LA FORMATION DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE DE MARX
Source : Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx de
1843 jusqu’à la rédaction du « Capital », étude génétique, François Maspéro, 1967
<>
Pas note de synthèse, mais résumé de l'ouvrage de Mandel, qui va nous
permettre de refaire le parcours de l’année dernière celui de l'élaboration progressive
du matérialisme historique - sous l’éclairage particulier de la pensée économique.
Autres ouvrages utilisés :
Bottigelli Émile, Genèse du socialisme scientifique, Editions sociales, 1967
Cornu Auguste,
o Karl Marx et Friedrich Engels (4 tomes), PUF, 1955-1960
o La participation de F. Engels à l'élaboration du matérialisme historique (1842-1846), in La
Pensée,153, octobre 1970.
Fondu Guillaume, Introduction et postface à Contribution à la critique de l’économie politique de
K. Marx, Editions sociales, 2014.
Garo Isabelle, Marx, Une critique de la philosophie, Points/Essais, 2000.
Heinrich Michael, Comment lire le Capital de Marx, Smolny..., 2015 (pour son annexe 1 consacrée
aux écrits économiques critiques de Marx)
Mehring Franz, Karl Marx, Histoire de sa vie, Omnia, 2009 (1ère édition : Editions sociales, 1983)
Lefebvre Henri, La pensée de Karl Marx, Bordas, 1966
Sève Lucien, Aliénation et émancipation, précédé de Urgence de communisme, suivi de Karl Marx :
82 textes du Capital sur l'aliénation, La dispute, 2012
Je vais organiser le parcours de M&E en trois périodes :
- 1842-1846M&E passent d’abord, de fin 1842 à début 1844, de la simple critique
de la propriété privée à celle du capitalisme, puis, de 1844 à 1846, de la
condamnation du capitalisme à la justification socio-économique du communisme.
- 1844-1848 - théorie de la valeur et première analyse d’ensemble du mode de
production capitaliste1.
- 1848-1866 - brève ferveur révolutionnaire et retour prolongé, -mais contrarié, -à la
lecture et à l’étude qui va mener à ce que L. Sève appelle le « massif du Capital ».
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! !!!!!!!!!! !
1!La!période!de!cette!deuxième!partie!se!chevauche!avec!celle!de!la!première!partie!parce!que!
nous!allons!convoquer!de!nouveau!dans!les!commentaires!les!Manuscrits*de*1844.!
!
2!
1.
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Textes de la période :
1. Article de Marx sur les vols de bois dans la
Rheinische Zeitung
(octobre 1842),
2. Lettre de Marx à Ruge de septembre 1843 (publiée in AFA fév 44),
3.
Sur la question juive
(1843, publié in AFA fév 44),
4.
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel
(1843, publié in AFA, fév 44),
5.
Esquisse d'une critique de l'économie politique
d’Engels (fin 43, publié in AFA fév 44),
6. Article d’Engels dans le
New Moral World
de fin 43-début 44,
7.
La situation de l’Angleterre
d’Engels (janvier 44, publié in AFA fév 44),
8.
Manuscrits de 1844
ou
Manuscrits économico-philosophiques
ou
Manuscrits de Paris
(rédigés à partir de mars-avril 1844, publiés en 1932)
9.
La Sainte Famille ou la critique de la critique critique
(rédigé fin 44, paru en février 45),
10.
La situation de la classe laborieuse en Angleterre
d’Engels (fin 44-début 45).
11.
Thèses sur Feuerbach
(1845 ; première parution en 1888)
12.
L’Idéologie Allemande
(rédigé en 1845-1846 avec F. Engels ; première parution en 1932).
En 1842, dans l'article sur les vols de bois, la ligne de Marx est celle de la lutte
pour un État « humain », de la lutte pour les « droits humains » contre les résidus
féodaux. L’Etat devrait être « la réalisation de la liberté ». Or, Marx constate que les
« Stände » (Etats) représentés à la Diète provinciale de la Rhénanie s’efforcent, au
contraire, de « dégrader l’Etat à l'idée de l'intérêt privé ». À ce stade, Marx voit
dans la propriété privée une appropriation privée, « monopolisatrice » d’un bien
commun. On n’est pas encore arrivé à la critique de la « société civile » et de
l'économie politique, mais on s'en approche.
Dans son premier article sur la question juive, Marx se donne pour but d'examiner
les rapports entre l'émancipation politique et l'émancipation humaine tout court.
L'argent et la propriété sont source de l'aliénation humaine. Le travail, le travailleur, le
prolétaire sont l'incarnation de cette humanite aliénée.
Marx passe ensuite à la Critique de la philosophie du droit de Hegel et se rend
compte que « l’état du travail immédiat » (ie la masse de ceux qui ne possèdent
rien, le prolétariat) constitue la précondition pour l'existence de la société bourgeoise.
Le prolétariat doit être l'auteur de son émancipation, mais sous la houlette de la
philosophie, comme l'indique la formule célèbre : « La philosophie est la tête de
l'émancipation humaine. Le prolétariat en est le coeur ». Il ne s'agit donc pas de
supprimer la philosophie, mais de la réaliser.
Tout cela se situe encore dans des limites philosophiques marquées par un
certain humanisme sentimental, c'est-à-dire l’approche anthropologique de
!
3!
Feuerbach, qui part d’un homme abstrait, a-historique, jamais replacé dans ses
conditions sociales concrètes. La condition prolétarienne est condamnée comme
« injuste », immorale.
Il évoque cela dans sa lettre à Ruge de septembre 1843, lettre dans laquelle, -
pour la dernière fois, -il refuse encore de se déclarer communiste.
Il en va de même chez Engels, dont le communisme s’adresse en premier lieu à
la bourgeoisie libérale et aux intellectuels. Dans l’Esquisse d’une critique de
l’économie politique, bien des conceptions sont moralisatrices et idéalistes (ex. : le
commerce utilise « des moyens immoraux pour un but immoral »).
Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, c’est encore l'indignation
morale qui prédomine, mais elle a déjà pris des accents révolutionnaires dans la
mesure la lutte du prolétariat est clairement indiquée comme le seul véhicule
possible du socialisme. Ce rôle, toutefois, le prolétariat ne le doit pas tant à sa place
dans le processus de production, qu’à la misère qu'il subit.
À noter que cet ouvrage d’Engels, paru fin 44-début 45, intervient peu après le
début de la collaboration permanente entre Marx et Engels, qui date de fin août 1844,
et dont le premier fruit, fin 44, sera La sainte Famille2.
Au cours de son exil parisien, Marx s’est jeté à corps perdu partir de mars-
avril ?) dans l’étude de l’économie politique. Il prend de nombreuses notes qui ne sont
pas destinées à être publiées, que nous connaissons aujourd'hui sous le titre de
Manuscrits de 1844, et qui ont été publiés en 1932.
Ce nouveau chantier est concomitant de la première profession de foi
communiste de Marx, qui date de mars 1844. On sait par Engels que cette conversion
est liée aux lectures que Marx est en train de faire, mais aussi à l’étude des socialistes
français et de l'histoire de France.
On peut penser, ajoute Mandel, qu'ont pu aussi jouer un rôle l'observation du
climat global de la société française sous Louis Philippe, les premiers contacts de
Marx avec la classe ouvrière et la condition prolétarienne, et - enfin - les relations qu'il
noue avec Moses Hess.
Les Manuscrits de 1844 sont importants tout d’abord parce que, pour la première
fois, le concept d'aliénation y reçoit un contenu socio-économique approfondi. Marx
passe de l’homme aliéné dans un monde déshumanisé à l'homme dans une société
déshumanisée. Société déshumanisée parce que le travail y est un travail aliéné. Marx
élargit le concept feuerbachien de l’essence humaine et transpose la critique de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! !!!!!!!!!! !
2! Cet! ouvrage,! qui! n’a! pas! une! visée! économique,! contient! une! critique! très! élogieuse! de!
Qu'est-ce* que* la* propriété* ?!De! Proudhon!:! «" L’ouvrage" ..." a" la" même" signification" pour"
l’économie"politique"moderne"que"l’ouvrage"de"Sieyès,"Qu'est-ce)que)le)Tiers)État)?,"a"pour"
la"politique"moderne"»."!
!
4!
Feuerbach de la philosophie à l’économie. « Le communisme philosophique
devient un communisme sociologique », écrit Mandel.
Marx explique que plus l'ouvrier travaille, plus il crée un monde d'objets qui lui
sont hostiles et qui l’écrasent. Deux citations. La première :
« chaque homme spécule pour créer un nouveau besoin
pour autrui, et pour l'obliger à de nouveaux sacrifices, pour
lui imposer un nouveau rapport de dépendance, et pour le
séduire à un nouveau mode de jouissance, et de ce fait à la
ruine économique ».
La seconde :
« ... avec la masse des objets se développe ainsi
l'empire des êtres étrangers auxquels l'homme est soumis,
et chaque nouveau produit est un nouvel élément potentiel
de tromperie réciproque et de pillage mutuel. L’homme
devient d'autant plus pauvre en tant qu'homme, il a besoin
d’autant plus d'argent, afin de s'approprier ces êtres
étrangers, et la puissance de son argent tombe en
proportion inverse de la masse de la production, c'est-à-dire
son état de besoin augmente dans la même mesure la
puissance de l'argent augmente ... »
Marx analyse le salaire. Il dit que sous l’effet de la concurrence entre les ouvriers
il a tendance à tomber vers le niveau de subsistance le plus bas. Il pressent la théorie
de la « paupérisation relative » quand il affirme que même en période de haute
conjoncture « l'augmentation des salaires est plus que compensée, pour le
capitaliste, par la réduction de la quantité de temps de travail ». Comprendre : en
raison de la baisse de valeur rapide des marchandises par suite de l'accroissement
de la productivité, la contre-valeur du salaire peut être produite dans une fraction de
plus en plus réduite de la journée de travail. En attendant, il maintient encore son idée
d’une baisse inexorable (systémique) des salaires ; il n’y renoncera que bien plus tard.
Contrairement à Malthus et Ricardo, toutefois, il n’en fait pas l’effet d'une quelconque
« loi de l’accroissement de la population », mais l’effet de la séparation des ouvriers
de leurs moyens de production.
Dans les Manuscrits, le « communisme (est conçu) en tant que dépassement
positif de la propriété privée » supposant la socialisation des moyens de
production ; supposant aussi un degré de développement élevé des forces
productives.
Bien sûr, c’est un communisme encore essentiellement philosophique. Quoi qu'il
en soit, Marx et Engels sont tous les deux arrivés, fin 44, à l'idée qu'il faut supprimer
la propriété privée et le capitalisme, et que l’horizon de la société est le communisme.
!
5!
Les choses ne vont pas en rester là.
Au printemps 45, Marx couche sur un cahier les Thèses sur Feuerbach, parmi
lesquelles la VIè nous concerne directement : « L’essence humaine n’est pas une
abstraction inhérente à l'individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble
des rapports sociaux ». Un an seulement a passé depuis les premières notes
afférentes aux Manuscrits de 1844, et le progrès est considérable. Exit la conception
anthropologique de l'aliénation. Lucien Sève3 fait ce commentaire : « Pour
comprendre les faits humains, il faut abandonner tout discours sur l'homme, se
mettre à l'étude scientifique concrète de la seule réalité que puisse recouvrir la
catégorie philosophique d’essence humaine : les rapports sociaux ».
Du printemps 45 à la fin 46, M&E travaillent à la rédaction de L’Idéologie
Allemande. Nous avons vu l’an dernier l'importance que revêt cet ouvrage dans
l’évolution de la pensée de M&E : c’est le premier exposé méthodique et complet du
matérialisme historique. À partir de cet ouvrage, M&E ne cherchent plus à comprendre
l'histoire à partir du travail aliéné (ie du travail comme manifestation de soi), mais à
partir de la division du travail (ie du travail comme rapport social).
Guillaume Fondu estime dans son introduction à la Contribution à la critique de
l’économie politique que c'est avec les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie Allemande
que l’économie remplace la philosophie comme objet spécifique de la critique,
ajoutant : « Prenant au sérieux sa thèse VI sur l'essence de l’homme, Marx rompt
avec « (son) ancienne conscience philosophique » et se tourne vers le discours
qui cherche à penser les rapports sociaux, l’économie politique ».
Mandel pointe trois apports particuliers de l’IA à la pensée économique de M&E :
1. Une vue plus dialectique du capitalisme et du commerce mondial. La
généralisation des rapports marchands entraîne, certes, d’un côté, la mutilation
généralisée des individus et la vénalité généralisée, mais, d’un autre côté, elle
est aussi leur enrichissement potentiel du fait qu'elle brise le cadre étroit de leur
existence locale. Grâce au marché mondial, les individus acquièrent « la
capacité de jouir de cette production universelle de toute la terre ». Marx
reviendra sur cette idée dans les Grundrisse en parlant « du grand aspect
historique du Capital ». Voir aussi, bien sûr, le Manifeste.
2. Sur le développement universel des besoins humains : la grande industrie
moderne l’a préparé, le communisme doit le réaliser.
3. Sur le mode de distribution : « la règle fausse, fondée sur nos conditions
existantes, « à chacun selon ses capacités », dans la mesure elle se
rapporte à la jouissance dans le sens le plus étroit, doit être transformée
en la règle : « à chacun selon ses besoins » ; en d'autres termes, la
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3!Aliénation*et*émancipation.!!
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