Forme schématique et référence : analyse du morphème singe(r)

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Forme schématique et référence : analyse du morphème singe(r)
« Aussitôt que nous pûmes nous entretenir, Zira et moi, ce fut vers le sujet
principal de ma curiosité que j’orientai la conversation. Les singes étaient-ils bien les
seuls êtres pensants, les rois de la création sur la planète ? "Qu’imagines-tu, dit-elle. Le
singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même
temps qu’un corps. Les plus matérialistes de nos savants reconnaissent l’essence
surnaturelle de l’âme simienne ". Des phrases comme celle-ci me faisaient toujours
sursauter malgré moi. "Alors, Zira, que sont les hommes ?"
Nous parlions alors en français car, comme je l’ai dit, elle fut plus prompte à
apprendre ma langue que moi la sienne, et le tutoiement avait été instinctif. Il y eut bien
au début, quelques difficultés d’interprétation, les mots "singe" et "homme" n’évoquant
pas pour nous les mêmes créatures ; mais cet inconvénient fut vite aplani. Chaque fois
qu’elle prononçait : singe, je traduisais : être supérieur ; sommet de l’évolution. Et
quand elle parlait des hommes, je savais qu’il était question de créatures bestiales,
douées d’un certain sens de l’imitation, présentant quelques analogies anatomiques avec
les singes, mais d’un psychisme embryonnaire et dépourvues de conscience »
Pierre BOULE, La planète des singes, Ed. Pocket, Paris : 2004, pp.91-92.
INTRODUCTION
Selon la sémantique traditionnelle, le signe renvoie au concept, et le concept au référent.
Ainsi, le mot /singe/ renvoie au concept //singe//, qui renvoie lui-même aux animaux que l’on
appelle des singes. Par suite, « singe » va se définir comme animal (animé et non-humain).
Or, à partir de là, la polysémie du mot rend l’analyse difficile.
En effet, établir un lien avec l’animal se révèle indirect (ou indirectement reconstruit) dans de
nombreux cas. C’est évidemment le cas pour les dérivés (singer, singerie…), pour les lexies
et collocations basées sur le nom (faire le singe, monnaie de singe, escalier de singe…), mais
également pour les emplois du nom lui-même ; singe peut renvoyer à de l’inanimé : de la
viande de bœuf, un appareil d’optométrie, un signe astrologique… Et à des humains tout aussi
bien : une personne servile ou hypocrite, un écrivain, un ouvrier typographe, un patron, etc.
Les procédés sémantiques alors invoqués sont largement développés dans la littérature
(signification dérivée, emploi métaphorique, usage des noms d’animaux comme injures, etc.).
Le problème reste cependant entier : il ne suffit pas d’identifier une métaphore, mais il faut
aussi expliquer ce qui se passe dans le phénomène que l’on étiquette comme métaphore.
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A cet égard, la forme schématique est un outil permettant de traiter de la variation des unités
lexicales, et en retour elle doit nous permettre d’expliquer les processus d’interprétation
conceptuelle et référentielle qui se déploient à partir de l’agencement des unités lexicales.
Objectif
Pourquoi analyser singe ? Le choix de ce mot découle des critères des théories conceptuelles,
et cela dans le but d’établir qu’une extension de la méthode schématique à la sémantique
lexicale est légitime. Le domaine conceptuel de la zoologie présente l’avantage d’être un
système à nomenclature générale, constante et structurée. Et la référence de singe est visible
et naturelle (propriétés intrinsèques), c’est un terme de base à forme nominale et polysémique.
Le centre du débat tient au fait qu’en dernier ressort, l’analyse traditionnelle va s’appuyer sur
la référence. Or, de notre point de vue, le morphème singe ne concerne pas l’animal (et c’est
pourquoi la dépréciation associée par le lexicographe au verbe singer est trompeuse).
En retour, il importe alors de traiter de la façon dont le langage permet malgré tout de référer,
sans pour autant se réduire à n’être qu’une nomenclature de la réalité extra-linguistique.
Tout repose à partir de là sur la modélisation de la forme schématique, sur la façon dont elle
s’intègre aux énoncés et donne lieu à des variations en termes de valeurs. C’est pourquoi je
me concentrerai ici sur la mise en œuvre de la forme schématique plus que sur son exposé. Je
me suis notamment efforcé de problématiser la question du référent qui est ici cruciale.
Méthodologie
Le principe méthodologique fondamental que j’ai suivi (et qui est bien connu quelle qu’en
soit l’appellation) est la recontextualisation. L’unité d’évaluation (acceptabilité) se fait à
l’échelle de l’énoncé en contexte (observable). L’unité minimale d’analyse retenue ici est le
signe linguistique, en l’espèce le morphème lexical : ce qui est inférieur au morphème (par
exemple le phonème) n’est pas pertinent sur le plan sémantique (et de fait, la théorie des
opérations énonciatives est une théorie de la signification). La recontextualisation consiste à
montrer les modalités de variation de la signification (interprétable) dans des contextes de
plus en plus larges. Je retiens trois niveaux d’analyse : le morphème, la séquence, l’énoncé.
Le terme séquence englobe ici la lexie (mot simple, dérivé ou composé) et le syntagme (figé
ou non). Le va-et-vient constant entre l’empirique et le formel implique de faire porter
l’analyse de l’énoncé jusqu’au morphème, mais aussi de faire le mouvement inverse.
En sémantique, l’inacceptabilité est relative, parce que l’acceptabilité est récupérable par une
recontextualisation adéquate. Les conditions de cette récupérabilité s’observent au niveau de
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l’énoncé en fonction des valeurs référentielles que l’énoncé est susceptible de recevoir, et au
niveau de la séquence en fonction des valeurs conceptuelles qui y correspondent. La forme
schématique (FS) permet de modéliser la variation sémantique de l’objet étudié (dans le cas
présent, l’item analysé est un morphème lexical). Par suite, l’interprétation de l’énoncé sera
tributaire de la combinatoire des FS de ses constituants et des circonstances d’énonciation.
Les ingrédients de la forme schématique doivent répondre aux exigences du rasoir d’Occam.
Ils doivent donc être en nombre restreint, à la fois nécessaires et suffisants pour l’analyse.
Les principaux ingrédients qui seront employés ici sont les schèmes suivants :
-
structuration du domaine notionnel
-
distinction entre visée et intentionalité
Points de repère
Les schèmes de structuration et décrochage liés à sing- requièrent deux points de repère.
Le domaine notionnel qui est structuré est un premier point de repère que nous appellerons Q.
Le décrochage hors de ce domaine implique un second point de repère qui sera appelé X.
X est défini par rapport au domaine notionnel Q à travers la FS de sing-, notamment grâce
aux relations de structuration, de visée et d’intentionalité qui associent X à Q. Le repérage de
X dépend de Q, et la mise en correspondance à un référé ne se fait qu’à travers ce repérage.
Structuration du domaine notionnel
Le travail notionnel repose sur la distinction entre centre notionnel (I) et extérieur strict (E).
Les deux autres termes en jeu sont la frontière (F) et la position décrochée (IE).
L’épaisseur de la frontière et le mode de décrochage sont deux types importants de variation.
Q va renvoyer au domaine notionnel sur lequel s’applique la structuration opérée par sing-.
La structuration procède alors des opérations suivantes :
-
le centre notionnel (I) est défini par l’énonciateur (So)
-
la frontière (F) est le terme effectif (repérage sur T), c’est-à-dire le repère de X
-
la position décrochée (IE) est construite par l’énonciateur comme position de X
Visée et intentionalité
Il existe deux formes de relation à la position décrochée :
-
soit le décrochage renvoie à une validation possible (visée)
-
soit le décrochage renvoie à une validation nécessaire (intentionalité)
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On aura ici deux points de vue simultanés, lesquels vont articuler la visée et l’intentionalité.
sing- introduit une visée qui va être construite à partir de X en fonction d’une rupture par
rapport à So. A partir de là, la validation de F sera posée comme nécessaire.
Comme il ne s’agit pas du centre notionnel, l’intentionalité est négative. Et comme elle se
construit par rapport à une visée attribuée à X, on peut la qualifier d’échec nécessaire de X.
L’attribution de la visée se fait selon le point de vue de So, à l’instar de la structuration de Q.
Forme schématique
Selon les définitions qui précèdent, je propose la forme schématique suivante :
Le morphème sing- marque l’échec nécessaire de la visée par X d’un prédicat Q centré par So
Fonctionnement schématique
L’analyse du fonctionnement de la forme schématique va se faire ici en deux étapes :
1° Le repérage de la variation
2° L’analyse des interactions
1° REPERAGE DE LA VARIATION
On délimitera le terrain d’analyse selon quatre angles : phonologie, contexte, syntaxe, lexique.
Terrain phonologique : lorsque l’item analysé est une unité minimale de sens à laquelle
correspond un signifiant, sa délimitation morphologique est un préalable à l’analyse de son
fonctionnement sémantique. Dans le cas présent, il n’y a pas d’allomorphe. Le morphème
sing- se retrouve dans un certain nombre de mots (singe, singer, singerie…).
Terrain textuel : le terrain textuel concerne d’abord ce qui est attesté, c’est-à-dire les corpus.
La prise en compte de contextes élargis est importante pour l’analyse. Dans le cas présent, le
principal corpus retenu est celui de Frantext (période : de 1850 à 2000). Nous aboutissons à
3836 occurrences (dont 230 occurrences dans des dérivés). Certaines constructions (emplois
plus rares, collocations) ont été également observées à partir du moteur de recherche google.
Terrain syntaxique : il convient de recenser les contraintes syntaxiques et dérivationnelles
pesant sur le morphème, qu’il s’agisse de constructions fréquentes, possibles ou impossibles.
- le verbe singer est toujours transitif, il n’accepte pas l’impératif et difficilement l’accompli
- le nom singe accepte plusieurs déterminants : défini, indéfini, partitif, absence d’article
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- le dérivé singerie subit des contraintes sur le nombre, notamment quand il est objet de faire
- il existe trois autres dérivés, d’emploi rare ou archaïque : singeur, singesse, singeresse.
- globalement, la dérivation du morphème est pauvre (on relèvera l’absence de préfixation)
Terrain lexical : il s’agit ici de prendre en considération les entrées des mots intégrant le
morphème dans des thésaurus. L’ensemble des valeurs recensées sont à prendre en compte
pour l’analyse. Dans le cas présent, outre les valeurs les plus communes (imiter, primate,
sottises…), d’autres emplois ont été détectés et sont pris en compte. Leur faible polysémie
permet de les identifier en fonction de leur entourage syntaxique immédiat. Par exemple :
- singer C1-inanimé : préparer une sauce
- un/le singe : rôle social ; termes techniques
- du singe : viande de bœuf
- Singe : signe astrologique
Catégories syntaxiques
Nous pouvons à présent définir les variations de la FS selon la catégorie syntaxique du
morphème. Nous pouvons dégager trois cas de figure :
-
le verbe singer
-
le substantif singe
-
la construction « N. de singe » qui équivaut à la catégorie de l’adjectif
Sur ce dernier point, on notera les points suivants :
-
l’adjectif singeresse qui est directement dérivé de sing- est inusité
-
l’adjectif savant simiesque n’est pas directement dérivé de sing-
-
« N de singe » est d’usage courant et c’est ce qui s’approche le plus de l’adjectif ; mais
son statut ambigu nous conduira à en reparler dans l’application de Qnt / Qlt au nom
Verbe singer
On a deux valeurs selon la nature du complément d’objet :
-
C1 inanimé : cet emploi concerne la préparation culinaire d’une sauce
-
C1 humain : c’est de loin l’emploi le plus fréquent, celui qui sera analysé en priorité
Dans le cas d’un C1 humain, X et Q renvoient à des instances subjectives (X  SX ; Q  SQ),
la première étant sujet de la visée, la seconde étant objet de la visée. Le centrage opéré par So
consiste alors à donner SQ comme préconstruit, et à y dissocier les paramètres Qlt et Qnt.
Qlt : le centre notionnel de SQ (ce qu’il est vraiment) est objet de la visée de SX (= I).
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Qnt : les prédicats associés à SQ (son apparaître) est le résultat obtenu par SX (= F).
Adjectif singe
Dans le cas de l’adjectif, Q renvoie à ce qui est qualifié par la construction « N. de singe » (il
en va bien sûr de même avec l’adjectif singeresse, ou avec la construction « Adj. comme un
singe »). La visée se rapporte alors à une instance abstraite définie par l’énonciateur (soit elle
lui est identifiée, soit elle est attribuée à une autre instance explicitée dans le contexte).
Substantif singe
Dans le cas du nom, X renvoie à ce qui est qualifié / référé par le substantif singe.
Le prédicat Q est centré par l’énonciateur comme ce qui le caractérise lui-même en propre,
donc selon sa façon de se situer par rapport au contexte d’énonciation.
Substitution synonymique
Ce test permet notamment d’observer l’articulation entre visée et intentionalité :
Contrairement à imiter, singer est avant tout un verbe d’intentionalité ; l’échec est nécessaire
et il y a dévaluation de la part de So. Contrairement à ressembler, singer suppose l’attribution
d’une visée à SX (par So), et non pas un simple repérage. Contrairement à simuler, singer
suppose un C1 préconstruit, qui doit être objet de visée pour SX. Contrairement à mimer,
singer implique que C1 soit préconstruit (sur le plan Qnt), et par suite une primauté de Qlt.
Résumé :
visée
intentionalité
ressembler
–
–
imiter
+
–
simuler
–
+
singer
+
+
2° ANALYSE DES INTERACTIONS
La mise en œuvre de la forme schématique suppose la modélisation de ses variations.
On peut définir quatre types d’interactions :
-
(1) Correspondances : relations aux signifiants
-
(2) Articulations : relations entre ingrédients
-
(3) Conjonctions : relations entre FS
-
(4) Accessibilité : relations aux valeurs
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(1) Correspondances
Les points de repère de la forme schématique (X et Q) peuvent avoir pour correspondants des
signifiants qui se trouvent définis par leur relation syntaxique avec le morphème singe(r).
Dans le cas du verbe :
(C0 : X) ; (C1 : Q)
C0 singe C1
Dans le cas de l’adjectif :
( ? : X) ; (N0 : Q)
N0 de singe
Dans le cas du nom :
( ? : X) ; ( ? : Q)
Dét. singe
Le principe général est celui du déploiement de la structure argumentale (en ce sens, le verbe
constitue un aboutissement). A l’inverse, la forme nominale procède d’un repli maximal :
l’absence de correspondants des points de repère contenus dans la FS aboutit alors à des
valeurs d’emploi qui s’avèrent fonction de modèles conceptuels partagés entre tous les
locuteurs, à moins que ces points de repère ne soient explicitement fournis par le contexte.
Donc si un terme est manquant, soit il y a déduction (Δ) : ce qui est implicite correspond dans
le texte à un terme disponible ou reconstruit (explicitation) ; soit il y a réduction : l’implicite
correspond au dernier repère disponible (il s’agit de So dans le cas du paramètre S). D’où :
Dans le cas du verbe :
(C0 : X) ; (C1 : Q)
Dans le cas de l’adjectif :
(So : X) ; (N0 : Q)
Dans le cas du nom :
(Δ : X) ; (So : Q)
D’une façon générale :
-
l’adjectif exige l’explicitation de son point de repère intrinsèque (N0) de type Qlt (Q)
-
le nom exige l’explicitation de son point de repère intrinsèque (Δ) de type Qnt (X)
-
le verbe exige l’explicitation des points de repère Qnt et Qlt (explicitation maximale)
En ce qui concerne l’intervention de So (réduction) :
-
dans le cas du nom, So est le point de repère ultime du prédicat Q
-
dans le cas de l’adjectif, So est le point de repère ultime de l’attribution de la visée (X)
-
le rôle de So dans l’emploi verbal va jouer dans ses relations à SX et SQ
(2) Articulations
Le cas qui va retenir notre attention sera le verbe transitif, parce que tout s’y trouve explicité.
Rappelons que le verbe transitif implique les correspondances suivantes : (C0 : X) ; (C1 : Q)
A titre de comparaison, le nom et l’adjectif supposent que So intervienne directement dans la
caractérisation des points de repère X et Q. Puisque tel n’est pas le cas avec le verbe, ce qui
va compter alors, c’est où et comment se fait le positionnement de So par rapport à X et Q.
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Plusieurs cas doivent être distingués :
-
quel est le positionnement de So par rapport à X ? (pondération visée/intentionalité)
-
quel est le positionnement de So par rapport à Q ? (pondération sur la frontière)
-
So peut-il être lui-même pris comme point de repère ? (So = C0 : X) vs (So = C1 : Q)
Positionnement de So par rapport à X (SX)
L’énonciateur attribue à SX une visée par rapport au centre notionnel de Q. Dans le même
temps, il pose qu’il y a une intentionnalité négative (échec nécessaire), c’est-à-dire validation
de la Frontière de Q. Jusqu’à quel point cette attribution va primer la prescience d’un échec ?
Comme toujours, le positionnement va dépendre du contexte. Ce qui compte, c’est de bien
percevoir qu’il y a une pondération à l’œuvre entre la visée et l’intentionalité.
Si l’échec n’est pas absolument nécessaire, la visée est volontaire et relève du jeu.
Dans ce cas, il y a primauté de la visée : Ils firent des grimaces pour singer les Pieds-Nickelés.
Au contraire, si l’échec est inéluctable, la visée est vaine, et elle est bel et bien involontaire.
Dans ce bistrot, ils essayaient de singer le grand genre, et ça donnait des résultats comiques.
Il importe de souligner qu’à défaut de marques suffisamment explicites (telles que le sont ici
la préposition pour et le verbe essayer), ces deux paramètres tendent justement à s’équilibrer,
bien qu’il faille garder à l’esprit que l’intentionalité aura toujours ici le dernier mot.
Que se passe-t-il dans le cas particulier où So sert de repère à C0 (So = SX) ?
Il est bien évident que l’échec sera minimisé, et qu’il y aura primauté de la visée :
Je riais d’aussi bien singer un père noble.
En revanche, lorsque c’est So’ qui sert de repère à C0 (et donc lorsque So’ = SX), tout dépend
là encore du positionnement face à SX (identification ou rupture par rapport à So’).
Si la visée prédomine, il y a réprimande :
Mais vous avez mieux à faire tout de même que de singer les forts à bras !
Si l’intentionalité prédomine, il s’agit d’un mépris pur et simple :
Vous avez toujours été lâche, et sans moi vous n’auriez imaginé rien de mieux que d’aller vous
faire trappiste, pour singer la dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé.
Positionnement de So par rapport à Q (= SQ)
Puisque c’est So qui définit le centre notionnel de Q, il définit également ce qui lui sert de
frontière, et notamment si celle-ci tend à être nulle ou a une certaine épaisseur. A travers ce
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réaménagement de Q, c’est l’instance subjective SQ (objet de la visée) par rapport à laquelle
So va devoir se positionner. Cela n’est pas sans incidence sur la pondération précédente.
Si la Frontière est nulle, cela signifie que SQ se réduit à son apparaître. Il n’y a plus de
véritable distinction possible entre la validation visée (I) et la validation obtenue (F), puisque
F est inconsistante. En d’autres termes, par tel geste ou tel comportement, ce qu’est
véritablement l’objet de la visée se trouve ipso facto atteint. Et il est facile pour celui qui
singe de faire alors la distinction entre atteindre I ou ne pas l’atteindre (= E), de sorte que tout
ce qu’il y a à singer de SQ se trouve effectivement reproduit par SX. C’est notamment le cas
lorsqu’il s’agit de répéter les paroles de quelqu’un pour révéler sa propre désapprobation.
Jami lui jeta un regard noir et le singea : « Regardez-moi, ma tante ! »
Bernard singea la danse de sa sœur Victoire.
Comme le montrent ces exemples, moins la Frontière est épaisse, plus la visée est capable de
prédominer. Cela tient au fait que ces deux éléments pèsent dans le même sens et se
soutiennent mutuellement, et qu’en ce sens, il y a là un recoupement entre les pondérations.
A l’inverse, lorsque F a de l’épaisseur, il va de soi que la différence entre ce qui est visé et ce
qui est atteint contraste plus fortement, et que par suite l’aspect caricatural ressort fortement.
J’observais l’extrême vulgarité mondaine de ces personnages tarés, leurs façons de singer ce qu’ils
n’étaient pas, leur désir inavoué qui se faisait ainsi jour d’être comme leurs congénères.
Il convient ici de souligner que la Frontière doit a priori avoir de l’épaisseur pour permettre le
fonctionnement de singer : donc c’est l’importance de la Frontière qui est discutée (malgré la
formulation lapidaire de « Frontière nulle » que j’ai employée). En d’autres termes, il faut
toujours garder à l’esprit que malgré les variations observables, l’Epaisseur de la Frontière
garde ici le dernier mot, à l’instar de ce qui a pu être déjà dit au sujet de l’Intentionalité.
Que se passe-t-il dans le cas particulier où So sert de repère à C1 (So = SQ) ?
La Frontière devrait alors être aussi épaisse que possible, et cela explique d’ailleurs que ce cas
de figure soit rare : l’énonciateur devra constater qu’il est singé, mais il ne peut le souhaiter.
Le cas le plus acceptable est lorsque, par contraste avec So, SX est un reflet naturel de SQ
(donc X inanimé, malgré la personnification). L’intentionalité est en effet alors maximale :
Le souvenir n’est qu’une cendre, une ombre au mur qui me singeait.
Le problème est sensiblement le même avec So’ : un tel constat (manifesté par singer) met en
cause l’épaisseur de la frontière. Pour être acceptable, il faut éviter une frontière trop fragile
(afin que l’échec du singeur soit complet). Or cela contrarie malgré tout le fait que l’épaisseur
de la frontière aura le dernier mot, et donc que So’ doit être singeable. Mais s’il est singeable,
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où passera la frontière entre ce qu’il est vraiment et ce qu’il donne à paraître ? Comme le dit
Jankélévitchv : « L’état d’âme est à un seul, et si l’état d’âme n’est pas compris par
sympathie, il ne peut être que singé par gestes et simagrées. Tout est là : on peut apparaître
sans être, comme vice-versa on peut avoir de son côté le réel, et le temps qui fonde toute
réalité, sans en avoir l’apparence » (Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957 ; p.155).
(3) Conjonctions
Pour dégrossir, on peut déployer tout d’abord l’opposition Qnt / Qlt entre le nom et le verbe.
Dans le cas du verbe (paramètre T), les arguments fournissent le contenu (Qlt).
Dans le cas du nom (paramètre S), les déterminants fournissent le repérage (Qnt).
Une fois posée cette première opposition entre paramètre S et paramètre T, il convient ensuite
de faire varier l’opposition Qnt / Qlt à l’intérieur de chacun de ces deux cas de figure.
Tout d’abord, pour ce qui concerne le nom, on va considérer le rôle du déterminant.
Le travail notionnel sur l’opposition Qnt / Qlt fournit alors les cas de figure suivants :
- Discret :
Qnt (Qlt)
un/le singe
- Dense :
Qnt Qlt
du singe
- Compact :
(Qnt) Qlt
de singe
- Mention :
(Qnt) (Qlt)
Singe
Remarques : dans le cas du discret, il y a une différence selon que singe joue le rôle de
référant (le singe) ou est référé à un autre terme (un singe), ce qui se voit dans les valeurs liées
au grade (patron vs ouvrier). Dans le cas du dense, il peut s’agir de viande de singe, ou plus
souvent de viande de bœuf (laquelle joue alors le rôle de Q). En ce qui concerne le compact,
la primauté Qlt (de singe) renvoie à l’emploi épithète du nom, ce que nous avons appelé par
ailleurs « adjectif ». Enfin, la mention implique un décrochage par rapport à l’opposition
Qnt/Qlt ; le signe astrologique est en quelque sorte un nom de totem, analogue au nom propre.
Il n’a pas plus d’ancrage Qnt que d’ancrage Qlt, le contexte seul fournissant l’un et l’autre.
Pour ce qui concerne le verbe, le travail notionnel porte sur les constructions suivantes :
- Discret :
Qnt (Qlt)
faire le singe
- Dense :
Qnt Qlt
singer
- Compact :
(Qnt) Qlt
être le singe (de Q)
- Mention :
(Qnt) (Qlt)
singeries
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Remarques : du fait de la primauté Qlt qui le caractérise, singer est un verbe dense. Par
contraste, faire le singe est la forme verbale (passage par un verbe support) qui correspond le
mieux au cas du discret. L’emploi compact est un emploi marginal ; le paramètre Qlt
prédomine largement du fait de l’emploi du verbe être. Avec singeries, cas décroché
(mention) par rapport au paramètre T, on quitte clairement le domaine du verbe (mais avec
une base de dérivation malgré tout verbale). Enfin, c’est par la conjonction du discret et de la
mention qu’on obtient la construction faire des singeries qui se caractérise précisément par
une discrétisation d’un point de vue qui rejette d’abord toute structuration notionnelle.
C’est par l’analyse des singularités combinatoires qu’on peut ensuite préciser certains de ces
différents cas de figure en observant comment ils s’associent au contexte immédiat.
sing-erie
Quelle comédie ! Je n’ai plus le cœur pour ces singeries.
L’art véritable se moque de la manière qui n’en est que la singerie.
Soit B la base à laquelle –erie est adjoint pour former le mot dérivé D :
–erie forme un domaine notionnel D avec primauté Qlt à partir de B, qui n’est plus qu’une
occurrence hautement représentative de D. Le suffixe va créer (ou renforcer le cas échéant)
une rupture avec So. Par suite, toutes les occurrences de B seront ramenées à cette rupture.
L’application du suffixe –erie à sing– donne le résultat suivant :
Quelle que soit l’actualisation de sing-, quels que soient les termes X et Q, quelle que soit la
visée ou la zone de la frontière qui sera atteinte, l’occurrence prise en considération est
donnée par So comme hautement représentative de D. Ce domaine notionnel est en rupture
avec So (dépréciation), et toutes les occurrences de sing- sont ramenées à cette rupture.
Nous retrouvons ici le propre de la mention : la visée conceptuelle de B (sing-) est comme
vidée de tout contenu. De même que les occurrences que l’énonciateur peut avoir en vue.
faire le singe
J’ai bien vu que tu avais fait le singe devant nos invités !
Je mis plus de sincérité à faire le singe que la plupart des gens qui affectent d’être naturels
On peut considérer en bloc le fonctionnement de « faire le N » indépendamment des FS
respectives de faire et de l’article défini. Cette construction permet de redonner au paramètre
Qnt un poids qu’il tend à perdre avec le verbe singer. Bien qu’un passage par l’analyse du
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nom serait déjà utile ici, on perçoit facilement comment se fait la conjonction : c’est dans
l’ordre de l’action que se fait le centrage notionnel (notion de prédicat). Par exemple :
Tu n’avais qu’à en jouer tranquillement au lieu de faire le singe sur les mirabelliers !
Il y a un ensemble d’actions qui sont rejetées dans la Frontière (actions inappropriées : sur les
mirabelliers), et contrastées avec ce qu’il aurait fallu faire (jouer tranquillement). L’objet de
la visée n’est donc pas une instance subjective (singer) ou un repère conceptuel (singe), mais
un ensemble d’actions en vue d’une fin. De là découlent donc les valeurs de jeu,
d’amusement, d’actions stupides, de se faire remarquer. A chaque fois on a en arrière-plan un
« au lieu de » qui définit le centre notionnel. C’est d’ailleurs pourquoi faire le singe s’adapte
si bien au rapport entre parent et enfant : l’adulte rationalise une situation en établissant un
repère qualitatif dans l’ordre de l’action (ce qu’il faut faire), par contraste avec les actions
désordonnées et sans but qui sont le fait de l’enfant qui fait le singe. Dès lors, dans d’autres
contextes, on observera plutôt une mise en cause de cette absence de finalité intrinsèque :
Justement, je ne veux pas, dit-elle. Faire le singe au milieu d’une piste, ça ne m’amuse pas.
faire des singeries
Bien que cette collocation soit parfois perçue par les dictionnaires comme synonyme de la
précédente, et bien qu’elle réunisse à la fois la structure faire dét. N. et le substantif singeries,
dont nous avons pu avoir précédemment un aperçu, il s’agit d’une construction bien à part.
Ses valeurs contrastent fortement avec les précédentes : la valuation est fortement négative de
la part de So (ce qui tient à –erie), tandis que l’apparition du verbe support faire va permettre
la discrétisation de ce qui procède initialement d’une mise en suspens de Qnt/Qlt (mention).
En d’autres termes, on a la conjonction de plusieurs éléments dans cette construction :
Par singerie(s), on marque que l’actualisation de sing- importe peu : quels que soient les
termes X et Q, quelle que soit la visée ou la frontière, l’occurrence prise en considération est
donnée par So comme hautement représentative de D, mais avec un domaine notionnel en
rupture avec So : par suite, toutes les occurrences de sing- sont ramenées à cette rupture.
Par faire des (singeries), il y a l’effet inverse : il y a à nouveau un X explicité, de sorte que
ces occurrences de sing- trouvent une source identifiable. La multiplicité des occurrences
possibles (dérivées de l’occurrence hautement représentative de D) implique alors l’emploi
systématique du pluriel (alors qu’il n’est que tendanciel lorsque singerie(s) s’emploie seul).
Quoi qui soit fait, et quel que soit le but poursuivi par SX, toutes ses actions sont ramenées à
un modèle (celui de l’échec nécessaire), modèle qui est totalement rejeté par So. Par suite,
tous ces comportements forment une masse (désengagement Qnt au profit de Qlt), et cette
- 13 -
masse n’est plus qualifiée que par la rupture posée par la valuation de So (désengagement
Qlt). Cette masse est elle-même ramenée par le biais de faire (discrétisation par le paramètre
T) à une instance agentive (discrétisation par le paramètre S). C’est alors contre cette source
que se fait le positionnement négatif de So. De là viennent les valeurs fortement connotées
relevées par les dictionnaires, qui renvoient à des comportements rejetés en bloc, alors même
qu’ils doivent être rattachés à un agent : //être hypocrite//, //avoir des manières exagérées//...
Q  singe
La principale différence entre les expressions « de singe » et « comme un singe » tient au
terme prédiqué par ces expressions : dans le premier cas, il s’agit d’un nom (N. de singe) ;
dans le second cas, il s’agit d’un adjectif (Adj. comme un singe).
Nous nous concentrerons sur l’expression N. de singe qui est beaucoup plus instructive.
monnaie de singe
Il ne s’agit que d’obtenir une place dans le pullman : il n’en coûte qu’un sourire, ou une flatterie,
ou un article de journal. Monnaie de singe, comme on dit énergiquement.
Monnayer vise un ensemble d’actions et de comportements qui ne se réduit pas à l’échange de
monnaie. En cela, il s’apparente plus à la négociation, dans laquelle plusieurs facteurs seront
susceptibles de jouer un rôle important. De fait, les choses se monnayent, plus qu’on ne
monnaye les choses. De ce point de vue là, la visée est claire, même si c’est le contexte qui va
expliciter de quelle nature est X (et donc en vue de quoi s’emploie la monnaie de singe).
Etymologiquement, X correspond au montreur de singe qui souhaite entrer dans une cité (les
portes de la ville fonctionnant comme des péages), et qui va payer le droit d’entrée en
amusant les gardiens par les acrobaties qu’il fera exécuter par son singe (un singe savant).
Dans son sens élargi, la monnaie de singe renvoie une duperie, et c’est par rapport au résultat
(un paiement qui n’est pas un paiement digne de ce nom). En d’autres termes, c’est par
contraste avec vraie monnaie que va être construite la monnaie de singe (sur la Frontière).
Si ce paiement est accepté (et bien que la duperie soit dénoncée par l’énonciateur), la monnaie
de singe n’est pas aussi dépréciée que si l’on a fait tomber le masque sur la duperie. Par suite,
l’articulation (et la valeur de complicité) dépendra de la comparaison de l’effort et du résultat
obtenu, ou plus exactement du positionnement de So par rapport à l’utilisateur de la monnaie
de singe et par rapport à celui qui accepte d’être payé de la sorte. Mais malgré ces nuances
liées au positionnement de So, Q reste malgré tout défini par So comme étalon de référence.
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tête de singe, bras de singe… malin comme un singe, poilu comme un singe…
Quel que soit le terme qui sert de repère Q, on observe le même phénomène : le résultat est
obtenu sur la Frontière (par défaut, par déviance, par excès), et le terme n’en a que plus de
force s’il ne s’applique pas à l’animal (d’où la valeur d’insulte). Au contraire, si tel est le cas
(par exemple si on désigne par bras de singe les bras d’un chimpanzé), il n’y a pas de nouage.
Cela explique qu’on puisse avoir une entente littérale des constructions Adj. comme un singe :
singe est alors simplement le point de repère d’une relation lâche introduite par comme. Cette
analyse passe cependant à côté de la manipulation du domaine notionnel Q opérée par sing-.
On en vient alors à la question de ce qui prédisposerait le substantif singe à référer à l’animal.
(4) Accessibilité
La dernière phase d’analyse des interactions concerne l’accès aux autres plans de la
signification. En vue de nous concentrer sur la question du référent, ce type d’interactions va
être ici analysé en détail, dans l’espoir de traiter ainsi des principaux mécanismes à l’œuvre.
En premier lieu, à côté des contraintes sémantiques inhérentes à l’emploi d’une unité
lexicales, contraintes rendues explicites par l’analyse de sa forme schématique, on distinguera
deux autres ordres de signification qui n’ont pas de lien direct avec l’analyse schématique.
D’une part, le plan conceptuel concerne les concepts et leurs relations sémantiques
fondamentales (synonymie, antonymie, hyperonymie…). D’autre part, le plan référentiel
concerne les référents tels qu’ils sont susceptibles d’être définis négativement (comme extralinguistique). Ces deux plans sont distincts du plan schématique (ou « plan sémantique »).
Notons que c’est essentiellement le substantif qui va nous préoccuper ici, puisque c’est par lui
que les théories conceptuelles tentent de fonder et justifier leur démarche référentialiste.
Rappelons à cet égard que le nom implique comme correspondants : (Δ : X) ; (So : Q)
Cela signifie que ce qui correspond à X va être explicité par le contexte, par exemple comme
le terme duquel on dit qu’il s’agit d’un singe. De son côté, Q reste implicite, et par défaut il
s’agira du repère origine So. Donc c’est par rapport à So et à ce qui peut qualifier So que se
définira le repère qualitatif de X (par rapport au domaine notionnel Q, X vise I mais atteint F).
Les valeurs conceptuelles
Considérons tout d’abord la question des valeurs conceptuelles. Notons tout d’abord qu’elles
ont été bien sûr prises en considération de façon implicite dans les analyses qui précèdent.
De surcroît, dans un cas relativement simple comme celui de sing- où l’on a une répartition
presque mécanique entre X et Q des deux aspects Qnt et Qlt, la question des valeurs
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conceptuelles va essentiellement se poser par rapport à Q (tandis que la question des valeurs
référentielles portera surtout sur le statut de X en tant que peut lui être rattaché un référent).
Ensuite, on peut poser que c’est au niveau de la séquence que l’on peut accéder à une valeur
conceptuelle. En effet, la pluralité des valeurs que permet le morphème exclut que puisse lui
être rattachée une valeur centrale ou primitive. En revanche, au niveau de l’énoncé, il y a non
pas une seule valeur conceptuelle, mais une profusion de concepts qui se trouvent manipulés
au sein d’un même intenté (il n’en ira cependant pas de même pour les valeurs référentielles).
Il découle de ce qui précède que la catégorie grammaticale joue un rôle important dans les
valeurs conceptuelles observables, et c’est pourquoi c’est le premier angle de divergence entre
elles, malgré les analogies qui peuvent être faites (ou rétablies par le travail lexicographique).
Capillarité
Lorsqu’une valeur conceptuelle hérite directement de propriétés d’une autre valeur
conceptuelle, on peut parler de capillarité conceptuelle. Or, bien que ce phénomène se
rencontre, il est en réalité rare et marginal. C’est un phénomène spectaculaire, ce qui explique
la fascination qu’il a pu exercé et exerce encore sur les tenants des théories conceptuelles.
En l’espèce, il s’agit d’un phénomène que l’on rencontre surtout dans les terminologies et les
vocabulaires spécialisés. En ce qui concerne sing-, je ne vois qu’un cas d’emploi technique où
il est incontournable : c’est la valeur de treuil que prend le mot singe dans le vocabulaire du
bâtiment (« treuil monté sur deux chevalets servant à soulever de lourdes charges ») : le geste
employé pour tirer la corde (mouvement cadencé des bras) est généralement avancé pour
justifier de cet emploi ; il s’agirait donc de la ressemblance de l’ouvrier avec l’animal.
A titre de contre-exemples, d’autres emplois techniques découlent naturellement de la forme
schématique de sing-. Il en va ainsi des emplois spécialisés construits sur N. de singe : ainsi,
l’escalier de singe renvoie à < pas vraiment escalier > (en escalade, il s’agit d’une structure de
cordes entrecroisées formant des mailles lâches où placer les mains et les pieds) ; également
dans le domaine de l’escalade, le pont de singe est une sorte de pont (double cordage tendu
entre deux arbres, une corde servant pour les pieds, l’autre pour les mains).
Il en va de même pour les emplois du substantif lui-même, par exemple quand singe désigne
un pantographe, appareil qui permet de copier mécaniquement n’importe quel dessin sans
savoir dessiner : le fait de savoir dessiner a pour centre notionnel un savoir-faire qui n’est
plus requis si on utilise cet appareil. Ou bien encore lorsque singe désigne en optométrie
l’appareil servant à meuler les lentilles des lunettes à partir d’un modèle (il s’agit d’un axe
transversal reliant une meule circulaire et le modèle qui est placé sur une butée lisse) : par
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rapport au modèle (et à son élaboration), l’appareil facilite le travail. Et on remarquera à cet
égard que les appareils dont il peut être question avec singe ne relèvent pas de
l’automatisation : ils forment une transition entre l’artisanat et la production industrielle.
En résumé, on retrouve bien sûr par capillarité quelques traits récurrents tels que l’imitation,
ou encore l’idée d’ersatz. Cependant, ce ne sont là que des effets de surface (sciemment mis à
profit par la lexicographie). En réalité, il y a des opérations mentales qui président à tous ces
emplois. Il convient donc de ne pas confondre un effet de surface avec ce qui le rend possible.
Prédisposition
La question de la prédisposition se pose en ces termes : pourquoi au sein d’un système
conceptuel donné, le morphème s’applique à telle valeur plutôt qu’à telle autre ?
La première difficulté tient au fait que le système conceptuel doit être déjà identifié. Dans le
cas par exemple de la zoologie, il faut avoir déjà déterminé la valeur anthropologique. Cela
signifie donc que les valeurs référentielles sont préalables à l’interprétation des valeurs
conceptuelles. Mais dans le même temps, ce sont les séquences qui donnent accès aux valeurs
conceptuelles, alors que c’est seulement à l’échelle de l’énoncé que les valeurs référentielles
pourront être établies. Elles vont donc éclairer en retour les valeurs conceptuelles pertinentes.
Autrement dit, celles-ci ne sont pas constitutives des valeurs référentielles (bien au contraire),
et ce n’est pas en tant que les séquences peuvent donner accès à des concepts qu’elles
pourraient suffire à déterminer la signification de l’énoncé ou de ses composants. Il faut bien
plutôt concevoir cela comme un mouvement de va-et-vient et de reconstruction notionnelle.
Calibrage
Nous allons nous concentrer à partir de là sur le cas particulier de la valeur calibrée.
La valeur calibrée est la valeur qui est en général intuitivement retenue comme première, et
par suite présentée comme valeur centrale par le lexicographe. Ainsi que nous l’avons dit en
introduction, dans le cas du morphème sing-, il s’agit de l’animal (animé et non-humain).
En devançant quelque peu ce qui va concerner les valeurs référentielles, on peut tenter
d’analyser la prédisposition en fonction de la valeur anthropologique. Ce qu’on peut déjà
indiquer, c’est que le morphème sing- vise en réalité à déstabiliser cette valeur référentielle.
Etant donné que So reçoit le rôle de gradient qualitatif de Q lorsqu’il s’agit du nom, on peut
prendre pour centre notionnel I : //humain//. Il s’ensuit que E correspond à //animal//, et F
correspond à quelque chose d’intermédiaire, à savoir les //primates supérieurs non-humains//.
- 17 -
Or, il ne faut pas inverser les choses : si le mot singe renvoie alors au concept de //primate//
(non-humain), c’est parce qu’en l’absence de connotation péjorative (absence liée au fait qu’il
n’y a pas ici référence à un humain), c’est à un animal qu’il va falloir référer. Autrement dit, il
faut trouver une entité qui a pour propriété intrinsèque une intentionnalité négative, ce qui ne
peut pas s’appliquer sans dommage à un être humain. Et en sens inverse, il faut qu’il puisse y
avoir attribution de visées, et c’est pourquoi il faut la plus grande analogie possible avec l’être
humain. Le résultat de telles contraintes, c’est que ce sont précisément des primates
supérieurs non-humains qui seuls pourront correspondre à un tel schéma. De là vient cette
valeur conceptuelle et le réseau de propriétés qui va la définir et pourra ainsi se déployer.
En conséquence, l’alliance du substantif et d’un déictique aboutira (en l’absence de X
anaphorique) à rechercher dans les circonstances d’énonciation un référent animalier.
Par suite, les énoncés du type « C’est un singe », « C’est un singe qui a fait ça », auront
tendance à renvoyer à la notion d’animal, sauf si quelqu’un a déjà été identifié dans le
discours et est susceptible d’être qualifié par ce terme. Donc l’emploi par défaut résulte en fait
du cumul de plusieurs facteurs qui en font un emploi spécifique et non pas emblématique.
Les valeurs référentielles
En ce qui concerne les valeurs référentielles, nous adopterons une série d’axiomes :
-
seul un énoncé peut avoir une valeur référentielle (et généralement plusieurs)
-
ni le morphème, ni le mot, ni la séquence, n’ont de valeur référentielle intrinsèque
-
chaque unité signifiante de l’énoncé peut contribuer aux valeurs référentielles
-
les circonstances d’énonciation contribuent aussi aux valeurs référentielles
-
le référent résulte de l’intersection entre différentes valeurs référentielles
Parmi les valeurs référentielles possibles, nous analyserons ici la valeur anthropologique, car
c’est celle qui est directement invoquée et utilisée par les théories conceptuelles. Il en existe
bien sûr d’autres : valeur d’approximation, valeur de vérité, valeur temporelle, valeur
aspectuelle, valeur modale, etc. Il existe des liens forts entre les valeurs référentielles et les
paramètres mobilisés lors du repérage de l’énoncé. Dans le cas de la valeur anthropologique,
ce lien concerne notamment la relation entre le paramètre Qlt et la visée liée au décrochage.
Généralement sous forme d’alternatives, nous noterons comme suit la valeur référentielle :
<VR+/–H > : valeur référentielle < ± humain > (donc : VR+H s’oppose à VR–H)
Dans ce qui suit, nous entendrons systématiquement VR–H comme synonyme d’animal. Nous
les opposerons l’un et l’autre au cas de figure < Inanimé >, noté par commodité VR≠H.
- 18 -
Importance de l’ambiguïté référentielle liée à singDe prime abord, on peut penser qu’en l’absence d’entourage syntaxique spécifique, c’est la
valeur VR–H qui va s’imposer, alors que l’émergence de la valeur VR+H nécessiterait une
construction particulière, dont le prototype serait « ce n’est pas à un vieux singe qu’on
apprend à faire des grimaces ». C’est pourquoi l’animal serait le cas de figure par défaut.
En réalité, la grande majorité des constructions étudiées jusqu’à présent acceptent tout aussi
bien l’une et l’autre de ces valeurs. En réalité, et contrairement à l’intuition, il s’avère que la
valeur anthropologique est en permanence remise en cause par l’emploi du morphème sing-.
Il va de soi qu’accompagné d’un article, singe peut renvoyer à l’animal. Mais un singe peut
renvoyer à un ouvrier (typographe), et le singe peut renvoyer au patron. Sans article (Singe),
la situation est analogue : le signe astrologique renvoie à la fois à son animal éponyme et aux
individus nés sous ce signe. Si on passe aux dérivés, le phénomène se reproduit : singerie met
généralement en cause un être humain, mais il peut aussi s’agir d’une ménagerie composée de
singes (emploi archaïque). Les collocations confirment ce constat : un singe savant peut par
exemple tout aussi bien désigner l’animal dressé à faire des tours, que celui qui répète
bêtement ce qu’il a entendu ou cru comprendre. De façon générale, l’emploi d’un adjectif ne
permet pas de trancher sur la valeur résultante : un vieux singe peut être un homme
expérimenté, ou un chimpanzé d’un certain âge… Et un petit singe peut être un ouistiti ou un
terme affectueux employé pour désigner un enfant. Même un tour spécialisé comme singe
hurleur, qui s’emploie en zoologie pour désigner une espèce spécifique de primates, peut
aussi s’employer comme insulte (quelle que soit la valeur présidant au choix du substantif :
patron, personne servile ou hypocrite, etc.). Quant au singeur, même s’il s’agira toujours d’un
être humain, sa construction n’est pas la même selon qu’elle renvoie à l’animal (montreur de
singes) ou d’une personne qui a la fâcheuse manie de singer ses congénères…
Dans les expressions adjectivales, le problème se répète. Comme nous l’avons vu, monnaie de
singe peut renvoyer (sens originel) au paiement réalisé au moyen d’un tel animal, ou bien à
qualifier des comportements humains (sens actuel). Les bras de singe peuvent être des bras de
chimpanzé, même si l’expression s’emploie habituellement pour qualifier ceux d’un être
humain (et il en va de même pour tête de singe). Enfin, la construction être le singe de N est
révélatrice de toutes ces ambiguïtés référentielles : il est tout à fait possible de la rencontrer au
sujet d’un animal, par exemple pour le rattacher à son propriétaire (C’est le singe de Paul).
Cependant, cette expression s’emploie surtout pour qualifier un écrivain qui a pour modèle un
- 19 -
auteur qu’il imite servilement par le style et les thèmes usités dans ses œuvres (Il n’était guère
plus que le singe de Balzac). Finalement, dans ce dernier cas de figure, il n’y a plus vraiment
de trace de l’animal, à moins de ne faire une série d’analogies qui passeraient par le verbe
singer (en vue de retrouver derrière ce verbe le substantif singe). Or, s’il y a bien un verbe
dont la valeur anthropologique laisse peu de place à l’ambiguïté, c’est bel et bien le verbe
singer, dont le sujet sera nécessairement un humain (l’objet également, à moins qu’il ne
s’agisse d’une viande dont on prépare la sauce). Et il est à cet égard révélateur de trouver
comme expression « Le singe imite l’homme » : car si le verbe imiter s’impose ici, c’est ausssi
parce que le verbe singer n’accepte guère qu’un animé humain comme sujet syntaxique.
Les exceptions à ce phénomène sont donc en nombre limité :
-
singer contribue à générer VR+H par ses arguments (même remarque pour singeur)
-
du singe peut s’appliquer à l’animal (au sens littéral de viande de singe), même si cet
emploi est rarissime (comparé à l’argot militaire). De toute façon, il est difficile de
parler d’une alternative entre Animal et Inanimé : chaque fois, il s’agit d’Inanimé.
-
l’emploi de singer pour désigner la préparation d’une sauce soulève le même
problème : il n’y est aucunement question de l’animal, l’ambiguïté tenant au fait que
se trouvent réunies deux valeurs divergentes. C0 renvoie à un sujet humain (le
cuisinier), tandis que C1 renvoie soit à la viande préparée (singer le chevreuil), soit à
la sauce elle-même (il a singé la sauce), mais en tous les cas à de l’Inanimé.
-
X est Q comme un singe : au sein de cette expression, la séquence « un singe » peut
être stabilisée vers un référent abstrait de type VR–H. Et par contraste, X contribuera
plutôt à VR+H. Ce jeu sur la valeur anthropologique n’est pas sans incidence : il est
autant question d’humain que de l’animal (et en fait d’un humain, car c’est le véritable
propos de l’énoncé). A contrario, une telle conjonction de valeurs divergentes révèle
l’ambiguïté intrinsèque du morphème sing- à l’égard de la valeur anthropologique.
C’est par l’analyse de singularités combinatoires qu’on peut espérer voir comment se fait la
détermination finale de la valeur anthropologique. En effet, et ainsi que nous l’avions posé à
titre de règle générale, il semble que le morphème sing-, pas plus que tout autre, ne peut
asseoir à lui seul la valeur référentielle de l’énoncé où il apparaît (et donc du référent auquel
peut se rapporter l’énoncé). Au contraire, il semble qu’il ne sert qu’à perturber cette valeur, au
lieu de lui donner la stabilité que lui prête si facilement la tradition lexicographique.
- 20 -
C’est un singe savant
Cette construction est fascinante à plus d’un égard. En elle se trouvent concentrées plusieurs
problématiques significatives. Et en premier lieu, on relèvera la polysémie de cette lexie.
On peut dégager quatre valeurs possibles (seule la première est de type VR–H) :
-
animal de cirque : il s’agit de l’animal dressé pour faire des acrobaties.
-
terme d’insulte : un adulte est qualifié de singe savant parce qu’il n’a que l’apparence
d’une compétence ou d’un savoir-faire qui lui fait en réalité défaut.
-
terme affectueux : si un enfant est désigné comme singe savant, cela s’accompagne
souvent d’une certaine indulgence par contraste avec le précédent emploi.
-
terme de tauromachie (emprunt calqué sur l’espagnol monosabio) : personnage
déguisé intervenant au cours du spectacle pour remettre la piste en état après chaque
combat et pour assister le picador pendant le tercio de la pique. Syn. valet de piste
On notera d’ores et déjà un phénomène général lié à la relation entre visée et intentionalité,
l’une et l’autre se contrariant mutuellement. Cela est bien entendu évident si l’on tient compte
du fait que chacune se définit par opposition à l’autre. Mais comment se résoud ce conflit ?
Pour traiter de cette question et expliquer le devenir de la valeur anthropologique dans une
telle expression, il faut analyser la façon dont s’articulent l’un à l’autre singe et savant.
sing- marque l’échec nécessaire de la visée par X d’un prédicat Q centré par So
un singe : la forme nominale avec article indique que sing- est une propriété d’une entité
savoir marque que le sujet X est l’instance d’identification des propriétés d’un terme Q
-ant marque la qualification d’un sujet par rapport à son acquis
NB. la FS de savoir/savant est décrite dans Les figures du sujet de Franckel & Lebaud
Comme on le voit à travers ces formes schématiques, il y a visée (et intentionnalité négative)
par rapport au fait de posséder un savoir (pour un domaine de compétence défini).
Autrement dit : X a pour propriété intrinsèque de viser la réalisation d’un prédicat Q, alors
même que l’échec est nécessaire, ce prédicat définissant un domaine d’activité D pour lequel
X n’a pas compétence : les actions effectives de X auxquelles réfère en situation l’expression
témoignent aux yeux de l’énonciateur du fait que X vise intrinsèquement à montrer un savoir
qu’il ne possède pas. Le singe savant ne sait pas ce que c’est que savoir : il vise à appartenir à
un domaine de compétence du savoir, sans même savoir la différence entre savoir et ne pas
savoir (c’est-à-dire ce qu’une telle différence signifie dans ce domaine d’activité).
- 21 -
Je propose d’esquisser à présent une formulation schématique à partir de ces FS, afin de
montrer la façon dont elles se trouvent articulées au sein de cette collocation.
Je noterai pour cela la visée par W (x  y), et l’intentionnalité par Λ (x  y).
En outre, la structuration d’un domaine notionnel sera notée par θ (x  y).
W (x  y) se lit : il y a visée ; x est en position décrochée et l’objet de sa visée est y
Λ (x  y) se lit : il y a intentionnalité de la part de x par rapport à un repère y
θ (x  y) se lit : la structuration du domaine notionnel y est réalisée grâce à x
La principale relation de repérage est ici la relation d’appartenance (∈).
Les autres opérateurs sont la conjonction (&), l’identité (≡) et l’implication (⊃).
Les termes sont introduits par prédication existentielle sauf mention contraire (opérateur ∀).
Dans l’analyse de singe savant, on introduit D (domaine de compétence défini par savoir).
Voici la formule schématique que l’on peut obtenir :
un singe
θ (So  Q)
X ≡ W (X  Q) & Λ (X  Q’)
… savant
Q = (X ∈ D)
∀p / (X ∈ D) ⊃ θ (X  (p ∈ Q) )
Cette formule peut se lire ainsi :
θ (So  Q)
l’énonciateur fonde la différence entre Q et autre que Q (il opère la structuration de Q)
X ≡ W (X  Q) & Λ (X  Q’)
X a pour propriété intrinsèque (≡) de viser Q (W / X  Q). Et il se définira également
(&)par une relation d’intentionnalité par rapport à Q’ (Λ / X  Q’).
Q = (X ∈ D)
Q se définit comme le fait, pour X, d’appartenir à un domaine d’activité D (X ∈ D).
∀p / (X ∈ D) ⊃ θ (X  (p ∈ Q) )
Pour tout prédicat p (∀p), on peut dire que l’appartenance de X au domaine d’activité D
(X ∈ D) se traduit par le fait (⊃) que X est à l’origine de la structuration notionnelle (θ /
X  …), celle-ci concernant les relations possibles d’inclusion entre un quelconque
prédicat p et le domaine de savoir (Q) visé par X. Il s’agit de relations d’appartenance
(donc : p ∈ Q), en ce sens que si X appartient à ce domaine d’activité, il est alors
capable d’établir ce qui en est le centre notionnel et ce qui lui est extérieur (Il sait !).
- 22 -
Synthèse
∀p / X ≡ W { X  [ (X ∈ D) ⊃ θ (X  (p ∈ Q)) ] } & Λ { X  – [ (X ∈ D) ⊃ θ (X  (p ∈ Q)) ] }
avec pour présupposé : θ (So  Q)
Si on procède à la combinaison de ces différents éléments (notamment en réécrivant le propre
de celui qui sait, à la fois à l’intérieur de la visée et à l’intérieur de l’intentionalité), on
constate qu’il y a une tension de chaque côté, tension qui est profondément renforcée si l’on
prend en compte le statut de X, et tout particulièrement son statut par rapport à la valeur
anthropologique qu’on peut lui attribuer. Or, et c’est ce qui ressort de la formule schématique
proposée, il n’est pas possible de déduire de singe savant s’il s’agit ou non d’un être humain
(ce paramètre n’intervient à aucun moment). Donc c’est le contexte seul (contexte élargi,
circonstances d’énonciation) qui permettra de qualifier X par rapport à VR±H.
Chaque emploi mérite à partir de là une nouvelle analyse :
- animal de cirque : on a VR–H, ce qui déstabilise la visée. Par suite, c’est l’intentionnalité
qui se trouve renforcée (Λ > W), et va s’appuyer sur une frontière épaisse. Le singe savant
peut y avoir une véritable compétence (et il faut donc un long dressage), mais il n’est savant
que par rapport au domaine d’activité de référence, celui qu’il imite chez l’homme. C’est
parce qu’il paraît savant sans l’être véritablement qu’il peut être qualifié de singe savant.
- terme d’insulte : on a VR+H, ce qui déstabilise l’intentionnalité. Par suite, c’est la visée qui
est renforcée (W > Λ). Qualifier quelqu’un de singe savant, c’est donc lui prêter une arrièrepensée (d’où la valeur //hypocrisie//). La contradiction à être à la fois singe et savant se
traduit alors par des connotations péjoratives : il est singe savant par rapport à un domaine où
il n’y connaît rien en réalité. L’intentionnalité qui subsiste contribue à cette valeur.
- terme affectueux : pour amoindrir l’aspect péjoratif de l’expression, on peut par exemple
l’appliquer à un enfant. La visée est prédominante (VR+H), mais il y a en quelque sorte une
excuse : l’enfant répète sans savoir véritablement parce qu’il n’a pas encore l’âge de tout
comprendre. Par suite, l’intentionnalité n’est pas de son fait (il n’y a pas d’hypocrisie) et on
observe une sorte d’équilibre entre ces deux dimensions (Λ = W).
- terme de tauromachie : une autre façon d’amoindrir cet aspect péjoratif consiste à
l’appliquer à une scène de spectacle. Là aussi la visée est prédominante puisque VR+H. Mais
l’expression s’applique cette fois à un personnage, et non à une personne. Les connotations
péjoratives se trouvent effacées, mais cela implique une délimitation stricte des actions du
personnage (d’où une codification) et un repérage de ce qui est symboliquement visé à
l’intérieur même de ce spectacle (notamment par rapport au picador qu’il doit assister).
- 23 -
En résumé, on constate que VR–H crée un conflit par rapport à la présence de la visée
(puisqu’elle ne peut guère qu’être attribuée lorsqu’il est question d’un animal), tandis que
VR+H crée un conflit par rapport à l’intentionnalité (il faut expliquer pourquoi l’échec est
nécessaire, alors que cela est contraire à la caractérisation de ce qui est humain). La résolution
de ce conflit passe alors par des emplois définis par le scénario dans lequel le terme s’inscrit.
Enfin, dans l’énoncé « C’est un singe savant ! », il va alors de soi qu’il est impossible de dire
hors contexte s’il est question ou non d’un humain ou d’un animal. Le X auquel réfère C’…
doit être recherché ailleurs, dans le texte qui précède ou les circonstances extra-linguistiques.
Un détour par le singeur
On a observé comment la relation entre la visée et l’intentionnalité contenues dans la FS de
sing- prenait la forme d’un conflit, l’une et l’autre se contrariant mutuellement.
La résolution de ce conflit repose en réalité sur la distinction entre Intérieur et Frontière (à
partir de So qui sert de repère à la structuration notionnelle). Or, la Frontière elle-même a une
position instable : elle peut être plus ou moins épaisse.
La conséquence de ce double conflit est à l’origine de la déstabilisation permanente subie par
la valeur anthropologique, pourtant présentée comme centrale pour ce morphème. Et c’est
donc ce double conflit qui explique en retour l’ambiguïté référentielle systématiquement
relevée dans la plupart des séquences comportant le morphème sing-. A titre d’exemple,
singeur comporte le suffixe –eur caractéristique de l’agentivité (ce qui va aboutir à renforcer
VR+H), ce qui ne laisse pourtant pas d’être paradoxal. Et c’est pourquoi on aboutit soit à une
dissociation entre la base et le suffixe (c’est un agent concerné par l’animal : un montreur de
singes), soit à une fusion entre la base et le suffixe (c’est un agent qui singe : un imitateur).
singeur = Montreur de singes : la base est ici nominale. Il n’y a pas de nouage, mais ajout :
on préserve la prédominance de l’intentionnalité propre au morphème sing-, tandis que la
visée contenue dans –eur se retrouve à construire une entité autonome avec le déterminant.
Les deux unités ne partagent pas le même X : il y a le X qui est VR–H, et le X qui est forain.
singeur = Imitateur : la base fonctionne ici comme support verbal. Le X est alors commun à
la fois à sing- et à -eur. Autrement dit, l’agentivité contenue dans -eur va alimenter le
paramètre de visée propre à sing-, et donc renforcer le conflit qui y gît. Il y aura alors nouage.
Même en ayant un même résultat sur le plan de la valeur référentielle (VR+H), on obtiendra
cependant deux résultats différents. L’effet n’en est évidemment que plus visible lorsqu’il y a
opposition entre l’animal et l’humain, et ce raisonnement peut être répété à chaque fois.
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Dès lors que So sert de repère à Q (ce qui se produit lorsqu’on a affaire au nom), le conflit est
en effet amplifié, et il faut soit renforcer la visée propre à X (d’où VR+H), soit l’atténuer au
maximum (d’où VR–H). Cela procède en effet d’un paralogisme entre So et singe : si So et X
appartiennent au même paradigme notionnel (VR+H), So ne peut accepter d’avoir lui aussi
pour propriété intrinsèque (emploi nominal) de fixer en quoi consisterait la nécessité de ses
propres échecs… Par conséquent, les emplois nominaux de type VR+H vont mettre en avant
une spécificité, qu’elle soit de type professionnelle, technique, symbolique, ou d’autre nature,
à seule fin de dissocier le rôle de So (par rapport à Q) et le fait qu’il partage l’agentivité de X.
Le singe imite l’homme
En dernier lieu, on pourrait considérer qu’il suffit d’atteindre l’échelle de l’énoncé pour que
soit enfin résolue la nature de X, sachant que l’interprétation de la valeur conceptuelle de la
séquence dans laquelle apparaît sing- sera tributaire en premier lieu de son repérage sur le
plan référentiel en tant qu’elle va renvoyer à un être humain ou à un animal. Et de fait, cette
question est un problème central des théories conceptuelles : même si je sais de quel animal il
s’agit si je le désigne par le mot singe, ou de quel type d’être humain il s’agira si j’emploie le
mot singe, il n’en reste pas moins que le contexte doit m’indiquer si ce à quoi réfère tel
énoncé que je rencontre va effectivement concerner un être humain ou bien un animal.
Comme nous l’avons indiqué, les valeurs référentielles commencent à prendre forme à
l’échelle de l’énoncé. Or, l’énoncé lui-même peut être insuffisant pour trancher cette question.
Nous prendrons ici comme exemple l’énoncé « Le singe imite l’homme ». Est-ce que dans un
tel cas, singe renvoie nécessairement à l’animal ? Ou alors à un être humain ? Les deux
extraits qui suivent montrent que l’interprétation de la valeur référentielle peut exiger le
passage à un contexte beaucoup plus large que ne le laisserait penser cette simple phrase.
« singe »  VR–H : « Mais je reviens à ce gros crâne de nos bébés ; aucun petit singe n’a rien de
pareil. Voilà donc le singe avec son savoir-faire, mais sans aucun pouvoir d’inventer. Ces quatre
mains, rapportées à ce petit crâne, définissent l’imitation simiesque ; la ressemblance fait
apparaître aussitôt l’immense différence. Et plus le singe imite l’homme, plus la différence se
montre » (ALAIN, Propos, 1936, p.269)
« singe »  VR+H : « Certains s’arrêtaient pour regarder les joueurs d’un œil connaisseur,
donnant des conseils qu’on n’écoutait pas. Curieusement, peut-être parce que le singe imite
l’homme comme l’observa finement Loulou, ceux de la rue Bachelet jouaient au même jeu mais
avec un ballon non réglementaire » (SABATIER, David et Olivier, 1985, p.358)
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Ainsi donc, cette phrase elle-même ne parvient pas à stabiliser la valeur anthropologique.
Pour y voir plus clair, effectuons une analyse sommaire des constituants de la phrase :
Le singe : il est un X qui a pour propriété intrinsèque l’échec nécessaire (d’atteindre F), et ce
que l’on va en dire est à mettre directement en relation (art. défini) avec cette propriété.
Imite : indique la construction d’une visée entre C0 et C1
L’homme : il est un Y dont les propriétés intrinsèques Q sont définies par So.
On assiste à la mise en mouvement de ce double conflit que nous avions déjà commencé à
analyser. En effet, ce conflit est mis en œuvre par l’emploi simultané de la forme nominale
qui renforce l’intentionnalité et par le verbe imiter qui réintroduit directement de la visée.
On peut gloser ce conflit de la façon suivante : celui qui pour moi ne peut pas faire autrement
(de façon plus ou moins intrinsèque) que de prendre un objet pour visée, aura beau faire qu’il
ne pourra pas faire autrement qu’échouer à devenir ce qu’il a pris pour objet de sa visée.
Les deux formes nominales qui se font face renvoient donc à deux instances, qui renvoient
elles-mêmes à deux faisceaux de propriétés. Or, l’un des faisceaux est lui-même engagé dans
une relation avec l’autre faisceau (celui de homme qui sert ici de repère pour celui de singe).
Ces deux instances ont donc des propriétés intrinsèques qui restent inévitablement différentes.
C’est pourquoi l’échec est inéluctable, malgré le renforcement de la visée contenue dans le
verbe imiter. On peut l’expliciter : le singe n’a pas d’autre choix qu’imiter l’homme.
Dans ce jeu qualitatif (faisceaux de propriété), on voit alors l’épaisseur de la frontière qui
s’installe et va ainsi creuser l’écart entre X et Y (les arguments du verbe imiter).
Que X (c’est-à-dire le référé de singe) renvoie ou non à un animal n’a alors d’incidence que
sur l’équilibre entre primauté de l’intentionnalité et primauté de la frontière.
En effet, si on a VR–H, il est en quelque sorte question d’une loi naturelle, et l’accent est
alors mis sur les propriétés intrinsèques (donc sur l’épaisseur de la frontière). L’intervention
d’imiter sert uniquement à mieux nouer l’un à l’autre les deux instances X et Y.
De l’autre côté, si on a VR+H, il s’agit alors d’ériger Q en modèle par rapport auquel X va se
déterminer. Et l’usage de sing- va servir à renforcer le caractère déterministe de cette relation
et d’insister sur la nécessité de l’échec. L’accent est alors mis sur la primauté de
l’intentionnalité, et il s’agit bien plutôt d’une greffe : chaque terme conserve une certaine
autonomie référentielle, tout en contribuant à la mise en abime de ce qui permet de rapprocher
l’un de l’autre les deux faisceaux de propriétés associés aux deux arguments d’imiter.
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Conclusion
J’espère avoir pu montrer comment le référent n’était qu’un épiphénomène qui ne trouve de
contenu qu’à l’intersection des valeurs référentielles des énoncés et du contexte extralinguistique de l’énonciation. Par suite, les théories conceptuelles s’appuient de façon erronée
sur cet épiphénomène, passant à côté de ce qui définit en réalité le morphème sing- : non pas
de référer à cet animal, mais de mettre en mouvement la distinction même entre l’homme et
l’animal. La désintrication de ce qui est finalement extérieur à la forme schématique de ce
morphème me semble mieux réalisée par l’analyse de ce qu’il va pouvoir construire en termes
conceptuels et référentiels. Certes, on ne peut réduire un fait de langage à ce qui est extérieur
au langage. Mais à l’inverse, le fait de langage trouve tout son sens en laissant transparaître la
façon même dont il articule et met en scène ce qui lui est étranger.
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