Le mythe de la Croisade Avec le temps et le développement de la propagande franquiste, le thème de la Croisade va prendre en effet une importance capitale ; la guerre civile devient véritablement une guerre de religion, comme en témoigne, exemple parmi beaucoup d’autres, le court métrage réalisé en 1940 par le cinéaste « officiel », Saenz de Heredia, sous le titre Via Crucis de Nuestro Señor por tierras de España.139 Les diverses « stations » du chemin de Croix permettent d’assimiler la passion du peuple espagnol à celle du Christ. Le Caudillo apparaît comme une véritable incarnation du Sauveur. Certes les sentiments chrétiens du généralissime ne font aucun doute, et son respect pour l’Église catholique est indéniable. Mais son action et ses discours témoignent plus d’une hostilité absolue à l’idéologie communiste (son anticommunisme date de loin, probablement de l’époque où il dirige à Saragosse l’académie militaire ; en tout cas, 141 il a adhéré dès 1934 à l’entente internationale anticommuniste) et surtout à la francmaçonnerie (qu’il ne cessera de condamner et de poursuivre avec acharnement140 depuis le décret du 15 septembre 1936 qui déclare les associations maçonniques contraires à la loi, et qui décide la confiscation de tous les biens appartenant à ces associations) que de la volonté de se présenter comme un combattant du Christ. Et, s’il emploie, dès le début du soulèvement, le terme de Croisade, il n’y met assurément à cette date aucune connotation religieuse.141 Sans doute l’adhésion de l’Église catholique au Mouvement at-elle été forte dans son ensemble. Il suffit de rappeler les prises de position sans nuances de l’évêque de Pampelune ou la lettre pastorale du 30 septembre 1936 de l’archevêque de Salamanque, Mgr Plá y Daniel142, assimilant le soulèvement militaire à un combat « en faveur de la civilisation chrétienne... contre les hommes sans Dieu... et sans patrie », pour en être convaincu... Rien d’étonnant à cela si l’on se réfère aux 142 prises de position traditionnellement conservatrices de la grande majorité des dignitaires ecclésiastiques, et si l’on se souvient des violences anti-religieuses qui ont marqué la révolution populaire. Il s’agit bien, pour certains d’entre eux, de mener une « Croisade contre la persécution ». Sans doute les déclarations excessives de certains évêques espagnols n’engagent-elles pas l’Église dans son ensemble, et l’attitude du Vatican reste-t-elle singulièrement prudente dans les premiers temps. Outre la réserve naturelle qui s’exprime à l’égard d’un pouvoir insurrectionnel, le Saint-Siège ne peut faire abstraction des prises de position des catholiques basques en faveur de la République. Certaines violences commises par les insurgés (l’exécution notamment de seize prêtres basques dans les premiers mois de la guerre) renforcent ces réticences. Si la Papauté se réjouit des premières mesures prises par le gouvernement franquiste en faveur de la religion, et si une discrète négociation peut se nouer avec les nationalistes dès la fin de 143 1936 par l’intermédiaire du cardinal Gomá, il faut attendre l’année 1938 (exactement le 24 juin) pour que soient établis des rapports diplomatiques, incluant l’établissement d’une nonciature à Salamanque. Jusqu’alors, le Vatican était représenté à Burgos par un simple chargé d’affaires. L’élection de Pie XII à la papauté se traduit par une attitude nettement plus favorable à la cause de l’Espagne nationaliste, « la patrie élue de Dieu143 ». Mais le retour souhaité par les deux parties au régime concordataire n’interviendra que beaucoup plus tard, en 1953, après de longues et difficiles négociations... Cependant, et sans qu’il faille surestimer son importance en Espagne même, la publication, en date du 1er juillet 1937, de la lettre collective des évêques espagnols, rédigée par le cardinal Gomá et signée par l’immense majorité des prélats144, marque bien le ralliement officiel de l’Église catholique à la Croisade et apporte au soulèvement la légitimation religieuse qui lui manquait. En refusant le caractère de « guerre de classes », 144 en acceptant de voir dans l’insurrection un « plébiscite armé » contre « le complot communiste », et de le justifier par son double aspect de guerre sainte (« guerre sainte et la plus sainte que l’histoire ait connue », écrira plus tard Menéndez-Reigada) et de « défense des valeurs traditionnelles », la haute Église apporte aux militaires une précieuse caution, qui va bien au-delà des frontières pyrénéennes.145 En affirmant « qu’elle ne pouvait rester indifférente dans la lutte », elle choisit son camp, en dépit de toutes les réserves et de toutes les rectifications qui pourront être formulées par la suite. Le cardinal Gomá n’affirmerat-il pas, quelques mois plus tard146 : « Il faut remporter la victoire au bout de l’épée », formule tout de même audacieuse pour un prélat. L’importance de cette prise de position collective est soulignée par les déclarations, souvent plus radicales encore, qui l’accompagnent dans le courant de l’année 1937, et par l’abondante littérature qui entend l’expliciter. On a fait un sort particulier à 145 l’œuvre du père Menéndez-Reigada, affirmant que l’Espagne franquiste accomplit les desseins de Dieu.147 Je me contenterai de citer l’édition de 1949 (dix ans après la fin de la Guerre civile) d’un manuel d’histoire d’Espagne, destiné aux classes primaires, et fortement marqué par l’inspiration phalangiste : la défense de la civilisation chrétienne et de la patrie y est mise au premier plan, avant même le rétablissement de l’ordre. Écho populaire au texte publié en 1938 par José Pemartín, théoricien officiel de la Phalange : « Notre fascisme doit se fonder sur une base historique catholique et traditionnelle.148 » Il va de soi que cette formule ne reflète pas l’opinion de l’ensemble du clergé espagnol. Mais la censure ne permet pas toujours de faire connaître les réserves, voire les oppositions de certains évêques à de semblables affirmations. Quoi qu’il en soit, « le mythe de la Croisade149 » contre les forces du mal, incarnées dans le communisme, survivra largement à la Guerre civile. Il justifie certains excès et 146 reconnaît à Franco une destinée exceptionnelle. Les affrontements de la guerre froide lui permettront de revendiquer une vision prémonitoire de l’histoire et de se présenter, plus que jamais dans les difficiles années cinquante, comme la « Sentinelle de l’Occident150 ». Dans l’immédiat, il contribue à renforcer le pouvoir charismatique du Caudillo, instrument de la volonté divine, investi d’une mission providentielle151, « défenseur de l’Église et chevalier du Christ152 » et à souligner, aux yeux de tous les catholiques, en Espagne et hors d’Espagne, le caractère sacré du combat engagé par les nationalistes en juillet 1936, et qui a pris, par la suite, une dimension internationale. 147