Sciences Humaines Hors-série N° 22

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Sciences Humaines Hors-série N° 22 - Septembre/Octobre 1998
Sur quoi les économistes sont-ils d'accord ? Jean-François Dortier
La diversité des courants de pensée en économie s'explique par la diversité des méthodes, des sujets
d'études, des questions posées, mais aussi par de forts enjeux idéologiques. Cette
multiplicité des approches est-elle contradictoire avec l'idée de science?
Pour le profane (et même pour l'esprit un peu plus averti) l'existence de courants de pensée en économie a
quelque chose de déroutant et de désolant. D'un côté, l'économie a tous les attributs d'une science : les
équations, les démonstrations rigoureuses, les données chiffrées, les modèles abstraits. Depuis 1969,
l'existence d'un prix Nobel - le seul dans le domaine des sciences sociales - vient même couronner l'entrée
de l'économie dans le domaine des sciences dites «dures ».
Mais on sait aussi qu'il existe au sein de la discipline une multitude d'écoles : « néo-classique », «
keynésienne », « monétariste », « régulationniste », et autre « institutionnaliste ». Si on conçoit bien
l'existence d'écoles en peinture ou en littérature, comment l'admettre pour une science ? Les modèles
abstraits ne dissimuleraient-ils pas des « chapelles» idéologiques ? Comment en est-on arrivé à cette
situation ?
La première explication est que l'économie est une « pseudo-science » qui se pare des attributs de la
scientificité mais qui ne forme en fait qu'un assemblage de débats idéologiques et de connaissances
douteuses (1).
Une deuxième explication - exactement inverse - est qu'il existe, sous l'écume des débats d'écoles, simples
mouvements de surface, une communauté de références et de connaissances : un même socle théo-rique
partagé par l'immense majorité des économistes.
Une autre approche est encore possible. Si les économistes ne sont pas toujours d'accord, c'est que leur
modèle ne portent pas sur les mêmes objets, ne posent pas les mêmes questions, et s'appuient sur des
méthodes différentes. Dès lors, la diversité des points de vue reflète la différence de perspective. Et la
variété des modèles n'est pas contradictoire avec la scientificité de chacun. Il n'est pas inconcevable qu'ils
aient tous un peu raison puisqu'ils ne parlent pas de la même chose...
Les 4 familles de pensée
Au début des années 80 on divisait les économistes en quatre grandes familles : les classiques (et
néoclassiques), les keynésiens, les marxistes et les hétérodoxes.
- Les classiques (auteurs du xixe siècle) sont les tenants du libre-échange. Ils voient dans le marché à la
fois le meilleur stimulant de la production et le meilleur moyen de répartir les produits. Leurs héritiers, les
« néoclassiques », vont inventer une nouvelle façon d'envisager l'économie à partir du modèle d'équilibre
général du marché de Léon Walras.
- Pour J.-M. Keynes (1883-1946) et les siens, le marché n'est pas ce modèle d'équilibre spontané et
harmonieux que décrivent les classiques. Les keynésiens pensent en termes « macroéconomique » (celui
du circuit global). Ils admettent que le marché livré à lui-même peut générer des situations de chômage
chronique et des crises. Enfin, ils pensent que l'Etat a un rôle à jouer dans la régulation du circuit
économique.
1
- Marx et les marxistes ont introduit une critique beaucoup plus radicale du capitalisme. Les crises, les
inégalités, la paupérisation, le chômage, loin d'être des failles passagères du système en révèlent la nature
profonde.
- les « hétérodoxes » forment un ensemble disparate. On a pris l'habitude de regrouper sous ce nom, une
pléiade d'économistes qui refusent de considérer l'économie comme un monde autonome, séparé du reste
de la société et ayant ses lois propres. Pour eux, on ne peut penser l'économie sans y intégrer les formes
d'organisation des entreprises, les relations de pouvoir, les conduites des groupes sociaux, les institutions,
normes et valeurs d'une société.
Les nouveaux économistes sont arrivés
Voilà donc le portrait de famille des économistes tel qu'on le présentait il y a peu encore. Depuis une
quinzaine d'années, ce tableau a quelque peu changé. Comme dans toutes les familles, il y a eu des
mariages, des nouvelles ramifications... et des crises. Une génération de « nouveaux » économistes a fait
son entrée ; on les appelle les « nouveaux classiques », les « néokeynésiens », les « néoinstitutionnalistes
».
Même si on manque de recul pour apprécier toutes les évolutions, quelques lignes de force se dégagent
pourtant.
- Le courant néoclassique a d'abord eut le vent en poupe : il s'est enrichi, diversifié et sophistiqué encore
plus. On le présente souvent comme le courant dominant de l'économie contemporaine (2).
Fondamentalement, la démarche - fondée sur la formalisation mathématique et le raisonnement déductif reste la même. Les soubassements théoriques ne changent pas : les agents économiques sont rationnels, ils
cherchent à optimiser leurs gains. En revanche, le cadre d'application de la théorie s'est beaucoup étendu.
Les néoclassiques ne raisonnent plus vraiment à partir du seul cadre d'un marché « pur et parfait »
supposé équilibré. On a construit une infinité de modèles possibles : situations de monopoles,
concurrence imparfaite(3), coûts de transaction (4), etc. On reconnaît également que les agents
économiques (consommateurs ou producteurs) ne sont pas toujours bien informés (économie de
l'information), qu'ils agissent dans un environnement incertain (théorie des jeux)(3), que les différents
comportements de la firme dépendent de son organisation interne, (économie de la firme)(4), etc. Une
infinité de ramifications théoriques ont pris corps.
- Les keynésiens, après avoir subi une forte crise dans les années 80, relèvent la tête depuis peu. Les «
néokeynésiens » conservent de Keynes deux principes majeurs : l'imperfection du marché et la nécessité
de l'intervention de l'Etat. Cependant, face aux failles théoriques mises à jour et à l'épuisement des
politiques keynésiennes, ils ont dû se renouveler. Les néokeynésiens ont intégré de nombreux aspects de
l'approche néoclassique (importance de l'offre, des anticipations rationnelles notamment). Ils accordent à
l'Etat un rôle nouveau : sa fonction n'est pas d'intervenir pour stimuler l'activité, mais plutôt pour créer un
environnement favorable à la croissance (par la création d'infrastructures, d'aides à la formation, à
l'innovation).
- Les marxistes ont quasiment disparu de la scène des idées économiques. Ils se sont joints aux
hétérodoxes pour former une nouvelle constellation : celle des « socioéconomistes ». Pour la
socioéconomie et ses différentes composantes (conventions, évolutionnisme, école de la régulation,
institutionnalisme), on ne peut penser l'économie hors des relations sociales. Le marché du travail, par
exemple, n'est pas (et ne doit pas être) réglé par les lois de l'offre et de la demande, supposées
universelles, mais est structuré par des normes, des conventions, des règles produites par les acteurs
sociaux.
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Évidemment, tous les économistes ne se reconnaissent pas dans l'une des trois familles : néoclassiques,
néokeynésiens, socioéconomistes. La présentation de l'économie sous forme de courants de pensée a
tendance à radicaliser les positions et à créer des frontières étanches.
Tout d'abord, il existe entre les écoles un langage, des références et des acquis communs. Qu'on soit
keynésien, néoclassique ou socioéconomiste, on analyse à peu près de la même façon les effets de la
dévaluation ou les conséquences des gains de productivité. Sur un sujet très controversé comme le
chômage de masse en Europe, tous les spécialistes acceptent l'idée qu'il existe plusieurs composantes : un
« chômage classique » lié à l'offre (c'est-à-dire à l'organisation de la production), une composante «
keynésienne » liée à la demande (c'est-à-dire à l'insuffisance de la consommation et de la croissance),
ainsi que d'autres encore, liées à l'organisation des relations professionnelles ou aux effets de systèmes
(5).
Faut-il contrôler les marchés financiers contre les risques de krach ? Tous sont unanimes à le réclamer :
des régulationnistes aux keynésiens, en passant par les très libéraux experts du FMI et... Georges Soros
lui-même, l'un des principaux spéculateurs desdits marchés.
Selon Jacques Généreux, ce sont des questions de valeurs, de choix politiques qui opposent en fait les
économistes plutôt que la technique économique elle-même (6).
Sur quoi sont-ils en désaccord ?
Qu'est-ce qui unit donc les économistes et qu'est-ce qui les séparent ? Pourquoi et sur quoi ne
parviennent-ils pas à se mettre d'accord ? Peut-on nourrir l'espoir de voir un jour la science économique
réunifiée en une même grande famille ? Sur ces questions, les avis sont bien sûr... partagés.
Tout d'abord, comme le rappelle John Galbraith, les théories ne sont pas toutes nées à la même époque et
n'ont pas eu à affronter les mêmes problèmes (7). Les mercantilistes furent confrontés à l'afflux de
monnaie en Europe, Keynes à la brusque montée du chômage consécutive à la grande crise ; aujourd'hui,
les développements du courant néoclassique ne pourraient s'expliquer sans le développement des marchés
financiers ou des problèmes liés à la gestion des firmes.
Ensuite, les méthodes d'études créent également des clivages. Par exemple, entre ceux qui cherchent à
appréhender l'économie à partir d'une analyse socio-historique et ceux qui s'intéressent à l'évolution des
marchés à partir de modèles mathématiques. Ce grand clivage est à l'origine de la fameuse « querelle des
méthodes » qui a enflammé l'université dès le siècle passé et dont on continue encore à débattre (8).
Une autre cause de divergence provient de la diversité des sujets d'étude. Les régulationnistes se
préoccupent d'étudier les phases historiques du capitalisme et ses différents systèmes nationaux ; cela a
peu à voir avec la « théorie de la croissance endogène » (9) qui a, comme son nom l'indique, une tout
autre fonction : comprendre les ressorts internes de la croissance. Théorie de la croissance, du commerce
international, de la monnaie, des cycles et des crises... il y a suffisamment de spécialités pour créer des
compartiments de recherche qui, à terme, évoluent de façon séparée. Mettre sur le même plan ces théories
et les opposer n'a guère plus de sens que d'opposer la biologie moléculaire à la physique des matériaux.
Enfin, on ne peut ignorer que la science économique, étant profondément engagée dans les enjeux de
société, est imprégnée des valeurs et des idéologies de cette société. Le libéralisme a exprimé la vision
optimiste de la bourgeoisie conquérante, de même la démarche néoclassique est celle d'ingénieurs
mathématiciens soucieux de comprendre la société à partir d'équations (10).
Toutes ces raisons (et quelques autres) (11) suffisent amplement à expliquer les clivages entre
économistes et éloignent l'espoir de les voir se réunir bientôt autour d'un même modèle de référence.
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On peut se consoler de cela en admettant, avec Jean-Paul Fitoussi, que la controverse est source
d'enrichissement comme l'a largement montré l'histoire récente de la discipline et que « d'importants
progrès ont été réalisés en raison même de la vivacité des controverses théoriques »(12). Une science qui
n'aurait pas de débat interne cesserait peut-être de vivre.
De plus, s'il est vrai « qu'aucun modèle n'est capable d'expliquer à lui seul toutes les données »(13), la
multiplicité des théories est peut-être la condition pour affronter les diverses facettes du réel.
Les courants de la pensée économique
Classiques
On appelle « classiques » les auteurs du xixe siècle, tous partisans du libre-échange. Pour Adam Smith, le
marché est cette « main invisible » qui harmonise la recherche de l'intérêt individuel avec l'intérêt général.
Les autres classiques sont David Ricardo, John Stuart Mill, le Français Jean-Baptiste Say. Les classiques,
comme d'ailleurs les néoclassiques, ne sont pas tous des partisans d'un libéralisme radical.
Néoclassiques et « nouveaux classiques »
Le terme néoclassique désigne les économistes issus de la « révolution marginaliste » des années 1870,
qui consistait à mettre l'accent sur les choix individuels - à la manière de la microéconomie actuelle. Le
modèle néoclassique de référence est celui de l'équilibre général, d'abord proposé par Léon Walras, mais
dont Kenneth Arrow et Gérard Debreu ont proposé la version la plus élaborée, au début des années 1950.
On identifie souvent néoclassiques et libéralisme, alors qu'en fait beaucoup d'entre eux - dont L. Walras et
K. Arrow - se sont nettement démarqués du libéralisme. Les « nouveaux classiques » (dont Robert
Lucas, prix Nobel économie 1995 est le chef de file) désignent la théorie des anticipations rationnelles
(les agents économiques interviennent en connaisseurs éclairés de l'économie) et « l'économie du cycle
réel » qui jette les fondements d'une analyse microéconomique de la macroéconomie. Ce courant de
pensée a eu un grand écho dans les années 80.
Keynes et les siens
Pour Keynes (1883-1946), l'Etat doit intervenir dans l'économie pour pallier aux carences du marché. Le
keynésianisme a dominé la pensée économique des années 50 aux années 70. Les enfants de Keynes
s'étaient cependant séparés en deux familles : les théoriciens de la synthèse qui ont tenté une fusion de
Keynes et des néoclassiques (J. Hicks, D. Patinkin, P. Samuelson, P. Solow, etc.) et ceux qui sont restés
fidèles à un Keynes anticlassique (Ecole de Cambridge autour de N. Kaldor, R. Harrod, J. Robinson).
Aujourd'hui, une nouvelle génération de keynésiens émerge (voir p. 21).
Marx et les marxistes
Marx a voulu fonder une théorie générale des crises du capitalisme conduisant à son effondrement final.
Face à la capacité du Capital à survivre et à s'adapter, les marxistes proposeront une théorie de
l'impérialisme (Lénine, R. Luxembourg, S. Amin), puis du néocapitalisme (P. Baran, Sweezy...), des
cycles et crises (E. Mandel).
Hétérodoxes, socioéconomistes, institutionnalistes
Ce n'est pas une école bien constituée mais un ensemble d'auteurs et de courants hétérogènes qui ont en
commun de penser l'économie à partir des institutions et des forces sociales qui la composent. L'économie
est structurée par des règles, conventions, normes, organisations. On rapproche habituellement les
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institutionnalistes américains (Veblen, Commons, Clark), des auteurs comme J.A. Schumpeter, K.
Polanyi, F. Perroux, J. Galbraith, A. Hirschman, A. Sen). En France, la socioéconomie est représentée par
l'Ecole de la régulation et l'Ecole des conventions. Le néo-institutionnalisme de O. Williamson (Coût de
transaction) est intégré au courant socioéconomique même si sa démarche relève en fait de l'économie
néoclassique (voir l'article d'Achille Weinberg, p. 18).
Monétarisme
Milton Friedman (né en 1912, prix Nobel d'économie 1976) en est le chef de file. Opposé au
keynésianisme, le monétarisme s'est développé à la fin des années 60. Selon la théorie « quantitative » de
la monnaie, la quantité de monnaie en circulation a un effet direct sur les prix : trop de monnaie conduit à
l'inflation. Pour lutter contre l'inflation, l'Etat doit veiller à limiter la création monétaire.
Economie de l'offre
« Trop d'impôt tue l'impôt. » Tel est le credo d'Arthur Laffer, le gourou de l'économie de l'offre, qui a
inspiré la politique de Ronald Reagan dans les années 80. Un taux d'imposition trop élevé décourage
l'investissement et l'activité.
« Public choice »
Dans les années 70, les Américains J. Buchanan et G. Tullock ont appliqué au domaine de la politique les
démarches de la microéconomie. La démocratie est vue comme un marché politique.
Théorie du déséquilibre
Selon la « théorie du déséquilibre », dont E. Malinvaud est en France un des représentants, face à un
déséquilibre entre offre et demande, les ajustements ne se font pas par les prix (conception de Walras)
mais par les quantités échangées, les prix étant rigides à court terme.
NOTES
1 C'est la thèse provocante soutenue par exemple par Michel Musolino, L'Imposture économique ;
Bêtises et illusion d'une science au pouvoir, Textuel, 1997.
2 Voir M. Beaud.
3 Voir les mots clés p. 17.
4 Voir p. 23.
5 Voir l'article de Jacques Freyssinet p. 42.
6 Voir l'encadré p. 55.
7 J. Galbraith, L'Economie en perspective. Une histoire critique, Seuil, 1989.
8 A. Mingat, P. Salmon et A. Wolfelsperger, Méthodologie économique, Puf, 1985; M. Blaug, La
Méthodologie économique, Economica, 1982.
9 Voir l'article de Sylvain Allemand p. 46.
10 Voir G.G. Granger, « Epistémologie économique », in Encyclopédie économique, Economica, t. I,
1990.
11 Il y a aussi la volonté des familles d'économistes de se distinguer, le fait que l'économie se souci peu
de critiquer les hypothèses d'hier et superpose sans cesse de nouvelles théories à celles d'hier (voir aussi la
note 12).
12 Préface de B. Snowdon, H. Vane et P. Wynarczyk, La Pensée économique moderne, Ediscience,
1997.
13 B. Grennewald et J. Stiglitz (1988), cité dans La Pensée économique moderne, op.
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