HISTOIRE DES GRECS
Par Victor DURUY
Membre de l’Institut, ancien ministre de l’Instruction publique
Paris – 1887-1889
TOME PREMIER
INTRODUCTION
Chapitre premier — Le sol1
I. Position géographique et configuration générale de la Grèce
Qu’entendez-vous par la Grèce ? demande ironiquement Philippe de Macédoine
aux Étoliens quand ceux-ci lui reprochent d’être un roi barbare. Où placez-vous
ses limites ? Et vous-mêmes, pour la plupart, êtes-vous Grecs ?
Ce nom eut la même fortune que celui d’Italie : tous deux voyagèrent d’une
extrémité à l’autre de la péninsule qu’ils servirent plus tard à désigner tout
entière. Un petit canton de l’Épire, celui de Dodone, s’appela d’abord ainsi; mais
le mot gagna de proche en proche, et s’étendit peu à peu sur la Thessalie, les
pays au sud des Thermopyles et le Péloponnèse. Dans la suite, il comprit encore
l’Épire, l’Illyrie jusqu’à Épidamne, enfin la Macédoine. Par une autre singularité,
le nom de Grèce était inconnu à la Grèce : elle se nommait Hellas, le pays des
Hellènes, et nous ne savons pas quels motifs ont fait prévaloir le mot de Græcia
dans la langue romaine2. Nous-mêmes nous désignons les peuples d’outre-Rhin
par un autre nom que celui qu’ils se donnent, comme les pays qui s’étendent de
l’Himalaya au cap Comorin ont été appelés d’un nom d’origine persane,
l’Hindoustan.
La Grèce est l’une des trois péninsules qui terminent l’Europe au sud. Si l’on
mesurait son étendue au bruit qu’elle a fait dans le monde, elle serait une vaste
région; en réalité, elle est le plus petit pays de l’Europe. Sa superficie, les îles
comprises, est loin d’égaler celle du Portugal; mais ses rivages sont si bien
découpés, que leur développement surpasse celui de tout le littoral espagnol. II
n’y a pas de pays au monde qui, â surface égale, présente tant d’îles, de golfes,
1 Principaux ouvrages à consulter : pour l’antiquité, Strabon et Pausanias ; parmi les modernes :
Poucqueville, Voyage en Grèce ; Choiseul-Gouffrer, Voyage pittoresque en Grèce ; Uodwell, Travels
in Greece ; Gell, Itin. of Greece, Journey in the Morea ; colonel Leake, Morea et Northern Greece
(1830-5) ; Cousinéry, Voyage dans la Macédoine (1851) ; l’Expédition scientifique de Morée, avec
les excellents travaux géographiques de Puillon Boblaye que cette publication renferme. Voyez
aussi l’Atlas de Kiepert et le tout récent ouvrage de C. Neumann et Partsch, Physikalische
Geographie von Griechenland mit besonderer Rücksicht auf das Alterthum, Breslau 1885. Mais, à
ces travaux géographiques, il est indispensable de joindre ceux des membres de l’École d’Athènes,
qui les complètent ou les rectifient, et qu’on trouvera dans les Archives des missions littéraires ou
dans leurs publications particulières. L’École continue, par son Bulletin de Correspondance
hellénique, à nous tenir au courant de toutes les découvertes qui se font en Grèce.
2 Le mot Grec part signifier vieux : γραΰς, γραϊx ; Fréret (Observations sur l’origine des premiers
habitants de la Grèce, p. 87) donnait le même sens au mot Pélasges. Les deux noms de Grec et
d’Hellène étaient, suivant Aristote (Météorol., I, 14), originaires des environs de Dodone et des
bords de l’Achéloos, contrée à la fois couverte de marécages et de montagnes. Le nom de Grecs,
que gardèrent sans doute plusieurs peuplades de l’Épire, fut étendu par les Italiens aux Hellènes
placés derrière elles, de la même manière que nous avons donné aux Germains le nom
d’Allemands, qui n’appartient qu’aux peuples de la Souabe, les Alamanni, avec qui nos populations
gallo-franques eurent les premiers rapports. Les Romains ont fait de même pour les Rhasénas,
qu’ils appelaient Etrusci ou Tusci. Les prêtres de Jupiter à Dodone sont appelés Σελλοί par Homère
(Iliade, XVI, 234), et 'Σλλοί par Pindare, ce qui est le même mot.
de péninsules et de ports, et où par conséquent s’accomplisse mieux cette union
de la terre et des eaux qui est pour la nature la suprême beauté, et pour
l’homme la meilleure condition du progrès social. Aussi la mer a-t-elle été de tout
temps la grande route des Grecs, si bien qu’ils n’en ont guère connu d’autres. La
forte expression latine siruere viam, qui rappelle une des gloires de Rome, ses
grandes voies militaires, ne trouverait pas â s’appliquer en Grèce, quoique les
prêtres eussent la charge de veiller â l’entretien des routes qui menaient aux
sanctuaires nationaux, afin d’en faciliter l’accès1. Ce fait seul montre la différence
profonde des deux peuples : l’un qui a pris possession de la terre par son
agriculture, ses routes monumentales, ses forteresses, et y a gagné ses rudes
vertus, sa vie grossière, toutes ses victoires et sa domination pesante; l’autre qui
a eu la mer pour domaine, le commerce pour mobile, les arts pour parure et
toutes les curiosités de la pensée.
Au nord, la Grèce tient au massif des Alpes orientales, qui l’isolent, par des
obstacles presque insurmontables, de la vallée du Danube, la grande route des
migrations asiatiques en Europe. Aussi ces invasions ont-elles passé près d’elle
sans la toucher, de même qu’elle n’a porté de ce côté ni ses colonies, ni sa
civilisation, ni sa langue. Par sa configuration, la Grèce regarde au sud. Elle
plonge par trois pointes dans la Méditerranée, presque sous la latitude de
Gibraltar et en face d’une des plus fertiles provinces de l’Afrique, la Cyrénaïque.
Séparée par la mer de l’Asie, de l’Afrique et de l’Italie, elle s’en rapproche par
ses îles. Les Cyclades, qui commencent près du cap Sunion, vont se mêler aux
Sporades, lesquelles touchent à l’Asie. Par un temps clair, un navire a toujours la
terre en vue. De Corcyre on peut apercevoir l’Italie ; du cap Malée, les cimes
neigeuses de la Crète, et de cette île, les montagnes de Rhodes et de la côte
asiatique2. Deux journées de navigation menaient de la Crète à Cyrène; il en
fallait trois ou quatre pour atteindre l’Égypte. Comment s’étonner que la Grèce
ait rayonné bien au delà de ses frontières maritimes par son commerce, ses
colonies et sa civilisation, lorsque, devant elle, s’ouvraient tant de routes où les
étoiles d’un ciel habituellement sans nuages guidaient, la nuit, les navires? La
géographie prépara l’histoire. Des deux côtés et en face du continent grec,
l’antiquité connut : à l’orient, une Grèce asiatique ; à l’occident, une Grèce
italienne; au midi, sur le vaste promontoire, aujourd’hui désert, de la
Cyrénaïque, une Grèce africaine3. Que d’échanges d’idées et de produits entre
ces quatre pays, et quelle intensité de vie dans celui qui, placé au centre, était
comme le foyer où tous les rayons partis de ce cercle lumineux venaient s’unir en
décuplant leur force !
II — Montagnes et cours d’eau
Les géologues, qui sont en train d’écrire la grande histoire de la terre, montrent
l’Italie et la Grèce méridionale comme les parties de notre continent que la
nature a remaniées les dernières4. Sa terrible puissance y agit encore. Si la
1 Corpus inscriptionum Graecarum, n° 1688.
2 La Crète est même reliée a Cythère et au Péloponnèse par des bancs sous-marins.
3 M. Caudry a recueilli à Pikermi, près d’Athènes, des ossements fossiles d’éléphants, de
rhinocéros, d’antilopes, d’hyènes, de girafes, etc. : ces débris d’animaux africains étaient empâtés
dans l’argile rougeâtre, qu’on retrouve encore sur les rivages de l’Afrique, preuve qu’un temps a
existé où la Grèce tenait à ce continent, ainsi qu’elle tenait à l’Asie Mineure. Les nombreuses îles de
la Méditerranée orientale sont comme les témoins, laissés au milieu des flots, de cette antique
union des trois continents.
4 C’est la révolution qu’ils appellent le soulèvement du Ténare.
Grèce n’a ni le Vésuve ni l’Etna, les yeux des hommes y ont vu des îles surgir du
sein des flots bouillonnants ou disparaître dans les gouffres de la mer. Santorin
n’est que le bord d’un cratère immense dont le fond se trouve à 400 mètres au-
dessous des eaux, mais qui, à plusieurs reprises, a vomi des îles brûlantes1. Milo,
Cimolo, Thermia, Délos, s’élevèrent au-dessus de l’abîme, en même temps que
le Taygète sortit des entrailles du Péloponnèse et que le cap Ténare éleva au-
dessus des vagues son front rugueux, que la tempête fouette et déchire.
Les anciens Grecs eurent la révélation instinctive de ces grandes révolutions. Ces
montagnes entr’ouvertes et aux flancs déchirés, ces rochers entassés au hasard,
ces îles où se voit encore la trace des feux qui les formèrent, leur rappelaient la
lutte des Titans contre Jupiter, les combats des puissances infernales contre les
forces célestes ; et, en célébrant les exploits de leurs dieux, ils faisaient l’histoire
de leur terre. Écoutez la Théogonie d’Hésiode2 : Voilà les Titans, fils de la Terre,
qui combattent contre les Centimanes, fils du Ciel. Autour d’eux, la mer sans
bornes mugit avec fracas ; sous leurs pieds, la terre gronde profondément ; le
vaste ciel s’agite et gémit ; l’Olympe même tremble jusqu’en ses fondements, et
les abîmes du Tartare retentissent du bruit des rochers qui s’écroulent. Jupiter
déploie alors sa puissance. Des hauts sommets de l’Olympe, il lance des feux
étincelants. Les foudres sortaient sans relâche de sa main redoutable. La terre
s’embrasa, les vagues de l’Océan roulaient du feu, et des vapeurs étouffantes
enveloppaient les Titans. Éblouis par la foudre, les yeux brûlés par l’éclair, ils
sont précipités dans les abîmes de la terre. Briarée, Gygès et les autres fils du
Ciel les y enchaînent de liens indestructibles ; sur eux reposent les fondements
de la mer et des continents, qu’ils essayent parfois d’ébranler encore.
Cependant ces montagnes forment, en plusieurs points, des chaînes continues.
Ce que l’Apennin est pour l’Italie, le Pinde l’est pour la Grèce. Il se détache des
Alpes orientales comme l’Apennin des Alpes maritimes, descend au sud, en
séparant l’Illyrie de la Macédoine, l’Épire de la Thessalie, et couvre la péninsule
d’innombrables ramifications. Les monts Cambuniens s’appuient, au nord des
sources du Pénée, sur cette chaîne centrale et courent droit à l’est, vers les
bords du golfe Thermaïque, où ils se relèvent pour former la masse colossale de
l’Olympe : montagne haute de 3000 mètres, qui présente, en beaucoup
d’endroits, l’aspect d’une muraille taillée à pic. Au midi, ses pieds baignent dans
le Pénée ; de l’autre côté du fleuve se dresse l’Ossa, qui garde longtemps aussi,
dans l’été, les neiges de l’hiver.
Quelque convulsion du globe a violemment séparé les deux montagnes. Leurs
flancs déchirés se correspondent, et Neptune qui ébranle la terre pourrait, en les
rapprochant, les unir. Des roches énormes pendent encore à demi déracinées,
mais, dorées par les rayons du soleil, elles offrent de vives couleurs qui
tranchent sur la sombre verdure des bois, et donnent à ces beaux paysages un
éclat incomparable. Entre le pied des deux monts, le Pénée s’est frayé une route
jusqu’à la mer. Il coule lentement, entre des rives gazonnées qu’abritent
d’énormes platanes, l’arbre des fleuves grecs. Mais, sur un espace de cinq mille
pas, son bassin n’a souvent que quelques mètres de largeur : c’est la vallée de
1 La dernière, la Nouvelle ou la Grande-Brûlée (Νία, Μέγα ή xαυµένη) n’a commencé à paraître
qu’en 1707 ; Παλαιά xαυµένη date du second siècle avant J.-C., Μιxρά xαυµίνη du commencement
de l’empire romain. De nouvelles éruptions ont encore eu lieu de 1866 à 1870. Cf. sur cette
éruption, le très intéressant rapport de M. Fouqué, aux Archives des missions scientifiques, t. IV, p.
223.
2 Théogonie, 678 et suiv.
Tempé, célèbre dans l’antiquité par sa grandeur sauvage. Un petit nombre
d’hommes arrêteraient une armée dans cette étroite fissure des monts, le seul
passage fréquenté qui menât de Grèce en Macédoine.
Comme les monts Cambuniens ferment la Thessalie par le nord, le mont Œta la
ferme par le sud et se termine aussi, sur le golfe Maliaque, entre des marais et
des rochers à pic, par un défilé que l’histoire a rendu fameux, celui des
Thermopyles1. Le long de la côte, le Pélion se rattache à l’Ossa et, par un
chaînon qui contourne le golfe Pagasétique ou de Volo, va rejoindre l’Othrys, qui
sépare le bassin du Pénée de celui du Sperchéios. Le nord de la Thessalie est
donc bien ce que l’appelait Xerxès, un vallon qu’il serait facile de noyer sous les
eaux, si on leur fermait la seule issue par où elles s’échappent, la vallée de
Tempé.
Les Grecs avaient trouvé dans cette région quelques-unes de leurs plus
gracieuses ou plus terribles légendes, et la moitié de la poésie homérique en
était sortie. Cette vallée de Tempé, c’était le bras du fils d’Alcmène ou le trident
de Neptune qui l’avait ouverte. Sur la cime de l’Olympe et de ses neiges presque
éternelles, au milieu des nues qui l’enveloppent et que déchire la foudre,
s’élevaient les trônes des douze grands dieux. Là les géants avaient combattu les
maîtres de l’Olympe et voulu mettre Pélion sur Ossa, pour escalader le ciel; là les
Muses étaient venues aux noces de Thétis et de Pélée prédire la naissance
d’Achille et la ruine de Troie. Le laurier d’Apollon croissait d’abord à Tempé2, et le
dieu y avait des autels, Άπλουνι Τεµπείτα3 ; sur le Pélion furent coupés les arbres
dont on fit le navire Argo, auquel Minerve donna pour mât un des chênes
fatidiques de Dodone, et les héros qui le montaient s’embarquèrent au port
thessalien de Pagase.
Au sud de la Thessalie et au sud-est de l’Épire, la Grèce centrale est couverte
d’un inextricable réseau de montagnes qui part du mont Tymphrestos. Une
chaîne, qu’on peut regarder comme la continuation du Pinde, descend jusqu’au
golfe de Corinthe, entre l’Étolie et la Locride. Une autre se détache de celle-ci
dans la Doride, court à l’est et comprend des monts célèbres : le Parnasse, qui
portait Delphes sur ses pentes, et d’où la légende faisait descendre une race
nouvelle pour repeupler la Grèce après le déluge de Deucalion ; l’Hélicon, séjour
des Muses, qui, disait-on, n’avait jamais produit une plante vénéneuse ; le
Cithéron où Œdipe tua Laïos, et qui, réuni au Parnès, couvrait l’Attique contre la
Grèce centrale ; enfin, derrière Athènes, le Pentélique, dont un roc détaché
portait l’Acropole, et l’Hymette, que le Laurion semble continuer jusqu’au
promontoire de Sunion, au sommet duquel se voient, encore debout, quinze
colonnes d’un temple écroulé4.
1 La description de ce passage sera donnée plus loin quand sera raconté le combat des
Thermopyles.
2 Tous les neuf ans, Delphes chargeait une théorie solennelle d’aller, en suivant la voie Sacrée, par
où le dieu s’était rendu dans la Phocide, couper à Tempé, le berceau de son culte, une branche de
laurier. (Otf. Müller, die Dorier, 2° édit., t. I, p. 204.) Les Grecs regardaient Delphes comme le
centre de la Grèce et du monde, όµφαλόν τής γής (Pausan., Phoc., 16).
3 Corp. inscr. Graec., n° 1767.
4 Altitude des principales montagnes de la Grèce : l’Olympe, 2995 mètres ; l’Ossa, 1953 ; le
Pélion, 1618 ; les monts Cambuniens, 1000 à 1500 ; le Pinde, 2100 ; les monts Acrocérauniens,
2025 ; le Tymphrestos, 2319 ; en Étolie, 2495 et 2512 ; le Callidrome, 1374 ; les plus hauts
sommets du Parnasse, qui gardent huit mois de l’année les neiges de l’hiver, 2459 ou 2517 ; le
Cithéron, du côté d’Élatée, 1411 ; la route de Platée à Mégare s’élève à 856 ; celle de Platée à
Athènes, à 585 ; le Parnès, 1413 ; sur les trois routes conduisant de l’Attique en Béotie et à
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