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Michèle Jolé La sociologie urbaine à Strasbourg avec Henri Lefebvre
s’inscrit au départ, comme celle sur le
monde rural, dans une pensée marxis-
te, qu’il entend, « non pas comme un
modèle dénitif de pensée et d’action,
mais comme une voie, celle de la réa-
lisation de la philosophie à travers sa
critique radicale ». Sa sociologie est
envisagée comme « l’étude de la prati-
que sociale et de la quotidienneté ». La
vie quotidienne est en eet pour lui
le lieu du changement par excellence
(autant que celui de la production),
où « les besoins sont programmés, mais
aussi matière et résidus échappant aux
puissances et aux formes qui impo-
sent leur modèle » : un quotidien par
excellence ambigu. « Donc la vie quo-
tidienne sert le déploiement du monde
de la marchandise et du monde de
l’État, mais, – et c’est l’étape essen-
tielle pour nous –, la société dans son
ensemble se transforme et d’industrielle
devient urbaine ». S’il y a bifurcation,
dit-il, dans son parcours du rural à
l’urbain, du monde de la production
à celui de la consommation, à celui
de la vie quotidienne, c’est qu’il y a
« un objet nouveau, une modication
dans la pratique ». L’urbanisation l’em-
porte dans la problématique – avant
de l’emporter dans l’élaboration des
concepts. La ville, son éclatement,
« une prolifération démesurée de ce qui
fut jadis la ville », la société urbaine et
l’« urbain », superposent leurs contra-
dictions (intégration et ségrégation,
formes de centralité) à celles de l’ère
industrielle et de l’ère agricole.
Deux articles de la Revue française
de sociologie sur « Les nouveaux ensem-
bles urbains : un cas concret, Lacq-
Mourenx et les problèmes urbains de
la classe ouvrière » (1960) et « Utopie
expérimentale : pour un nouvel urba-
nisme » (1961), que d’autres articles
complèteront progressivement, sont
les points de départ et posent les sou-
bassements de la pensée d’Henri Lefe-
bvre sur l’urbain. Ils traitent des deux
volets, à son avis complémentaires,
d’une interrogation sur le devenir de
nos sociétés, à travers son symptôme
le plus nouveau et le plus traumati-
sant : « la ville nouvelle », « le grand
ensemble », dont la référence géogra-
phique initiale est Lacq-Mourenx, ville
implantée en pleine campagne, dans
une région presque sous-développée,
à partir d’un plan-masse, décidée par
l’État et, de ce point de vue, « un vérita-
ble laboratoire social ». Dans ces deux
articles, Henri Lefebvre argumente sur
la nécessité d’une double orientation
de la recherche et de l’action : com-
prendre ces nouveaux espaces sociaux,
en quoi ils s’opposent à ceux des villes
historiques, « spontanées » et simul-
tanément comprendre – en faire une
critique si nécessaire – ces nouvelles
démarches de l’urbanisme, qui consis-
tent à créer des villes ex nihilo et tenter
d’en proposer de plus pertinentes, d’où
sa notion de « nouvel urbanisme ».
Et l’urbanisme alors ? n
Henri Lefebvre fait l’eort, au-delà
des constats d’échec de l’urbanisme
fonctionnaliste, d’analyser la pensée
programmatique qui caractérise ce
dernier et de ne pas se contenter d’en
déplorer les eets, notamment dans les
grands ensembles : « À nous de dégager
la signication de cette énorme expé-
rience négative ». Il renvoie ainsi dos-à-
dos ceux qui sont pour et ceux qui sont
contre les grands ensembles.
Une pensée programmatique,
selon lui, doit éviter deux écueils, la
simple constatation empirique et la
construction à priori d’une cité idéale.
La méthode doit passer entre le pur
« practicisme » et la théorisation pure.
En eet, pour lui, la pensée program-
matique opère sur des objets virtuels
et les confronte à l’expérience parce
qu’elle veut faire entrer l’objet ima-
giné dans la pratique. Ce jeu entre
une problématique donnée dans le réel
et une exploration du possible avec
l’aide de l’imaginaire est au cœur du
nouvel urbanisme, qu’il appellera par
ailleurs « urbanisme expérimental »,
méthode de la transduction ou uto-
pisme.
La pensée programmatique des
grands ensembles n’a pas su tenir les
deux bouts, pourrions-nous dire, car
elle s’est fondée principalement sur
« l’intelligence analytique » : « le fonc-
tionnalisme, malgré ses mérites, et
l’intelligence analytique hypertrophiée
stoppaient l’imaginaire ». Henri Lefe-
bvre ne conteste pas son ecacité, il
l’envisage même comme une étape
nécessaire de la connaissance, mais il
s’interroge sur l’usage abusif qui en a
été fait en la poussant à ses plus extrê-
mes conséquences, et sur son dépasse-
ment : « le temps est venu de contester
la prédominance de la pensée analyti-
que… Avant de pouvoir créer du réel,
nous passons par la dissection, l’anato-
mie, en un mot, par l’analyse. Ensuite,
seulement, nous prenons en charge une
exigence des plus hautes… N’est-il pas
possible de décrire les fonctions, de les
classer, de les hiérarchiser, tout en cher-
chant à atteindre par ce biais ce qui a
disparu momentanément, la sponta-
néité vitale ? En d’autres termes, l’ana-
lyse des fonctions étudiées en acte dans
les grands ensembles, leur description
et leur classement, devraient permettre
de reconstituer patiemment les liaisons
et les connexions, c’est-à-dire recons-
tituer le vivant ». Ce travail de syn-
thèse exige un travail de clarication
conceptuelle : hiérarchisation de l’uni-
fonctionnel, du multi-fonctionnel et
du trans-fonctionnel (esthétique, sym-
bolique et ludique), distinction entre
forme, structure, fonction.
La pensée de cette « nouvelle démar-
che » contient, de façon récurrente,
des propositions d’action sur des lieux
stratégiques, sociaux et spatiaux, à
réhabiliter pour leur dimension sym-
bolique, signiante et ludique : la rue,
le monument, le café. Par exemple,
la rue est un thème très fréquent, y
compris dans La vie quotidienne dans
le monde moderne. Il en prend vigou-
reusement la défense : la rue pour lui
est un élément fondamental et original
de la ville moderne, elle est le « micro-
cosme de la vie moderne », plus que les
monuments et leurs signications. La
rue, lieu de passage, de circulation, est
aussi le « monde des objets », de la mar-
chandise : « ici, dans cette oeuvre invo-
lontaire, la rue, s’accomplit la beauté
propre à notre société ». La rue a une
valeur sociale comme « théâtre spon-
tané, terrain de jeux, lieu de rencontres,
de sollicitations, avec une dimension
esthétique et symbolique ; la rue est
importante, intéressante pour les gens
en tant qu’émetteurs d’informations ;
elle a enn un caractère ludique, une
dimension poétique en ce qu’elle est
le lieu de l’imprévu, de la surprise, du