DESIR, SENS ET SIGNIFICATION CHEZ SARTRE

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DESIR, SENS ET SIGNIFICATION
CHEZ SARTRE
Phénoménologie du langage
comme existence sensée
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée parDominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
TIs'agit de favoriser la confrontaûon de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y eonfondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences hmnaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Fred FOREST, Pour un art actuel, 1998.
Lukas SOSOE, Subjectivité, démocratie et raison pratique, 1998.
Frédéric LAMBERT, ].Pierre ESQUENAZI,
Deux études sur les
distorsions de A. Kertész, 1998.
Marc LEBIEZ, Éloge d'un philosophe resté païen, 1998.
Sylvie COIRAULT-NEUBURGER,
Eléments pour une morale civique,
1998.
Henri DREI, La vertu politique: Machiavel et Montesquieu, 1998.
Dominique CHATEAU, L' héritage de l'art, 1998.
Laurent MARGANTIN,
Les plis de la terre
- système
minéralogique
et
cosmologie chez Friedrich von Hardenberg (Novalis), 1998.
Alain CHAREYRE-MEJAN, Le réel et le fantastique, 1998.
François AUBRAL et Dominique CHATEAU (eds), Figure, figurai,
1999.
Michel ROUX, Géographie et complexité, 1999.
Oaude SAHEL, Esthétique de l'amour, Tristan et Iseut, 1999.
Didier RAYMOND (éd.), Nietzsche ou la grande santé, 1999.
Michel COVIN, Les mille visages de Napoléon, 1999.
@ L'Harmattan, 1999
ISBN: 2-7384-7673-2
Paulin Kilol Mulatris
DÉSIR, SENS ET SIGNIFICATION
CHEZ SARTRE
Phénoménologie du langage
comme existence sensée
Préface de Ghislaine Florival
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'HariDattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qç) - CANADA H2Y IK9
En mémoire de mon père,
Pascal Mulatris
et de mon oncle,
Rufln Ngalabier
A ma mère,
Colette Nsansube
Remerciements
Ce texte est une version retravaillée d'une dissertation
défendue, en 1996, à l'Université Catholique de Louvain.
doctorale
Pour sa première présentation et pour l'actuelle, je suis profondément redevable des encouragements
et des Conseils du professeur
Ghislaine Florival.
Le professeur Jean Ladrière a eu la patience de me consacrer de
longues heures d'échange d'idées et d'analyses critiques.
Je remercie mon épouse, Victoire Waka,et nos enfants
Pascal-Davis, Loïc et Olivia pour tout le temp~ qu'ils m'ont
remercie également ma mère, Colette Nsansube, et toute
Mulatris -:- Petronille, Philibert... - pour le soutien qu'ils
porté.
Charlène,
donné. Je
la famille
m'ont ap-
J'ai une dette particulière envers Gisèle et Paul Schmitz, Bruno
Schmitz, Christine et Thierry Francotte, Daniël Loobüyck, Mélanie et
Godefroid Mitsinga, Philomène Waka. Je suis également redevable à
Willy Okey, Alfred Bwidi, Willy Mulatris et Mumina Urbain qui m'ont
aidé dans la correction de ce texte. Je suis particulièrement
reconnaissant à Antonio Canedo, et à Munoz Angeles pour leur aide et leurs
conseils éditoriaux.
J'exprime aussi ma gratitude à tous les amis qui, de près ou de
loin, m'ont diversement soutenu: Gilbert Mubangi, Marocain Kanzenze, Fisolé Mudiasubu,Cléophas Leke, Anne-Marie Kam, Jean-Baptiste
Malenge, Jean-Baptiste Kabisa, Claude Musiteke, François Moke, Angélique Woleang et Fidéline Lukwasa. J'ai grandement profité des en~
couragements de Crispin Ngwey, Dominique Kahanga .et Théodore
Mudiji. Je suis reconnaissant à Urbain Etanga, Sylvain Itakenya, Rufin
Mika, Barthélémy Binia, Jean-Pierre Sieme, Henri Mukanym, Titus
Ndala.
Paulin Kilol Mulatris
Sigles
CR.D. :
J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique (précédé
de Questions de méthode).
E.E.:
J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions.
E.N.:
J.-P. Sartre, L'être
phénoménologique;
E.T.:
M. Heidegger, Être et temps.
Idée I :
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie,
l, Introduction générale à la phénoménologie pure.
Idée I/ :
E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie
et une phénoménologie
pures, T.II, Recherches
phénoménologiques pour la constitution.
R.L., lU :
E. Husserl, Recherches logiques, I/, Recherches pour la
phénoménologie et la théorie de la connaissance,
Première partie.
R.L.,III:
E. Husserl, Recherches logiques, T.I/I, Élément d'une
élucidation phénoménologique de la connaissance.
T.E. :
J.-P. Sartre, La transcendance de l'Ego. Esquisse d'une
description phénoménologique.
V.l. :
M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible.
et le néant, essai d'ontologie
Préface
Le thème d'une phénoménologie du langage chez Sartre, aujourd'hui, peut nous instruire doublement. D'une part, au sortir d'une
longue période structuraliste nous avons appris que le langage en sa
radicalité formelle exprime la structure essentielle de l'humain. Ainsi
l'analyse des relations syntaxiques, sémantiques et pragmatiques met
au jour l'architectonique des formes linguistiques et des règles comportementales en montrant qu'elles peuvent s'appliquer à tout domaine culturel; la vérité langagière se prend dans le jeu interrelationnel et synchronique des signes. Cette rationalité structuraliste évacue
comme non-essentielle l'intentionnalité sensée de la visée langagière,
telle que la phénoménologie l'avait mise en valeur. Or la rationalité
structuraliste s'est aujourd'hui impartie d'une nouvelle théorie en infléchissant sa dimension formelle vers l'action, de telle sorte que les
procédures de l'agir communicationnel, quoi qu'il en soit de leur retour au vécu, procèdent du même déterminisme, appliqué cette fois au
contexte concret d'un consensus langagier.
C'est pourquoi le thème du langage, pris à même l'oeuvre sartrienne, peut nous inviter à réinventer à nouveaux frais ce qu'il en est
de l'existence symbolique et herméneutique du sens. Il nous rappelle
l'émergence toujours cachée du sens, son excédence. Certes, ce qui
provoquait le renouveau du point de vue langagier grâce à la grille
structurale a pour contre-effet l'évaluation du sens de l'expérience
anthropologique. La puissance purement formelle du langage devenue
autonomie, - que la phénoménologie transcendantale et logique ne
pouvait encore inférer -, va faire place, a contrario, au delà de sa déconstruction structurale, à la réhabilitation concrète du sens; la structure vivante du langage, même aux prises avec ses articulations formelles, ne devrait pas pour autant perdre sa force signifiante.
12
DÉSIR, SENS ET SIGNIFICATION
C'est cette complexité naturelle d'un langage de l'action et du
sens que Monsieur Paulin Kilol Mulatris pressent lorsqu'il engage une
relecture critique de l'oeuvre sartrienne. Il y entend comme l'écho annonciateur du mouvement langagier qui doit nécessairement passer
par l'action pour pouvoir exister et faire sens. Formé aux méthodes
analytiques, l'auteur de ce livre ne va pas proposer la démarche de
Sartre à l'encontre d'un formalisme théorique, il va seulement en
comparer la dépendance, mais pour la dégager aussitôt, à l'égard de la
phénoménologie et de l'herméneutique, celle de Husserl et celle de
Heidegger. Il faut dès lors remonter en deçà des années soixante et déchiffrer, grâce au recul du temps, ce que Sartre a concrètement mis en
scène lorsqu'il expose expérience vive d'une parole parlante. N'étaitce pas déjà préfiguré dans l'appel à la créativité: « Qu'est-ce que la
littérature» (1948) ?
Il ne s'agit donc pas ici d'une théorie du langage chez Sartre, mais
bien plutôt d'une analyse en profondeur de ce que Sartre a fait émerger de .notre vécu quotidien, afin d'y reconnaître les sources langagières et l'enracinement des structures existentielles de sens. Le mouvement thématique consiste à retrouver le lieu originaire du sens à partir
de l'existence finie, qui se cherche. et se constitue constamment dans
le mouvement temporel de son effectuation, bien qu'il ne s'agisse jamais chez Sartre que d'une « totalisation toujours détotalisée ». Ainsi
le langage est acte d'exister: « signifier c'est se départir du non-sens,
oeuvrer à notre propre avènement comme sens ». Le procès langagier
est ontologiquement projet d'existence, institué dès l'origine par la
dynamique du désir en toute rencontre. Désir qui fait que toute parole
est don de soi, face à l'autre, dans une réciprocité transcendante,
elle-même toujours transcendée. De ce fait la parole vivante engage
immédiatement notre responsabilité: elle est essentiellement parole
donnée.
La phénoménologie husserlienne pense l'inscription du langage
comme l'expression de la conscience intentionnelle donatrice de sens,
le langage ressortit à l'expérience vécue d'une intercommunication
subjective, instaurant le champ commun de la Lebenswelt. L'herméneutique heideggerienne, quant à elle, souligne l'ancrage ontologique
du langage comme dimensionnalité de l'existence, comme être du Dasein. Reprenant à Husserl l'expérience de la conscience, Sartre l'inscrit dans le mouvement réfléchissant de l'ego transcendant, et c'est
pour y reconnaître le lieu de l'action sur le mode de l'expressivité langagière. D'autre part, à la différence de Heidegger, Sartre situe le sujet
agissant dans l'épreuve existentielle d'une finitude concrète. Le soi
corporel se révèle à soi dans l'altérité du pour-autrui et devient effectivement le reflet-reflétant du soi sous le regard de l'autre. L'écart dif-
Préface
13
férentiel de la rencontre engage désormais le geste d'une parole éthique.
Le langage fait l'événement de la rencontre concrète: il est action
pratique, tant Sur le mode de la prose que de la poésie, - les analyses
finement critiques des oeuvres de B. Parain, G. Marcel, M. MerleauPont y, P. Ricoeur, en témoignent. À ce stade du développement, Sartre retrouve les sources de la dialectique marxiste, ce qui lui permet
d'ouvrir l'expérience du langage à la société tout entière, et plus tard
aux différentes cultures. Il y prolonge la discussion sur les modes de la
rareté et de la violence. Mais c'est aussi à Freud que Sartre voue son
scénario critique de l'Inconscient et souscrit à l'expérience proprement signifiante de Flaubert. L'homme-sujet se prend dans l'être langagier, l'écrivain se vit sur le mode du pour soi, dans les mots, au profit du monde culturel.
Au bout du parcours ontologique et anthropologique, l'analyse
sartrienne se ressaisit sur un autre plan, par une sorte de circularité réflexive, s'élevant du désir lié à la déconstruction de l'ego à l'actualité
présente de l'engagement social du philosophe. La transcendance de
l'ego fait sens, se constitue langage, dans la lutte de chacun pour tous,
pour un monde plus sensé.
o
Cette interprétation originale du langage chez Sartre que présente
Monsieur Paulin Kilol Mulatris apporte un éclairage neuf sur la problématique pleinement actuelle du rapport entre le vécu et l'action. La
mise en relation signifiante du langage, à soi seule, répond au sens
originaire du désir, elle compense aussi en retour le manque existentiel que générait l'objectivité purement structuraliste. N'est-ce pas à
une sOrte de convergence du formel et du sens dans l'action éthique
que l'auteur finalement nous convie, message dont on admire tout
aussi bien l'éloquence, la nuance et le tact littéraires; ce qui confère à
ce très bel essai la marque d'un style, celui du philosophe comme de
l'écrivain?
Ghislaine Florival
Introduction
Les enjeux phénoménologlques
de la notion de signification
L'
.
AUTHENTICITÉ
de la démarche philosophique réside dans
son caractère fondamentalementréflexif..La philosophie se
définit comme une pensée du fondement, une pensée guidée vers la recherche des principes, des structures qui soutiennent tout le domaine de l'apparence. Elle s'établit ainsi comme un
retour sur l'expérience, c'est-à-dire sur tout ce qui est naïvement vécu
ou éprouvé.
Dès l'aube de la philosophie, ce retour réflexif sur l'être humain a
révélé le logos comme une structure essentielle de l'être humain.
Aristote définit l'homme comme le vivant qui a le logos. Et ce logos
est à la fois entendu comme parole, pensée et langage. Une telle compréhension de l'homme consacre l'importance d'une réflexion sur le
langage au sein de toute démarche philosophique portée vers une élucidation de l'expérience humaine. Comment, en effet, penser l'expérience humaine sans tenir compte de cette structure « logique» qui lui
est essentielle? Quel est le statut du logos.?
La triplicité du concept de logos - comme parole, discours et
-
pensée!
ouvre, à propos de la réflexion sur la dimension langagière
de l'être humain, un vaste domaine au sein duquel cette question du
fondement peut sans cesse être reposée. Comment, en effet, établir le
sens de ce concept à travers sa triple acception sans oublier ses autres
aspects? Comment l'autonomie culturelle du langage, objet possible
des considérations analytiques, se génère-t-elle à partir de son expression comme «structure anthropologique» ? Au fond, comment se
détermine le sens de cette dimension langagière de I'homme?
I Cf. P. FOULQUI~ Dictionnaire
de la langue philosophique,
Paris, P.D.F., 1962.
18
DÉSIR, SENS ET SIGNIFICATION
sartre! nous invite à penser toute la question du langage à partir
de sa formulation originelle comme trait anthropologique. Nous ne
pouvons saisir le langage qu'en nous reportant à cet être dont
l'inachèvement est un trait ontologique fondamental. Comme tel, il se
spécifie comme un être en manque de totalité, un sous-homme en
quête d'humanité ou de sens. C'est cette quête structurelle que traduit
le concept d'existence. Exister, c'est projeter un sens, faire l'expérience de son propre inachèvement. C'est que, en fait, une lucidité téléologique anime chaque projet existentiel et l'exprime comme un
projet auto-compréhensif. L'existence est, comme compréhension,
mise en œuvre quotidienne d'un logos, d'une réflexion qui se dit pure
et authentique.
Comprendre l'homme, c'est le saisir comme être existant, l'approcher du point de vue de sa dynamique interne comme projet d'un
sens. C'est dire que la démarche philosophique, en sa portée fondamentalement compréhensive, est appelée à rejoindre l'existence naïve
comme le domaine où la réflexion elle-même découvre son mode
d'être originaire. Dans ce domaine, l'homme apparaît comme un être
fini ou inachevé, un être qui porte des déterminations corporelles et
socio-historiques données. Une telle finitude concerne tout projet humain en tant que projet existentiel; et par conséquent, elle concerne
l'interrogation philosophique elle-même. L'existence est le domaine
d'où la pensée philosophique elle-même tire son sens.
C'est son statut d'être marqué par la quête de sens qui établit
l'homme en être langagier, en être signifiant. En tant que tels, nous
sommes des êtres structurellement et positivement mus par un désir du
sens et en constante totalisation. Et ce désir soutient toute notre action
dans le monde et notre ouverture aux autres.
Fondamentalement, le langage ne peut être séparé du mouvement
même de l'existence. Il est une modalité de la pratique de l'homme.
Ainsi, nous ne pouvons saisir le langage sans nous reporter à notre
existence en tant que mise en œuvre continue d'une réflexion pure,
c'est-à-dire, sans nous reporter à notre existence en tant qu'autocompréhension d'un projet de sens. L'existence, comme projet, cons1 lean-Paul
Sartre (1905-1980),
auteur contemporain d'une cinquantaine d'œuvres qui
couvrent plusieurs domaines et rendent difficile sa classification dans un genre spécifique: roman, théâtre, cinéma, la biographie, autobiographie,
philosophie...
De son œuvre philosophique,
nous pouvons retenir quelques traités majeurs: lA transcendance de
l'ego (1936), L'imaginaire
(1940), L'être et le néant (1943) et la Critique de la raison
dialectique (1960). À travers toute son œuvre, se profile une idée: le primat du vécu sur
toute approche théorique. Ce primat du vécu établit l'unité des multiples faces de cette
grande œuvre.
Introduction. Lesenjeux phénoménologiques de la notion de signification
19
titue ainsi un domaine où le logos peut être saisi en sa forme unitairè
comme signification et compréhension. Ceci signifie que la triplicité
ci-dessus évoquée s'entend comme unè co-provenance essentielle de
la pensée et du langage (parole, discours).
Ce texte s'organise autour d'un souci de dégager la notion de signification à partir du projet de sens constitutif de tout acte humain.
C'est cette approche téléologique de l'acte humain qui exprime l'existence humaine comme une existence sensée. Car c'est dans l'horizon
du sens que nous existons, que nous signifions. Le langage est cette
vie significative qui se laisse entendre comme une vie pratique, se
tisse à travers notre contact aux choses et le désir du sens en est la
trame. Le désir traduit ce lien qui, en nous menant vers le sens comme
notre propre possibilité, nous fait rencontrer l'autre. À travers la dynamiquedu désir, nous découvrons le langage comme une expression
du mode d'être social de l'homme.
Ceci signifie que ramener la compréhension du langage au niveau
de la vie active et naïve contribue à mettre en lumière sa portée éthique. Car c'est en sous-hommes ou en hommes inachevés que nous signifions. L'enjeu de tout acte de signification est, ainsi, l'humanité de
l'homme. Comment dès lors signifier sans se sentir soi-même compromis? L'idée de l'engagement traduit une affirmation du caractère
fondamentalement utilitaire, c'est-à-dire existentiel du langage. Cette
utilité du langage se mesure par sa capacité de concourir au projet de
sens
-
au projet d'humanité
-
qui structure l'être humain.
Ce prélèvement du langage à partir de la finitude de l' homme révèle une finitude inhérente au langage lui-même. Cette finitude se
rapporte au mode d'être du .langage comme donnée historico-sociale.
Nous surgissons toujours dans un contexte où les autres nous précèdent et imprègnent le monde dè leurs significations propres. Le langage nous précède ainsi comme une donnée culturelle, une institution
régie par des structures auxquelles nous sommes appelés à nous soumettre et que nous pouvons analyser. Signifier c'est intégrer ces significations figées et héritées qui rendent finalement utopiqu~l'idée
d'une conscience vierge. Saisir la conscience à travers le jeu inconditionnel de ses interrelations avec ses déterminations contextuelles,
c'est la comprendre comme un vécu. Ce vécu est le lieu du jaillissement originel du logos en tant que celui-ci dépasse le cadre d'une pure
intelligibilité analytique et s'ouvre à une approche plutôt compréhensive ou dialectique.
Notre choix de mèner ces réflexions sous la conduite de l'œuvre
sartrienne repose sur une curiosité. Sartre a culturellement marqué
notre époque. Il a défendu durant toute sa vie d'écrivain l'idée d'une
20
DÉSIR, SENS ET SIGNIFICATION
littérature engagée. On l'a vu défiler, journal à la main, multiplier
toutes sortes de déclarations pour dénoncer toutes sortes d'abus ou
d'injustices: la faim, la misère, la colonisation... Pour lui, vraiment,
le langage est action. Il disait, en effet, « Un écrivain qui prend des
positions politiques, sociales ou littéraires ne doit agir qu'avec les
moyens qui sont les siens, c'est-à-dire la parole écrite »1. Comment
donner philosophiquement sens à une telle affirmation? Quelle conception a-t-il eu de la pratique langagière, pour pouvoir en faire une
arme contre toute forme d'injustice?
Cette option pour Sartre signifie aussi que nous avons élu, comme
le dit J. Colombel, une « œuvre aux mille têtes »2. L'œuvre sartrienne
touche à plusieurs thèmes philosophiques dont celui du langage, bien
que présent, est un des moins élaborés. Cela peut se justifier par le fait
que, en tant qu'action, le langage est quelque chose d'inchoatif dont
une vue totalitaire ne peut être que partielle et abstraite. Le regard authentique est celui qui plonge dans l'action signifiante elle-même dans
son caractère naïf. À ce niveau, la difficulté que nous avons rencontrée est d'arriver à reconstituer une thématique du langage à partir
d'une pensée qui se veut, elle-même, pré-thématique et dont la continuité ne peut être « rationnellement» reconstituée. Comment structurer scientifiquement une compréhension spontanément hostile aux paramètres analytiques?
Pour amenuiser cette première forme de difficulté, nous situons
nos investigations dans un domaine qui leur est approprié, le domaine
existentiel. La méthode adoptée est essentiellement phénoménologique. C'est sous la forme d'un va-et-vient entre l'œuvre sartrienne et
notre expérience propre que nous organisons l'ensemble de ces réflexions, dont l'objet est, rappelons-le, de dégager la portée existentielle du langage. Car l'existence, c'est ce qui «est là, autour de nous,
en nous, elle est nous; on ne peut pas dire deux mots sans parler
d'elle [...] >~.Ainsi, sommes-nous appelés à rejoindre notre expérience propre et quotidienne de signification pour comprendre ce sens
existentiel du langage qui s'entend comme un sens existentiel de la
démarche ou de l'interrogation philosophique elle-même. Celle-ci
nous ramène toujours au centre de nous-mêmes et nous insère dans la
réalité.
1M. CONTAT
et M. RYBALKA,
Les écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie com-
mentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 402.
2 J. COLOMBEL, Sartre. 2. Une œuvre aux mille têtes. Textes et débats, Paris, Le livre de
Poche, (1986).
3 J.-P. SARTRE,La nausée, Paris, Gallimard, 1938, p. 162.
Introduction.
Les enjeux
phénoménologiques
de la notion
de signification
21
Toute philosophie ne se situe ni au-dessus, ni à côté d'autre chose.
Elle ne peut pas être dérivée. Toute philosophie se définit elle-même
par sa réalisation. Ce qu'elle est, on ne peut le savoir que par
l'expérience; [...] elle est à la fois l'accomplissement de la pensée
vivante et la réflexion sur cette pensée, ou l'action et le commentaire
sur l'action. Seule l'expérience personnelle permet de percevoir ce
qu'on peut trouver de philosophie dans le monde) .
Ce va-et-vient signifie que nous respectons la globalité de l'œuvre
sartrienne en suivant, pas à pas, ses contacts et évolution dans le
temps. Cette œuvre est elle-même abondante et jouit d'un grand nombre de commentaires. Notre attention s'est portée d'abord vers
l'œuvre proprement philosophique avant d'en rechercher les appuis
dans l'œuvre littéraire et dans certaines interventions de l'auteur ou
dans les commentaires qui s'y réfèrent. D'où l'importance de certains
recoupements et rapprochements, parfois risqués, auxquels nous avons
recours pour en saisir l'inspiration principale. Cette inspiration est
toujours rapportée à notre propre expérience langagière.
Ces impératifs guident la manière dont nous divisons ce texte. La
première partie a pour objet de recontextualiser Sartre par rapport à
ses premières sources. L'orientation philosophique de Sartre se fixe à
partir de sa lecture de Husserl .dont il retient un concept phénoménologique important, celui de l'intentionnalité. Celle-ci se rapporte fondamentalement à l'ego pur que Husserl pose en site premier de toute
objectivité. Dans le sillage de l'ego pur et concernant proprement la
question du langage, ce qui intéresse la phénoménologie pure, c'est
moins les faits réels (empiriques) du langage que les vécus de conscience dont ces faits servent de médiation. C'est dans cette perspective qu'il convient de lire le sens de la restriction que Husserl
s'impose dans sa réflexion sur le langage:
[...] nous excluons le jeu de la physionomie et les gestes dont nous
accompagnonsspontanémentnos paroles et en tout cas sans intention
de communication,ou dans lesquelles, sans le concours de la parole,
l'état d'âme d'une personne vient à « s'exprimer» de manière compréhensible pour son entourage. De telles manifestationsne sont pas
des expressions au même sens que le discours, elles ne constituent
pas comme celui-ci, dans la consciencede celui qui s'extériorise, une
unité phénoménale avec les vécus manifestés; avec elles un être ne
communique rien à un autre, il lui manque dans la manifestationde
ces vécus l'intention d'exposer de manière expresse quelque «pen-
)
K. JASPERS, Introduction
à la philosophie,
Paris, Plon, 1982, p. 1L
22
DÉSIR, SENS ET SIGNIFICATION
sée » que ce soit, aussi bien pour les autres que pour lui-même, en
tant qu'il est seul avec lui-même'.
Comprendre le langage revient, pour Husserl, à lire sa portée existentielle (réale) à la lumière de sa structure noétique fondamentale
comme vécu de sens.
C'est cette compréhension du langage à partir de la visée noétique
qui est contestée par Heidegger. Les arguments qui soutiennent cette
contestation heideggerienne constituent, en partie, une source
d'inspiration pour Sartr~. Heidegger pose la réalité humaine (Dasein)
en site premier de la démarche phénoménologique. Le réel et les multiples vécus de conscience se trouvent désormais pris en compte sous
la catégorie de la quotidienneté et articulés sur le concept de « souci ».
Le souci désigne le comportement d'ouverture-au-monde (compréhension), ou encore l'existence comme le propre de la réalité humaine. Ainsi, Heidegg~r comprend plutôt existentialement le concept
d'intentionnalité en le liant à l'existence comme mode d'être du Dasein. Le souci est, en son caractère circonspectif, la voie d'accès au
sens, c'est-à-dire à l'être.
Or, Heidegger nous interdit de reporter à l'homme ordinaire, à
l'homme historique, les considérations qui portent sur le Dasein. Le
Dasein est, nous signifie-t-il,
[...] neutre à l'égard d'être-moi et d'être-toi; [...] Toutes les propositions essentielles d'une analyse ontologique de la réalité humaine
dans l'homme anticipentsur cet existant, et c'est par ce devancement
qu'elles le saisissentencore dans une telle neutralit&.
Le concept de neutralité permet à Heidegger de démarquer son analytique existentiale d'une approche anthropologique. La phénoménologie heideggerienne se,meut dans ce schéma dualiste: inauthenticitéauthenticité, impropre-propre, bavardage-écoute... Le mouvement de
la réduction phénoménologique se présente comme une remontée vers
le sens, ou vers l'être, cette patrie historiale du Dasein. Nous autres,
hommes historiques, nous nous cantonnons d'ordinaire loin de cette
patrie. L'ontologie heideggerienne voit, dans cette remontée vers le
sens, une condition de compréhension du langage à partir de sa provenance essentielle, l'être. La phénoménologie du langage s'effectue
sous la forme d'une herméneutique du sens comme ce à quoi le souci
est, ontologiquement, branché.
,
E. HUSSERL, Recherches logiques, Il, Recherches pour la phénoménologie
et la théorie de la connaissance,
Première partie, Paris, P.D.F., 1961, p. 38 (<<R.L, 11.1 »dans la
suite du texte). Je souligne.
2 M. HEIDEGGER, Question l, Paris, Gallimard, 1968, p. 134.
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