L`éthique comme philosophie première ou la défense des droits de l

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L’éthique comme philosophie première
ou la défense des droits de l’autre homme
chez Emmanuel Levinas
Siméon Clotaire Mintoume
L’éthique comme philosophie première
ou la défense des droits de l’autre homme
chez Emmanuel Levinas
Préface d’Emilio Baccarini
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55395-8
EAN : 9782296553958
A toi, mon frère, qui a précocement quitté cette vie
Préface
A partir de l’expression levinassienne l’éthique
comme philosophie première, l’essai de Siméon Clotaire
Mintoume dessine un parcours introductif à la pensée
d’Emmanuel Levinas et entend en même temps expliciter
quelques-uns des éléments les plus pressants pour nous
aujourd’hui.
Emmanuel Levinas (1905-2005) a traversé presque
tout le 20e siècle, mais sa pensée manifeste aujourd’hui
une urgence qui permet de mieux comprendre et résoudre
quelques-unes des questions les plus radicales de notre
société inquiète, de notre humanité planétaire. Le
problème humain par excellence est celui de la justice et
de la reconnaissance des droits de l’homme. L’inquiétude
est donc à la fois existentielle, sociale, politique et besoin
d’un nouvel ordre du monde. L’humanité a surtout besoin
d’une nouvelle conscience éthique, qui n’est pas une
demande dans l’ordre du moralisme d’une société en
décomposition qui ne voit pas de perspectives pour son
futur et s’agrippe à la force de la tradition et ses valeurs.
La nouvelle exigence éthique est au contraire « épocale »
, une nouvelle utopie de l’humain.
Le bref essai de Siméon Clotaire Mintoume a
justement le pathos de cette nouvelle utopie vécue dans
les contradictions brûlantes du continent africain. Son
travail saisit les éléments fondamentaux du parcours du
philosophe français. La source juive de la métaphysique
ne signifie pas une métaphysique religieuse, mais plutôt
une métaphysique qui, en dépassant le primat de
l’ontologie, accomplit son propre sens dans l’éthique.
Celle-ci à son tour, n’est pas simplement une théorie de
7
l’action, mais découvre le sens le plus vrai de la
subjectivité. La confrontation entre la déconstruction
heideggérienne du sujet comme être destiné tout seul à la
mort et l’assignation éthique de l’autre dont je suis
originellement responsable est tout à fait intéressante. Le
sujet ne disparaît pas dans les brouillards de l’être, au
contraire il a sa valeur dans le visage qui, se retirant dans
sa
manifestation,
réclame
son
sens
qu’est
l’accomplissement de la justice. La finitude n’épuise pas
son sens dans la mort, mais en se présentant comme la
parole qui réveille, exprime une nouvelle rationalité, ou du
moins un nouvel exercice de la rationalité qui est écoute et
donc réveil à la proximité.
En décrivant le parcours éthique levinassien,
l’auteur aboutit à la signification politique de sa
proposition philosophique. Mais pour Levinas la politique
n’est rien d’autre qu’exercice de la justice, c’est-à-dire
capacité de construire des institutions où l’on peut « êtreentre-nous ». Le travail de Siméon Clotaire Mintoume
nous suggère que la pensée d’Emmanuel Levinas peut
aider l’Afrique, continent qui est à la recherche d’un
nouveau rangement, à construire une nouvelle culture des
droits.
Emilio Baccarini
Université de Rome Tor Vergata
8
Introduction
Ethique comme philosophie première est le thème
d’une conférence donnée par Emmanuel Levinas en
septembre 1982 à Louvain après la publication de De Dieu
qui vient à l’idée, « le dernier ensemble philosophique
parfaitement construit » d’Emmanuel Levinas selon
Jacques Rolland1, et L’au-delà du verset, le plus beau des
recueils de ses lectures talmudiques. On est donc en droit
de considérer que la proposition selon laquelle l’éthique
est la philosophie première est celle qui résume la pensée
d’Emmanuel Levinas.
Lorsqu’Emmanuel Levinas l’affirme, il s’attaque
directement à la pensée occidentale qui considère
l’ontologie comme la philosophie première. Dès l’entame
de son chef-d’œuvre, Totalité et infini, il déplore le fait
que
La philosophie occidentale a été le plus souvent une
ontologie : une réduction de l’autre au même, par l’entremise
d’un terme moyen qui assure l’intelligence de l’être. Cette
primauté du même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir
d’autrui sinon ce qui est en moi, comme si, de toute éternité, je
2
possédais ce qui me vient du dehors .
La question qu’il se pose est alors celle de savoir si la
rationalité humaine coïncide avec cette tyrannie ou cet
impérialisme du même. Sa réponse est naturellement
négative. La rationalité n’est pas « la manifestation d’une
liberté neutralisant l’autre et l’englobant »3. Au contraire,
elle commence avec « la mise en question de cette
1
In « Surenchère de l’éthique », Préface de J. Rolland à Ethique
comme philosophie première, Payot – Rivages, Paris, 1998.
2
Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 13.
3
Ibid., p. 14.
9
sauvage et naïve liberté »4 de celui qui se considère seul
au monde et pense que le monde lui est totalement donné,
elle commence avec la mise en question du Moi devant le
visage de l’autre. Car « le visage parle »5 et, comme tel, «
il détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il
me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son
ideatum – l’idée adéquate »6, il rompt la corrélation. Et
c’est justement cette mise en question du Moi ou cette
rupture de la corrélation par le visage de l’autre que
Levinas appelle l’éthique :
L’étrangeté d’Autrui – son irréductibilité à Moi – à mes
pensées et à mes possessions, s’accomplit précisément comme
mise en question de ma spontanéité, comme éthique. La
métaphysique, la transcendance, l’accueil de l’Autre par le
Même, d’Autrui par Moi se produit concrètement comme la
mise en question du Même par l’Autre, c’est-à-dire l’éthique
7
qui accomplit l’essence critique du savoir .
Ainsi, dire que l’éthique est la philosophie première
c’est affirmer que la raison ou la pensée commence avec la
mise en question du Moi devant le visage de l’autre. Ce
qui revient à dire que « l’accueil du visage et l’œuvre de la
justice conditionnent la naissance de la vérité »8. En
d’autres termes, la pensée n’est pas une complaisance
dans le Même, une réminiscence ou une méditation
solipsiste. Au contraire, elle est la responsabilité pour
l’autre homme : penser c’est dialoguer, c’est répondre à
l’autre, c’est apprendre de façon non maïeutique.
4
ID, Humanisme de l’autre homme, p. 49.
ID, Totalité et infini, p. 37.
6
Ibid., p. 21.
7
Ibid., p. 13.
8
Levinas, Préface à Totalité et infini, p. XVI.
5
10
L’éthique levinassienne ou la mise en question du Moi
devant le visage de l’autre est donc une déconstruction de
la subjectivité qui est à l’œuvre dans la philosophie
occidentale depuis Socrate et, plus précisément une
déconstruction du sujet transcendantal des modernes.
Levinas n’est pas le premier à tenter cette entreprise. Elle
avait déjà été amorcée par Heidegger. Mais la
déconstruction heideggérienne culminait dans une
destruction de la subjectivité humaine puisqu’elle réduisait
l’existence humaine à naître, vivre et mourir, c’est-à-dire à
une existence anonyme, impersonnelle, égale pour tout le
monde. C’est du reste en cela qu’on est en droit d’y voir
posées les bases du totalitarisme9 puisque la société qui se
déduit de cette ontologie fondamentale n’est plus une
pluralité d’interlocuteurs mais une multiplicité numérique.
C’est pour cela qu’après s’être abreuvé à la source
heideggérienne, Levinas a signalé dès 1947, l’urgence de
sortir du climat de cette philosophie10.
La mise en question du Moi ou l’éthique de Levinas
n’est donc pas une destruction de la subjectivité comme
chez Heidegger, mais au contraire elle est une défense de
la subjectivité. La pensée de Levinas est en même temps
une mise en question du Moi et une défense de la
subjectivité. Car c’est l’altérité de l’autre homme qui se
manifeste dans le langage qui met le moi en question. Il
s’agit donc en réalité de la protestation contre toutes les
9
Voir J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, pp. 63-64.
L’auteur montre que dans son Discours du Rectorat Heidegger
conférait au national-socialisme une légitimité spirituelle.
10
« Si au début, nos réflexions s’inspirent dans une large mesure –
pour la notion de l’ontologie et de la relation que l’homme entretient
avec l’être – de la philosophie de Martin Heidegger, elles sont
maintenant commandées par un besoin profond de quitter le climat
de cette philosophie », Levinas, De l’existence à l’existant, p. 19.
11
formes de totalitarisme, de la défense des droits de
l’homme. Mais la nouveauté de Levinas, par rapport à un
Emmanuel Kant par exemple dont l’impératif catégorique
est aussi le devoir de respecter l’humanité propre et celle
de l’autre, réside dans le fait qu’il s’agit d’abord chez
Levinas de la défense de l’humanité de l’autre homme :
« la justice bien ordonnée commence par autrui »11. En
d’autres termes, les droits de l’homme ne sont tels que
s’ils sont d’abord les droits de l’autre homme et surtout du
plus vulnérable, de l’orphelin, de la veuve, de l’étranger...
Ce travail qui veut être une introduction à la
philosophie d’Emmanuel Levinas, va donc s’articuler
autour de quatre points à travers lesquels nous chercherons
à répondre aux questions suivantes‫׃‬
Quel est l’apport du judaïsme dans la pensée
d’Emmanuel Levinas ?
Pourquoi la compréhension heideggérienne de l’être
comme verbe coïncide-t-elle avec la destruction de la
subjectivité humaine ?
Comment
Levinas
dépasse-t-il
fondamentale de Martin Heidegger ?
l’ontologie
Quelle est la conception levinassienne de l’homme et
de la rationalité humaine ?
Quelle est sa conception de la société politique ?
Quel écho peut avoir la philosophie d’Emmanuel
Levinas dans le monde africain pour lequel elle n’a pas été
originellement pensée ?
11
Levinas, Totalité et infini, p. 44.
12
1. L’apport du judaïsme
d’Emmanuel Levinas
dans
la
pensée
Le judaïsme est présent dans la pensée d’Emmanuel
Levinas comme inspiration. Selon Levinas, la relation
entre les hommes – la relation sociale – n’est pas une
ontologie, mais elle est, comme la relation de l’homme à
Dieu dans la tradition talmudique, une relation qui se fait à
travers la parole, elle est l’écoute et la réponse à la parole
de l’autre.
Dans Ethique et infini Emmanuel Levinas affirme :
Toute pensée philosophique repose sur des expériences préphilosophiques et la lecture de la Bible a appartenu chez moi à
ces expériences fondatrices. Elle a donc joué un rôle essentiel –
et en grande partie sans que je le sache – dans ma manière de
penser philosophiquement, c’est-à-dire de penser en
12
s’adressant à tous les hommes .
Par ces paroles, l’auteur de Totalité et infini reconnaît
que sa pensée est en même temps située et universelle.
Comme le dit si bien Marie-Anne Lescourret, la pensée de
Levinas est « une translation du confidentiel au grec »13.
Où par confidentiel, il faut entendre l’expérience
personnelle de Levinas qu’il décrit lui-même dans Difficile
liberté comme « dominée par le pressentiment et le
souvenir de l’horreur nazie »14, mais surtout sa formation
hébraïque, plus précisément la lecture de la Bible et du
Talmud à laquelle il se dédie totalement à la fin de la
guerre. Et, par grec, il faut comprendre le langage
conceptuel qui est propre à la philosophie. Levinas veut
12
ID., Ethique et infini, p. 14.
Marie-Anne Lescourret, « Homo philosophicus », in Levinas. De
l’Être à l’Autre, sous la coordination de Joëlle Hansel, pp. 17-35.
14
Difficile liberté, p. 406
13
13
donc dire dans un langage philosophique une sagesse que
lui inspirent les lectures talmudiques et qu’il considère
comme utile au monde entier. Il opère donc, comme l’écrit
si bien Alain Finkielkraut, « une conversion philosophique
du judaïsme »15.
Qu’est-ce que Levinas emprunte du judaïsme et qu’il
universalise ? Principalement deux choses‫ ׃‬la conception
de Dieu et de sa relation avec l’homme et la conception de
la rationalité humaine. En d’autres termes, Levinas tire du
judaïsme sa conception de la métaphysique et sa
conception de la pensée humaine, c’est-à-dire les réponses
aux questions heideggériennes‫ ׃‬Qu’est-ce que la
métaphysique ? Que signifie penser ? Le conflit avec
Heidegger est donc ouvert comme on le verra dans le
deuxième point de ce travail.
Premièrement, Levinas emprunte donc du judaïsme sa
conception de Dieu et de sa relation avec l’homme. Le
Dieu créateur, par opposition au premier moteur
d’Aristote, ne fait pas partie du monde, il est l’absolument
Autre16, c’est-à-dire l’au-delà de l’être, l’au-delà de la
création. Car, le verbe créer, bara, en hébreux, « signifie
donner l’être à une existence en dehors de soi »17. C’est
pour cela aussi qu’il est Transcendant, il est
« transcendant jusqu’à l’absence »18, il est l’Absent. Et,
comme tel, il n’est pas un Tu, je ne peux l’invoquer qu’à
la troisième personne, il est un Il. D’où le concept d’illéité
qui s’oppose à la réciprocité de Martin Buber et à l’ipséité.
15
Alain Finkielkraut, « Survivant », in Cahier d’études levinassiennes,
2005 Hors-série, p. 29.
16
« Dieu c’est l’Autre », Levinas, Totalité et infini, p. 186.
17
Catherine Chalier, Levinas. La trace de l’infini, p. 24.
18
Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, p. 115.
14
L’illéité indique un Dieu non contaminé par l’être. Dire
que Dieu est Il, c’est affirmer qu’il est un Dieu non
thématisable, un Dieu auquel on ne peut attribuer les
concepts d’éminence tirés de l’être comme le fait la
théologie rationnelle qui, selon Levinas, n’a été d’ailleurs
pour cette raison que la mort de Dieu, c’est-à-dire la
destruction de la transcendance ‫׃‬
En thématisant Dieu, elle (la théologie rationnelle) l’amène
dans la course à l’être, alors que le Dieu de la Bible signifie de
façon invraisemblable l’au-delà de l’être, la transcendance. Et
ce n’est pas par hasard que l’histoire de la philosophie
19
occidentale a été une destruction de la transcendance
Le concept d’illéité sert donc principalement à jeter un
discrédit sur la théologie rationnelle. Si Dieu est Il, c’est
parce qu’il est l’absolument passé, d’un passé qu’on ne
peut pas ramener au présent : il est l’irreprésentable,
l’abstraction inadmissible. La relation avec lui ne peut
donc se faire qu’à travers sa trace, c’est-à-dire à travers sa
Parole. La métaphysique ou la philosophie première serait
donc l’écoute et la réponse à la Parole de Dieu. Elle serait
donc l’éthique, la mise en question du Moi, l’accueil de
l’autre homme. Car, c’est justement ce que la Parole de
Dieu m’oblige à faire.
En fait, l’expression philosophie première renvoie
à la philosophie spéculative d’Aristote que la postérité a
préféré désigner par le terme métaphysique20. Aristote a
enseigné que la philosophie, la pensée, commence par
l’étonnement devant l’ordre et l’harmonie du monde. En
d’autres termes, selon Aristote, l’homme, en tant qu’être
doué de raison, est obligé de s’arrêter devant l’ordre du
19
Ibid., p. 95.
Ce terme aurait été inventé par Andronicos de Rhodes, vers 60 av.
J-C, lors de la publication des écrits postérieurs à la physique.
20
15
monde pour chercher son pourquoi. Et, selon Aristote,
c’est par cette réflexion que commence la pensée. Or,
Aristote a donné plusieurs définitions à sa philosophie
première : elle est la doctrine de l’être en tant qu’être ou
ontologie, mais elle est aussi la doctrine qui s’occupe de
Dieu et du divin ou la théologie, puisque l’ontologie, la
compréhension de l’être en tant qu’être de chaque chose
ou de sa substance, c’est-à-dire son moteur mobile, nous
oblige, puisque nous ne pouvons pas faire une régression à
l’infini, à admettre qu’il y a un Premier Moteur immobile
qui est la cause première du mouvement et du devenir de
l’être dans sa totalité. L’ontologie débouche donc sur la
métaphysique ou la théologie. Ce qui revient à dire tout
simplement que la pensée commence par la réflexion sur
Dieu, que la sagesse fondamentale, celle qui doit
commander toutes les autres, est la connaissance de Dieu.
Or, ce que Levinas reproche justement à l’Occident, c’est
le fait que pour la tradition occidentale, la philosophie
première, la science qui commande toutes les autres, est
devenue la théologie rationnelle, c’est-à-dire la compréhension, l’assimilation, la connaissance de Dieu, sa
réduction à une doctrine, à un savoir. A cette tradition
occidentale, Levinas oppose justement la tradition
talmudique. Ici, la réflexion sur Dieu, n’est pas
l’ontologie, la réduction de l’Autre au Même ou la
destruction de la transcendance. Mais elle est l’écoute et la
réponse à la Parole de Dieu. Elle est l’étude de la Parole.
Et, selon Levinas, cette intelligence appliquée aux
Ecritures qui constitue toute la tradition talmudique n’est
pas l’enfance de la philosophie, mais elle est une véritable
philosophie à laquelle Maïmonide a pu, au 12e siècle,
attacher le plaisir ou le bonheur qu’Aristote attache à la
16
contemplation des essences pures au livre X de L’éthique
à Nicomaque21 .
D’après Marie-Anne Lescourret, Levinas appartient au
judaïsme développé sous l’égide du Gaon de Vilna,
Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797), pour lequel
« l’ignorant ne saurait être réellement pieux »22. Le
judaïsme qui sous-tend l’œuvre de Levinas, contrairement
à Martin Buber, est donc un judaïsme d’étude, une
religion d’adulte23, c’est-à-dire une relation avec Dieu qui
n’est ni sacrale comme dans les sociétés primitives, ni une
relation immédiate ou une représentation : elle se fait
uniquement à travers la parole, elle est l’obéissance ou la
pratique de la Loi dont l’acte le plus haut, la prescription
des prescriptions qui les vaut toutes, est l’étude même de
la Loi24. Il s’agit d’un abandon de l’approche sentimentale,
intuitive, imaginative et mystique en vigueur dans le
hassidisme pour mettre l’accent sur l’étude ou
l’herméneutique des Ecritures.
La relation avec Dieu n’est donc pas une ontologie car
l’ontologie est la réduction de l’Autre au Même. La seule
relation qui respecte l’altérité radicale de Dieu est celle qui
se fait à travers sa parole. C’est cette relation que Levinas
appelle la métaphysique. Ce qu’il importe de retenir ici,
c’est qu’il ne s’agit plus d’une relation qui se fait à partir
de mes idées ; il ne s’agit plus de com-prendre Dieu, de le
réduire à une doctrine ou à un pouvoir, mais il s’agit
d’apprendre de façon non maïeutique, d’être enseigné par
lui. Or, ce que la parole de Dieu me dit, c’est
21
Catherine Chalier, Levinas. La trace de l’infini, p. 168
Levinas, Difficile liberté, p. 30.
23
Voir « Une religion d’adulte », in Levinas, Difficile liberté, pp. 2541.
24
Levinas, L’au-delà du verset, p. 170.
22
17
essentiellement ce que je dois faire pour l’autre ‫׃‬
« connaître Dieu, c’est savoir ce qu’il faut faire pour
l’autre »25. La métaphysique ou la philosophie première
devient alors l’éthique.
Mais Levinas appelle aussi métaphysique la relation
avec le visage de l’autre homme. C’est ici que se situe
l’inspiration judaïque de la philosophie de Levinas. Dans
« Transcendance et Hauteur » il écrit :
Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce que c’est
l’humanité que je connais. C’est Dieu que je peux définir par
les relations humaines et non pas inversement. La notion de
Dieu, Dieu le sait, je n’y suis pas opposé ! Mais, quand je dois
dire quelque chose de Dieu, c’est toujours à partir des relations
26
humaines .
Autrement dit, la relation humaine, c’est-à-dire ma
relation avec l’autre homme, est comme la relation de
l’homme avec Dieu dans la tradition judaïque. Mieux, la
relation de l’homme à Dieu est la relation avec l’autre
homme. Car le visage de l’autre homme, de tout homme,
est la trace de l’infini. « L’Infini se présente en autrui »27.
« La dimension du divin ne s’ouvre qu’à partir du visage
humain »28. « L’absolument Autre, c’est Autrui »29.
En fait, le visage est la trace de l’infini parce que le
visage parle. Et, comme tel, il résiste à la com-préhension,
il m’oppose une résistance insurmontable parce qu’il
dépasse toutes les idées que je peux trouver en moi‫׃‬
25
Levinas, Difficile liberté, p. 34.
Levinas, « Transcendance et Hauteur », in C. Chalier éd.,
Emmanuel Levinas, L’Herne, P. 110.
27
Levinas, Totalité et infini, p. 181.
28
Ibid., p. 50.
29
Levinas, « Transcendance et Hauteur », in C. Chalier éd.,
Emmanuel Levinas, L’Herne, P. 101.
26
18
La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de
l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage (...). Le visage
d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique
qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son
30
ideatum – l’idée adéquate .
La notion de visage (...) signifie l’antériorité philosophique
de l’étant sur l’être, une extériorité qui n’en appelle pas au
pouvoir ni à la possession, une extériorité qui ne se réduit pas,
31
comme chez Platon, à l’intériorité du souvenir .
Ma relation avec l’autre homme qui parle n’est donc
pas une ontologie. Elle ne peut pas être une relation qui se
fait à partir d’une idée que je trouve en moi, à partir d’un
concept général de l’homme. La seule relation avec l’autre
homme qui respecte son altérité, c’est le langage que
Levinas ne conçoit pas ici comme un échange
d’informations ou de signes verbaux, mais qu’il considère
dans son essence même‫ ׃‬celui avec qui on parle, celui à
qui on s’adresse n’est pas compris d’avance, il est autre,
transcendant, étranger, séparé :
Le rapport du langage suppose la transcendance, la
séparation radicale, l’étrangeté des interlocuteurs, la
révélation de l’Autre à moi. Autrement dit, le langage se parle
là où manque la communauté entre les termes de la relation, là
où manque, où doit seulement se constituer un plan commun. Il
se place dans cette transcendance. Le discours est ainsi
32
expérience de quelque chose d’absolument étranger .
L’autre homme, parce qu’il parle, doit donc être
interpellé. Il est un interlocuteur. Je ne peux réfléchir sur
lui qu’à partir de sa parole. Il est mon maître. Ce qui veut
dire qu’en l’interpellant, en l’écoutant, je ne me souviens
30
Levinas, Totalité et infini, p. 21.
Ibid., p. 22
32
Ibid., pp. 45-46.
31
19
pas seulement de ce que j’avais oublié, je reçois plus que
ce que je possédais ‫ ׃‬comme dans l’étude de la Bible ou du
Talmud, je suis enseigné ‫׃‬
Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son
expression où il déborde à tout instant l’idée qu’en emporterait
une pensée. C’est donc recevoir d’Autrui au-delà de la capacité
du Moi ; ce qui signifie exactement (...) être enseigné. Le
rapport avec Autrui ou le discours, est un rapport nonallergique, un rapport éthique, mais ce discours accueilli est un
enseignement. L’enseignement ne revient pas à la maïeutique. Il
33
vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens .
Levinas tire donc du judaïsme une nouvelle forme de
rationalité : l’existence des autres hommes qui parlent, et
qui par ce fait jouissent d’une totale altérité par rapport à
mes idées, signifie que je ne sais pas tout, j’ai besoin des
autres pour parvenir à la vérité. La pensée ne peut donc
plus être une réminiscence, elle est un dialogue : « la
pensée consiste à parler »34. « La relation avec autrui
notre maître rend possible la vérité »35. « La vérité surgit
là où un être séparé de l’autre ne s’abîme pas en lui, mais
lui parle »36. « Le discours n’est pas déroulement d’une
logique interne préfabriquée, mais constitution de la vérité
dans une lutte entre penseurs »37.
Ces quatre citations justifient l’insistance de Levinas
sur le fait qu’il n’y a pas de vérité sans les autres. Elle
exige le point de vue de tout le monde. La pensée n’est
donc pas une méditation solipsiste, mais elle est écoute de
la parole de l’autre, elle consiste à répondre à la parole de
l’autre, elle est la responsabilité pour l’autre. Cette place
33
Levinas, Totalité et infini, p. 22.
Ibid., p. 10.
35
Ibid., p. 44.
36
Ibid., p. 33.
37
Ibid., p. 45.
34
20
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