La crise d`adolescence comme un modèle d`inconduite

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L’Information psychiatrique 2014 ; 90 : 29–34
ADOLESCENTS ET JEUNES ADULTES (1)
La crise d’adolescence comme
un modèle d’inconduite
Saïd Chebili
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
RÉSUMÉ
Nous n’entrerons pas dans le débat de savoir si l’adolescence existe ou pas. Cette opposition s’avère stérile, chacun
développant des arguments valables faisant office de pétition de principe. Nous pensons qu’il existe pour certains jeunes
une impossibilité à entrer dans la vie, selon l’heureuse expression de Marcel Gauchet. Pour ces jeunes-là, la société fournit
un modèle d’inconduite qui est la crise d’adolescence. Elle lui dit si tu te comportes de manière pathologique, il ne faut
pas le faire n’importe comment, mais selon ce modèle « préformé ». Cette notion a été élaborée par Devereux, mais on
peut en retrouver les prémisses dans la société grecque comme l’a bien montré J.-P. Vernant avec la société spartiate. Dès
lors, on peut conclure que la propension à individualiser et à ontologiser une période de l’adolescence est fallacieuse et
correspond à une tentative de rationaliser l’existence humaine en la découpant en périodes multiples.
Mots clés : adolescent, crise d’identité, histoire, modèle
ABSTRACT
The crisis of adolescence: a model of misconduct. We will not enter into the debate of whether or not adolescence exists.
This opposition proves to be sterile, i.e. each person developing valid arguments based on fundamental principles. We
think there are some young people unable to “enter into life”, according to the relevant expression by Marcel Gachet. For
these young people, society provides a model of misconduct i.e., the crisis of adolescence. In other words society asserts
that if you behave in a pathological manner, you should not do it any old way, but according to this “pre-constructed”
model. This concept was elaborated by Devereux, but its premise can be found in Greek society as J. P. Vernant clearly
demonstrated with Spartan society. Therefore, we can conclude that the propensity to individualize and ontologise a period
of adolescence is misleading and an attempt to rationalize human existence by cutting it into multiple periods.
Key words: adolescent, identity crisis, history, model
doi:10.1684/ipe.2013.1143
RESUMEN
La crisis de la adolescencia: un modelo de desconducta. No entraremos en el debate de averiguar si la adolescencia existe
o no. Esta oposición da poco de sí, ya que cada uno desarrolla argumentos valederos que sirven de petición de principio.
Pensamos que existe para ciertos jóvenes una imposibilidad a entrar en la vida, según la feliz expresión de Marcel Gauchet.
Para estos jóvenes, la sociedad proporciona un modelo de desconducta que es la crisis de la adolescencia. La misma le
dice si te portas de manera patológica, no hay que hacerlo de cualquier modo, sino según este modelo “preformado”. Está
noción la elaboró Devereux, pero pueden encontrarse las premisas en la sociedad griega como bien lo ha señalado J. P.
Vernant con la sociedad espartana. A partir de ahí, puede concluirse que la propensión a individualizar y a ontologizar un
período de la adolescencia es falaz y se corresponde con un intento de racionalizar la existencia humana recortándola en
períodos múltiples.
Palabras claves : adolescencia, crisis de identidad, historia, modelo
Praticien hospitalier, service du Dr Agnès Abaoub-Germain, Centre hospitalier du Clos-Bénard, 15-17, rue du Clos-Bénard, 93300 Aubervilliers
<[email protected]>
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦ 1 - JANVIER 2014
Pour citer cet article : Chebili S. La crise d’adolescence comme un modèle d’inconduite. L’Information psychiatrique 2014 ; 90 : 29-34 doi:10.1684/ipe.2013.1143
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S. Chebili
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Introduction
Sur la question de l’adolescence, deux courants
s’affrontent. D’une part, les tenants d’une généralisation
de cette période quelle que soit la culture. D’autre part,
moins nombreux, ceux qui soutiennent que l’adolescence
n’existe pas. Il n’est pas question pour nous de nous engager dans cette polémique qui ne peut déboucher que sur une
vaine aporie. En effet, les arguments semblent plausibles
dans les deux cas même si un examen attentif accréditerait
sûrement la deuxième hypothèse. Nous voulons montrer
tout d’abord que le concept d’adolescence apparaît à un
certain moment dans l’histoire, plus précisément à la fin
du xviiie siècle. Une fois celui-ci apparu, il se forme un
corps de spécialistes (psychologues, sociologues) dont le
pouvoir augmentera sans cesse. En effet, ce savoir que
ces spécialistes s’attribuent et qui leur sera aussi conféré
par différentes instances (justice, psychiatrie) non seulement les légitime mais encore les dote d’un important
pouvoir. C’est ce dernier qui contribuera durablement à la
pérennisation du concept d’adolescence. Ces spécialistes,
à travers l’adolescent dangereux, élaboreront la notion de
crise d’adolescence dont la fortune sera assurée par les
effets conjugués du couple savoir-pouvoir. Enfin, nous montrerons d’une part que cette crise, loin de constituer une
étape incontournable de l’adolescence, n’est qu’un modèle
d’inconduite pour ces jeunes qui sont dans une impossibilité d’entrer dans la vie. La notion de modèle d’inconduite
a été élaborée par Devereux. La théorisation de Jean-Pierre
Vernant sur l’inconduite morale dans la société spartiate en
est un exemple particulièrement significatif.
Une histoire de l’adolescence
L’adolescence en tant que période de la vie n’est pas
définie distinctement ni dans l’Antiquité, ni au Moyen Âge.
Sans prétendre à l’exhaustivité, un petit rappel historique
s’impose, dont le départ obligé remonte à l’Antiquité. À
Sparte, la vie est divisée en une périodisation très précise
dans laquelle le hasard ne trouve pas de place. Les enfants,
dès l’âge de sept ans, sont soustraits à leur famille pour
être élevés par l’État selon un programme rigide et sévère
avec des étapes bien codifiées. De la 8e à la 11e année, les
jeunes s’appellent des petits gars, puis de la 12e à la 15e
des garçons au sens plein du terme. Enfin, de la 16e à la
20e année, le jeune acquiert le statut d’éphèbe. Enfin, au
stade ultime, il accède au statut d’homme.
À Sparte, les jeunes recevaient une instruction militaire
axée sur la pratique de la guerre. On exigeait d’eux un
patriotisme et un entier dévouement à l’État totalitaire qui
passait par leur embrigadement dans des structures sociales
hiérarchisées. Ce dressage n’avait qu’un seul but, faire
d’eux des soldats. Dès lors, l’obéissance aux lois s’impose
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comme la vertu cardinale de cette société policée qui ne
laisse aucune place aux spécificités des âges de la vie.
À Athènes, l’éducation diffère sans pour autant que
l’adolescence apparaisse dans l’horizon scolaire. Élevé au
sein de sa famille, le petit garçon se consacrait librement aux
jeux. À sept ans, il fréquentait l’école et apprenait par cœur
les poèmes homériques. Même les foyers modestes ne dérogeaient pas à cette règle et l’idéal chevaleresque des héros
de l’Iliade et de l’Odyssée remplissait l’imaginaire de tous.
Les plus fortunés apprenaient l’art de se servir d’un instrument de musique. Tout le monde s’efforçait d’instruire son
enfant bien que l’enseignement fut payant et à la charge
des parents. Il fallait donner des rudiments d’instruction à
des citoyens robustes pour servir la cité dans les guerres.
À treize ans, les fils de pauvres quittaient leur scolarité
et s’adonnaient aux sports au sein du gymnase. Les plus
aisés suivaient les cours jusqu’à l’âge de dix-huit ans sans
négliger un entraînement physique assidu.
À l’âge de dix-huit ans, tous devaient acquérir le maniement des armes. Ensuite, les adultes, leur seule force
musculaire comme viatique, s’enrôlaient dans l’armée. S’il
fallait seulement posséder un faible niveau intellectuel pour
partir à la guerre, en revanche une parfaite condition physique s’imposait.
L’éducation dans les familles aristocratiques ressort avec
clarté à la lecture des dialogues de Platon. Tout d’abord, il
disqualifie la propension belliqueuse de la société spartiate.
Ensuite, il se fait le propagateur zélé d’une éducation à
dominante philosophique, sans méconnaître les fondements
classiques de la paidéia grecque que sont la musique et la
gymnastique.
Rappelons que Platon cherchait à concilier éducation
et politique au sein de l’Académie. Il a tenté de mettre
en application ses idées, sous-tendues par une théorisation
philosophique, par un voyage à Syracuse en Sicile pour
instruire Dion, le fils de Denis, le tyran de la même ville.
Il relate son expérience dans la fameuse lettre VII [15].
Dès lors, comme le précise avec justesse Marou, « Platon pose moins le problème de masse de la formation
du citoyen que celui du technicien, de l’expert ès choses
politiques, conseiller du roi ou leader du peuple » [14].
Il mettra ces principes en œuvre au sein de l’Académie.
Il n’est pas nécessaire de poursuivre ce bref rappel à travers
les périodes hellénistiques et romaines. Il suffit seulement
de noter qu’au Moyen Âge, l’enfance et l’adolescence ne
se différenciaient pas nettement. Pour l’historien Philippe
Ariès, jusqu’au xviiie siècle, « l’adolescence se confondait avec l’enfance » [1]. Dans les collèges l’équivalence
des mots puer et adolescens allait de soi. Pour expliquer
cette homonymie, il nous propose une hypothèse. Si l’on
accorde une telle durée à l’enfance, c’est que les modifications physiologiques de la puberté n’étaient pas encore
clairement définies, ce qui revenait à faire de l’âge adulte
la suite logique de l’enfance. « Tout se passe comme si,
à chaque époque correspondaient un âge privilégié et une
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La crise d’adolescence comme un modèle d’inconduite
périodisation particulière de la vie humaine : la « jeunesse »
est l’âge privilégié du xviie siècle, l’enfance du xixe siècle,
l’adolescence du xxe » [1]. Auparavant, dès le xviiie siècle,
une période spécifique commence à se différencier dans la
littérature.
Rousseau a été pour beaucoup dans l’émergence de ce
moment, lui qui a voulu nous offrir à travers son livre,
l’Émile, un traité sur l’éducation. Il y décrit l’adolescence
comme une seconde naissance, la première pour exister, la
seconde pour vivre, l’une pour l’espèce, l’autre pour le sexe.
Avec clairvoyance, Rousseau qualifie cette phase par deux
types de modifications. D’une part, des changements physiques avec un caractère qui s’affirme, une voix qui mue,
une pilosité qui apparaît, une irritabilité, une humeur dysphorique et un éveil sexuel que lui-même a ressenti lors de
ses seize ans, comme il nous en fait l’aveu dans ses Confessions : « Mes sens émus depuis longtemps me demandaient
une jouissance dont je ne savais pas même imaginer l’objet
[. . .] [j’étais] dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi »
[16].
D’autre part des changements psychologiques dont la
description témoigne de la sagacité de notre philosophe.
« Mais l’homme n’est pas fait pour rester toujours dans
l’enfance. Il en sort au temps prescrit par la nature, et
ce moment de crise, bien qu’assez court, a de longues
influences. Comme le mugissement de la mer précède de
loin la tempête, cette orageuse révolution s’annonce par
le murmure des passions naissantes : une fermentation
sourde avertit de l’approche du danger. Un changement dans
l’humeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation d’esprit, rendent l’enfant presque indisciplinable. Il
devient sourd à la voix qui le rendait docile : c’est un
lion dans sa fièvre; il méconnaît son guide, il ne veut plus
être gouverné » [17]. Relevons deux points. Tout d’abord,
Rousseau appréhende bien les transformations pubertaires.
En décrivant l’orage des passions et le caractère bruyant
des manifestations de l’adolescent, il se montre résolument
moderne en anticipant sur les descriptions actuelles de ce
que l’on a nommé la crise d’adolescence. Ensuite, il entrevoit une séparation entre l’enfance et l’âge adulte. Avec
clairvoyance, il affirme que cette période intermédiaire se
caractérise par un déchaînement des passions. Il ne fait pas
de doute que les choses évoluèrent avec les écrits de Rousseau, dont la vocation pédagogique fait de lui un précurseur
dans ce domaine
L’adolescence et l’instauration
d’un schéma du type savoir-pouvoir
L’apparition du concept d’adolescence dans la littérature allait lui donner un essor très important. Mais pour
cela, il fallait tout d’abord que des conditions sociales pré-
cises soient réunies. La Révolution française mettait déjà
l’accent sur l’éducation pour en faire un enjeu politique.
Mais, « ce n’est d’ailleurs qu’au milieu du xixe siècle
que les conditions démographiques sont réunies, par leur
évolution accélérée depuis la fin du xviiie siècle, pour
que les premières ébauches d’une “adolescence” encore
adolescente se dessinent » [11]. Les enfants aisés de la
bourgeoisie accèdent à un enseignement dans les lycées,
créés par Napoléon en 1802 sous le Consulat. Ainsi, ils
rentreront plus tard dans la vie active. Leur statut n’est
plus celui de l’enfance, mais pas encore celui de l’adulte,
ce seront des adolescents. À la fin du xixe siècle, les lois
Jules Ferry rendent l’école obligatoire. Dès lors, la scolarisation s’imposera aussi aux enfants des classes laborieuses,
qui à leur tour entreront dans l’adolescence. Ces mutations
s’accompagnent d’un changement des conditions sociales.
Ainsi, la véritable apparition du concept d’adolescence
coïncide avec l’industrialisation croissante de la société qui
contrôle de plus en plus l’emploi du temps des travailleurs. Il
est aisé de constater que « la laïcisation du temps fournit un
élément d’explication fondamental dans l’émergence de la
notion d’adolescence » [3]. L’industrialisation de la société
consacre l’essor de la bourgeoisie avec un remodelage de la
famille traditionnelle. La différence des générations se fait
plus perceptible.
La psychanalyse a-t-elle peu ou prou joué un rôle?
Freud s’est-il penché sur la question de l’adolescence?
Contre toute attente, Freud a ignoré le problème. Bien que
ses élèves aient publié quelques notations succinctes sur
l’adolescent dans les Minutes de la Société psychanalytique
de Vienne [13], Freud a surtout, dans les rééditons successives de son célèbre ouvrage, les Trois essais sur la théorie
sexuelle [8], traité de la puberté. Cela semble d’autant plus
surprenant que dans les années 1920, la délinquance occupait l’intérêt des éducateurs et des psychologues. Pour ne
prendre qu’un exemple, citons l’Autrichien August Aichhorn qui dirigea un centre pour délinquants. Ce dernier,
analysé par Paul Federn, devient plus tard psychanalyste
et écrivit un ouvrage qui suscita beaucoup de débats sur la
jeunesse à l’abandon. Freud fit une préface de ce livre [9],
mais sans saisir l’occasion de théoriser sur la problématique
de l’adolescence.
Un premier jalon dans la reconnaissance par la psychanalyse de l’adolescence sera posé par Ernest Jones. Il compare
l’adolescence à la première enfance et en tire la conclusion
que « l’adolescence récapitule l’enfance et que la manière
précise dont une personne donnée traversera les stades
nécessaires de son développement pendant l’adolescence
est dans une très grande mesure déterminée par la forme
prise par son développement infantile » [12]. Puis, les écrits
se multiplient et donnent lieu à des recherches spécifiques,
qui par la suite constitueront une psychiatrie spécifique de
l’enfant et de l’adolescent. En 1936, Debesse publie La
crise d’originalité juvénile [4]. Ses travaux popularisent
et font rentrer la notion de crise d’adolescence dans le
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vocabulaire psychiatrique. Dès lors, concomitamment à
son individualisation, l’adolescence est vécue comme un
moment de tension, de confrontation. Les adolescents sont
perçus comme violents. Ils ne respectent pas les règles établies. Ils s’adonnent à la masturbation. Bref, ils dérangent.
C’est à ce point très précisément qu’émerge sur le devant
de la scène la catégorie de l’adolescent dangereux du fait
de la crise qu’il développe. Comment s’exprime-t-elle ?
Elle comprend des manifestations bruyantes : conduites
d’opposition, passages à l’acte voire hétéro-agressivité. Ces
jeunes qui font peur ne manquent pas de faire réagir la
société.
Toute une catégorie de spécialistes s’offre pour prendre
en charge cette nouvelle forme de déviance. Ce seront
des éducateurs, des sociologues, des psychologues et des
psychiatres. Ils joueront un rôle très important puisqu’ils
seront, ou se seront spécialement désignés pour l’étude de
cette population nouvellement définie.
Une fois la période de l’adolescence ainsi démarquée
et de l’enfance et de l’âge adulte, il reste à comprendre
comment elle a pu prendre une telle importance et devenir
une entité quasi ontologique. Pour tenter une explication,
servons-nous du modèle proposé par Foucault sous le terme
de savoir-pouvoir. Ces deux termes sont liés car depuis
le xviiie siècle le monde s’organise autour de couples
d’opposés : anormal-normal, licite-illicite, sain-malade,
délinquant-absence de trouble des conduites. Cette dichotomie permettra la mise en place de deux types de procédés
pour le contrôle des groupes déviants.
D’une part, l’ingérence de l’État et d’autre part
l’intervention de tout un réseau de spécialistes : assistantes
sociales, psychologues et psychiatres. Jusqu’au xixe siècle
s’exerçait un type de pouvoir qualifié de disciplinaire
qui quadrillait chaque aspect de la vie quotidienne des
populations et s’exerçait principalement dans les institutions. C’est ce qui ressort pleinement du texte foucaldien:
« Techniques de l’individualisation du pouvoir. Comment
surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite,
son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa
performance, multiplier ses capacités, comment le mettre
à la place où il sera le plus utile » [6]. Au xxe siècle, un
changement survient qui privilégiera le contrôle social
et la normalisation. Ces deux mécanismes contribuent
à une orthopédie sociale. Il s’agit d’une gestion des
individus par un pouvoir capillaire qui les modèle en
fonction de normes préétablies, système qui passe par des
psychiatres qui se targuent d’un savoir dans le domaine
des adolescents. Dès lors, ceux-ci sont confortés dans leur
rôle par le pouvoir qui leur est octroyé justement du fait
de leur savoir dans le domaine de la psychopathologie de
l’adolescence. L’émergence d’un collectif de spécialistes
de l’adolescent s’intègre dans un dispositif plus global
que Foucault appelle le bio-pouvoir qui gère les populations à travers un appareil médical aux ramifications
multiples.
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Il en résulte la mise en place d’une pensée médicale,
plus précisément d’une façon « de percevoir les choses qui
s’organise autour de la norme, c’est-à-dire qui essaie de
partager ce qui est normal de ce qui est anormal, ce qui
n’est pas tout à fait justement le licite et l’illicite : la pensée
juridique distingue le licite de l’illicite, la pensée médicale distingue le normal de l’anormal : elle se donne, elle
cherche aussi à se donner des moyens de correction qui
ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des
moyens de transformation de l’individu, toute une technologie du comportement de l’être humain qui est liée à
cela » [7]. Cette analyse inspirée de Foucault nous permet
de penser qu’il n’est pas possible d’affirmer de manière
quasi certaine l’existence de l’adolescence. On ne retrouve
pas de manière tranchée une zone de clivage, avec des caractéristiques sémiologiques précises, entre l’enfance et l’âge
adulte. Le passage se fait selon un processus progressif qui
ne marque pas d’étapes significatives. C’est d’ailleurs ce
que certains psychanalystes évoquent à l’instar d’Anne Birraux [2]. Ceux-ci pensent que l’adolescence correspond à la
mise en place d’un processus de séparation-individuation,
reprenant les idées que Margaret Mahler avait développées à propos de l’enfant. Il nous semble que ce mode
de pensée est plutôt marginal et que dans la pratique, il
est surtout fait mention de la crise de l’adolescence. Pour
notre part, nous ne pensons pas que la crise constitue un
modèle univoque de l’adolescence. Nous pencherons plutôt pour l’idée qu’un certain nombre de jeunes adultes sont
confrontés selon l’heureuse expression de Marcel Gauchet,
à une impossibilité à entrer dans la vie. Suivons les grandes
lignes de sa pensée. La révolution sociale actuelle modifie
profondément la structure familiale avec une désinstitutionalisation de ses liens. La famille perd son rôle en tant que
pilier essentiel de la société. Cet événement majeur modifie
les conditions d’éducation de l’enfant et de l’adolescent :
« L’adolescence devient d’un côté un prolongement de cette
enfance conçue comme temps, non pas de la préparation
à l’existence sociale, mais de l’advenue à soi-même ; de
l’autre côté, l’adolescence, qui était préparation à un type
déterminé de vie adulte, s’est brouillée dans sa définition
avec le brouillage des contours de cette vie adulte en fonction de laquelle elle était conçu » [10]. Il s’en suit une
impossibilité à entrer dans la vie qui sera, selon Marcel
Gauchet, paradigmatique de l’époque moderne.
Pour ceux qui éprouvent cette impossibilité et pour eux
seulement, une période que l’on peut nommer adolescence
va s’ouvrir. Et au sein de cette période, ces jeunes vont
se comporter selon un modèle, la crise, que va leur être
prescrit socialement. Deux processus entrent en ligne de
compte. D’une part, un découpage d’une période spécifique, l’adolescence. Et d’autre part, la mise à disposition de
ces adultes jeunes d’un modèle comportemental spécifique,
la fameuse crise d’adolescence. La crise d’adolescence sera
alors un modèle d’inconduite. Que faut-il entendre par cette
expression ?
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦ 1 - JANVIER 2014
La crise d’adolescence comme un modèle d’inconduite
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Les modèles d’inconduite
Il importe de préciser ce terme que les travaux de
Georges Devereux nous ont rendu familier. La part importante qu’il a accordée à la culture dans la genèse des
conduites humaines nous a aidés à considérer à nouveaux
frais la crise d’adolescence. La démarche de Devereux a été
novatrice lorsqu’il nous a proposé une classification ethnopsychiatrique des désordres psychiques. Ceux-ci peuvent
être rangés sous quatre catégories. Les désordres sacrés,
les désordres types, les désordres idiosyncrasiques et les
désordres ethniques. Les premiers concernent les troubles
qui surviennent chez le chamane. Les seconds sont les
désordres propres à la société qui les produits (ainsi en
est-il de la schizophrénie qui survient dans les sociétés qui
possèdent un nombre importants d’items culturels dans lesquels l’orientation est impossible pour certains individus).
Les désordres idiosyncrasiques surviennent chez les individus dont les défenses ne sont pas suffisamment fortes pour
faire face à des traumatismes culturels. Enfin les désordres
ethniques, qui nous intéressent, ne sont pas incompatibles
avec les systèmes nosographiques classiques. Toutefois,
leur caractéristique est d’être structurée culturellement.
Devereux cite comme exemple, l’Amok et le Latah des
Malais, le Windigo des Algonquins. Ces désordres, parfois
popularisés par des écrivains célèbres comme l’Amok par
Stefan Zweig qui lui a consacré une nouvelle au titre éponyme, sont des modèles d’inconduite. Que faut-il entendre
par cette dénomination?
Laissons Devereux expliciter lui-même sa pensée : « Parfois la culture elle-même fournit des directives explicites
pour le mésusage des matériaux culturels, et cela tout particulièrement dans les situations de stress fréquents mais
atypiques. La directive qui nous intéresse ici et la suivante :
“Garde-toi de devenir fou, mais si tu le deviens, conduis-toi
de telle ou telle manière”. Chaque société a des idées sur
“comment les fous se conduisent” » [5].
Ne pourrait-on dès lors, en suivant ce raisonnement, dire
que la crise d’adolescence est le modèle fourni par la société
pour ces jeunes qui sont dans l’impossibilité d’entrer dans
la vie ? Le raisonnement s’inverse. La crise n’est plus une
étape obligatoire, un passage nécessaire pour atteindre l’âge
adulte. La plupart du temps, il n’y a ni adolescence, ni crise.
Nous contestons l’ontologisation de cette période qui, il
est vrai, s’inscrit dans une tendance générale à tout codifier dans des catégories rassurantes et bien balisées. Ainsi
en est-il de la crise parentale qui ferait pendant à la crise
d’adolescence ou de la crise du milieu de vie. Concevoir
les choses ainsi, revient à adopter une vision statique du
fonctionnement psychique. Interrogeons-nous de savoir si
les travaux de Devereux sur les modèles d’inconduite sont
isolés. Ils ne le sont pas. Lui-même emprunte cette notion
en l’enrichissant à Ralph Linton. La référence à cette terminologie ne se limite pas aux chercheurs outre-Atlantique.
En France, l’helléniste Jean-Pierre Vernant nous parle
de modèles d’inconduite dans la Grèce ancienne, notamment dans la société spartiate. Pour devenir un adulte, le
jeune lacédémonien doit apprendre à voler, à se battre, à
tromper et à séduire la femme de son ami. Encore, il doit
être capable de supporter des ivresses massives et supporter les conditions de vie les plus dures. Son comportement
lui est dicté par la société spartiate, militariste et entièrement tournée au service de l’État. Il s’agit bien d’un modèle
d’inconduite car les prescriptions contraires à la morale lui
sont imposées.
Comme le dit bien Vernant, « pour démontrer qu’il est
digne d’entrer le jour venu dans le corps des citoyens, le
jeune est mis en situation d’affronter tous les dangers, toutes
les vilénies, toutes les bassesses qui menacent l’honneur
de l’homme de bien et qui risquent de le vouer au mépris
public, à l’infamie. C’est de la familiarité même qu’il aura
acquise avec les diverses formes du “honteux”, de sa proximité avec elles qu’il tirera la capacité de les vaincre, de
s’en écarter à jamais, de s’attacher à l’honneur et à la
gloire authentique » [18]. Ce modèle d’inconduite amoral est socialement valorisé. Il nous semble que la crise
d’adolescence joue le même rôle.
Conclusion
À travers une analyse généalogique d’inspiration foucaldienne, nous avons pu démontrer que la période
d’adolescence n’a pas toujours existé. Elle est apparue à
un moment précis de l’histoire dans des conditions socioéconomiques précises. Il n’est dès lors pas possible d’en
faire une étape obligatoire dans le passage de l’enfance à
l’âge adulte. Il nous semble qu’accréditer la thèse d’une
ontologisation de l’adolescence pose des problèmes épistémologiques complexes. En effet, pour admettre que la
crise d’adolescence survient obligatoirement dans toutes
les sociétés, il faut accepter deux présupposés. D’une part,
il faut disqualifier les travaux des culturalistes, notamment Malinowski et Mead qui mettent en avant le poids
de la culture dans la genèse des symptômes. Cet apport
n’est plus méconnu aujourd’hui. D’autre part, l’universalité
de la crise implique en parallèle une universalité du psychisme humain. Freud a tenté de démontrer, dans ses
écrits anthropologiques, l’universalité du psychisme structuré autour de la constellation œdipienne, pensant avoir
posé les bases solides d’une anthropologie psychanalytique. Or l’existence et la pertinence de cette discipline
ne va pas de soi, sauf à se satisfaire d’une pétition de
principe.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien
d’intérêt en rapport avec l’article.
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Références
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Ariès P. L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime.
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L’Adolescence dans l’histoire de la psychanalyse. Paris : éditions CILA, 1996, Les Cahiers du Collège international de
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éditions CILA, 1996, Les Cahiers du Collège international de
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L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 90, N◦ 1 - JANVIER 2014
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