 1543 à Nuremberg. Plusieurs siècles seront nécessaires pour que ses idées arrivent à supplanter dans les mentalités la croyance géocentrique. Le système héliocentrique de Copernic fut un des éléments décisifs de la remise en cause des conceptions judéo-chrétiennes. Une profonde mutation dans la compréhension cosmologique se répercute toujours dans la vision spirituelle du cosmos. Quand je méditai alors sur cette incertitude des mathématiques traditionnelles dans l'arrangement des mouvements des sphères de l'univers, j'eus la déception de trouver qu'aucune explication plus certaine du mécanisme de l'Univers, fondée sur notre exposé par le meilleur et le plus régulier de tous les architectes, n'a été établie par les philosophes qui ont fouillé avec tant de minutie les autres détails délicats relatifs à l'univers. C'est pour cela que j'ai pris à tâche de relire les livres de tous les philosophes que j'ai pu me procurer, examinant si aucun d'eux avait supposé que le mouvement des sphères du monde était différent de ceux qu'adoptaient les mathématiciens universitaires [...]. À la suite de cela, je commençai aussi à penser à un mouvement de la terre, et bien que l'idée parût absurde, pourtant, comme d'autres avant moi avaient eu la possibilité de supposer certains cercles afin d'expliquer les mouvements des étoiles j'ai cru qu'il me serait aisément possible de voir si, en admettant un mouvement de la terre, on ne pourrait trouver de meilleures explications aux révolutions des sphères célestes. Et ainsi, en assumant les mouvements que, dans l'ouvrage suivant, j'attribue à la terre, j'ai finalement trouvé, après de longues et soigneuses recherches, que, lorsqu'on rapporte les mouvements des autres planètes à la circulation de la terre, et qu'on les calcule pour la révolution de chaque étoile, non seulement les phénomènes s'ensuivent nécessairement de là, mais encore l'ordre et la grandeur des étoiles et tous leurs orbes et le ciel lui-même sont si liés ensemble que dans aucune partie on ne peut rien transposer sans confusion pour le reste et tout l'univers. [...] C'est pourquoi nous n'avons pas honte de soutenir que tout ce qui est au-dessous de la lune, avec le centre de la terre, décrit parmi les autres planètes une grande orbite autour du soleil, qui est le centre du monde ; et que ce qui paraît être un mouvement du soleil est en réalité un mouvement de la terre ; mais que la dimension du monde est si grande, que la distance du soleil à la terre, bien qu'appréciable en comparaison des orbites des autres planètes est comme un rien lorsqu'on la compare à la sphère des étoiles fixes. Et je prétends qu'il est plus facile d'admettre ceci que de laisser l'esprit être effaré par une multitude presque infinie de cercles, ce que sont obligés de faire ceux qui retiennent la terre au centre du monde. La sagesse de la nature est telle qu'elle ne produit rien de superflu ou d'inutile, mais elle produit souvent des effets multiples à partir d'une seule cause. Si tout ceci est difficile et presque incompréhensible ou contraire à l'opinion de bien des gens, nous le rendrons, s'il plaît à Dieu, plus clair que le soleil, au moins pour ceux qui ont quelque connaissance des mathématiques. Le premier principe reste donc indiscuté, que la dimension des orbites se mesure par la période de révolution, et l'ordre des sphères est alors comme suit, en commençant par la plus haute. La première et la plus haute sphère est celle des étoiles fixes, qui se contient elle-même et tout le reste, et est par conséquent immobile, étant le lieu de l'univers auquel se rapportent le Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 6 mouvement et les lieux des autres astres. Car, alors que certains pensent qu'elle change aussi quelque peu, nous attribuerons, en déduisant le mouvement de la terre, une autre cause à ce phénomène. Vient ensuite la première planète Saturne, qui achève son circuit en trente ans, puis Jupiter, avec une révolution de douze ans, puis Mars qui fait le tour en deux ans. La quatrième place dans cet ordre est celle de la révolution annuelle, où nous avons dit que la terre est contenue, avec l'orbite lunaire comme épicycle. A la cinquième place, Vénus fait le tour en neuf mois, à la sixième Mercure avec une révolution de quatre-vingts jours. Mais au milieu de tout cela se tient le soleil. Car qui pourrait, dans ce temple magnifique, placer cette lampe en un autre ou meilleur endroit qu'en celui d'où en même temps elle peut illuminer l'ensemble ? Certains l'appellent assez justement la lumière du monde, d'autres l'âme ou le gouverneur. Trismégiste l'appelle le Dieu visible, et l'Electre de Sophocle «celui qui voit tout». Ainsi en vérité le soleil, assis sur le trône royal, dirige la ronde de la famille des astres. Nicolas Copernic (1473 - 1543) De Revolutionibus orbium coelestium..., 1543 Document 3 : Une autre évolution décisive fut la reconnaissance du processus évolutif de notre espèce (anthropogenèse), l’Homme est issu d’espèces animales antérieures et non plus d’une “création de la main même de Dieu” comme cela était affirmé avant (et comme certains créationnistes continuent à le proclamer aujourd’hui). Comment, demandera-t-on encore, les variétés ou espèces naissantes, comme je les appelle, finissent-elles par se convertir en espèces distinctes qui, dans la plupart des cas, diffèrent évidemment plus entre elles que ne le font les variétés d'une même espèce ? Comment surgissent ces groupes d'espèces qui constituent ce que nous nommons des genres distincts, et qui diffèrent entre eux plus que ne le font les espèces du même genre ? Tous ces résultats, comme nous le verrons plus amplement dans le prochain chapitre, sont la conséquence de la lutte pour l'existence. C'est grâce à cette lutte que les variations, si minimes qu'elles soient d'ailleurs, et quelle qu'en soit la cause déterminante, tendent à assurer la conservation des individus qui les présentent, et les transmettent à leurs descendants, pour peu qu'elles soient à quelque degré utiles et avantageuses à ces membres de l'espèce, dans leurs rapports si complexes avec les autres êtres organisés, et les conditions physiques dans lesquelles ils se trouvent. Leur descendance aura ainsi plus de chances de réussite; car, sur la quantité d'individus d'une espèce quelconque qui naissent périodiquement, il n'en est qu'un petit nombre qui puissent survivre. J'ai donné à ce principe, en vertu duquel toute variation avantageuse tend à être conservée, le nom de sélection naturelle, pour indiquer ses rapports avec la sélection appliquée par l'homme. Charles Darwin (1809 - 1882) l'Origine des espèces, 1859 Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 7 Document 4 : Au niveau philosophique, il faut citer l’oeuvre majeure (et paradoxale) de Friedrich Nietzsche. On lui doit, entre autres, le fameux “Dieu est mort” qui fait référence à la conception anthropomorphique et interventionniste du judéo-christianisme. Zarathoustra descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il arriva dans les bois, devant lui un vieillard soudain se dressa, qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et le vieillard parla ainsi à Zarathoustra : “Il ne m’est pas inconnu, ce voyageur; voilà bien des années il est passé par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé. Tu portais alors ta cendre à la montagne : veux-tu porter aujourd’hui ton feu dans la vallée ? Ne crains-tu pas le châtiment promis à l’incendiaire ? Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et sa bouche n’exprime point de dégoût. Ne marche-t-il pas comme un danseur ? Il s’est transformé, Zarathoustra. Il s’est fait enfant, il s’est éveillé: que cherches-tu à présent auprès de ceux qui dorment ? Tu vivais dans la solitude comme dans la mer, et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux donc atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton corps ?” Zarathoustra répondit : “J’aime les hommes. - Pourquoi donc, dit le sage, suis-je allé dans la forêt et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ? “Maintenant j’aime Dieu ; je n’aime pas les hommes. L’homme est à mes yeux une chose trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait.” Zarathoustra répondit : “Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un don aux hommes. - Ne leur donne rien, dit le saint. Décharge-les plutôt de quelque chose et aide-les à le porter, rien ne leur vaudra mieux: pourvu que toi aussi, cela te réconforte ! “Et si tu veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils la mendient auprès de toi ! - Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas l’aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela.” Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : “Tâche donc de leur faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que nous venions pour les combler. “Nos pas à travers les rues ont pour eux un son trop solitaire. Et de même qu’ils s’inquiètent lorsque, la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendent marcher un homme, longtemps avant que se lève le soleil, ils se demandent peut-être : “Que cherche ce voleur ?” “Ne va pas parmi les hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt chez les bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux ? - Et que fait le saint dans les bois ?” demanda Zarathoustra. Le saint répondit : “Je compose des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je grogne : c’est ainsi que je loue Dieu. “Par des chants, des pleurs, des rires et des grommellements, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Mais quel présent nous apportes-tu ?” Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 8 Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : “Que pourrais-je vous donner ? Laissez-moi seulement repartir en hâte, afin que je ne vous prenne rien !” Ainsi se séparèrent-ils l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant tels deux jeunes garçons. Mais lorsque Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : “Serait-ce possible ? Ce vieux saint dans sa forêt n’a donc pas encore appris que Dieu est mort !” Friedrich Nietzsche (1844 - 1900) Ainsi parlait Zarathoustra Document 5 : Le déclin de la crédibilité de l’idée de dieu entraîna l’exclusion progressive de la religion des structures politiques (processus de sécularisation et de laïcisation). N'acceptons pas comme base de l'ordre social, le mysticisme, la croyance religieuse, si libérée qu'elle puisse paraître. Il y a en ce moment un grand réveil néochrétien. Souvent, des jeunes gens, des femmes, sont venus nous trouver et nous ont dit : “ Nous sommes des chrétiens, mais des chrétiens selon l'Évangile. Nous sommes détestés et traités d'anarchistes par l'Église régnante, et nous venons à vous à cause de la conformité de votre morale avec la nôtre." Nous leur répondons " Nous respectons en vous des bonnes volontés sincères, honnêtes et courageuses. Votre idéal - quoique la croyance apporte une singulière contribution à cette notion d'autorité et de tradition qui a fait le malheur incalculable du genre humain, et une résignation foncière qui encourage la funeste indifférence des hommes en matière sociale - votre idéal s'exprime. Pourtant dans les mêmes termes que le nôtre, puisqu'il n'y a qu'une seule vérité morale. Les révolutionnaires farouches et purs ressemblent par plus d'un point aux premiers chrétiens. Il se peut que vous fassiez dans le monde une œuvre parallèle à la nôtre, que nous travaillions plus où moins longtemps dans le même sens. Mais nous ne fondrons pas notre effort avec le vôtre, nous ne ferons pas œuvre commune, parce que nous ne voulons pas introduire dans l'harmonie des idées rationnelles le principe qui est à la fois trop personnel et trop souverain. Vous amenez avec la foi un commandement constitutif qui rend inutile la raison, la met hors de question, s'impose despotiquement par des voies surnaturelles. Il y a antagonisme entre la foi et la raison et même lorsqu'elles sont d'accord. De plus, la religion, intégrale, ou dénudée jusqu'à sa formule la plus élémentaire, le simple théisme apparaît à trop d'hommes comme une touchante fiction. Discutable et discutée, elle n'a comme foyers que des convictions éparses, vivantes, mortelles, sur lesquelles on ne peut pas fonder solidement un ordre social renouvelé. “ D'ailleurs, nous voyons le désordre que cette force terrible et mystérieuse a apporté dans l'histoire des foules, le trop facile abus qu'ont fait les hommes d'une puissance spirituelle qui n'a point de contrôle fixe ni de critérium sensible, et qui ne ressortit, en définitive, que de quelques décisions individuelles ; nous voyons le contraste si dramatique qui sépare aujourd'hui les églises sorties jadis innocemment de l'Évangile, avec l'Évangile lui-même, le secours formidable accordé sans cesse et partout, en bloc, par l'Église catholique ou protestante à l'action conservatrice, et le petit nombre même des hommes purs qui voient distinctement les sources originelles. L'effrayant passé de fanatisme et de corruption nous défend d'engager l'avenir dans cette voie - qui nous garantit que celui-ci ne répétera pas celui-là ? nonobstant l'estime due aux âmes exceptionnelles et aux nobles bonnes volontés. Que les croyants viennent à nous, s'ils veulent, mais que leur croyance demeure strictement personnelle et intime et n'intervienne jamais à aucun titre dans la construction objective de la règle commune. Dès qu'il ne s'agit plus de vie intérieure, d'intimité passionnelle, nous ne voulons nous appuyer que sur la raison. La raison est inflexible. Elle est commune à tous les hommes. Elle est une mesure fixe. Elle fait que tous ceux qui s'ignorent et ne se voient pas peuvent se reconnaître comme des amis perdus. Voilà le seuil net, positif et ferme d'où nous contemplons du côté de l'inconnu et du soir la réalité face à face. La raison ordonne par-dessus le chaos agité où se déforme chaque regard particulier, un rite d'une sérénité et d'une lente majesté démesurées, comme la danse des astres. Henri Barbusse (1873 - 1935) ch. La raison non la croyance, in La lueur dans l'abîme Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 9 Document 6 : Cette crise religieuse fut aussi largement influencée par l’incohérence des doctrines religieuses classiques face aux réalités terrestres individuelles (injustice, misère, violence, pauvreté, famines, mortalité infantile, etc.) et collectives, notamment avec les deux conflits mondiaux du 20ème siècle. Le texte suivant de Nikos Kazantzaki raconte la protestation d’un pape contre Dieu (l’histoire se passe en Grèce après la seconde guerre mondiale, lors de la guerre civile entre les communistes et le gouvernement militaire) ; il illustre les contradictions entre la réalité sociale (souvent entretenue et justifiée par les religions) et leurs messages reposant sur des croyances providentialistes, de dieu de justice et de salut post-mortem. - Regarde, lui disait-il, descends du Ciel, à quoi nous es-tu bon, là-haut ? C'est ici que nous avons besoin de toi, Seigneur, à Kastellos, regarde ! Pour peu que la guerre continue, tout le monde va s'entre-dévorer. Il n’y a plus trace en nous d'humanité, Seigneur : nos visages sont devenus féroces, la guerre a fait de nous des fauves ! Avanthier encore le père Stamatis, le doyen, si paisible, si sage d'habitude, ne s'est-il pas jeté sur le tisserand Stellianos pour lui dévorer une oreille ? Et le commandant, depuis son arrivée comme il s'est avili ! Ce n'est plus un homme c'est un tigre altéré de sang ! Jusqu'à quand ? Jusqu'à quand, Seigneur ? Partout le visage du démon se substitue au visage de Dieu. Seigneur, dans ce petit village que tu m'as confié, aide-moi à ramener ton visage ! Il continuait à cheminer, naviguant en esprit sur une mer de ténèbres. “En ce monde, songeait-il, il faut être agneau ou loup. Les uns sont dévorés, les autres dévorent. N’y a-til pas, mon Dieu, un troisième animal, à la fois meilleur et plus fort ?” Du fond de lui-même, une voix répondait : “Il existe papa-Yannaros ; prends patience. Voilà des millénaires qu'il est en route pour devenir un homme ; il n'est pas encore arrivé. Tu es donc si pressé ? Dieu n'est pas pressé, papa-Yannaros.” Papa-Yannaros s'arrêta devant la caserne ; ses genoux tremblaient. Une bande de gosses s'étaient rassemblés autour d'un tas d'ordures et fouillaient les détritus, alléchés par les restes de nourriture, le ventre gonflé, les jambes aussi grêles que des roseaux, plusieurs sautillaient sur des béquilles ; d'autres, à huit ou dix ans, avaient déjà de la barbe. Papa-Yannaros aurait voulu s'approcher d'eux, mais que leur aurait-il dit ? Ils étaient devenus de petits sauvages et il n'avait rien à leur donner. Aussi resta-t-il planté là, à les regarder, sans rien dire. Tandis qu'il les regardait, les larmes aux yeux, une vieille passa à grandes enjambées, maigre, pieds nus, échevelée, portant un enfant-mort d'environ trois ans, enveloppé dans un morceau d'étoffe, elle avait une pioche sur l'épaule et marchait. Les yeux secs exorbités, en poussant des hurlements hystériques. Papa-Yannaros la connaissait : c'était la vieille Aréti, la sage-femme, et l'enfant, son petit-fils. En voyant le pope, elle éclata d'un rire sauvage : - Il est mort, papa-Yannaros, lui cria-t-elle, il est mort, va le dire à ton Maître ! N'avait-il pas un seul morceau de pain à lui donner ? Papa-Yannaros ne répondit pas. Il regardait le petit corps verdâtre, au ventre gonflé comme un tambour, au torse squelettique, à la tête monstrueuse où ne paraissaient plus que les os... La vieille le fixait haineusement, les lèvres tordues, riant comme une folle. Tout à coup, elle se mit à crier : - Quel est ce Dieu, dis-moi, papa-Yannaros, qui laisse mourir de faim les petits enfants ? - Tais-toi Aréti, supplia le vieillard; tais-toi, ne blasphème pas. - Et pourquoi ne devrais-je pas blasphémer? hurlait la vieille. Qu'ai-je à craindre? Que peut-il encore me faire ? Elle montra l'enfant mort : - Que peut-il encore me faire, ton Dieu ? Le pope étendit la main sur l'enfant, comme s'il voulait le bénir ; mais la vieille le retira brusquement. - Ne le touche pas, cria-t-elle. - Où l'emportes-tu, Aréti ? - Je vais l'enterrer dans mon champ; voilà la pioche. - Sans prières ? Je viens avec toi. La vieille eut un rictus et l'écume lui vint à la bouche : - Des prières ? Quelles prières ? Peux-tu le ressusciter ? Tu ne peux pas ? Alors, laissemoi tranquille. Et serrant son petit-fils dans ses bras, elle prit à grandes enjambées le chemin des champs. Papa-Yannaros baissa la tête et serra le calice contre lui : «Qu’as-tu à répondre à cette vieille, Seigneur ?» fut-il sur le point de demander au calice mais il eut peur et se tut. Tête basse, il reprit le chemin de l'église, par les ruelles du village. Nikos Kazantzaki (1883 - 1957) Les frères ennemis, CH VI Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 10 DÉCOUVREZ NOTRE AUDIOTHÈQUE pour télécharger cette conférence, celles de la bibliographie et des centaines d’autres Tous nos cours et conférences sont enregistrés et disponibles dans notre AUDIOTHÈQUE en CD et DVD. Des milliers d’enregistrements à disposition, notre catalogue est sur notre site : www.alderan-philo.org. Plusieurs formules sont à votre disposition pour les obtenir : 1 - PHILO UPLOAD : un abonnement annuel pour un libre accès à la totalité des enregistrements disponibles. Présentation sur notre site internet ou envoyez-nous un email avec le code PHILO UPLOAD et laissez-vous guider en quelques clics : [email protected] 2 - TÉLÉCHARGEMENT : vous commandez la conférence ou le cycle qui vous intéresse via internet. C’est rapide et économique. 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Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 11 POUR APPROFONDIR CE SUJET, NOUS VOUS CONSEILLONS - Les cours et conférences sans nom d’auteurs sont d’Éric Lowen - Revue de philosophie “ALDÉRAN” - N°27 : Dossier spécial : Le plus vaste horizon du monde, par William Ruthenford - N°29 : Dossier spécial : La seconde mort de dieu, par William Ruthenford Conférences sur des causes de cette crise spirituelle - Le Big Bang et les premiers instants du cosmos - La création du système solaire - L’apparition de la vie sur la Terre - Les origines préhistoriques de l’Humanité - La révolution copernicienne - La révolution galiléenne - La révolution chimique, l’exploration de la matière - La révolution darwinienne - La révolution einsteinienne - La révolution freudienne - La révolution des neurosciences 1000-032 1000-055 1000-077 1000-031 1000-052 1000-038 1000-082 1000-041 1000-072 1000-042 1000-083 Conférences sur des réactions à cette situation - L’Orient des illusions, ou les mirages de l’orientalisme - Les utopies spirituelles - L’ère du Verseau, utopie astrologique - Atlantide, histoire d’un mythe philosophique - Le New Âge, le temps des confusions 1000-054 1000-064 1000-017 1000-043 1000-053 Conférences sur des notions présentées dans cette conférence - La naturalité du Cosmos, les illusions du surnaturel - La réalité du Cosmos - La place de l’Être Humain dans la nature - L’Être Humain et le Cosmos, vers une nouvelle alliance - Le réenchantement du monde - Le sens de la vie, de l’universel au particulier - L’athéisme religieux, l’athéisme comme alter-religiosité - L’invention de dieu, création des hommes - L’obsolescence de dieu - De l’irreligiosité des religions, les religions sont-elles vraiment religieuses ? - Les religions sont-elles ennemies de la vérité ? - Les voies de la Connaissance - Les sectes, comment les reconnaître ? - Les raisons du phénomène sectaire moderne - Les croyances apocalyptiques, des mythes aux superstitions dangereuses 1600-108 1600-004 1600-043 1600-125 1600-126 1600-038 1600-117 1600-127 1600-015 1600-088 1600-087 1600-066 1600-059 1600-055 1600-039 Quelques livres sur le sujet - Bref traité du désenchantement, Nicolas Grimaldi, Lgf poche, 2004 - Catholicisme, la fin d'un monde, Danièle Hervieu-Léger, Bayard Culture, 2003 - Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, Raymond Boudon, PUF, 2002 - La troisième mort de Dieu, André Glucksmann, Nil Éds, 2000 - Lettres aux générations futures, Collectif réuni par Federico Mayor et Roger-Pol Droit, UNESCO, 1999 - Le New Âge, son histoire, ses pratiques, ses arnaques, Renaud Marhic, Emmanuelle Besnier, Éditions du Castor Astral, 1999 - Sociologie de la sécularisation, Sylvette Denèfle, L'Harmattan, 1997 - Science et religion, Bertrand Russell, Folio Éssais, 1990 Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 12 - La longue route, Bernard Moitessier (1970), Arthaud, 1994 - Pilote de guerre, Saint-Exupéry, 1942 Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-002 : “La crise spirituelle de lʼOccident“ - 01/07/1998 - page 13