Une approche théorique des représentations sociales de l`économie

Une approche théorique des représentations sociales de
l'économie
Au-delà de la science et du sens commun
René Van Bavel, London School of Economics and Political Science
Laurent Licata, Université libre de Bruxelles
Référence complète :
Van$Bavel,$$R.,$&$Licata,''L.$(2002).$Une$approche$théorique$des$représentations$sociales$de$l'économie:$
auAdelà$de$la$science$et$du$sens$commun.$In$$Les$représentations$sociales:$balisage$du$domaine$d'études$(pp.$
81A105).$Montréal:$Les$Éditions$Nouvelles.
1. Introduction
Depuis les travaux pionniers de Katona (1960, 1975) sur le rôle des facteurs psychologiques
dans l'économie, la compréhension de l'économie par l'homme de la rue est devenue un enjeu
crucial pour les économistes et les décideurs politiques. L'idée sous-jacente est que ce que les
gens pensent à propos de l'économie va guider leur comportement au sein de l'économie. De
ce fait, la compréhension de la structure et du contenu du savoir économique populaire
constitue la clé pour expliquer (et peut-être même prédire) le comportement économique aussi
bien au niveau individuel qu'au niveau collectif.
Cependant, les approches épistémologiques du savoir populaire en général, et du savoir
économique en particulier, se sont traditionnellement basées sur une dichotomie "science -
sens commun" (Bangereter, 1995; Galbraith, 1958; Krugman, 1996). Elle repose sur l'idée
que la compréhension de l'homme de la rue est pleine d'erreurs et de méconnaissance, alors
que la science offre un accès à la vérité 'objective' à travers la rigueur et la discipline de la
méthode scientifique. Dans ce contexte, la théorie des représentations sociales (TRS) a
émergé en tant que science du sens commun, tentant de confronter cette attitude plutôt
péjorative à l'égard des théories populaires (Farr, 1987; Moscovici, 1984).
Cependant, malgré ses efforts, la TRS n'en repose pas moins sur une distinction entre les
univers réifiés et consensuels (Moscovici, 1984), qui se greffe sur la distinction entre science
et sens commun (Bangerter, 1995). Selon Moscovici (1987, p. 514), 'toute science dédiée à
l'étude des pensées et croyances dans la société actuelle doit résoudre un problème
épistémologique évident: la relation entre la pensée scientifique et non-scientifique'. Il s'ensuit
donc qu'alors que le savoir scientifique correspond à l'univers réifié, les représentations
sociales appartiennent à l'univers consensuel (Moscovici, 1984). De plus, le savoir émanerait
de l'univers réifié avant d'être transmis vers l'univers consensuel, dans ce que Moscovici
qualifie d'inversement de la direction prévalant auparavant (Moscovici et Hewstone, 1983).
Alors que, jadis, le sens commun alimentait la science, c'est à présent le savoir scientifique
qui imprègne la compréhension du monde des gens. A partir de l'univers réifié, il se diffuse
dans l'univers consensuel, il est transformé à travers un processus de représentation et de
communication.
Toutefois, Bangerter (1995) suggère que, étant donné l'état actuel de la TRS, cette distinction
entre science et sens commun devrait être remise en question. Selon cet auteur, le sens
commun est éminemment dépendant de la culture: tout groupe ayant existé un certain temps
développe son propre savoir quotidien, qui peut ou non être partagé par d'autres groupes. Il
s'ensuit donc que la distinction entre savoir expert et profane est relative: 'une sous-culture, ou
un sous-groupe, qui est expert par rapport à un autre groupe à propos d'un certain thème peut
simultanément être considéré non-expert par rapport à un autre groupe concernant le même
thème' (Bangerter, 1995, p. 70). De façon similaire, Flick (1995) propose une taxonomie des
différentes catégories de pensée dans la société occidentale post-industrielle, qui inclut les
mythes, la religion, la science, le sens commun pré-scientifique, le savoir quotidien post-
scientifique et l'idéologie. Une vision aussi fragmentée du savoir en société ne peut pas être
incorporée à une simple dichotomie opposant la science au sens commun. Un cadre différent
est nécessaire afin de comprendre la relation entre ces différentes catégories de savoir.
Pour von Cranach (1992), Les représentations sociales constituent le savoir pour un système
social particulier, ou une de ses parties - leurs 'systèmes de transport'. Bangerter (1995)
s'appuie sur cette conception et s'en sert pour remettre en question le statut réifié de la science.
Alors que, traditionnellement, le savoir scientifique est dissocié de son 'système de transport'
(son contenu est indépendant du processus de sa production), il est plus réaliste de considérer
la science comme 'une système social complexe ou une collection de systèmes interagissants
plutôt que comme une structure théorique désincarnée' (Bangerter, 1995, p. 70). Les
conséquences de cette conceptualisation de la science sont doubles: (a) le contenu du savoir
scientifique devient dépendant d'une système de transport particulier, et (b) un tel système
n'est pas nécessairement constitué d'un groupe homogène de chercheurs pensant de la même
manière. Donc, un cadre qui suggère que la science - non biaisée, méthodique et objective -
s'oppose au sens commun - varié, labile et hétérogène - n'est tout simplement pas approprié à
l'étude des représentations sociales dans le monde actuel.
Après avoir relis en question le statut réifié de la science, Bangerter (1995) continue à
explorer les similarités fonctionnelles et structurelles entre les représentations scientifiques et
non-scientifiques. De plus, il conteste la croyance selon laquelle la direction d'influence va
exclusivement de la science vers le sens commun. Il considère plutôt que cette relation est
dialectique: les deux formes de savoir s'influencent mutuellement. L'intérêt de cette
formalisation du problème est que le savoir scientifique peut être examiné sans présupposer
qu'il est fondamentalement différent d'autres types de savoir. Cela ouvre la porte a une
sociologie du savoir scientifique (Latour, 1987, 1996; Feyerabend, 1982), au sein de laquelle
la TRS peut contribuer à l'anthropologie de la société moderne (ou post-moderne).
La question qui se pose alors est celle du statut épistémologique de l'économie et de sa
relation avec la pensée économique profane. S'il s'agissait d'une science dans le sens
traditionnel du terme, elle correspondrait à l'univers réifié et s'opposeraient ainsi aux
représentations sociales de l'économie, qui appartiendraient quant à elles à l'univers
consensuel. Mais si, d'après le point de vue de Bangerter (1995), l'économie n'est pas une
science mais simplement un système de connaissance correspondant à un groupe
d'économistes, alors sa position vis à vis des représentations sociales de l'économie devient
plus problématique, et nécessite une autre conceptualisation.
Pour beaucoup, l'économie devrait être considérée comme une science dans le sens
traditionnel du terme, puisqu'elle cherche à expliquer des phénomènes économiques tout
comme les sciences naturelles cherchent à expliquer des phénomènes dans le monde
physique. Toutefois, dans les sciences naturelles, la connaissance de la réalité est en harmonie
avec l'expérience de la réalité, remplissant ainsi le critère Hégélien de validité (Marková,
1982). Ce n'est pas nécessairement le cas en économie, la connaissance de l'économie ne
correspond pas toujours à l'expérience de l'économie. Le savoir économique expert semble
davantage ancré dans une représentation mathématique de l'économie, qui peut être validée
par l'expérience économique comme elle peut ne pas l'être (Ormerod, 1994).
Qui plus est, les économistes tendent à se baser fortement sur des métaphores (McCloskey,
1985). Le marché, par exemple, est représenté graphiquement par une série de courbes de
demande et d'offre, ou, de manière plus célèbre, en évoquant la métaphore de 'la main
invisible'. Chaque pas, dans le raisonnement économique, est métaphorique: le monde est
compris comme s'il s'agissait d'un modèle complexe, qui est réduit à un modèle plus simple
pour être pensé, puis réduit à un modèle encore plus simple pour le calcul. D'après Becker
(1974, 1976), par exemple, les enfants sont comme des biens durables. Et pour les
économistes en général, la famille typique, avec son mélange complexe d'amour, de
commodité et de frustration, est appréhendée comme s'il s'agissait d'une entreprise.
Les économistes continuent à discuter de leurs métaphores comme s'ils discutaient de la
réalité, sans être conscients du fait qu'ils ont recours à des représentations de la réalité plutôt
qu'à la réalité elle-même. Leur représentation mathématique, qui sous-tend leur connaissance
de l'économie, révèle à quel point le langage de l'économie est saturé de métaphores
(McCloskey, 1985). Il semble donc nécessaire de remettre en question le statut
épistémologique de l'économie en tant que science dans le sens traditionnel du terme. Il
semble plus approprié d'accepter la proposition de Bangerter (1995) et de considérer un savoir
expert simplement comme un savoir particulier à un système social donné. Dans le cas qui
nous occupe, ce système social est constitué d'économistes. Il semble ainsi plus approprié de
parler de représentations sociales expertes de l'économie (see Van Bavel, 2000).
Après avoir mis en cause le statut scientifique de l'économie, la distinction entre les univers
réifié et consensuel se révèle peu appropriée à l'étude des représentations de l'économie. De ce
fait, un cadre alternatif, au-delà du réifié et du consensuel et au-delà de l'opposition entre
science et sens commun, est requis afin de conceptualiser les représentations sociales expertes
et profanes de l'économie. A cette fin, nous nous référerons à la distinction entre système et
monde vécu telle qu'elle a été proposée par Habermas (1987, 1997).
Système et monde vécu
C'est dans le second volume de sa Théorie de l'Action Communicative qu'Habermas introduit
les notions de système et de monde vécu. Il propose ces deux notions en tant que deux
manières de concevoir la société, un exercice qui, selon lui, devrait être fait simultanément. Il
emprunte aux phénoménologistes - Husserl, Schutz et Luckmann - le concept de 'monde
vécu'.
By the everyday lifeworld is to be understood that province of reality which the wide-
awake and normal adult simply takes for granted in the attitude of common sense. By
this taken-for-grantedness, we designate everything which we experience as
unquestionable; every state of affairs is for us unproblematic until further noticei.
(Schutz and Luckmann, 1973, pp. 3-4)
Cependant, le monde vécu des phénoménologistes, bien qu'intersubjectivement constitué, est
restreint au niveau de l'individu. L'accent est mis sur le monde vécu de l'individu, c'est-à-dire
sur le monde tel qui lui apparaît, à sa sa portée, délimité par son horizon. C'est "la base
incontestée de tout ce qui est donné à mon expérience, et le cadre incontestable dans lequel
tous les problèmes auxquels je dois faire face se situent" (Schutz and Luckmann, 1973, p. 4,
notre traduction).
Habermas (1987, 1997) étend le concept de monde vécu. Il le conçoit comme l'endroit où, en
termes d'action communicative, locuteur et récepteur se rencontrent et peuvent se
comprendre. C'est l'horizon dans lequel les actions communicatives sont 'toujours déjà' en
mouvement, et qui consiste en un stock de modèles interprétatifs qui sont transmis
culturellement et organisés linguistiquement. Pour lui, le monde vécu apparaît "comme un
réservoir de pris-pour-acquis, de convictions inébranlées dans lesquelles les participants à la
communication puisent dans des processus coopératifs d'interprétation" (Habermas, 1987, p.
124, notre traduction).
Mais, dans les sociétés modernes, des sphères bureaucratiques et économiques émergent, dans
lesquelles les relations sociales sont régulées seulement par l'argent et le pouvoir plutôt que
par l'action communicative. C'est que des sous-systèmes émergent - tels l'économie de
marché - qui deviennent de plus en plus détachés des structures sociales à travers lesquelles
l'intégration sociale a lieu, c'est-à-dire le monde vécu. Ensemble, ces sous-systèmes englobent
un système social entier, qui s'éloigne du monde vécu à travers ce qu'Habermas (1987)
appelle "le découplage du système et du monde vécu". Des sous-systèmes croissent, émergent
et atteignent bientôt un point système et monde vécu deviennent tellement différenciés
qu'ils peuvent avoir une influence l'un sur l'autre. A ce stade, les impératifs du système
indépendant se retournent de manière destructrice vers le monde vécu lui-même, et les
relations sociales deviennent dépendantes des media 'délinguistifiés' de l'argent et du pouvoir,
en lieu et place de l'action communicative.
Le passage de la communication vers les media 'délinguistifiés' atteint un point où les
mécanismes systémiques suppriment des formes d'intégration sociale dans toutes les sphères,
y compris celles communication et consensus sont vitaux pour coordonner l'action. Ici, le
monde vécu ne peut tout simplement pas continuer d'exister si la coordination des actions, qui
dépend du consensus, est remplacée. La reproduction symbolique du monde vécu est donc
menacée. Le système atteint le cœur même du monde vécu, à travers un processus
qu'Habermas (1987) nomme 'la colonisation du monde vécvu'.
Les représentations sociales de l'économie dans un cadre système
/ mode vécu
L'attrait de cette distinction entre système et monde vécu pour l'étude des représentations
sociales de l'économie réside initialement dans le fait que l'économie, en tant que telle,
comprend un sous-système par le médium de l'argent, en contraste avec le monde vécu.
En conséquence, la formulation d'Habermas semble très appropriée et précise. Mais au-delà
de cet attrait initial, il existe une complémentarité d'ensemble plus fondamentale. La
compréhension experte de l'économie est basée sur un modèle mathématique qui décrit et
prédit l'activité économique. Mais qu'est-ce que 'l'économie'? Il semble que, pour les experts,
il s'agisse d'un système d'actions interconnectées par le médium de l'argent. Leur vision, leur
compréhension de l'économie est celle d'un système. De ce fait, les représentations sociales
expertes constituent la connaissance de ce système.
Les représentations sociales profanes, d'autre part, appartiennent au monde vécu. C'est
l'endroit (de la même manière que l'univers consensuel) les acteurs sociaux communiquent
et se mettent d'accord. C'est l'arène du familier, du pris-pour-acquis, de ce qui est donné. Dans
le monde vécu, un sens est attribué à toute chose; rien ne reste inconnu. Dans l'horizon du
monde vécu, il n'y a pas de place pour les événements ou les phénomènes étranges ou
inexpliqués, ni pour les éléments dérangeants ou menaçants. Comme le font remarquer Shutz
et Luckmann (1973, p. 7), "chaque explication, à l'intérieur du monde vécu, a lieu dans le
milieu d'affaires qui a déjà été expliqué, dans une réalité qui est fondamentalement et
typiquement familière". Et les représentations sociales profanes, en remplissant leur fonction
de rendre le non-familier familier, trouvent leur place dans le monde vécu et constituent sa
'monnaie de la connaissance'.
1 / 20 100%

Une approche théorique des représentations sociales de l`économie

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !