La mode bouge. Jupes courtes, couleurs vio-
lentes, garçons à chemise longue et filles en pan-
talon. Libération de la femme ? Dévirilisation de
l'homme ? Ce n'est pas si simple. Aussi avons-nous
demandé à trois sociologues de se pencher sur ce
problème apparemment frivole qu'ils étudient, eux,
gravement.
Henri Lefebvre, professeur à la Sorbonne, est,
entre autres choses, l'auteur d'une « Sociologie de
la vie quotidienne »; il prépare un volume sur
« la Mode et la Culture ». Professeur à l'école des
Hautes Etudes, Roland Barthes est, on le sait,
l'auteur des « Mythologies » et alongtemps fait son
cours sur « le Système de la mode » à partir des
revues féminines. Quant à Jean Duvignaud, pro-
fesseur de sociologie à la faculté d'Orléans, ses
récents livres sur le théâtre («Sociologie du théâtre»
et
e
l'Acteur.») le prédisposent à voir dans la mode
un prolongement de la représentation théâtrale.
LE NOUVEL OBSER-
VATEUR. — En quoi
le sociologue est-il in-
téressé par la mode ?
ROLAND BARTHES. --- La mode
a été l'objet privilégié des socio- •
logues "depuis Spencer. La mode
est un phénomène à la fois de no-
vation et de conformisme. IL y a
donc là un fait paradoxal qui ne
peut que retenir l'attention des
sociologues. On suit la mode
e,
en
principe, elle n'est faite que du
nouveau. Il y a donc une sorte de
contradiction dans les termes. Il
faut imiter ce qui se fait pour ne
pas être imitable...
La mode répond-
elle à un besoin pro-
fond des individus et
des sociétés ?
HENRI LEFEBVRE. — Oui, à
condition de ne pas restreindre la
mode au vêtement. La mode
concerne aussi bien la littérature,
la peinture, la musique... C'est un
phénomène général. On peut en
particulariser, l'étude en la faisant
porter surie vêtement, mais c'est
toute la société qui est concernée.
JEAN DUVIGNAUD. — Pour m'en
tenir à la mode vestimentaire, j'ai
l'impression que, depuis la révo-
lution opérée par Paul Poiret -;--
suppression du corset, raccourcis-
sement des jupes, etc. —, la mode
est, pour la femme, un moyen de
manifester son existence dans une
société dominée par des valeurs
masculines. Remarquez que la
mode féminine est, en grande par-
tie, définie, pensée par les hommes.
HENRI LEFEBVRE. — Elle joue
avec des formes plastiques ou
visuelles proposées par les hom-
mes, mais pour qu'elle soit absor-
bée par les femmes, il faut tout
de même qu'il y ait aussi quelque
chose qui vienne d'elles...
-ROLAND BARTHES. — Un pseu-
do-psychanalyste américain dit que
_les hommes créent souvent des
modes aberrantes pour se venger.
des femmes, pour les défigurer.
JEAN DIJVIGNAUD. — Quand la
mode, comme celle d'à présent,
dénude les femmes, ce n'est pas
pour les défigurer... Depuis 1920,
nous avons assisté à une explosion
des formes neuves, à des combi-
naisons de formes plus variées, ce-
qui implique une liberté plus
grande. -
Selon vous, la
femme s'habillerait
pour elle - même et
non pas, par exem-
ple, pour plaire aux
hommes ?
HENRI LEFEBVRE. — Dans ce
domaine, nous sommes en pleine
ambiguïté, conformément à c l'hy-
giène » du vêtement, fait à la fois
pour voiler
-
et montrer ce qu'il
cache, pour dissimuler ou renvoyer
à autre chose qu'il révèle. Le jeu
consiste dans la manière dont on
utilise cette ambiguïté.
ROLAND BARTHES. -- C'est pour
cela que, psychanalytiquement, on
a pu assimiler le vêtement à une
névrose, à une petite névrose,
dans la mesure précisément où il
cache et affiche en
même temps.
Dans sa c Psychologie du vête-
ment », Elügel donne
une interprétation psychologique
des
phénomènes d'accroissement
du volume des vêtements. Il cite
aussi l'exemple des Orientaux, chez
qui le port de
-
la robe est une mani-
festation d'autorité. Dans la civili-
sation occidentale moderne, le sur-
moi
se manifeste
par
les cols ser-
rés,
etc. Mais là, nous nous écar-
tons de la mode.
Et surtout de ces
modes nouvelles, de
ces jupes courtes, par
exemple, qui mettent
tant d'hommes dans
l'embarras...
— Page 28 23 mars 1966
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