Entre collaboration et résistance : de la délicate position des « racisés » dans la production de discours islamophobes dans le champ académique français L’islam ou plus largement le fait religieux musulman et tout ce qu’il recoupe potentiellement (pratiques, rites, croyances, sociologie des acteurs, institutions, sociétés musulmanes, politisation du religieux, sexualité etc.) donnent lieu à de nombreux débats médiatiques, politiques mais aussi scientifiques et heuristiques. Tout se passe comme si, le caractère supposément atypique, qui signifie dans son sens premier, a-topos, « en dehors du lieu », de « l’islam » faisait de celui-ci un sujet, -ou plutôt un objet- éternellement exotique et surtout exogène. Pourtant, la théorie continuiste de Michel Dobry postule qu’il ne faut en aucun cas faire capituler la sociologie et les méthodes d’analyse dont les sciences sociales sont coutumières, devant ce qui est présenté comme « exceptionnel », car l’exceptionnalité est toujours construite par rapport à une norme. Edward Said avait mis en garde lui aussi contre la tentation de construire l’Orient comme un objet par essence « autre ». L’érection d’une altérité islamique irréductible, intemporelle, imperméable aux contingences historiques pour paraphraser Jean François Bayart, demeure pourtant toujours la norme parmi ceux qui monopolisent la production de discours sur l’islam ou les musulmans. En effet, parmi les « spécialistes » de l’islam « en » France (et pas « de » France selon eux), certains se revendiquent ouvertement orientalistes1. Or ces acteurs sont régulièrement sollicités par les pouvoirs publics lors des commissions parlementaires qui précèdent l’adoption de politiques publiques visant à limiter voire à annihiler la visibilité du fait religieux musulman dans l’espace public. Ces discours orientalistes viennent donner une caution scientifique à l’adoption de lois décriées comme étant substantiellement islamophobes en validant les représentations que celles-ci véhiculent. Parmi ces universitaires, la position des racisés est particulièrement délicates. Ils sont en effet pris entre les feux d’injonctions contradictoires. Soit, ils sont sommés de produire à leur tour des visions caricaturales de la réalité sociale musulmane et ainsi deviennent ce que Pierre Bourdieu qualifie « d’intellectuels écrans », soit ils s’inscrivent dans une posture qui visent à déconstruire les préjugés qui soustendent la production des représentations racistes et sont considérés comme n’étant pas objectifs du fait de leur position de racisés et sont ainsi désavoués, au moins en partie, au sein du champ académique. Or, les effets des prises de position des racisés sont pour le moins paradoxaux. De la sorte, si les universitaires orientalistes servent de cautions scientifiques aux acteurs publics, les membres racisés du champ académique, ou ceux présentés comme tels pour l’occasion, qui véhiculent ce type de représentations constituent quant à eux de véritables « boucliers ethniques » puisque les autorités publiques se prémunissent de toutes critiques les accusant de 1 Lors d’une récente conférence à l’IEP d’Aix-en-Provence, le 5 juin 2014, pour faire la promotion de son livre « Passion française », l’un des tenants de cette position orientaliste, Gilles Kepel a qualifié Samia Ghali, femme politique franco-algérienne, qu’il avait interrogée « de femme aux charmes mauresques ». racisme en délégant au moins en partie la production de discours racistes et islamophobes aux racisés eux-mêmes. Il s’agira ainsi dans cette communication d’analyser les effets complémentaires de la production de discours orientalistes de la part des « intellectuels écrans » -ou native informant- et des « intellectuels négatifs » -universitaires allant dans le sens commun-, au cours du processus d’élaboration et de légitimation des politiques publiques visant à brider la visibilité des musulmans de France.