Réformismes, Islamismes et Libéralismes religieux / 19
REMMM 123, 17-34
alternative qui oppose l’identité islamique à l’Occident. Pour eux, le processus de
victimisation de la communauté musulmane que l’islamisme politique avait mis
en branle doit prendre fin. L’ennemi, s’il y en a un, est plus intérieur qu’externe,
et la question de l’emprise coloniale et post-coloniale sur les sociétés musulmanes
est parfois évacuée. Ce type d’intellectuel ne se sent donc pas nécessairement
dans une situation de crise ou de subjugation par rapport au pouvoir national ou
à l’Occident non musulman. La question de l’« autre » et de l’emprise coloniale
ou post-coloniale n’est plus centrale. C’est vers une pensée plus réflexive que
ces intellectuels « post-identitaires » se projettent. Ils s’interrogent donc aussi
sur leurs propres pratiques intellectuelles. Ces nouvelles figures diffusent par
ailleurs des pratiques sociales, culturelles et religieuses qui veulent se fonder
sur un ensemble de valeurs qui sont alors décrites dans le langage des droits
de l’homme, de l’égalité sexuelle, une plus grande ouverture au monde et une
vision moins explicitement militante, mais non moins politique de l’islam, ce qui
pousse leurs détracteurs à les accuser de collusion avec le libéralisme occidenta3.
Sans se positionner hors de l’islam - car ces intellectuels se disent souvent croyants,
et cette croyance fonde leurs productions écrites et leurs pratiques - ils posent des
questions qui étaient devenues taboues, par exemple sur les minorités religieuses
en Islam, sur les droits des femmes, ou sur la violence. Ils offrent des réponses
audacieuses, qui peuvent devenir la source de conflits avec les autorités politiques
de leurs propres sociétés ou les représentants d’autres courants intellectuels.
Leur approche reste parfois, dans leur production discursive, sectorisée.
Ils s’attaquent à des questions spécifiques: celle des femmes, de la sexualité,
de la politique, qui servent de point d’ancrage à leur discours et à l’intégration
de certaines catégories de pensée religieuses. Le nouveau référentiel de l’universel
qu’ils déploient s’intéresse notamment aux pratiques de séparation et de
différentiation entre les sexes. Il faut ainsi reconnaître les femmes et pour certains
réformateurs, les homosexuels, comme part entière de cet universel. Il n’est pas
étonnant dès lors, que les femmes soient très présentes au sein des nouvelles
générations intellectuelles libérales. L’universalité à laquelle cet islam prétend doit
être interne (égalités de tous les musulmans) autant qu’externe (convergence de
l’islam avec des principes universels humanistes): plutôt qu’exclure, il devient
nécessaire d’inclure. La place traditionnelle des femmes dans la mosquée
est ainsi remise en question par certaines d’entre elles, comme Asra Nomani et
Amina Wadood aux États-Unis qui réclament la fin de la ségrégation sexuelle
et une entière égalité dans l’accès physique à l’espace rituel et au prêche du
vendredi. Dans le même temps, leur discours sur les valeurs universelles et leur
attachement explicite à l’islam comme croyance, parfois même culture, plutôt que
comme système normatif tentent de réconcilier l’inconciliable et intègrent leur
pensée dans les contradictions intrinsèques au « libéralisme religieux ». Comment
réconcilier la foi avec la relativité des interprétations religieuses et l’historicité
3
Par exemple, Ahmad Mahmûd, « Al-islâm al-libarâlî », Al-watan al-‘arabî, 8 août 2007: 40-42.
20 / Malika Zeghal
de la révélation ? L’ensemble des contributions à ce recueil montrent comment
cette nouvelle génération intellectuelle reste pour l’instant plurielle et éclatée,
prise dans des paradoxes qui la poussent parfois à la création d’« orthodoxies »
nouvelles qui peuvent être récupérées politiquement. Elles mettent aussi en
évidence le fait que cette nouvelle génération trouve ancrage dans l’histoire
longue des répertoires de la pensée musulmane sans toutefois toujours prononcer
le mot de « réforme », car elle se fonde surtout sur l’idée d’une « relecture » qui
ne produit pas forcément un système de pensée clos. L’herméneutique devient le
mot d’ordre : le contexte et l’histoire sont importants pour comprendre les textes
révélés. Alors que les fondamentalistes définissent l’universel par le texte révélé
et par la référence au transcendantal qui doit s’appliquer à tous et toujours, les
libéraux accèdent à l’universel par la jonction entre la révélation, l’historique,
et le particulier. Alors que l’Histoire et la Culture sont rejetées par la génération
salafiste et fondamentaliste comme une scorie ajoutée au texte originel et comme
une distorsion de la révélation, elles reviennent comme élément fondamental
dans le processus d’interprétation que les intellectuels libéraux ou réformistes
mettent en branle. Cette version du rapport entre histoire et religion départage la
multiplicité de ces nouvelles interprétations entre deux grands axes, qui ne sont
pas forcément antagonistes et peuvent se recouper: d’une part un axe extériorisé
vers l’activisme, d’autre part un axe intériorisé vers la spiritualité et une éthique
individuelle ayant aussi des dimensions collectives et sociales.
Le premier axe développe l’idée d’un combat pour la justice, dont peuvent
faire partie le militantisme altermondialiste ou la lutte contre le racisme. On le
retrouve souvent chez les nouveaux intermédiaires culturels, qui transforment
l’opposition Islam/Occident en une opposition « tiers-mondiste » entre Nord
et Sud. S’ils font de l’islam un instrument de résistance, ils ne l’opposent pas,
cependant, à ce qu’ils combattent et se différencient nettement, par exemple,
des écrits de l’Égyptien Sayyid Qutb. Ainsi, Farid Esack, musulman sud-africain,
représentant l’islam « progressiste » (Esack, 1997), très lu aux États-Unis et
en Angleterre, voit le Coran comme une voie de libération politique contre
l’oppression sous toutes ses formes. Il construit une théologie islamique de
la libération qui s’accompagne d’un dialogue interreligieux et de la mise en
avant de valeurs pluralistes. Son parcours est typique de la nouvelle génération
intellectuelle: formé aux études coraniques au Pakistan, il a aussi en main
un diplôme de l’Université de Birmingham en herméneutique coranique
et a sillonné le monde, entre l’Afrique du Sud, l’Europe et les États-Unis,
où il a enseigné. Il fait référence à la dichotomie mostadh`afûn/mustakbirûn,
chère à Khomeiny, mais se prononce contre l’idée d’une théologie d’État ou
d’un autoritarisme religieux.
D’autres fondent un axe de réflexion moins militant: leur herméneutique et leur
pratique se concentrent sur une éthique intérieure qui ne peut que s’épanouir dans
la liberté, c’est-à-dire dans la démocratie libérale. Ils s’engagent donc fortement
à déconnecter islam et politique - en particulier au niveau de l’État -, comme le