Redalyc.Aux sources de la théorie de l`enquête : la logique de l

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Christiane Chauviré
Aux sources de la théorie de l'enquête : la logique de l'abduction en Peirce
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia, vol. X, núm. 20-21, 2010, pp. 27-56,
Universidad El Bosque
Colombia
Disponible en: http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=41418343001
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia,
ISSN (Version imprimée): 0124-4620
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Aux sources de la théorie de l’enquête :
la logique de l´abduction en Peirce
1
Christiane Chauviré2
R ésumé
Le pragmatisme de Peirce provient du désir de dépasser la vision positiviste de la
science vers une conception dynamique de la recherche, comme dialectique du
doute et de la croyance, et de la logique de l’abduction qui fournit une explication
des faits à partir des hypothèses probables. Ainsi, il unifie sa philosophie en relient
l´abduction, le pragmatisme et le réalisme.
Cet étude présent l´articulation des trois formes d´inférence comme trois étapes
complémentaires de la recherche: a- l’abduction basée sur le principe d´économie de
la recherche, définie l´élimination rapide des hypothèses susceptibles de faillir dans
la preuve et suggère que quelque chose peut être; b- l’induction est autocorrective à
long terme, détermine sa valeur et montre que quelque chose est réellement opérative; c- la déduction développe les conséquences nécessaires d’une pure hypothèse et
preuve que quelque chose doit être. Sa justification est qu’à partir de cette suggestion,
la déduction peut extraire une prédiction qui peut être prouvée par induction et que,
si nous devons apprendre quelque chose doit se faire à partir de l’abduction. C’est
donc l’abduction un aspect central dans la recherche.
L’articulation des inférences présente aussi un contexte épistémologique et philosophique propre: sa polémique avec le déterminisme (supériorité de l’irrégularité de
la nature), sa philosophie naturiste du mental et intégraliste avec l’interrelation de
la logique, la psychologie et la physiologie du raisonnement (Peirce n’est pas antipsychologiste fanatique). Dans cette dernière, les trois formes d’inférence ont des
fondements physiologiques différents: l’induction est la formule logique qui exprime
la procédure physiologique de la formation d’une habitude: la croyance d’une règle
est une habitude; la déduction correspond à l’élément volitif de la pensée; l’abduction
se présente comme une forme d’acquisition d’une sensation secondaire. Pareillement,
on voit l’intérêt par l’intelligence artificielle et la cybernétique avant les avances
logiques des années 40.
Mots clés: pragmatisme, abduction, recherche scientifique, induction, déduction,
inférence, physiologie de la logique.
1
Je remercie Mathias Girel et Guillaume Garreta qui m’ont fourni beaucoup de suggestions
précieuses, ainsi que Bruno Karsenti et Louis Quéré pour les améliorations qu’ils m’ont permis
d’apporter à mon texte.
2
Docteur en Philosophie. Actuellement Professeur de Philosophie à l’Université de la SorbonneParis I.
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Ne barrez pas la route à la recherche.
Le doute vivant est la vie de la recherche.
Lorsque le doute est apaisé, l’enquête doit s’arrêter.
(Charles Sanders Peirce).
Le pragmatisme et abduction:
une conception positiviste de la recherche
C’est peut-être dans la critique de l’épistémologie positiviste (la cible étant
Auguste Comte), axée sur la factualité et la vérification, ou de sa version nominaliste (qui, réduisant les universaux des sciences, ne croit pas en la réalité des
lois de la nature)3 que Peirce s’est le plus illustré en matière de philosophie
des sciences. L’invention du pragmatisme provient pour une pan du désir de
dépasser la vision positiviste de la science en direction d’une conception dynamique de la recherche (research), parallèle à une théorie de l’enquête (inquiry)
comme dialectique du doute et de la croyance, et à une logique de l’abduction4
(ou rétroduction) comme procédure qui fournit une explication des faits. La
très novatrice dialectique du doute et de la croyance qu’il propose dès 1877
dans Comment se fixe la croyance) comme schéma régulateur de toute enquête
s’applique à merveille dans le cas des sciences où le moteur de l’enquête est
‘l’irritation’ du doute venant attaquer un état reposant et stable de croyance5.
Mais l’esprit ne se satisfait pas du doute, au contraire il aspire à trouver une
autre croyance stable en laquelle se reposer6, aussi, à la défaite de la théorie
3
Réagissant aux visions descriptivistes et/ou instrumentalistes de la science, trop ‹ nominalistes ›
à ses yeux, le Peirce de la maturité se prononce pour un réalisme des lois naturelles dispositions
(would be) opérant réellement dans l’univers, lequel reste néanmoins globalement régi par le hasard
objectif (il polémiquera à ce sujet contre le déterminisme de Paul Carus). Les lois tolèrent encore
des déviations, preuve qu’elles se sont formées à partir d’un chaos initial ; le déterminisme est une
illusion scientiste. Le désordre est physiquement réel sur le réalisme peircien concernant les lois. cf.
van Fraassen (1994 ch. 2).
4
C’est au Chomsky de « Language and Mind » (1968) plus encore qu’à N’R. Hanson que l’on doit
une popularisation de l’abduction peircienne, longtemps tombée dans l’oubli.
5
Les textes de C S. Peirce dans la suite du texte sont référencés ainsi : pour ceux extraits des
Collected Papers (1931-1958), 5 123 signifie vol. 5, § 123 ; pour ceux extraits des Writings (1982- ),
W3: 123 signifie vol. 3 123.
6
L’interaction doute/croyance semble gouvernée par un principe de régulation psychophysiologique
supposant la tendance de l’esprit à retrouver un état stable après une perturbation : dès cette époque
donc avant les textes sur les sciences normatives qui mettent en avant des phénomènes de self contrat
[28]
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dominante succède toujours la recherche et la fixation d’un nouvel état de
croyance7, un schéma qui s’écarte des canons positivistes pour prolonger
plutôt la vision dynamique de la science d’un Whewell et anticiper à la fois
Popper et Kuhn, car dans les sciences de la nature, il est requise une explication quand apparaissent des faits contraires à notre attente.
Mais cette explication doit répondre à des critères rationnels en phase avec
la ‘maxime pragmatiste’ selon laquelle la signification d’une expression réside
dans les conséquences pratiques concevables que l’on peut en tirer: si la signification d’un terme (que la sémantique du xxe siècle appellera, à la suite de
Carnap et Popper, dispositionnelle) comme ‘dur’ dans ‘ce diamant est dur’ est
entièrement explicitée par une liste de conditionnels contrefactuels 8 dont l’antécédent énonce une opération ou une expérience à effectuer et le conséquent
le résultat observé, parallèlement,
[L]’explication doit être une proposition qui conduise à la prédiction
de faits observés comme conséquences nécessaires ou du moins très
probables dans ces circonstances. Il faut alors adopter une hypothèse
qui est vraisemblable en elle-même et qui rend les faits vraisemblables.
L’étape au cours de laquelle on adopte une hypothèse en tant qu’elle est
suggérée par les faits est ce que j’appelle abduction (7 202)9.
Ainsi le pragmatisme entendu, non comme doctrine, mais comme application d’une maxime, est-il à la fois ce qui permet d’expliciter la signification ou
et d’auto-régulation dans la ‹ machine › humaine (8 320), Peirce semble annoncer certaines des idées
cybernétiques d’Ashby. On pourrait rapprocher cette idée d’une tendance du mental à retourner à la
stabilité d’un principe énoncé par Valéry dans les Cahiers, et qui anticipe lui aussi la cybernétique :
« L’esprit se manifeste par le retour (ou la tentative de retour) du système vivant à un état dont il a été
écarté ». La fixation des croyances participe donc d’un processus spontané de régulation mentale.
7
Cf sur la révision par Peirce de la théorie de l’enquête, Murphey (1961 357).
8
Contrefactuels après le tournant réaliste de Peirce mais, dans un premier temps, matériels (Cf.
Chauviré 2004 97-106). La conception réaliste et dispositionnelle qu’a des lois naturelles (comme
forces opérant réellement dans la nature) le Peirce de la maturité l’oblige à utiliser des conditionnels
contrefactuels pour les énoncer.
9
L’abduction tire donc sa capacité innovante d’introduire dans l’enquête la formulation d’une
hypothèse qui peut dépasser les phénomènes observés, voire observables, hypothèse dont elle dit
qu’il y a une bonne raison de croire en elle puisque, si elle était vraie, le fait surprenant observé se
produirait. Ce contrefactuel lie de façon nomique l’observé à l’hypothèse qui l’explique. Ce genre
de raisonnement n’a donc rien à voir avec une induction ou une déduction. C’est, par excellence, le
raisonnement des détectives de roman policier, comme l’a bien remarqué Hintikka.
[29]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
‘teneur rationnelle’ (rational purport, 5 428)10 des mots et des phrases, épurant
ainsi la philosophie de ses non-sens métaphysiques, et ce qui peut orienter la
recherche scientifique dans le bon sens, celui de la proposition rationnelle et
réglée de nouvelles hypothèses à tester dans des expériences ; Peirce ne dit-il
pas que sa fameuse maxime est en fait issue du laboratoire ? Tirée de la saine
méthodologie expérimentale, de la démarche du physicien ou du chimiste, la
maxime pragmatiste appliquée aux sciences de la nature offre en retour les
moyens d’exposer la vraie logique (dynamique) de la recherche, le bon ordre
de la science. De là à identifier pragmatisme et logique de l’abduction, il n’y a
qu’un pas, que Peirce n’hésite pas à franchir dans la septième des Conférences
de Harvard de 1903 (5 196-5 197), revenant plus de trente ans après sur la
maxime pragmatiste et la question de l’abduction.
L’avenir de la science
Nous avons autrefois montré dans une étude que la logique peircienne de
l’abduction pouvait être qualifiée sans hésitation de falsificationniste, étant
gouvernée en fait par une métarègle : le principe d’économie de la recherche
(economy of research), qui prescrit d’éliminer le plus vite possible les hypothèses
susceptibles d’échouer au test pour ne pas perdre du temps et de l’argent, pour
déblayer la voie de la recherche : la réfutation est donc, comme plus tard chez
Popper, le moteur de la recherche. L’économie implique le réfutationnisme.
Toute ‹ vérité › scientifique est en sursis. Mais si la recherche humaine, à court
terme, va de réfutation en réfutation, à long terme, elle a un sens déterminé,
prédestiné, les opinions étant destinées ( fated) à converger pour produire
l’unique représentation vraie de la réalité.
En effet, s’il y a bien en science un travail du négatif, les hommes ne peuvent
pas être voués à toujours échouer dans leurs inductions11. L’induction a un
caractère auto-correctif à long terme (et non à court terme), sur lequel tablent
les compagnies d’assurance : « on sait seulement qu’en acceptant des conclusions inductives, nos erreurs s’équilibreront. En fait les compagnies d’assurance
procèdent par induction ; elles ne savent pas ce qui arrivera à tel ou tel assuré ;
elles savent seulement qu’à long terme elles n’ont rien à craindre » (5 350). La
10
Notons le parallélisme entre cette ‹ teneur rationnelle › et la ‹ signification cognitive › déployée par
la maxime vérificationniste des néo-positivistes cinquante ans plus tard.
11
Comme le faisait spirituellement remarquer Quine: « Les créatures qui se trompent de façon
invétérée dans leurs inductions ont une tendance pathétique quoique louable à mourir avant de
reproduire leur espèce » (1969).
[30]
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raison en est selon Peirce (« Quelques conséquences de quatre incapacités » 2002
37-72) qu’il existe, ou existerait, un réel sur lequel, si la recherche est poussée à
long terme, tous les hommes sont voués à s’accorder, la réalité s’identifiant à ce
sur quoi il y a (aurait) accord ultime de la communauté illimitée des chercheurs
(5 311). Ainsi la ‹ perfection idéale de la connaissance › serait à long terme12 le
propre de cette communauté parfaitement désintéressée. Les chercheurs obéissent-ils pour autant à une norme de rationalité, comme dirait Davidson ? Non,
ils n’obéissent qu’à leur instinct, qui se trouve être, du fait de l’évolution et de
l’adaptation de notre esprit à son milieu, un instinct rationnel ; c’est lui qui les
pousse à faire confiance à un processus destiné à long terme à aboutir à la vérité
absolue, même si, de fait et à plus court terme, les scientifiques peuvent tâtonner
ou errer pendant des siècles. Cela n’a rien à voir avec l’adoption d’une norme
de rationalité pour interpréter le réel, au sens de Davidson ou de Dennett, qui
concorde d’ailleurs plutôt avec une épistémologie instrumentaliste. Or Peirce est
réaliste, ou plutôt le sera pleinement en son âge mûr.
Cet accord ultime présuppose ‘la théorie sociale de la logique’. Voire le ‘socialisme logique’13, selon lequel aucune inférence ne saurait avoir, si minime soit-elle,
un caractère non communautaire, purement égoïste et intéressé (on pourrait
appeler cela la community view de la logique de la science, ou ‘l’argument contre
le caractère privé des inférences’): « celui qui reconnaît la nécessité logique d’une
identification totale de soi, ses propres intérêts à ceux de la communauté [...]
s’apercevra que seules les inférences de l’homme qui la fait [cette identification]
sont logiques » (Peirce 5 356). « Celui qui ne sacrifierait pas son âme pour sauver
le monde est illogique dans toutes ses inférences, collectivement. Ainsi le principe social est-il intrinsèquement enraciné dans la logique » (5 354).
On pourrait baptiser ‹ argument du non-pari de Peirce › l’idée que si nous
sommes de toute façon embarqués, il n’y a - contrairement à ce que dit Pascal même pas à parier :
Nous ne voulons pas savoir le poids des raisons pour et des raisons
contre - c’est-à -dire combien nous souhaiterions parier dans une telle
12
Notons que l’expression ‹ in the long run › est en usage chez les économistes de l’époque. À
propos de la convergence à long terme des opinions. On peut remarquer que Peirce a proposé
en 1873. Dans « On the theory of errors of observation » (W 3), un modèle probabiliste pour
l’approximation inductive d’un point de convergence, modèle dont il s’inspire sans doute dans
« Comment rendre nos idées claires » (cf. Kuhn 1996).
13
Peirce s’inspire a cet égard d’Alexander Bain, souvent mentionné, mais aussi de John Venn évoquant
la communauté illimitée comme sujet ‹ logique › d’une justification probabiliste des décisions
individuelles. Rappelons aussi que Kant parlait d’un ‹ égoïsme logique › (pour le stigmatiser).
[31]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
entreprise à long terme - parce qu’il n’y a pas de long terme en ce cas
[...] Nous sommes dans la situation d’un homme pour qui il s’agit d’une
question de vie ou de mort (5 354).
Si la croyance ressemble au pari, qui prend des risques financiers à soutenir une
proposition, elle n’a aucune place dans la science pure, « dont les enjeux sont nuls
en matière d’entreprise temporelle, mais qui est en revanche en quête de vérités
éternelles [...] et qui conçoit cette quête, non comme l’œuvre d’une seule et unique
vie, mais comme celle, indéfiniment poursuivie, de plusieurs générations » (7 606).
On ne peut agir rationnellement que dans l’espoir de réussir, sentiment
qui est ‘impérativement exigé par la logique’. Désintéressée, la science n’a
rien à voir à long terme avec les problèmes pratiques à la résolution desquels
elle ne travaille pas, du moins en première intention, même si elle peut
à court terme y contribuer (cf. Hookway 2000 142 ; Chauviré 2000 64).
Raison pour laquelle il n’y a ‘aucune place en science pour la croyance’:
[L]a pleine croyance est volonté d’agir conformément à la proposition
dans les crises vitales [...] Mais la science pure n’a rien à voir du tout avec
l’action. La proposition qu’elle accepte, elle l’inscrit simplement sur la
liste des prémisses qu’elle se propose d’utiliser (Première Conférence de
Cambridge 1 635).
C’est d’ailleurs parce que les scientifiques ne ‘croient’ pas en leurs énoncés
(au sens où, si l’on croit en une proposition, on est prêt à parier gros sur elle)
qu’ils ne craignent pas de chercher à les prendre en défaut et sont disposés à
les abandonner aisément si l’expérience les falsifie.
On mesure à quel point Peirce se montre ici bien peu pragmatiste au sens banal
du terme, s’opposant à toute vision utilitaire de la science, ne privilégiant aucune
rationalité instrumentale au sens de Max Weber dans le champ scientifique ; la
rationalité pratique se résorbe dans la rationalité théorique. Le désintéressement
du chercheur14 peut paraître en parfaite contradiction avec le souci d’économie qui
exige une recherche planifiée ; mais une chose est la gestion de la recherche, une
autre chose est l’étude de ses vrais mobiles et ressorts, et de son ultime destination.
À quoi nous pouvons ajouter, avec un clin d’œil à Chomsky et Putnam, l’ ‹ hypothèse d’innéité › tirée de la lecture de Darwin : si l’esprit ne s’était pas, au cours
de l’évolution, adapté à la compréhension du monde, aucune science ne serait
14
Nous avons déjà noté qu’en réalité Peirce définit ici un ethos scientifique ou une déontologie
professionnelle, voire une idéologie, plus qu’il ne décrit les véritables démarches et finalisés des
chercheurs (Chauviré 2000 82). Peirce semble penser que l’idéal qu’il définit est réel, et même que
la découverte à long terme de la vérité à la limite de la recherche est nécessaire puisque prédestinée.
[32]
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possible15, nous avons donc des conceptions innées comme les trois catégories
(« l’organisme entier de la logique peut être mentalement tiré et développé à partir
des trois conceptions de Premier, Second et Troisième » ,W 3: 3\9)16. Le ‘socialisme
logique’ En matière de philosophie des sciences est intrinsèque au pragmatisme
de Peirce, il sera pourtant détaché du pragmatisme ultérieur pour nourrir plutôt
l’éthique communicationnelle d’Apel et d’Habermas, ou mis au service d’une
vision idéalisée, voire utopique, de la recherche scientifique (Chauviré 2000 64).
Seuls Putnam et Hookway reconsidéreront de façon critique l’idée d’une vérité
fatalement obtenue de façon ultime à la limite idéale de la recherche par une
communauté illimitée incluant toute ‹ intelligence scientifique ›, humaine ou non.
L a forme logique de la’abduction
Parallèlement à cette théorie de la recherche scientifique. Peirce travaille dès
les années 1860 à une étude formelle de trois sortes d’inférences logiques :
déduction, induction et abduction. Les développements considérables de sa
notion d’abduction, issue de ses travaux en logique formelle, et de sa relecture
très personnelle des Premiers Analytiques, viendront interférer avec, et alimenter
sa réflexion sur la dynamique des sciences. Une des principales tâches à laquelle
s’est consacré le jeune Peirce a été la classification des arguments logiques et
l’évaluation de leur validité. La grande nouveauté qu’il apporte alors est l’ajout
d’une troisième forme d’inférence, l’abduction, aux deux autres reconnues par
Aristote, la déduction et l’induction. Reprenant tout d’abord le terme de Kant,
Peirce appelle cette inférence ‹ hypothétique ›, terme qu’il abandonnera ensuite
pour des dénominations moins classiques comme présomption, rétroduction,
et surtout abduction, mot censé traduire l’apagoguè d’Aristote17. Il va s’efforcer
15
« ¿Comment s’est-il fait que l’homme en soit jamais venu à concevoir une théorie vraie ? », écrit
Peirce en 1903. « Ce n’est pas par hasard car il y a plus d’un ‹ trillion › de théories possibles ! Tout
comme le poussin qui, à peine éclos, a ‹ l’idée innée › de picorer sa nourriture, l’homme est doté
d’une disposition innée à la découverte de vérités positives » (Peirce 2003 178). Ces idées innées
résultent de l’évolution et ont une valeur de survie : « l’intellect humain est implanté en l’homme
soit par un créateur, soit par un effet quasi intentionnel de la lutte pour l’existence, quasiment pour
et seulement pour assurer la continuation de l’humanité » (ibid. 196). Cf. aussi : « s’étant développé
sous l’influence des lois de la nature, l’esprit de l’homme pense naturellement, pour cette raison,
d’après le canevas (pattern) de la nature » (7 39 687 « Guessing » 1907). On pense aux idées a priori
naturalisées de Popper, lui aussi épistémologue évolutionnaire.
16
Cité in Hookway (2000 168).
17
Traduction assez problématique car Aristote emploie en fait l’apagein (réduire, ramener) des
géomètres pour désigner des formes de raisonnement comme la réduction à l’absurde ou pour
[33]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
de dégager la spécificité de cette troisième forme d’inférence par rapport aux
deux autres ; l’enjeu n’est pas seulement logique, il est épistémologique, car il
s’agit aussi de voir dans cette troisième forme celle qui introduit une hypothèse scientifique et qui - c’est là l’originalité de Peirce - ne se réduit pas à une
induction. Jusqu’alors les auteurs soit voyaient dans l’induction la source des
hypothèses, soit considéraient que cette introduction n’avait rien à voir avec
une inférence en bonne et due forme. Or, et c’est là où Peirce innove, la proposition d’une nouvelle hypothèse est une inférence, et une inférence irréductible
à l’induction (et à la déduction). Au sens large, l’abduction englobe toutes les
procédures aboutissant à l’adoption d’une nouvelle hypothèse, c’est-à -dire 1)
l‘invention proprement dite de l’hypothèse (acte de divination ou de conjecture, fondé sur un instinct rationnel semblable à il lume naturale qui a inspiré
Galilée), 2) la formulation du raisonnement abductif, et 3) la sélection de l’hypothèse à tester de préférence à d’autres. Seule l’étape 2 relève réellement de la
logique formelle : c’est l’abduction au sens étroit. Les trois formes de l’inférence
se répartissent ainsi, Peirce reprenant le vocabulaire de la Logique de Kant :
• Inférence
• Explicative (analytique) Déduction
• Abduction
• Ampliative (synthétique)
• Induction
Les inférences explicative et ampliative, analytique et synthétique diffèrent,
comme chez Kant, en ceci que seule la déduction est une inférence nécessaire
; dans les deux autres cas la conclusion amplifie au lieu d’expliquer simplement
ce qui est posé dans les prémisses : ces formes de raisonnement existent dans
les sciences de la nature, où il est crucial d’introduire des idées nouvelles pour
accroître la connaissance. L’originalité de Peirce tient à l’introduction de l’abduction aux côtés de l’induction ; l’adoption d’une hypothèse à l’essai n’est pas
une induction, « et pourtant c’est un raisonnement, et bien que sa sécurité soit
faible, sa fécondité est grande » (8 388)18. De la déduction à l’abduction, « la
sécurité décroît énormément alors que la fécondité croît énormément ». En outre
Peirce admet que si l’abduction « a une forme logique parfaitement définie […]
la procédure qui consiste a ramener la démonstration d’un théorème à celle d’un théorème déjà
démontré.
18
Cf. le texte consacré à cette question, et rédigé par Peirce en 1913, peu avant sa mort: « An essay
toward improving our reasoning in security and in uberty ».
[34]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
assortant sa conclusion de façon seulement problématique ou conjecturale » ,
néanmoins « elle s’embarrasse très peu des règles logiques » (5 188) : c’est dans
la septième des conférences de Harvard de 1903 que Peirce nous livre un des
derniers états de sa logique de l’abduction, qui revêt la forme canonique suivante :
Le fait surprenant C est observé.
Or si A était vrai. C irait de soi.
Donc il y a une raison de soupçonner que A est vrai (5 189).
La valeur épistémologique d’un tel raisonnement fait peu de doute, même s’il
est bien vrai aux yeux de Peirce que Kant aurait dû poser la question de la possibilité du jugement, voire du raisonnement synthétique en général, et non pas
seulement celle du synthétique a priori (« Fondements de la validité des lois de la
logique » 5 342). Mais c’est du point de vue logique qu’il a besoin d’être justifié,
étant, à l’inverse de la déduction qui est certaine, « sans force probante » (8 209).
Cependant, aux yeux de Peirce, il suffit de voir que l’abduction est raisonnée,
et que « certaines prémisses rendent une hypothèse probable » (2 511, note) :
« une hypothèse [...] est une inférence parce qu’elle est adoptée pour une raison
bonne ou mauvaise et que cette raison [...] est considérée comme conférant à
l’hypothèse un caractère plausible » (ibid.). Cela suffit pour la légitimer du point
de vue du chercheur qui ne la pose qu’abstraction faite de sa valeur de vérité:
« Dans l’abduction, il ne peut jamais être justifiable d’accepter l’hypothèse autrement que comme une interrogation. Mais tant que cette condition est remplie,
aucune fausseté positive n’est à craindre » (6 258).
La modalité (‹ problématique › au sens kantien) de l’hypothèse avancée la
sauve épistémologiquement et c’est un point sur lequel Peirce se sépare de la
conception positiviste de l’hypothèse et d’Auguste Comte, sans toutefois aller
jusqu’à dire, comme il le pourrait, qu’elle ‹ barre la route à l’enquête ›.
Et si l’abduction est un véritable raisonnement doté d’une forme logique
irréductible à celles des deux autres sortes d’inférence. Son étude relève de
plein droit d’une logique formelle qui étudie la validité des inférences, autant
que d’une ‹ logique de la science › qui s’intéresse aussi à la méthodologie et
à l’heuristique du chercheur. C’est ainsi qu’il faut entendre l’affirmation de
Peirce. tant de fois répétée, que le problème de l’abduction est un authentique
problème de logique, ce qu’aucun de ses devanciers n’a su voir; nouvel Aristote
en somme, il revendique pour la logique un processus jusque-là laissé dans
l’ombre par les logiciens (et qui présuppose un ‹ instinct rationnel ›) ou considéré comme relevant de la psychologie, d’un flash of insight irrationnel (ce
sera encore le cas du jeune Popper dans sa Logique de la découverte scientifique,
[35]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
1973), à savoir « le processus de formation d’une hypothèse explicative » (5
171), « l’adoption d’une hypothèse à l’essai » (8 388) : on est aux sources de la
théorie de l’enquête qui se déploiera notamment chez Dewey.
Bien sûr, on dira que la logique de l’hypothèse est traitée, par exemple
chez Bacon, dans le contexte de l’induction que cet auteur assimile à une
procédure qui, d’une accumulation d’observations répétées, fait surgir une
hypothèse expliquant les faits observés. Mais, dès ses textes de jeunesse, Peirce
arrache cette opération à l’induction19 pour la reverser à une autre procédure
formelle, l’abduction, et définit autrement l’induction : elle « infère l’existence de phénomènes analogues à ceux que nous avons observés dans des cas
qui sont semblables » tandis que l’abduction « suppose quelque chose d’une
sorte différente [nous soulignons] de ce que nous avons directement observé
et souvent quelque chose qu’il nous serait impossible d’observer directement »
(2 640; nous voyons ici une allusion critique à Comte et à son exclusion des
inobservables20). « La première classe, la seconde explique » (2 363), écrit-il
encore, autre façon de dire que la théorisation ou l’explication scientifique
serait impossible sans l’abduction, même si elle ne relève pas que d’elle. Certes,
en un sens, Peirce définit encore l’induction comme ce qui, pour parler
comme Stuart Mill, « va du connu à l’inconnu », de phénomènes observés
à d’autres non observés, de certains éléments d’une classe à la classe, mais ce
n’est plus une opération de généralisation engendrant une loi ou une théorie,
c’est l’inférence qui va d’un exemple à un tout ; l’abduction en revanche ne va
pas de la partie au tout, mais passe de l’observation de certains faits surprenants (d’anomalies, dirait Kuhn) à la supposition d’un énoncé plus général
expliquant ces faits, d’un ensemble de données à une hypothèse explicative.
Dans les années 1860, encore empêtré dans la syllogistique21, Peirce voit
encore l’induction et l’abduction comme des variations à partir du syllogisme :
19
Cf., sur ce point et sur la réalité des lois chez Peirce, van Fraassen (1994 ch. 2).
20
« Songez à Auguste Comte qui, lorsqu’on lui demanda de désigner une chose qu’on ne pourrait
jamais découvrir, donna pour exemple la composition chimique des étoiles fixes ; et avant même
que son livre ne soit partout connu dans le monde, on assistait aux premiers pas de l’analyse
spectrale », écrit Peirce en 1903 (2002 354).
21
Sa décisive découverte du calcul des prédicats monadiques et polyadiques (qu’il nomme sa
« logique des relatifs ») ne date que des alentours de 1885 (« Sur l’algèbre de la logique » 3 359 &
sq.), ses travaux sur le calcul des propositions ont commencé avant, avec son étude de l’implication
‹ philonienne › (matérielle). En 1898, dans sa Deuxième Conférence de Cambridge, Peirce considère
la syllogistique comme un échafaudage provisoire qui lui a permis de construire sa théorie des trois
formes de raisonnement: « Retirons maintenant l’échafaudage des formes syllogistiques qui nous
ont servi de supports pour la construction de cette théorie et contemplons notre édifice sans cet
échafaudage » (1995 194).
[36]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
elles ne sont, comme il le dira plus tard en 1898, que des ‹ transformations
apagogiques de la déduction ›; ces deux formes d’inférence sont obtenues par
permutation de la Règle, du Cas et du Résultat 22 (« Déduction, induction et
hypothèse » 2 619-644). Peirce ne remarque pas encore que, dans la logique de
la science, ces deux procédures irréductibles sont complémentaires ; plus tard,
abduction, déduction et induction seront articulées comme les trois étapes
successives et fondamentales de la recherche scientifique: l’induction est la
méthode qui permet de tester expérimentalement les hypothèses, l’abduction
celle qui permet de les découvrir (2 776). Stuart Mill – « ce philosophe très
fort, quoique philistin, dont les inconséquences lui allaient si bien qu’il en
devint le leader d’une école populaire » (5 167) - coupable d’avoir mélangé
induction et abduction (Peirce 1868 5 277) est définitivement dépassé...
Les trois étapes de la recherche
Entre temps, Peirce a systématisé sa philosophie et élaboré sa sémiotique,
qui comporte désormais une grammaire spéculative, une logique et une rhétorique spéculative. La rhétorique est une sorte de méthodologie générale et
comprend les éléments d’une heuristique. C’est dans ce cadre qu’apparaissent
désormais les « trois types de raisonnement » (Sixième Conférence de Harvard
1903). Le mot ‹ induction › s’emploie pour une partie du « cours de l’investigation scientifique » (5 168), une classification dite ‹ naturelle ›. La possibilité
d’une logique de la découverte (qui succède au flash of insight) est ici bien
établie, n’en déplaise au positivisme :
L’abduction est le processus de formation d’une hypothèse explicative. C’est
la seule opération logique qui introduise une idée nouvelle ; car l’induction
ne fait rien que déterminer une valeur et la déduction développe simplement les conséquences nécessaires d’une pure hypothèse23 (5 168).
22
Dans ses textes des années 1860-1870, influencé en cela par la Logique de Kant-Jasche, Peirce
considère la majeure du syllogisme déductif en Barbara comme une règle appliquée à un cas
(mineure), ce qui donne un résultat énoncé dans la conclusion. Il poursuit en cela Aristote qui
dans les Premiers Analytiques, présente déjà l’induction, apagogique, comme l’inférence de la
majeure d’un syllogisme en Barbara ou en Celarent à partir de la mineure et de la conclusion (7
249). Et il imagine Aristote se demandant si on ne peut inférer la mineure à partir de la majeure
et de la conclusion, et découvrant ainsi l’abduction peircienne. Cet hommage à Aristote est assez
problématique.
23
Dans des travaux antérieurs, nous avons montré la stricte analogie de ce schéma avec celui de
Popper dans Logik der Forschung ; à l’éviction près du mot ‹ induction › chez Popper (Chauviré
2004). Peirce. notamment, insiste comme Popper sur ce moteur de la recherche qu’est la surprise
[37]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
L’induction ne servant qu’à tester, non à découvrir l’hypothèse. Peirce n’est,
en ce sens pas plus inductiviste que Popper (en revanche il est un peu plus
justificationniste que lui et conserve, contrairement à lui. le terme ‹ induction ›). On peut alors modaliser les trois formes d’inférence :
La déduction prouve que quelque chose doit être ; l’induction montre
que quelque chose est effectivement opératif ; l’abduction suggère
simplement que quelque chose peut être. Sa seule justification est qu ‘
à partir de cette suggestion, la déduction peut tirer une prédiction qui
peut être testée par induction et que, si nous devons jamais apprendre
quelque chose ou comprendre les phénomènes, ce doit être par abduction que cela doit se faire (5 171).
C’est en revisitant sa problématique de l’abduction en 1903 que Peirce en
montrera le caractère central dans sa pensée et les liens intimes avec le pragmatisme et le réalisme, unifiant pour de bon sa philosophie. Aux sources de ce qui
sera chez Dewey la théorie de l’enquête, nous trouvons donc d’abord, chez le jeune
Peirce, un jeu formel sur le syllogisme qui aboutit à la position, par permutation des
trois propositions, d’une forme d’inférence irréductible aux deux autres, d’autre
part une problématique de la fixation de la croyance impliquant une réflexion
sur la supériorité de la méthode scientifique sur les autres, et de la régulation de
la logique de l’enquête et, plus précisément, celle de la science en tant que vouée à
produire à long terme, et sur un mode communautaire, la vérité.
C’est en 1859, à l’âge de vingt ans, que Peirce établit sa conception inférentialiste de la perception, antérieure de trois ans au moins à celle de Helmholtz 24 :
le jugement de perception comporte une inférence, ou peut être assimilé à une
inférence explicative (ou seulement à sa conclusion), dont le schéma est déjà
celui de l’abduction: « Tout jugement, rapportant l’expérimenté ou le connu
à l’admis et à l’ inconnu [Peirce est encore influencé par Mill], est donc une
provoquée par une attente déçue, qui elle-même suppose ce que Popper appelle un ‹ cadre
d’attentes › : Peirce va même jusqu’à définir l’expérience en termes de surprise dans la Quatrième
Conférence de Harvard de 1903 : « un homme s ‘attend plus ou moins placidement à un résultat et
tout à coup découvre quelque chose qui s’y oppose et s’impose de force à sa reconnaissance » (2002
365).
24
Selon Mathias Girel, on ne connaît pas de référence explicite de Peirce à l’optique physiologique
de Helmholtz avant la recension de l’édition Frazer en 1871 ; en revanche il y a des références à
Wundt dans des textes de 1869, et des allusions à cet auteur en 1868. Peirce prétend, jusque dans
ses derniers textes, avoir découvert la psychophysiologie dans les Vorlesungen de Wundt dès leur
sortie en 1863. Peirce rencontre Wundt au moment même où il le dépasse, Wundt comprenant les
inférences inconscientes impliquées dans la perception comme des inductions, comme d’ailleurs
Helmholtz, alors que selon Peirce la sensation elle-même est hypothèse dès 1869.
[38]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
explication d’un phénomène par une hypothèse, et est en fait une inférence »
(« A treatise of the major premisses of natural science » W 5 152)25. La thèse de
la nature inférentielle de toute connaissance, de toute pensée, de tout processus
mental, voire de certains processus physiologiques (nous évoquerons bientôt
l’exemple de la grenouille sans tête qui effectue un syllogisme, repris en 1892
dans « Law of mind » 6 102 & sq.) témoigne d’ailleurs de ce que l’ inférence a
reçu très tôt une acception assez large, débordant le cadre du syllogisme (chez
nous aussi d’ailleurs, « quelque chose a lieu dans l’organisme qui est l’équivalent du processus syllogistique » 5 267). C’est dans les années 1868-1870 que
Peirce entreprend de « réduire toute action mentale à la formule du raisonnement valide » (ibid.), conformément à sa déclaration de 1.868 : « l’esprit est
un signe se développant conformément aux lois de l’inférence » (5 313). Si
tout processus mental se conforme aux lois de l’inférence valide, et si toute
connaissance est déterminée de façon continue par une connaissance antérieure sans qu’il y ait jamais de premiers principes, alors l’introduction d’un
terme nouveau peut passer pour le résultat d’une inférence hypothétique :
ainsi le concept de couleur, qui unifie les différentes impressions de couleurs,
fonctionne-t-il comme une hypothèse explicative. Par la suite, dans « Law of
mind » (6 102 & sq.), Peirce reprend l’idée que la ‹ loi mentale › suit les formes
de la logique en un mouvement continu, ce continuisme étant affirmé dès
1869: « l’action de l’esprit est pour ainsi dire un mouvement continu » (5 329).
Pour en revenir à la critique du positivisme impliquée dans la théorie de
l’abduction (ou de l’inférence hypothétique), Peirce évoque en 1877 la théorie
cinétique des gaz (5 364), son exemple favori quand il est question d’étayer
son indéterminisme et sa vision fréquentielle de la probabilité26 héritée de
John Venn. Pour le positivisme, le mot ‹ hypothèse › a une connotation négative d’incertitude qui n’appartient pas du tout à l’usage peircien (2 707). Ce
dernier est entièrement positif, exprimant la nécessité qu’il y a de dépasser
les lois vers des théories qui les expliquent par la formulation d’hypothèses,
les lois devenant « tôt ou tard la base d’une hypothèse destinée à les expli25
En 1903, dans sa Septième Conférence déjà citée, Peirce revient sur ce thème- « l’inférence abductive
vient se confondre avec le jugement de perception sans ligne de démarcation bien nette » (5 181) et le développe dans la suite du texte.
26
L’indéterminisme de Peirce est lié à sa métaphysique du hasard (tychisme) développée par la suite avec
sa cosmologie évolutionniste. L’indéterminisme demande une réalisation physique de la probabilité
qui, de fréquentielle qu’elle était d’abord chez Peirce, devient ‹ propensionniste ›, pour reprendre le
terme de Popper qui s’applique très bien au cas de Peirce. En gros il passe d’une conception de la
probabilité à la Venn-Reichenbach à une conception poppérienne avant la lettre qui accorde une
portée ontologique aux probabilités en soutenant la réalité des dispositions ou would be.
[39]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
quer ». L’inexactitude des simples généralisations empiriques se trouve alors
compensée à un niveau supérieur.
[…] car le grand triomphe de l’hypothèse est d’expliquer non seulement
la formule, mais aussi les déviations par rapport à la formule. Dans le
langage des physiciens, une hypothèse de cette importance est appelée
théorie, le terme hypothèse étant réservé aux suggestions qui ont peu de
preuves en leur faveur (2 638).
Mais loin de limiter le recours aux hypothèses, Peirce y voit une procédure
rationnelle : « les théories qui marchent ne sont pas de simples conjectures, mais
sont guidées par des raisons » (2 638). Tel est le cas de la théorie cinétique des
gaz, adoptée pour expliquer la loi de Boyle, et selon laquelle les gaz sont faits de
petites particules solides très éloignées les unes des autres et se déplaçant à une
grande vitesse, sans qu’il y ait attraction ou répulsion tant qu’elles ne sont pas
très proches les unes des autres : c’est un cas typique d’explication par référence
à des entités non observables. Si le gaz est sous pression, ce qui l’empêche de
s’affaisser n’est pas l’incompressibilité des molécules, puisqu’elles ne se touchent
pas, mais leur martèlement sur le piston. Plus le piston tombe, plus le gaz est
comprimé, plus les molécules se rapprochent les unes des autres ; plus il y en
aura à une distance donnée du piston, et plus elles viendront le frapper souvent.
Peirce voit dans la théorie cinétique des gaz l’exemple par excellence d’une
théorie qui s’est totalement dégagée du niveau observationnel et qui dépasse de
loin la simple opération d’induction au sens d’une généralisation empirique. Si
nous faisons crédit à cette théorie, ce n’est pas selon lui en raison de ses confirmations empiriques, mais en tant qu’explication de la loi de Boyle, corroborée
en outre par la théorie de la chaleur. On sent alors les bienfaits de l’hypothèse.
À cette époque, Peirce croit encore que les simples généralisations empiriques sont trouvées par l’induction qui ne joue de rôle qu’à cette étape
préliminaire. Par la suite il redistribuera les fonctions respectives de l’inférence hypothétique et de l’induction : tout énoncé général, loi ou théorie,
est issu, quel que soit son niveau de généralité, d’une inférence hypothétique, l’induction intervenant ensuite pour corroborer ou falsifier aussi
bien les théories que les lois. Mais, en 1878, l’inférence hypothétique n’est
encore qu’une inférence inductive poussée plus loin, plus audacieuse, plus
synthétique, qui va plus au-delà de l’observé, supposant parfois de l’inobservable, alors que l’induction se cantonne comme le veut l’épistémologie
positiviste au domaine de l’observé ; sans qu’il y ait toutefois de ligne
nette entre les deux (« seulement plus on la pousse loin, plus elle devient
faible » 2 640) ; Peirce admet que « la plupart des théories physiques
[40]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
sont de cette sorte ». On comprend qu’en 1910, il ait avoué avoir « plus
ou moins mélangé hypothèse et induction » dans tout ce qu’il a publié
« depuis le début de ce siècle » (8 227). Cela est encore plus vrai des textes
des années 1860-1870. Les articles de 1877-1878 étant les textes les plus
connus de Peirce, le lecteur doit savoir qu’ils ne reflètent pas l’état définitif
de la théorie peircienne de l’abduction : mieux vaut se référer pour en
avoir une idée juste aux sixième et septième Conférences de 1903. Mais
la veine anti-positiviste est présente très tôt, un des enjeux de la théorie
de l’abduction étant de dépasser le positivisme en prolongeant Whewell,
Herschell, Jevons et leur conception hypothético-déductive de la science
(dont le Popper de 1935 est de fait, sans le savoir, l’héritier).
Le jeune Peirce distinguait induction et abduction dans leurs rapports
respectifs à l’observé comme deux procédures indépendantes permettant
d’obtenir des énoncés généraux, d’un degré plus élevé de généralité dans le
cas de l’abduction. Par la suite, l’idée que toute connaissance va au-delà de
l’observation (« comporte des additions aux faits observés » 6 523) prenant de
l’ampleur, il n’y a plus à cet égard de différence entre induction et abduction.
Mais Peirce n’en réintroduit pas moins la différence épistémologique suivante,
attribuant à la seule abduction le rôle d’introduire toute hypothèse nouvelle,
ôtant ainsi cette fonction à l’induction pour lui assigner celle de montrer dans
quelle mesure les faits expérimentaux corroborent les énoncés hypothétiques,
à moins qu’ils ne les réfutent : cette fonction est complémentaire de celle de
l’abduction. Ce dispositif revêt un sens anti-positiviste, Peirce se prononçant,
comme avant lui Whewell et plus tard Popper en faveur de l’introduction
d’hypothèses aussi audacieuses que possible. En 1878, il a d’ailleurs évacué
la question, issue de Hume, Kant et Stuart Mill, de savoir si la validité de
l’induction suppose l’uniformité de la nature: l’inférence synthétique n’a pas
besoin d’être fondée par et sur la thèse de l’uniformité de la nature, même si
le repérage de certaines régularités naturelles peut renforcer une hypothèse.
En outre, dès 1868, Peirce soutenait, de façon remarquablement innovante,
que « la nature n’est pas régulière » , les irrégularités étant « infiniment plus
fréquentes » que les éléments d’ordre et d’uniformité (5 342) ; l’arbre de la
régularité cache la forêt du chaos réel. Même si depuis le début de l’évolution
cosmologique des régularités de plus en plus nombreuses tendent à s’installer,
diminuant quelque peu la part du hasard objectif. Il prélude ainsi à sa polémique contre le déterminisme (défendu par Paul Carus, directeur du Monist)
et à l’élaboration d’une cosmologie impliquant une métaphysique du hasard,
qui a d’ailleurs son pendant chez Popper (1992).
[41]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Physiologie de la logique
« Déduction, induction et hypothèse » (1878) ne mérite peut-être pas l’autocritique de 1910 (Peirce estime alors avoir mélangé à cette époque induction et
hypothèse), car les deux formes d’inférence y sont nettement distinguées : si
l’induction est une inférence ‹ plus forte › que l’abduction, cette dernière est irremplaçable, permettant seule d’inférer des inobservables (les molécules d’un gaz), ce
qu’aucune induction ne saurait faire. On n’infère pas inductivement des conclusions hypothétiques. D’ailleurs les trois formes d’inférence ont des fondements
physiologiques différents, comme cherche à le montrer Peirce en mobilisant sa
théorie de l’habitude. Ainsi, l’induction permet d’inférer une règle ; or
La croyance en une règle est une habitude. Qu’une habitude soit une
règle active en nous, cela est évident. Que chaque croyance soit de la
nature d’une habitude, dans la mesure où elle a un caractère général,
cela a été montre dans les premiers écrits de cette série. L’induction est
donc la formule logique qui exprime le processus physiologique de la
formation d’une habitude (2 643).
L’hypothèse, définie en 1878 comme une forme de réduction du divers
à l’unité (comme en 1868 ; cf. 5 276), « substitue à un enchevêtrement
compliqué de prédicats joints à un sujet une seule conception ». Or on peut
voir une analogie entre la pensée de l’inhérence de chacun de ces prédicats
à un sujet et une sensation particulière : « Dans l’inférence hypothétique,
ce sentiment compliqué ainsi produit est remplacé par un sentiment d’une
grande intensité, celui qui appartient à l’acte de penser la conclusion hypothétique ». Comparant cette émotion à celle que produit en nous l’ensemble des
divers instruments d’un orchestre (« chaque inférence hypothétique comporte
la formation d’une telle émotion »), Peirce conclut que « l’hypothèse produit
l’élément sensoriel de la pensée, et l’induction l’élément habituel » , tandis
que la déduction, qui n’ajoute rien aux prémisses mais, sélectionnant l’un
des « faits représentés dans les prémisses, concentre sur lui l’attention, est la
formule logique correspondant au processus de l’attention, c’est-à -dire l’élément volitionnel de la pensée » (2 643).
Peirce systématisera cette analyse en 1883 dans « A theory of probable inference », en partant de la triade règle-cas-résultat : la connaissance d’une règle
est assimilée à une habitude (qui peut ne pas être consciente), la connaissance
d’un cas à une sensation, celle d’un résultat à une décision à prendre à une
[42]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
occasion donnée. La déduction (règle-cas-résultat) (dont Peirce n’a pas encore
reconnu le caractère diagrammatique et foncièrement mathématique)27 est là
encore définie comme ‹ une formule de volition › , l’induction (cas-résultatrègle) comme la formule de la formation d’une habitude ou d’une conception
générale (« un processus qui, psychologiquement aussi bien que logiquement,
dépend de la répétition des exemples ou des sensations »), et l’hypothèse (règle
résultat-cas) comme « une formule de l’acquisition d’une sensation secondaire,
processus par lequel une concaténation confuse de prédicats est mise en ordre
sous un prédicat synthétisant » . Cette définition psycho-physiologique des
trois formes d’inférence permet à Peirce de fonder sa classification ‹ naturelle ›
(puisque ancrée dans la physiologie) des sciences : s’il voit le premier critère de
distinction entre les sciences dans la différence des techniques utilisées (opposant celles du laboratoire à celles du séminaire), il fait résider le second dans
la différence des modes de raisonnements employés. C’est ainsi qu’il pourra
distinguer les sciences inductives — sciences de la classification : botanique,
zoologie, minéralogie, chimie -, les sciences de l’hypothèse - biologie, géologie
–et les sciences théoriques - astronomie, physique pure - (2 644). Il s’agit pour le
Peirce de cette époque d’inscrire sa théorie du raisonnement comme forme de
l’activité mentale dans le cadre d’une épistémologie évolutionniste (la référence
à Darwin y est cruciale) : nos capacités à connaître et le contenu de nos connaissances se sont progressivement ajustés à notre environnement, réalisant ainsi
une harmonie non pas pré- mais post-établie. Cette épistémologie est d’autant
mieux fondée qu’elle repose sur des distinctions issues de la psycho-physiologie ;
ainsi le raisonnement est-il réintégré à un ensemble de processus psychologiques
et surtout vitaux par rapport auquel seul il prend finalement sens.
On voit ici un écho de l’érudition de Peirce en matière de psycho-physiologie : c’est un grand lecteur de Helmholtz, Wundt et Fechner28. Tout à fait
dans la ligne des travaux de Helmholtz et de la réflexologie russe qui s’en
inspire, il soutient dans un texte célèbre qu’une grenouille décapitée qui réagit
à une irritation par un mouvement réflexe effectue pour ainsi dire un syllogisme (la grenouille sans tête est fonctionnellement une machine logique,
pourrait-on dire en termes putnamiens) :
27
Peirce est encore trop empêtré dans la syllogistique et la logique de Kant pour discerner clairement
une thèse innovante qu’il soutiendra plus tard, celle du caractère mathématique de toute déduction,
qui s’effectue par construction, observation, voire modification de diagrammes, seule procédure
capable d’amener selon lui une conclusion nécessaire. Et dès lors la déduction va se scinder en deux,
les inférences théorématiques, non triviales, et les inférences corollarielles, triviales ; cf. sur ce point
C. Chauviré (2004 183).
28
Cf. Jastrow et Peirce (1884), un essai qui récuse l’idée de ‹ seuil ›.
[43]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Un syllogisme en Barbara 29 a pratiquement lieu quand nous irritons la
patte d’une grenouille décapitée. La connexion entre les nerfs afférents et
efférents, quelle qu’elle soit, constitue une habitude nerveuse, une règle
d’action qui est l’analogue physiologique de la majeure. Les troubles
de l’équilibre du système ganglionnaire provoqués par l’irritation sont
la forme physiologique de ce qui est, du point de vue psychologique,
une sensation ; et du point de vue logique l’occurrence d’un cas. La
décharge par la voie nerveuse efférente est la forme physiologique de ce
qui est, psychologiquement, une volition, et logiquement, l’inférence
d’un résultat. Lorsque nous passons des formes inférieures de l’innervation à ses formes supérieures, les équivalents physiologiques échappent
facilement à notre observation. Mais, du point de vue psychologique,
nous avons toujours 1) une habitude qui, sous sa forme la plus haute est
compréhension et correspond à la majeure de Barbara ; 2) le sentiment
ou la conscience présente correspondant à la mineure de Barbara, et 3)
la volition qui correspond à la conclusion de Barbara 30 (2 711 ; cf. 6 144 ;
6 286).
Ainsi logique, psychologie et physiologie du raisonnement s’entrexpriment,
et on ne verra donc pas en Peirce un anti-psychologiste forcené en matière de
logique : « La logique formelle ne doit pas être trop purement formelle ; elle
doit représenter un fait psychologique ; sinon elle court le risque de dégénérer
en un amusement mathématique » (2 710)31.
En 1880, dans son premier essai intitulé « Sur l’algèbre de la logique » (3
154-161), puis en 1892, Peirce persiste à inscrire les procédures logiques dans des
processus psycho-physiologiques (sur lesquels elles ‹ surviennent ›, diraient les
philosophes de l’esprit contemporains) et à professer une épistémologie évolu29
Un syllogisme en Barbara est de la forme : tous les Athéniens sont grecs ; tous les Grecs sont
mortels; donc tous les Athéniens sont mortels.
30
L’arc réflexe a également intéressé Dewey (1896).
31
Cf. sur ces questions plusieurs textes du volume 6 des Writings. Notons que le cas de la grenouille
décapitée évoque irrésistiblement le fonctionnalisme de Putnam et Fodor puisque le raisonnement
s’effectue sans le cerveau, annonce aussi en un sens le behaviorisme. Il est donc de nature à montrer
la ressemblance, paradoxale mais souvent notée, entre fonctionnalisme et behaviorisme : selon le
premier, peu importe que ce soit le cerveau ou autre chose qui raisonne entre l’entrée et la sortie,
selon le dernier, le raisonnement peut se décrire entièrement en termes non mentaux, non cérébraux,
de stimulus (entrée) et de réponse comportementale (sortie). Le point est intéressant à noter parce
qu’on attribue parfois l’émergence du behaviorisme aux USA à l’influence du pragmatisme (mais
en fait il dérive surtout de la réflexologie russe), et que les textes externalistes du jeune Peirce sur le
mental sonnent comme du behaviorisme. La réalité des textes de Peirce est donc à saisir dans toute
sa complexité.
[44]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
tionniste. La pensée comme « activité cérébrale » est « soumise aux lois générales
de l’action nerveuse » (3 155) ; si la stimulation d’un groupe de nerfs provoque
une irritation que l’action réflexe tend à supprimer, l’acquisition d’une habitude comme réponse à une irritation donnée s’explique par le fait que « tous
les processus vitaux tendent à devenir plus faciles par la répétition ». On peut,
à partir de la notion d’habitude cérébrale, reconstituer, de façon relativement
continue, la genèse des procédures logiques en son entier :
Une habitude cérébrale de la forme la plus haute qui déterminera notre
façon d’agir dans l’imagination comme dans la réalité est appelée
croyance. Quand nous nous représentons que nous avons une habitude
spécifique de cette sorte, cela s’appelle un jugement [...] Le processus de
développement (de l’habitude de croyance), dans la mesure où il a lieu
dans l’imagination, est appelé pensée. Un jugement est formé ; et sous
l’influence de l’habitude de croyance il donne lieu à un nouveau jugement, indiquant une addition à la croyance. Un tel processus est appelé
inférence ; le jugement antécédent est appelé prémisse ; le conséquent,
conclusion ; l’habitude de pensée qui détermine le passage de l’un à
l’autre est le principe directeur (3 160).
Ces processus ont pour fin dernière d’aboutir de façon communautaire à la
vérité :
Le logicien soutient que [...] [les excitations périphériques] sont toutes
adaptées à une fin, celle de véhiculer la croyance, à long terme, vers
certaines conclusions prédestinées qui sont les mêmes pour tous (3 160).
M achines logiques
32
Ajoutons que les habitudes d’inférence finissent par constituer une logica
utens, logique naturelle implicite à l’œuvre dans nos raisonnements spontanés,
voire encodée dans nos nerfs dans le cas du joueur de billard : « Une logica
utens comme la mécanique analytique [...] se trouve dans les nerfs du joueur de
billard » (Peirce 1995 155). Une fois thématisée et codifiée, la logica utens devient
une logica docens, superflue dans la création mathématique spontanée qui suit
sa propre logica utens : « Quiconque raisonne soutient quasiment ipso facto une
doctrine logique, sa logica utens33 » (Peirce 2002 373). Plus encore, selon Peirce,
32
Cf. « Our senses as reasoning machines » (ms 1101).
33
On peut éventuellement traduire logica utens par ‹ logique d’usage › et logica docens par ‹ doctrine
[45]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
certains dispositifs physiques dont le fonctionnement met en œuvre une théorie
sont des machines logiques bien meilleures que les calculatrices de l’époque,
limitées à des calculs arithmétiques élémentaires.
Les solides de différentes formes que les dessinateurs de navire draguent
à travers l’eau parviennent ainsi à connaître les arcanes de l’hydrodynamique. Des morceaux de bois seraient donc apparemment de meilleurs
raisonneurs que les cerveaux d’un Gauss ou d’un Stokes34. Pourquoi
s’arrêter là ? N’importe quel appareil qui sert à faire des expérimentations pourrait d’après le même principe être une machine logique.
Une machine à vapeur élaborerait à chaque révolution son problème de
thermo-dynamique (2 58).
Ces réflexions sont dans le prolongement de celles sur la grenouille décapitée qui
effectue un syllogisme : comme elle, plus qu’elle, la machine à vapeur raisonne en
accomplissant une révolution. La conception de Peirce peut se décrire en termes
fonctionnels au sens de Putnam et Fodor: si on est fonctionnaliste, on peut remarquer que ces artefacts non mentaux, non cérébraux, non humains, non vivants,
effectuent une tâche computationnelle (résoudre par exemple un problème de
thermodynamique) : ce sont, du point de vue fonctionnel, des machines logiques
plus sophistiquées que les machines de Babbage, Jevons et Marquand ; dans le
langage de Putnam, leur fonctionnement est indifférent à la matière dans laquelle
elles sont réalisées. Seuls comptent les rôles fonctionnels au sein de la machine,
le cerveau humain n’étant pas nécessairement, comme l’affirme depuis toujours
Peirce, le médium où s’effectue le raisonnement35 (la moelle épinière et les nerfs
de la grenouille décapitée suffisent dans l’exemple mentionné ci-dessus) ; enfin,
pour Peirce comme pour Putnam, le fonctionnement de ces ‹ machines › peut
être décrit en termes mentalistes (la machine à vapeur raisonne).
logique ›. La logica utens est selon Peirce une logique naturelle et spontanée que vient codifier la
logica docens. Dans les années 1970, certains linguistes comme Lakoff ont cherché dans les langues
naturelles une sorte de logique empirique (cf. McCawley 1981 1).
34
N’oublions pas, pour comprendre ce passage, que selon Peirce les lois opèrent réellement dans la
nature : c’est donc l’opération en question qui est assimilée à une inférence.
35
« La pensée n’est pas nécessairement reliée à un cerveau ; elle apparaît dans le travail des abeilles,
dans les cristaux et partout dans le monde purement physique » (4 550). Peirce dépsychologise
la pensée pour en donner un modèle formel sémiotisé en termes d’action triadique) qui permet
en principe de l’externaliser par rapport au cerveau humain ; ainsi la notion d’ ‹ intelligence
scientifique › permet-elle d’envisager une forme de pensée - d’opération avec des signes - non
nécessairement humaine (Chauviré 1995 51 & sq. ; 2000 53 & sq.). Les bases sont jetées pour le
développement de l’idée d’une intelligence artificielle.
[46]
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Peirce aurait-il donc eu là une prescience du fonctionnalisme, en harmonie
avec sa tendance à ‘sémiotiser’ et externaliser le mental ? Il s’est en tout cas
fort intéressé à la préhistoire de l’intelligence artificielle et de la cybernétique, allant jusqu’à construire lui-même une machine logique électrique avec
commutateurs. Pourtant il considère que pour raisonner vraiment comme un
esprit humain, une machine devrait faire preuve d’une conduite délibérée et
finalisée, et être capable d’effectuer des choix ; les seules activités intelligentes
sont les activités finalisées, où opère la Tiercéité, ce qui n’est même pas le
cas du métier Jaquard avec ses cartes perforées, trop ‹ mécanique › encore
pour incarner une Tiercéité, ou du thermostat (5 473) : la simple régulation
automatique ne suffit pas à faire une action triadique comme par exemple la
‹ sémiose › ou action du signe. Il ressort des propos de Peirce qu’une machine
logique digne de ce nom, c’est-à -dire capable de ‹ mouliner › des inférences
non triviales, de résoudre des problèmes mathématiques difficiles, et qui serait
aux machines logiques du tournant du siècle ce que le métier Jaquard est
au métier à bras, devrait pouvoir se contrôler elle-même et exercer ce qu’on
appellera plus tard feed-back (Peirce suppose d’ailleurs l’existence dans l’esprit
humain d’une hiérarchie de contrôles au cours du raisonnement, sans aller
tout à fait jusqu’à l’idée récente d’une architecture fonctionnelle)36 . Toutes
ces intuitions sont intéressantes, mais on est encore loin de la machine de
Turing : Peirce n’est pas passé de l’idée, classique depuis Pascal, d’un mécanisme qui effectue des calculs comme un moulin moud le blé, à celle d’un
automate abstrait comme celui décrit par Turing, qui n’a plus rien à voir avec
les horloges et les automates de l’âge classique si bien évoqués par Descartes.
Il fallait pour en arriver là un progrès décisif en logique mathématique (avec
Gôdel, Church et Turing notamment) que Peirce n’imaginait pas.
L a stratégie du chercheur abductif
Pour en revenir à cette espèce de logique naturelle que Peirce reconstruit en
termes d’habitude nerveuse à partir des réactions réflexes, il soutient encore dans
36
À propos de la notion très importante chez lui de self-control, Peirce estime que la ‹ machine
humaine › est, dans l’ensemble de ces actions (il ne s’agit pas ici seulement de l’esprit), « dotée d’un
gouvernement automatique .comme n’importe quel moteur artificiel ; on sait en outre que dès que
la machine se met à aller trop vite, le gouverneur de la machine est lui-même automatiquement
contrôlé de manière à éviter une autre erreur, celle d’un changement trop soudain de vitesse ; de
même et plus encore, la machinerie humaine est dotée d’un gouverneur automatique qui agit sur
tous les gouverneurs afin de les réguler par une réflexion dont elle n’est pas par ailleurs dotée » (cité
in Holmes 1966 122-123).
[47]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
« Thé Law of mind » , en 1892, que les trois sortes d’inférence « correspondent aux
trois principaux modes d’action de l’âme humaine » (6 144) ; dans la déduction,
[L]’esprit est sous la domination d’une habitude ou association en
vertu de laquelle une idée générale suggère dans chaque cas une association correspondante. Or on voit qu’une certaine sensation implique
cette idée. Donc cette sensation est suivie de cette réaction ; ainsi
la réaction de la grenouille pincée est-elle ‹ la forme la plus basse de
manifestation psychique › (ibid.).
Peirce souscrit donc toujours à l’associationnisme, qui revêtira chez lui une
ampleur inédite, par exemple dans Law of mind. L’induction est ce par quoi s’établit une habitude: lorsque certaines sensations, qui toutes impliquent une idée
générale, sont toujours suivies de la même réaction, une association s’instaure
et l’idée générale est suggérée par des sensations dans le processus psychique
correspondant à l’inférence hypothétique. Peu à peu Peirce se souciera moins
de cette logique naturelle et davantage d’articuler la déduction, l’induction et
l’abduction comme les trois étapes complémentaires de la recherche, l’induction ne servant plus qu’à tester (par comparaison avec des faits expérimentaux)
des prédictions déductivement tirées de l’hypothèse obtenue par abduction. La
procédure abductive sera définitivement mise en vedette, notamment dans un
texte sur la découverte par Kepler de l’ellipticité de l’orbite de Mars, « le plus bel
exemple de raisonnement rétroductif jamais effectué » (1 74), où , en s’inspirant de Whewell, Peirce marque un nouveau point contre l’empirisme de Mill,
lequel avait tiré dans un sens empiriste le De motu stellae Martis. La démarche
de Kepler dans cet ouvrage semble à Peirce le meilleur exemple de rigueur et
d’honnêteté dans la soumission patiente d’une hypothèse audacieuse aux tests
les plus sévères possibles. Autre exemple magnifique : Pasteur, génie du guessing,
prenant les hypothèses par ‹ brassées › avant de les éliminer une à une par bissection (1976 1 533-555) ; sans oublier Mendeleiev...
La stratégie créative et éliminative de l’abduction s’affirme de plus en plus
comme l’alternative proposée par Peirce à l’épistémologie positiviste. Le fondateur du pragmatisme critique frontalement le vérificationnisme direct de Stuart
Mill (« aucune hypothèse n’est admissible si elle n’est pas susceptible de vérification par l’observation directe », 2 511, note) en arguant qu’il éliminerait
l’histoire, entièrement fondée sur des hypothèses portant sur le passé. Dans la
même veine, il critique aussi Mach37, Pearson auteur d’une Grammaire de la
37
Mach n’est pas tant critiqué comme positiviste que pour son refus lui-même métaphysique de
la métaphysique, ou son refus a priori, métaphysique, de l’espace absolu newtonien (7 485), qui
préjuge des faits et de l’expérimentation ; les a priori de Mach sont de nature à barrer la route à
[48]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
science, Poincaré (tous ‹ nominalistes ›38 selon Peirce), et même son ami William
James qui considère métaphysique « toute tentative pour expliquer nos pensées
phénoménalement données comme produits d’entités plus profondes et sousjacentes » (8 59) : le culte à cette conception ne reflète pas la pratique réelle des
physiciens, qui ne s’interdisent nullement de renvoyer à des inobservables dans
la théorie cinétique des gaz, elle est de nature à « barrer la route à la recherche ».
Le pragmatisme n’empêche nullement la référence à des inobservables, même
si, comme le positivisme, il accorde du poids à la vérification, mais entendue
en un sens non positiviste : l’important est que l’hypothèse issue de l’abduction
ait des conséquences expérimentales testables; ce n’est donc pas l’hypothèse qui
est vérifiée directement : la confirmation des conséquences confirme en retour
(plus ou moins) l’hypothèse. En décourageant les explications conjecturales, le
positivisme (ou du moins l’idée que s’en fait Peirce) amputerait la science d’une
bonne part de ses acquis. L’histoire n’existerait plus (on notera que la logique
de l’abduction vaut autant pour l’histoire que pour la physique et la chimie).
La connaissance scientifique ajoute toujours quelque chose au donné, aux faits
observés (6 524), lesquels sous-déterminent, comme le dira plus tard Quine, les
théories. Comme après lui Popper, Peirce revendique une épistémologie plus
fidèle à la dynamique réelle de la science que le positivisme, valorisant l’audace des conjectures. Comme Meyerson critiquant Auguste Comte en 1921, il
réclame pour la science un statut véritablement explicatif. C’est bien en réaction à Comte que s’est développée la logique de l’abduction.
Le naturalisme de peirce
Au vu de l’analyse ‹ naturaliste › du syllogisme effectué par la grenouille sans
tête, on peut se demander, en termes contemporains, si la philosophie de l’esprit de Peirce préfigure la théorie de la survenance du mental sur le cérébral
(ou de la dépendance unilatérale du mental par rapport au cérébral : pas de
différence mentale sans différence cérébrale), ou au moins les premières formes
de l’émergentisme au XX siècle (celui, par exemple, de Samuel Alexander). Un
l’enquête. Par ailleurs sa conception ‹ économique › des lois est jugée ‹ nominaliste › comme celle de
Poincaré, et Peirce prend bien soin de dissocier son ‹ économie › de la recherche de l’idée machienne
d’économie de la pensée. Il va de soi que Comte, Mach et Poincaré sont tous très différents en fait,
mais Peirce est surtout sensible à ce qui les unit : leur conception non réaliste des lois naturelles,
typique selon lui de l’épistèmè de cette époque...
38
Le terme revêt chez Peirce un sens très large, idiosyncratique, englobant tous les philosophes
(Leibniz aussi bien que Hegel) qui ne croient pas à la réalité des universaux au sens scotiste, et
notamment pas à la réalité des lois naturelles.
[49]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
texte de Peirce (6 268) suggère plutôt une sorte de parallélisme psycho-physiologique (notamment illustré au XIX siècle par Fechner) selon lequel l’esprit est
de la matière vue de l’intérieur, et la matière, de l’esprit vu de l’extérieur. « En
considérant une chose de l’extérieur, en considérant ses relations d’action et de
réaction avec d’autres choses, elle apparaît comme matière. En la considérant
de l’intérieur, en voyant que son caractère immédiat est le sentiment, elle apparaît comme conscience »39. La matière n’étant en fin de compte qu’une forme
dégradée ou affaiblie (effete) de l’esprit, cela revient plus à spiritualiser la matière
qu’à matérialiser ou naturaliser l’esprit (on notera les analogies avec Bergson).
Pourtant, si la matière est de l’esprit engourdi, l’esprit est bien quelque chose
de la nature, comme diraient aujourd’hui les philosophes de l’esprit naturalistes. Peirce ne le nie pas : « tout esprit participe plus ou moins de la nature de
la matière » (ibid.), avoue-t-il volontiers. Mais à la différence des naturalistes
contemporains, cette thèse est posée comme un postulat, au lieu d’être obtenue
au terme d’opérations de réduction du mental à des entités physiques en interaction causale décrites en langage physicaliste.
La philosophie du mental de Peirce, si complexe et foisonnante, a en réalité
bien peu à voir avec les conceptions précises et strictement répertoriées de la
philosophie de l’esprit contemporaine, et il n’y a guère de sens à chercher avec
lesquelles d’entre elles elle est compatible ; la conception peircienne est sans doute
un amalgame de plusieurs d’entre elles. Certes Peirce est bien, en un sens, naturaliste sur la question du mental (l’esprit est ancré dans la nature), mais pas au sens
du matérialisme réductionniste de certains de nos contemporains, car sa position globale s’apparente à une forme de panpsychisme (comme d’ailleurs celle de
Fechner) bien peu compatible avec les options de Dretske ou de Millikan (le seul
point commun entre ces derniers et Peirce serait plutôt l’allégeance à Darwin). Le
privilège exclusif accordé par ces auteurs aux relations causales étroitement considérées (réduites à la causalité efficiente40) est peu compatible avec une philosophie
qui cantonne la causalité efficiente à l’Univers des Seconds en interaction pour
laisser une place à la causalité finale dans l’Univers des Troisièmes41. Par ailleurs,
39
De fait, Peirce critique cette même doctrine en 1903 dans une Conférence.
40
La réduction à la cause efficiente, oublieuse des autres causes distinguées par Aristote, est d’ailleurs
critiquée par Peirce dans la Sixième Conférence de Cambridge de 1898 (1995 259 & sq.). Dretske
finit d’ailleurs par réintroduire une causalité structurelle en plus de la causalité efficiente.
41
Selon Peirce les entités de la deuxième catégorie - des individus physiques doués d’existence sont
en interaction causale et duale (le vent cause la position de la girouette) ; ceux de la troisième (lois,
habitudes, significations), qui n’existent qu’en s’incarnant dans des Seconds (la loi a besoin du
bras du shérif pour être appliquée) que d’ailleurs ils gouvernent, opèrent selon une causalité finale
qui nécessite l’existence d’une relation à trois termes (a fait b pour obtenir c). L’action causale
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Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
la matière est plus ancrée dans l’esprit que l’esprit dans la matière, puisque, dans
sa cosmologie évolutionniste, l’esprit vient avant et n’engendre la matière qu’en
s’engourdissant42. Peirce est à l’évidence plus proche du ‹ positivisme spiritualiste ›
français43 de Ravaisson (dont il est difficile de penser qu’il n’a pas lu l’admirable
essai De l’habitude, 183844), et de ses contemporains Lachelier, Boutroux, voire
plus tard de Bergson, que des physicalistes d’aujourd’hui, résolument matérialistes.
Plus proche aussi de James, dont le naturalisme, alimenté par la psycho-physiologie, mais compatible avec le spiritualisme, voire le spiritisme, revêt souvent des
formes voisines dans les Principles of Psychology45.
n’existe donc qu ‘entre les Seconds, et le mental ne saurait être concerné par la causalité car il
exige une relation triadique : il relève donc de la troisième catégorie, excédant le domaine de la
causalité brute. C’est la raison pour laquelle la conception peircienne du mental a peu à voir avec
le physicalisme contemporain, même dans ses versions non réductionnistes, à cause du caractère
omniprésent donné par celui-ci aux relations causales.
42
« Ce que nous appelons matière n’est pas complètement mort, mais enserré dans des habitudes »
(6 158) ; « les lois mécaniques ne sont rien d’autre que des habitudes acquises, comme toutes les
régularités de l’esprit, y compris la tendance à prendre des habitudes elles-mêmes » (6 268). Dans la
cosmologie évolutionniste de Peirce, les lois de la nature ne sont que des habitudes de l’esprit engourdi
qui dégénère en matière, tout en continuant à suivre « la loi générale de l’action mentale » (« Law of
mind » 1892). La disjonction esprit/matière est impensable dans le cadre du continuisme généralisé
(‹ synéchisme ›) de Peirce ; la nature ne fait pas de saut quand elle passe de l’esprit à la matière et
inversement (Peirce 1992 231 & sq.). Le synéchisme exclut le dualisme esprit/matière. Les lois de
la nature n’ont pas toujours existé, selon la cosmologie peircienne ; ce qui est étrange, c’est qu’elles
existent : à l’origine régnait le hasard, dont la part s’est peu à peu réduite (cf. sur ce point encore
Wundt selon lequel le hasard est quelque chose qui s’élimine peu à peu) avec l’instauration progressive
de lois de moins en moins inexactes (tolérant encore des déviations, les lois actuelles sont loin d’être
exactes) : les lois elles-mêmes sont évolutives, comme le soutient par ailleurs Poincaré (1970 174-175).
C’est une illusion scientiste de croire en un monde déterministe : selon Peirce la part des lois est très
faible dans l’univers. Le hasard, ou la contingence, prédomine encore : on pense à Boutroux et à
sa « Contingence des lois de la nature » de 1874, dédiée à Ravaisson. On peut aussi penser au texte
plus tardif de Schrödinger, « Comment l’ordre naît du désordre » (1929), qui figure en appendice
de Bouveresse (1993 295 & sq.). Pour en revenir à la philosophie de l’esprit de Peirce, comme dans
le parallélisme de Fechner (cf. Dupéron), on a affaire à une seule substance bi-face (selon le point de
vue pris sur elle, elle matière ou esprit), comme chez Pechner encore, ou à un panpsychisme animiste.
L’esprit n’est donc pas le privilège exclusif de l’homme mais le déborde de toute part.
43
Bien décrit par A. Fagot-Largeault (Fagot-Largeault, Andler & St Sernin 2002 956 & sq.), qui cite
d’ailleurs Peirce 958. Rappelons en outre que Peirce était parfaitement francophone, lisait Fouillée,
Renouvier, Delbœuf, et était en correspondance avec Renouvier.
44
Ravaisson et Peirce ont en commun des références massives à Aristote et Schelling.
45
Quant à Dewey, la comparaison de son naturalisme avec celui de Peirce mériterait toute une étude,
que nous n ‘entreprendrons pas ici.
[51]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Peirce et le faillibilisme
La plupart des thèses épistémologiques et méthodologiques du jeune Peirce
vont s’agréger pour former, à la fin du XIXe siècle, une logique de la recherche
en harmonie avec le pragmatisme et sa maxime, sensible au caractère dynamique de l’enquête scientifique. Les textes de jeunesse ont solidement établi
1) que la recherche est un processus qui s’auto-corrige et un travail communautaire voué à trouver à long terme la vérité (souscrivant néanmoins à une
conception faillibiliste du savoir scientifique, Peirce doit conjuguer optimisme
à long terme et pessimisme à court terme : il se peut que les chercheurs errent
pendant des siècles, nos acquis scientifiques sont en sursis), et 2) que la proposition d’une hypothèse nouvelle pour expliquer un fait surprenant est une
inférence abductive en bonne et due forme qui demande à être complétée
par une déduction et une induction. En son âge mûr, Peirce considère ces
trois raisonnements comme les trois étapes complémentaires et articulées de
la recherche, qui elle-même doit être gérée dans un souci d’économie. L’esprit
général de cette conception de la recherche est globalement falsificationniste 46 :
l’induction, qui consiste à comparer les prédictions déduites de la théorie avec
des faits expérimentaux, « nous autorise à soutenir une théorie pourvu qu’elle
soit telle que, si elle implique la moindre fausseté, l’expérimentation doive
un jour ou l’autre la repérer » (Peirce 2002 434) ou, éventuellement, faiblement justificationniste : les résultats scientifiques que nous appelons ‹ vérités
établies › ne sont que des « propositions sur lesquelles l’économie des essais
prescrit que, pour l’heure, toute recherche supplémentaire cesse » (Quatrième
Conférence de Cambridge, 1898). La stratégie du chercheur est foncièrement
éliminative, allant d’emblée aux hypothèses les plus faciles à réfuter.
Peirce attribue à l’induction le rôle faiblement justificationniste d’une confirmation à laquelle néanmoins ne s’attache aucune probabilité définie (on est
au plus loin de l’inductivisme probabilitaire de Carnap, et même de celui de
Reichenbach dont il anticipe pourtant la conception fréquentiste de la probabilité47) : les prédictions obtenues par déduction à partir de la théorie, concernant
46
En cela Peirce anticipe évidemment Popper, mais aussi Jean Nicod (1961) et sa théorie de 1 ‘ ‹ induction
par infirmation › dans Le problème logique de l’induction. Avant Popper, Nicod a repéré la dissymétrie qui
existe entre confirmation et infirmation : « Un cas favorable accroît plus ou moins la vraisemblance de la
loi, alors qu’un cas contraire l’anéantit complètement [...] Des deux actions élémentaires des faits sur les lois,
l’action négatrice est donc la seule certaine » (24).
47
En 1905, la probabilité est toujours définie comme « le rapport (ratio) connu de la fréquence d’un
événement futur spécifique à un événement futur générique qui l’inclut » (Peirce 2003 196). Attribuer
selon lui une probabilité définie à une théorie n’aurait de sens que si nous pouvions comparer entre
eux des univers et dire dans quelle proportion d’entre eux elle est vraie: « Cela veut-il dire que si nous
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Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
aussi ce qui se passerait si la théorie n’était pas vraie, sont soumises au test
inductif (Septième Conférence de 1903, in Peirce 2002 431). Mais c ‘ est seulement du point de vue de la pratique qu’on peut se fier à cette corroboration :
Un grand échantillon a maintenant été constitué à partir de l’ensemble
complet des occasions au cours desquelles la théorie est comparée au fait,
et une proportion écrasante de ces occasions - en réalité tous les cas qui
se sont présentés - s’est révélée confirmer la théorie. Aussi, dit la pratique,
puis-je présumer de façon sûre qu’il en sera ainsi dans la plupart des cas
où je me fonderai sur la théorie, surtout parce qu’ils ressembleront étroitement à ceux qui ont été bien mis à l’essai (Peirce 1995 237).
La théorie peut donc être matière à croyance (« croire, c’est consentir à risquer
beaucoup sur une proposition »), mais du seul point de vue de la pratique. Or, du
point de vue de la science pure, qui, ayant des idéaux plus élevés, et une ‹ visée
ultime ›48, n’a rien à voir avec la croyance, de telles inférences scientifiques « n’ont
aucune probabilité et ne sont pas matière à croyance » (ibid.). La ‹ probabilité ›
qu’offre le test inductif n’a en fait de valeur que pratique. Cette conférence de
1903 permet ainsi de hiérarchiser la recherche pure et désintéressée. Animée par
le ‹ véritable Eros scientifique › (l’amour de la vérité), valable sur le long terme,
et l’économie de la recherche, valable sur le court ou le moyen terme - deux
points de vue qui semblaient incompatibles : de fait, même si les exigences de la
pratique prédominent dans la vie quotidienne, la science n’a de sens que comme
quête de la vérité qu’elle est finalement vouée à atteindre. En tout cas, la finalité
d’une hypothèse explicative est, conformément à la dialectique du doute et de
la croyance, « de faire en sorte d’éviter toute surprise et de conduire à l’établissement d’une attente positive qui ne sera pas déçue » (« Septième Conférence de
1903 », in Peirce 2002 432). Dans cette même conférence, qui représente l’état
le plus achevé de sa pensée sur la question, Peirce lient enfin à souligner le plein
accord du pragmatisme avec la logique de l’abduction ; plus encore, les deux ne
font qu’un, sans avoir les inconvénients du positivisme, permettant l’ « envol de
l’imagination, pourvu que cette imagination atterrisse pour finir sur un effet
mettons un grand nombre d’univers dans un sac, que nous le secouons bien et en tirons un au hasard, ce
sera là le résultat moyen ? » (ibid.). Une telle procédure n’a évidemment aucun sens pour lui (cf. 2 673 ;2
780 ;2 748 ;1 92 ;5 195). À défaut d’attribuer une probabilité définie à une théorie, l’induction permet
« une confiance proportionnelle dans le fait que les expérimentations qu’il reste à tenter confirmeront la
théorie » (2003 195).
48
Dans la cinquième Conférence de Harvard de 1903, Peirce définit une visée ultime comme « ce qui
serait poursuivi dans toute les circonstances possibles - c’est-à -dire même si les faits contingents
établis par les sciences spéciales étaient entièrement différents de ce qu’ils sont » (Peirce 2002 376).
[53]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
pratique possible » (ibid.). Il revenait aux Conférences de 1903 de parachever
cette synthèse épistémologique.
Peirce n’aurait sans doute pas imaginé la fortune que devait connaître à
la fin du XXe siècle, grâce à l’intelligence artificielle, sa notion de raisonnement abductif. « L’Intelligence Artificielle (IA) utilise fréquemment le
raisonnement abductif comme méthode de génération d’hypothèses pour un
ensemble d’événements, une théorie du domaine étant donnée. Le champ
privilégié d’application est le diagnostic », notamment le diagnostic médical,
écrit Philippe Dague, chercheur en intelligence artificielle (Houdé et al. 1998
23-24). Convenablement formalisée, l’abduction joue aussi un rôle dans
plusieurs autres tâches de résolution de problèmes comme la planification, la
compréhension du langage naturel, l’apprentissage automatique, etc. De fait,
le champ des applications de l’abduction est encore plus large, incluant la
psychologie, et s’il ne s’agit toujours pas d’une logique unifiée de la découverte,
l’abduction en offre en tout cas beaucoup d’éléments intéressants ; elle reste
seule en piste en matière d’ ‹ inférence à la meilleure explication ›49.
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PUF, 2000.
49
Cf. dans van Fraassen (1994). la critique de l’inférence à la meilleure explication, correctement
rapportée à Peirce et présentée comme un modèle si fort qu’il faut, pour le récuser, se passer du
concept de loi de la nature.
[54]
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. X ∙ No. 20 - 21 • 2010 • Págs. 27-56
Fagot-Largeault, Anne; Andler, Daniel & Saint-Sernin, Bertrand. Philosophie
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[55]
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---. Œuvres de C.S.Peirce, sous la direction de C. Tiercelin chez CERF, Paris,
2002, 2003, 2006. Trois volumes sont déjà parus: vol 1 : Pragmatisme et
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