l`exemple du verbe "monter"

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(La version définitive de ce texte est à paraître dans les Actes du CILPR)
Pierre Jalenques
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe
monter1
Le problème de la polysémie constitue, on le sait, un enjeu majeur de la recherche
actuelle en sémantique lexicale. Nous aborderons la question à partir du verbe français
monter, dont la polysémie est importante2. L’enjeu ici ne sera pas de débattre sur le fond
des analyses qui ont déjà été proposées pour monter (Desclès et al., 1998, Lebas / Cadiot,
2003), mais de défendre une démarche d’observation en sémantique lexicale fondée sur la
prise en compte des données distributionnelles.
Notre démarche est liée à une conception constructiviste de la polysémie postulant que,
en deçà de la diversité des acceptions d’une unité polysémique, on peut trouver une
signification abstraite invariante3. Cette approche de la polysémie fait l’objet de critiques de
fond que nous rappellerons dans une première partie. Ensuite, nous présenterons notre
démarche d’observations permettant de répondre à ces critiques. Enfin, nous illustrerons
brièvement cette démarche à travers la mise au jour d’une des propriétés invariantes du
verbe monter.
1. Le problème des significations abstraites trop puissantes
Dans les approches holistes du sens des énoncés 4, on considère que la portion de sens
intuitivement attribuée à un mot est au moins partiellement déterminée par le cotexte.5
1
2
3
4
5
Les réflexions présentées ici ont bénéficié de nombreuses discussions avec François Thuillier.
Le dictionnaire des synonymes du laboratoire Crisco donne 103 synonymes pour ce verbe. Pour
une analyse de l’organisation de ces synonymes, voir François (2005).
Pour une brève présentation du cadre théorique constructiviste que nous adoptons, voir Culioli
(1994), Franckel (2002). Pour une présentation plus complète, voir Culioli (1990-1999).
Cette conception du sens des énoncés s’oppose à l’approche atomiste. Pour une discussion
générale, on pourra consulter Gosselin (1996), Fuchs / Victorri (1996).
Nous appelons cotexte l’environnement textuel d’un mot; nous appelons contexte, la situation
évoquée par l’interprétation de l’énoncé contenant le mot.
1
Pierre Jalenques
C’est cette hypothèse qui permet de distinguer entre d’une part le sens contextuel de l’unité,
que nous appellerons ici l’acception, et le sens intrinsèque du mot, que nous appellerons
invariant sémantique, celui-ci étant par hypothèse invariable à travers la diversité des
emplois du mot.
Dans une séquence comme sa vieille voiture a du mal à monter la côte, nous
considérons que l’acception “déplacement vers le haut” correspond à une signification
déterminée par le cotexte de monter et non au sens intrinsèque de ce verbe. Sans entrer dans
la discussion ici, on peut par exemple envisager que l’idée de déplacement est induite par le
terme voiture. En l’occurrence, lorsque le sujet du verbe désigne une entité fixe, il n’y a
plus de déplacement exprimé (ces chaussettes montent jusqu’au genou).
Avant d’aller plus avant dans la discussion, considérons quelques données
supplémentaires sur le verbe monter. A la suite de Meunier (2003), on peut, en simplifiant,
répartir les principaux emplois de ce verbe en trois grandes classes, respectivement
illustrées par les séquences suivantes:
(1)
(2)
(3)
la pression monte / Paul a monté le son / le prix du pétrole monte toujours
Marie a monté les escaliers quatre à quatre / ces escaliers montent en colimaçon
Paul a monté la tente / Alain veut monter une expédition scientifique en Antarctique
Dans les emplois de la classe (1), il est question d’accroissement quantitatif d’une
grandeur physique ou abstraite; dans la classe (2), nous avons le domaine des emplois
spatiaux; enfin, dans la classe (3), nous avons des emplois où monter est intuitivement
proche de assembler ou organiser.
Les invariants sémantiques postulés pour les mots très polysémiques sont généralement
présentés comme nécessairement sous-déterminés, contenant très peu de propriétés, pour
pouvoir être compatibles avec toute la diversité des acceptions du mot. Cette sousdétermination sémantique, jugée inévitable, conduit à la principale critique adressée à cette
approche: les invariants sémantiques sont trop puissants. Par “trop puissants”, on entend
que leur contenu sémantique est tellement sous-déterminé qu’il peut s’appliquer à d’autres
mots que le mot considéré (cf. Kleiber, 1999: 48).
En pratique, cette critique est souvent pertinente. Desclès et al. (1998: 42) propose
l’invariant sémantique suivant pour monter: «une entité Y est située dans un espace muni
d’un certain gradient orienté vers des valeurs positives; une valeur du gradient est attribuée
à l’entité Y; cette entité Y passe d’un état à un autre état où la valeur du gradient attribuée à
Y augmente». Il convient de préciser qu’ici, le terme espace ne renvoie pas à la spatialité
mais est employé dans le sens abstrait qu’il a en topologie. Les emplois spatiaux ne sont
donc pas considérés comme premiers.
Ce sens unitaire semble en effet trop puissant car il pourrait s’appliquer à des verbes
comme augmenter, s’accroître ou progresser qui, a priori, mettent aussi en jeu un gradient
2
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
orienté vers des valeurs positives et un accroissement de la valeur de ce gradient pour une
entité Y.
Le problème peut être reformulé sur le plan distributionnel: l’invariant sémantique
proposé est trop puissant s’il prédit une distribution de monter trop large par rapport aux
données observables. L’invariant de Desclès et al. prédit la compatibilité de monter avec
tous les termes pouvant être associés à une gradation orientée vers des valeurs positives; or,
c’est loin d’être le cas. De nombreux termes se combinent difficilement avec le verbe
monter, alors qu’ils se combinent naturellement avec augmenter. A côté de la pression / la
température / la tension monte, les prix montent, nous avons difficilement:
(4)
a. ?? son volume / son poids / l’accélération / sa longueur monte; ?? les impôts montent
b. son volume / son poids / l’accélération / sa longueur augmente; les impôts augmentent
Ceci dit, les analyses sémantiques fondées sur une perception intuitive immédiate du
sens de monter, plaçant au coeur de son sémantisme l’idée d’un déplacement vers le haut
ne sont pas mieux loties. Il apparaît en effet que monter n’est pas compatible avec tous les
cotextes qui évoquent une entité pouvant se déplacer vers le haut; par exemple, ce verbe se
combine difficilement avec les noms de parties du corps, contrairement à lever:
(5)
a.
b.
c.
?? il monta la main pour attraper la boîte sur l’étagère du haut
?? elle monta vers lui des yeux éplorés
?? il monta vers moi un poing menaçant
Par ailleurs, à côté des emplois transitifs attestables en (6) les séquences en (7) ne sont
pas très naturelles:
(6)
a.
b.
Paul a monté les valises au premier / Paul a monté le courrier à son grand-père
je lui ai monté sa tisane à 21 h, comme chaque soir (à un inspecteur de police)
(7)
a.
b.
c.
?? Paul a monté ses livres sur l’étagère du haut
?? Alain a monté les objets fragiles en haut de l’armoire
?? Marie a monté les enfants sur la banquette arrière
Il apparaît donc tout un ensemble de contraintes distributionnelles liées à monter; on
pourrait les multiplier pour chacune des acceptions de ce verbe (monter la tente / ?? monter
la maison, monter un dossier / ?? monter un sujet d’examen, etc.). Les analyses
lexicographiques traditionnelles n’en rendent pas mieux compte que les analyses proposant
un invariant sémantique. Elles sont elles aussi trop puissantes!
Revenons au problème de l’invariant sémantique: critiquer l’analyse sémantique
proposée pour tel ou tel mot est une chose; rejeter, dans son principe, la possibilité même
de pouvoir trouver un invariant sémantique suffisamment spécifique pour une unité
polysémique, comme le laisse entendre Kleiber (1999), en est une autre. Nous défendons
qu’il est possible de trouver un invariant sémantique suffisamment spécifique pour un mot
3
Pierre Jalenques
comme monter, à condition de chercher cet invariant non pas à partir des acceptions mais à
partir des contraintes distributionnelles du type illustré par les exemples ci-avant.
2. Pour une analyse sémantique fondée sur l’étude des contraintes d’emploi
Nous faisons l’hypothèse que l’identité sémantique d’un mot est constituée par les
contraintes que la présence de ce mot fait peser sur l’interprétation globale de chaque
énoncé où il est employé. Il s’agit donc de contraintes sémantiques. Celles-ci sont par
hypothèse invariantes. Les données du type (4a), (5) ou (6) rendent manifeste leur
existence. Comme on le sait, dans une langue il n’y a pas deux mots qui aient exactement
les mêmes propriétés distributionnelles.6 Si l’on fonde l’analyse à partir de ces propriétés,
on peut donc espérer en déduire une hypothèse sémantique qui soit spécifique à monter.
Autant notre intuition de locuteur nous donne directement accès aux acceptions
intuitivement associées à monter, autant elle ne nous donne pas directement accès aux
contraintes sémantiques imposées par le mot. Par exemple, dans une séquence comme la
température monte, un locuteur sera bien en peine de dire quelles sont les contraintes
interprétatives imposées par monter, le différenciant de augmenter ou s’accroître. Ainsi, la
recherche des contraintes distributionnelles de monter est le moyen indirect qui permet de
mettre au jour ces contraintes sémantiques non immédiatement accessibles à notre intuition.
Notre démarche consiste donc fondamentalement à déplacer le lieu des observations: au
lieu de décrire l’interprétation d’un énoncé contenant monter, on cherche à décrire les
contraintes sur cette interprétation. C’est cette démarche que nous allons illustrer dans la
troisième partie. Accepter ce déplacement revient à admettre que notre intuition de locuteur
n’a pas accès au sens intrinsèque des mots.
Etant donné que nous voulons étudier les limites combinatoires du verbe, nous nous
intéressons aux énoncés qui sont à la marge de l’attestabilité. Notre postulat est le suivant:
tout cotexte qui paraît peu naturel avec monter est un cotexte qui satisfait mal une ou
plusieurs des contraintes sémantiques de monter. Tout le travail d’analyse consiste alors à
mettre au jour cette ou ces contrainte(s). Cela passe par un travail de tâtonnement
inévitable.
6
Nous employons le terme « distributionnel » au sens large: nous entendons par là l’ensemble des
possibilités combinatoires d’un mot (sur l’axe syntagmatique), aussi bien sur le plan syntaxique que
lexical (les ensembles de mots avec lesquels monter est compatible, selon ses différents emplois).
4
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
La première étape du travail consiste donc à chercher des énoncés peu naturels avec
monter. On peut les trouver principalement de deux façons:
- on part d’énoncés acceptables, du type la pression monte et on cherche à établir la liste
des termes qui peuvent a priori commuter avec pression; on s’appuie sur des outils
lexicographiques du type dictionnaires de synonymes et thésaurus; c’est ainsi que nous
avons trouvé les données en (4a);
- on s’appuie sur des (para)synonymes locaux de monter, comme par exemple se lever
(le brouillard monte / le brouillard se lève). On établit la distribution locale de ce
(para)synonyme, ce qui permet de mettre au jour des cotextes peu naturels avec monter
(le vent se lève / ? le vent monte). Nous avons obtenu les données en (5) de cette façon.
La seconde étape du travail, la plus délicate, consiste, pour chaque énoncé peu naturel
repéré, à mettre au jour la ou les contrainte(s) sémantique(s) de monter en cause dans cet
énoncé. Là aussi, il y a un tâtonnement inévitable puisque ces contraintes échappent à notre
intuition immédiate. La démarche consiste à chercher les modifications interprétatives à
introduire pour que l’énoncé redevienne naturel. Si l’énoncé redevient naturel, c’est qu’il
satisfait la contrainte sémantique de monter; c’est donc que la modification effectuée
correspond à cette contrainte.
Par exemple, la séquence Paul a monté la maison tout seul est peu naturelle, par
différence avec Paul a monté la tente; elle devient naturelle si on interprète maison par
exemple comme une petite maison en bois, préfabriquée. Le terme maison est compatible
avec monter à condition de référer à une entité dont les parties (toit, murs, etc.) sont
préfabriqués, ce qui est inhabituel pour une maison. Il s’agit d’une contrainte sémantique
imposée par monter (on ne l’a pas avec le verbe construire).
Une remarque sur les jugements d’acceptabilité. Etant donné le postulat que nous avons
adopté (corrélation entre faible acceptabilité et contrainte sémantique) le faible degré
d’acceptabilité d’une séquence ne signifie pas pour nous qu’elle a peu de chance d’être
attestée, mais signifie qu’elle n’est attestable que dans des conditions restreintes, ce que
nous appellerons les conditions de récupérabilité de la séquence.
En l’occurrence, la plupart des séquences perçues comme peu naturelles avec monter
sont largement attestés dans le corpus internet (sites en France), parfois autant que des
séquences perçues comme naturelles. Ainsi, la séquence a priori peu naturelle le vent monte
(que nous allons examiner ci-après) est attestée plus de 400 fois, tout autant que la
séquence naturelle le vent forcit.
Le point crucial est donc que les séquences jugées peu naturelles sont généralement
attestées, mais à certaines conditions. Ce sont ces conditions de récupérabilité que l’on
cherche à mettre au jour. L’observation systématique des données attestées sur internet
5
Pierre Jalenques
contribue à leur mise au jour. De ce point de vue, selon nous, la linguistique de corpus 7 et la
linguistique à partir d’énoncés fabriqués ne s’opposent pas mais sont au contraire
complémentaires (pour une discussion sur ce point, voir Marandin, 1984).
Ceci dit, pour limiter le problème de fiabilité des jugements d’acceptabilité absolus (on
se rappelle les nombreuses critiques adressées à la grammaire générative; pour un bilan, cf.
Schutze, 1996), nous ne travaillons que sur des jugements d’acceptabilité relatifs
(comparaison d’énoncés ou de séquences infra-énoncé).
Convention de notation:
a) nous désignerons par les lettres X et Y respectivement le premier et le second argument (lorsqu’il existe)
du verbe;
b) les exemples que nous avons fabriqués sont notés en caractères droits, les exemples attestés, tirés
d’internet, sont notés en italique.
3. Mise au jour d’une des contraintes interprétatives du verbe monter
3.1. Etude d’un emploi de la classe (1): le vent monte
Examinons la distribution lexicale locale de se lever pour dégager un contraste avec la
distribution locale du verbe monter. Dans le domaine des phénomènes naturels nous avons
par exemple le jour se lève / le temps se lève, le brouillard se lève. Parmi les différentes
unités lexicales possibles en position sujet de se lever, le terme vent est perçu comme peu
naturel avec le verbe monter:
(8)
a.
b.
le vent se lève
? le vent monte
Alors que la séquence (8a) est spontanément acceptée par les locuteurs, la séquence (8b)
leur paraît peu acceptable. La combinaison des deux mots leur paraît sémantiquement
étrange. Nous avons donc dégagé une contrainte distributionnelle du verbe monter. L’enjeu
est alors d’identifier ce qui rendrait la séquence (8b) sémantiquement plus naturelle. Pour
cela, il faut se demander quels ajouts éventuels dans l’environnement textuel ou quelles
spécifications du contexte peuvent rendre cette séquence davantage acceptable.
Lorsqu’un locuteur compare le degré d’acceptabilité de deux séquences brèves, il
raisonne souvent sur des situations de référence implicites qui peuvent influencer le
jugement. Or, l’interprétation de la séquence (8a) immédiatement acceptée par les locuteurs
7
Pour une réflexion sur l’usage d’internet comme corpus, on pourra consulter Kilgarriff et
Grefenstette (2003).
6
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
induit une situation bien précise: au départ il n’y avait pas de vent puis on constate que
maintenant il commence à y avoir du vent. Implicitement, les locuteurs mobilisent cette
même situation (au départ il n’y a pas de vent) pour évaluer la séquence (8b). Or, c’est pour
une telle situation que l’emploi de la séquence (8b) est peu attestable.
La deuxième étape de l’analyse de cet emploi consiste alors à chercher un autre type de
situation pour laquelle l’emploi de (8b) serait éventuellement plus naturel. La question
posée au locuteur ne concerne plus le jugement d’acceptabilité mais la recherche d’une telle
situation: «imaginons que quelqu’un vous dise <le vent monte>, à quel type de contexte
pourriez-vous imaginer que le locuteur se réfère?». Dans le profil des situations proposées
par les locuteurs, on relève toujours l’idée qu’il y a déjà du vent et que ce que l’on veut dire
c’est que le vent forcit.
Cette intuition, régulière d’un locuteur à l’autre, est corroborée par les données attestées.
Sur Internet, on relève plus de 400 occurrences de la séquence le vent monte. Sur les cent
premières séquences que nous avons examinées une à une, l’environnement textuel induit
une interprétation du type le vent forcit pour 98 d’entre elles. En voici quelques-unes:
(9)
- on réduit la surface de grand voile lorsque le vent monte
- si le vent monte d'un cran, retendez le hale bas et aplatissez la bordure.
- sous chaque nuage, il y a un grain et le vent monte à 25/30 noeuds.
- les spis sont envoyés plein vent arrière, le ciel se noircit, le vent monte
Les deux séquences restantes correspondent à un autre emploi du verbe monter lié à
l’idée d’un déplacement vers le haut, dans un texte de climatologie (le vent monte le long
des pentes le matin). Donc dans tous les emplois attestés examinés, lorsqu’il est question du
mode d’existence du vent dans l’interprétation, on observe à chaque fois qu’il y a déjà du
vent au départ. Cette contrainte est corroborée par l’affinité du verbe monter avec des
termes exprimant une grandeur physique qui par définition est une propriété toujours
présente au départ de la situation envisagée:
(10) a.
b.
la pression monte / la température monte
* la pression se lève / la température se lève
Une entité physique quelle qu’elle soit a toujours une certaine température, positive ou
négative (le degré zéro est une valeur de température parmi d’autres et non une absence de
température); il est difficile d’imaginer une situation où une entité n’aurait aucune
température c'est-à-dire où l’existence même de la température serait en jeu dans
l’interprétation. On ne part jamais d’une entité avec une absence de température. On
constate ainsi l’inacceptabilité des séquences (10b) et l’affinité de monter avec ces termes.
7
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3.2. Etude d’un emploi de la classe (2): monter + nom de partie du corps
Nous avions vu à la section 2 que monter se combine difficilement avec des noms de
partie du corps, en construction transitive (exemples (5), à la différence du verbe lever qui
fournit des séquences directement interprétables sans nécessiter un environnement textuel
supplémentaire:
(11) a.
b.
X lève le bras
? X monte le bras
(11’) a.
b.
X lève la main / le doigt / le pied
?? X monte la main / le doigt / le pied
Sans cotexte supplémentaire, les séquences (11’b) sont peu naturelles. A nouveau, nous
cherchons à identifier les contraintes interprétatives que les environnements cotextuel et
contextuel doivent satisfaire pour que les séquences avec monter soient interprétables et
attestables.
Il apparaît que l’ajout d’une séquence comme plus haut avec le choix d’un contexte
d’activité physique, comme le sport ou la danse rend l’emploi de monter beaucoup plus
naturel:
(12) a.
b.
allez, monte ton bras plus haut et tend le bien
monte ta main un peu plus haut; elle doit être à la hauteur de tes yeux
Cette contrainte révèle qu’avec monter, on part d’une situation où Y s’interprète comme
ayant déjà atteint une certaine hauteur.8 Avec monter, dans cet emploi, il ne s’agit pas
d’aller vers le haut, il s’agit d’aller plus haut.
En d’autres termes, du point de vue du mode d’existence de Y en terme de hauteur, on
part d’une situation où la hauteur de Y a déjà un mode d’existence. Les données attestées
sur Internet sont peu nombreuses, mais elles confirment la nature de la contrainte:
(13) [sur un site d‘arts martiaux]
En effet, plus on monte le bras au-dessus de 90° plus le deltoïde se soulève du sol, c’est
biomécanique
On retrouve ainsi la même contrainte sémantique que celle mise au jour dans la classe
d’emplois (1) mais relativement à un domaine sémantique différent:
- dans le domaine sémantique de l’intensité, monter impose qu’au départ le vent a
déjà atteint une certaine intensité;
- dans le domaine sémantique spatial de la hauteur, monter impose qu’au départ le
bras ou la main a déjà atteint une certaine hauteur.
8
Une comparaison entre le soleil se lève et le soleil monte conduirait à la même conclusion.
8
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
3.3. Etude d’un emploi de la classe (3): X a monté l’armoire
Abordons enfin la troisième classe d’emplois de monter sémantiquement assez éloignée
des deux précédentes, à savoir celle où les énoncés sont sémantiquement proches de l’idée
de élaborer, installer, assembler, organiser comme dans les exemples suivants:
(14) a.
b.
monter un projet / une association / un spectacle / un dossier / un film
monter la tente / le décor / des étagères / une armoire
Intéressons-nous aux emplois (14b). Comparons l’emploi du verbe monter avec l’emploi
du verbe fabriquer:
(15) a.
b.
Paul a fabriqué l’armoire tout seul
Paul a monté l’armoire tout seul
Dans cette acception, le nombre de termes spontanément acceptés par les locuteurs est
beaucoup plus restreint avec monter qu’avec fabriquer ou construire:
(16) a.
b.
Paul a fabriqué (construit) un joli couteau / un siège / sa maison
? Paul a monté un joli couteau / un siège / sa maison
Que révèle cette différence de contraintes dans la distribution lexicale? Autant l’idée
d’une armoire en kit, «en pièces détachées» vient aisément à l’esprit des locuteurs, autant
l’idée d’un couteau ou d’un siège en kit est moins courante, d’où l’idée d’étrangeté pour
(16b). Seul un environnement textuel et/ou situationnel explicite induisant l’idée d’un
couteau en pièce détachée rend l’emploi de monter un couteau naturel. On relève ainsi de
tels emplois sur des sites de ventes par correspondance sur Internet:
(17) Nos couteaux sont fabriqués de A à Z par le même coutelier: 1- il prépare et ajuste les
pièces métalliques du couteau (ressort, platines, lame...) 2- il ajuste à l'oeil et à main
levée les manches sur chaque platine 3- il monte le couteau en une seule étape (ajustage
du ressort et de la lame, cloutage et assemblage de l'ensemble des pièces)
Cette différence de contraintes révèle la caractéristique suivante: la séquence monter
l’armoire ne peut pas s’interpréter comme fabriquer l’armoire, c'est-à-dire comme «on
part d’une situation de départ où l’on a seulement un tas de planches à partir desquelles
ont construit une armoire»; la séquence monter l’armoire s’applique à une situation où les
éléments constituant l’armoire ont déjà été fabriqués et où il n’y a plus qu’à les assembler.
Si les parties de l’armoire sont déjà fabriquées c’est que l’armoire a déjà un mode
d’existence; on ne part pas de zéro! D’ailleurs on dit acheter une armoire en kit.
Comparons encore les séquences suivantes:
(18) a.
b.
ils sont en train de tourner le film / Marie a écrit une pièce de théâtre
ils sont en train de monter le film / Marie a monté une pièce de théâtre
9
Pierre Jalenques
Du point de vue du mode d’existence, les séquences en (18a) s’interprètent comme «au
départ, il n’y a pas de film / de pièce de théâtre», alors que les séquences (18b) avec
monter induisent nécessairement que la film a déjà été tourné, donc qu’il a un mode
d’existence, mais sous forme «non assemblée»; idem pour la pièce de théâtre qui a déjà un
mode d’existence, elle a été préalablement écrite. On retrouve donc la même contrainte
sémantique que dans monter l’armoire: il faut que Y ait déjà une existence.
Ainsi, dans un domaine sémantique tout à fait différent de celui mobilisé dans la
séquence le vent monte ou dans monter le bras, nous retrouvons exactement la même
contrainte interprétative, à savoir que l’entité qui monte ou bien qui est montée doit déjà
avoir un mode de présence du point de vue du domaine sémantique en jeu dans l’énoncé.
4. Bilan
Nous avons défendu l’idée que les contraintes sur la distribution lexicale d’une unité
polysémique loin d’être une collection de faits contingents, dus aux hasards historiques de
l’évolution de la langue, manifestent au contraire, mais de façon indirecte, les propriétés
constituant l’identité lexicale de cette unité. Si la séquence le vent monte est contrainte par
rapport à le vent se lève, cela n’est pas un fait de hasard mais nous renseigne au contraire
sur ce que signifie intrinsèquement le verbe monter. Les contraintes sur la distribution
lexicale de l’unité constituent ce par quoi nous avons accès à l’identité lexicale du mot
étudié, cette identité étant non accessible à notre intuition de locuteur.
De plus, nous soutenons que les contraintes sur les distributions lexicales et
contextuelles manifestent des régularités. En l’occurrence, l’analyse des contraintes
distributionnelles a permis de dégager une propriété interprétative invariante à travers la
diversité des emplois de monter.
Cette démarche repose sur l’idée que l’identité sémantique invariante d’une unité
polysémique comme monter est constituée par la conjonction des contraintes interprétatives
que sa présence fait peser sur l’interprétation des énoncés où elle apparaît. Dans la
troisième partie de ce texte, nous n’avons mis au jour qu’une seule de ces contraintes, qui,
nous en sommes bien conscient, à elle seule ne fonde pas la spécificité de monter. Notre
travail en est à ses débuts, mais nous postulons qu’il est possible de mettre au jour, par la
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Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
démarche que nous défendons, plusieurs autres contraintes sémantiques invariantes, pour
constituer, ensemble, l’identité spécifique de monter. Pour ne pas laisser le lecteur sur sa
faim, nous voudrions terminer par l’évocation très rapide d’une autre contrainte
interprétative de monter.
Reprenons brièvement la séquence monter une pièce de théâtre. Outre qu’elle ne peut
référer à écrire la pièce, elle ne peut référer non plus à jouer la pièce mais s’interprète
nécessairement comme l’événement transitoire qui conduit à jouer la pièce. De même, des
emplois comme monter une expédition / monter un coup réfèrent nécessairement à la phase
préparatoire d’un événement et non à sa réalisation.
Or, dans le domaine spatial, en construction transitive, les compléments locatifs de
monter désignent eux aussi nécessairement un espace transitoire conduisant à un autre lieu
(monter les escaliers / les marches (quatre à quatre), monter la côte avec difficulté). 9
Lorsque le complément locatif ne s’interprète pas spontanément comme cela, il se combine
plus difficilement à monter: ?? monter une route / monter un mur / monter la Tour Eiffel.
9
Cette contrainte disparaît dans la construction transitive indirecte car le complément locatif n’y
désigne plus le lieu parcouru mais le lieu visé à l’issue du parcours. Ainsi, Paul monte dans sa
chambre ne signifie pas que, Paul étant dans sa chambre, il monte (cf. Paul marche dans sa
chambre), mais signifie qu’il monte pour arriver dans sa chambre.
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Pierre Jalenques
Références citées
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