O. Bouvet de la MaisonneuveS336
dite névrose de transfert qui se substitue à la névrose d’ori-
gine et à ses symptômes, puis se résout au terme de la cure.
L’espace de la cure est donc un espace fantasmatique qui se
situe hors des contraintes de la réalité. L’avancée du travail
se fait par l’exposition du sujet à la frustration de son désir
qui l’amène à se confronter à son angoisse. Dans cette
confrontation, la dépression est une panne du fonctionne-
ment psychique qui interrompt le l des associations et la
genèse fantasmatique. Le patient se trouve alors directe-
ment confronté à l’angoisse d’un fonctionnement pulsion-
nel qui n’est plus médié par le langage. La douleur prime et
vient tout bloquer. La dépression semble bien être ce qui
met l’approche analytique en échec. Pourtant de plus en
plus de patients déprimés s’adressent aux analystes et des
collègues psychiatres nous conent des patients présentant
même des tableaux de dépression sévère : pourquoi ?
Depuis les années 60, les médicaments se sont imposés
dans la prise en charge ; pourtant, nous constatons que
l’essor des antidépresseurs n’a pas diminué l’intérêt des
psychothérapies, bien au contraire. L’existence d’une
chimiothérapie efcace, avec une bonne prise en charge
sociale, permet un accès au soin de toute une population
pour laquelle la dépression était un destin sans issue. Les
dépressions, même sévères, sont mieux diagnostiquées et
sortent du tabou. De plus en plus de gens relèvent la tête
et décident de lutter, les médicaments sont alors pour eux
un premier pas, mais les psychothérapies constituent sou-
vent le pas suivant, singulièrement lorsque se posent les
questions de résistance ou de récurrence. Parmi ces appro-
ches, la psychanalyse est un recours possible.
Le psychanalyste, qui, hier encore, pouvait se sentir
démuni et mis en danger par le risque de passage à l’acte
suicidaire, dispose maintenant d’un allié, le psychiatre pres-
cripteur, qui va jouer le rôle d’interlocuteur de la réalité et
qui va permettre que se constitue, malgré tout, un secteur
préservé où le travail psychique peut se faire ou se continuer.
Il est possible de travailler, en analyse, avec des patients
déprimés, voire sévèrement déprimés, à la condition qu’existe
ce que l’on appelle une double prise en charge et que la dou-
leur soit contrôlée par le traitement. La question de la
dépression est donc devenue incontournable pour les psycha-
nalystes aujourd’hui. Pourtant, le développement de cette
demande leur pose quelques problèmes, puisqu’elle les
contraint à sortir du cadre familier de la névrose et de la
manière de faire traditionnelle. Il n’existe pas, aujourd’hui,
en psychanalyse, de consensus sur la place de la dépression
dans la psychopathologie, ni sur les modalités de la prise en
charge. Un rapide survol historique nous aidera à faire le tour
des principales écoles et des modalités cliniques proposées.
Freud, les fondements théoriques
Les bases de l’approche psychanalytique des dépressions
ont été jetées par Freud lui-même. Sa première approche a
été plutôt négative puisqu’il fonde sa première théorie des
névroses sur un démembrement du concept de psychasthé-
nie, approche globalisante très populaire à l’époque, et
laisse dans l’ombre les dépressions [15]. Après des débuts
prometteurs, sa méthode clinique le confronte à l’échec ce
qui l’amène à revoir sa copie. Sous l’inuence d’Abraham
[6], il choisit cette fois de partir de l’étude de la dépression
sévère : l’article fondateur date de 1915, c’est Deuil et
Mélancolie [12]. Freud se réfère au deuil, c’est-à-dire aux
expériences de perte de l’objet qui a été aimé dans l’Œdipe.
C’est la persistance d’un haut degré d’ambivalence dans les
liens avec les gures parentales impliquées qui explique la
bascule vers la mélancolie. Ce n’est pas l’intensité des sen-
timents positifs envers l’aimé perdu qui importe, c’est la
haine inconsciente et la nécessité de la réprimer qui para-
lyse les efforts de l’endeuillé. La mélancolie n’est pas le
deuil, la perte s’y situe à un niveau inconscient et concerne
le moi qui s’est identié à l’objet perdu. La mélancolie cor-
respond à une régression au stade oral, elle est liée à un
choix d’objet narcissique, la libido se retourne sur le moi au
lieu de se xer sur un objet extérieur. Cette première appro-
che est complétée par deux textes parus l’un en 1921,
Psychologie des foules et analyse du moi [14] et l’autre en
1923, Le moi et le ça [13]. Freud change son système de
représentation de l’appareil psychique, c’est ce qu’on
appelle la deuxième topique. Sur le plan des instances, le
système Inconscient, Préconscient, Conscient est remplacé
par le système Ça, Surmoi, Moi. Sur le plan pulsionnel, la
dualité Pulsions sexuelles, Pulsions du moi est complétée
par la dualité Pulsion de vie, Pulsion de mort. Freud décrit,
pour la constitution du moi, le processus même par lequel il
caractérisait la mélancolie. « Nos moi, écrit-il, sont faits
des traces laissées par nos liens abandonnés. Chaque lien
brisé laisse en nous sa marque et notre identité est le résul-
tat de la construction dans le temps de ces résidus » (Le
moi et le ça, chapitre III, p. 198) [13]. La construction du
moi marque donc la réussite d’un processus dont la mélan-
colie représente l’échec. Freud explique la culpabilité
mélancolique par un conit entre le surmoi, instance morale
qui est l’héritier des gures parentales idéalisées, et le moi
qui régit la conscience au nom du principe de réalité. « Le
surmoi excessivement fort qui s’est annexé la conscience
fait rage contre le moi… La composante destructrice s’est
retranchée dans le surmoi. Ce qui règne maintenant dans le
surmoi c’est, pour ainsi dire, une pure culture de la pulsion
de mort » (Le moi et le ça, chapitre V, p. 227) [13]. La
dépression est le prototype des pathologies narcissiques.
Freud n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de la
refonte de son système : la maladie et les persécutions
nazies l’ont coupé d’une pratique clinique qui était indis-
pensable à son activité théorique. La pulsion de mort, qui
constitue une pièce maîtresse de sa conception de la
dépression, est restée très controversée et de nombreux
analystes se sont refusés à le suivre jusque-là. C’est parti-
culièrement net chez les auteurs américains. Kernberg [10]
a pu théoriser la mise en échec de l’analyse en forgeant le
concept de structure « border line » ou état limite. Ce tra-
vail a eu beaucoup d’impact dans l’aile, disons, la plus
classique de la psychanalyse. La cure analytique, pensée
comme impossible chez les sujets déprimés, doit céder la
place à l’effort pédagogique. L’école américaine dite de
l’ego psychology a alors mis en place des psychothérapies
d’inspiration analytique qui s’attachent à lutter contre
l’appauvrissement du moi et la perte de l’estime de soi.