(La version définitive de ce texte est à paraître dans les Actes du CILPR)
Pierre Jalenques
Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe
monter1
Le problème de la polysémie constitue, on le sait, un enjeu majeur de la recherche
actuelle en sémantique lexicale. Nous aborderons la question à partir du verbe français
monter, dont la polysémie est importante2. L’enjeu ici ne sera pas de débattre sur le fond
des analyses qui ont déjà été proposées pour monter (Desclès et al., 1998, Lebas / Cadiot,
2003), mais de défendre une démarche d’observation en sémantique lexicale fondée sur la
prise en compte des données distributionnelles.
Notre démarche est liée à une conception constructiviste de la polysémie postulant que,
en deçà de la diversité des acceptions d’une unité polysémique, on peut trouver une
signification abstraite invariante3. Cette approche de la polysémie fait l’objet de critiques de
fond que nous rappellerons dans une première partie. Ensuite, nous présenterons notre
démarche d’observations permettant de répondre à ces critiques. Enfin, nous illustrerons
brièvement cette démarche à travers la mise au jour d’une des propriétés invariantes du
verbe monter.
1. Le problème des significations abstraites trop puissantes
Dans les approches holistes du sens des énoncés4, on considère que la portion de sens
intuitivement attribuée à un mot est au moins partiellement déterminée par le cotexte.5
1 Les réflexions présentées ici ont bénéficié de nombreuses discussions avec François Thuillier.
2 Le dictionnaire des synonymes du laboratoire Crisco donne 103 synonymes pour ce verbe. Pour
une analyse de l’organisation de ces synonymes, voir François (2005).
3 Pour une brève présentation du cadre théorique constructiviste que nous adoptons, voir Culioli
(1994), Franckel (2002). Pour une présentation plus complète, voir Culioli (1990-1999).
4 Cette conception du sens des énoncés s’oppose à l’approche atomiste. Pour une discussion
générale, on pourra consulter Gosselin (1996), Fuchs / Victorri (1996).
5 Nous appelons cotexte l’environnement textuel d’un mot; nous appelons contexte, la situation
évoquée par l’interprétation de l’énoncé contenant le mot.
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Pierre Jalenques
C’est cette hypothèse qui permet de distinguer entre d’une part le sens contextuel de l’unité,
que nous appellerons ici l’acception, et le sens intrinsèque du mot, que nous appellerons
invariant sémantique, celui-ci étant par hypothèse invariable à travers la diversité des
emplois du mot.
Dans une séquence comme sa vieille voiture a du mal à monter la côte, nous
considérons que l’acception déplacement vers le haut correspond à une signification
déterminée par le cotexte de monter et non au sens intrinsèque de ce verbe. Sans entrer dans
la discussion ici, on peut par exemple envisager que l’idée de déplacement est induite par le
terme voiture. En l’occurrence, lorsque le sujet du verbe désigne une entité fixe, il n’y a
plus de déplacement exprimé (ces chaussettes montent jusqu’au genou).
Avant d’aller plus avant dans la discussion, considérons quelques données
supplémentaires sur le verbe monter. A la suite de Meunier (2003), on peut, en simplifiant,
répartir les principaux emplois de ce verbe en trois grandes classes, respectivement
illustrées par les séquences suivantes:
(1) la pression monte / Paul a monté le son / le prix du pétrole monte toujours
(2) Marie a monté les escaliers quatre à quatre / ces escaliers montent en colimaçon
(3) Paul a monté la tente / Alain veut monter une expédition scientifique en Antarctique
Dans les emplois de la classe (1), il est question d’accroissement quantitatif d’une
grandeur physique ou abstraite; dans la classe (2), nous avons le domaine des emplois
spatiaux; enfin, dans la classe (3), nous avons des emplois monter est intuitivement
proche de assembler ou organiser.
Les invariants sémantiques postulés pour les mots très polysémiques sont généralement
présentés comme nécessairement sous-déterminés, contenant très peu de propriétés, pour
pouvoir être compatibles avec toute la diversité des acceptions du mot. Cette sous-
détermination sémantique, jugée inévitable, conduit à la principale critique adressée à cette
approche: les invariants sémantiques sont trop puissants. Par “trop puissants”, on entend
que leur contenu sémantique est tellement sous-déterminé qu’il peut s’appliquer à d’autres
mots que le mot considéré (cf. Kleiber, 1999: 48).
En pratique, cette critique est souvent pertinente. Desclès et al. (1998: 42) propose
l’invariant sémantique suivant pour monter: «une entité Y est située dans un espace muni
d’un certain gradient orienté vers des valeurs positives; une valeur du gradient est attribuée
à l’entité Y; cette entité Y passe d’un état à un autre état où la valeur du gradient attribuée à
Y augmente». Il convient de préciser qu’ici, le terme espace ne renvoie pas à la spatialité
mais est employé dans le sens abstrait qu’il a en topologie. Les emplois spatiaux ne sont
donc pas considérés comme premiers.
Ce sens unitaire semble en effet trop puissant car il pourrait s’appliquer à des verbes
comme augmenter, s’accroître ou progresser qui, a priori, mettent aussi en jeu un gradient
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Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
orienté vers des valeurs positives et un accroissement de la valeur de ce gradient pour une
entité Y.
Le problème peut être reformulé sur le plan distributionnel: l’invariant sémantique
proposé est trop puissant s’il prédit une distribution de monter trop large par rapport aux
données observables. L’invariant de Desclès et al. prédit la compatibilité de monter avec
tous les termes pouvant être associés à une gradation orientée vers des valeurs positives; or,
c’est loin d’être le cas. De nombreux termes se combinent difficilement avec le verbe
monter, alors qu’ils se combinent naturellement avec augmenter. A côté de la pression / la
température / la tension monte, les prix montent, nous avons difficilement:
(4) a. ?? son volume / son poids / l’accélération / sa longueur monte; ?? les impôts montent
b. son volume / son poids / l’accélération / sa longueur augmente; les impôts augmentent
Ceci dit, les analyses sémantiques fondées sur une perception intuitive immédiate du
sens de monter, plaçant au coeur de son sémantisme l’idée d’un déplacement vers le haut
ne sont pas mieux loties. Il apparaît en effet que monter n’est pas compatible avec tous les
cotextes qui évoquent une entité pouvant se déplacer vers le haut; par exemple, ce verbe se
combine difficilement avec les noms de parties du corps, contrairement à lever:
(5) a. ?? il monta la main pour attraper la boîte sur l’étagère du haut
b. ?? elle monta vers lui des yeux éplorés
c. ?? il monta vers moi un poing menaçant
Par ailleurs, à côté des emplois transitifs attestables en (6) les séquences en (7) ne sont
pas très naturelles:
(6) a. Paul a monté les valises au premier / Paul a monté le courrier à son grand-père
b. je lui ai monté sa tisane à 21 h, comme chaque soir (à un inspecteur de police)
(7) a. ?? Paul a monté ses livres sur l’étagère du haut
b. ?? Alain a monté les objets fragiles en haut de l’armoire
c. ?? Marie a monté les enfants sur la banquette arrière
Il apparaît donc tout un ensemble de contraintes distributionnelles liées à monter; on
pourrait les multiplier pour chacune des acceptions de ce verbe (monter la tente / ?? monter
la maison, monter un dossier / ?? monter un sujet d’examen, etc.). Les analyses
lexicographiques traditionnelles n’en rendent pas mieux compte que les analyses proposant
un invariant sémantique. Elles sont elles aussi trop puissantes!
Revenons au problème de l’invariant sémantique: critiquer l’analyse sémantique
proposée pour tel ou tel mot est une chose; rejeter, dans son principe, la possibilité même
de pouvoir trouver un invariant sémantique suffisamment spécifique pour une unité
polysémique, comme le laisse entendre Kleiber (1999), en est une autre. Nous défendons
qu’il est possible de trouver un invariant sémantique suffisamment spécifique pour un mot
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Pierre Jalenques
comme monter, à condition de chercher cet invariant non pas à partir des acceptions mais à
partir des contraintes distributionnelles du type illustré par les exemples ci-avant.
2. Pour une analyse sémantique fondée sur l’étude des contraintes d’emploi
Nous faisons l’hypothèse que l’identité sémantique d’un mot est constituée par les
contraintes que la présence de ce mot fait peser sur l’interprétation globale de chaque
énoncé il est employé. Il s’agit donc de contraintes sémantiques. Celles-ci sont par
hypothèse invariantes. Les données du type (4a), (5) ou (6) rendent manifeste leur
existence. Comme on le sait, dans une langue il n’y a pas deux mots qui aient exactement
les mêmes propriétés distributionnelles.6 Si l’on fonde l’analyse à partir de ces propriétés,
on peut donc espérer en déduire une hypothèse sémantique qui soit spécifique à monter.
Autant notre intuition de locuteur nous donne directement accès aux acceptions
intuitivement associées à monter, autant elle ne nous donne pas directement accès aux
contraintes sémantiques imposées par le mot. Par exemple, dans une séquence comme la
température monte, un locuteur sera bien en peine de dire quelles sont les contraintes
interprétatives imposées par monter, le différenciant de augmenter ou s’accroître. Ainsi, la
recherche des contraintes distributionnelles de monter est le moyen indirect qui permet de
mettre au jour ces contraintes sémantiques non immédiatement accessibles à notre intuition.
Notre démarche consiste donc fondamentalement à déplacer le lieu des observations: au
lieu de décrire l’interprétation d’un énoncé contenant monter, on cherche à décrire les
contraintes sur cette interprétation. C’est cette démarche que nous allons illustrer dans la
troisième partie. Accepter ce déplacement revient à admettre que notre intuition de locuteur
n’a pas accès au sens intrinsèque des mots.
Etant donné que nous voulons étudier les limites combinatoires du verbe, nous nous
intéressons aux énoncés qui sont à la marge de l’attestabilité. Notre postulat est le suivant:
tout cotexte qui paraît peu naturel avec monter est un cotexte qui satisfait mal une ou
plusieurs des contraintes sémantiques de monter. Tout le travail d’analyse consiste alors à
mettre au jour cette ou ces contrainte(s). Cela passe par un travail de tâtonnement
inévitable.
6 Nous employons le terme « distributionnel » au sens large: nous entendons par l’ensemble des
possibilités combinatoires d’un mot (sur l’axe syntagmatique), aussi bien sur le plan syntaxique que
lexical (les ensembles de mots avec lesquels monter est compatible, selon ses différents emplois).
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Analyse sémantique et contraintes distributionnelles: l’exemple du verbe monter
La première étape du travail consiste donc à chercher des énoncés peu naturels avec
monter. On peut les trouver principalement de deux façons:
- on part d’énoncés acceptables, du type la pression monte et on cherche à établir la liste
des termes qui peuvent a priori commuter avec pression; on s’appuie sur des outils
lexicographiques du type dictionnaires de synonymes et thésaurus; c’est ainsi que nous
avons trouvé les données en (4a);
- on s’appuie sur des (para)synonymes locaux de monter, comme par exemple se lever
(le brouillard monte / le brouillard se lève). On établit la distribution locale de ce
(para)synonyme, ce qui permet de mettre au jour des cotextes peu naturels avec monter
(le vent se lève / ? le vent monte). Nous avons obtenu les données en (5) de cette façon.
La seconde étape du travail, la plus délicate, consiste, pour chaque énoncé peu naturel
repéré, à mettre au jour la ou les contrainte(s) sémantique(s) de monter en cause dans cet
énoncé. Là aussi, il y a un tâtonnement inévitable puisque ces contraintes échappent à notre
intuition immédiate. La démarche consiste à chercher les modifications interprétatives à
introduire pour que l’énoncé redevienne naturel. Si l’énoncé redevient naturel, c’est qu’il
satisfait la contrainte sémantique de monter; c’est donc que la modification effectuée
correspond à cette contrainte.
Par exemple, la séquence Paul a monté la maison tout seul est peu naturelle, par
différence avec Paul a monté la tente; elle devient naturelle si on interprète maison par
exemple comme une petite maison en bois, préfabriquée. Le terme maison est compatible
avec monter à condition de référer à une entité dont les parties (toit, murs, etc.) sont
préfabriqués, ce qui est inhabituel pour une maison. Il s’agit d’une contrainte sémantique
imposée par monter (on ne l’a pas avec le verbe construire).
Une remarque sur les jugements d’acceptabilité. Etant donné le postulat que nous avons
adopté (corrélation entre faible acceptabilité et contrainte sémantique) le faible degré
d’acceptabilité d’une séquence ne signifie pas pour nous qu’elle a peu de chance d’être
attestée, mais signifie qu’elle n’est attestable que dans des conditions restreintes, ce que
nous appellerons les conditions de récupérabilité de la séquence.
En l’occurrence, la plupart des séquences perçues comme peu naturelles avec monter
sont largement attestés dans le corpus internet (sites en France), parfois autant que des
séquences perçues comme naturelles. Ainsi, la séquence a priori peu naturelle le vent monte
(que nous allons examiner ci-après) est attestée plus de 400 fois, tout autant que la
séquence naturelle le vent forcit.
Le point crucial est donc que les séquences jugées peu naturelles sont généralement
attestées, mais à certaines conditions. Ce sont ces conditions de récupérabilité que l’on
cherche à mettre au jour. L’observation systématique des données attestées sur internet
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