La conscience religieuse en politique
Les questions religieuses suscitent l’embarras dans l’espace public français. L’idée
s’est répandue que ce sujet relève d’une sphère purement privée. La suspicion diatique
nourrit la frilosité des politiques pour qui la religion n’a donc pas de place dans la vie
politique, laïcité oblige.
Il semble urgent de retourner la question avant que cette méprise n’engendre des ruptures
plus dommageables encore. La crise identitaire que connaît actuellement la France, nous
engage à redire que les identités sont avant tout le fait de cultures. Un européen est
identifié comme tel non pas tant à partir de son appartenance territoriale à un Etat
d’Europe, mais à partir de la culture de son pays. Or la culture est de près ou de loin, la
manière dont une personne élabore un sens à l’existence, pense la vie et la mort et
l’exprime de différentes manières. La culture est toujours ce par quoi une société répond à
une question, laquelle est spirituelle. Notre perte d’identité relèverait donc d’une surdité
spirituelle. En d’autres termes, nous ne nous posons plus assez de « bonnes » questions pour
savoir qui nous sommes, pourquoi et comment vivre ensemble.
Comme toujours, pour ne pas avoir à répondre à une question, il est préférable que
la question ne nous soit pas posée. L’effort d’élaboration d’une réponse est plus ou moins
difficile selon la question et selon l’éveil de la conscience. Nous sommes exactement dans
cette situation en ce qui concerne la place des religions dans la conscience politique en
France. Le temps est venu de sortir la vie politique du scientisme désorienté qui l’empêche
de déployer de véritables projets d’avenir. La vie spirituelle des politiques ne sera demain
plus une honte, puisqu’elle alimentera les débats des questions essentielles à tout citoyen. Il
y a en effet des questions que l’on ne peut faire mine de ne pas entendre. La raison, libérée
de la foi, a conduit au manque d’investissement pour former les consciences religieuses
comme nous le faisons pour la santé et l’éducation. Ainsi la France et ses dirigeants sont-ils
livrés à une très grande fragilité en matière d’expression religieuse cohérente. Et pourtant
tout électeur croit quelque chose ; il croit avant tout et même un peu - en celui pour qui il
vote. La dimension religieuse des sociétés humaines est un invariant. Qu’elles soient athées
ou religieuses au sens classique du terme, c’est par la foi que l’homme rend compte de la
cohérence du monde et de sa propre histoire depuis sa conception jusqu’à sa mort. Nous
n’avons plus aujourd’hui en France, de l’école à l’hémicycle, de ressource pour faire face à
la question religieuse telle qu’elle se pose partout dans le monde. Le génie d’un peuple ne
se mesure pas au nombre de start-up, mais au dynamisme qui naît de sa quête d’absolu, à
l’idéal qui anime son engagement. Comme le constatait le cardinal Lustiger en regrettant le
manque d’investissement en matière religieuse, « il est plus facile d’intégrer les structures
d’internet que les structures de la pensée et de la foi ». Or, internet ne supplantera jamais les
aspirations spirituelles des hommes, ni ne remplacera l’effort de questionnement individuel.
L’opulence matérielle même en crise, ne peut anéantir les attentes spirituelles. A quel titre
la vie spirituelle échappe-t-elle à ce point à nos débats ? N’a-t-on pas trop vite oublié que
nous sommes des êtres « d’esprit » ? Cette dimension de nous-mêmes est actuellement trop
refoulée, et resurgit dans une désolante consommation de stupéfiants censée la faire
oublier.
Sans un effort dans ce domaine, les discours politiques continueront à affirmer un
principe d’« identité française » en réaction aux transformations de la société : immigration,
religion mais peu se risqueront à en rappeler les sources. C’est une entreprise périlleuse
car elle oblige à une analyse spirituelle. Il faudrait se convaincre que le rejet de l’étranger
restera sans effet quant à la restauration de notre propre identité. C’est ailleurs que se
trouve la clé de l’identité : dans le dynamisme qui porte une société vers son idéal, vers une
finalité qu’elle a d’abord conçu comme vérité à suivre ! « Comment la France peut-elle rester
elle-même dans un monde ouvert, comment réussir l’unité dans la diversité ? » s’interrogeait
l’ancien premier ministre, Alain Juppé (Le monde, 6 mai 2014). Les discours politiques
n’exonèrent pas leurs auteurs de l’effort nécessaire de rendre compte de ce que nous
sommes, de « nos principes républicains fondamentaux » que l’histoire a façonnés et qui
nous unissent. Nous sommes bien face à une « crise des narrations », à une paresse du
« verbe » qui refuse de penser une diversité et donc une rencontre. Avec quelles ressources
pourrons-nous expliquer les structures de pensée de la culture européenne à ceux qui
naissent ou arrivent en France et en Europe ? Si vous n’avez rien à partager, on vous prendra
même ce que vous avez et pensez vous préserver pour vous.
Les repères culturels et religieux des « autres » ne pourront qu’inexorablement
s’imposer à ceux qui n’auront pas pris la peine de cultiver leur héritage. Nous le constatons
déjà à travers la manière largement admise de penser la religion en France à partir des
paradigmes de l’Islam, comme si l’Europe n’avait pas un héritage philosophique et religieux
apte à interroger les fondements des autres religions. Il est toujours possible de dénoncer
l’immigration et les religions mais il serait plus judicieux de s’interroger sur nos propres
représentations du monde, et faire l’effort de penser notre héritage fut-il parfois sombre
pour respirer une heureuse gratitude à l’égard de ce monde présent. L’amour (et donc la
quête) de la vérité a été en Europe, le projet de développement humain le plus puissant.
La pensée religieuse en France depuis une trentaine d’années se réduit globalement
à ce que relayent les médias. Elle est celle d’un observateur pour qui les religions sont prises
comme un tout et ne se distinguent pas les unes des autres. Or, le contenu de la foi est
déterminant par rapport à l’attitude même des croyants. Si notre société se trouve en prise
avec des attitudes religieuses prescriptives qu’elle ne sait pas décrypter, n’est-ce pas le signe
qu’il est temps de réinvestir la formation spirituelle ?
Par exemple, il est devenu très commun et commode de parler des « religions du
livre » pour désigner l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme. Or, cette expression
politiquement acceptable est née dans l’Islam pour parler des deux religions historiques qui
la précèdent. Elle est un critère de dénomination propre à l’Islam. Le Christianisme ne s’est
jamais appelé une religion du livre, puisqu’il est en sa racine une religion de la personne, le
Christ. Ce genre d’expressions largement relayées par les médias, seule source autorisée
d’éducation religieuse, indique que l’ignorance ouvre peu à peu mais très sûrement la voie à
une interprétation musulmane des questions religieuses. Des chrétiens eux-mêmes, peu
formés à leur propre religion, sont enclins à vouloir affirmer la visibilité de leurs pratiques
par effet de concurrence, de résonance médiatique et d’impact sur le web.
Imperceptiblement, la religion se pense donc à la manière musulmane. A cela rien ne
s’oppose puisque nous n’avons finalement plus chez nous de perception claire de notre
héritage. Nous avons des valeurs, mais elles ne tiennent pas sans leurs fondements. Nous
nous targuons des beaux fruits de la devise républicaine, mais nous n’irriguons plus les
racines de l’arbre. Il est très surprenant de vouloir affirmer notre souveraineté, notre
identité nationale et barrant la route aux étrangers (essentiellement aux religions
étrangères, car nous acceptons volontiers leurs dollars), alors que nous sommes déjà
devenus étrangers à notre propre histoire spirituelle. Les corps intermédiaires (familles,
écoles, institutions) perdent de leur autorité parce qu’ils ne savent plus dire le passé et la
raison de croire « en la valeur intrinsèque de l’avenir ».
La présence inégalement répartie de l’Islam en Europe, ses déchirements aux Moyen-
Orient, le conflit Israélo-arabe, la prégnance du fondamentalisme hindou, sont autant de
questions que l’histoire nous pose aujourd’hui, et c’est une chance ! Mais nous feignons de
ne pas entendre cet appel à la réflexion. L’Islam mondial traverse en ce moment une crise
terrible et personne ne devrait sen désintéresser. L’effort que les dirigeants politiques
doivent produire en matière de formation religieuse est essentiel. Dans notre société
devenue sans religion, la classe politique ne peut se contenter de la seule religion des
équilibres financiers, religion de « Mamon », cette idole de l’argent, divinité des sociétés
modernes. L’effort de formation et d’éducation dans les écoles est un enjeu décisif pour
l’avenir, car c’est par l’esprit que se forme l’homme et selon l’exigence de cohérence des
structures de pensées que se construit un avenir de paix et d’authentique fraternité. Le
problème est accentué par le fait que le contexte politique français n’autorise pas ses
représentants à investir ce champ de la vie des citoyens. Or, comme le remarquait
récemment Jan-Wermer Müller, Professeur à l’université de sciences politiques de Princeton
(New Jersey) « Au cours des dix dernières années, nous avons été contraints d'admettre que
la religion représente une force politique plus grande que nous ne le pensions. » Le Monde, 3
mai 2014.
Il est probable qu’il y ait demain en France une prime gagnante à ceux qui auront la
liberté de s’approprier ces questions parce qu’elles se posent dans le monde. Présider aux
destinées des peuples suppose de revenir à la racine de leurs aspirations les plus profondes
et pour cela de comprendre ce qu’est l’homme. Il se pourrait alors que le Christ - en dépit
des contradictions de ses témoins à travers l’histoire - n’ait pas fini d’offrir les ressources
dont dispose son Eglise pour que naisse un monde plus humain ce temps, une civilisation de
l’amour.
Laurent Stalla-Bourdillon
Directeur du Service Pastoral d’Etudes Politiques
Curé de Sainte Clotilde
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