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Vendredi 4 avril 2008
E
tonnante rectification des préjugés de l’heure, ce travail de Sylvain Gouguenheim va susciter
débats et polémiques. Son thème : la filiation culturelle monde
occidental-monde musulman.
Sur ce sujet, les enjeux idéologiques et politiques pèsent lourd.
Or cet universitaire des plus
sérieux, professeur d’histoire
médiévale à l’Ecole normale supérieure de Lyon, met à mal une
série de convictions devenues
dominantes. Ces dernières décennies, en suivant notamment Alain
de Libera ou Mohammed Arkoun,
Edward Saïd ou le Conseil de l’Europe, on aurait fait fausse route
sur la part de l’islam dans l’histoire de la culture européenne.
Que croyons-nous donc ? En
résumé, ceci : le savoir grec antique – philosophie, médecine,
mathématique, astronomie –,
après avoir tout à fait disparu
d’Europe, a trouvé refuge dans le
monde musulman, qui l’a traduit
en arabe, l’a accueilli et prolongé,
avant de le transmettre finalement à l’Occident, permettant ainsi sa renaissance, puis l’expansion soudaine de la culture européenne. Selon Sylvain Gouguenheim, cette vulgate n’est qu’un tissu d’erreurs, de vérités déformées, de données partielles ou
partiales. Il désire en corriger,
point par point, les aspects
inexacts ou excessifs.
« Ages sombres »
Y a-t-il vraiment eu rupture
totale entre l’héritage grec antique et l’Europe chrétienne du
haut Moyen Age ? Après l’effondrement définitif de l’Empire
romain, les rares manuscrits
d’Aristote ou de Galien subsistant dans des monastères
n’avaient-ils réellement plus
aucun lecteur capable de les
déchiffrer ? Non, réplique Sylvain Gouguenheim. Même devenus ténus et rares, les liens avec
Byzance ne furent jamais rompus : des manuscrits grecs circulaient, avec des hommes en mesure de les lire. Durant les prétendus « âges sombres », ces
connaisseurs du grec n’ont
jamais fait défaut, répartis dans
quelques foyers qu’on a tort
d’ignorer, notamment en Sicile et
à Rome. On ne souligne pas que
de 685 à 752 règne une succession de papes… d’origine grecque
et syriaque ! On ignore, ou on
oublie qu’en 758-763, Pépin le
Bref se fait envoyer par le pape
Paul Ier des textes grecs, notamment la Rhétorique d’Aristote.
tion de la pensée grecque fut au
contraire sélective, limitée, sans
impact majeur, en fin de compte,
sur les réalités de l’islam, qui sont
demeurées indissociablement religieuses, juridiques et politiques.
Même en disposant des œuvres
philosophiques des Grecs, même
en forgeant le terme de « falsafa »
pour désigner une forme d’esprit
philosophique apparenté, l’islam
ne s’est pas véritablement hellénisé. La raison n’y fut jamais explicitement placée au-dessus de la
révélation, ni la politique dissociée de la révélation, ni l’investigation scientifique radicalement
indépendante.
Il conviendrait même, si l’on
suit ce livre, de réviser plus encore
nos jugements. Au lieu de croire le
savoir philosophique européen
Aristote au Mont-Saint-Michel
Les racines grecques
de l’Europe chrétienne
de Sylvain Gouguenheim
Seuil, « L’Univers historique »,
282 p., 21 ¤.
sergio aquindo
Et si l’Europe ne devait
pas ses savoirs à l’islam ?
L’historien Sylvain Gouguenheim récuse l’idée que la science
des Grecs ait été transmise à l’Occident par le monde musulman
Cet intérêt médiéval pour les
sources grecques trouvait sa source dans la culture chrétienne ellemême. Les Evangiles furent rédigés en grec, comme les épîtres de
Paul. Nombre de Pères de l’Eglise,
formés à la philosophie, citent Platon et bien d’autres auteurs
païens, dont ils ont sauvé des pans
entiers. L’Europe est donc demeurée constamment consciente de sa
filiation à l’égard de la Grèce antique, et se montra continûment
désireuse d’en retrouver les textes.
Ce qui explique, des Carolingiens
jusqu’au XIIIe siècle, la succession
des « renaissances » liées à des
découvertes partielles.
La culture grecque antique futelle pleinement accueillie par l’islam ? Sylvain Gouguenheim souligne les fortes limites que la réalité
historique impose à cette conviction devenue courante. Car ce ne
furent pas les musulmans qui
firent l’essentiel du travail de traduction des textes grecs en arabe.
On l’oublie superbement : même
ces grands admirateurs des Grecs
que furent Al-Fârâbî, Avicenne et
Averroès ne lisaient pas un mot
des textes originaux, mais seulement les traductions en arabe faites par les Araméens… chrétiens !
Parmi ces chrétiens dits syriaques, qui maîtrisaient le grec et
l’arabe, Hunayn ibn Ishaq
(809-873), surnommé« prince des
traducteurs », forgea l’essentiel du
vocabulaire médical et scientifique arabe en transposant plus de
deux cents ouvrages – notamment Galien, Hippocrate, Platon.
Arabophone, il n’était en rien
musulman, comme d’ailleurs pratiquement tous les premiers traducteurs du grec en arabe. Parce
que nous confondons trop souvent
« Arabe » et « musulman », une
vision déformée de l’histoire nous
fait gommer le rôle décisif des Arabes chrétiens dans le passage des
œuvres de l’Antiquité grecque
d’abord en syriaque, puis dans la
langue du Coran.
Une fois effectué ce transfert
– difficile, car grec et arabe sont
des langues aux génies très dissemblables –, on aurait tort de
croire que l’accueil fait aux Grecs
fut unanime, enthousiaste, capable de bouleverser culture et société islamiques. Sylvain Gouguenheim montre combien la récep-
tout entier dépendant des intermédiaires arabes, on devrait se rappeler le rôle capital des traducteurs
du Mont-Saint-Michel. Ils ont fait
passer presque tout Aristote directement du grec au latin, plusieurs
décennies avant qu’à Tolède on ne
traduise les mêmes œuvres en
partant de leur version arabe. Au
lieu de rêver que le monde islamique du Moyen Age, ouvert et généreux, vint offrir à l’Europe languissante et sombre les moyens de son
expansion, il faudrait encore se
souvenir que l’Occident n’a pas
reçu ces savoirs en cadeau. Il est
allé les chercher, parce qu’ils complétaient les textes qu’il détenait
déjà. Et lui seul en a fait l’usage
scientifique et politique que l’on
connaît.
Somme toute, contrairement à
ce qu’on répète crescendo depuis
les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son
développement, ne devrait pas
grand-chose à l’islam. En tout cas
rien d’essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l’histoire
à l’heure est aussi fort
courageux. a
Roger-Pol Droit
Jacques de Venise, passeur oublié
CET HOMME « mériterait de figurer en lettres capitales dans les
manuels d’histoire culturelle »,
écrit Sylvain Gouguenheim. Personne, pourtant, ne connaît plus le
nom de Jacques de Venise le Grec,
qui vécut au XIIe siècle, alla en mission à Constantinople et travailla
ensuite au Mont-Saint-Michel, de
1127 à sa mort, vers 1150.
Ce qu’on lui doit ? Rien de
moins que la traduction intégrale,
du grec au latin, d’un nombre
impressionnantd’œuvres d’Aristo-
te, parmi lesquelles la Métaphysique, le traité De l’Ame, les Seconds
analytiques, les Topiques, les traités d’histoire naturelle ou encore la
Physique.Ces traductions,dont certaines sont accompagnées de commentaires, furent réalisées, selon
les cas, de vingt ans à quarante ans
avant celles de Gérard de Crémone, à Tolède, à partir des traductions en arabe.
Il faut ajouter que les traductions de Jacques de Venise ont
connu un « succès stupéfiant ».
Alorsquebiendesœuvresmédiévales ne nous sont connues que par
trois ou quatre manuscrits, on en
dénombreunecentainepourlaPhysique, près de trois cents pour les
Seconds analytiques. Diffusés dans
toute l’Europe, lus par les plus
grands intellectuels du temps, ces
travaux méritaient d’être mis en
lumière. Ce qu’a fait Sylvain Gouguenheimen rappelant l’importancedecethommequitraduisaitAristote au Mont-Saint-Michel. a
R.-P. D.
Le sartrien de la famille
Michel Contat publie vingt études sur Sartre, entre admiration et lucidité
J
e n’ai jamais rien appris de mes
critiques », avait confié Sartre
à l’un de ses plus fervents spécialistes, Michel Contat, collaborateur du « Monde des
livres »… Est-ce alors par un
degré supplémentaire de perversité que celui-ci préféra, au lieu de
commenter les chefs-d’œuvre du
ERIC
LAURRENT
à l'occasion de la parution de
Renaissance
italienne
(Ed. de Minuit)
sera à
LA LIBRAIRIE
D E PA R I S
le jeudi 10 avril à 18h.
7/11, place de Clichy, Paris 17°
Tél. 01 45 22 47 81
dernier « grantécrivain », pourchasser ses inédits, disséquer ses
écrits de jeunesse, compulser ses
carnets, s’interroger sur les
œuvres que Sartre n’avait jamais
écrites, passer au scalpel ses projets avortés (au premier rang desquels Les Chemins de la liberté), traquer dans les brouillons de La Reine Albemarle et du « Scénario sur
MacCarthy » les raisons de leur
échec…, bref poursuivre, peut-être
même achever, le geste éminemment sartrien d’autocontestation,
par lequel l’auteur des Mots espérait échapper à la mauvaise foi ?
La lecture des brouillons n’est
pas un savant détour : elle satisfait chez le critique le désir de
« lire ce que seul l’auteur avait lu »
avant lui – exercice plus délicat
qu’il n’y paraît puisqu’il implique,
pour le généticien, de « produire », afin de le rendre public, un
texte dont l’écrivain n’a pas voulu
être l’auteur, puisqu’il ne l’a
jamais publié tel quel. Aussi ardus
qu’ils puissent paraître au premier abord, ces exercices de génétique textuelle renouvellent la lecture des œuvres les plus connues
de Sartre, libérées de leur aspect
monumental, rendues plus accessibles par cette « relation à l’œuvre
– et plus spécifiquement, [cette]
relation au travail à l’œuvre (work
in progress) ». Aux yeux de
Michel Contat, le corollaire d’une
telle relation aux textes est d’inciter le critique à un plus grand
degré d’implication.
Destin commun
Aussi n’hésite-t-il pas à mêler
son autoportrait aux analyses qui
composent ce Pour Sartre, esquissant même l’histoire d’un destin
commun à bien des « fils » de
l’écrivain, depuis les proches de la
« famille » ou les fidèles des
Temps modernes jusqu’aux innombrables jeunes gens semblables à
lui, auxquels Sartre et Beauvoir
servirent de couple parental idéal
– deux figures d’autorité antiautoritaires. Le commentaire érudit se double alors d’un passionnant récit de formation, celui d’un
jeune sartrien qui donna sens à
son amour filial en inventant le
genre de la biobibliographie (Les
Ecrits de Sartre, Gallimard, 1970),
en réalisant un film avec Alexandre Astruc (Sartre par lui-même,
1976), en effectuant le bel « Autoportrait à 70 ans » (« probablement ce que j’ai fait de mieux avec
lui »), et surtout en publiant avec
Michel Rybalka les Œuvres romanesques en Pléiade.
Un tel amour filial ne va pas
sans rivalités, notamment à
l’égard de quelques autres fils, tel
Benny Lévy, mais aussi d’une
mère symbolique qui le tint trop à
distance. Etait-il cependant nécessaire d’entretenir le thème de la
rivalité supposée du couple Sartre
Pour Sartre
de Michel Contat
PUF « Perspectives critiques », 584 p., 30 ¤.
et Beauvoir en réduisant cette dernière à une fonction d’hagiographe, voire en lui reprochant
d’avoir dissimilé sa bisexualité,
comme si la mémorialiste n’avait
pas su se montrer à la hauteur de
l’innovation qu’elle avait tentée
dans sa vie amoureuse avec Sartre ? Si Beauvoir gagne peu à se
voir ainsi réduite à son rôle
d’« épouse morganatique », Sartre trouve en revanche en Michel
Contat l’héritier qu’il méritait : un
fils que son admiration n’aveugle
pas et qui avoue même avoir imaginé en 1972, alors qu’il s’ennuyait à écouter le vieil homme
ressasser les mêmes idées devant
la caméra, sortir un revolver et le
pointer sur Sartre. Non pour le
tuer, mais pour le faire enfin parler, c’est-à-dire être désarmé aux
yeux des spectateurs par la seule
puissance du verbe sartrien, enfin
redevenu égal à son mythe. « Erosartre » ou le complexe du sartrien, violent par amour du père
qu’il s’est choisi. a
Jean-Louis Jeannelle
Signalons également : L’Anti-Aron,
de Pierre Vesrtraeten, éd. La Différence,
« Les Essais », 122 p., 15 ¤.
Sartre. La liberté dans tous ses états, « Les
Vendredis de la philosophie », avec François George, Frédéric Worms, Juliette
Simont. 2 CD, France Culture/Naïve, 22 ¤.
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