Physique quantique Le paradoxe EPR et les inégalités de Bell

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Physique quantique
Le paradoxe EPR et les inégalités de Bell
Matthieu Dorier
ENS Cachan antenne de Bretagne
5 avril 2010
Résumé
L’objectif de ce document est de survoler un aspect important de la physique
quantique : le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen (EPR), au travers d’une explication "grand public" de l’expérience de pensée élaborée par ses auteurs, de ses implications, jusqu’à l’analyse et la démonstration des inégalités de Bell, formules permettant de valider ou d’invalider par l’expérience les conclusions théoriques de ce
paradoxe. Nous nous passons de toute formulation mathématique, exceptée pour
la démonstration des inégalités de Bell, de manière à rester assez large et à ne pas
embrouiller le lecteur avec les notations de Dirac, parfois difficiles à assimiler.
Introduction
Considérons deux voyageurs, Alice et Bob. A chacun d’eux on donne une valise,
dans laquelle se trouve une boule, blanche dans l’une, noire dans l’autre. Nos deux
voyageurs n’ouvrent pas leur valise, et ne savent pas a priori la couleur de la boule
qu’ils transportent. Chacun part de son côté, et quelque tempos plus tard, l’un de
nos deux voyageur (mettons Alice, par exemple) est contrôlée par la douane, qui
ouvre sa valise et y trouve une boule blanche. Alice est alors certaine à 100% que
Bob, aussi loin qu’il puisse être, transporte une la boule noire.
Ce petit énoncé simpliste ne choquera personne, et pourtant c’est le genre d’expérience de pensé qui a confronté beaucoup de physiciens pendant des années.
Car en effet, la physique quantique tend à décrire cette situation en introduisant
des probabilités. La valise d’Alice, avant son ouverture, contient une boule blanche
avec 50% de chances, et une boule noire avec autant de chances. L’état du système
“contenu de la valise d’Alice” sera donc décrit comme une superposition de deux
état : “blanc” et “noir”. La mécanique quantique décrit ainsi complètement le système par un vecteur dans un espace de Hilbert appelé espace des états.
1
Cette représentation n’est pourtant pas acceptée par tous. Ainsi, Einstein, Podolsky et Rosen présentèrent en 1935 un papier dans lequel ils cherchent à montrer
par une expérience de pensée que, contrairement aux idées avancés par l’interprétation de Copenhague de la physique quantique, cette dernière est incomplète, et
ne permet pas de décrire totalement la réalité. Nous verrons donc dans un premier
temps ce qui oppose EPR et l’école de Copenhague, pour ensuite traiter des inégalités de Bell, inégalités qui permirent de faire une distinction autre que purement
interprétative des implications du point de vue EPR.
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Le paradoxe EPR
Bien sûr la mécanique quantique parle moins souvent de voyageurs et de boules
blanches et noires, que d’électrons, de photons, de spin ou de polarisation. Nous
mettons donc fin ici à la petite métaphore introductive, pour nous concentrer sur le
paradoxe EPR dans une formulation impliquant des photons.
1.1
Le spin d’une particule
Sans nous étendre sur ce qu’est vraiment le spin d’une particule, nous nous bornerons à dire qu’il s’agit d’une variable d’état d’une particule, qui est représenté par
un vecteur en trois dimensions. Dans les expériences de mécanique quantique, on
a tendance à considérer que ce spin peut prendre deux valeur : +1 ou −1, simple
raccourcis pour indique que l’on connait la direction (que l’on notera z) de ce spin,
mais pas son sens.
Les postulats de la mécanique quantique nous informent que, lors de la création
d’une particule, son spin est dans un état indéterminé (à la fois +1 et −1), cet état
devient déterminé à la suite d’une mesure effective (la mesure consistant mathématiquement en un produit scalaire de la direction du spin avec l’axe z, dans l’espace
de Hilbert des états).
1.2
L’expérience de pensée
Nous considérons deux particules a et b préparées de telle sorte que leur spin
soit opposé. On parle alors d’état intriqué. La mécanique quantique décrit cet état
comme une superposition de deux états : l’un dans lequel le spin de a est +1 et le
spin de b est −1, l’autre en situation inverse. Dans la représentation de Copenhague
de la physique quantique, ces deux états existent simultanément, et les particules
“déciderons” lors de la mesure.
Nos deux particules sont envoyées dans des directions opposées. Deux appareils
effectuent alors une mesure de leur spin respectif, dans un intervalle de temps assez
court pour qu’aucune information ne puisse être échangée sans dépasser la vitesse
de la lumière. Pour se représenter plus simplement la situation, on peut imaginer
qu’une fois préparée, la particule a est emmenée près de Proxima du Centaure, soit à
4,22 année-lumière de la Terre, où la particule b est restée. La mesure sur la particule
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a est effectuée, et celle sur la particule b a lieu moins de 4,22 ans après, donc avant
qu’aucun objet dont la vitesse est inférieur à celle de la lumière, ne lui parvienne.
Pourtant dans cette configuration, si l’on regarde les résultats des deux mesures,
on constate que les spins sont bien anti-corrélés. Comment la seconde particule a
t-elle pu être informée du résultat de la mesure sur la première, pour choisir son
état de spin en conséquence ?
1.3
Les conclusions théoriques
Pour Einstein, cette expérience montre les limites de la mécanique quantique. En
effet, ses conclusions donnent à penser que l’une des trois propositions suivantes (au
moins) est fausse :
1. Les particules a et b sont distinctes et peuvent être considérées comme deux
systèmes séparés, chacun localisés dans l’espace temps (principe de localité) ;
2. Aucun objet ni aucune information ne peut voyager au delà de la vitesse de la
lumière (causalité relativiste) ;
3. Il n’y a pas de variable cachée locale (la mécanique quantique est complète, et
permet de décrire entièrement la réalité).
Einstein tendra alors à réfuter le troisième point, alors que l’école de Copenhague
réfute le premier. Il élaborera alors une théorie à variables cachées locales, c’est à
dire une théorie dans laquelle le spin des particules dans l’expérience EPR est déterminé lors de la formation des particules, à l’aide d’un paramètre λ qui n’est pas
accessible. D’autres théories ont été élaborées, comme celle d’Everett (théorie du
multivers), dans laquelle à chaque fois qu’une particule a plusieurs états possibles,
l’univers se scinde en plusieurs univers représentant chacune des possibilités. Le
fait d’effectuer une mesure correspond alors au fait d’entrer explicitement dans l’un
de ces univers. C’est une théorie à variables cachées non-locales, la variable étant la
branche d’univers dans laquelle on se trouve, et cette théorie échappe donc à une
réfutation par les inégalités de Bell, que nous traitons dans la section suivante.
3
2
Les inégalités de Bell
En 1964, John Bell, physicien irlandais travaillant au CERN, montra que ce qui
semblait n’être que des interprétations différentes d’une même théorie, ont en fait
des implications sur les résultats de certaines expériences. Partant de la théorie
d’Einstein (théorie à variables cachées locales), John Bell va en effet parvenir à exprimer certaines contraintes sur des quantités mesurables. La violation de ces contraintes
par l’expérience quelques années plus tard permettra d’affirmer qu’Einstein avait
tort.
2.1
Hypothèses et contexte
Nous nous plaçons sous les hypothèses énoncées par Einstein, à savoir une théorie à variables cachées locales, et nous reprenons le problème EPR décrit plus haut.
Deux particules a et b sont envoyées vers deux appareils de mesure. Ces deux particules ont un spin opposé suivant un certain axe z. La mesure du spin peut être
effectuée par les appareils de mesure selon un axe u et donne un résultat binaire :
+1 (produit scalaire u.z positif) ou −1 (produit scalaire négatif). Le premier appareil
de mesure va effectuer une mesure suivant l’axe u a , le second suivant l’axe ub .
Si l’on se donne pour cadre une théorie à variables cachées locales, alors la direction du spin des particules et déterminée lors de leur préparation et définie par un
paramètre caché λ, évoluant dans un espace ∆. Il existe ainsi deux fonctions A et B
telles que A(λ, u a ) = +1 ou − 1 et B(λ, ub ) = +1 ou − 1.
Notons qu’ici le résultat de la mesure sur a ne dépend que du paramètre λ et
de la direction de mesure u a , mais pas de ub (ce qui assure le principe de localité,
et rend inutile la nécessité de transmettre une information par la suite. La causalité
relativiste est donc elle aussi préservée). Dans la suite, pour établir l’inégalité, nous
allons supposer qu’un grand nombre de couples de particules ( a, b) sont préparées,
toutes dans le même état.
2.2
Enoncé et preuve
Soit C (u a , ub ) la fonction de corrélation sur les résultats des deux mesures, c’est
à dire la moyenne du produit des valeurs mesurées sur N expériences. On a de
manière général (indépendamment de la théorie considérée) |C (u a , ub )| ≤ 1. Dans
notre expérience, les deux appareils de mesure peuvent choisir aléatoirement d’effectuer une mesure suivant les directions u a ou u0a , pour la particule a, et ub ou u0b ,
pour la particule b.
Proposition 2.1 Dans une théorie à variables cachées locales, si p est la densité de probabilité suivie par le paramètre λ, la fonction de corrélation peut s’écrire :
C (u a , ub ) =
Z
∆
p(λ) A(λ, u a ) B(λ, ub )dλ
4
Avec
∀λ ∈ ∆, p(λ) ≥ 0 et
Z
∆
p(λ)dλ = 1
Remarque en mécanique quantique C (u a , ub ) = −u a .ub . (admis)
Théorème 2.2 (Bell) Dans le cadre d’une théorie à variables cachées locales, la quantité
S = C (u a , ub ) + C (u a , u0b ) + C (u0a , u0b ) − C (u0a , ub )
satisfait toujours l’inégalité
|S| ≤ 2
Preuve Posons s(λ) de la manière suivante :
s(λ) = A(λ, u a ) B(λ, ub ) + A(λ, u a ) B(λ, u0b ) + A(λ, u0a ) B(λ, u0b ) − A(λ, u0a ) B(λ, ub )
On a la grandeur s associée à une expérience (une paire de particules) qui vérifie :
s=
Or
Z
∆
p(λ)s(λ)dλ
s(λ) = A(λ, u a )( B(λ, ub ) + B(λ, u0b )) + A(λ, u0a )( B(λ, u0b ) − B(λ, ub ))
Les valeurs B(λ, ub ) et B(λ, u0b ) ne pouvant prendre que des valeurs +1 ou −1, l’un
des deux termes de cette somme est nul, l’autre vaut +2 ou −2, avec probabilité
égale. Puis pour une série de N expériences :
|S| = |
1
N
N
∑ si | ≤ 2
1
L’intérêt réside maintenant dans la comparaison avec la formule plus générale
en mécanique quantique C (u a , ub ) = −u a .ub .
Théorème 2.3 (Bell) Cette inégalité peut être violée par les prévisions de la mécanique
quantique.
Preuve Il suffit d’exhiber un cas explicite de violation. Nous considérons la mesure
dans un plan orienté (x,y), soient les vecteurs de mesure suivants :
u a = x et u0a = y
1
1
ub = √ ( x − y) et ub = √ ( x + y)
2
2
On a alors
√
S = −2 2
ce qui viole l’inégalité de Bell.
Ainsi Bell a t-il pu donner à la fois une inégalité permettant de différencier les
deux théories par l’expérience, et en a t-il donné un cas explicite de violation dans
le cas d’une théorie à variables cachées locales.
5
Conclusion
Nous avons présenté un aperçu du paradoxe EPR (le paradoxe présenté dans
le papier original étant beaucoup plus complexe que cela). De manière général les
variantes de l’expérience EPR consistent en une expérience de pensée menant à la
réfutation de certains postulats de la mécanique quantique. Dans notre cas il s’agit
de la non-localité, mais d’autres types d’expériences peuvent consister en la mesure simultanée de deux quantités dites incompatibles (par exemple la position et la
vitesse d’une particule).
La mise en pratique d’une expérience de vérification des inégalités de Bell nécessite une technologie que la science n’a acquise que bien plus tard. Ce n’est qu’entre
1980 et 1982 qu’Alain Aspect, ancien normalien de l’ENS Cachan et encore actuellement enseignant chercheur à Orsay, mis en place la première expérience qui permis
de constater la violation de l’inégalité.
Ainsi, Einstein avait tort, une théorie à variables cachées locales ne permet pas de
décrire la réalité, et la mécanique quantique, bien que paradoxale encore maintenant
dans certains résultats, conserve son titre.
Il est néanmoins important de noter que le passage à la pratique a nécessité de
redéfinir les inégalités de Bell en fonction également de la fiabilité des outils de
mesure. Pour les expériences mettant en jeu des photons et la polarisation de ces
derniers, il existe aujourd’hui des polariseurs et des filtres opérant avec une efficacité de 95 à 98%. La limite vient surtout des photomultiplicateurs (outil permettant
de générer les photons intriqués), dont la fiabilité est de l’ordre de 10 à 20%.
Des hypothèses supplémentaires, notées CHSH et CH74 ont été introduites pour
transformer les inégalités faibles de Bell en inégalités fortes prenant en compte l’imperfection des instruments de mesure.
Bibliographie
[1] Wikipedia : pages École de Copenhague, Inégalités de Bell, Paradoxe EPR, Mécanique quantique, Postulats de la mécanique quantique
[2] Introduction à l’informatique quantique : par Michel Le Bellac, édition
Belin (2005)
[3] A. Einstein, B. Podolsky, N. Rosen, Phys. Rev. 47, 777 (1935)
[4] catalogue.polytechnique.fr/site.php ?id=87&fileid=476 : cours donné à
l’École Polytechnique
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