FONDATION TRUDEAU FOUNDATION Les Musulmans dans les sociétés occidentales Colloque Trudeau 2006 sur les politiques publiques Vancouver, 16-18 novembre 2006 Contexte des discussions Dans les années 1950, l’intellectuel français André Malraux a relevé que la montée de l’Islam causera un problème fondamental à l’Occident. Sa mise en garde portait sur les effets politiques de la montée de l’Islam, largement sous-estimés et comparables en 1956 à l’apparition de la doctrine du léninisme dans les années 1920 1 . Animé d’un eurocentrisme tout à fait caractéristique de son époque et probablement d’une volonté de justifier également les pratiques colonialistes de la France, Malraux discernait un « problème » islamique : une « race » de personnes qui privilégieront la sauvegarde de leur identité au détriment des bienfaits que l’Occident pourra leur apporter. Au-delà des préjugés culturels, économiques et politiques, il est encore possible d’admettre la perspicacité descriptive dont Malraux a fait preuve. En 1956, ce dernier a perçu l’amalgame complexe formé des politiques identitaires, des ensembles de croyances de nature conflictuelle, de même que de la rupture dans les rapports de pouvoir établis; ces facteurs allaient caractériser les relations entre les sociétés islamique et occidentale 50 ans plus tard. Malraux a également contribué à relater un conflit qui éveille actuellement des résonances plus profondes qu’au milieu du XXe siècle. Il ne s’agit pas dans ce cas-ci de préconiser l’analyse partiale, voire intéressée, de Malraux, mais bien d’admettre que cette analyse s’insère dans un vaste courant de pensée occidental qui a influé sur les relations avec l’Islam. Le rôle croissant des sociétés islamiques a été obnubilé en partie au cours de la Guerre froide, pendant laquelle l’activité des camps américain et soviétique a eu pour effet de masquer les diverses tendances nouvelles qui allaient échapper en grande partie à l’attention du monde entier. Au cours des années 1990, les masques sont tombés et la politique islamique a pris une place prépondérante dans les affaires internationales. Parallèlement, il y a eu radicalisation et hausse de l’activité politique chez les communautés immigrantes islamiques de plusieurs pays occidentaux. L’interaction entre la politique du Moyen-Orient et la politique extérieure de l’Occident a alors fait l’objet d’une attention critique. À partir de la description bien établie, précise et détaillée du conflit qui émane des écrits de Malraux, Samuel Huntington a ajouté à l’inquiétude 1 André Malraux, le 3 juin 1956. (« C'est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l'islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles… Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s'établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis “musulmane”, je pense moins aux structures religieuses qu'aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. … Nous avons d'eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l'avenir de leur race. L'Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus »). lorsqu’il a emprunté de Bernard Lewis un concept pour décrire le « choc des civilisations » 2 croissant. Depuis les attaques du 11 septembre 2001, des conflits surgissent en de nombreux points, dont : l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak; les mauvais traitements infligés à la prison d’Abou Ghraib; le conflit incessant au Caucase du Sud; l’assassinat de Theo van Gogh aux Pays-Bas; les attentats-suicide à Londres en 2005; les manifestations consécutives à la publication de caricatures du Prophète au Danemark en 2006; ainsi qu’un complot terroriste présumé en Ontario en 2006 se traduisant par de nombreuses arrestations. Dans un document de travail pour le compte du Groupe de haut niveau des Nations Unies pour l’alliance des civilisations 3 , le professeur Tomaz Mastnak, directeur, décrit les façons négatives par lesquelles le cadre du « choc des civilisations » opère sur le plan idéologique : Le choc des civilisations repose en grande partie sur la répartition du pouvoir et de la richesse, de même que sur le caractère identitaire que revêt la recherche de l’intérêt matériel. À ce titre, il reste peu de place pour la négociation et le compromis; les conflits qui s’ensuivent prêtent proportionnellement à la radicalisation, à l’exclusion, à l’amertume, à la brutalité, à la violence et la destruction. Il ne s’agit pas ici d’avancer que la rhétorique du conflit suscite le conflit, mais plutôt que cette rhétorique procure un cadre par lequel les sources actuelles de conflit sont canalisées, voire radicalisées, et – fait le plus inquiétant – rendues inévitables. Il est curieux de constater que les effets de la description précise et détaillée du conflit sont ressentis non seulement entre l’Islam et l’Occident mais également au sein de ces concepts. Il s’agit d’insister sur le fait que ni l’Islam ni l’Occident n’existent, dans la mesure où ces appellations évoquent des idées ou sociétés unifiées ou monolithiques. En réalité, il se révèle même périlleux de juxtaposer une religion à un espace (méta)physique. Il existe de nombreux Islams – sous l’angle religieux, politique et géographique – tout comme il existe de nombreux Occidents. De fait, l’Occident incarné par le gouvernement américain actuel s’est défini par opposition à l’Occident de la « Vieille Europe ». De la même façon, l’Occident au Japon diffère sur de nombreux plans de la définition de l’Occident au sens du patrimoine « gréco-romano-sémitique ». Cependant, la description précise et détaillée permet de généraliser les concepts de l’Islam et de l’Occident. Au sein de l’Occident, l’Islam fait figure d’ennemi qu’il faut pacifier, contester ou combattre. Au sein de l’Islam, l’Occident donne lieu de façon ironique à une réaffirmation d’un sentiment interne – et dont la responsabilité incombe en forte partie aux dirigeants politiques, culturels et religieux locaux – selon lequel tous les problèmes des sociétés islamiques s’appuient sur un grief perpétuel contre l’Occident unifié et rapace. Ce contexte alimente la politique de l’amertume, empreinte d’« humiliation » et de 2 Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations (2000). La publication du rapport du Groupe de haut niveau des Nations Unies pour l’alliance des civilisations est prévue à la fin 2006, période qui coïncide avec la tenue du colloque Trudeau de 2006. On tentera d’établir un lien direct entre ces deux initiatives. 3 2 ressentiment. Enfin, comme Mastnak semble indiquer, le « choc des civilisations » ramène l’ensemble du conflit aux ressources, à la répartition économique, de même qu’au pouvoir et à l’influence de nature politique ancrés dans un conflit identitaire. Bien que les notions mêmes de « civilisation » et de « civilisations » soient profondément remises en question, le choc fait l’objet d’une simplification prenant la forme d’une bataille éthique sur les valeurs conflictuelles entre des entités culturelles monolithiques. En outre, la rhétorique du choc des civilisations fait abstraction d’un vaste phénomène, soit la réaffirmation de la religion sous diverses formes dans le débat public de nombreuses sociétés occidentales. Il se peut que le choc que nous vivons relève moins de la civilisation que de l’idéologie, entre la sécularisation et la religion, particulièrement si celle-ci se présente sous une forme « traditionaliste » ou « orthodoxe ». L’analyse précédente montre de toute évidence qu’il est impossible de distinguer les aspects internationaux et nationaux ayant trait aux relations entre les pays musulmans et l’Occident. L’inégalité et les griefs d’ordre économique, l’appui au cours de l’histoire des soi-disant grandes puissances aux régimes totalitaires du monde arabe et des autres sociétés à majorité musulmane, le colonialisme de l’Occident aux XIXe et XXe siècles, les récentes invasions et occupations de l’Afghanistan et de l’Irak, les meurtrissures chroniques engendrées par le conflit israélo-palestinien, et le sentiment omniprésent dans le monde arabe selon lequel l’Occident affiche un parti pris politique sont tous des facteurs qui risquent de façonner les attitudes des minorités musulmanes à l’égard des sociétés occidentales. Il faut également admettre les aspirations transnationales de ce qu’il est possible de désigner comme étant le caractère « ummique » d’une description précise et détaillée de l’identité musulmane; ce caractère établit un lien transfrontalier entre les Musulmans, un lien enraciné dans l’histoire, la tradition, la doctrine et la politique actuelle. Il se trouve manifestement des propagandistes transnationaux qui cherchent par leurs activités à influer sur les politiques et pratiques de l’Islam au sein des sociétés occidentales. À l’inverse, l’établissement de la menace islamique tel que dépeinte par les Malraux, Lewis et Huntington influe sur les attitudes des populations majoritaires dans les pays occidentaux, ce qui justifie les mesures de « sécurité » qui touchent de manière disproportionnée les populations musulmanes. Cela dit, peut-être reste-t-il à établir la distinction entre l’Islam et l’Occident en fonction des pays. En effet, les rapports entre les sociétés d’un pays ne sont pas les seuls facteurs déterminants des conflits internationaux et préoccupations historiques transnationales. Voilà pourquoi le présent colloque s’intitule « Les Musulmans dans les sociétés occidentales » plutôt que « L’Islam dans les sociétés occidentales » : elle portera sur les personnes plutôt que sur une religion ou une idéologie prétendument unifiée. À la suite de la publication des caricatures du Prophète au Danemark, les populations musulmanes ont réagi de diverses façons. Pendant que la violence explosait dans de nombreux pays, il y avait des manifestations de masse dans d’autres. Au Canada, où les caricatures ont été publiées par la suite dans un magazine de l’Ouest canadien, la réaction a été nettement tempérée; le rédacteur en chef de ce magazine a reçu des lettres et la Commission des droits de la personne de l’Alberta a reçu une plainte. Comment pouvons-nous expliquer ces réactions différentes? 3 Premièrement, il importe d’insister sur la diversité des Islams, faisant l’objet de traditions et de pratiques différentes chez divers adhérents (les chiites, les sunnites, les diverses écoles de droit, etc.). Bien que la pensée islamique pose comme postulat de base l’unité fondamentale de l’ensemble de l’Islam, tout porte à croire que l’expression de l’Islam soit façonnée par les différentes régions du monde. L’interaction entre l’Islam et les cultures locales agit sur les attitudes et les pratiques. En effet, à l’instar des autres religions, il arrive souvent que les demandes faites au nom de l’Islam correspondent en réalité à un enracinement de la culture locale sans qu’il n’y ait d’impératif moral ni de référence religieuse textuelle à cet égard. À quel moment l’expression des griefs politiques ou autres prend la forme de concepts religieux? Deuxièmement, étant donné la diversité des Islams et la diversité des interactions culturelles locales, il faut retracer les modèles exacts de l’immigration musulmane dans certains pays occidentaux et à des périodes particulières. Il faut tenir compte : du lieu d’origine des personnes, tant sur le plan géographique que sur celui de la tradition; de la scolarisation que ces personnes ont reçue; et du moment où ils quittent leur lieu d’origine pour faire leur arrivée dans une nouvelle société. Il se peut que la situation politique et sociale du pays d’origine à une période donnée influe sur les attentes et attitudes des immigrés. En outre, il se peut que la société d’accueil réagisse différemment face à certains groupes d’immigrants à des étapes précises des processus de développement économique et social. Peut-être faut-il également tenir compte du nombre de personnes issues d’un groupe particulier : y a-t-il une tradition particulière de l’Islam qui domine dans un pays d’accueil donné ou s’il existe une grande diversité dans l’expression musulmane? Troisièmement, il peut se révéler pertinent de prendre note des effets différentiels des diverses politiques d’immigration et de la mise en pratique du multiculturalisme au sein de diverses sociétés occidentales. Toutes les populations musulmanes n’occupent pas le même rang économique ou social d’un pays occidental à l’autre. Enfin, de quelles façons les sociétés occidentales en particulier conçoivent-elles le rapport entre la religion et l’État? Les doctrines de la laïcité ou de la « séparation de l’Église et de l’État » sont-elles mises en application de façon impartiale? Y a-t-il des religions plus égales que d’autres? Il ne sera pas possible d’accorder à toutes ces questions la même attention au cours d’un colloque de deux jours. Dans la recherche d’un équilibre de la discussion, l’objectif consistera à faire référence aux contextes internationaux et historiques ainsi qu’aux conflits continus, tout en cherchant cependant à centrer la plus grande partie du dialogue sur les thèmes ayant trait précisément aux rapports entre les Musulmans et les autres citoyens ou résidents des sociétés occidentales. La démarche sera de nature comparative. Au départ, l’objectif consistera à établir certains paramètres factuels fondamentaux, dans la mesure du possible au moyen de la documentation sociologique et démographique dont nous disposons. Afin d’orienter convenablement notre travail, la documentation sera présentée avant la conférence, de façon à établir la situation économique, sociale et politique relative des populations musulmanes au Canada, au Royaume-Uni, en Inde, en France et en Australie; nous tenterons également de déterminer les tendances de l’immigration ainsi que la croissance ou le recul d’ordre démographique. En outre, il sera utile de retracer les politiques à l’interne des communautés musulmanes au Canada et à l’étranger pour fins de comparaison. 4