REMMM 123, 17-34
Malika Zeghal *
Réformismes, Islamismes
et Libéralismes religieux
1
Un nouvel intérêt pour les intellectuels marque la sociologie de l’islam
contemporain depuis les années 1990. Les intellectuels islamistes ont fait l’objet de
nombreuses études (Kepel et Richard, 1990), mais de nouveaux travaux ont aussi
montré plus récemment le développement de courants intellectuels qui prennent
pour objet l’islam pour le redéfinir à l’encontre des idéologies islamistes et en
continuité avec des tendances intellectuelles plus anciennes que les chercheurs
ont qualifiées de « modernistes », « libérales » ou « réformistes » (Filaly, 2003 ;
Roussillon, 2005). Des noms connus depuis longtemps, tels que ceux de Nasr
Hamid Abu Zayd, Khaled Abu El-Fadhl, Fatima Mernissi, Norchulis Majid,
Abdelkarim Soroush, signalent aujourd’hui bien plus qu’un ensemble de penseurs
individuels. À ces individualités se sont en effet ajoutés plus récemment d’autres
noms, moins connus, mais tout aussi intéressants et novateurs: Amina Wadud,
Omid Safi, Farid Esack… Ils se décrivent explicitement comme musulmans
ou de culture musulmane, et viennent, par leurs écrits et leurs interventions
publiques, offrir des réinterprétations critiques et réformistes de l’islam.
Le renouveau d’intérêt académique pour ce groupe sociologique se double d’un
intérêt médiatique et politique qui évalue de manière positive une réforme de
l’islam que de nombreux observateurs appellent de leurs vœux en la qualifiant
de « nécessaire », fréquemment dans une optique de « démocratisation »
du monde musulman2. On lit souvent, dans ces développements médiatiques,
une dichotomie caricaturale entre l’islamisme, la légitimation de l’usage de la
*
University of Chicago, USA.
1
Je remercie Rachida Chih, Anne-Laure Dupont et Farhad Khosrokhavar pour les remarques
qu’ils ont faites sur les premières versions de cette introduction.
2
Voir par exemple, « Les nouveaux penseurs de l’islam: ils dénoncent l’imposture intégriste, ils concilient
l’islam et la modernité », livraison hors série du Nouvel Observateur, n° 54, avril-mai 2004, ou encore
le succès du livre de Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004.
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violence au nom de l’islam, l’autoritarisme d’un fondamentalisme incompatible
avec l’individualisme et la démocratie d’une part, et une réforme qui individualise
le rapport à l’islam et le libéralise pour le fondre dans la « démocratie » d’autre
part. La réforme est aujourd’hui souvent désirée, célébrée et esthétisée par la mise
en avant publique des figures intellectuelles qui la portent. Dans de nombreux
cas, en réaction au fondamentalisme musulman, les pouvoirs publics et/ou
les médias offrent des structures d’opportunités nouvelles à ces intellectuels
qui disposent d’une plus grande visibilité aujourd’hui et qui convergent avec
ces appels à un libéralisme musulman d’un nouveau genre par rapport aux
répertoires de l’« âge libéral » (Hourani, 1962) du début du XXe siècle.
Les traits d’une nouvelle génération intellectuelle
On peut d’emblée souligner ce qui fait aujourd’hui l’unité et la nouveauté
de ces penseurs tout en re-complexifiant les catégories trop simplistes, et loin
d’être neutres politiquement, qui opposent libéralisme musulman et islamisme.
Ces intellectuels sont animés par un désir de (re-)lecture de l’islam, mais ils sont
aussi influencés par la production islamiste qui leur sert en partie de repoussoir.
Ce recueil s’attache à décrire et expliquer l’absence ou l’émergence publique de ces
courants intellectuels, nés des bouleversements qui prennent leur racine dans la
fin de l’utopie islamiste. Celle-ci, en cours d’épuisement, est arrivée à une aporie
idéologique, même dans le cas de sa réalisation exceptionnelle dans la république
islamique d’Iran. En ce sens, les questions posées ici se situent dans la continuité
de la problématique du post-islamisme (Bayat, 1996 ; Roy, 1999) et soulignent
les innovations produites par ces nouveaux courants et leur distanciation
par rapport à l’idéologie islamiste et identitaire née à la fin des années 1960.
Ces nouveaux intellectuels, que la plupart des contributions à ce volume décrivent
dans nombre de variantes nationales, ne sont pas forcément animés, dans leurs
productions, par le religieux, et quand ils traitent de l’islam, le construisent sur un
mode fort différent des islamistes, en s’opposant explicitement aux constructions
intellectuelles et idéologiques que ceux-ci ont développées. Contre la lecture
littérale des textes et pour une interprétation contextualisée et historicisée des
textes religieux, ces nouveaux intellectuels, qui sont souvent des théologiens
formés à des parcours hybrides approfondis aussi bien en théologie – dans les
madrasas du monde musulman et les écoles théologiques implantées en Occident
- qu’en sciences sociales et humaines, reviennent explicitement à la question
des modes d’appréhension des textes religieux en amont de leur travail
interprétatif. Ils s’expriment de manière critique contre l’insistance sur les rituels
et la norme, le formalisme et l’autoritarisme fondamentaliste qui les accompagne.
Ils veulent lire l’islam comme un ensemble d’interprétations humaines, donc
relatives et historiques, de la tradition religieuse. Par ailleurs, ils préfèrent voir
l’islam comme partie des valeurs universelles plutôt que comme terme d’une
Zeghal, Malika, « Réformismes, islamismes et libéralismes religieux »,
Introduction to Malika Zeghal, ed., Intellectuels de l’Islam contemporain :
Nouvelles générations, nouveaux débats, Revue des Mondes Musulmans et
de la Méditerranée, no 123, 2008, pp. 17-34.
Réformismes, Islamismes et Libéralismes religieux / 19
REMMM 123, 17-34
alternative qui oppose l’identité islamique à l’Occident. Pour eux, le processus de
victimisation de la communauté musulmane que l’islamisme politique avait mis
en branle doit prendre fin. L’ennemi, s’il y en a un, est plus intérieur qu’externe,
et la question de l’emprise coloniale et post-coloniale sur les sociétés musulmanes
est parfois évacuée. Ce type d’intellectuel ne se sent donc pas nécessairement
dans une situation de crise ou de subjugation par rapport au pouvoir national ou
à l’Occident non musulman. La question de l’« autre » et de l’emprise coloniale
ou post-coloniale n’est plus centrale. C’est vers une pensée plus réflexive que
ces intellectuels « post-identitaires » se projettent. Ils s’interrogent donc aussi
sur leurs propres pratiques intellectuelles. Ces nouvelles figures diffusent par
ailleurs des pratiques sociales, culturelles et religieuses qui veulent se fonder
sur un ensemble de valeurs qui sont alors décrites dans le langage des droits
de l’homme, de l’égalité sexuelle, une plus grande ouverture au monde et une
vision moins explicitement militante, mais non moins politique de l’islam, ce qui
pousse leurs détracteurs à les accuser de collusion avec le libéralisme occidenta3.
Sans se positionner hors de l’islam - car ces intellectuels se disent souvent croyants,
et cette croyance fonde leurs productions écrites et leurs pratiques - ils posent des
questions qui étaient devenues taboues, par exemple sur les minorités religieuses
en Islam, sur les droits des femmes, ou sur la violence. Ils offrent des réponses
audacieuses, qui peuvent devenir la source de conflits avec les autorités politiques
de leurs propres sociétés ou les représentants d’autres courants intellectuels.
Leur approche reste parfois, dans leur production discursive, sectorisée.
Ils s’attaquent à des questions spécifiques: celle des femmes, de la sexualité,
de la politique, qui servent de point d’ancrage à leur discours et à l’intégration
de certaines catégories de pensée religieuses. Le nouveau référentiel de l’universel
qu’ils déploient s’intéresse notamment aux pratiques de séparation et de
différentiation entre les sexes. Il faut ainsi reconnaître les femmes et pour certains
réformateurs, les homosexuels, comme part entière de cet universel. Il n’est pas
étonnant dès lors, que les femmes soient très présentes au sein des nouvelles
générations intellectuelles libérales. L’universalité à laquelle cet islam prétend doit
être interne (égalités de tous les musulmans) autant qu’externe (convergence de
l’islam avec des principes universels humanistes): plutôt qu’exclure, il devient
nécessaire d’inclure. La place traditionnelle des femmes dans la mosquée
est ainsi remise en question par certaines d’entre elles, comme Asra Nomani et
Amina Wadood aux États-Unis qui réclament la fin de la ségrégation sexuelle
et une entière égalité dans l’accès physique à l’espace rituel et au prêche du
vendredi. Dans le même temps, leur discours sur les valeurs universelles et leur
attachement explicite à l’islam comme croyance, parfois même culture, plutôt que
comme système normatif tentent de réconcilier l’inconciliable et intègrent leur
pensée dans les contradictions intrinsèques au « libéralisme religieux ». Comment
réconcilier la foi avec la relativité des interprétations religieuses et l’historicité
3
Par exemple, Ahmad Mahmûd, « Al-islâm al-libarâlî », Al-watan al-‘arabî, 8 août 2007: 40-42.
20 / Malika Zeghal
de la révélation ? L’ensemble des contributions à ce recueil montrent comment
cette nouvelle génération intellectuelle reste pour l’instant plurielle et éclatée,
prise dans des paradoxes qui la poussent parfois à la création d’« orthodoxies »
nouvelles qui peuvent être récupérées politiquement. Elles mettent aussi en
évidence le fait que cette nouvelle génération trouve ancrage dans l’histoire
longue des répertoires de la pensée musulmane sans toutefois toujours prononcer
le mot de « réforme », car elle se fonde surtout sur l’idée d’une « relecture » qui
ne produit pas forcément un système de pensée clos. L’herméneutique devient le
mot d’ordre : le contexte et l’histoire sont importants pour comprendre les textes
révélés. Alors que les fondamentalistes définissent l’universel par le texte révélé
et par la référence au transcendantal qui doit s’appliquer à tous et toujours, les
libéraux accèdent à l’universel par la jonction entre la révélation, l’historique,
et le particulier. Alors que l’Histoire et la Culture sont rejetées par la génération
salafiste et fondamentaliste comme une scorie ajoutée au texte originel et comme
une distorsion de la révélation, elles reviennent comme élément fondamental
dans le processus d’interprétation que les intellectuels libéraux ou réformistes
mettent en branle. Cette version du rapport entre histoire et religion départage la
multiplicité de ces nouvelles interprétations entre deux grands axes, qui ne sont
pas forcément antagonistes et peuvent se recouper: d’une part un axe extériorisé
vers l’activisme, d’autre part un axe intériorisé vers la spiritualité et une éthique
individuelle ayant aussi des dimensions collectives et sociales.
Le premier axe développe l’idée d’un combat pour la justice, dont peuvent
faire partie le militantisme altermondialiste ou la lutte contre le racisme. On le
retrouve souvent chez les nouveaux intermédiaires culturels, qui transforment
l’opposition Islam/Occident en une opposition « tiers-mondiste » entre Nord
et Sud. S’ils font de l’islam un instrument de résistance, ils ne l’opposent pas,
cependant, à ce qu’ils combattent et se différencient nettement, par exemple,
des écrits de l’Égyptien Sayyid Qutb. Ainsi, Farid Esack, musulman sud-africain,
représentant l’islam « progressiste » (Esack, 1997), très lu aux États-Unis et
en Angleterre, voit le Coran comme une voie de libération politique contre
l’oppression sous toutes ses formes. Il construit une théologie islamique de
la libération qui s’accompagne d’un dialogue interreligieux et de la mise en
avant de valeurs pluralistes. Son parcours est typique de la nouvelle génération
intellectuelle: formé aux études coraniques au Pakistan, il a aussi en main
un diplôme de l’Université de Birmingham en herméneutique coranique
et a sillonné le monde, entre l’Afrique du Sud, l’Europe et les États-Unis,
où il a enseigné. Il fait référence à la dichotomie mostadh`afûn/mustakbirûn,
chère à Khomeiny, mais se prononce contre l’idée d’une théologie d’État ou
d’un autoritarisme religieux.
D’autres fondent un axe de réflexion moins militant: leur herméneutique et leur
pratique se concentrent sur une éthique intérieure qui ne peut que s’épanouir dans
la liberté, c’est-à-dire dans la démocratie libérale. Ils s’engagent donc fortement
à déconnecter islam et politique - en particulier au niveau de l’État -, comme le
Réformismes, Islamismes et Libéralismes religieux / 21
REMMM 123, 17-34
fait ouvertement Khaled Abu el-Fadhl aux États-Unis, en reléguant le religieux à
la morale intérieure et en s’engageant vers une réflexion qui emprunte parfois à la
spiritualité du mysticisme et à l’esthétique qui s’y raccroche. Mais ils ne peuvent
éviter de faire implicitement référence à un modèle politique libéral et séculier et
montrent donc paradoxalement la difficulté de vouloir rester a-politique.
Comment étudier les intellectuels aujourd’hui ?
Peut-on évacuer l’idée de modernité ?
Les historiens du réformisme musulman entre le XIXe siècle et la première
moitié du XXe siècle, ainsi que les sociologues de l’islamisme post-colonial
ont souligné combien la question identitaire, issue du choc colonial et de
ses répercussions dans la période post-coloniale, a formé, pour les penseurs
musulmans, une problématique centrale. Par extension, les catégories
élaborées par les historiens et les sociologues des intellectuels musulmans
reprennent souvent à leur compte une dichotomie qui oppose islam et
modernité. Cette dichotomie recouvre une opposition géographique (monde
musulman/occident) et socio-politique (emprise religieuse/sécularisation).
Certains insistent sur l’incompatibilité de chacun des termes avec l’autre : l’histoire
intellectuelle récente dans les sociétés musulmanes est lue à l’aune du choc que
provoque la rencontre politique et intellectuelle avec un système de valeurs
« sécularisé » (Badie, 1997 ; Lewis, 1988). D’autres, au contraire, soulignent
leur convergence: en retravaillant les termes de leur héritage, les intellectuels
musulmans adaptent leurs formations discursives aux valeurs occidentales, soit
parce qu’ils « savent » s’adapter, soit parce qu’après tout, leurs propres répertoires
religieux contiennent la même universalité que les références occidentales.
Les recherches sur l’histoire récente des intellectuels dans le monde musulman se
sont donc placées au cœur de cette dichotomie en montrant comment divers types
d’intellectuels illustraient cette convergence (Hourani, 1962) ou au contraire
l’impossibilité de comparer deux traditions (Asad, 1993). Hourani, dans son
travail sur les intellectuels de l’âge libéral, insistait au début des années 1960
sur la rupture que les réformateurs avaient produite avec les répertoires passés.
Dans la préface à la seconde édition de son ouvrage, datée de 1983, il écrit:
« (…) j’étais principalement intéressé de noter les ruptures avec le passé :
les nouveaux modes de pensée, des termes nouveaux ou des termes anciens
utilisés d’une nouvelle manière. Jusqu’à une certaine limite, il se peut que
j’ai déformé la pensée des écrivains que j’ai étudiés, au moins pour ce qui est
de la première et de la seconde générations: l’élément « moderne » de leur pensée
est peut-être plus réduit que je ne l’ai donné à penser, et il aurait été possible d’écrire
à leur propos en soulignant la continuité plutôt que la rupture avec le passé »
(Hourani, 1983: viii-ix).
22 / Malika Zeghal
Pour le Hourani de 1983, étudier un auteur ne consiste donc plus forcément
à l’orienter téléologiquement vers une modernité pré-définie, mais à « mettre
en évidence les bases « traditionnelles » de sa pensée et à indiquer les points
sur lesquels il s’en distancie dans la direction de quelque chose de nouveau »
(Hourani, 1983: ix). Il s’agit donc de « partir de » la référence offerte par le
répertoire étudié, plutôt que « d’arriver à » une convergence vers un modèle
pré-établi par la référence occidentale. Cette dernière méthode fut pleinement
utilisée au moment où les intellectuels nationalistes et séculiers (ou définis comme
tels) battaient son plein dans le monde musulman et faisaient écho aux théories
de la sécularisation alors en vogue. Les intellectuels musulmans de cette période,
comme Fazlur Rahman pour l’Asie du Sud ou Abdellah Laroui pour le monde
arabe, traduisaient eux aussi leur propre histoire intellectuelle en termes de crise
et d’ajustement face à l’autre occidental, une crise qui se reflétait au sein même
de l’islam dans l’opposition entre les « Lumières » et le « fondamentalisme »
(Laroui, 1974 ; Rahman, 2000). Les travaux les plus récents des historiens
du XIX
e
siècle sur les intellectuels de l’islam, et les sociologies de l’évolution
la plus récente de l’islamisme montrent toutefois que la dichotomie modernisme/
islamisme a perdu de sons sens pour rendre compte des évolutions intellectuelles
récentes (Zaman, 2002). Ce travail collectif se propose ainsi de mettre en évidence
certaines des transformations récentes dans le monde intellectuel musulman,
en évacuant la question de la « modernité » et les dichotomies qu’elle produit.
Ainsi, la dichotomie qui différencie les « modernistes » et les « islamistes » ne
semble pas pertinente, pas plus que ne l’est celle qui souligne la « modernité
des islamistes » et la convergence inéluctable de leurs discours et pratiques avec
les traits de la démocratie ou du sécularisme, que ce soit de manière voulue
ou inattendue. Nous reprenons ici la problématique proposée par Olivier Roy
sur le post-islamisme, en la spécifiant à propos des intellectuels. Pour Olivier Roy,
depuis les années 1990, le monde musulman est entré dans l’ère « post-islamiste »,
définie comme « l’apparition d’un espace de laïcité dans les sociétés musulmanes
(…) le champ religieux [tendant] à se dissocier du champ politique »
(Roy, 1999: 9). Les pratiques sont ainsi « individualisées » et/ou privatisées dans
des espaces communautaires. Les rôles de « croyants » et de « citoyens » s’en
trouvent dissociés. L’insertion de l’histoire récente de l’islamisme dans les traits du
« libéralisme » et de la laïcité souligne une convergence quasiment involontaire et
impensée comme telle par les acteurs entre Islam et modernité. Cette convergence,
dans l’analyse d’Olivier Roy, est essentiellement formulée au niveau politique:
« (…) la caractéristique du post-islamisme est que c’est le religieux qui définit
lui-même un espace de laïcité, non pas positivement, mais parce que le champ
du religieux se réduit par son incapacité à subsumer le politique et à définir
un droit positif » (Roy, 1999, 30).
En observant la sphère intellectuelle plutôt que celle des rapports entre politique
et religion, c’est à un autre niveau que nous nous plaçons, et ce déplacement
Réformismes, Islamismes et Libéralismes religieux / 23
REMMM 123, 17-34
de la problématique permet de montrer que ce n’est pas forcément à travers
une dichotomie entre islamisme et sécularisation, ou encore à travers la dilution
du projet politique islamique dans le pluralisme, qu’il est pertinent de décrire
les lignes de fracture qui traversent le monde intellectuel en islam aujourd’hui,
même si ses acteurs en reprennent parfois les termes. Les réflexions issues
d’un islam réformiste et libéral ne sont pas forcément privatisées, mais au contraire
publicisées et parfois politisées. Les débats auxquels nous assistons aujourd’hui
dans le monde musulman se placent en deçà des processus de sécularisation
entendus comme séparation de la religion de l’espace politique, dont il reste
à prouver qu’ils ont vraiment lieu (Zeghal, 1999). Les débats sur l’interprétation
religieuse re-intègrent en effet l’espace public, parlent de politique, et désirent
parfois en être le fondement. On assiste par exemple à des politisations
de l’islam d’un genre nouveau, comme en Afrique du Sud ou aux États-Unis,
et au déploiement explicite et public de l’islam dans des sociétés où l’espace
public peut être réceptif aux expressions religieuses. Ces nouveaux acteurs non
seulement sont le produit de changements sociologiques et politiques profonds
et de longue durée, mais se définissent aussi en rapport avec des moments
critiques particuliers et des situations de crise, notamment celle produite
par la violence islamiste radicale, à laquelle ils réagissent de manière ouverte
et active. Pour comprendre ces changements de fond et leur combinaison avec
des moments critiques plus immédiats, il faut revenir brièvement à la catégorie
sociologique d’intellectuels, pour ensuite comprendre comment historiens,
sociologues et politologues ont traité des intellectuels musulmans au XXe siècle,
et proposer de nouvelles pistes pour envisager l’histoire récente du monde
intellectuel musulman.
Nous définissons l’intellectuel comme une fonction sociale, qui peut durer
dans le temps ou être transitoire, et qui, pour exister, doit être reconnue par
un public plus ou moins large. L’intellectuel produit des idées, les dissémine
– ou les fait disséminer - et agit comme médiateur entre ce public et ses idées
(soit par l’influence de ses idées sur son public, soit par son engagement direct
dans la sphère publique). Cette définition large a le mérite de ne pas être
normative, de reconnaître la possibilité d’une grande variété d’intellectuels qui
ne sont pas forcément définis comme une élite restreinte, et de montrer que
l’intellectuel est une construction sociale de médiation et que, sans reconnaissance
– ou ré-appropriation - de la part d’un public restreint ou large, et sans assise
qui lui permette de faire circuler ses idées (l’institution universitaire, l’ancrage
professionnel ou politique, ou les media par exemple), il ne peut exister en
tant que tel. Ainsi l’intellectuel, pour exister, doit-il être reconnu mais aussi
« autorisé ». Autrefois partie d’une petite élite de gens qui avaient eu le privilège
d’accéder à l’éducation, l’intellectuel dans le monde musulman se définit
aujourd’hui de manière plus large et diversifiée. L’école et surtout l’université
sont sa « fabrique » et il peut se positionner professionnellement dans maints
domaines. La massification de l’accès à l’éducation au XX
e
siècle dans les sociétés
24 / Malika Zeghal
musulmanes, puis la fragmentation de l’autorité religieuse et la circulation massive
des répertoires culturels disponibles depuis quatre décennies, sont les premiers
facteurs à prendre en considération pour comprendre cette transformation
(Eickelman, 1992). Fragmentation ne signifie pas seulement fluidité des autorités
religieuses aujourd’hui, mais aussi segmentation des publics qui reconnaissent
chacun « leurs » intellectuels. Pour ne donner qu’un exemple, Tariq Ramadan,
reconnu comme un intellectuel par son public spécifique, ne l’est pas forcément
par la société française, qui refuse souvent, par l’intermédiaire de ses medias, de
lui donner la parole, alors qu’il est perçu en revanche aux États-Unis comme un
intellectuel réformateur.
Au-delà des effets de reconnaissance, il est possible de décrire aujourd’hui
deux types d’intellectuels au sein du groupe de réformateurs que nous retenons:
d’abord l’intellectuel doté d’un statut, largement reconnu par sa production et
souvent inséré dans des réseaux universitaires nationaux et/ou transnationaux
qui peuvent être fondés sur la formation religieuse ou non religieuse. C’est vers
des généalogies inscrites dans l’histoire (religieuse ou non) que cet intellectuel
est attiré et c’est à elles que sa production se réfère. Il se soucie de produire une
herméneutique des textes religieux: il ne croit pas que les textes religieux offrent
une signification claire et puissent se lire directement. Il se soucie plutôt d’en
produire une herméneutique qui aille au delà de l’immédiateté dans la lecture
et l’interprétation. Contrairement à la prise de position anti-herméneutique
de nombreux islamistes4, il inscrit l’écriture révélée dans les strates qui l’ont
rendue plus obscure ou problématique et doivent être décodées et déconstruites,
soient l’histoire et la culture. Il faut aussi mettre en évidence la figure plus
courante – souvent moins visible et moins reconnue publiquement, mais plus
efficace socialement - de l’intellectuel intermédiaire qui diffuse de manière plus
large les idées produites par ces grands intellectuels et leur donne corps par ses
pratiques. Les intellectuels intermédiaires, qui pratiquent souvent des professions
de médiateurs culturels (journalistes, artistes, membres d’associations ou de
maisons de culture locales), facilitent et démocratisent aujourd’hui l’accès aux
nouvelles idées des « grands » intellectuels.
La catégorie « intellectuel » est donc un artefact, produit d’une histoire culturelle
et des contraintes et opportunités politiques qui confèrent des statuts particuliers
mais instables aux intellectuels et des contenus spécifiques aux répertoires qu’ils
utilisent. L’apparition publique de ces nouveaux types d’intellectuels « post-
identitaires » non seulement ne remet pas en question les types précédents qui
restent présents en se transformant, mais surtout n’indique pas la « dilution »
des répertoires religieux. Bien au contraire, l’idéologie religieuse reste amplement
présente, mais elle est recomposée sous des formes et combinatoires nouvelles et
4
Cette différence entre théologie et herméneutique traverse le monde des oulémas comme des
intellectuels issus de l’université non religieuse. Elle ne recouvre donc pas la dichotomie dont nous
parlons plus bas entre oulémas et intelligentsia.
Réformismes, Islamismes et Libéralismes religieux / 25
REMMM 123, 17-34
ne subit pas nécessairement de « sécularisation interne ». Elle peut définir une
spiritualité individuelle, ou même une morale politique. Les langages de l’islam
et ses répertoires historiques restent donc fondamentalement présents, sous des
formes modifiées et réorientées par de nouveaux contextes et conflits internes.
L’émergence de l’islamisme et la nouvelle sociologie
des bricoleurs de la culture
L’islamisme, ensemble diversifié d’idéologies politiques ou sociales fondées sur
l’islam, a dominé à partir des années 1970 une partie de la sphère intellectuelle
musulmane, dans le monde musulman comme dans les pays occidentaux et a
fortement ré-orienté les débats intellectuels sur l’interprétation de l’islam. Alors
qu’on parlait jusqu’alors en terme de sécularisation des débats, en montrant
comment, progressivement, la pensée des grands intellectuels et des élites
politiques convergeait vers un islam modernisé et/ou marginalisé, les chercheurs
mettent cette fois l’accent sur l’islamisation de la sphère intellectuelle.
À partir des années 1970, le paysage intellectuel de l’islam connaît ainsi une
mutation profonde: les intellectuels et idéologues islamistes, formés aux savoirs
modernes, se sont emparés des références religieuses autrefois réservées aux
oulémas, les théologiens et docteurs de la loi musulmane. Autodidactes en religion,
ils sont devenus de nouvelles autorités en matière religieuse, remettant en question
le prestige et la légitimité des oulémas partenaires des pouvoirs politiques tout
en se réappropriant une partie de leurs discours. Gilles Kepel a défini le champ
intellectuel musulman à partir de trois positions bien distinctes. À partir des années
1970, les intellectuels du monde musulman, en schématisant, peuvent être classés
en trois grandes catégories: l’ancienne intelligentsia liée au nationalisme et/ou à
la pensée de gauche, génération alors marginalisée dans le champ politique et
intellectuel ; les oulémas formés sur les bancs des écoles de théologie et de droit
musulmans dont l’influence intellectuelle semble alors être aussi en perte de
vitesse ; et les nouveaux intellectuels islamistes qui mobilisent de larges segments
des sociétés musulmanes et politisent le discours de contestation autrefois pris en
charge par la gauche. Les critères qui permettent de différencier ces trois idéaux-
types tiennent aux contenus de leurs discours comme à leur formation intellectuelle
et leur inscription politique et institutionnelle. Dans leurs discours, islamistes et
oulémas choisissent de définir, à des degrés divers, l’islam comme déterminant les
valeurs fondamentales sur lesquelles leur société et leur État doivent s’appuyer. Au
sein d’un ensemble idéologique fort diversifié, l’islam comme religion « totale »
définit pour eux tous les champs de la vie en société, particulièrement le politique,
en opposition à la modernité occidentale sécularisée où la sphère religieuse se
serait autonomisée vis-à-vis du politique et des normes sociales. Les membres de
l’ancienne intelligentsia en revanche insistent moins sur la religion comme système
totalisant et s’ils utilisent l’islam, l’arriment explicitement à d’autres systèmes de
26 / Malika Zeghal
valeurs. Il faut, pour les uns, s’adosser aux textes sacrés et y lire « la modernité »,
pour les autres, tout bonnement les abandonner et se fonder sur des valeurs
inscrites dans d’autres systèmes de références (le marxisme, le nationalisme, le
libéralisme…), sans forcément y voir une contradiction avec l’islam. Du point
de vue de la formation intellectuelle, l’ancienne intelligentsia et les islamistes
partagent en général le même type d’éducation par leur accès au savoir profane
institutionnalisé dans les universités modernes. Ils se différencient des oulémas
instruits sur les bancs des institutions de formation traditionnelle et religieuse. Ce
schéma, développé dans les années 1980, doit beaucoup au modèle construit par
Pierre Bourdieu dans un article théorique de 1971, intitulé « Genèse et structure
du champ religieux », où le champ religieux est analysé à l’aune des compétitions
politiques pour le monopole des biens de salut, entre figures prophétiques, Église
et laïcs (Bourdieu, 1971 ; Kepel, 1985). Si le modèle de Bourdieu est utile pour
comprendre les dynamiques de pouvoir et de domination, il reste toutefois peu
performant pour comprendre comment les contenus intellectuels s’articulent aux
compétitions politiques et aux dynamiques institutionnelles. Son modèle reste le
plus souvent vide au niveau des généalogies intellectuelles5, et les acteurs sont définis
par leurs positions plus que par le contenu de leurs discours (Lahire, 1999: 48).
L’absence relative d’analyse des contenus rigidifie la description des positions dans
le champ et empêche d’en comprendre l’histoire et la flexibilité. Dans ce modèle,
les islamistes n’ont que peu de canaux de communication, dans l’espace comme
dans le temps, avec les autres positions du champ intellectuel. Ils deviennent alors
des acteurs centraux, définis par la sociologie de l’islam dans les années 1980
comme « nouveaux intellectuels » en rupture historique radicale. « Bricoleurs » de
la culture, ils illustrent la massification de l’accès à l’éducation et l’impossibilité de
les raccrocher au temps long d’une part, à d’autres sphères intellectuelles d’autre
part6. L’intelligentsia « occidentalisée », comme les oulémas, ne sont alors plus au
centre des préoccupations des chercheurs. Pourtant, ces deux catégories définissent
bien un monde intellectuel qui prend langue – dans certains de ses segments -
avec l’islamisme, soit par phénomène de compétition, soit par les liens issus des
fondements historiques de leur pensée. Les penseurs réformistes aujourd’hui sont
tous des héritiers plus ou moins proches de ces trois positions, par leur formation
intellectuelle comme par les combinaisons variées de répertoires intellectuels
qu’ils utilisent.
5
Olivier Roy écrit par exemple: « C’est l’énonciation qui nous intéresse et non son contenu, car c’est
elle qui confère son sens à la position de l’acteur islamique » (Roy, 1999: 22).
6
La notion de bricoleurs de la culture est utilisée par Olivier Roy, 1990, pour décrire les islamistes.
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