L’éthique comme philosophie première ou la défense des droits de l’autre homme chez Emmanuel Levinas Siméon Clotaire Mintoume L’éthique comme philosophie première ou la défense des droits de l’autre homme chez Emmanuel Levinas Préface d’Emilio Baccarini © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55395-8 EAN : 9782296553958 A toi, mon frère, qui a précocement quitté cette vie Préface A partir de l’expression levinassienne l’éthique comme philosophie première, l’essai de Siméon Clotaire Mintoume dessine un parcours introductif à la pensée d’Emmanuel Levinas et entend en même temps expliciter quelques-uns des éléments les plus pressants pour nous aujourd’hui. Emmanuel Levinas (1905-2005) a traversé presque tout le 20e siècle, mais sa pensée manifeste aujourd’hui une urgence qui permet de mieux comprendre et résoudre quelques-unes des questions les plus radicales de notre société inquiète, de notre humanité planétaire. Le problème humain par excellence est celui de la justice et de la reconnaissance des droits de l’homme. L’inquiétude est donc à la fois existentielle, sociale, politique et besoin d’un nouvel ordre du monde. L’humanité a surtout besoin d’une nouvelle conscience éthique, qui n’est pas une demande dans l’ordre du moralisme d’une société en décomposition qui ne voit pas de perspectives pour son futur et s’agrippe à la force de la tradition et ses valeurs. La nouvelle exigence éthique est au contraire « épocale » , une nouvelle utopie de l’humain. Le bref essai de Siméon Clotaire Mintoume a justement le pathos de cette nouvelle utopie vécue dans les contradictions brûlantes du continent africain. Son travail saisit les éléments fondamentaux du parcours du philosophe français. La source juive de la métaphysique ne signifie pas une métaphysique religieuse, mais plutôt une métaphysique qui, en dépassant le primat de l’ontologie, accomplit son propre sens dans l’éthique. Celle-ci à son tour, n’est pas simplement une théorie de 7 l’action, mais découvre le sens le plus vrai de la subjectivité. La confrontation entre la déconstruction heideggérienne du sujet comme être destiné tout seul à la mort et l’assignation éthique de l’autre dont je suis originellement responsable est tout à fait intéressante. Le sujet ne disparaît pas dans les brouillards de l’être, au contraire il a sa valeur dans le visage qui, se retirant dans sa manifestation, réclame son sens qu’est l’accomplissement de la justice. La finitude n’épuise pas son sens dans la mort, mais en se présentant comme la parole qui réveille, exprime une nouvelle rationalité, ou du moins un nouvel exercice de la rationalité qui est écoute et donc réveil à la proximité. En décrivant le parcours éthique levinassien, l’auteur aboutit à la signification politique de sa proposition philosophique. Mais pour Levinas la politique n’est rien d’autre qu’exercice de la justice, c’est-à-dire capacité de construire des institutions où l’on peut « êtreentre-nous ». Le travail de Siméon Clotaire Mintoume nous suggère que la pensée d’Emmanuel Levinas peut aider l’Afrique, continent qui est à la recherche d’un nouveau rangement, à construire une nouvelle culture des droits. Emilio Baccarini Université de Rome Tor Vergata 8 Introduction Ethique comme philosophie première est le thème d’une conférence donnée par Emmanuel Levinas en septembre 1982 à Louvain après la publication de De Dieu qui vient à l’idée, « le dernier ensemble philosophique parfaitement construit » d’Emmanuel Levinas selon Jacques Rolland1, et L’au-delà du verset, le plus beau des recueils de ses lectures talmudiques. On est donc en droit de considérer que la proposition selon laquelle l’éthique est la philosophie première est celle qui résume la pensée d’Emmanuel Levinas. Lorsqu’Emmanuel Levinas l’affirme, il s’attaque directement à la pensée occidentale qui considère l’ontologie comme la philosophie première. Dès l’entame de son chef-d’œuvre, Totalité et infini, il déplore le fait que La philosophie occidentale a été le plus souvent une ontologie : une réduction de l’autre au même, par l’entremise d’un terme moyen qui assure l’intelligence de l’être. Cette primauté du même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir d’autrui sinon ce qui est en moi, comme si, de toute éternité, je 2 possédais ce qui me vient du dehors . La question qu’il se pose est alors celle de savoir si la rationalité humaine coïncide avec cette tyrannie ou cet impérialisme du même. Sa réponse est naturellement négative. La rationalité n’est pas « la manifestation d’une liberté neutralisant l’autre et l’englobant »3. Au contraire, elle commence avec « la mise en question de cette 1 In « Surenchère de l’éthique », Préface de J. Rolland à Ethique comme philosophie première, Payot – Rivages, Paris, 1998. 2 Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 13. 3 Ibid., p. 14. 9 sauvage et naïve liberté »4 de celui qui se considère seul au monde et pense que le monde lui est totalement donné, elle commence avec la mise en question du Moi devant le visage de l’autre. Car « le visage parle »5 et, comme tel, « il détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum – l’idée adéquate »6, il rompt la corrélation. Et c’est justement cette mise en question du Moi ou cette rupture de la corrélation par le visage de l’autre que Levinas appelle l’éthique : L’étrangeté d’Autrui – son irréductibilité à Moi – à mes pensées et à mes possessions, s’accomplit précisément comme mise en question de ma spontanéité, comme éthique. La métaphysique, la transcendance, l’accueil de l’Autre par le Même, d’Autrui par Moi se produit concrètement comme la mise en question du Même par l’Autre, c’est-à-dire l’éthique 7 qui accomplit l’essence critique du savoir . Ainsi, dire que l’éthique est la philosophie première c’est affirmer que la raison ou la pensée commence avec la mise en question du Moi devant le visage de l’autre. Ce qui revient à dire que « l’accueil du visage et l’œuvre de la justice conditionnent la naissance de la vérité »8. En d’autres termes, la pensée n’est pas une complaisance dans le Même, une réminiscence ou une méditation solipsiste. Au contraire, elle est la responsabilité pour l’autre homme : penser c’est dialoguer, c’est répondre à l’autre, c’est apprendre de façon non maïeutique. 4 ID, Humanisme de l’autre homme, p. 49. ID, Totalité et infini, p. 37. 6 Ibid., p. 21. 7 Ibid., p. 13. 8 Levinas, Préface à Totalité et infini, p. XVI. 5 10 L’éthique levinassienne ou la mise en question du Moi devant le visage de l’autre est donc une déconstruction de la subjectivité qui est à l’œuvre dans la philosophie occidentale depuis Socrate et, plus précisément une déconstruction du sujet transcendantal des modernes. Levinas n’est pas le premier à tenter cette entreprise. Elle avait déjà été amorcée par Heidegger. Mais la déconstruction heideggérienne culminait dans une destruction de la subjectivité humaine puisqu’elle réduisait l’existence humaine à naître, vivre et mourir, c’est-à-dire à une existence anonyme, impersonnelle, égale pour tout le monde. C’est du reste en cela qu’on est en droit d’y voir posées les bases du totalitarisme9 puisque la société qui se déduit de cette ontologie fondamentale n’est plus une pluralité d’interlocuteurs mais une multiplicité numérique. C’est pour cela qu’après s’être abreuvé à la source heideggérienne, Levinas a signalé dès 1947, l’urgence de sortir du climat de cette philosophie10. La mise en question du Moi ou l’éthique de Levinas n’est donc pas une destruction de la subjectivité comme chez Heidegger, mais au contraire elle est une défense de la subjectivité. La pensée de Levinas est en même temps une mise en question du Moi et une défense de la subjectivité. Car c’est l’altérité de l’autre homme qui se manifeste dans le langage qui met le moi en question. Il s’agit donc en réalité de la protestation contre toutes les 9 Voir J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, pp. 63-64. L’auteur montre que dans son Discours du Rectorat Heidegger conférait au national-socialisme une légitimité spirituelle. 10 « Si au début, nos réflexions s’inspirent dans une large mesure – pour la notion de l’ontologie et de la relation que l’homme entretient avec l’être – de la philosophie de Martin Heidegger, elles sont maintenant commandées par un besoin profond de quitter le climat de cette philosophie », Levinas, De l’existence à l’existant, p. 19. 11 formes de totalitarisme, de la défense des droits de l’homme. Mais la nouveauté de Levinas, par rapport à un Emmanuel Kant par exemple dont l’impératif catégorique est aussi le devoir de respecter l’humanité propre et celle de l’autre, réside dans le fait qu’il s’agit d’abord chez Levinas de la défense de l’humanité de l’autre homme : « la justice bien ordonnée commence par autrui »11. En d’autres termes, les droits de l’homme ne sont tels que s’ils sont d’abord les droits de l’autre homme et surtout du plus vulnérable, de l’orphelin, de la veuve, de l’étranger... Ce travail qui veut être une introduction à la philosophie d’Emmanuel Levinas, va donc s’articuler autour de quatre points à travers lesquels nous chercherons à répondre aux questions suivantes׃ Quel est l’apport du judaïsme dans la pensée d’Emmanuel Levinas ? Pourquoi la compréhension heideggérienne de l’être comme verbe coïncide-t-elle avec la destruction de la subjectivité humaine ? Comment Levinas dépasse-t-il fondamentale de Martin Heidegger ? l’ontologie Quelle est la conception levinassienne de l’homme et de la rationalité humaine ? Quelle est sa conception de la société politique ? Quel écho peut avoir la philosophie d’Emmanuel Levinas dans le monde africain pour lequel elle n’a pas été originellement pensée ? 11 Levinas, Totalité et infini, p. 44. 12 1. L’apport du judaïsme d’Emmanuel Levinas dans la pensée Le judaïsme est présent dans la pensée d’Emmanuel Levinas comme inspiration. Selon Levinas, la relation entre les hommes – la relation sociale – n’est pas une ontologie, mais elle est, comme la relation de l’homme à Dieu dans la tradition talmudique, une relation qui se fait à travers la parole, elle est l’écoute et la réponse à la parole de l’autre. Dans Ethique et infini Emmanuel Levinas affirme : Toute pensée philosophique repose sur des expériences préphilosophiques et la lecture de la Bible a appartenu chez moi à ces expériences fondatrices. Elle a donc joué un rôle essentiel – et en grande partie sans que je le sache – dans ma manière de penser philosophiquement, c’est-à-dire de penser en 12 s’adressant à tous les hommes . Par ces paroles, l’auteur de Totalité et infini reconnaît que sa pensée est en même temps située et universelle. Comme le dit si bien Marie-Anne Lescourret, la pensée de Levinas est « une translation du confidentiel au grec »13. Où par confidentiel, il faut entendre l’expérience personnelle de Levinas qu’il décrit lui-même dans Difficile liberté comme « dominée par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie »14, mais surtout sa formation hébraïque, plus précisément la lecture de la Bible et du Talmud à laquelle il se dédie totalement à la fin de la guerre. Et, par grec, il faut comprendre le langage conceptuel qui est propre à la philosophie. Levinas veut 12 ID., Ethique et infini, p. 14. Marie-Anne Lescourret, « Homo philosophicus », in Levinas. De l’Être à l’Autre, sous la coordination de Joëlle Hansel, pp. 17-35. 14 Difficile liberté, p. 406 13 13 donc dire dans un langage philosophique une sagesse que lui inspirent les lectures talmudiques et qu’il considère comme utile au monde entier. Il opère donc, comme l’écrit si bien Alain Finkielkraut, « une conversion philosophique du judaïsme »15. Qu’est-ce que Levinas emprunte du judaïsme et qu’il universalise ? Principalement deux choses ׃la conception de Dieu et de sa relation avec l’homme et la conception de la rationalité humaine. En d’autres termes, Levinas tire du judaïsme sa conception de la métaphysique et sa conception de la pensée humaine, c’est-à-dire les réponses aux questions heideggériennes ׃Qu’est-ce que la métaphysique ? Que signifie penser ? Le conflit avec Heidegger est donc ouvert comme on le verra dans le deuxième point de ce travail. Premièrement, Levinas emprunte donc du judaïsme sa conception de Dieu et de sa relation avec l’homme. Le Dieu créateur, par opposition au premier moteur d’Aristote, ne fait pas partie du monde, il est l’absolument Autre16, c’est-à-dire l’au-delà de l’être, l’au-delà de la création. Car, le verbe créer, bara, en hébreux, « signifie donner l’être à une existence en dehors de soi »17. C’est pour cela aussi qu’il est Transcendant, il est « transcendant jusqu’à l’absence »18, il est l’Absent. Et, comme tel, il n’est pas un Tu, je ne peux l’invoquer qu’à la troisième personne, il est un Il. D’où le concept d’illéité qui s’oppose à la réciprocité de Martin Buber et à l’ipséité. 15 Alain Finkielkraut, « Survivant », in Cahier d’études levinassiennes, 2005 Hors-série, p. 29. 16 « Dieu c’est l’Autre », Levinas, Totalité et infini, p. 186. 17 Catherine Chalier, Levinas. La trace de l’infini, p. 24. 18 Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, p. 115. 14 L’illéité indique un Dieu non contaminé par l’être. Dire que Dieu est Il, c’est affirmer qu’il est un Dieu non thématisable, un Dieu auquel on ne peut attribuer les concepts d’éminence tirés de l’être comme le fait la théologie rationnelle qui, selon Levinas, n’a été d’ailleurs pour cette raison que la mort de Dieu, c’est-à-dire la destruction de la transcendance ׃ En thématisant Dieu, elle (la théologie rationnelle) l’amène dans la course à l’être, alors que le Dieu de la Bible signifie de façon invraisemblable l’au-delà de l’être, la transcendance. Et ce n’est pas par hasard que l’histoire de la philosophie 19 occidentale a été une destruction de la transcendance Le concept d’illéité sert donc principalement à jeter un discrédit sur la théologie rationnelle. Si Dieu est Il, c’est parce qu’il est l’absolument passé, d’un passé qu’on ne peut pas ramener au présent : il est l’irreprésentable, l’abstraction inadmissible. La relation avec lui ne peut donc se faire qu’à travers sa trace, c’est-à-dire à travers sa Parole. La métaphysique ou la philosophie première serait donc l’écoute et la réponse à la Parole de Dieu. Elle serait donc l’éthique, la mise en question du Moi, l’accueil de l’autre homme. Car, c’est justement ce que la Parole de Dieu m’oblige à faire. En fait, l’expression philosophie première renvoie à la philosophie spéculative d’Aristote que la postérité a préféré désigner par le terme métaphysique20. Aristote a enseigné que la philosophie, la pensée, commence par l’étonnement devant l’ordre et l’harmonie du monde. En d’autres termes, selon Aristote, l’homme, en tant qu’être doué de raison, est obligé de s’arrêter devant l’ordre du 19 Ibid., p. 95. Ce terme aurait été inventé par Andronicos de Rhodes, vers 60 av. J-C, lors de la publication des écrits postérieurs à la physique. 20 15 monde pour chercher son pourquoi. Et, selon Aristote, c’est par cette réflexion que commence la pensée. Or, Aristote a donné plusieurs définitions à sa philosophie première : elle est la doctrine de l’être en tant qu’être ou ontologie, mais elle est aussi la doctrine qui s’occupe de Dieu et du divin ou la théologie, puisque l’ontologie, la compréhension de l’être en tant qu’être de chaque chose ou de sa substance, c’est-à-dire son moteur mobile, nous oblige, puisque nous ne pouvons pas faire une régression à l’infini, à admettre qu’il y a un Premier Moteur immobile qui est la cause première du mouvement et du devenir de l’être dans sa totalité. L’ontologie débouche donc sur la métaphysique ou la théologie. Ce qui revient à dire tout simplement que la pensée commence par la réflexion sur Dieu, que la sagesse fondamentale, celle qui doit commander toutes les autres, est la connaissance de Dieu. Or, ce que Levinas reproche justement à l’Occident, c’est le fait que pour la tradition occidentale, la philosophie première, la science qui commande toutes les autres, est devenue la théologie rationnelle, c’est-à-dire la compréhension, l’assimilation, la connaissance de Dieu, sa réduction à une doctrine, à un savoir. A cette tradition occidentale, Levinas oppose justement la tradition talmudique. Ici, la réflexion sur Dieu, n’est pas l’ontologie, la réduction de l’Autre au Même ou la destruction de la transcendance. Mais elle est l’écoute et la réponse à la Parole de Dieu. Elle est l’étude de la Parole. Et, selon Levinas, cette intelligence appliquée aux Ecritures qui constitue toute la tradition talmudique n’est pas l’enfance de la philosophie, mais elle est une véritable philosophie à laquelle Maïmonide a pu, au 12e siècle, attacher le plaisir ou le bonheur qu’Aristote attache à la 16 contemplation des essences pures au livre X de L’éthique à Nicomaque21 . D’après Marie-Anne Lescourret, Levinas appartient au judaïsme développé sous l’égide du Gaon de Vilna, Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797), pour lequel « l’ignorant ne saurait être réellement pieux »22. Le judaïsme qui sous-tend l’œuvre de Levinas, contrairement à Martin Buber, est donc un judaïsme d’étude, une religion d’adulte23, c’est-à-dire une relation avec Dieu qui n’est ni sacrale comme dans les sociétés primitives, ni une relation immédiate ou une représentation : elle se fait uniquement à travers la parole, elle est l’obéissance ou la pratique de la Loi dont l’acte le plus haut, la prescription des prescriptions qui les vaut toutes, est l’étude même de la Loi24. Il s’agit d’un abandon de l’approche sentimentale, intuitive, imaginative et mystique en vigueur dans le hassidisme pour mettre l’accent sur l’étude ou l’herméneutique des Ecritures. La relation avec Dieu n’est donc pas une ontologie car l’ontologie est la réduction de l’Autre au Même. La seule relation qui respecte l’altérité radicale de Dieu est celle qui se fait à travers sa parole. C’est cette relation que Levinas appelle la métaphysique. Ce qu’il importe de retenir ici, c’est qu’il ne s’agit plus d’une relation qui se fait à partir de mes idées ; il ne s’agit plus de com-prendre Dieu, de le réduire à une doctrine ou à un pouvoir, mais il s’agit d’apprendre de façon non maïeutique, d’être enseigné par lui. Or, ce que la parole de Dieu me dit, c’est 21 Catherine Chalier, Levinas. La trace de l’infini, p. 168 Levinas, Difficile liberté, p. 30. 23 Voir « Une religion d’adulte », in Levinas, Difficile liberté, pp. 2541. 24 Levinas, L’au-delà du verset, p. 170. 22 17 essentiellement ce que je dois faire pour l’autre ׃ « connaître Dieu, c’est savoir ce qu’il faut faire pour l’autre »25. La métaphysique ou la philosophie première devient alors l’éthique. Mais Levinas appelle aussi métaphysique la relation avec le visage de l’autre homme. C’est ici que se situe l’inspiration judaïque de la philosophie de Levinas. Dans « Transcendance et Hauteur » il écrit : Je ne voudrais rien définir par Dieu, parce que c’est l’humanité que je connais. C’est Dieu que je peux définir par les relations humaines et non pas inversement. La notion de Dieu, Dieu le sait, je n’y suis pas opposé ! Mais, quand je dois dire quelque chose de Dieu, c’est toujours à partir des relations 26 humaines . Autrement dit, la relation humaine, c’est-à-dire ma relation avec l’autre homme, est comme la relation de l’homme avec Dieu dans la tradition judaïque. Mieux, la relation de l’homme à Dieu est la relation avec l’autre homme. Car le visage de l’autre homme, de tout homme, est la trace de l’infini. « L’Infini se présente en autrui »27. « La dimension du divin ne s’ouvre qu’à partir du visage humain »28. « L’absolument Autre, c’est Autrui »29. En fait, le visage est la trace de l’infini parce que le visage parle. Et, comme tel, il résiste à la com-préhension, il m’oppose une résistance insurmontable parce qu’il dépasse toutes les idées que je peux trouver en moi׃ 25 Levinas, Difficile liberté, p. 34. Levinas, « Transcendance et Hauteur », in C. Chalier éd., Emmanuel Levinas, L’Herne, P. 110. 27 Levinas, Totalité et infini, p. 181. 28 Ibid., p. 50. 29 Levinas, « Transcendance et Hauteur », in C. Chalier éd., Emmanuel Levinas, L’Herne, P. 101. 26 18 La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage (...). Le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de son 30 ideatum – l’idée adéquate . La notion de visage (...) signifie l’antériorité philosophique de l’étant sur l’être, une extériorité qui n’en appelle pas au pouvoir ni à la possession, une extériorité qui ne se réduit pas, 31 comme chez Platon, à l’intériorité du souvenir . Ma relation avec l’autre homme qui parle n’est donc pas une ontologie. Elle ne peut pas être une relation qui se fait à partir d’une idée que je trouve en moi, à partir d’un concept général de l’homme. La seule relation avec l’autre homme qui respecte son altérité, c’est le langage que Levinas ne conçoit pas ici comme un échange d’informations ou de signes verbaux, mais qu’il considère dans son essence même ׃celui avec qui on parle, celui à qui on s’adresse n’est pas compris d’avance, il est autre, transcendant, étranger, séparé : Le rapport du langage suppose la transcendance, la séparation radicale, l’étrangeté des interlocuteurs, la révélation de l’Autre à moi. Autrement dit, le langage se parle là où manque la communauté entre les termes de la relation, là où manque, où doit seulement se constituer un plan commun. Il se place dans cette transcendance. Le discours est ainsi 32 expérience de quelque chose d’absolument étranger . L’autre homme, parce qu’il parle, doit donc être interpellé. Il est un interlocuteur. Je ne peux réfléchir sur lui qu’à partir de sa parole. Il est mon maître. Ce qui veut dire qu’en l’interpellant, en l’écoutant, je ne me souviens 30 Levinas, Totalité et infini, p. 21. Ibid., p. 22 32 Ibid., pp. 45-46. 31 19 pas seulement de ce que j’avais oublié, je reçois plus que ce que je possédais ׃comme dans l’étude de la Bible ou du Talmud, je suis enseigné ׃ Aborder Autrui dans le discours, c’est accueillir son expression où il déborde à tout instant l’idée qu’en emporterait une pensée. C’est donc recevoir d’Autrui au-delà de la capacité du Moi ; ce qui signifie exactement (...) être enseigné. Le rapport avec Autrui ou le discours, est un rapport nonallergique, un rapport éthique, mais ce discours accueilli est un enseignement. L’enseignement ne revient pas à la maïeutique. Il 33 vient de l’extérieur et m’apporte plus que je ne contiens . Levinas tire donc du judaïsme une nouvelle forme de rationalité : l’existence des autres hommes qui parlent, et qui par ce fait jouissent d’une totale altérité par rapport à mes idées, signifie que je ne sais pas tout, j’ai besoin des autres pour parvenir à la vérité. La pensée ne peut donc plus être une réminiscence, elle est un dialogue : « la pensée consiste à parler »34. « La relation avec autrui notre maître rend possible la vérité »35. « La vérité surgit là où un être séparé de l’autre ne s’abîme pas en lui, mais lui parle »36. « Le discours n’est pas déroulement d’une logique interne préfabriquée, mais constitution de la vérité dans une lutte entre penseurs »37. Ces quatre citations justifient l’insistance de Levinas sur le fait qu’il n’y a pas de vérité sans les autres. Elle exige le point de vue de tout le monde. La pensée n’est donc pas une méditation solipsiste, mais elle est écoute de la parole de l’autre, elle consiste à répondre à la parole de l’autre, elle est la responsabilité pour l’autre. Cette place 33 Levinas, Totalité et infini, p. 22. Ibid., p. 10. 35 Ibid., p. 44. 36 Ibid., p. 33. 37 Ibid., p. 45. 34 20