105
CHAPitre
LA RÉCENTE CRISE économique mondiale due essen-
tiellement aux défaillances du marché, lascension de la
Chine et de pays de lAsie de lEst ainsi que de certains pays
dAmérique latine en tant que pays nouvellement indus-
trialisés et la récente bonne performance économique
de lAfrique depuis près dune décennie, ont relancé le
discours sur le rôle et la nature de l’État dans le processus
de développement. L’État a joué un rôle capital dans la
relance des économies de nombreux pays occidentaux qui
ont mis en place des plans de sauvetage des banques, de
lindustrie automobile et du secteur manufacturier, investi
massivement dans le secteur social, les œuvres sociales et
élargi la sécurité sociale aux chômeurs.
Répondant à la crise en 2008, lAdministration américaine
sous George Bush a annoncé un plan de sauvetage de 700
milliards de dollars pour les marchés nanciers des États-
Unis, tandis que lannée suivante lAdministration Obama
adoptait un plan de relance budgétaire de 787 milliards de
dollars. En Grande-Bretagne, l’État a injecté 37 milliards
de livres pour sortir ses institutions nancières de la crise.
De même, des gouvernements dans le monde entier ont
mis en place des programmes de relance qui attestent
tous du rôle de plus en plus grand que l’État joue dans la
reprise économique et le développement.
L’État a joué un rôle primordial dans lascension de la
Chine en tant que puissance économique mondiale et
à favorisé la transformation et le développement éco-
nomique rapides de pays de lAsie de l’Est tels que la
Corée du Sud, Taïwan, Singapour et la Malaisie ainsi
que certains pays de lAmérique latine tels que le Brésil
et le Chili.
En raison de ces faits survenus au niveau mondial, le
discours a changé, la question nest plus de savoir si
oui ou non l’État est essentiel au développement mais
bien quel type dÉtat il faut construire pour faciliter le
développement économique, notamment dans les pays
pauvres et sous-développés. Le consensus qui se dégage
à ce sujet, c’est qu’un État développementiste est essentiel
au processus de croissance économique accélérée et de
transformation sociale dun pays, quel qu’il soit. Un État
LAfrique a-t-elle besoin
dÉtats développementi-
stes ?: Les opportunités
et les dés 5
Un État développementiste
peut se dénir comme un
«État qui place le dévelop-
pement économique comme
la priorité première de la
politique du gouvernement,
et est capable de concevoir
des instruments ecaces
pour promouvoir un tel
objectif»
106 Rapport économique sur l’Afrique 2011 Gérer le développement : Le rôle de l’État dans la transformation économique
développementiste est un «État qui fait du développe-
ment économique la priorité première de la politique du
gouvernement et est apte à concevoir des instruments
ecaces favorisant la réalisation dun tel objectif. Les
instruments pour ce faire, seraient, notamment la mise en
place de nouvelles institutions formelles, létablissement
de réseaux formels et informels de collaboration entre les
citoyens et les fonctionnaires et lutilisation de nouvelles
opportunités de commerce et de production rentable »
(Bagchi,2000: 398).
Il s’agit dun État qui s’emploie à promouvoir la stabilité
macroéconomique, établit un cadre institutionnel assu-
rant lordre, ladministration ecace de la justice et le
règlement pacique des conits. L’État devrait également
garantir les droits de propriété et investir dans le dévelop-
pement humain (Mkandawire, 1999, 2010).
La notion d’État développementiste est souvent associée au
premier rang et au deuxième rang de pays nouvellement
industrialisés (PNI) de lAsie de l’Est1, mais lidée d’ « État
développementiste» est en pratique apparue bien avant
cette appellation. Au l des ans, les États développemen-
tistes ont évolué dans lhistoire et certains ont caractérisé
la croissance des Pays-Bas au XVIe siècle, de lAngleterre
du XVIe au XIXe siècle, de lAllemagne du milieu du XIXe
siècle jusqu’au début du XXe siècle et de certains pays
africains dans la période qui a suivi laccession à lindé-
pendance en tant que ‘types’ d’État développementiste
(Bagchi, 2000; Mkandawire, 2001). Comme Mkandawire
la noté, lAfrique a eu «des États qui étaient développemen-
tistes tant par leurs aspirations que par leur performance
économique ». Malheureusement, ladoption et la mise en
oeuvre des programmes dajustement structurel (PAS) au
cours des années 80 et 90 ont discrédité le rôle de l’État
dans le développement économique en Afrique et réduit
à néant les perspectives de croissance et de consolidation
des États développementistes sur le continent.
Dans le présent chapitre, on avance des arguments en
faveur de l’État développementiste de façon à faciliter
une transformation économique démocratique et sociale
rapide dans une ère de post-ajustement en Afrique. Le
chapitre dénit les principales caractéristiques dun État
développementiste, décrit les premières tentatives faites
ou menées en Afrique pour construire des « États déve-
loppementistes », les raisons de leur échec, lexpérience
comparative dautres pays, notamment des pays dAsie
de l’Est et comment les États développementistes ont
été essentiels à leur « miracle économique » ainsi que
les perspectives et les dés que présente la construction
d’États développementistes en Afrique.
5.1. Le concept et les caractéristiques d’un État développementiste
DANS SON ACCEPTION moderne, le concept d’État
développementiste a été créé par Chalmers Johnson (1982)
qui la utilisé pour décrire la croissance phénoménale
de léconomie japonaise et sa rapide industrialisation
dans la période qui a suivi la seconde guerre mondiale.
D’après lui, au cœur du miracle économique du Japon il y
a un «État rationnel planié», un État développementiste
qui a été capable de dynamiser, soutenir activement et
promouvoir le développement économique au Japon. Cet
État interventionniste a, dans le cadre dun «processus
planié» xé des objectifs économiques et sociaux clairs
et inuencé lorientation et le rythme du développement
économique dans le pays.
Il a créé des institutions comme le Ministère japonais
du commerce international et de lindustrie (MITI) et
Au cours des âges, les États
développementistes ont évo-
lué et joué un rôle dans la
croissance des Pays-Bas au
XVIe siècle, de lAngleterre
du XVIe jusquau XIXe
siècle et de lAllemagne
du milieu du XIXe siècle
jusquau XXe scle
107
Chapitre 5 : LAfrique a-t-elle besoin d’Etats développementistes ? : Les opportunités et les dés Rapport économique sur lAfrique 2011
redynamisé son ministère des nances en soutenant son
secteur des entreprises, en lui fournissant des incita-
tions scales, et la accompagné jusqu’à maturité pour
qu’il réalise une plus grande productivité et entre dans
la concurrence mondiale. L’État a également investi dans
la technologie et linnovation en tant quoutils de pro-
grès économique. D’autres PNI allaient peu après suivre
lexemple du Japon à partir des années 60.
Un État développementiste est conçu comme un«État
qui avec autorité, de façon crédible, légitime et de manière
convaincante est apte à élaborer et à mettre en oeuvre ses
politiques et programmes. Pour ce faire, il doit posséder
une idéologie développementiste qui privilégie lindus-
trialisation, la croissance économique et le développement
de la capacité humaine. Un tel État doit également être
capable de construire et de déployer larchitecture institu-
tionnelle au sein de lÉtat et de mobiliser la société autour
de son projet développementiste» (Edigheji, 2010: 4). Un
État développementiste se dénit donc en termes poli-
tiques, idéologiques et institutionnels (Chang, et al, 1998).
En conceptualisant des États développementistes, il im-
porte de ne pas confondre le processus et les institutions
avec les résultats. Une bonne performance économique
et la transformation sociale sont des résultats et ce n’est
pas toujours que les États développementistes peuvent
les obtenir. Les États développementistes s’intéressent
aux institutions, aux processus et à leur gestion, des
externalités étant susceptibles de perturber ou déformer
les résultats. Mais on attend souvent des États déve-
loppementistes que, dans des conditions normales, ils
produisent des résultats positifs en matière de déve-
loppement. « Si un État développementiste ne doit pas
être déié en une sorte de Léviathan omnipotent et
omniscient qui obtient toujours ce qu’il veut, alors la
dénition doit englober les situations dans lesquelles des
facteurs dynamiques structurels, exogènes et imprévus
peuvent torpiller les engagements sincères et eorts de
l’État en matière de développement, comme cela s’est
récemment produit dans certains des États développe-
mentistes dAsie qui ont été des réussites.» (Mkandawire,
2001:291 ).
Les États développementistes ont connu des évolutions,
des contextes, des trajectoires et des manifestations divers.
Lémergence et la nature des États développementistes
dans le monde correspondent par conséquent à des par-
ticularités culturelles et conjecturelles. Ceci étant, il ne
saurait y avoir un «modèle unique» quand il s’agit de
construire et de modeler des États développementistes en
Afrique comme ailleurs dans le monde. Les États dévelop-
pementistes ont émergé en grande partie par «essais et
erreurs » et par un «apprentissage pratique», et il n’y a pas
de modèle formel que les pays candidats ou peuvent copier.
Si le contexte est diérent dans tous les cas, le concept
d’État développementiste est néanmoins un outil dana-
lyse permettant dexpliquer la nature et le caractère des
États et la propension à réaliser une bonne performance
économique par les pays – il peut être déployé dans le
temps et dans lespace. Il se prête à une certaine analyse
comparative du fait que les États développementistes ont
certains attributs communs observables qui peuvent être
étudiés dans les pays et dans le temps, même lorsque les
contextes sont diérents.
La littérature sur les États développementistes a en gros
répertorié deux grandes caractéristiques de cet État - une
idéologie développementiste, et une structure. Structure en
termes dinstitutions, de normes et de standards propres à
appuyer les processus de développement (CNUCED, 2007;
Castells, 1998). Il s’agit notamment de la mise en place de la
capacité politique, administrative et technique nécessaire
pour soutenir les projets de développement. Certains ont
caractérisé ces deux éléments comme le « logiciel » et «
le matériel » des États développementistes (Weiss, 2010).
Les États développementistes ont en général les caracté-
ristiques principales suivantes:
Des États développemen-
tistes ont eu des évolutions,
des contextes, des trajec-
toires et des manifestations
diérents
108 Rapport économique sur l’Afrique 2011 Gérer le développement : Le rôle de l’État dans la transformation économique
Dénition de la vision, dirigeants compétents et idéologie développementiste
Une administration compétente (mais non nécessairement
autoritaire) est un agent principal dans la construction
dun État développementiste. Ce doit être une administra-
tion qui dénit et articule une vision développementiste
claire et un programme économique pour le pays; il dénit
des plans et stratégies pour la matérialiser; met en place
une coalition des élites pour la soutenir et se lapproprier
ainsi que la capacité technique de lélaborer et de la sou-
tenir; et mobilise un soutien populaire en faveur de cette
vision. Ladministration développementiste repose souvent
sur un fort sentiment nationaliste - une volonté résolue de
transformer la situation du pays, de changer la structure
de production, de promouvoir laccumulation du capital
et daccélérer le processus dindustrialisation. Cependant
quand on dit administration développementiste, il ne
s’agit point de créer des cultes de la personnalité ni des
«hommes forts» mais plutôt de fournir une orientation
claire pour le changement social et économique et de
créer un groupe pro-développement puissant au sein des
élites dirigeantes et bureaucratiques ainsi que des forces
économiques et sociales comptent dans le pays.
Une coalition développementiste cohérente constitue la
base sociale et la force motrice dun État développemen-
tiste. Cette coalition peut diérer selon les pays. Mais elle
doit reposer sur le besoin de transformer les structures
de léconomie, de s’industrialiser et de mettre en place
la capacité humaine. Cette coalition développementiste,
selon Johnson (1987:140)., « est créée et se met en avant en
raison du désir de sortir de la stagnation de la dépendance
et du sous-développement; les États qui ont été de vraies
réussites comprennent qu’ils ont besoin du marché pour
continuer à être ecaces, motiver les populations dans le
long terme et servir de frein à la corruption institutionna-
lisée tout en luttant contre le sous-développement ». Une
telle élite et coalition développementiste, Johnson a fait
observer « ne cherche pas dabord et avant tout à amé-
liorer et à pertuer ses propres à privilège délite » mais
est soucieuse du progrès économique du pays. En consé-
quence, la recherche de rente sera réduite au minimum
et là où elle existe, elle doit être tournée vers des activités
productives plutôt que vers une consommation ruineuse.
Lautonomie relative de l’État notamment pour l’élaboration et la mise en oeuvre de la politique
Autonomie de lÉtat veut dire la capacité de l’État de
formuler des politiques indépendantes des forces sociales
en compétition mais qui servent lintérêt du pays tel que
perçu par ceux qui sont aux commandes de l’État. Il faut
à cet eet que l’État dispose de puissants moyens de pro-
duire linformation, de lanalyser, et sur la base de celle-
ci puisse, en toute indépendance, formuler et appliquer
ses politiques sans être lotage de groupes particuliers.
Lautonomie de l’État est antithétique à la capture de lÉtat.
En réalité, lautonomie complète de l’État est souvent
irréalisable. LÉtat est un produit de la société et y est
enraciné et constitue un site darticulation, dagrégation
et de réalisation par les forces sociales (Adejumobi, 2001).
En tant que tel, lÉtat ne peut pas être « suspendu » au-
dessus de la société, mais réglementer et promouvoir des
intérêts de groupes qui soient conformes au programme
national et de développement du pays.
Le concept dautonomie relative devient par conséquent
plausible dans le contexte dun État développementiste. Si
l’État favorise lintérêt du capital et est engagé en faveur de
laccumulation capitaliste, il ne doit cependant pas en être
Lautonomie de l’État cest
la capacité de l’État de
formuler des politiques
indépendamment des forces
sociales en concurrence,
an de servir les meilleurs
intérêts du pays, tels
que perçus par ceux qui
tiennent le pouvoir d’État
109
Chapitre 5 : LAfrique a-t-elle besoin d’Etats développementistes ? : Les opportunités et les dés Rapport économique sur lAfrique 2011
le captif. La politique de l’État devrait donc avoir reposer
sur un programme national large mais être sous-tendue
par une idéologie développementiste claire. Le concept
d’ « autonomie intégrée de l’État » a été utilisé dans la
littérature (Evans, 1995) pour décrire une situation dans
laquelle l’État jouit d’une indépendance relative mais
répond et coordonne avec des acteurs et des institutions
non étatiques, notamment dans le secteur privé et au sein
de la société civile.
Comme il ressort de lexpérience du Japon et de la Corée
du Sud, à la place dune autonomie complète de l’État, ce
qui existait durant la phase dindustrialisation, c’était
un réseau dense de relations entre l’État, le secteur des
entreprises et la société civile, dans le cadre duquel l’État
était le « garant » des intérêts de ces groupes dans le
contexte des objectifs nationaux plus larges de dévelop-
pement économique.
Capacité institutionnelle de l’État, spécialement dune bureaucratie forte et utilisable
La capacité des institutions publiques, particulièrement
de la bureaucratie est essentielle à la performance écono-
mique dans un État développementiste. La bureaucratie
constitue le « point faible de l’État », qui conseille lexécutif
politique, formule et exécute les politiques publiques. Le
professionnalisme, la discipline et les qualications tech-
niques sont des questions fondamentales quand il s’agit de
compétence et de capacité administrative (CEA, 2005:138).
Dans lexpérience des pays de lAsie de l’Est, la bureau-
cratie était responsable de la « planication eective, de
lintervention et de lorientation de léconomie » (John-
son, 1987:152). Les pays de lAsie de lEst ont pu mettre
en place des bureaucraties fortes, mais les bureaucraties
asiatiques n’étaient cependant ni des cadeaux du passé ni
des produits de lorganisation sociale environnante, mais
des édices durement acquis qui sont constamment en
construction » (Evans, 1997).
La bureaucratie ou les élites bureaucratiques ne sont pas
les seuls à intervenir dans le processus de gestion du
développement. Il existe dautres institutions et acteurs
concernés qui soutiennent l’État développementiste.
Il s’agit, entre autres, de la Banque centrale, des autres
autorités de réglementation nancière, et de lautorité
judiciaire. Leur capacité est directement liée à la capacité
et à la performance de l’État.
Planication ecace du développement national
La planication du développement consiste à déterminer
les priorités nationales, à xer des objectifs, à élaborer
des stratégies, à faciliter la coordination et à établir des
mécanismes dévaluation et de suivi pour atteindre des
objectifs de développement à court et long termes. La
planication du développement est un élément essentiel de
l’État développementiste, comme le conrme lexpérience
des pays de lAsie de l’Est. En Corée du Sud par exemple,
il y a des plans économiques quinquennaux élaborés
par le Conseil de planication économique, considéré
comme le « cerveau et le moteur du miracle économique
coréen » (Castell, 2000:201; Nabudere, 2006:13). Au Japon,
l’État a, dans le cadre dun processus de planication
stratégique, soutenu le secteur privé avec un nancement,
la technologie et un système doctroi de licences pour les
importations (Castell, 2000: 2000). À Taïwan, il y a des
plans économiques quadriennaux qui ont permis à l’État
dassurer la coordination et la mise en œuvre des politiques
de développement économique. L’État a pu ainsi se lancer
dans une politique de substitution des importations et
dindustrialisation toure vers lexportation.
La planication du développement n’est pas étrangère
au processus de développement en Afrique. De fait, elle
a été la marque distinctive de la stratégie de développe-
ment postcoloniale, qui a été, malheureusement, attaquée
La planication du déve-
loppement est une carac-
ristique importante d’un
État développementiste
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