Suivant les termes de l’époque, il s’agissait d’un massacre com-
mencé sous couvert de déportation, d’une action menée en vue d’ex-
terminer une partie de la population, organisée par le comité central
d’Union et progrès et réalisée avec certains fonctionnaires, militaires
et membres de la population. Lors du procès des dirigeants d’Union
et progrès devant la Cour martiale, les chefs d’accusation étaient on
ne peut plus clairs : « Massacre, pillage de propriété et d’argent,
incendies des maisons, des villages, corps brûlés, viols, tortures et
cruautés honteuses. » Le procureur face aux « exterminations et mas-
sacres des membres d’une communauté par ces moyens et la confis-
cation de leurs biens » demandait au tribunal de « rendre justice au
nom du droit général de l’humanité3».
Entre novembre 1918 et mars 1919, l’opinion dominante en Tur-
quie était de dénoncer les massacres des Arméniens, de les « mau-
dire » et d’exiger que les responsables soient punis. Les Ottomans
musulmans prenaient néanmoins le soin que ni les musulmans, ni la
nation turque ne soient accusés de ces crimes, désignant le comité
central d’Union et progrès, ses responsables locaux et l’Organisation
spéciale comme les seuls coupables. La condamnation à la peine
capitale du sous-préfet de Bogazliyan, Mehmed Kemal, créait un pré-
cédent : pour la première fois, un fonctionnaire haut placé était exé-
cuté pour des crimes commis envers des non-musulmans.
Un glissement s’est opéré, dès le printemps 1919, avec l’occupa-
tion le 15 mai par l’armée grecque du littoral turc entre Izmir et Ayva-
lik, y compris la presqu’île de Cesme, en Asie mineure. La mutation
progressive des puissances alliées en forces d’occupation et l’instru-
mentalisation faite ensuite par ces mêmes puissances du drame subi
par les Arméniens ottomans pour se partager le territoire de l’Empire
ont eu, pour conséquence, de faire émerger un sentiment nationaliste
de plus en plus vigoureux. Sentiment qui a rapidement pris le dessus
sur les réactions exprimées contre les crimes commis contre les
Arméniens pendant la guerre. Aux revendications visant à punir les
responsables des massacres s’est substitué peu à peu au sein de la
société un sentiment d’injustice vis-à-vis des Alliés. Si Mustafa
Kemal, le 24 avril 1920, utilisait encore le terme fazâhat (abjection)
pour décrire la déportation et les crimes subis par les Arméniens
ottomans4, six mois plus tard, en décembre 1920, il présidait la
Grande assemblée nationale de Turquie qui non seulement décidait
d’octroyer une pension aux familles des deux fonctionnaires pendus
«Au nom de l’humanité, cette conduite était un crime»
3. Mis à part les références faites à Ahmet Refik, les autres références sont prises dans
V. H. Dadrian et T. Akçam, « Tehcir et Taktil », Divan-i Harb-i Örfi Zabitlari ; Ittihat ve Terak-
ki’nin Yargilanmasi 1919-1922 (minutes de la Cour martiale, procès de Ittihat ve Terakki 1919-
1922), Istanbul, Bilgi Universitesi Yayinlari, 2008.
4. Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri (Les discours et les déclarations d’Ataturk), Ankara,
Ministère de l’Éducation nationale, 1945, t. 1, p. 49.
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