PRÉFACE Cette préface n'est, de ma part, ni l'effet d ’un engagement, ni une simple politesse envers l'auteur du livre. E lle constitue, au contraire, une sincère appréciation scientifique de l'étude de M . Labrousse et une marque spontanée d'intérêt pour le problème qui s'y trouve traité. Cet intérêt a aussi pour base la sympathie, la reconnaissance que j'a i toujours éprouvées à l'égard des auteurs étrangers qui se sentent attirés par l ’histoire espagnole et qui forment la pléiade des hispanistes européens et américains. Dans le cas présent, cette sympathie s'accroît du fait que M . Labrousse a choisi, pour sa thèse de doctorat, un point de l'histoire de la pensée juridique espagnole qui entre dans te cadre de ces questions dont, pendant quelques années, se sont particulièrement nourris mes travaux et mes cours univer­ sitaires, orientés plus récemment dans le sens spécial de l'américanisme. L'auteur prend soin, dès le début de son Avant-Propcs, de préciser le bai de sa recherche historique, afin de prévenir les équivoques quant à l'interprétation du titre de sa thèse, lequel peut autoriser certains lecteurs à exiger du livre des choses que l ’auteur n'a pas eu l'intention d ’y introduire. E n effet, un Essai sur la philosophie politique de l’ancienne Espagne (politique de la raison et politique de la foi) recouvre, natu­ rellement, un ensemble de questions, philosophiques aussi bien qu’historiques, d'une richesse que nous pourrions qualifier d ’indéfinie. M . Labrousse en énumère quelques-unes, préci­ sément pour indiquer qu'elles ne figurent pas dans son plan ; mais il sait, certainement, que l ’on pourrait en formuler beau­ coup d'autres sur le vu de ce titre, et que des critiques portés par des motifs peu bienveillants ne laisseraient pas de mettre IÏ PRKFACi: à p ro fil Voccasion pour signaler, sous ce prétexte, des vides dans la composition de l ’ouvrage. I l faut donc louer la pru­ dence avec laquelle M . Labrousse caractérise son dessein dans le passage suivant : « A ttiré par le X V I I I e siècle de Charles I I I et de son successeur, nous avions pensé d ’abord rechercher la part des influences françaises dans le veste effort qui, depuis Cadalso jusqu’aux constituants de Cadix, devait renouveler la philosophie sociale traditionnelle en Espagne. Seulement il nous apparut assez vite que cette tradition elle-même n ’était pas aussi simple et aussi homogène que l ’on est parfois tenté de le croire et Vidée nous vint, non de retracer son histoire, mais très exactement d ’en dresser l ’inventaire à la veille de l ’avène­ ment de Charles I I I . Laissant donc de côté toute ambition étrangère à cet objet précis, nous nous sommes demandé de quels éléments doctrinaux pouvait disposer un Espagnol par­ venu à m aturité vers le m ilieu de l ’avant-dernier siècle, s’il prétendait confronter l ’apport de la pensée nationale avec celui du reste de l ’Europe. E n d’autres termes, il s’agit de savoir dans quelle mesure la tradition espagnole s’accorde et dans quelle mesure elle demeure invinciblement réfractaire aux ten­ dances qui s’emparent du monde occidental vers cette époque et d'où sont nés, plus ou moins directement, les deux courants entre lesquels notre temps se partage encore, celui du libéra­ lisme bourgeois et celui du « totalitarisme » des masses popu­ laires » 1. Le lecteur me pardonnera cette longue citation d ’un texte qu’il va bientôt lire lui-même, mais je la crois nécessaire pour éviter, en apportant ma propre définition du dessein de l ’auteur, de déformer la pensée de M . Labrousse. A insi, avant même d’aborder le livre, le lecteur sait à quoi s’en tenir et connaît, par suite, ce qu’il est en d ro itd ’exiger de l ’auteur de même que ce qu’il serait injuste et impertinent de lu i demander. La précaution, comme je l ’ai dit plus haut, n ’est pas super1, J’ interprète ces derniers mois dans leur sens large, comme, embrassant les deux, a totalitarismes « que l'histoire moderne a produits : le. soviétique, le fasciale. Quelles que soient les différences quant fi la finalité sociale et. économique qui les .séparent, on ne peut, nier leur caractère commun en face du libéralisme, caractère que M. Labrousse invoque également. Au sujet, de ces différences, voir le fascicule d ’octobre-déceinbre 1930, du Bulletin île In Société française de philosophie, pour juger des difficultés de lu question. PRETACK III ¡lue, car loul écrivain s'est vu pins d ’une fois critiqué non en raison de ce qu'il a dit ou voulu: dire, mais bien de ce que, selon un M . X ., il aurait dû introduire dans Vœuvre critiquée. Grâce à la précision toute particulière dont fait preuve M . Labrousse dans le paragraphe cité, il n'y a plus place pour des subtilités de ce genre, de bonne foi tout au moins. E n même temps, la structure générale de sa thèse se dégage clairement et, en bonne logique, elle ne peut être autre que celle dont témoigne la table des matières : premièrement, l'exposé des doctrines espagnoles traditionnelles ( j'em ploie le pluriel, car elles sont au moins deux, que précise le sous-titre), analysées éi fond pour mettre, en relief, avant tout, les points de contact avec celles du X V I I I e siècle, tels que les a signalés ia u teu r précédemment ; ensuite, Vexamen de ces théories du X V I I I e siècle afin que Vautre terme de la comparaison offre des éléments suffisants pour établir cette correspondance sur les points en question. Ces deux études constituent le corps principa l de la thèse et n h ï n r hU p ni C SIL tlU ê jU i tu n UUUI i T n ^ i^t'j'tutltt' f n i n h io rio Ul enn UW /l ipnvtû 11/ivtvi Je ne suivrai pas l'auteur dans ces développements, entre autres raisons parce que f a i toujours cru que c'était une erreur, commise par bien des faiseurs de préfaces, de convertir leur lâche en une glose et parfois une discussion des arguments et des conclusions du livre préfacé. Le rôle de la préface me paraît être plutôt de signaler au lecteur, à titre de préparation et sommairement, les caractéristiques de l'ouvrage, son but et la garantie scientifique ou littéraire q u 'il mérite. L e reste pourra avoir une utilité pour l'auteur delà préface lui-même, mais non pour celui de l'œuvre ; et ce que cherche le lecteur, c'est précisément ce qui est création de l'auteur du livre. Cela ne fait pas obstacle à ce que j'attire l'attention de ceux qui me liront sur une question très intéressante que pose M . Labrousse en conséquence de ses recherches. Cette question dépasse, à certains égards, les limites d ’une simple comparai­ son entre les deux directions, philosophico-politiques qui s'op­ posent, celle, classique, de l'A n cien régime et celle, nouvelle, du rationalisme « éclairé >? du X V I I I e siècle. Cette question dérive de l'observation, très exacte à mon sens, d ’après laquelle la doctrine classique, que l'auteur appelle « rationaliste » (par opposition à une autre, également classique, q u 'il qualifie IV PRÉFACE de « mystique » ), contient, dans ses raisonnements et ses thèses, des éléments qui conduisent en bonne logique à la doctrine libérale, ou qui se prêtent à la genèse de celle-ci. Le fait me paraît exact. I l n'est pas nouveau, il va sans dire, dans l'histoire des idées. I l y a longtemps q u 'il a été vérifié, au point de donner lieu à une affirm ation générale, peut-être excessive dans sa généralité, selon quoi tout système philoso­ phique porte en lu i le germe d'une doctrine opposée et, bien entendu, comporte la possibilité scientifique d'interprétations très divergentes. Les cas de Hegel, de Kant, sont très démons­ tratifs à cet égard et, quant à l'application à l'histoire, il suffira de rappeler le livre de Gervinus que personne aujourd’hui ne lit plus, mais qui au moment de son apparition, voici près d’un siècle, marqua une date importante et exerça une grande influence dans le domaine de l'observation et de l'in ter­ prétation des faits revêtus de portée historique. Ce destin para­ doxal des systèmes philosophiques (ou, tout au moins, de cer­ tains d ’entre eux) peut parvenir à se réaliser effectivement dans l ’histoire de la pensée ou demeurer en germe, sans aucune éclosion ostensible. I l peut, en soi, résulter de deux faits : l’expression équivoque ou hésitante au fond d ’une idée qui se prête à diverses interprétations, ou bien la poussée si irrésistible, logiquement, de certaines prémisses de T argumentation que l ’auteur lui-même, devinant le péril, réagit et, à force de technique, obtient d’éviter la conclusion à laquelle il pourrait arriver par cette voie et lu i en substitue une autre plus ou moins opposée. Cette dernière position est celle que M . Labrousse semble vérifier chez Suarez et de là provient la liaison souterraine que nous découvrons aujourd’hui entre certains de ses raisonnements et les doctrines nouvelles du X V I I I e siècle, ce contre quoi Suarez protesterait, bien entendu, s 'il pouvait s’en rendre compte. P o u r les historiens espagnols, cette vérification présente un intérêt tout à fait signalé : non point dans un sens politique en rapport avec les problèmes actuels, cel U U [ J 1.40 1.4 le terrain scientifique, mais dans un sens purement historique, parce qu'elle se rattache au fait connu, mais insuffisamment étudié, de l ’attitude de certains constituants de 1812 (qui, ne l ’oublions pas, étaient des hommes nés il. en grande partie. U î n//Jï*n/)n i » » t* / ( /U U ( /U U / PRÉKACK jurinés au X V I I I e siècle, à la chaleur des doctrines qui le dominaient) ; ils affirm aient en effet de bonne foi, et ils s'effor­ caient de démontrer historiquement la parenté des nouvelles idées, libérales et constitutionnelles, avec la tradition politique espagnole. Le cas de M artinez M a rin a est bien connu, mais il faut se rappeler qu 'il se situe, lui, sur le terrain des faits de la vie politique réelle et non sur celui des doctrines philosophiques, parce que sa formation intellectuelle ( malgré son livre de Philosophie du droit) était celle d'un historien des institutions. L a position des hommes de 1812 (pas de tous, à vrai dire) se prolongea à travers le libéralisme du X I X e siècle, qui continua à trouver des arguments de choix dans f Alcakie de Zalamea, chez les Comuneros du X V I e siècle et même dans les Germanias de Valence. M . Labrousse se trouve, de par ses travaux, en excellente situation pour pouvoir approfondir cette question historique. Je vois que cette préface est en passe de sortir de son orbite et des dimensions qui conviennent. Je la termine donc ici, mais non sans dire que l'étude de Vitoria et surtout de Suarez atteint dans le présent livre,, et en rapport avec son objet, une ampleur et une m inutie remarquables, qui suffisent à lui conférer un légitime intérêt scientifique. J'en dirai autant touchant l'élude des doctrines du X V I I I e siècle, au sujet desquelles l'auteur lui-même reconnaît et prévient que son travail n'épuise pas la question, encore q u 'il offre des éléments suffisants pour répondre au plan q u 'il s'est proposé. Décembre Ü )3 / Rafaël A l t a m i r a , Doyen honoraire de la Faculté de Droit de Madrid Juge à la Cour permanente de Justice Internationale