42 pensées du droit, lois de lA philosophie
ridicule aux yeux du peuple. La langue parlée par le philosophe est incomprise des
autres hommes. En retour, le philosophe ignore tout des pratiques publiques, et en
particulier des usages du droit comme institution. Ainsi, dans le Théétète, Platon fait-il
dire à Socrate qu’« il est naturel que ceux qui ont passé beaucoup de temps à l’étude
de la philosophie paraissent de ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les
tribunaux (…). Il semble en effet que ceux qui ont, dès leur jeunesse, roulé dans les
tribunaux et les assemblées du même genre, comparés à ceux qui ont été nourris dans
la philosophie et dans les études de cette nature, sont comme des esclaves en face
d’hommes libres » 12.
Le constat de l’inaptitude juridique du philosophe est donc doublée d’une
dépréciation instantanée des métiers juridiques. Cette critique n’est pas accidentelle
mais structurelle : avec Platon, la philosophie se dénit précisément par opposition au
droit, contre la justice pensée comme institution. Le philosophe est l’homme libre qui
n’a pas cédé aux séductions du pouvoir, qui ne s’est pas rendu esclave de la rhétorique,
de cette argumentation creuse qui vide les idées de leur substance pour ne considérer
que les apparences. Socrate explique ainsi à Gorgias le sophiste : « L’orateur n’est
pas l’homme qui fait connaître, aux tribunaux, ou à toute autre assemblée, ce qui est
juste et ce qui est injuste; en revanche, c’est l’homme qui fait croire que le juste, c’est
ceci et l’injuste, c’est cela, rien de plus » 13. C’est donc en raison d’un fondement
métaphysique que les avocats, ainsi que les juges, sont perçus comme des esclaves 14.
Ainsi a pu s’installer et durer un certain mépris de la philosophie envers le monde
judiciaire, suscité chez Platon par deux circonstances particulières.
Tout d’abord, l’opposition propre à la cité grecque entre les philosophes et les
sophistes. Cette opposition dénit la philosophie qui naît et se construit contre les
sophistes, ces orateurs habiles, habitués aux assemblées et aux tribunaux, capables
de convaincre leur auditoire, et qui professent leur savoir contre rémunération. Les
sophistes se méprennent en se consacrant aux intrigues humaines, futiles et vaines,
tandis que les philosophes, eux, vouent leur vie à la recherche de la sagesse.
La seconde explication à la position de Platon à l’égard du droit et de la justice
est à chercher dans le procès de Socrate. Socrate a fait l’objet d’accusations qui
remettaient en question sa loyauté envers la cité athénienne. Il aurait corrompu la
jeunesse et perturbé l’ordre social athénien. Et Socrate est condamné à mort. Cette
seule condamnation justie aux yeux de Platon le rejet des pratiques juridiques. Ou
plutôt ce procès ne peut avoir lieu qu’en vertu du divorce de la justice, comme idéal, et
du droit, comme pratique concrète, c’est-à-dire en raison d’une séparation de la vérité
et du jugement, de la philosophie et des affaires humaines. Car pour Platon, Socrate
12 plAton, Théétète, 172a-172d, Paris, Flammarion, 1967, p. 107.
13 plAton, Gorgias, 454e-455a, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 141. Platon fait
également dire à Gorgias que « le bien suprême, cause de la liberté et principe du commandement
est le « pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges au Tribunal » (Ibid., 452d-453b,
p. 135).
14 Socrate précise : les débats du procès « ne sont jamais sans conséquence », les acteurs
poursuivent toujours un but. L’intérêt y est omniprésent, et l’esprit de ses acteurs est corrompu :
ils s’imaginent habiles et sages, alors qu’ils ont perdu la justice et la vérité.