Forme schématique et référence : analyse du morphème singe(r)

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Forme schématique et référence : analyse du morphème singe(r)
« Aussitôt que nous pûmes nous entretenir, Zira et moi, ce fut vers le sujet
principal de ma curiosité que j’orientai la conversation. Les singes étaient-ils bien les
seuls êtres pensants, les rois de la création sur la planète ? "Qu’imagines-tu, dit-elle. Le
singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même
temps qu’un corps. Les plus matérialistes de nos savants reconnaissent l’essence
surnaturelle de l’âme simienne ". Des phrases comme celle-ci me faisaient toujours
sursauter malgré moi. "Alors, Zira, que sont les hommes ?"
Nous parlions alors en français car, comme je l’ai dit, elle fut plus prompte à
apprendre ma langue que moi la sienne, et le tutoiement avait été instinctif. Il y eut bien
au début, quelques difficultés d’interprétation, les mots "singe" et "homme" n’évoquant
pas pour nous les mes créatures ; mais cet inconvénient fut vite aplani. Chaque fois
qu’elle prononçait : singe, je traduisais : être supérieur ; sommet de l’évolution. Et
quand elle parlait des hommes, je savais qu’il était question de créatures bestiales,
douées d’un certain sens de l’imitation, présentant quelques analogies anatomiques avec
les singes, mais d’un psychisme embryonnaire et dépourvues de conscience »
Pierre BOULE, La planète des singes, Ed. Pocket, Paris : 2004, pp.91-92.
INTRODUCTION
Selon la sémantique traditionnelle, le signe renvoie au concept, et le concept au référent.
Ainsi, le mot /singe/ renvoie au concept //singe//, qui renvoie lui-même aux animaux que l’on
appelle des singes. Par suite, « singe » va se définir comme animal (animé et non-humain).
Or, à partir de là, la polysémie du mot rend l’analyse difficile.
En effet, établir un lien avec l’animal se révèle indirect (ou indirectement reconstruit) dans de
nombreux cas. C’est évidemment le cas pour les dérivés (singer, singerie…), pour les lexies
et collocations basées sur le nom (faire le singe, monnaie de singe, escalier de singe…), mais
également pour les emplois du nom lui-même ; singe peut renvoyer à de l’inanimé : de la
viande de bœuf, un appareil d’optométrie, un signe astrologique… Et à des humains tout aussi
bien : une personne servile ou hypocrite, un écrivain, un ouvrier typographe, un patron, etc.
Les procédés sémantiques alors invoqués sont largement développés dans la littérature
(signification dérivée, emploi métaphorique, usage des noms d’animaux comme injures, etc.).
Le problème reste cependant entier : il ne suffit pas d’identifier une métaphore, mais il faut
aussi expliquer ce qui se passe dans le phénomène que l’on étiquette comme métaphore.
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A cet égard, la forme schématique est un outil permettant de traiter de la variation des unités
lexicales, et en retour elle doit nous permettre d’expliquer les processus d’interprétation
conceptuelle et référentielle qui se déploient à partir de l’agencement des unités lexicales.
Objectif
Pourquoi analyser singe ? Le choix de ce mot découle des critères des théories conceptuelles,
et cela dans le but d’établir qu’une extension de la méthode schématique à la sémantique
lexicale est légitime. Le domaine conceptuel de la zoologie présente l’avantage d’être un
système à nomenclature générale, constante et structurée. Et la référence de singe est visible
et naturelle (propriétés intrinsèques), c’est un terme de base à forme nominale et polysémique.
Le centre du débat tient au fait qu’en dernier ressort, l’analyse traditionnelle va s’appuyer sur
la référence. Or, de notre point de vue, le morphème singe ne concerne pas l’animal (et c’est
pourquoi la dépréciation associée par le lexicographe au verbe singer est trompeuse).
En retour, il importe alors de traiter de la façon dont le langage permet malgré tout de férer,
sans pour autant se réduire à n’être qu’une nomenclature de la réalité extra-linguistique.
Tout repose à partir de sur la modélisation de la forme schématique, sur la façon dont elle
s’intègre aux énoncés et donne lieu à des variations en termes de valeurs. C’est pourquoi je
me concentrerai ici sur la mise en œuvre de la forme schématique plus que sur son exposé. Je
me suis notamment efforcé de problématiser la question du référent qui est ici cruciale.
Méthodologie
Le principe méthodologique fondamental que j’ai suivi (et qui est bien connu quelle qu’en
soit l’appellation) est la recontextualisation. L’unité d’évaluation (acceptabilité) se fait à
l’échelle de l’énoncé en contexte (observable). L’unité minimale d’analyse retenue ici est le
signe linguistique, en l’espèce le morphème lexical : ce qui est inférieur au morphème (par
exemple le phonème) n’est pas pertinent sur le plan mantique (et de fait, la théorie des
opérations énonciatives est une théorie de la signification). La recontextualisation consiste à
montrer les modalités de variation de la signification (interprétable) dans des contextes de
plus en plus larges. Je retiens trois niveaux d’analyse : le morphème, la séquence, l’énoncé.
Le terme séquence englobe ici la lexie (mot simple, dériou composé) et le syntagme (fi
ou non). Le va-et-vient constant entre l’empirique et le formel implique de faire porter
l’analyse de l’énoncé jusqu’au morphème, mais aussi de faire le mouvement inverse.
En sémantique, l’inacceptabilité est relative, parce que l’acceptabilité est récupérable par une
recontextualisation adéquate. Les conditions de cette récupérabilité s’observent au niveau de
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l’énoncé en fonction des valeurs référentielles que l’énoncé est susceptible de recevoir, et au
niveau de la quence en fonction des valeurs conceptuelles qui y correspondent. La forme
schématique (FS) permet de modéliser la variation sémantique de l’objet étudié (dans le cas
présent, l’item analysé est un morphème lexical). Par suite, l’interprétation de l’énoncé sera
tributaire de la combinatoire des FS de ses constituants et des circonstances d’énonciation.
Les ingrédients de la forme schématique doivent répondre aux exigences du rasoir d’Occam.
Ils doivent donc être en nombre restreint, à la fois nécessaires et suffisants pour l’analyse.
Les principaux ingrédients qui seront employés ici sont les schèmes suivants :
- structuration du domaine notionnel
- distinction entre visée et intentionalité
Points de repère
Les schèmes de structuration et décrochage liés à sing- requièrent deux points de repère.
Le domaine notionnel qui est structuré est un premier point de repère que nous appellerons Q.
Le décrochage hors de ce domaine implique un second point de repère qui sera appelé X.
X est défini par rapport au domaine notionnel Q à travers la FS de sing-, notamment grâce
aux relations de structuration, de visée et d’intentionalité qui associent X à Q. Le repérage de
X dépend de Q, et la mise en correspondance à un référé ne se fait qu’à travers ce repérage.
Structuration du domaine notionnel
Le travail notionnel repose sur la distinction entre centre notionnel (I) et extérieur strict (E).
Les deux autres termes en jeu sont la frontière (F) et la position décrochée (IE).
L’épaisseur de la frontière et le mode de décrochage sont deux types importants de variation.
Q va renvoyer au domaine notionnel sur lequel s’applique la structuration opérée par sing-.
La structuration procède alors des opérations suivantes :
- le centre notionnel (I) est défini par l’énonciateur (So)
- la frontière (F) est le terme effectif (repérage sur T), c’est-à-dire le repère de X
- la position décrochée (IE) est construite par l’énonciateur comme position de X
Visée et intentionalité
Il existe deux formes de relation à la position décrochée :
- soit le décrochage renvoie à une validation possible (visée)
- soit le décrochage renvoie à une validation nécessaire (intentionalité)
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On aura ici deux points de vue simultanés, lesquels vont articuler la visée et l’intentionalité.
sing- introduit une visée qui va être construite à partir de X en fonction d’une rupture par
rapport à So. A partir de là, la validation de F sera posée comme nécessaire.
Comme il ne s’agit pas du centre notionnel, l’intentionalité est négative. Et comme elle se
construit par rapport à une visée attribuée à X, on peut la qualifier d’échec nécessaire de X.
L’attribution de la visée se fait selon le point de vue de So, à l’instar de la structuration de Q.
Forme schématique
Selon les définitions qui précèdent, je propose la forme schématique suivante :
Le morphème sing- marque l’échec nécessaire de la visée par X d’un prédicat Q centré par So
Fonctionnement schématique
L’analyse du fonctionnement de la forme schématique va se faire ici en deux étapes :
1° Le repérage de la variation
2° L’analyse des interactions
1° REPERAGE DE LA VARIATION
On délimitera le terrain d’analyse selon quatre angles : phonologie, contexte, syntaxe, lexique.
Terrain phonologique : lorsque l’item analysé est une unité minimale de sens à laquelle
correspond un signifiant, sa délimitation morphologique est un préalable à l’analyse de son
fonctionnement sémantique. Dans le cas présent, il n’y a pas d’allomorphe. Le morphème
sing- se retrouve dans un certain nombre de mots (singe, singer, singerie…).
Terrain textuel : le terrain textuel concerne d’abord ce qui est attesté, c’est-à-dire les corpus.
La prise en compte de contextes élargis est importante pour l’analyse. Dans le cas présent, le
principal corpus retenu est celui de Frantext (riode : de 1850 à 2000). Nous aboutissons à
3836 occurrences (dont 230 occurrences dans des dérivés). Certaines constructions (emplois
plus rares, collocations) ont été également observées à partir du moteur de recherche google.
Terrain syntaxique : il convient de recenser les contraintes syntaxiques et dérivationnelles
pesant sur le morphème, qu’il s’agisse de constructions fréquentes, possibles ou impossibles.
- le verbe singer est toujours transitif, il n’accepte pas l’impératif et difficilement l’accompli
- le nom singe accepte plusieurs déterminants : défini, indéfini, partitif, absence d’article
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- le dérivé singerie subit des contraintes sur le nombre, notamment quand il est objet de faire
- il existe trois autres dérivés, d’emploi rare ou archaïque : singeur, singesse, singeresse.
- globalement, la dérivation du morphème est pauvre (on relèvera l’absence de préfixation)
Terrain lexical : il s’agit ici de prendre en considération les entrées des mots intégrant le
morphème dans des thésaurus. L’ensemble des valeurs recensées sont à prendre en compte
pour l’analyse. Dans le cas présent, outre les valeurs les plus communes (imiter, primate,
sottises…), d’autres emplois ont été détectés et sont pris en compte. Leur faible polysémie
permet de les identifier en fonction de leur entourage syntaxique immédiat. Par exemple :
- singer C1-inanimé : préparer une sauce
- un/le singe : rôle social ; termes techniques
- du singe : viande de bœuf
- Singe : signe astrologique
Catégories syntaxiques
Nous pouvons à présent définir les variations de la FS selon la catégorie syntaxique du
morphème. Nous pouvons dégager trois cas de figure :
- le verbe singer
- le substantif singe
- la construction « N. de singe » qui équivaut à la catégorie de l’adjectif
Sur ce dernier point, on notera les points suivants :
- l’adjectif singeresse qui est directement dérivé de sing- est inusité
- l’adjectif savant simiesque n’est pas directement dérivé de sing-
- « N de singe » est d’usage courant et c’est ce qui s’approche le plus de l’adjectif ; mais
son statut ambigu nous conduira à en reparler dans l’application de Qnt / Qlt au nom
Verbe singer
On a deux valeurs selon la nature du complément d’objet :
- C1 inanimé : cet emploi concerne la préparation culinaire d’une sauce
- C1 humain : c’est de loin l’emploi le plus fréquent, celui qui sera analysé en priorité
Dans le cas d’un C1 humain, X et Q renvoient à des instances subjectives (X SX ; Q SQ),
la première étant sujet de la visée, la seconde étant objet de la visée. Le centrage opéré par So
consiste alors à donner SQ comme préconstruit, et à y dissocier les paramètres Qlt et Qnt.
Qlt : le centre notionnel de SQ (ce qu’il est vraiment) est objet de la visée de SX (= I).
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