GÉRARD WORMSER
Éthique et violence dans les
Cahiers pour une morale
de Sartre
À laquelle Sartre ajoute que le violent est de mauvaise foi, car il compte sur le monde pour
absorber son assaut et y résister, et il se compare volontiers à une force de la nature :
« Les expression d'impitoyable, d'inexorable sont fréquemment employées dans
les serments de violence... » (p. 184)
Après la violence qui détruit son but, le cas d'une violence qui veut atteindre son but dans
l'indifférence aux moyens : sous cet aspect, le viol manifeste le consentement comme exigence de
la liberté, et fait de la relation des moyens à la fin le critère de justification de l'action. C'est ce
critère que récuse le violent, qui détruit la finalisation elle-même. Sartre esquisse une
hypothétique « morale » de la force, fondée contradictoirement sur l'apologie du fait et de l'être
brut, dont il repère l'emprise dans les attitudes éducatives.
Ainsi, quand les parents disent à l'enfant, anticipant une sanction automatique : « Si tu ne
mets pas ton manteau, tu vas attraper froid » (au lieu de « Si tu ne mets pas ton manteau, tu
risques de prendre froid ») leur attitude contrevient à toute entreprise de l'enfant : toute
entreprise suppose l'acceptation de risques, et l'attitude des parents signifie pour l'enfant un
interdit absolu. Le père est irrémédiable, sa parole suivie d'un silence sans appel : l'enfant doit se
conformer à ses exigences et non poser des fins. Pour Sartre évoquer l'univers de l'enfance est
truqué : quand il n'est pas peuplé d'impératifs, il l'est de raisons qui lui échappent, quand même
elles viseraient son bien futur. De toutes façons, l'enfant doit croire. L'enfant dont la liberté est
limitée par l'ignorance est dans l'erreur, d'une façon telle que nous ne pouvons l'en tirer – il y
faudrait le temps pour lui de devenir adulte. On admettra qu'on ne puisse dire toute la vérité aux
enfants, ou, ce qui revient au même, qu'ils ne la comprendraient pas entièrement. Mais c'est
justement ce qui marque une situation de violence, puisque ses initiatives ouvrent sur des
résultats que d'autres ont prévus et pas lui, qu'il agit sous contrôle, et que le sens de ses actes lui
échappe. Tenue à la soumission, l'enfance incarne une aliénation naturelle, qui provient de la seule
présence de l'adulte. Il y a là un modèle constitutif essentiel chez Sartre (dont a fort bien traité
Josette Pacaly) selon lequel l'ignorance est aliénation quand elle est savoir pour autrui.
De façon analogue, la ruse et le mensonge sont des violences : l'autre est joué, vit dans un
monde truqué sous l'un de ses aspects, précisément celui sous lequel s'appuie l'autre. La
justification de la violence est son redoublement quasi-juridique : « exigence du plus fort d'être
traité comme une personne par celui qu'il asservit » (pp. 150-166). La manipulation est au cœur
de la violence, car elle sape la liberté de l'intérieur. Et si la violence peut receler une affirmation de
liberté – Sartre évoque le Groupe Stern qui met l'accent non sur la libération abstraite de l'homme,
mais sur celle de la Palestine – le mensonge brouille les repères mêmes du monde : après qu'un
« type de la Gestapo » a exécuté l'un des élèves de Sartre et son père, il persuade la maîtresse du
Article publié en ligne : 2005/03
http://www.sens-public.org/spip.php?article158
© Sens Public | 4