Ethnographie multisite de consommateurs fans : vers une consommation autonomisée. Anthony Galluzzo Doctorant Contractuel Chargé d’Enseignement Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1) IAE - Université de Toulouse 1 Capitole 2, rue du Doyen Gabriel Marty, 31042 Toulouse Cedex 9 [email protected] Jean Philippe Galan Professeur des Universités Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1) IAE – Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis Les Tertiales, rue des Cent-Têtes, 59313 Valenciennes Cedex 9 [email protected] / +33(0)5.61.63.56.79 Ethnographie multisite de consommateurs fans : vers une consommation autonomisée. Résumé : Alors que l’industrie du disque voit son chiffre d’affaires s’effondrer, certains consommateurs investissent fidèlement et fortement dans leur passion musicale : les fans. Nous proposons ici de dépasser l’approche isolée des groupes de fans par l’utilisation de l’ethnographie multisite. La comparaison de multiples communautés fans au sein d’une même industrie permettrait au marketeur de tirer de ses données empiriques de plus forts enseignements sur l’évolution générale des besoins des consommateurs et sur la politique de marque et l’offre à établir en conséquence. Mots-clés : fan, musique, ethnographie multisite, communauté, postmodernité Multi-sited ethnography of fan consumers: towards self-sufficiency Abstract : While recording industry’ sales collapse, some consumers are investing heavily and faithfully in their musical passion: the fans. By this paper, we suggest to go past the idiosyncratic approach of fan communities by using multisited ethnography. Comparisons made between several fan communities would allow marketers to make a better of use empirical data ; to better understand consumer needs’ evolution and to forecast an appropriate corporate response to it. Key-words: fan, music, multi-sited ethnography, community, postmodernity. 1 Ethnographie multisite de consommateurs fans : vers une consommation autonomisée. Introduction La réflexion menée sur les fans depuis la fin des années 1980 en marketing semble être parvenue à un premier niveau de complétion. Le concept a contribué à renouveler la réflexion marketing sur la fidélité, l’image de marque et la consommation communautaire. En effet, malgré un premier élan qui tendait à définir le fan comme public inutile au marketeur car désignant une minorité non significative, anormale et déviante (Redden et Steiner, 2000), le concept s’est intégré à différentes perspectives constructivistes impliquant la remise du consommateur au centre de la réflexion sur le marché. Le concept de fan a contribué à alimenter ce renouveau théorique, bien représenté par le mouvement de la Consumer Culture Theory (CCT – Arnould et Thompson, 2005), en proposant d’étudier un sous-ensemble de consommateurs enthousiastes, fidèles et créatifs (Smith, Fisher et Cole, 2007). Nous développerons ici l’idée selon laquelle un second niveau de réflexion peut être désormais atteint, allant au-delà de l’exploration descriptive, notamment via l’étude ethnographique multisite, permettant de développer des études transmédias et sur plusieurs fandoms1 dédiées à la consommation culturelle actuelle. Nous développerons notre proposition en prenant pour terrain d’étude l’industrie musicale, industrie en crise, caractérisée par une chute régulière des ventes d’albums musicaux depuis le début des années 2000, et qui pourrait bien trouver dans les pratiques fans des idées de développement et de restructuration capitales. 1 Il convient de préciser ici la signification du terme fandom très utilisé dans la littérature sur les fans mais qui n’est jamais explicité. Le fandom, selon le dictionnaire Merriam-Webster, désigne (1) : l’ensemble des fans (en tant que communauté) et (2) l’état ou l’attitude fan. 2 Dans un premier temps, nous passerons en revue la littérature sur le concept de fan pour en dégager les points de consensus, avant de nous employer à cerner les limites des études qui ont été, jusqu’à présent, menées sur les fans en marketing. Nous proposerons ensuite de dépasser ces limites par l’emploi de l’ethnographie multisite et trans-fandom que nous décrirons. Nous conclurons enfin sur les implications théoriques et managériales de notre étude. 1. Le concept de fan et les limites des fan studies Le terme « fan » nous vient par apocope de l’anglais fanatic (fanatique), issu lui-même du latin « fanaticus » (Holbrook, 1987 ; Jenkins, 2006), qui veut dire « (1) inspiré, rempli d’enthousiasme, (2) exalté, en délire, frénétique » (Dictionnaire Gaffiot). Les concepts « fan » et « fanatique », termes égaux à l’origine, sont aujourd’hui quelque fois utilisés comme des synonymes. Cependant, on remarquera que le mot « fan » a pris son indépendance sémantique vis-à-vis du « fanatique » originel. Les deux termes sont aujourd’hui souvent placés le long d’un continuum, d’une « barométrie passionnelle » (Le Guern, 2009) qui « va de fan à excentrique en passant par fanatique », ce continuum étant indexé sur le niveau d’engagement du consommateur pour le produit aimé (Thorne et Bruner, 2006). Cependant, pour éviter l’emploi du terme « fanatisme », trop stigmatisant car lié à l’idée de folie, certains auteurs l’ont totalement évacué et remplacé par le néologisme « fanitude » (Dalmazzo, 2009). 1.1. Un phénomène identitaire... Le terme de fan évoque ainsi principalement le rapport d’un individu à un objet. Gripsrud (2002) propose qu’un fandom « existe quand l’enthousiasme pour un objet culturel revêt un rôle totalisant dans les styles de vie et identités des gens ». Le rapport individuel à l’objet est primordial et fondateur ; c’est sur ce substrat que repose le concept de « fan » (Le Guern, 2009). L’objet aimé par le fan, qui peut être de nature très variée (genre cinématographique, 3 série TV, artiste, sportif, marque) provoque chez l’individu un processus d’apprentissage qui oriente une trajectoire biographique (Le Bart, 2004). Kozinets (2001) évoque par exemple l’influence de l’utopie politique présentée dans Star Trek chez les fans de la série. Holbrook (1987) va jusqu’à lier les passions des fans à une certaine psychologie du développement ; en expliquant que le fandom participe à la construction d’une représentation de soi, intervenant notamment pendant l’enfance et l’adolescence. En tant que consommateurs engagés, les fans consacrent énormément de leur temps et de leur argent à leur objet. Dans leur définition du phénomène fan, Thorne et Bruner (2006) placent le souhait d’acquérir de la matière liée à l’objet de passion comme l’un des quatre éléments centraux du phénomène, avec l’engagement interne, l’engagement externe et le désir d’interaction avec les autres. Ce désir d’acquisition s’illustre dans le phénomène de collection, très prégnant dans le fandom. Audelà de la simple absorption du texte, les fans sont particulièrement investis dans une lecture attentive de l’objet de passion. A partir de négociations collectives et réflexions personnelles se forme un socle important de connaissances propres à l’objet qui distancie le fan du simple suiveur ou consommateur occasionnel (Le Guern, 2002). 1.2. ... et collectif L’émergence du sens implique une négociation, un travail interprétatif, que le fan réalise au sein d’une communauté de semblables. L’appartenance des fans à un groupe social de pairs est très souvent évoquée comme une caractéristique primordiale du phénomène fan par les chercheurs. Comme l’indique Jenkins (1992), les meetings de fanclubs, les newsletters, et les fanzines fournissent un espace de socialisation où se constitue une communauté interprétative. Le fandom, « l’être fan », est indissociable de la configuration communautaire. Même dans le cadre d’une double vie, où le fan garde secret son attachement à l’objet, par honte, il s’inscrit tout de même dans une dynamique communautaire ; en lisant les fanzines, fansites, forums et 4 blogs. La nature communautaire de l’expérience de consommation fan s’explique par trois points : (1) la nécessité d’une communauté interprétative active pour permettre une immersion prolongée dans l’univers de l’objet (Le Guern, 2002) (2) l’être fan s’acculture dans une communauté où il réalise un véritable apprentissage ; il intègre des codes et une manière d’être lui permettant d’interagir avec des semblables et de s’intégrer dans une structure fortement hiérarchisée où il va travailler à se distinguer selon une position et une attitude particulières (Le Bart, 2004). Enfin, (3) les communautés de fans constituent également un cocon affectif, un soutien moral. Le fandom, par sa configuration communautaire, permet la re-création d’un nouveau monde social où les hiérarchies de la société globale sont retravaillés de manière à correspondre à l’ethos communautaire (Jenkins, 1992 ; Kozinets, 2001 ; Galluzzo et Galan, 2011). 1.3. Le fan dans les études marketing On peut considérer une première phase de l’étude des fans dans le marketing comme terminée. Fin des années 1980, début des années 1990, le concept de fan a réalisé ses premières incursions dans la recherche marketing, avec l’étude d’O’Guinn (1991) sur le fan club de Barry Manilow et l’introspection d’Holbrook (1987) sur sa passion pour le jazz. Fin des années 1990, Kozinets (1997, 2001) a contribué à solidifier l’étude des fans en marketing, en y important les contributions théoriques majeures des cultural studies (et de leur souscatégorie dédiée aux fans, les fan studies). Puis, le concept a été également développé dans plusieurs études sur les communautés de marque (Muñiz et Schau, 2005 ; Belk et Tumbat, 2005). Le concept de fan s’est aujourd’hui bien intégré à la réflexion marketing, alimentant notamment des développements théoriques sur la fidélité et l’image de marque. On citera en exemple l’article de Brown, Kozinets et Sherry (2003) tentant de nourrir une réflexion sur les significations de marque à partir d’ethnographies menées dans les communautés de marque 5 Star Wars et Volkswagen New Beetle. Le concept a également été intégré dans une réflexion postmoderne sur le marketing, notamment à travers le concept maffesolien de néotribu, permettant de repenser la structuration géographique des communautés et les pratiques de consommation actuelles (Cova, Kozinets et Shankar, 2007). 1.4. Les limites des études actuelles En important les connaissances issues des fan studies, le marketing a également importé les travers de ce courant de recherche ; tout particulièrement, la tendance à considérer les mouvements de consommation tels que les communautés de fans comme des isolats. Très inspirée par Fox (1987), la recherche marketing s’est surtout consacrée à la typologisation des fans et de leurs pratiques. La plupart des études menées en marketing sur les communautés de consommation fans considèrent les communautés isolément, et ont ainsi tendance à porter sur le fan un regard psychologisant et pathologisant, qui écarte la figure du fan de celle du consommateur normal, l’ostracisant comme un phénomène statistiquement non significatif, qui ne serait intéressant que dans une perspective d’étude de marchés de niche. Les limites des fan studies, et, par extension, des études marketing sur les fans, sont dénoncés par Hills (2002), qui explique que nous ne comprenons pas encore bien le caractère multidimensionnel des fandoms et leur dynamisme. Par exemple, le fait que très souvent, les fans d’un artiste sont également fans d’un autre a été négligé. L’étude au cas par cas des fandoms, jugée artificielle et réductrice, résulte selon Hills (2002) des nécessités de la publication académique et des découpages départementaux de l’université, qui imposent parfois une séparation des consommations étalonnée sur les supports et modes de diffusion. Ce cloisonnement entre en discordance avec les théories de la consommation postmoderne qui évoquent une fragmentation des consommateurs, chez qui l’on retrouve une superposition d’identités, une 6 pluralité d’habitus et de pratiques transmédiatiques (Le Bart, 2004 ; Hills, 2002 ; Le Guern, 2009). Le caractère transdisciplinaire et transmédiatique de la recherche marketing qui est centrée sur le phénomène de consommation dans son ensemble, nous donne l’opportunité de transcender ces limites. Les tendances à l’idiosyncrasie et à la typologie peuvent être dépassées par une approche méthodologique multisite et d’inspiration structuraliste. 2. Les opportunités de l’ethnographie multisite pour repenser la consommation fan 2.1. Les bases fondamentales de l’étude ethnographique L’ethnographie est une méthode permettant au chercheur d’appréhender les comportements sociaux et le monde symbolique d’une communauté dont il n’est pas issu (Ezan, 2009). L’ethnographie s’inscrit dans une perspective symbolique et socioculturelle plutôt que cognitive. Selon Arnould et Wallendorf (1994), cette méthode vise à clarifier les façons dont les cultures, simultanément, construisent et sont construites par les comportements et expériences des individus. Cette méthode se constitue autour de la collecte systématique de données et de l’enregistrement de l’action humaine dans des configurations naturelles. Ainsi, la primauté est donnée aux faits et actions en situation réelle ; le chercheur s’investit dans la participation expérientielle de longue durée dans des univers spécifiques (Badot & al., 2009 ; Ezan, 2009). L’immersion du chercheur dans le contexte étudié permet l’acculturation, l’acquisition de compétences linguistiques, d’une sensibilité interprétative et de comportements significatifs pour la culture observée (Visconti, 2010). En recueillant des données dans un cadre naturel, l’ethnographe observe le comportement actuel des 7 consommateurs en temps réel plutôt que leur demander d’imaginer ou de se rappeler leurs comportements à l’évocation de scénarios ou d’hypothèses (Arnould et Wallendorf, 1994). 2.2. Les apports de l’ethnographie dans la compréhension des phénomènes de consommation Dans la littérature marketing, nous distinguons principalement deux courants ethnographiques : l’ethnographie marketing, qui s’intéresse aux organisations et l’ethnographie orientée marché (Arnould et Wallendorf, 1994), qui tente de comprendre les phénomènes de consommation. Du côté de l’ethnographie orientée marché, l’une des quatre grandes catégories de la CCT définies par Arnould et Thompson (2005) – celle dédiée aux cultures de marché – développe des travaux dans lesquels la méthode ethnographique tient une place souvent prépondérante. Afin de réaliser le portrait de sous-cultures ou micro-cultures de marché, les chercheurs de ce courant de la CCT ont souvent fait appel à l’ethnographie par immersion participante (Kozinets, 2001, 2002). L’étude des fans en tant qu’individualités est permise par l’entretien, individuel, collectif et par l’approche phénoménologique, bien représentée en marketing par les travaux de Thompson (1996). Ce type d’approche permet l’étude des fans, à un niveau idiosyncrasique, c'est-à-dire en étudiant la communauté de fans comme une constellation d’individualités. A l’opposé, l’approche ethnographique permet d’aborder les fans sous angle plus massif, c'est-àdire social et collectif, par l’observation directe dans le cadre d’interactions avec d’autres personnes que le chercheur lui-même. Ces deux perspectives méthodologiques sous-entendent donc des orientations théoriques différentes. L’orientation individuelle-phénoménologique privilégie le self et le rapport individu-objet tandis que l’approche ethnographique se centre 8 sur les rapports de fan à fans dans des configurations communautaires où l’objet de consommation fait culture. 2.3. Les opportunités du multisite Parmi les évolutions méthodologiques les plus marquantes de l’ethnographie, ces dernières années, l’une intéresse tout particulièrement la recherche en consommation et pourrait s’avérer cruciale pour renouveler l’analyse des fandoms ; il s’agit de l’ethnographie multisite. Cette nouvelle forme de travail ethnographique a émergé en concordance avec le phénomène de la globalisation, qui exigeait des mesures d’adaptation méthodologique aux nouvelles réalités sociales transnationales (Marcus, 1995). La recherche multisite, par l’étude de multiples localités, étend le spectre de l’ethnographie pour inclure dans son analyse les associations et connexions entre des sites qui fondent un système. L’ethnographie multisite émerge ainsi dans les années 1980 pour permettre l’étude de la globalisation, en passant d’une approche par « ile culturelle » (Van Maanen, 1979) à une approche multisite qui permet l’observation et l’immersion dans des configurations culturelles plurielles dans un même temps (Visconti, 2010). Le multisite abandonne l’idée d’un travail de portrait sociétal exhaustif, centrale aux ethnographies traditionnelles, pour adopter une perspective plus thématique, centrée autour d’une problématique, d’un questionnement bien délimité. La méthode multisite correspond bien à la triangulation et aux croisements contextuels déjà évoqués dans la littérature ethnographique de consommation (Chalmers et Arthur, 2008). Le multisite permet non seulement de repérer les invariants entre fandoms, dans l’esprit du structuralisme, mais également d’approfondir notre compréhension du fandom comme phénomène éminemment social et symbolique. 9 3. La perspective comparatiste et multisite appliquée aux fans de musique 3.1. Présentation du travail de terrain Les potentialités de la démarche comparatiste permise par l’ethnographie multisite s’illustre dans une étude que nous avons menée sur quatre fandoms musicaux : ceux de Tokio Hotel, Johnny Hallyday, Michael Jackson et Lady Gaga. Ces fandoms ont été choisis car leurs artistes ont tous connu un succès commercial fort ces dernières années, leur permettant de recruter dans leurs rangs de nombreux fans, générant une activité sociale et interprétative très dense. La triangulation est enrichie par la diversité des fandoms, qui se distinguent les uns des autres par leurs pyramides des âges des fans (Tokio Hotel et Lady Gaga sont des fandoms générationnels, avec des pyramides des âges à pic, tandis que Michael Jackson et Johnny Hallyday sont des fandoms transgénérationnels) et par leurs cultures de genre (Johnny Hallyday rassemble un fandom très masculin, Tokio Hotel très féminin et Michael Jackson et Lady Gaga fédèrent un fandom plus mixte). Chaque fandom a fait l’objet d’une étude ethnomarketing (Badot & al., 2009), axée sur l’immersion participante, ayant permis de récolter, en moyenne pour chaque fandom, une vingtaine d’heures d’enregistrements de conversations informelles et groupales, plusieurs dizaines de pages de notes de terrain et centaines de photographies. L’étude ethnographique a été complétée par un suivi régulier des communautés en ligne, sur le modèle netnographique (Kozinets, 2009), permettant de développer une source d’information secondaire et de faciliter l’immersion dans les communautés. 3.2 Consommation de fantasmes archétypaux Les fans passent assez peu de temps à parler de la musique de leurs artistes ; celle-ci est perçue comme un lieu commun de connaissance et de plaisirs, qui relève souvent de 10 l’indicible et de l’immersion individuelle. Les conversations de fans portent le plus souvent sur ce qu’incarne la star et ce qu’elle inspire à ses fans. La consommation fan s’exerce souvent en empathie et dans l’admiration d’une figure stéréotypée et idéalisée. Dans la communauté Tokio Hotel, les quatre jeunes hommes composant le groupe sont élevés au rang de figures archétypales : les jumeaux Bill et Tom incarnent l’extraordinaire et extravagante gémellité tandis que les musiciens Gustav et Georg représentent les figures de la timidité, de la patience, de la simplicité et de la régularité morale. Les fans de Tokio Hotel s’affilient souvent à l’une des quatre figures proposées selon leurs affinités aux modèles moraux qu’ils représentent et selon également une dynamique de distinction interne au fandom. Le stade le plus avancé de l’affiliation est celui où les fans se qualifient selon des adjectifs « partisans » tirés des prénoms des musiciens admirés (e.g. Billiennes, Tomiennes…). On relève ce même phénomène d’affiliation affinitaire autour du personnage préféré chez les fans de la série X-files (Kozinets, 1997). Les fans ont bien conscience de l’importance de cette proximité affinitaire ressentie vis-à-vis des artistes : « Quand on voit des vidéos d’eux, on a l’impression de voir des potes à nous » - Lydie, 20 ans. « C’est bête de dire ça, mais c’est un peu comme des membres de la famille, en fait... Des amis, un cercle d’amis proches » - Marion, 21 ans. Les fans de Lady Gaga évoquent la chanteuse comme un leader politique autant que comme une chanteuse : elle est pour eux la meneuse d’une sorte de révolution culturelle à mener à l’échelle individuelle et qui consacre la créativité artistique et l’expression libre de son originalité personnelle. Un ethos commun très fort est développé dans son fandom autour des droits des homosexuels et de l’idée d’une liberté individuelle totale, articulée autour de la 11 mode et de la mise en scène de soi. Les fans de Lady Gaga se photographient souvent en faisant le signe du « paw » de la main, un geste imitant un coup de griffe. Le texte suivant, attribué à Lady Gaga et décrivant le sens de ce geste, circule beaucoup sur les blogs et forums de fans : “ The ‘Little Monster’ Paw: it’s a celebration of our identity, a reflection of our personality. It represents freedom, freeing yourself from all of life’s insecurities, rules, freeing yourself from society and its demons. It’s the religion of the insecure, the religion that knows no gender - only acceptance. We were born with a spark that only a few have; only we understand it. We’re fighters ready to sweat and kill for what we believe it. We’re proud of what we are, proud of what we were always meant to be: MONSTERS. Same DNA, Born This Way. » -Citation issue du forum http://gagafrance.xooit.fr Le développement d’un ethos fort autour de l’artiste musical rappelle un phénomène analogue chez les fans de Star Trek, qui ont développé toute une culture idéologique et politique autour du produit culturel et de ses narrations (Kozinets, 2001). Chez les fans de Johnny Hallyday, les événements de l’actualité sont souvent négociés selon l’archétype de « Johnny l’invincible », qui survit depuis cinquante ans sur la scène artistique et médiatique et qui revient de tous les déboires commerciaux et de santé. Les fans d’Hallyday passent beaucoup de temps à se rapporter les anecdotes de cette invincibilité qui, à leurs yeux, est l’incarnation du rock’n’roll. Une conversation entre deux fans d’une quarantaine d’année rapportait notamment la désillusion d’un fan au sujet de la chanson « Je suis né dans la rue » de Johnny Hallyday, où le chanteur raconte être né dans les bas-fonds d’une ville. En lisant une biographie, ce fan a constaté que Johnny Hallyday était né dans un hôpital. Hors, il avait intégré spontanément la chanson sus citée comme relevant d’un fait 12 authentique. Cette anecdote révèle bien l’importance du fantasme archétypal engendrant la fascination des fans pour la star, fascination motrice dans le phénomène de consommation. Chaque fait d’actualité est ainsi interprété en fonction de l’archétype, lui-même constitué par l’enchaînement des œuvres et actualités qui donnent forment à la carrière de l’artiste. L’artiste musical constitue ainsi une source d’interprétation intarissable : l’activité interprétative se poursuivant au-delà même de la cessation de l’activité de l’artiste, comme Le Bart (2004) l’a très bien montré avec les Beatles. Dans le fandom Michael Jackson, on retrouve souvent dans les conversations le champ lexical du messie. Michael Jackson est interprété par les fans, surtout depuis sa mort, comme un être suprême et incompris, une figure christique venue délivrer un message de paix et de tolérance et qui a été « sacrifiée » par des pouvoirs médiatiques qui l’ont caricaturée et rejetée. Au-delà de la musique de Michael Jackson, c’est ce message qui est consommé et discuté par les fans, message que les fans vont rechercher dans les paroles des chansons (Earth Song, Black or White) et dans les nombreux ouvrages biographiques et articles d’analyse écrits sur le chanteur. Comme pour Lady Gaga, Michael Jackson est utilisé par les fans comme un guide spirituel leur permettant de pratiquer un développement personnel. A la question « Qu’est-ce que vous fascine le plus chez Michael Jackson ? », voici ce que nous a répondu une fan lors d’une convention dédiée à l’artiste : « Le personne… hormis sa musique, c’est clair, en plus les chansons que je préfère c’est pas ses plus connues, c’est plus son côté humanitaire, genre Earthsong, c’est comme Man in the mirror, c’est vraiment ces chansons-là qui ont des messages à apporter, ça reflète vraiment qui était michael en fait. (Intervieweur) – Quels étaient ces messages ? 13 - Tout simplement s’aimer les uns les autres, il avait fait un discours en 2002 en Angleterre avant un match de foot où il avait dit « prenez-vous tous la main » et dites-vous que vous vous aimez même si vous ne vous connaissez pas, c’est ça qui peut changer le monde, le fait que les gens puissent s’aimer... Un message d’amour avant tout et faire le bien autour de soi autant qu’on le peut, s’aider les uns les autres » - Véronique, 43 ans. 3.3. L’artiste musical comme point de départ d’une consommation communautaire quasiment autonome Les fans ne se placent pas dans une consommation musicale passive, ils développent des pratiques plurielles en participant au processus créatif, imaginatif et symbolique de l’artiste musical. Les thématiques et récits transversaux aux différents groupes, aux différentes idiocultures dans la communauté, deviennent des mythes, qui contiennent des fantasmes et représentations collectifs. Le produit de base, le groupe de musique, sert de point de départ au déploiement d’un univers riche en symboles et significations stimulant pour les fans. A partir de cet univers co-créé par la star et ses fans, se déploie une dynamique communautaire consommée en tant que tel : « Souvent, je passe toute une journée immergé dans TH. Je commence le matin, je finis le soir ; entre les vidéos youtube, les blogs des autres fans, les forums, les mails, les fan arts, les fan fictions, les tweets... Les photos envoyées d’un peu partout aussi... Je suis sur TH toute la journée, il y a des trucs nouveaux à voir tous les jours » (Julie, 22 ans). On retrouve cette dynamique communautaire très intensément développée dans les fandoms aux pyramides des âges les plus juvéniles ;Tokio Hotel et Lady Gaga, ce qui laisse à penser que les pratiques de consommation musicale évoluent dans ce sens. Les fan clubs sous forme d’association à siège, les fanzines imprimés, sont des structures qui continuent d’exister dans 14 les fandoms les plus anciens comme ceux de Johnny Hallyday et Michael Jackson, mais font de plus en plus figure de vestige, laissant peu à peu la place à des réseaux et moyens de communication autrement structurés, en ligne, permettant l’organisation spontanée et décentralisée de rencontres (les fan parties) et de regroupements d’hommage et de création collective. On citera chez Tokio Hotel, le TH day, où les fans des villes du monde entier se regroupent dans les grandes villes pour filmer des offrandes et représentations offertes au groupe et, chez les fans de Lady Gaga, les nombreuses compilations vidéos de fans arborant les symboles et la gestuelle communautaires, vidéos parfois reconnues et promues par Lady Gaga elle-même. Conclusion : Perspectives et enjeux Nous retenons ainsi deux points de convergence de notre étude comparatiste sur les fandoms musicaux : (1) Les fans consomment un univers total plutôt que simplement de la musique. Cette évolution dénote de l’importance grandissante de la figure de l’ami médiatique, théorisée par Meyrowitz (2002) : la star, intensément « fréquentée » par une multitude de fans à travers les médias, par la presse people et les réseaux sociaux notamment, acquiert aux yeux des fans une certaine aura familière. La star devient « l’ami » qu’on croit connaitre. (2) Autour de ces amis médiatiques se développe des structures sociales, des communautés, qui développent, par Internet, des productions et une consommation internes. Se servant des messages de la star comme de la matière première, ils s’investissent dans un travail d’interprétation et de rétro-création permanent. Ce foisonnement communautaire tient les fans actifs et perpétuellement « nourris » par leur passion. 15 L’industrie musicale pourrait s’inspirer de ces changements dans les pratiques de consommation musicale, apparaissant dans les fandoms les plus anciens (Hallyday, Jackson) et prépondérants dès l’origine dans les fandoms les plus jeunes (Lady Gaga, Tokio Hotel), pour repenser les bases de son activité commerciale. Il s’agirait pour l’industrie de se décentrer de la marchandisation de « chanteurs » pour miser sur la mise en scène « d’amis médiatique ». Cette évolution est déjà partiellement comprise par certains manageurs. On citera en exemple Tokio Hotel, qui compte parmi ses meilleures ventes de DVD un produit non musical ; le THTV, un ensemble de films à mi-chemin entre le documentaire et la série qui immerge les fans dans le quotidien des membres du groupe. Dernièrement, Lady Gaga parait être en pleine conscience et maitrise de ce phénomène d’amitié médiatique. Entre février 2009 et aout 2011, la chanteuse a publié plusieurs centaines de messages sur son compte Twitter dont environ 65% communiquaient sur des éléments non promotionnels : vie privée, humeurs, opinions politiques, etc. L’étude comparatiste des fandoms musicaux par l’ethnographie multisite nous permet ainsi de travailler à comprendre l’évolution des consommateurs de musique dans leurs pratiques et besoins et nous permet de tenter d’anticiper des changements de fond dans l’industrie. Ici, nos résultats laissent clairement entrevoir une nouvelle étape dans la starification des artistes, ceux-ci passant de musiciens à amis médiatiques. Ce type de démarche peut constituer un appui capital dans la réflexion à mener sur l’avenir d’industries culturelles en crise. 16 Bibliographie Arnould E. J. et Thompson C. J. (2005), Consumer culture theory (CCT): twenty years of research, Journal of Consumer Research, 31, 4, 868-882. Arnould E. J. et Wallendorf M. 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