« L’AVENTURE » ET SES TERRE-NEUVAS
DEPART
Le 3 avril, l’Aventure appareille de Brest pour les bancs de Terre-Neuve. Les réparations ont
commencé plus tard que d’habitude et la date de départ a dû être reportée.
Il importe de tenir cette date. Par malchance, l’arsenal se met en grève, entraîné, à trois se-
maines de la fin des travaux, par un mouvement général dans le pays. Ce mouvement pourrait être un
désastre, mais la grève a pour le bâtiment une conséquence aussi heureuse qu’inattendue : dès que
l’agitation s’étend aux services publics, il est de tradition de rappeler les militaires en permission et de
les consigner dans leurs quartiers.
Tous les hommes qui passaient quelques jours dans leur famille avant le départ pour Terre-
Neuve ont donc rallié le bâtiment, une quinzaine de jours avant la date prévue.
Il ne sert à rien de prendre les choses au tragique.
Chacun se met à l’ouvrage, pour remonter, régler les appareils, et le bateau prend tournure.
Les caisses de tabac, d’eau de Cologne, d’accessoires divers, sont embarquées, arrimées en
temps voulu.
L’officier en second, cependant reste sombre. Il pleut, comme il sait pleuvoir à Brest, sans
discontinuer.
– Impossible de peindre par un temps pareil : la peinture coulerait partout.
– Tant pis, on fera les essais comme cela, sans passer de gris sur le minium.
Et c’est ainsi que les curieux qui ont le courage d’affronter les ondées sur le cours d’Ajot
voient sortir un bateau rouge qui va faire tourner ses machines dans l’Iroise.
Nous sommes rentrés tout contents. Les essais ont bien marché. Mais il pleut toujours !
On règle les compas en rade. Il pleut !
On embarque les munitions. Il pleut !
Et, en fin de compte, on peint. Il pleut !
On essaye de profiter d’un intervalle entre deux averses. Ce n’est pas joli, joli, mais, de loin,
cela peut faire illusion. On fignolera les détails plus tard.
Le 3 avril, à l’heure prévue, L’Aventure quitte son poste dans le Penfeld pour se lancer dans
l’Atlantique. Peu de spectateurs : quelques épouses de jeunes mariés le long de la rampe qui descend
au port. Les jeunes mariés n’ont pas encore osé expliquer à leur femme qu’aux postes d’appareillage
on a autre chose à faire que d’agiter des mouchoirs d’une main en tenant les jumelles de l’autre. Au
bout de quelques mois, les femmes ont compris et restent chez elle pour commencer à barrer les jours
sur le calendrier.
A bord, l’atmosphère est gaie. Chacun a conscience de la part qu’il a prise pour réaliser le
tour de force de partir au jour prévu et, intérieurement, en est tout fier.
Le Goulet : il fait assez beau.
L’Iroise : on tangue doucement.
Le large : on tangue un peu plus.
Le premier jour est occupé à « faire sa souille », à ranger le matériel, à s’adapter à ce bâti-
ment dans lequel on va vivre six mois et demi. Les anciens, ceux qui ont fait la campagne précédente,
prennent un petit air supérieur. A cause du temps habituel des bancs, mon prédécesseur les appelait les
« humeurs de brume ».
Le deuxième jour, on est installé et on commence à se sentir chez soi ; pas tous, car la houle
a grossi, le bâtiment « tosse » assez fort. Il a son grand plein de mazout et d’eau ; lourdement, il fend
la mer en tombant dans les creux, et le dévers de la plage avant l’arrête d’un coup de battoir sec dans
la lame. De la passerelle, j’examine la mer ; j’ai pris le commandement de L’aventure il y a à peine
un mois et je la regarde réagir à la houle. Je cherche à prévoir les coups. L’officier en second monte et
vient s’accouder près de moi.