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Vendredi 4 avril 2008
/essais
Et si l’Europe ne devait
pas ses savoirs à l’islam ?
J
e n’ai jamais rien appris de mes
critiques », avait confié Sartre
à l’un de ses plus fervents spé-
cialistes, Michel Contat, colla-
borateur du « Monde des
livres »… Est-ce alors par un
degré supplémentaire de perversi-
té que celui-ci préféra, au lieu de
commenter les chefs-d’œuvre du
dernier « grantécrivain », pour-
chasser ses inédits, disséquer ses
écrits de jeunesse, compulser ses
carnets, s’interroger sur les
œuvres que Sartre n’avait jamais
écrites, passer au scalpel ses pro-
jets avortés (au premier rang des-
quelsLes Chemins de la liberté),tra-
quer dans les brouillons deLa Rei-
ne Albemarle et du « Scénario sur
MacCarthy » les raisons de leur
échec…, bref poursuivre, peut-être
même achever, le geste éminem-
ment sartrien d’autocontestation,
par lequel l’auteur des Mots espé-
rait échapper à la mauvaise foi ?
La lecture des brouillons n’est
pas un savant détour : elle satis-
fait chez le critique le désir de
« lire ce que seul l’auteur avait lu »
avant lui – exercice plus délicat
qu’il n’y paraît puisqu’il implique,
pour le généticien, de « produi-
re », afin de le rendre public, un
texte dont l’écrivain n’a pas voulu
être l’auteur, puisqu’il ne l’a
jamais publié tel quel. Aussi ardus
qu’ils puissent paraître au pre-
mier abord, ces exercices de géné-
tique textuelle renouvellent la lec-
ture des œuvres les plus connues
de Sartre, libérées de leur aspect
monumental, rendues plus acces-
sibles par cette « relation à l’œuvre
– et plus spécifiquement, [cette]
relation au travail à l’œuvre (work
in progress. Aux yeux de
Michel Contat, le corollaire d’une
telle relation aux textes est d’inci-
ter le critique à un plus grand
degré d’implication.
Destin commun
Aussi n’hésite-t-il pas à mêler
son autoportrait aux analyses qui
composent ce Pour Sartre, esquis-
sant même l’histoire d’un destin
commun à bien des « fils » de
l’écrivain, depuis les proches de la
« famille » ou les fidèles des
Tempsmodernesjusqu’auxinnom-
brables jeunes gens semblables à
lui, auxquels Sartre et Beauvoir
servirent de couple parental idéal
– deux figures d’autorité anti-
autoritaires. Le commentaire éru-
dit se double alors d’un passion-
nant récit de formation, celui d’un
jeune sartrien qui donna sens à
son amour filial en inventant le
genre de la biobibliographie (Les
Ecrits de Sartre, Gallimard, 1970),
en réalisant un film avec Alexan-
dre Astruc (Sartre par lui-même,
1976), en effectuant le bel « Auto-
portrait à 70 ans » (« probable-
ment ce que j’ai fait de mieux avec
lui »), et surtout en publiant avec
Michel Rybalka les Œuvres roma-
nesques en Pléiade.
Un tel amour filial ne va pas
sans rivalités, notamment à
l’égard de quelques autres fils, tel
Benny Lévy, mais aussi d’une
mère symbolique qui le tint trop à
distance.Etait-ilcependantnéces-
saire d’entretenir le thème de la
rivalité supposée du couple Sartre
et Beauvoir en réduisant cette der-
nière à une fonction d’hagiogra-
phe, voire en lui reprochant
d’avoir dissimilé sa bisexualité,
comme si la mémorialiste n’avait
pas su se montrer à la hauteur de
l’innovation qu’elle avait tentée
dans sa vie amoureuse avec Sar-
tre ? Si Beauvoir gagne peu à se
voir ainsi réduite à son rôle
d’« épouse morganatique », Sar-
tre trouve en revanche en Michel
Contat l’héritier qu’il méritait : un
fils que son admiration n’aveugle
pas et qui avoue même avoir ima-
giné en 1972, alors qu’il s’en-
nuyait à écouter le vieil homme
ressasser les mêmes idées devant
la caméra, sortir un revolver et le
pointer sur Sartre. Non pour le
tuer, mais pour le faire enfin par-
ler, c’est-à-dire être désarmé aux
yeux des spectateurs par la seule
puissance du verbe sartrien, enfin
redevenu égal à son mythe. « Ero-
sartre » ou le complexe du sar-
trien, violent par amour du père
qu’il s’est choisi.
a
Jean-Louis Jeannelle
Signalons également : L’Anti-Aron,
de Pierre Vesrtraeten, éd. La Différence,
« Les Essais », 122 p., 15 ¤.
Sartre. La liberté dans tous ses états, « Les
Vendredis de la philosophie », avec Fran-
çois George, Frédéric Worms, Juliette
Simont. 2 CD, France Culture/Naïve, 22 ¤.
L’historien Sylvain Gouguenheim récuse l’idée que la science
des Grecs ait été transmise à l’Occident par le monde musulman
CET HOMME« mériterait de figu-
rer en lettres capitales dans les
manuels d’histoire culturelle »,
écrit Sylvain Gouguenheim. Per-
sonne, pourtant, ne connaît plus le
nom de Jacques de Venise le Grec,
quivécutauXIIesiècle,allaen mis-
sion à Constantinople et travailla
ensuite au Mont-Saint-Michel, de
1127 à sa mort, vers 1150.
Ce qu’on lui doit ? Rien de
moins que la traduction intégrale,
du grec au latin, d’un nombre
impressionnantd’œuvresd’Aristo-
te, parmi lesquelles la Métaphysi-
que, le traité De l’Ame, les Seconds
analytiques, les Topiques, les trai-
tésd’histoirenaturelleouencorela
Physique.Cestraductions,dontcer-
taines sont accompagnées de com-
mentaires, furent réalisées, selon
les cas, de vingt ans à quarante ans
avant celles de Gérard de Crémo-
ne, à Tolède, à partir des traduc-
tions en arabe.
Il faut ajouter que les traduc-
tions de Jacques de Venise ont
connu un « succès stupéfiant ».
Alorsquebiendesœuvresmédiéva-
les ne nous sont connues que par
trois ou quatre manuscrits, on en
nombreunecentainepourlaPhy-
sique, près de trois cents pour les
Seconds analytiques. Diffusés dans
toute l’Europe, lus par les plus
grands intellectuels du temps, ces
travaux méritaient d’être mis en
lumière. Ce qu’a fait Sylvain Gou-
guenheimenrappelantl’importan-
cedecethommequitraduisaitAris-
tote au Mont-Saint-Michel.
a
R.-P. D.
tonnante rectification des préju-
gés de l’heure, ce travail de Syl-
vain Gouguenheim va susciter
débats et polémiques. Son thè-
me : la filiation culturelle monde
occidental-monde musulman.
Sur ce sujet, les enjeux idéologi-
ques et politiques pèsent lourd.
Or cet universitaire des plus
sérieux, professeur d’histoire
médiévale à l’Ecole normale supé-
rieure de Lyon, met à mal une
série de convictions devenues
dominantes. Ces dernières décen-
nies, en suivant notamment Alain
de Libera ou Mohammed Arkoun,
Edward Saïd ou le Conseil de l’Eu-
rope, on aurait fait fausse route
sur la part de l’islam dans l’histoi-
re de la culture européenne.
Que croyons-nous donc ? En
résumé, ceci : le savoir grec anti-
que – philosophie, médecine,
mathématique, astronomie –,
après avoir tout à fait disparu
d’Europe, a trouvé refuge dans le
monde musulman, qui l’a traduit
en arabe, l’a accueilli et prolongé,
avant de le transmettre finale-
ment à l’Occident, permettant ain-
si sa renaissance, puis l’expan-
sion soudaine de la culture euro-
péenne. Selon Sylvain Gouguen-
heim, cette vulgate n’est qu’un tis-
su d’erreurs, de vérités défor-
mées, de données partielles ou
partiales. Il désire en corriger,
point par point, les aspects
inexacts ou excessifs.
« Ages sombres »
Y a-t-il vraiment eu rupture
totale entre l’héritage grec anti-
que et l’Europe chrétienne du
haut Moyen Age ? Après l’effon-
drement définitif de l’Empire
romain, les rares manuscrits
d’Aristote ou de Galien subsis-
tant dans des monastères
n’avaient-ils réellement plus
aucun lecteur capable de les
déchiffrer ? Non, réplique Syl-
vain Gouguenheim. Même deve-
nus ténus et rares, les liens avec
Byzance ne furent jamais rom-
pus : des manuscrits grecs circu-
laient, avec des hommes en mesu-
re de les lire. Durant les préten-
dus « âges sombres », ces
connaisseurs du grec n’ont
jamais fait défaut, répartis dans
quelques foyers qu’on a tort
d’ignorer, notamment en Sicile et
à Rome. On ne souligne pas que
de 685 à 752 règne une succes-
sion de papes… d’origine grecque
et syriaque ! On ignore, ou on
oublie qu’en 758-763, Pépin le
Bref se fait envoyer par le pape
Paul Ier des textes grecs, notam-
ment la Rhétorique d’Aristote.
Cet intérêt médiéval pour les
sources grecques trouvait sa sour-
ce dans la culture chrétienne elle-
même. Les Evangiles furent rédi-
gés en grec, comme les épîtres de
Paul. Nombre de Pères de l’Eglise,
formés à la philosophie, citent Pla-
ton et bien d’autres auteurs
païens, dont ils ont sauvé des pans
entiers. L’Europe est donc demeu-
rée constamment consciente de sa
filiation à l’égard de la Grèce anti-
que, et se montra continûment
désireuse d’en retrouver les textes.
Ce qui explique, des Carolingiens
jusqu’au XIIIesiècle, la succession
des « renaissances » liées à des
découvertes partielles.
La culture grecque antique fut-
elle pleinement accueillie par l’is-
lam ?SylvainGouguenheimsouli-
gne les fortes limites que la réali
historique impose à cette convic-
tion devenue courante. Car ce ne
furent pas les musulmans qui
firent l’essentiel du travail de tra-
duction des textes grecs en arabe.
On l’oublie superbement : même
ces grands admirateurs des Grecs
que furent Al-Fârâbî, Avicenne et
Averroès ne lisaient pas un mot
des textes originaux, mais seule-
ment les traductions en arabe fai-
tes par les Araméens… chrétiens !
Parmi ces chrétiens dits syria-
ques, qui maîtrisaient le grec et
l’arabe, Hunayn ibn Ishaq
(809-873),surnommé« prince des
traducteurs », forgea l’essentiel du
vocabulaire médical et scientifi-
que arabe en transposant plus de
deux cents ouvrages – notam-
ment Galien, Hippocrate, Platon.
Arabophone, il n’était en rien
musulman, comme d’ailleurs pra-
tiquement tous les premiers tra-
ducteurs du grec en arabe. Parce
quenousconfondonstropsouvent
« Arabe » et « musulman », une
vision déformée de l’histoire nous
fait gommer le rôle décisif des Ara-
bes chrétiens dans le passage des
œuvres de l’Antiquité grecque
d’abord en syriaque, puis dans la
langue du Coran.
Une fois effectué ce transfert
difficile, car grec et arabe sont
des langues aux génies très dis-
semblables –, on aurait tort de
croire que l’accueil fait aux Grecs
fut unanime, enthousiaste, capa-
ble de bouleverser culture et socié-
té islamiques. Sylvain Gouguen-
heim montre combien la récep-
tion de la pensée grecque fut au
contraire sélective, limitée, sans
impact majeur, en fin de compte,
sur les réalités de l’islam, qui sont
demeuréesindissociablementreli-
gieuses, juridiques et politiques.
Même en disposant des œuvres
philosophiques des Grecs, même
en forgeant le terme de « falsafa »
pour désigner une forme d’esprit
philosophique apparenté, l’islam
ne s’est pas véritablement helléni-
sé. La raison n’y fut jamais explici-
tement placée au-dessus de la
révélation, ni la politique disso-
ciée de la révélation, ni l’investiga-
tion scientifique radicalement
indépendante.
Il conviendrait même, si l’on
suit ce livre, de réviser plus encore
nos jugements. Au lieu de croire le
savoir philosophique européen
toutentierdépendantdes intermé-
diaires arabes, on devrait serappe-
ler le rôle capital des traducteurs
du Mont-Saint-Michel. Ils ont fait
passer presque tout Aristote direc-
tement du grec au latin, plusieurs
décennies avant qu’à Tolède on ne
traduise les mêmes œuvres en
partant de leur version arabe. Au
lieu de rêver que le monde islami-
que du Moyen Age, ouvert et géné-
reux, vint offrir à l’Europe languis-
sante et sombre les moyens de son
expansion, il faudrait encore se
souvenir que l’Occident n’a pas
reçu ces savoirs en cadeau. Il est
allé les chercher, parce qu’ils com-
plétaient les textes qu’il détenait
déjà. Et lui seul en a fait l’usage
scientifique et politique que l’on
connaît.
Somme toute, contrairement à
ce qu’on répète crescendo depuis
les années 1960, la culture euro-
péenne, dans son histoire et son
développement, ne devrait pas
grand-chose à l’islam. En tout cas
rien d’essentiel. Précis, argu-
menté, ce livre qui remet l’histoire
à l’heure est aussi fort
courageux.
a
Roger-Pol Droit
Le sartrien de la famille
Michel Contat publie vingt études sur Sartre, entre admiration et lucidité
Aristote au Mont-Saint-Michel
Les racines grecques
de l’Europe chrétienne
de Sylvain Gouguenheim
Seuil, « L’Univers historique »,
282 p., 21 ¤.
Jacques de Venise, passeur oublié
Pour Sartre
de Michel Contat
PUF « Perspectives critiques », 584 p., 30 ¤.
ERIC
LAURRENT
à l'occasion de la parution de
Renaissance
italienne
(Ed. de Minuit)
sera à
LA LIBRAIRIE
DE PARIS
le jeudi 10 avril à 18h.
7/11, place de Clichy, Paris 17°
Tél. 01 45 22 47 81
sergio aquindo
E
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