Le pouvoir de l'image
Publicité, cinéma, télévision, écrans de jeux, ordinateurs : l'image est autour de nous
omniprésente. Dans le vieux procès qu'on lui intente, peut-on décider de ce qui l'emporte entre ses
vertus pédagogiques et la puissance par laquelle elle s'insinue dans notre imaginaire ? Tout n'est-il
pas finalement question de pratique et d'éducation ? On pourra, dans les quatre documents que nous
proposons, repérer des arguments aux termes desquels l'image présente clairement les défauts de
ses qualités.
TEXTE 1 - Image et propagande.
Voir : tout est là. Le journal peut mentir. La radio peut mentir. L'image, elle, ne ment pas; elle est la
réalité, elle est la vérité. Plus même : elle gagne en crédit ce que la parole et l'écrit ont perdu.
Quiconque a, dans sa vie, pris une photographie ou a été photographié le sait bien. Cette conviction,
cette confiance absolue dans ce que les yeux ont vu, sont si ancrées dans l'esprit de chacun de nous
qu'il doit faire effort pour garder l'esprit critique.
Sur l'écran, un homme court. Derrière lui, quelques agents courent aussi, plus vite, ils gagnent du
terrain. Le fuyard, un malfaiteur sans doute, va être rattrapé. Mais le champ s'élargit et livre soudain
l'objet de la poursuite: tous courent pour prendre l'autobus. Nous avions vu une arrestation imminente,
imaginé déjà toute une histoire. C'est l'exemple le plus classique et le plus simple d'images vraies qui
imposent une idée fausse.
Au-delà, il y a la jeune mère que l'on complimente pour la beauté de son enfant et qui s'exclame: «
Et encore, ce n'est rien: si vous aviez vu le film que mon mari a pris dimanche! ! ». L'image, cette fois,
est plus vraie que le vrai. Au-delà encore : le cameraman qui, filmant une cérémonie ou un voyage
officiel, montre une foule immense et enthousiaste en braquant soigneusement son objectif sur la
brigade des acclamations, ou qui, au contraire, s'attarde sur les vides d'une assistance qui paraît ainsi
dérisoire, ou donne la vedette à des contre-manifestants qui ne sont qu'une poignée. C'est le
mensonge délibéré qui utilise le cadrage, le jeu du gros plan et du plan éloigné pour inverser les
proportions, mille astuces techniques : le spectateur voit un lieu, une scène et pourtant il est trompé, il
se trompe.
Un dernier pas enfin : on entre carrément dans l'univers des sensations, du rêve, où tout est
possible. Nous voici ici et ailleurs en même temps, avec cinquante, cent regards, vieux songe de
l'homme enfin réalisé. Nous voici transportés à l'autre bout du monde, dépaysés, déracinés et ravis.
L'univers n'est plus qu'un immense village. Anesthésiés, nous subissons un monologue en croyant
dialoguer. Le discours de l'écran est effraction morale : il n'a besoin ni de démonstration ni de
preuves. L'histoire se déroule sous nos yeux, en direct, partout sur la planète et même sur la Lune.
Tantôt la même émotion nous soulève, et en quatre heures nous versons sou par sou un milliard
pour les sinistrés de Malpasset1 ou pour les réfugiés du Biafra. Tantôt l'image nous divise, et la même
relation des troubles du Quartier latin, puis des premiers débrayages ouvriers, met le feu à dix villes
universitaires, précipite dix millions de travailleurs dans la grève, en même temps qu'elle bouleverse et
indigne l'autre moitié du pays. L'intelligence émoussée, la volonté entamée, nous sommes hors et loin
de nous-mêmes, nous sommes un autre, toutes facultés de jugement abolies ou perturbées.
Pourtant, [...] à l'extraordinaire pouvoir d'information et de déformation, de suggestion et de
dépaysement, de rêve et d'identification, s'ajoute une force catalysatrice ou unificatrice sans
précédent. Un jeune Français né cette année passera en moyenne, rappelait-on récemment, sept
années entières de sa vie devant le petit écran, contre dix-huit ans pour son contemporain américain.
Et l'on voudrait que son comportement, sa raison, sa conscience n'en soit pas affectés ? On voudrait
que le gouvernement de la cité, le mode de vie, la morale publique et privée, n'en soit pas
bouleversés ? On voudrait que le pouvoir et l'argent ne se préoccupent pas de contrôler, de
monopoliser l'un ou l'autre, quand ce n'est pas l'un et l'autre, cette source unique et si puissante de
formation de l'esprit public ?
Ce n'est pas une apocalypse, c'est simplement une révolution, et même si personne, nulle part, n'a
encore réussi à la maîtriser, elle n'a heureusement pas d'effets que dangereux, négatifs et
destructeurs, bien au contraire. La télévision peut devenir certes l'outil d'une dictature invisible et le
nouvel opium du peuple. Elle peut être aussi un magique instrument de progrès, de culture et de
détente, un nouveau livre de poche en images. Par-delà les querelles et les manœuvres actuelles, le
vrai choix est là.
Pierre VIANSSON-PONTÉ, Le Monde, 25 juin 1972.
1. Le barrage de Malpasset, qui céda le 2 décembre 1959, inondant la ville de Fréjus.
TEXTE 2 - L'image cinématographique.
C'est l'évidence de l'image qui donne aux films leur force ou leur séduction : mais aussi par sa
plénitude inéluctable la photographie arrête ma rêverie. C'est une des raisons pour lesquelles on l'a
dit souvent l'adaptation d'un roman à l'écran est presque toujours regrettable. Le visage d'Emma
Bovary est indéfini et multiple, son malheur déborde son cas particulier ; sur l'écran je vois un visage
déterminé, et cela diminue la portée du récit. Je n'ai pas ce genre de déception quand l'intrigue a été
conçue directement pour l'écran ; il me plaît que Tristana1 ait les traits de Catherine Deneuve : c'est
que je suis d'avance résignée à ce que cette histoire n'ait que la dimension d'une anecdote. Souvent
aussi l'importance que prend l'image visuelle appauvrit les lieux qu'elle me découvre. Sur le papier, «
l'absente de tout bouquet2 » l'est par son parfum, par la texture de ses pétales autant que par sa
couleur et sa forme : c'est à travers les mots la totalité d'une fleur qui est visée. Un paysage de
cinéma, je le vois, j'en entends les rumeurs : mais je ne sens pas l'odeur salée de la mer, je ne suis
pas éclaboussée par les embruns. Le cadrage des photographies les isole souvent du reste du
monde. Si je lis le mot Tolède, toute l'Espagne m'est présente ; dans Tristana, les rues de Tolède, par
la perfection même avec laquelle elles sont photographiées, ne me donnent rien d'autre qu'elles-
mêmes. Parfois l'art du metteur en scène lui permet de dépasser ces limitations : cette campagne est
si vivante que je crois en sentir sur ma peau la fraîcheur ; je ne me promène pas dans une rue, mais à
Londres avec toute l'Angleterre autour de moi. Mais dans le meilleur des cas aucun film ne saurait
atteindre à un certain degré de complexité. Moins expressive que l'image et donc, quand on se
borne à donner à voir, moins rapide , l'écriture est hautement privilégiée quand il s'agit de
transmettre un savoir. Quand une œuvre est riche, elle nous communique une expérience vécue qui
s'enlève sur un fond de connaissance abstraites : sans ce contexte, l'expérience est mutilée ou même
inintelligible. Or, des images visuelles ne suffisent pas à la fournir : si elles essaient de la suggérer,
c'est grossièrement et en général avec maladresse. On s'en est aperçu quand Costa-Gavras a tourné
L'Aveu. Il a réussi Z parce que l'intrigue était très simple, le contexte connu : une machination policière
parmi d'autres. Mais L'Aveu n'a de sens que dans une situation qui renvoie à toute l'histoire de l'après-
guerre en U.R.S.S. et dans les pays de l'Est. Les personnages n'existent pas seulement dans le
moment du procès : chacun a toute une vie politique derrière soi. Dans le livre, on savait exactement à
qui on avait affaire et on connaissait les raisons de chaque agissement. Réduit à un spectacle, le
drame de London perdait son poids et son sens.
Ma préférence pour les livres vient surtout, je pense, du fait que depuis mon enfance c'est dans la
littérature que j'ai investi. Je suis plus sensible aux mots qu'aux images.
Un des lieux communs qu'on rabâche dans certains milieux, c'est que désormais la littérature n'aura
plus à jouer qu'un rôle secondaire ; l'avenir est au cinéma, à la télévision : à l'image. Je n'en crois rien.
Quant à moi, je n'ai pas de poste de télévision et je n'en aurai jamais. L'image sur l'instant nous
envoûte ; mais ensuite elle pâlit et s'atrophie. Les mots ont un immense privilège : on les emporte
avec soi. Si je dis : « Nos jours meurent avant nous », je recrée en moi avec exactitude la phrase
écrite par Chateaubriand.
La présence en chaque homme des autres hommes, c'est par le langage qu'elle se matérialise et
c'est une des raisons qui me font tenir la littérature pour irremplaçable.
Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait, 1972.
1. Film de Luis Bunuel, inspiré du roman de Benito Perez Galdós..
2. « Je dis une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que les calices sus
musicalement, se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet.» Mallarmé, Divagations (1897).
TEXTE 3 - L'image publicitaire.
Plus elle emprunte à la communication, plus la publicité prétend donner à ses messages autre chose
qu'une simple fonction persuasive. [...] Autrement dit, le publicitaire ne vante pas seulement les
qualités d'un produit, il rend visible tout l'imaginaire lié à ce produit. Roland Barthes a été l'un des
premiers à proposer cette lecture sémiologique des objets de consommation : « Je crois que
l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact de grandes cathédrales gothiques, écrivait-il. Je
veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus,
consommés dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un
objet parfaitement magique. » Il reviendrait donc à l'image publicitaire de donner à voir au public les
grands mythes contemporains dont les objets de consommation sont porteurs, à la manière des
vitraux du Moyen Age. « Le sacré dont témoigne l'imagerie publicitaire est indissociable des
figurations mythiques en présence », écrit Anne Sauvageot, professeur de sociologie. En ce sens, les
célèbres campagnes d'affiches de la marque Benetton, dans les années 1980-1990, ont sans doute
marqué un point culminant de l'appropriation par les publicitaires du discours sémiologique et
sociologique tendant à légitimer la dimension artistique des images qu'ils produisent. On se souvient
que pour illustrer le thème United Colors, qui se voulait l'expression de la « vocation » universaliste et
humaniste de la marque, le photographe Oliviero Toscani ira jusqu'à proposer des images de malades
du sida et de victimes d'attentats. O. Toscani sera d'ailleurs invité à la Biennale d'art de Venise en
1994, tandis que le musée d'Art contemporain de Lausanne proposera un historique de la campagne
Benetton.
On touche ici aux excès d'une interprétation exclusivement artistique, voire philosophique, de
l'imagerie publicitaire. Car si la production d'images publicitaires peut être novatrice en termes de
techniques ou de formes visuelles, elle demeure aussi la plupart du temps conservatrice et répétitive
dans ses contenus. Comme le souligne B. Cathelat lui-même, l'image publicitaire véhicule
généralement dans ses messages des stéréotypes destinés à être facilement reconnus par les
destinataires. [...] Ce qui assure le succès d'une publicité, selon le même auteur, c'est le fait que le
consommateur y retrouve « une image de lui-même ». L'image publicitaire ne doit donc pas
surprendre son consommateur-cible au-delà de ce que celui-ci est censé supporter, ce qui limite
drastiquement sa dimension artistique. La fin brutale de la campagne Benetton l'a montré de manière
exemplaire. Si l'image publicitaire est parfois novatrice sur le plan plastique, elle se fait beaucoup plus
souvent récupératrice, notamment en parodiant des styles artistiques ou des œuvres
cinématographiques déjà largement connus du public qu'elle cherche à séduire.
Le discours sur les dimensions artistique et culturelle de l'image commerciale, parfois produit par
d'habiles spécialistes comme Jacques Séguéla, ne doit donc pas faire oublier la finalité triviale et
première de la publicité, qui est de vendre. [...] De la même manière, les artistes contemporains qui
ont utilisé la référence à la publicité dans leurs œuvres l'ont souvent fait dans un esprit d'autodérision,
associant la célébration de la beauté des objets produits par la société de consommation à la
dénonciation de leur vacuité. Le pop art a été exemplaire de cette démarche [...].
Se pose dès lors la dernière question que la place de l'image publicitaire dans nos sociétés oblige à
formuler : quels sont son efficacité et son réel pouvoir de persuasion ? [...] En analysant l'échec de la
dernière campagne Benetton, composée d'images évoquant des morts violentes, A. Semprini
confirme que l'influence de l'image publicitaire peut difficilement sortir du champ restreint qui est le
sien : celui de la séduction superficielle. Il estime en effet que c'est moins le caractère choquant des
photos concernées qui a motivé leur condamnation que leur irruption illégitime dans l'évocation de la
réalité. Tant qu'elle était restée dans le champ de l'utopie, même provocante (par exemple un prêtre
embrassant une nonne), la publicité Benetton avait été acceptée et généralement appréciée. Dès lors
qu'elle évoquait des morts violentes réelles, elle sortait de son domaine légitime, celui de l'imaginaire,
pour entrer dans une réalité où elle n'avait pas « la légitimité nécessaire ». Cette analyse indique les
limites en définitive probables de la place de l'image publicitaire dans nos sociétés. Porteuse d'une
part des mythologies contemporaines, terrain d'apprentissage pour nombre de futurs plasticiens ou
cinéastes, elle a sans aucun doute une influence sur nos comportements de consommation, et son
omniprésence participe peut-être à l'élaboration d'une partie de nos représentations collectives. Mais
nous la percevons aussi pour ce qu'elle est, une image pour vendre, et nous sommes capables de
conserver un esprit critique - A. Semprini propose même le terme de « citoyen » - et de ne pas être
complètement dupes des tentatives de manipulation auxquelles nous sommes soumis.
Vincent TROGER, « La publicité entre manipulation et création », Sciences humaines, 2007.
TEXTE 4 - Le salaire du sniper.
[Couvrant pour leur journal un conflit qui piétine, un reporter, Jean-Yves Delorce, et son cameraman,
Philippe, sont pressés par leur rédaction de fournir un reportage qui galvanise les ventes. Philippe
suggère de "bricoler un truc" et livre à ce propos cette anecdote :]
Je vais te raconter une histoire... Il y a une dizaine d'années, alors que je débutais dans le métier,
j'ai rencontré un photographe vedette de Paris-Match, sur un reportage. Les Iraniens venaient de faire
sauter une bombe dans un T.G.V. Ce type avait trimbalé son objectif partout à travers le monde et
rapporté des scoops à la pelle. Une véritable légende vivante. Il y avait de la viande partout... Les flics
l'ont laissé passer dès qu'ils l'ont reconnu et il est monté dans le wagon... Je ne sais pas pourquoi, j'ai
suivi le mouvement sans qu'il s'en aperçoive... Il y avait une petite môme dans un coin... Il a réglé son
appareil, prit quelques clichés, puis il a sorti un objet de son sac... Je n'ai pas réussi à savoir quoi, sur
le moment... II l'a posé près du corps de la môme avant de finir sa pellicule...
C'était quoi ?
Attends... Il est sorti par l'autre porte. J'ai regardé en passant... Il n'y avait rien... J'ai acheté
l'édition spéciale de Match... La photo figurait en une. Je la revois comme si je l'avais devant les yeux !
La moitié du visage de la gamine, ses cheveux répandus sur son épaule, sur son bras, et juste à côté
de la main ouverte, une petite poupée au regard bleu... C'était à chialer, tu comprends, c'est ça qui en
faisait toute la force : la poupée qu'il avait posée...
Philippe redonna de la couleur aux verres.
Le pire, c'est qu'il avait pensé à l'apporter...
Didier DAENINCKX, Passages d'enfer, 1998.
DOCUMENT 5 :
© Kevin Carter.
Le cliché, pris au Soudan, a obtenu le prix Pulitzer 1994.
Le suicide de Kevin Carter, quelques semaines après, a alimenté le débat de la responsabilité morale
du photographe.
VERS L'ECRITURE PERSONNELLE :
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