Ethnographie fan - Association Française du Marketing

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Ethnographie multisite de consommateurs fans :
vers une consommation autonomisée.
Anthony Galluzzo
Doctorant Contractuel Chargé d’Enseignement
Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1)
IAE - Université de Toulouse 1 Capitole
2, rue du Doyen Gabriel Marty, 31042 Toulouse Cedex 9
[email protected]
Jean Philippe Galan
Professeur des Universités
Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1)
IAE – Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis
Les Tertiales, rue des Cent-Têtes, 59313 Valenciennes Cedex 9
[email protected] / +33(0)5.61.63.56.79
Ethnographie multisite de consommateurs fans : vers une consommation autonomisée.
Résumé :
Alors que l’industrie du disque voit son chiffre d’affaires s’effondrer, certains consommateurs
investissent fidèlement et fortement dans leur passion musicale : les fans. Nous proposons ici
de dépasser l’approche isolée des groupes de fans par l’utilisation de l’ethnographie multisite.
La comparaison de multiples communautés fans au sein d’une même industrie permettrait au
marketeur de tirer de ses données empiriques de plus forts enseignements sur l’évolution
générale des besoins des consommateurs et sur la politique de marque et l’offre à établir en
conséquence.
Mots-clés : fan, musique, ethnographie multisite, communauté, postmodernité
Multi-sited ethnography of fan consumers: towards self-sufficiency
Abstract :
While recording industry’ sales collapse, some consumers are investing heavily and faithfully
in their musical passion: the fans. By this paper, we suggest to go past the idiosyncratic
approach of fan communities by using multisited ethnography. Comparisons made between
several fan communities would allow marketers to make a better of use empirical data ; to
better understand consumer needs’ evolution and to forecast an appropriate corporate
response to it.
Key-words: fan, music, multi-sited ethnography, community, postmodernity.
1
Ethnographie multisite de consommateurs fans : vers une consommation autonomisée.
Introduction
La réflexion menée sur les fans depuis la fin des années 1980 en marketing semble être
parvenue à un premier niveau de complétion. Le concept a contribué à renouveler la réflexion
marketing sur la fidélité, l’image de marque et la consommation communautaire. En effet,
malgré un premier élan qui tendait à définir le fan comme public inutile au marketeur car
désignant une minorité non significative, anormale et déviante (Redden et Steiner, 2000), le
concept s’est intégré à différentes perspectives constructivistes impliquant la remise du
consommateur au centre de la réflexion sur le marché. Le concept de fan a contribué à
alimenter ce renouveau théorique, bien représenté par le mouvement de la Consumer Culture
Theory (CCT – Arnould et Thompson, 2005), en proposant d’étudier un sous-ensemble de
consommateurs enthousiastes, fidèles et créatifs (Smith, Fisher et Cole, 2007).
Nous développerons ici l’idée selon laquelle un second niveau de réflexion peut être
désormais atteint, allant au-delà de l’exploration descriptive, notamment via l’étude
ethnographique multisite, permettant de développer des études transmédias et sur plusieurs
fandoms1 dédiées à la consommation culturelle actuelle. Nous développerons notre
proposition en prenant pour terrain d’étude l’industrie musicale, industrie en crise,
caractérisée par une chute régulière des ventes d’albums musicaux depuis le début des années
2000, et qui pourrait bien trouver dans les pratiques fans des idées de développement et de
restructuration capitales.
1
Il convient de préciser ici la signification du terme fandom très utilisé dans la littérature sur les fans
mais qui n’est jamais explicité. Le fandom, selon le dictionnaire Merriam-Webster, désigne (1) :
l’ensemble des fans (en tant que communauté) et (2) l’état ou l’attitude fan.
2
Dans un premier temps, nous passerons en revue la littérature sur le concept de fan pour en
dégager les points de consensus, avant de nous employer à cerner les limites des études qui
ont été, jusqu’à présent, menées sur les fans en marketing. Nous proposerons ensuite de
dépasser ces limites par l’emploi de l’ethnographie multisite et trans-fandom que nous
décrirons. Nous conclurons enfin sur les implications théoriques et managériales de notre
étude.
1. Le concept de fan et les limites des fan studies
Le terme « fan » nous vient par apocope de l’anglais fanatic (fanatique), issu lui-même du
latin « fanaticus » (Holbrook, 1987 ; Jenkins, 2006), qui veut dire « (1) inspiré, rempli
d’enthousiasme, (2) exalté, en délire, frénétique » (Dictionnaire Gaffiot). Les concepts « fan »
et « fanatique », termes égaux à l’origine, sont aujourd’hui quelque fois utilisés comme des
synonymes. Cependant, on remarquera que le mot « fan » a pris son indépendance sémantique
vis-à-vis du « fanatique » originel. Les deux termes sont aujourd’hui souvent placés le long
d’un continuum, d’une « barométrie passionnelle » (Le Guern, 2009) qui « va de fan à
excentrique en passant par fanatique », ce continuum étant indexé sur le niveau d’engagement
du consommateur pour le produit aimé (Thorne et Bruner, 2006). Cependant, pour éviter
l’emploi du terme « fanatisme », trop stigmatisant car lié à l’idée de folie, certains auteurs
l’ont totalement évacué et remplacé par le néologisme « fanitude » (Dalmazzo, 2009).
1.1. Un phénomène identitaire...
Le terme de fan évoque ainsi principalement le rapport d’un individu à un objet. Gripsrud
(2002) propose qu’un fandom « existe quand l’enthousiasme pour un objet culturel revêt un
rôle totalisant dans les styles de vie et identités des gens ». Le rapport individuel à l’objet est
primordial et fondateur ; c’est sur ce substrat que repose le concept de « fan » (Le Guern,
2009). L’objet aimé par le fan, qui peut être de nature très variée (genre cinématographique,
3
série TV, artiste, sportif, marque) provoque chez l’individu un processus d’apprentissage qui
oriente une trajectoire biographique (Le Bart, 2004). Kozinets (2001) évoque par exemple
l’influence de l’utopie politique présentée dans Star Trek chez les fans de la série. Holbrook
(1987) va jusqu’à lier les passions des fans à une certaine psychologie du développement ; en
expliquant que le fandom participe à la construction d’une représentation de soi, intervenant
notamment pendant l’enfance et l’adolescence. En tant que consommateurs engagés, les fans
consacrent énormément de leur temps et de leur argent à leur objet. Dans leur définition du
phénomène fan, Thorne et Bruner (2006) placent le souhait d’acquérir de la matière liée à
l’objet de passion comme l’un des quatre éléments centraux du phénomène, avec
l’engagement interne, l’engagement externe et le désir d’interaction avec les autres. Ce désir
d’acquisition s’illustre dans le phénomène de collection, très prégnant dans le fandom. Audelà de la simple absorption du texte, les fans sont particulièrement investis dans une lecture
attentive de l’objet de passion. A partir de négociations collectives et réflexions personnelles
se forme un socle important de connaissances propres à l’objet qui distancie le fan du simple
suiveur ou consommateur occasionnel (Le Guern, 2002).
1.2. ... et collectif
L’émergence du sens implique une négociation, un travail interprétatif, que le fan réalise au
sein d’une communauté de semblables. L’appartenance des fans à un groupe social de pairs
est très souvent évoquée comme une caractéristique primordiale du phénomène fan par les
chercheurs. Comme l’indique Jenkins (1992), les meetings de fanclubs, les newsletters, et les
fanzines fournissent un espace de socialisation où se constitue une communauté interprétative.
Le fandom, « l’être fan », est indissociable de la configuration communautaire. Même dans le
cadre d’une double vie, où le fan garde secret son attachement à l’objet, par honte, il s’inscrit
tout de même dans une dynamique communautaire ; en lisant les fanzines, fansites, forums et
4
blogs. La nature communautaire de l’expérience de consommation fan s’explique par trois
points : (1) la nécessité d’une communauté interprétative active pour permettre une immersion
prolongée dans l’univers de l’objet (Le Guern, 2002) (2) l’être fan s’acculture dans une
communauté où il réalise un véritable apprentissage ; il intègre des codes et une manière
d’être lui permettant d’interagir avec des semblables et de s’intégrer dans une structure
fortement hiérarchisée où il va travailler à se distinguer selon une position et une attitude
particulières (Le Bart, 2004). Enfin, (3) les communautés de fans constituent également un
cocon affectif, un soutien moral. Le fandom, par sa configuration communautaire, permet la
re-création d’un nouveau monde social où les hiérarchies de la société globale sont
retravaillés de manière à correspondre à l’ethos communautaire (Jenkins, 1992 ; Kozinets,
2001 ; Galluzzo et Galan, 2011).
1.3. Le fan dans les études marketing
On peut considérer une première phase de
l’étude des fans dans le marketing comme
terminée. Fin des années 1980, début des années 1990, le concept de fan a réalisé ses
premières incursions dans la recherche marketing, avec l’étude d’O’Guinn (1991) sur le fan
club de Barry Manilow et l’introspection d’Holbrook (1987) sur sa passion pour le jazz. Fin
des années 1990, Kozinets (1997, 2001) a contribué à solidifier l’étude des fans en marketing,
en y important les contributions théoriques majeures des cultural studies (et de leur souscatégorie dédiée aux fans, les fan studies). Puis, le concept a été également développé dans
plusieurs études sur les communautés de marque (Muñiz et Schau, 2005 ; Belk et Tumbat,
2005). Le concept de fan s’est aujourd’hui bien intégré à la réflexion marketing, alimentant
notamment des développements théoriques sur la fidélité et l’image de marque. On citera en
exemple l’article de Brown, Kozinets et Sherry (2003) tentant de nourrir une réflexion sur les
significations de marque à partir d’ethnographies menées dans les communautés de marque
5
Star Wars et Volkswagen New Beetle. Le concept a également été intégré dans une réflexion
postmoderne sur le marketing, notamment à travers le concept maffesolien de néotribu,
permettant de repenser la structuration géographique des communautés et les pratiques de
consommation actuelles (Cova, Kozinets et Shankar, 2007).
1.4. Les limites des études actuelles
En important les connaissances issues des fan studies, le marketing a également importé les
travers de ce courant de recherche ; tout particulièrement, la tendance à considérer les
mouvements de consommation tels que les communautés de fans comme des isolats. Très
inspirée par Fox (1987), la recherche marketing s’est surtout consacrée à la typologisation des
fans et de leurs pratiques. La plupart des études menées en marketing sur les communautés de
consommation fans considèrent les communautés isolément, et ont ainsi tendance à porter sur
le fan un regard psychologisant et pathologisant, qui écarte la figure du fan de celle du
consommateur normal, l’ostracisant comme un phénomène statistiquement non significatif,
qui ne serait intéressant que dans une perspective d’étude de marchés de niche. Les limites
des fan studies, et, par extension, des études marketing sur les fans, sont dénoncés par Hills
(2002), qui explique que nous ne comprenons pas encore bien le caractère multidimensionnel
des fandoms et leur dynamisme. Par exemple, le fait que très souvent, les fans d’un artiste
sont également fans d’un autre a été négligé. L’étude au cas par cas des fandoms, jugée
artificielle et réductrice, résulte selon Hills (2002) des nécessités de la publication académique
et des découpages départementaux de l’université, qui imposent parfois une séparation des
consommations étalonnée sur les supports et modes de diffusion. Ce cloisonnement entre en
discordance avec les théories de la consommation postmoderne qui évoquent une
fragmentation des consommateurs, chez qui l’on retrouve une superposition d’identités, une
6
pluralité d’habitus et de pratiques transmédiatiques (Le Bart, 2004 ; Hills, 2002 ; Le Guern,
2009).
Le caractère transdisciplinaire et transmédiatique de la recherche marketing qui est centrée sur
le phénomène de consommation dans son ensemble, nous donne l’opportunité de transcender
ces limites. Les tendances à l’idiosyncrasie et à la typologie peuvent être dépassées par une
approche méthodologique multisite et d’inspiration structuraliste.
2. Les opportunités de l’ethnographie multisite pour repenser la consommation fan
2.1. Les bases fondamentales de l’étude ethnographique
L’ethnographie est une méthode permettant au chercheur d’appréhender les comportements
sociaux et le monde symbolique d’une communauté dont il n’est pas issu (Ezan, 2009).
L’ethnographie s’inscrit dans une perspective symbolique et socioculturelle plutôt que
cognitive. Selon Arnould et Wallendorf (1994), cette méthode vise à clarifier les façons dont
les cultures, simultanément, construisent et sont construites par les comportements et
expériences des individus. Cette méthode se constitue autour de la collecte systématique de
données et de l’enregistrement de l’action humaine dans des configurations naturelles. Ainsi,
la primauté est donnée aux faits et actions en situation réelle ; le chercheur s’investit dans la
participation expérientielle de longue durée dans des univers spécifiques (Badot & al., 2009 ;
Ezan, 2009). L’immersion du chercheur dans le contexte étudié permet l’acculturation,
l’acquisition de compétences
linguistiques,
d’une sensibilité interprétative
et
de
comportements significatifs pour la culture observée (Visconti, 2010). En recueillant des
données dans un cadre naturel, l’ethnographe observe le comportement actuel des
7
consommateurs en temps réel plutôt que leur demander d’imaginer ou de se rappeler leurs
comportements à l’évocation de scénarios ou d’hypothèses (Arnould et Wallendorf, 1994).
2.2. Les apports de l’ethnographie dans la compréhension des phénomènes de
consommation
Dans la littérature marketing, nous distinguons principalement deux courants ethnographiques
: l’ethnographie marketing, qui s’intéresse aux organisations et l’ethnographie orientée
marché (Arnould et Wallendorf, 1994), qui tente de comprendre les phénomènes de
consommation. Du côté de l’ethnographie orientée marché, l’une des quatre grandes
catégories de la CCT définies par Arnould et Thompson (2005) – celle dédiée aux cultures de
marché – développe des travaux dans lesquels la méthode ethnographique tient une place
souvent prépondérante. Afin de réaliser le portrait de sous-cultures ou micro-cultures de
marché, les chercheurs de ce courant de la CCT ont souvent fait appel à l’ethnographie par
immersion participante (Kozinets, 2001, 2002).
L’étude des fans en tant qu’individualités est permise par l’entretien, individuel, collectif et
par l’approche phénoménologique, bien représentée en marketing par les travaux de
Thompson (1996). Ce type d’approche permet l’étude des fans, à un niveau idiosyncrasique,
c'est-à-dire en étudiant la communauté de fans comme une constellation d’individualités. A
l’opposé, l’approche ethnographique permet d’aborder les fans sous angle plus massif, c'est-àdire social et collectif, par l’observation directe dans le cadre d’interactions avec d’autres
personnes que le chercheur lui-même. Ces deux perspectives méthodologiques sous-entendent
donc des orientations théoriques différentes. L’orientation individuelle-phénoménologique
privilégie le self et le rapport individu-objet tandis que l’approche ethnographique se centre
8
sur les rapports de fan à fans dans des configurations communautaires où l’objet de
consommation fait culture.
2.3. Les opportunités du multisite
Parmi les évolutions méthodologiques les plus marquantes de l’ethnographie, ces dernières
années, l’une intéresse tout particulièrement la recherche en consommation et pourrait
s’avérer cruciale pour renouveler l’analyse des fandoms ; il s’agit de l’ethnographie multisite.
Cette nouvelle forme de travail ethnographique a émergé en concordance avec le phénomène
de la globalisation, qui exigeait des mesures d’adaptation méthodologique aux nouvelles
réalités sociales transnationales (Marcus, 1995). La recherche multisite, par l’étude de
multiples localités, étend le spectre de l’ethnographie pour inclure dans son analyse les
associations et connexions entre des sites qui fondent un système. L’ethnographie multisite
émerge ainsi dans les années 1980 pour permettre l’étude de la globalisation, en passant d’une
approche par « ile culturelle » (Van Maanen, 1979) à une approche multisite qui permet
l’observation et l’immersion dans des configurations culturelles plurielles dans un même
temps (Visconti, 2010). Le multisite abandonne l’idée d’un travail de portrait sociétal
exhaustif, centrale aux ethnographies traditionnelles, pour adopter une perspective plus
thématique, centrée autour d’une problématique, d’un questionnement bien délimité. La
méthode multisite correspond bien à la triangulation et aux croisements contextuels déjà
évoqués dans la littérature ethnographique de consommation (Chalmers et Arthur, 2008). Le
multisite permet non seulement de repérer les invariants entre fandoms, dans l’esprit du
structuralisme, mais également d’approfondir notre compréhension du fandom comme
phénomène éminemment social et symbolique.
9
3. La perspective comparatiste et multisite appliquée aux fans de musique
3.1. Présentation du travail de terrain
Les potentialités de la démarche comparatiste permise par l’ethnographie multisite s’illustre
dans une étude que nous avons menée sur quatre fandoms musicaux : ceux de Tokio Hotel,
Johnny Hallyday, Michael Jackson et Lady Gaga. Ces fandoms ont été choisis car leurs
artistes ont tous connu un succès commercial fort ces dernières années, leur permettant de
recruter dans leurs rangs de nombreux fans, générant une activité sociale et interprétative très
dense. La triangulation est enrichie par la diversité des fandoms, qui se distinguent les uns des
autres par leurs pyramides des âges des fans (Tokio Hotel et Lady Gaga sont des fandoms
générationnels, avec des pyramides des âges à pic, tandis que Michael Jackson et Johnny
Hallyday sont des fandoms transgénérationnels) et par leurs cultures de genre (Johnny
Hallyday rassemble un fandom très masculin, Tokio Hotel très féminin et Michael Jackson et
Lady Gaga fédèrent un fandom plus mixte). Chaque fandom a fait l’objet d’une étude
ethnomarketing (Badot & al., 2009), axée sur l’immersion participante, ayant permis de
récolter, en moyenne pour chaque fandom, une vingtaine d’heures d’enregistrements de
conversations informelles et groupales, plusieurs dizaines de pages de notes de terrain et
centaines de photographies. L’étude ethnographique a été complétée par un suivi régulier des
communautés en ligne, sur le modèle netnographique (Kozinets, 2009), permettant de
développer une source d’information secondaire et de faciliter l’immersion dans les
communautés.
3.2 Consommation de fantasmes archétypaux
Les fans passent assez peu de temps à parler de la musique de leurs artistes ; celle-ci est
perçue comme un lieu commun de connaissance et de plaisirs, qui relève souvent de
10
l’indicible et de l’immersion individuelle. Les conversations de fans portent le plus souvent
sur ce qu’incarne la star et ce qu’elle inspire à ses fans.
La consommation fan s’exerce
souvent en empathie et dans l’admiration d’une figure
stéréotypée et idéalisée. Dans la communauté Tokio Hotel, les quatre jeunes hommes
composant le groupe sont élevés au rang de figures archétypales : les jumeaux Bill et Tom
incarnent l’extraordinaire et extravagante gémellité tandis que les musiciens Gustav et Georg
représentent les figures de la timidité, de la patience, de la simplicité et de la régularité
morale. Les fans de Tokio Hotel s’affilient souvent à l’une des quatre figures proposées selon
leurs affinités aux modèles moraux qu’ils représentent et selon également une dynamique de
distinction interne au fandom. Le stade le plus avancé de l’affiliation est celui où les fans se
qualifient selon des adjectifs « partisans » tirés des prénoms des musiciens admirés (e.g.
Billiennes, Tomiennes…). On relève ce même phénomène d’affiliation affinitaire autour du
personnage préféré chez les fans de la série X-files (Kozinets, 1997). Les fans ont bien
conscience de l’importance de cette proximité affinitaire ressentie vis-à-vis des artistes :
« Quand on voit des vidéos d’eux, on a l’impression de voir des potes à nous » - Lydie, 20
ans.
« C’est bête de dire ça, mais c’est un peu comme des membres de la famille, en fait... Des
amis, un cercle d’amis proches » - Marion, 21 ans.
Les fans de Lady Gaga évoquent la chanteuse comme un leader politique autant que comme
une chanteuse : elle est pour eux la meneuse d’une sorte de révolution culturelle à mener à
l’échelle individuelle et qui consacre la créativité artistique et l’expression libre de son
originalité personnelle. Un ethos commun très fort est développé dans son fandom autour des
droits des homosexuels et de l’idée d’une liberté individuelle totale, articulée autour de la
11
mode et de la mise en scène de soi. Les fans de Lady Gaga se photographient souvent en
faisant le signe du « paw » de la main, un geste imitant un coup de griffe. Le texte suivant,
attribué à Lady Gaga et décrivant le sens de ce geste, circule beaucoup sur les blogs et forums
de fans :
“ The ‘Little Monster’ Paw: it’s a celebration of our identity, a reflection of our personality.
It represents freedom, freeing yourself from all of life’s insecurities, rules, freeing yourself
from society and its demons. It’s the religion of the insecure, the religion that knows no
gender - only acceptance. We were born with a spark that only a few have; only we
understand it. We’re fighters ready to sweat and kill for what we believe it. We’re proud of
what we are, proud of what we were always meant to be: MONSTERS. Same DNA, Born This
Way. » -Citation issue du forum http://gagafrance.xooit.fr
Le développement d’un ethos fort autour de l’artiste musical rappelle un phénomène analogue
chez les fans de Star Trek, qui ont développé toute une culture idéologique et politique autour
du produit culturel et de ses narrations (Kozinets, 2001).
Chez les fans de Johnny Hallyday, les événements de l’actualité sont souvent négociés selon
l’archétype de « Johnny l’invincible », qui survit depuis cinquante ans sur la scène artistique
et médiatique et qui revient de tous les déboires commerciaux et de santé. Les fans
d’Hallyday passent beaucoup de temps à se rapporter les anecdotes de cette invincibilité qui, à
leurs yeux, est l’incarnation du rock’n’roll. Une conversation entre deux fans d’une
quarantaine d’année rapportait notamment la désillusion d’un fan au sujet de la chanson « Je
suis né dans la rue » de Johnny Hallyday, où le chanteur raconte être né dans les bas-fonds
d’une ville. En lisant une biographie, ce fan a constaté que Johnny Hallyday était né dans un
hôpital. Hors, il avait intégré spontanément la chanson sus citée comme relevant d’un fait
12
authentique. Cette anecdote révèle bien l’importance du fantasme archétypal engendrant la
fascination des fans pour la star, fascination motrice dans le phénomène de consommation.
Chaque fait d’actualité est ainsi interprété en fonction de l’archétype, lui-même constitué par
l’enchaînement des œuvres et actualités qui donnent forment à la carrière de l’artiste. L’artiste
musical constitue ainsi une source d’interprétation intarissable : l’activité interprétative se
poursuivant au-delà même de la cessation de l’activité de l’artiste, comme Le Bart (2004) l’a
très bien montré avec les Beatles.
Dans le fandom Michael Jackson, on retrouve souvent dans les conversations le champ lexical
du messie. Michael Jackson est interprété par les fans, surtout depuis sa mort, comme un être
suprême et incompris, une figure christique venue délivrer un message de paix et de tolérance
et qui a été « sacrifiée » par des pouvoirs médiatiques qui l’ont caricaturée et rejetée. Au-delà
de la musique de Michael Jackson, c’est ce message qui est consommé et discuté par les fans,
message que les fans vont rechercher dans les paroles des chansons (Earth Song, Black or
White) et dans les nombreux ouvrages biographiques et articles d’analyse écrits sur le
chanteur. Comme pour Lady Gaga, Michael Jackson est utilisé par les fans comme un guide
spirituel leur permettant de pratiquer un développement personnel. A la question « Qu’est-ce
que vous fascine le plus chez Michael Jackson ? », voici ce que nous a répondu une fan lors
d’une convention dédiée à l’artiste :
« Le personne… hormis sa musique, c’est clair, en plus les chansons que je préfère c’est pas
ses plus connues, c’est plus son côté humanitaire, genre Earthsong, c’est comme Man in the
mirror, c’est vraiment ces chansons-là qui ont des messages à apporter, ça reflète vraiment
qui était michael en fait.
(Intervieweur) – Quels étaient ces messages ?
13
- Tout simplement s’aimer les uns les autres, il avait fait un discours en 2002 en Angleterre
avant un match de foot où il avait dit « prenez-vous tous la main » et dites-vous que vous vous
aimez même si vous ne vous connaissez pas, c’est ça qui peut changer le monde, le fait que les
gens puissent s’aimer... Un message d’amour avant tout et faire le bien autour de soi autant
qu’on le peut, s’aider les uns les autres » - Véronique, 43 ans.
3.3. L’artiste musical comme point de départ d’une consommation communautaire
quasiment autonome
Les fans ne se placent pas dans une consommation musicale passive, ils développent des
pratiques plurielles en participant au processus créatif, imaginatif et symbolique de l’artiste
musical. Les thématiques et récits transversaux aux différents groupes, aux différentes
idiocultures dans la communauté, deviennent des mythes, qui contiennent des fantasmes et
représentations collectifs. Le produit de base, le groupe de musique, sert de point de départ au
déploiement d’un univers riche en symboles et significations stimulant pour les fans. A partir
de cet univers co-créé par la star et ses fans, se déploie une dynamique communautaire
consommée en tant que tel :
« Souvent, je passe toute une journée immergé dans TH. Je commence le matin, je finis le
soir ; entre les vidéos youtube, les blogs des autres fans, les forums, les mails, les fan arts, les
fan fictions, les tweets... Les photos envoyées d’un peu partout aussi... Je suis sur TH toute la
journée, il y a des trucs nouveaux à voir tous les jours » (Julie, 22 ans).
On retrouve cette dynamique communautaire très intensément développée dans les fandoms
aux pyramides des âges les plus juvéniles ;Tokio Hotel et Lady Gaga, ce qui laisse à penser
que les pratiques de consommation musicale évoluent dans ce sens. Les fan clubs sous forme
d’association à siège, les fanzines imprimés, sont des structures qui continuent d’exister dans
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les fandoms les plus anciens comme ceux de Johnny Hallyday et Michael Jackson, mais font
de plus en plus figure de vestige, laissant peu à peu la place à des réseaux et moyens de
communication autrement structurés, en ligne, permettant l’organisation spontanée et
décentralisée de rencontres (les fan parties) et de regroupements d’hommage et de création
collective. On citera chez Tokio Hotel, le TH day, où les fans des villes du monde entier se
regroupent dans les grandes villes pour filmer des offrandes et représentations offertes au
groupe et, chez les fans de Lady Gaga, les nombreuses compilations vidéos de fans arborant
les symboles et la gestuelle communautaires, vidéos parfois reconnues et promues par Lady
Gaga elle-même.
Conclusion : Perspectives et enjeux
Nous retenons ainsi deux points de convergence de notre étude comparatiste sur les fandoms
musicaux :
(1) Les fans consomment un univers total plutôt que simplement de la musique. Cette
évolution dénote de l’importance grandissante de la figure de l’ami médiatique, théorisée par
Meyrowitz (2002) : la star, intensément « fréquentée » par une multitude de fans à travers les
médias, par la presse people et les réseaux sociaux notamment, acquiert aux yeux des fans une
certaine aura familière. La star devient « l’ami » qu’on croit connaitre.
(2) Autour de ces amis médiatiques se développe des structures sociales, des communautés,
qui développent, par Internet, des productions et une consommation internes. Se servant des
messages de la star comme de la matière première, ils s’investissent dans un travail
d’interprétation et de rétro-création permanent. Ce foisonnement communautaire tient les fans
actifs et perpétuellement « nourris » par leur passion.
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L’industrie musicale pourrait s’inspirer de ces changements dans les pratiques de
consommation musicale, apparaissant dans les fandoms les plus anciens (Hallyday, Jackson)
et prépondérants dès l’origine dans les fandoms les plus jeunes (Lady Gaga, Tokio Hotel),
pour repenser les bases de son activité commerciale. Il s’agirait pour l’industrie de se
décentrer de la marchandisation de « chanteurs » pour miser sur la mise en scène « d’amis
médiatique ». Cette évolution est déjà partiellement comprise par certains manageurs. On
citera en exemple Tokio Hotel, qui compte parmi ses meilleures ventes de DVD un produit
non musical ; le THTV, un ensemble de films à mi-chemin entre le documentaire et la série
qui immerge les fans dans le quotidien des membres du groupe. Dernièrement, Lady Gaga
parait être en pleine conscience et maitrise de ce phénomène d’amitié médiatique. Entre
février 2009 et aout 2011, la chanteuse a publié plusieurs centaines de messages sur son
compte Twitter dont environ 65% communiquaient sur des éléments non promotionnels : vie
privée, humeurs, opinions politiques, etc.
L’étude comparatiste des fandoms musicaux par l’ethnographie multisite nous permet ainsi de
travailler à comprendre l’évolution des consommateurs de musique dans leurs pratiques et
besoins et nous permet de tenter d’anticiper des changements de fond dans l’industrie. Ici, nos
résultats laissent clairement entrevoir une nouvelle étape dans la starification des artistes,
ceux-ci passant de musiciens à amis médiatiques. Ce type de démarche peut constituer un
appui capital dans la réflexion à mener sur l’avenir d’industries culturelles en crise.
16
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