Journal Identification = IPE Article Identification = 1143 Date: January 22, 2014 Time: 6:7 pm
S. Chebili
vocabulaire psychiatrique. Dès lors, concomitamment à
son individualisation, l’adolescence est vécue comme un
moment de tension, de confrontation. Les adolescents sont
perc¸us comme violents. Ils ne respectent pas les règles éta-
blies. Ils s’adonnent à la masturbation. Bref, ils dérangent.
C’est à ce point très précisément qu’émerge sur le devant
de la scène la catégorie de l’adolescent dangereux du fait
de la crise qu’il développe. Comment s’exprime-t-elle ?
Elle comprend des manifestations bruyantes : conduites
d’opposition, passages à l’acte voire hétéro-agressivité. Ces
jeunes qui font peur ne manquent pas de faire réagir la
société.
Toute une catégorie de spécialistes s’offre pour prendre
en charge cette nouvelle forme de déviance. Ce seront
des éducateurs, des sociologues, des psychologues et des
psychiatres. Ils joueront un rôle très important puisqu’ils
seront, ou se seront spécialement désignés pour l’étude de
cette population nouvellement définie.
Une fois la période de l’adolescence ainsi démarquée
et de l’enfance et de l’âge adulte, il reste à comprendre
comment elle a pu prendre une telle importance et devenir
une entité quasi ontologique. Pour tenter une explication,
servons-nous du modèle proposé par Foucault sous le terme
de savoir-pouvoir. Ces deux termes sont liés car depuis
le xviiiesiècle le monde s’organise autour de couples
d’opposés : anormal-normal, licite-illicite, sain-malade,
délinquant-absence de trouble des conduites. Cette dicho-
tomie permettra la mise en place de deux types de procédés
pour le contrôle des groupes déviants.
D’une part, l’ingérence de l’État et d’autre part
l’intervention de tout un réseau de spécialistes : assistantes
sociales, psychologues et psychiatres. Jusqu’au xixesiècle
s’exerc¸ait un type de pouvoir qualifié de disciplinaire
qui quadrillait chaque aspect de la vie quotidienne des
populations et s’exerc¸ait principalement dans les institu-
tions. C’est ce qui ressort pleinement du texte foucaldien:
« Techniques de l’individualisation du pouvoir. Comment
surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite,
son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa
performance, multiplier ses capacités, comment le mettre
à la place où il sera le plus utile » [6]. Au xxesiècle, un
changement survient qui privilégiera le contrôle social
et la normalisation. Ces deux mécanismes contribuent
à une orthopédie sociale. Il s’agit d’une gestion des
individus par un pouvoir capillaire qui les modèle en
fonction de normes préétablies, système qui passe par des
psychiatres qui se targuent d’un savoir dans le domaine
des adolescents. Dès lors, ceux-ci sont confortés dans leur
rôle par le pouvoir qui leur est octroyé justement du fait
de leur savoir dans le domaine de la psychopathologie de
l’adolescence. L’émergence d’un collectif de spécialistes
de l’adolescent s’intègre dans un dispositif plus global
que Foucault appelle le bio-pouvoir qui gère les popu-
lations à travers un appareil médical aux ramifications
multiples.
Il en résulte la mise en place d’une pensée médicale,
plus précisément d’une fac¸on « de percevoir les choses qui
s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de
partager ce qui est normal de ce qui est anormal, ce qui
n’est pas tout à fait justement le licite et l’illicite : la pensée
juridique distingue le licite de l’illicite, la pensée médi-
cale distingue le normal de l’anormal : elle se donne, elle
cherche aussi à se donner des moyens de correction qui
ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des
moyens de transformation de l’individu, toute une tech-
nologie du comportement de l’être humain qui est liée à
cela » [7]. Cette analyse inspirée de Foucault nous permet
de penser qu’il n’est pas possible d’affirmer de manière
quasi certaine l’existence de l’adolescence. On ne retrouve
pas de manière tranchée une zone de clivage, avec des carac-
téristiques sémiologiques précises, entre l’enfance et l’âge
adulte. Le passage se fait selon un processus progressif qui
ne marque pas d’étapes significatives. C’est d’ailleurs ce
que certains psychanalystes évoquent à l’instar d’Anne Bir-
raux [2]. Ceux-ci pensent que l’adolescence correspond à la
mise en place d’un processus de séparation-individuation,
reprenant les idées que Margaret Mahler avait dévelop-
pées à propos de l’enfant. Il nous semble que ce mode
de pensée est plutôt marginal et que dans la pratique, il
est surtout fait mention de la crise de l’adolescence. Pour
notre part, nous ne pensons pas que la crise constitue un
modèle univoque de l’adolescence. Nous pencherons plu-
tôt pour l’idée qu’un certain nombre de jeunes adultes sont
confrontés selon l’heureuse expression de Marcel Gauchet,
à une impossibilité à entrer dans la vie. Suivons les grandes
lignes de sa pensée. La révolution sociale actuelle modifie
profondément la structure familiale avec une désinstitutio-
nalisation de ses liens. La famille perd son rôle en tant que
pilier essentiel de la société. Cet événement majeur modifie
les conditions d’éducation de l’enfant et de l’adolescent :
« L’adolescence devient d’un côté un prolongement de cette
enfance conc¸ue comme temps, non pas de la préparation
à l’existence sociale, mais de l’advenue à soi-même ; de
l’autre côté, l’adolescence, qui était préparation à un type
déterminé de vie adulte, s’est brouillée dans sa définition
avec le brouillage des contours de cette vie adulte en fonc-
tion de laquelle elle était conc¸u » [10]. Il s’en suit une
impossibilité à entrer dans la vie qui sera, selon Marcel
Gauchet, paradigmatique de l’époque moderne.
Pour ceux qui éprouvent cette impossibilité et pour eux
seulement, une période que l’on peut nommer adolescence
va s’ouvrir. Et au sein de cette période, ces jeunes vont
se comporter selon un modèle, la crise, que va leur être
prescrit socialement. Deux processus entrent en ligne de
compte. D’une part, un découpage d’une période spéci-
fique, l’adolescence. Et d’autre part, la mise à disposition de
ces adultes jeunes d’un modèle comportemental spécifique,
la fameuse crise d’adolescence. La crise d’adolescence sera
alors un modèle d’inconduite. Que faut-il entendre par cette
expression ?
32 L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦1 - JANVIER 2014
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