Université Paris-Sorbonne. Paris IV Ecole doctorale I. Mondes anciens et médiévaux THESE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE PARIS IV Histoire et civilisation de l’Antiquité Présentée et soutenue publiquement par Julien FOURNIER Le 24 novembre 2007 Entre tutelle romaine et autonomie civique Recherches sur l’administration judiciaire dans les provinces hellénisées de l’Empire romain (145 av. J.-C. – 212 apr. J.-C.) Directeur de thèse : M. Olivier PICARD Jury M. Jean-Louis FERRARY M. Dominique MULLIEZ M. Maurice SARTRE M. Jean-Pierre CORIAT 1. DEFINITION DU SUJET Quelle que soit la forme de son régime, l’exercice de la justice, dans la pensée grecque, est l’un des éléments constitutifs de l’État et l’une de ses prérogatives essentielles : dans l’Athènes classique, comme sans doute dans nombre de cités dont le fonctionnement nous est peu ou pas connu, les tribunaux exercent une mission politique au même titre que l’Assemblée du Peuple ou que tout autre organe délibératif : alors qu’une grande partie des affaires privées est tranchée par des arbitres en amont des tribunaux, les dikastèria jugent essentiellement les affaires publiques, celles qui engagent les intérêts de l’État, entendent la reddition de comptes des magistrats sortis de charge ou procèdent à la docimasie des nouveaux entrants dans le corps civique. L’existence et la mise en œuvre de cet idéal politique deviennent nécessairement problématiques dès lors que la cité est elle-même, comme ses semblables, englobée dans un État souverain qui considère que certains pans de la justice au moins relèvent de ses prérogatives. Tel est le devenir des cités grecques à partir du milieu du IIe s. av. J.-C. : alors qu’elles avaient su jouer des ambitions contraires des souverains hellénistiques pour conserver une certaine liberté de décision et d’action, leur soumission à Rome et l’incorporation d’une majorité d’entre elles dans le système provincial inaugure un processus d’intégration d’une ampleur sans précédent et surtout irréversible. L’hégémonie romaine n’étant plus contestée ni contestable après les guerres de Mithridate, les cités n’ont d’autre choix dans les siècles suivants que de se fondre dans les structures de l’empire en développement. Sous le Principat, les tribunaux civiques sont la base d’un appareil judiciaire pyramidal dont le gouverneur occupe un étage intermédiaire et l’empereur le sommet. Ce phénomène soulève deux interrogations, qui sont aussi deux dimensions majeures du sujet à traiter : - Quel peut être le degré d’autonomie judiciaire d’une cité qui continue à se percevoir comme une entité indépendante construite en opposition à d’autres cités alors qu’elle-même n’est plus qu’une partie du tout, la cellule de base dans l’édifice administratif de l’empire ? Cette interrogation impose de prendre en compte l’évolution des institutions et du régime politique de la cité grecque entre la basse-époque hellénistique et le Haut-Empire romain, à une période charnière de leur histoire, qui a trop souvent été décrite comme celle d’un déclin linéaire de la démocratie - Comment, d’autre part, Rome a-t-elle composé avec des communautés dotées d’un savoir faire et d’institutions judiciaires antérieures à la conquête et envers lesquelles elle-même reconnaît sa dette, 2 quelle articulation leur a-t-elle donnée avec les structures qu’elle-même développe dans les provinces très vite après leur formation ? L’enjeu sous-jacent est celui du projet idéologique qui accompagne ou suit le développement de l’Empire romain. Il s’agit de démêler ce qui le rapproche d’un État centralisé favorisant la diffusion d’un droit uniformisé et revendiquant le monopole des missions (justice, sécurité et ordre public, etc.) que nous reconnaissons à l’État moderne de ce qui l’apparente à une construction de type « fédéral », une sorte de tout dont les parties s’administreraient elles-mêmes selon leurs propres lois et coutumes. Par provinces hellénisées, on entend l’ensemble des territoires placés sous contrôle romain où le principe d’organisation politique dominant à l’échelon local – et reconnu comme tel par le pouvoir central – est celui de la polis et des institutions qui la caractérisent. Ces territoires s’opposent à ceux, essentiellement occidentaux, où prévaut le modèle municipal romain : là où le degré d’organisation communautaire était souvent faible, en tout cas moins développé que dans l’Orient hellénisé, les Romains ont créé des institutions municipales modelées sur celles de l’Urbs, insufflé une certaine uniformisation administrative et juridique par l’octroi du droit latin ou romain Le développement qu’a connu le modèle de la cité grecque dans le sillage des conquêtes d’Alexandre donne a priori une extension très large au champ d’investigation. Pour garder à ce travail des proportions raisonnables et donner un caractère plus détaillé à certaines analyses, on se fonde en priorité sur deux ensembles géographiques de référence, ceux-là même où le modèle de la cité grecque est le plus ancien, antérieur à l’époque hellénistique : la Grèce d’Europe d’une part, la frange occidentale de l’Asie Mineure d’autre part, de la Troade à la Carie. Bien qu’ils soient séparés par la mer Égée, ces deux ensembles présentent une cohérence certaine : l’Achaïe et l’Asie sont, sous le Principat, deux provinces proconsulaires pacifiées, avec un tissu de cités relativement dense. Les sources faisant souvent défaut et puisqu’il n’y a pas de solution de continuité, on n’hésite pas à recourir aux données fournies par d’autres provinces – notamment pour certains aspects moins dépendants des aspects géographiques, comme les principes du partage des compétences ou les pratiques ordinaires des justiciables. D’un point de vue théorique, la limite initiale assignée à cette étude est le moment où les structures judiciaires de l’administration romaine ont constitué un recours ordinaire pour les résidents romains et une alternative permanente – voire même une menace – pour la juridiction des cités grecques. Le choix de cette date, qui est conditionné par l’extension géographique du sujet, est luimême problématique. Il revient à désigner le début de l’emprise réelle de l’administration romaine sur les provinces. Différents temps forts du IIe ou du Ier s. av. J.-C. peuvent, à cet égard, représenter une limite pertinente : la création formelle des provinces au milieu du IIe s. av. J.-C., la reprise en main de l’Orient par Sylla au lendemain des guerres de Mithridate, ou même l’instauration du Principat, régime 3 autoritaire qui place la sécurité publique au centre de ses préoccupations. La plus haute de ces dates est retenue ici : certaines sources assurent en effet que les problèmes de la délimitation des compétences judiciaires entre les autorités provinciales et les communautés sujettes comme de l’empiètement du gouverneur sur la juridiction des cités libres se sont posés avec acuité dès la deuxième moitié du IIe s. av. J.-C., quand bien même tous les cadres d’une administration provinciale régulière n’étaient pas encore en place. La borne terminale est fixée à 212 apr. J.-C., lorsque la Constitutio Antoniniana promulguée par l’empereur Caracalla consacre l’élargissement de la citoyenneté romaine à l’ensemble des sujets de l’Empire. L’impact à court terme de cette décision sur la condition des habitants de l’Empire et sur les rapports politiques et administratifs entre le pouvoir central et les communautés locales ne doit pas être surestimé. Elle marque néanmoins la fin d’un clivage structurant depuis le milieu du IIe s. av. J.-C. dans le domaine de la juridiction : la distinction entre cives Romani et peregrini a constitué l’un des critères essentiels du partage des compétences entre tribunaux romains et tribunaux civiques. À plus long terme, le IIIe s. voit s’opérer à l’échelle de tout l’empire un processus de nivellement juridique auquel les cités grecques, en dépit d’un fort attachement à leurs lois et à leurs traditions institutionnelles, finissent elles aussi par se plier. 2. PLAN DE L’OUVRAGE Le plan d’ensemble adopté est thématique, bien qu’il s’efforce de prendre en compte les évolutions chronologiques qui sont nécessairement intervenues en plus de trois siècles : on y étudie les institutions judiciaires qui fonctionnent à différents échelons dans les provinces, la délimitation de leurs champs de compétences respectifs et la manière dont les populations provinciales y ont recours. Les multiples facettes de la question nécessitent de mêler les éléments d’histoire politique, d’histoire institutionnelle et juridique, d’histoire des mentalités. Ce faisant, on cherche aussi à rassembler et analyser une masse documentaire jusque là éparpillée et parfois dispersée entre les champs des études grecques et romaines. La première partie dresse une typologie des structures et des acteurs de l’administration judiciaire dans les provinces hellénisées, en prenant pour références principales l’Asie et l’Achaïe. Une première section est consacrée aux organes provinciaux développés par les autorités romaines et à leur cadre d’exercice : pouvoirs des gouverneurs, fonctions des jurés provinciaux, formation et fonctionnement des districts judiciaires – quand ils existent. Un intérêt particulier est porté aux conventus iuridici de la province d’Asie : terminologie, formation, usages, fréquence des visites proconsulaires et statut des chefs-lieux de district. 4 Une deuxième section a pour objet les institutions civiques dotées de compétences judiciaires, en prenant appui sur quatre études de cas : Athènes, Sparte, Rhodes et Mylasa. Pour chacune de ces cités est dressée une typologie des organes investis de compétences judiciaires (dikastèria, Conseils, Assemblées, etc.), qui s’efforce de tenir compte de la dimension chronologique. On tâche en particulier de mesurer l’évolution des rapports entre les composantes démocratiques et aristocratiques de ces organes. La deuxième partie est consacrée au partage des compétences entre les différents échelons de la juridiction, analysé du point de vue des communautés locales. La première section prend en compte les cités dites « sujettes » ou « provinciales », directement soumises à l’autorité d’un gouverneur. Quatre chapitres y examinent respectivement la nature des actes normatifs qui dictent ce partage, les conditions qui sont faites aux cités sous la République puis sous l’Empire et les facteurs qui viennent en tempérer l’application. La deuxième section s’intéresse aux cités « libres », restées en dehors du cadre juridique des provinces. L’approche est chronologique, axée autour des temps forts que sont la fondation des provinces, les guerres de Mithridate puis les guerres civiles, et enfin l’instauration du Principat. La troisième partie adopte le point de vue des populations provinciales confrontées à la diversité des droits et des procédures comme à la possibilité nouvelle d’un recours systématique à une juridiction transcendant celle des tribunaux civiques. Un premier chapitre dresse l’inventaire des modes de recours volontaires qui s’ouvrent aux provinciaux, en première ou deuxième instance, sous la République puis sous le Principat. Un deuxième étudie les différents usages qu’en ont fait les Grecs : une garantie d’équité, un instrument au service des rivalités locales ou un moyen de retarder le cours de la justice. Un dernier chapitre, enfin, s’intéresse aux réactions du pouvoir central face à l’inflation des recours intentés devant les tribunaux romains et aux capacités d’adaptation des structures judiciaires provinciales. 3. PERPSPECTIVES Entre le milieu du IIe s. av. J.-C. et le début du IIIe s. apr. J.-C., l’emprise de Rome sur l’administration judiciaire des provinces s’est sensiblement et durablement établie et, d’un point de vue général, est allée en s’accroissant. Le développement de structures – le système des conventus, le recours à des jurés provinciaux – et d’outils juridiques – en particulier la cognitio extra ordinem – fait que l’implication des autorités romaines dans la juridiction provinciale est sans doute plus sensible en 212 apr. J.-C. que dans les premiers temps de l’histoire provinciale. 5 On ne saurait toutefois conclure à une mainmise revendiquée ou effective de l’Empire sur l’ensemble de l’administration judiciaire dans l’Orient romain. D’un point de vue idéologique, Rome ne prétend pas au monopole du maintien de l’ordre et de la justice. Le maintien d’une activité judiciaire indépendante dans les cités est bien une nécessité pour l’Empire, qui compte sur les tribunaux locaux pour filtrer une part importante des procès. Il est incontestable que toutes les cités ne jouissent pas, en ce domaine, des mêmes conditions. D’un point de vue juridique, la distinction reste sensible durant toute la période entre les cités provinciales et les cités libres, ces dernières conservant – en particulier – la capacité de prononcer la peine capitale. Il ne faut toutefois pas lui attribuer plus d’importance qu’elle n’en a eu dans la pratique : les cités soumises à la juridiction d’un gouverneur conservent elles aussi leurs tribunaux et un certain nombre de compétences judiciaires, tandis que l’autonomie des cités libres reste, en dernier ressort, suspendue à la volonté des autorités romaines. Cette relative liberté d’action des cités s’accompagne d’une certaine latitude dans les formes institutionnelles : Rome n’impose pas d’uniformisation du modèle judiciaire civique en Orient, mais laisse le plus souvent persister des institutions dont l’apparition est antérieure à la conquête. L’évolution principale consiste en une recomposition de l’organigramme civique au profit des organes élitaires et au détriment des tribunaux populaires. Toute forme de participation populaire n’a pourtant pas disparu : en marge des institutions, des manifestations informelles de la foule continuent de peser sur le cours de la justice. L’étude des institutions judiciaires contribue donc à caractériser l’essence de la domination romaine. L’Empire apparaît comme un État pragmatique, capable de réserver à ses agents l’exercice de la haute-juridiction pénale, mais suffisamment souple aussi pour laisser les cités s’auto-administrer en grande partie ou intégrer dans son droit en formation des éléments empruntés aux coutumes et lois provinciales dans toute leur diversité. Sur le plan des compétences et de l’organisation judiciaires, les cités se situent encore largement dans la continuité de l’époque hellénistique. Avant le IIIe s. apr. J.-C., les Romains n’ont pas entrepris de politique générale de démantèlement du modèle de la cité ni de réduction de son autonomie judiciaire. 6