«Au nom de l’humanité,
cette conduite était un crime»
Une analyse
de la demande de pardon aux Arméniens
Ahmet Insel*
MAconscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande
Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la
nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments
et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande
pardon.
Ce texte court, lancé sur l’internet en décembre 2008, a été signé
par 30 000 citoyens de Turquie. C’est en écoutant la voix de leur
conscience, en élaborant leur propre jugement sur la question que
des milliers de personnes, à titre personnel, ont participé à cette ini-
tiative de pardon. D’autres continuent à le faire. Cet appel constitue
un pas de plus, majeur, sur le chemin de la confrontation avec le pro-
blème arménien, commencé depuis environ dix ans. Le pardon
demandé ne concerne pas seulement le grand drame humain qui a
conduit les Arméniens ottomans en 1915 à subir la déportation et
l’annihilation (tedip). Il s’adresse aussi aux victimes du travail de
banalisation extrêmement grave autour de cet événement ou, pire par
la suite, sa pure négation ou son inversion totale.
Cette campagne de signature s’inscrit dans une série d’initiatives
et de travaux comme les articles et les livres pionniers de Taner
Juin 2010
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* Économiste, enseigne en France à l’université de Paris I et en Turquie à l’université de
Galatasaray. Auteur, avec Michel Marian, de Dialogue sur le tabou arménien, Paris, Liana Lévi,
2009 (voir, infra, dans la rubrique « Librairie », le compte rendu p. 201-203). Voir la table ronde,
« Une société qui retrouve confiance ? », animée par Olivier Abel, avec Ahmet Insel, Rusen
Çakir et Ömer Laçiner dans Esprit, janvier 2001. Voir aussi l’article de Michel Marian, «La
lettre d’excuse qui change les relations entre Arméniens et Turcs », Esprit, mars-avril 2009.
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Akçam, les recherches de plusieurs historiens turcs questionnant
sans tabou l’histoire contemporaine de la Turquie, la pugnacité de la
maison d’édition Belge à traduire en turc certains travaux publiés sur
le génocide arménien et, enfin, les dizaines de présentations en 2005
lors de la conférence sur la question des Arméniens ottomans à l’uni-
versité Bilgi. Il devenait enfin possible en Turquie, grâce à ces
preuves, de dénoncer les thèses toujours plus agressivement néga-
tionnistes des historiens officiels au sujet de la question arménienne.
Ce questionnement sur l’histoire officielle s’appuyait aussi sur
divers travaux d’importance, publiés depuis une trentaine d’années,
sur la formation et le développement du nationalisme turc. La
recherche, de son côté, s’intéressait de plus en plus, depuis deux
décennies, à mettre en évidence les difficultés d’être membre d’une
minorité en Turquie, c’est-à-dire perçu comme un exclu et vivant
dans une crainte permanente et héritée du passé. Des faits histo-
riques dont un Turc « moyen » n’avait jamais entendu parler jusqu’à
ce jour avaient été minutieusement étudiés grâce aux archives, mis
sur papier et publiés depuis une dizaine d’années. Un matériel qui,
faute d’être discuté vraiment, avait l’avantage d’exister. Plusieurs
auteurs ont commencé à dénoncer plus ouvertement les spécificités
du nationalisme turc qui dépassait et dépasse largement les limites
du nationalisme ordinaire pour se transformer en discours de haine,
voire dégénérer en violence physique qui ne dissimule pas son objec-
tif meurtrier.
Le piège mortel tendu à Hrant Dink s’est élaboré dans ce climat
haineux, rendu encore plus tendu par les révélations du journal Agos
qu’il dirigeait sur les origines arméniennes de Sabiha Gökçen1. Cet
assassinat, sans aucun doute prémédité et fort probablement encou-
ragé par ceux qui dans l’État turc pensaient que Hrant Dink était
devenu dangereux, a été perpétré le 19 janvier 2007. Or, lors de ses
funérailles, il s’est passé quelque chose en Turquie que les comman-
ditaires de ce meurtre « pour raison d’État » n’avaient probablement
pas anticipée. L’ampleur inattendue de la manifestation a été telle
que ceux qui pensaient que l’assassinat de ce journaliste arménien
serait aussi vite classé que le meurtre du prêtre Santoro à Trébizonde,
un an auparavant, s’étaient trompés. Une foule de plus de 100000
personnes marchant sur des kilomètres à travers Istanbul derrière la
dépouille de Hrant Dink montrait que la situation avait désormais
changé. Composée de jeunes et de vieux, de femmes et d’hommes,
criant : « Nous sommes tous Arméniens, tous des Hrant », portant des
cocardes et des affiches reprenant ce slogan, cette foule qui défilait
«Au nom de l’humanité, cette conduite était un crime»
1. Une des filles adoptives de Mustapha Kemal, elle est la première aviatrice de la Turquie.
Elle a participé aussi aux bombardements par avion lors des opérations militaires menées
contre le soulèvement kurde à Dersim en 1938. D’origine arménienne, Hrant Dink était une
haute figure du journalisme turc, assassiné à Istanbul devant les locaux de son journal Agos.
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«Au nom de l’humanité, cette conduite était un crime»
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représentait un événement aussi inattendu pour les nationalistes viru-
lents que pour les racistes turcs. Le procès des assassins de Hrant
Dink n’a sans doute pas suivi la voie habituelle de l’étouffement en
raison de cette mobilisation spontanée, un fait qui pointe aussi du
doigt la responsabilité des officiels.
Ce sont ces évolutions qui forment le terreau de l’initiative des
citoyens de Turquie de demander pardon en leur nom et au nom de
leur conscience à leurs frères et sœurs arméniens pour la catastrophe
humaine qu’ils ont subie, leur déportation, l’indifférence dans
laquelle les Turcs ont, durant des décennies, tenu ces crimes contre
l’humanité perpétrés contre eux, ainsi que les tentatives négation-
nistes récentes et croissantes vis-à-vis de ces crimes.
Tous ceux qui ont signé cet appel l’ont fait en vertu de leur propre
conscience. Il est sans doute plus juste de dire ainsi qu’il y a autant
de signataires que de raisons pour signer ce texte. Ces raisons, irré-
ductibles l’une à l’autre, qu’on ne peut rabattre sur une cause géné-
rale unique, expriment dans leur pluralité, leur différence et leur
complémentarité un besoin toujours plus pressant en Turquie : se
confronter à l’histoire du pays sans se soumettre aux tabous, aux
interdits et aux pressions qui pèsent sur elle. Certains de ceux qui
n’ont pas signé ce texte souhaitaient moins demander pardon, malgré
leur empathie, que de faire la lumière sur une histoire. Certains sou-
tenaient aussi que cette demande de pardon ne pouvait émaner que
des individus qui avaient commis ces crimes contre l’humanité et de
la puissance publique qui les avait couverts, initiant après le net-
toyage ethnique un véritable nettoyage culturel.
Cette initiative de pardon a aussi permis de mettre en évidence une
peur très puissante, mère d’une haine non moins importante. Les
réactions contre la pétition ont été en partie le résultat de l’ignorance
totale de la catastrophe ou de sa connaissance à travers la seule his-
toire officielle. On ne peut qu’espérer, avec la diversification des
sources d’information, que ces personnes abandonnent progressive-
ment leur position trop réactive au profit d’une attitude plus sereine
d’écoute et de compréhension. Il y a plus désespérant: le cas de ceux
qui ont essayé de déformer volontairement le texte de la pétition pour
créer au sein de la société un mouvement de rejet de celle-ci. La pré-
sentant comme un texte de « reconnaissance du génocide et de
demande de pardon » – le terme de génocide n’apparaissant nulle
part dans la pétition –, ces personnes ont qualifié les signataires de
traîtres à la Patrie, se présentant non sans véhémence comme les gar-
diens des tabous. Ils savent, mais ils nient. Et non seulement ils
nient, mais ils continuent de manipuler allégrement l’opinion
publique, exécutant là leur mission historique au service de la repro-
duction et de la sauvegarde des mensonges de la raison d’État.
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La construction d’un tabou national
Le terme de « génocide » n’a été employé pour la première fois
qu’en 1944. Les Arméniens, victimes des déportations de 1915 puis
des massacres de masse qui ont suivi, ne pouvaient utiliser ce terme.
Ceux qui ont vécu ce terrible drame l’ont appelé « déportation » (teh-
cir), « convoi » (kafile) ou « massacres » (kıyım). Le terme de « Grande
Catastrophe » s’est ensuite substitué aux autres, expression qui reflé-
tait bien ce qui a été, en quelques années, la disparition presque
totale d’un des plus anciens peuples d’Anatolie.
À la fin de la Première Guerre mondiale, excepté ceux qui avaient
perpétré ces crimes et les nationalistes turcs fanatiques, un large
consensus réunissait les intellectuels ottomans pour dénoncer cette
politique d’épuration ethnique massive par le gouvernement d’Union
et progrès. Il s’agissait, pour eux, d’« un massacre de masse » (taktil-i
nüfus). Un homme d’État des plus en vue, le maréchal Izzet Fuat,
reconnaissait :
Puisqu’il n’y a pas d’autre solution que d’avouer les actes contre l’hu-
manité des unionistes, il faut les reconnaître et les déclarer sans hési-
tation, dans la noblesse et dans l’honneur comme il sied à la réputa-
tion d’un grand peuple.
La grande romancière Halide Edip, en 1918, n’hésitait pas sur les
termes à employer :
Nous avons massacré la population innocente arménienne […]. Nous
avons essayé de détruire les Arméniens en recourant à des méthodes
moyenâgeuses.
Le 20 septembre 1915, l’historien Ahmet Refik décrivait sans ambi-
guïté, depuis Eskicheir où il se trouvait, l’arrivée ou le départ des
convois de déportés :
On dit que les drames les plus graves surviennent à Bursa et à
Ankara. Des maisons ont été encerclées, des centaines de familles
arméniennes mises dans des voitures et déversées dans les fleuves.
Plusieurs femmes sont devenues folles en assistant à ces horribles
assassinats. Les maisons des riches Arméniens ont été achetées, mais
une fois l’argent versé, il était repris par la force, par la torture… Au
nom de l’humanité, cette conduite était un crime2.
À la Chambre haute ottomane, en octobre 1918, Ahmed Riza allait
plus loin, précisant que les Arméniens avaient été décimés suite à
une décision officielle. Le ministre de l’Intérieur, Mustafa Arif, préci-
sait que les « chefs » de guerre avaient procédé à la déportation
dans un bain de sang, digne des bandes les plus sanguinaires : ils
étaient décidés à détruire les Arméniens […], ils les ont massacrés.
«Au nom de l’humanité, cette conduite était un crime»
2. Ahmet Refik (Altinay), Iki Komite Iki Kıtâl (Deux comités, deux massacres), Istanbul,
Kebikeç Yayinlari, 1994 (1re édition en 1919 à Istanbul).
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Suivant les termes de l’époque, il s’agissait d’un massacre com-
mencé sous couvert de déportation, d’une action menée en vue d’ex-
terminer une partie de la population, organisée par le comité central
d’Union et progrès et réalisée avec certains fonctionnaires, militaires
et membres de la population. Lors du procès des dirigeants d’Union
et progrès devant la Cour martiale, les chefs d’accusation étaient on
ne peut plus clairs : « Massacre, pillage de propriété et d’argent,
incendies des maisons, des villages, corps brûlés, viols, tortures et
cruautés honteuses. » Le procureur face aux « exterminations et mas-
sacres des membres d’une communauté par ces moyens et la confis-
cation de leurs biens » demandait au tribunal de « rendre justice au
nom du droit général de l’humanité3».
Entre novembre 1918 et mars 1919, l’opinion dominante en Tur-
quie était de dénoncer les massacres des Arméniens, de les « mau-
dire » et d’exiger que les responsables soient punis. Les Ottomans
musulmans prenaient néanmoins le soin que ni les musulmans, ni la
nation turque ne soient accusés de ces crimes, désignant le comité
central d’Union et progrès, ses responsables locaux et l’Organisation
spéciale comme les seuls coupables. La condamnation à la peine
capitale du sous-préfet de Bogazliyan, Mehmed Kemal, créait un pré-
cédent : pour la première fois, un fonctionnaire haut placé était exé-
cuté pour des crimes commis envers des non-musulmans.
Un glissement s’est opéré, dès le printemps 1919, avec l’occupa-
tion le 15 mai par l’armée grecque du littoral turc entre Izmir et Ayva-
lik, y compris la presqu’île de Cesme, en Asie mineure. La mutation
progressive des puissances alliées en forces d’occupation et l’instru-
mentalisation faite ensuite par ces mêmes puissances du drame subi
par les Arméniens ottomans pour se partager le territoire de l’Empire
ont eu, pour conséquence, de faire émerger un sentiment nationaliste
de plus en plus vigoureux. Sentiment qui a rapidement pris le dessus
sur les réactions exprimées contre les crimes commis contre les
Arméniens pendant la guerre. Aux revendications visant à punir les
responsables des massacres s’est substitué peu à peu au sein de la
société un sentiment d’injustice vis-à-vis des Alliés. Si Mustafa
Kemal, le 24 avril 1920, utilisait encore le terme fazâhat (abjection)
pour décrire la déportation et les crimes subis par les Arméniens
ottomans4, six mois plus tard, en décembre 1920, il présidait la
Grande assemblée nationale de Turquie qui non seulement décidait
d’octroyer une pension aux familles des deux fonctionnaires pendus
«Au nom de l’humanité, cette conduite était un crime»
3. Mis à part les références faites à Ahmet Refik, les autres références sont prises dans
V. H. Dadrian et T. Akçam, « Tehcir et Taktil », Divan-i Harb-i Örfi Zabitlari ; Ittihat ve Terak-
ki’nin Yargilanmasi 1919-1922 (minutes de la Cour martiale, procès de Ittihat ve Terakki 1919-
1922), Istanbul, Bilgi Universitesi Yayinlari, 2008.
4. Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri (Les discours et les déclarations d’Ataturk), Ankara,
Ministère de l’Éducation nationale, 1945, t. 1, p. 49.
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