universite paris i pantheon-sorbonne doctorat de science politique

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UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE
DOCTORAT DE SCIENCE POLITIQUE
CARINE DARTIGUEPEYROU
CONTRIBUTION A L'ETUDE DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" :
LE CAS DE L'EUROPE EN COURS D'ELARGISSEMENT
SOUTENANCE DE THESE : 23 OCTOBRE 2003
DIRECTEUR DE THESE : M. CHARLES ZORGBIBE
Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
PRESIDENT DU JURY : M. JACQUES SOPPELSA
Président honoraire de l'Université de Paris I PanthéonSorbonne, professeur de Géopolitique en Sorbonne
MEMBRES DU JURY :
M. THIERRY GAUDIN
Ingénieur général des Mines
M. FRANCIS JUTAND
Directeur du département Sciences et Technologies de
l'Information et de la Communication, CNRS
M.ARMAND MATTELART
Professeur de sciences de la Communication,
Université Paris 8
"Etre, c'est d'abord se faire et se trouver", Teilhard de
Chardin, Sur le Bonheur
A Michel qui m'a fait découvrir une nouvelle dimension
de l'altérité
A Boris et à tous les jeunes, qu'ils construisent un monde
meilleur
"Car la seule vérité qui compte pour moi, dira tout
véritable européen, c'est celle de me réaliser. De chercher,
de trouver et de vivre ma vérité, non celles des autres et
non celle que l'Etat ou le parti a décidé de m'imposer toute
faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors
vraiment ma vie n'aurait plus aucun sens", Denis de
Rougemont, Ecrits sur l'Europe, tome 2, p.420.
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REMERCIEMENTS
Cette thèse est l'aboutissement d'un long travail et d'aide de nombreuses personnes dont
je ne peux citer la liste exhaustive ici de peur d'en oublier.
Au-delà des remerciements adressés à mon directeur de thèse Charles Zorgbibe et à
mon ancien professeur Jacques Soppelsa qui m'aura permis de m'inscrire en thèse de
science politique, je tiens également à remercier les membres du jury pour leur travail
de rapporteur.
Certains échanges ou connaissances ont joué un rôle particulier dans la maturation du
sujet : Charles Jonscher, David Ronfeldt, Steve Bankes, Bob Anderson, David Gompert,
Brian Hall mais aussi et surtout Michel Saloff-Coste. Je tiens à remercier l'ensemble des
personnes interviewées et rencontrées qui figurent dans la bibliographie.
L'ensemble de la première partie de cette thèse c'est-à-dire l'étude synthétique des
grandes tendances du futur a été nourrie grâce aux échanges avec le Stanford Research
Institute, le Xerox Park et l'Institut du futur (Institute For The Future).
La seconde partie de cette thèse a été nourrie en partie grâce à l'expérience acquise
auprès de la Direction Générale de la Société de l'information de la Commission
européenne, à la participation à de nombreux événements dont "European Information
Revolution" avec Erkki Likkanen, Commissaire en charge des Entreprises et de la
Société de l'Information, et à l'entretien de Robert Verrue, Directeur Général de la
Société de l'Information à la Commission européenne1.
La troisième partie de cette thèse a été enrichie de l'expérience au sein du cabinet MSC
ET ASSOCIES2 en offrant notamment une expérience opérationnelle des différentes
1
Robert Verrue a quitté son poste de Directeur Général de la Société de l'Information en juillet 2002.
MSC ET ASSOCIES, cabinet de prospective en Management, Stratégie et Communication spécialisé
sur les questions de "société de l'information".
2
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méthodes de scénarios, la participation à l'écriture du livre Les horizons du futur ainsi
que la connaissance de Brian Hall et l'introduction de ses travaux en France. Toute cette
réflexion prospective s'est également renforçée du fait de la participation aux colloques
de prospective de Cerisy et aux rencontres du groupe de prospective des Sciences et des
Technologies de l'Information et de la Communication (STIC) au CNRS.
Je souhaite également remercier tous les lecteurs de la thèse, en particulier Bruno
Hérault, qui m'ont permis à la fin de ce travail d'apporter leurs commentaires et leurs
suggestions. En particulier, ma famille et mes amis proches qui auront été déterminants
dans la finition de ce travail.
Cette thèse est donc le résultat de cet environnement foisonnant d'intelligence et de
motivation. Toutes les personnes citées ont été fondamentales à ma démarche d’analyse
et à mon inspiration. Je les en remercie profondément.
PAGE 4
SOMMAIRE
INTRODUCTION GENERALE, p.7
PREMIERE PARTIE : LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE
DE L'EUROPE
Introduction de la première partie, p.41
Chapitre 1 : Les grandes tendances technologiques, p.44
Chapitre 2 : Tendances démographiques et socioéconomiques, p.62
Chapitre 3 : Tendances des systèmes économiques et politiques, p.89
Chapitre 4 : Tendances socioculturelles et changement de valeurs, p.114
Conclusion de la première partie : L'Europe dans la mondialisation, p.137
DEUXIEME PARTIE : PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE
L'INFORMATION"
Introduction de la seconde partie, p.144
Chapitre 1 : Les politiques en matière de "société de l'information", p.147
Chapitre 2 : Théories du post-industrialisme et approches prospectivistes de la "société
de l'information", p.186
Chapitre 3 : Changement de valeurs et nouveau paradigme, p.207
Chapitre 4 : Les valeurs à l'Est de l'Europe, p.232
PAGE 5
Conclusion de la seconde partie : La "société de l'information" en Europe, p.252
TROISIEME PARTIE : IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET DE LA POLITIQUE
EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE
L’EUROPE
Introduction aux scénarios choisis, définitions et méthodes de prospective, p.259
Chapitre 1 : L'élargissement en Europe, p.261
Chapitre 2 : Vision sur l'avenir de l'Europe- variations sur scénarios, p.288
Chapitre 3 : Risques exogènes et impacts endogènes de la politique de la "société de
l'information" en Europe- scénarios noirs, p.315
Chapitre 4 : Un projet politique pour l'Europe , p.347
Conclusion de la troisième partie : Pour une Europe de la connaissance, p.368
CONCLUSION FINALE, p.373
BIBLIOGRAPHIE, p.390
TABLES DES MATIERES, p.433
ANNEXES, p.440
RESUMES ET MOTS CLES
PAGE 6
INTRODUCTION GENERALE
'Il s'agit donc ici de se demander comment, et plus
particulièrement s'il est tout de même possible, malgré l'absence
indéniable de ce point fixe qu'Archimède cherchait, de se sortir,
au sens le plus large du terme, du cadre du monde en tirant sur
ses propres cheveux et de le voir ensuite de l'extérieur "avec des
yeux nouveaux"', Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de
Munchhausen, p.174.
"La vocation de l’Europe dans le contexte de la civilisation
actuelle- et, ainsi l’idée fondamentale d’unification- ne doit pas
résider, comme nous le voyons actuellement, dans quelque
chose de nouveau, d’inédit. Elle peut être tirée simplement
d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une
nouvelle façon d’interpréter leur signification". Vaclav Havel,
Pour une politique post-moderne.
'La grande dichotomie qui a marqué la Modernité reposait sur la
distinction entre le corps et l’esprit. L’époque Post-moderne, en
revanche, semble marquée par une "trichotomie", en ayant
intégré la dimension technologique, la machine, au corps et à
l’esprit'. Joël de Rosnay, "Une vision du futur", Sociétés, n°59,
1998/1.
SECTION 1 : INTRODUCTION AU THEME ET HYPOTHESES DE DEPART
Cette thèse part de ce que le futur de l’Europe ne s'ancre plus seulement sur l’histoire
politique de ces derniers siècles mais sur les tendances mondiales qui se manifestent à
travers les changements profonds technologiques et autres, en particulier ceux de la
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"révolution de l’information"3. Alors que dans les années 1970 et 1980, l'Occident
connaissait une révolution informatique et une accélération sans précédent du progrès
technologique, l'URSS, quant à elle, devenait de plus en plus dépendante des
importations de machines étrangères et des transferts de technologies pour les industries
de pointe.
Les pays d’Europe centrale et orientale ne se sont pas effondrés seulement du fait de
leurs systèmes d’économie socialiste et centralisée ou du fait du poids excessif de leur
industrie militaire. Leur effondrement est également dû à leur isolement et à la nature
fermée de leur économie qui les a tenus à l’écart de l'impact sociétal des progrès
technologiques et de la révolution de l’information. Pour Manuel Castells, "le nœud de
la crise technologique de l'Union soviétique doit être cherché dans la logique
fondamentale du système étatiste : priorité écrasante donnée à la puissance militaire ;
contrôle politico-idéologique de l'information ; centralisation bureaucratique de
l'économie planifiée; isolement du reste du monde ; incapacité à moderniser certains
segments de l'économie sans modifier tout le système"4.
L'effondrement de l'URSS est la manifestation des limites d'un étatisme industriel
poussé à outrance, de son incapacité à renouveler en permanence l'information et les
technologies, et plus que tout, à inventer une "légitimité identitaire"5. Ce qui rend cette
mutation véritablement révolutionnaire ne se trouve pas dans le changement politique et
économique, symbolisé par le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché,
mais dans le changement des systèmes politiques et économiques qui, beaucoup plus
profond, sous-tend cette mutation.
Au cœur de ces évolutions, le "système mère" (expression inspirée de David Ronfeldt
qui parle des réseaux en tant que "mère de toutes les organisations sociales") ou mère
des nœuds (jeu de mots entre le mot "mère" et le "réseau de nœuds" décrit par Manuel
Castells) qui nourrit, telle la matrice, et accompagne les systèmes politiques et
économiques dans leurs changements.
3
Définie plus loin en introduction.
Castells Manuel, L'Ere de l'information, tome 3 Fin de millénaire, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 53.
5
Idem, Castells Manuel, p. 86.
4
PAGE 8
Il est probable qu'en partie, l’Europe ne reconnaîsse pas l'opportunité que présente la
construction d'une société de la connaissance. Or, c'est justement le passage à des
systèmes sociaux et économiques fondés sur les investissements de connaissance qui
pourrait faciliter l'intégration européenne et l'élargissement aux nouveaux pays
adhérents.
Pour Ignacio Ramonet, les blocages des sociétés européennes sont indiscutablement
culturels et il ajoute : "le vrai problème est d'opérer, dans une société traumatisée par le
rythme de l'innovation, le déblocage de l'intelligence socio-économique, c'est-à-dire des
problèmes culturels au sens large. Or, pour amorcer ce déblocage, il faut sans doute
reprendre, avec un regard critique, le fil de la construction des principaux paramètres
culturels, et reconsidérer l'édification de la modernité en Europe"6.
L’Europe ne pourra s’approprier cette mutation qu'en s'engageant dans une
conscientisation de "l’autre" c’est-à-dire en formulant une philosophie de l’altérité, en
dépassant son système actuel de valeurs et en inventant de nouveaux modes de
communication basés sur la compréhension profonde, peut-être même ontologique, de
l’homme. Il s'agit là d'une grande ambition, d'un grand défi pour cette Europe dont les
institutions sont particulièrement remises en cause : restaurer les perspectives,
réinstaller l'initiative, l'innovation, la créativité, le plaisir, la citoyenneté. Plus que
jamais nous avons besoin de "désir d’Europe"7.
SECTION 2 : INTRODUCTION ET DELIMITATION DU SUJET
Introduction au sujet
6
Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 128.
Pour reprendre l’expression de Lejeune Claire, « De la citoyenneté poétique à la citoyenneté
européenne », Cellule de prospective de la Commission européenne, Thomas Jansen (sous la direction
de), Réflexions sur l’identité européenne, 1999.
.
7
PAGE 9
L'hypothèse de départ de cette thèse est que le passage à la "société de l'information" et
l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale de l'Union européenne
constituent deux des plus grands enjeux des vingt ans à venir pour l'Europe. Cette thèse
n'est pas destinée à justifier ces deux axes par rapport à d'autres axes potentiels mais à
analyser l'impact de ces deux chantiers sur l'Europe. Ne couvent-ils pas en eux les
germes d'une profonde "révolution" ? Et, si oui, quel type de révolution ?
Les tendances du futur montrent la nécessité pour l'Europe de se positionner dans un
environnement mondial, lui-même en profonde mutation. Quelle est la position de
l'Europe dans ces changements ? Quelles sont les implications pour la compétitivité
européenne ?
Le passage de l’Europe à l’ère informationnelle, plus souvent appelée "société de
l’information" ou "économie de la connaissance" sera mise en évidence ainsi que le
lien, si lien il y a, avec l'élargissement de l'Union européenne à l’Est de l'Europe.
Quelle est la politique européenne en matière de "société de l'information" et
d'"économie de la connaissance" ? En quoi se distingue-t-elle des autres politiques de la
Triade (USA, Japon, Europe) ? Dans ce contexte, l'élargissement aux pays d'Europe
centrale et orientale constitue-t-il un atout ou un frein ?
Enfin, la crise de la gouvernance et les freins à la construction d'un projet politique
européen ont-ils un lien avec la "révolution de l'information" ? Sont-ils le résultat de
crises conjoncturelles ou sporadiques ou remettent-ils en cause la nature profonde du
changement ? Comment caractériser ce changement ?
Délimitation du sujet
La limitation du sujet réside dans le manque de recul dû au caractère relativement récent
du domaine d’étude. La "révolution de l’information" est en cours. Si l’on peut analyser
les fondements d'un changement de paradigme, il est encore trop tôt pour en mesurer
tout l’impact socio-économique. Cependant, du fait de travaux de recherche
conséquents tels que ceux du sociologue Manuel Castells de l’université de Berkeley,
PAGE 10
les premières études académiques quant à l’impact social des technologies de
l’information et de la communication sont publiées.
Nous avons limité notre sujet au domaine de la science politique plus particulièrement à
la politique économique. Le sujet est traité en analysant les facteurs de changement mais
également en donnant une place importante aux acteurs du changement que nous avons
définis comme la "triade des acteurs"8 (entreprises, Etats, société civile). Ce travail ne se
concentre pas sur la politique institutionnelle et sur les institutions politiques telles que
la Commission européenne, ni à l'étude de la polis définie par Hannah Arendt comme
les "formes d'organisation de la vie commune des hommes" au sein de la cité9. La
politique institutionnelle fait l'objet de nombreuses thèses et constitue en tant que telle
un sujet de taille. La formule de Raymond Aron précise le champ du politique. La
politique sera étudiée dans cette thèse à la fois en tant que policy c'est-à-dire en tant que
"programme d'action ou une action elle-même d'un individu, d'un groupe ou d'un
gouvernement" à travers notamment la politique européenne en matière de "société de
l'information" mais aussi en tant que politics c'est-à-dire en tant que "domaine dans
lequel rivalisent ou s'opposent les politiques diverses", à travers une étude de l'évolution
des relations internationales et une étude comparée des politiques de l'Europe, des EtatsUnis et du Japon en matière de "société de l'information"10.
L’élargissement de l’Europe constitue une "nécessité historique" pour reprendre
l’expression de Vaclav Havel. L’Europe est ici comprise en terme de "grande Europe"
élargie aux pays d'Europe centrale (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne).
La question des autres pays d'Europe centrale et orientale et celle de la Russie est
incorporée dans les scénarios. L'objectif d’ensemble est de mettre en évidence les
opportunités et les risques que constituent les pays d'Europe centrale et orientale pour
l’Europe dans la "révolution de l’information", mais non pas de se focaliser sur les
différences entre pays d'Europe centrale et orientale quant à leur adhésion.
8
Définition proposée partie I, chapitre 3 de cette thèse.
Arendt Hannah, Qu'est-ce que la politique?, Editions du Seuil, 1950, Trad.1995, p. 54.
10
Aron Raymond, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, 1965, p. 22.
9
PAGE 11
L’impact socio-économique des technologies de l’information et de la communication
fait l'objet de cette thèse. Les grandes tendances des inventions scientifiques et
technologiques seront décrites mais ne pourront être approfondies. L'ensemble de
l'impact de ces technologies en terme de sécurité ne peut être analysé, et ce, malgré les
événements du 11 septembre et les conséquences en matière de politiques publiques
européennes. Les enjeux militaires et de défense sont volontairement évacués. Nous
traiterons dans cette thèse de l'origine et de la naissance d'Internet mais nous
n'analyserons pas les questions militaires qui font l'objet de nombreuses études
spécialisées.
Du fait du caractère évolutif du sujet, des méthodes de prospective de type exploratoires
(développement de la vision) c’est-à-dire partant des tendances passées et présentes et
conduisant à des futurs vraisemblables ont été retenues. Les scénarios d’anticipation ou
normatifs construits à partir d’images alternatives du futur, qui sont conçus de manière
rétroprojective, n’ont pas été utilisés pour cet exercice. L’étude des tendances et des
recherches en prospective qui existaient jusqu’alors a fait l'objet d'une sélection. Pour la
plupart, elles s’étendent jusqu’à 2010-2020 pour les scénarios de l’Europe, 2050 pour
les grandes tendances du futur et exceptionnellement à la fin du XXIème siècle pour
certaines études systémiques telles que Prospective 2100 ou le Projet Millenium.
L'étude des enjeux politiques de l'Europe étant au cœur du sujet, le terme d'essai
géopolitique et prospectif semble caractériser le mieux cette étude.
Ce travail s'inscrit dans une approche systémique définie un peu plus loin dans
l'introduction. Un certain nombre de recherches de type structuraliste telles que la grille
de l'évolution de Michel Saloff-Coste et la grille de valeurs de Brian Hall ont été
approfondies. Les méthodes sont décrites plus loin.
Enfin, la notion de "compétitivité européenne" est utilisée au sens large du terme et fait
appel autant que possible à une comparaison avec les Etats-Unis et le Japon. Ce travail
tente de prendre en compte des facteurs perçus comme importants plutôt que de
concentrer l'étude sur un ensemble non exhaustif de facteurs concurrentiels.
Contrairement à Michael Porter, cette étude ne se limite pas aux avantages
PAGE 12
concurrentiels des "nations" mais à ceux de l'Europe dans son ensemble. A plusieurs
reprises l'Europe sera comparée au sein de la Triade. Kenichi Ohmae est le premier à
avoir déployé le terme poétique et ronsardien11 de "triade" pour un usage économique.
C’est en 1985 qu’il publie La triade, émergence d’une stratégie mondiale de
l’entreprise et démontre comment une entreprise devient une "puissance triadienne" en
en listant les avantages12. Il inclut alors dans la triade, les Etats-Unis, la Communauté
européenne et le Japon. Ce terme de triade est retenu pour sa simplicité d'usage qui
permet de positionner l’Europe en matière de compétitivité.
SECTION 3 : DEFINITION DES CONCEPTS
Définition de "société de l’information"
Le terme de "société de l'information" est retenu dans le titre de cette thèse parce qu'il
est le plus souvent et communément employé à la fois au Japon, aux Etats-Unis et en
Europe.
Le terme "société de l’information" serait apparu dans les années 1960 au Japon sous le
nom de "Joho Shakai"13. Le sociologue américain Daniel Bell est reconnu comme l’un
des premiers à avoir étudié en profondeur la "société de l'information" qu'il appelle
"société post-industrielle" dans le courant des années 1970. De son point de vue, les
matériaux bruts constituaient le cœur technologique de la société agricole tandis que
l’énergie représentait celui de la société industrielle. A présent, l’information devient le
cœur technologique de la société post-industrielle. Les tendances de cette rupture se
trouvent dans "la croissance des métiers liés à l’information et à la technologie,
l’importance croissante de la connaissance, de la transmission et de l’analyse de
11
« Au nombre de trois », Ronsard , 1564, cité dans Dubois Jean, Mitterand Henri, Dauzat Albert,
Dictionnaire étymologique, Larousse, 2001, p. 781.
12
Ohmae Kenichi, La triade, émergence d’uns stratégie mondiale de l’entreprise, Flammarion, 1985 pour
la traduction française, p. 249.
13
"Regards prospectifs sur le Japon", Futuribles, numéro 216, janvier 1997, p. 48.
PAGE 13
l’information ainsi que dans l’accroissement de l’usage des technologies dans la prise
de décision"14.
En 1978, deux experts Simon Nora et Alain Minc sont à l'origine d'une des premières
réflexions françaises sur l'informatisation de la société qui deviendra œuvre de référence
dans le monde. Cette étude donnera lieu au Minitel, une des premières expériences
technologiques pilotes annonciatrices du futur Internet et du développement des
technologies de l'information et de la communication.
Le concept de "société de l'information" est rendu populaire par les livres d'Alvin
Toffler, notamment The Future Shock (Le choc du futur, 1970) et The Third Wave (La
Troisième vague, 1980) qui mettent en scène le passage de la société agraire à la société
industrielle et celui de la société industrielle à la "société de l'information", et sont des
best-sellers vendus à plus de cinq millions d'exemplaires. Le concept est alors largement
repris par les politiques publiques occidentales.
Tout d'abord au Japon alors en pleine expansion et en passe de devenir un modèle de
développement. Au début des années 1970, le MITI, ministère du commerce
international et de l'industrie, travaille sur un plan de développement pour faire du
Japon le leader de la société de l'information d'ici l'an 200015. Ensuite, le concept de
"société de l'information" est repris par l'Administration américaine qui va en faire un
des concepts fer de lance de sa politique des années 1980. Au nom de la "société de
l'information", Reagan finance massivement les technologies de l'information et de la
communication sous couvert d'enjeux de défense mais avec des retombées économiques
pour le secteur privé qui permettent de fait aux Etats-Unis de prendre le leadership dans
les secteurs clés de la "société de l'information" : logiciels, bases de données, fabrication
de puces, micro-informatique et contenus médiatiques. Le concept de "société de
l'information" va être théorisé et devenir une véritable stratégie politique américaine
explicite avec Al Gore sous l'Administration Clinton16.
14
Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, Basic Books, New
York, 1973, préface de 1999, p. xviii,.
15
Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, La Découverte, 2001, p.80.
16
Hart David M., "Managing Technology Policy at the White House", Harvard University, Politics
Research Group, 1997.
PAGE 14
Dans les années 1990, la Communauté Européenne, alors sous la présidence de Jacques
Delors, s'engage dans une réflexion stratégique sur les enjeux de la "société de
l'information". C'est le Livre Blanc sur La croissance, la compétitivité et l'emploi (1993)
qui établit la "société de l'information" comme priorité de l'Union européenne. Pour
Martin Bangemann, alors responsable des Affaires industrielles et des Technologies de
l'information et de la communication, "information et communication sont les mots clés
des développements technologiques, économiques et sociaux qui peuvent être décrits
comme une "nouvelle révolution industrielle. La société de l'information est une société
trans-frontalière; une société globale (…)"17. Nous reviendrons en détail sur la politique
européenne en matière de "société de l'information" dans le chapitre I de la seconde
partie.
Parallèlement, à ces développements politiques et économiques du concept de "société
de l'information", un certain nombre de chercheurs s'empare du concept pour en
explorer les fondements potentiels et en faire la critique. Cet approfondissement du
concept donne lieu à une véritable explosion des synonymes. Certains parlent
d'"économie digitale" (Digital Economy) ou de "changement de paradigme" (Paradigm
Shift) comme Don Tapscott, d'"économie cognitive" comme Thierry Gaudin, "société
spectacle" comme Guy Debord, "société de création-communication" comme Michel
Saloff-Coste, et de "société en réseaux" comme Manuel Castells. Certains analystes
comme Leo Scheer (Pour en finir avec la société de l'information) sont très sceptiques
quant à l'existence présente ou future d'une "société de l'information" et ne voient pas de
rupture majeure avec la société industrielle. D'autres considèrent que ce que l'on entend
par "société de l'information" n'est qu'une accélération de la société industrielle et
préfèrent parler de "société hyper-industrielle". Enfin, il y a convergence chez un certain
nombre d'analystes qui considère que l'on est en train de vivre une véritable mutation.
Mais la manière dont ces ruptures et mutations sont envisagées diffère selon les auteurs
et
les
arguments
technologiques,
économiques,
politiques,
sociologiques,
épistémologiques se mêlent pour constituer des théories très singulières et difficilement
rapportables les unes aux autres.
17
Bangemann Martin, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in Belgium, EU
Information Society Guide, 1996/1997.
PAGE 15
Que voulons-nous dire le plus couramment en employant le terme de "société de
l'information" ? Le terme "société" fait référence à un système social, économique et
politique représentant une communauté humaine. En y adjoignant le qualificatif "de
l'information", on signifie une société différente de la "société agraire" ou de la "société
industrielle" telles qu'elles sont très souvent nommées mettant ainsi l'emphase sur
l'activité économique dominante. Les indicateurs de mesure de cette dominance varient
selon le type d'activité. Une économie agraire repose sur une part importante de maind'œuvre agricole et sur une conquête de territoire. L'économie industrielle se caractérise
par une conquête d'actifs industriels et repose sur une main d'œuvre d'ingénieurs,
d'ouvriers et de robots. Dans une "société de l'information", la création de valeur se
ferait par le transfert et la communication d'information. Les hommes ne manipuleraient
plus des biens matériels mais des données conceptuelles ou digitales. Ce serait une
société où l'immatériel aurait une part dominante dans l'activité de chacun.
Les réseaux de communication et les applications multimédias interactives forment
l'assise de cette transformation des rapports économiques et sociaux existants. La
"société de l'information" se traduirait alors par un nouveau modèle d'organisation et de
relations sociales, comme la révolution industrielle a transformé les sociétés agricoles.
Contrairement aux autres changements technologiques, le développement et la diffusion
rapide des technologies de l'information et de la communication, ainsi que l'émergence
des applications multimédias interactives, peuvent toucher tous les secteurs
économiques, l'organisation sociale et professionnelle, les services publics, les activités
culturelles et sociales.
Le concept de "société mondiale de l'information", défini par l'OCDE et le G7, renvoie
à celui d'"infrastructure mondiale de l'information", plus spécifiquement utilisé par les
Etats-Unis. Ces concepts sont porteurs de deux visions différentes. Certains voient dans
le développement de l'"infrastructure mondiale de l'information" (infrastructure
physique, services et politique) l'annonce d'une "société mondiale de l'information".
D'autres emploient le concept d'"infrastructure mondiale de l'information" pour mettre
l'accent sur l'aspect technologique et économique du développement. Le terme "société
PAGE 16
mondiale de l'information" est utilisé pour renforcer la dimension sociétale. Le tableau
dressé ci-dessous propose une classification des composantes des concepts de la
"société mondiale de l'information" et de l'"infrastructure mondiale de l'information"
tels qu'ils sont définis par l'OCDE18.
Les composantes de la "société mondiale de l'information" et de "l'infrastructure
mondiale de l'information"
Les équipements de communications (commutateurs, technologies de transmission)
Informatique
Logiciels
Normes
Les terminaux connectés aux réseaux et permettant aux utilisateurs d'accéder aux
services intégrés
Les services (c'est-à-dire l'information, le commerce électronique, les applications et le
contenu) offerts sur ces réseaux
Les logiciels et interfaces associant les équipements, les terminaux et les applications
Le développement de la "société de l'information" se mesure en terme de convergence
des technologies, des infrastructures, et au niveau du contenu, des applications et des
services. L'économie des technologies de l'information et de la communication se
compose à travers trois grandes industries représentées dans le graphique ci-dessous à
partir des données Devotech19.
18
OCDE, Vers une société mondiale de l'information, 1997, p.10.
Devotech "Développement d'un environnement multimédia en Europe", OCDE, Vers une société
mondiale de l'information, 1997, p.18.
19
PAGE 17
Les grandes industries représentatives de la "société de l'information"
INDUSTRIE
INFORMATIQUE
Ordinateurs
Logiciels
Interfaces
INDUSTRIE DES
COMMUNICATIONS
RTPC
Réseaux cablés
Réseaux satellites
Radiodiffusion
Réseaux mobiles
INDUSTRIE DU
CONTENU
Bases de données
Services d'information
Produits audiovisuels
Films
Musique
Photographie
Si tout concourt à une évolution vers une société de plus en plus marquée par
l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, celle-ci
devrait s’orienter vers une "société de la connaissance" et non de l’information. C’est là
une différence de taille. L’objectif ne doit pas se réduire à un brassage plus grand de
l’information mais à une plus grande et profonde connaissance des phénomènes socioéconomiques ainsi qu’à une intégration socioculturelle des technologies. C'est pourquoi,
cette thèse cherchera à montrer l'importance de construire une "Europe de la
connaissance" plutôt que de se limiter à une "société de l'information".
D'ailleurs, l'OCDE utilise le terme "d'économie basée sur la connaissance" (KnowledgeBased Economy) depuis 2000. Comme nous le verrons, les Etats-Unis préfèrent le terme
"d'économie digitale" (Digital Economy). Ces notions d'"économie basée sur la
connaissance" et d'"économie digitale" mettent l'accent sur les biens de production et de
services liés aux technologies de l'information et de la communication. Elles seront
développées dans le chapitre III de la première partie. Dans un certain nombre de cas,
notamment quand le volet économique de la "société de l'information" sera étudié, nous
parlerons "d'économie de la connaissance". Ce terme est également celui retenu par
l'Union européenne qui s'est fixée l'ambition, au Sommet de Lisbonne en mars 2000,
"de devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du
PAGE 18
monde"20. La politique de l'Union européenne en matière de la "société de
l'information" sera traitée au chapitre I de la seconde partie.
On peut trouver des éclairages sur le terme de connaissance chez Platon. Ce dernier
oppose la connaissance à l'opinion (doxa), qui repose sur une vision de l'extériorité des
faits et des sentiments, sur le monde visible. Rappelons que pour Platon, "premier
théoricien de la connaissance"21, l'homme recherche la nature véritable des choses et des
êtres ; l'Idée, c'est-à-dire ce que les Dieux ont voulu. Il y a bien là une aspiration au
progrès et à l'élévation vers une liberté, voire même une liberté existentielle. Ce terme
s'inscrit donc dans l'émergence d'un changement de paradigme, changement de
paradigme qui sera analysé sous divers angles dans cette thèse. Comme nous le verrons,
ce changement n'est visible qu'à ceux qui conscientisent leurs valeurs c'est-à-dire qui
changent de perspective (sortent de la caverne) et regardent par delà les ombres.
D'un point de vue plus pragmatique, la connaissance se définit comme la capacité à se
mouvoir dans différents champs de représentation, d'y capter, intégrer et diffuser des
informations. La connaissance résulte du processus de transformation et de création
d'informations. Elle implique l'apprentissage d'un libre arbitre qui permette de
transformer et intégrer les informations de façon libre, consciente et indépendante.
L'expression de "société de l'information" est à présent très largement utilisée dans le
monde occidental. Il s’agit d’une version courante et simplifiée. Elle dénote plutôt une
tendance qu’un fait accompli. Le terme définit une "société plus centrée sur
l’information"22. Dans le domaine des affaires politiques, et ce depuis les années 1970,
la "société de l’information porte en elle une vision de l’avenir et du XXIème siècle"23.
20
"Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen extraordinaire
consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe fondée sur
l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000.
21
Lavroff Dmitri Georges, Les grandes étapes de la pensée politique, Dalloz, seconde édition, 1999, p.
47.
22
Kuper Adam et Kuper Jessica (editors), The Social Science Encyclopedia, 1996, p. 410.
23
Idem, Kuper Adam et Kuper Jessica.
PAGE 19
Toutefois la notion qui décrit peut-être le mieux la situation actuelle est celle proposée
par Manuel Castells qui parle "d’ère de l’information"24. Nous sommes bien dans une
ère et non pas encore dans une société. Les technologies de l’information et de la
communication (TIC) révolutionnent nos économies mais la "société de l’information"
n’est pas encore en tant que telle érigée et se limite à ce jour à une tendance. Ces
notions seront analysées en deuxième partie de cette thèse.
Le terme "révolution de l'information" dénote également bien le caractère de rupture. Il
porte, en lui, le manque de transparence, de clarté et la confusion de tous ou de la
plupart des citoyens. Le terme "révolution" est approprié au sens où il caractérise la
nature profonde et violente (déchirante) du changement, la révolution se définissant
comme une transformation délibérée, rapide, brutale et radicale d’une société.
L'expression "révolution technologique" désigne l’accélération des changements
intervenus dans la connaissance scientifique et les applications qui en dérivent25.
D'ailleurs, Siegmund Newmann a mis en évidence qu’une révolution se prépare au
cours d’une longue période, et qu’en cela, elle représente aussi une "accélération du
processus évolutif". Ainsi une révolution est la résultante d’un "ordre de rupture" mais
également de "continuité"26. En cela, le terme "révolution" est séduisant mais ne sera
utilisé que pour insister sur les caractères de rupture dans le processus du passage à la
"société de l’information".
Définition de "l'Europe en cours d'élargissement"
L'Europe est ici comprise en tant que continent culturel, dans son caractère évolutif dont
font partie l'élargissement et l'intégration. L'expression la plus souvent retenue sera celle
de "l'avenir de l'Europe". Le terme "Union européenne" sera utilisé pour caractériser la
24
Castells Manuel, L'ère de l'information, trois tomes, Fayard, 1998, Trad.1999.
Hermet Guy, Badie Bertrand, Birnbaum Pierre, Braud Philippe, Dictionnaire de la science politique et
des institutions politiques, p. 251.
26
Neumann Siegmund cité par Chazel François, « Les ruptures révolutionnaires ». Grawitz Madeleine et
Leca Jean (sous la direction de), Traité de science politique, volume 2 Les régimes politiques
contemporains, 1985.
25
PAGE 20
dimension institutionnelle ou celle de politique publique. L'Europe est ici étudiée en tant
que conscience reposant sur des valeurs, des objectifs et des normes. Elle se distingue
des institutions européennes qui correspondent, elles, aux moyens politiques et
bureaucratiques de la gestion publique. Nous traiterons de l'Europe sous ses deux
aspects, peu sous l'aspect national des sociétés européennes.
Cette thèse n'a pas pour vocation de chercher à analyser le différentiel entre les pays
d'Europe centrale et orientale. L'étude se portera sur cinq d'entre eux : la Slovénie, la
République tchèque, la Hongrie et la Pologne. Ces pays, d'après l'Agenda 2000,
devaient constituer la première vague d'adhésion à l'Union. Cela a évolué depuis
puisque les modalités d'adhésion à l'Union ont changé et que treize pays candidats
(Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne, Slovaquie, Estonie, Lettonie,
Lituanie, Bulgarie, Roumanie, Chypre, Malte et Turquie) sont tous entrés en phase de
négociation. Depuis le Conseil européen de Copenhague du 12 et 13 décembre 2002,
l'Union européenne s'est prononcée en faveur à l'entrée de dix pays d'ici 2004 (Slovénie,
Slovaquie, Pologne, Hongrie, République tchèque, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malte et
Chypre) et de deux pays (la Roumanie et la Bulgarie) d'ici 2007.
Parmi ces cinq pays, une attention particulière est consacrée à la Pologne, qui au fil des
recherches est apparue comme un cas à part. La Pologne se distingue des autres pays
candidats de la première vague à plusieurs titres. C'est le plus grand territoire avec ses
312 000 km2. Sa population est de 39 millions d'habitants ce qui représente presque le
double de la somme des quatre autres. Son histoire est riche en invasions germaniques
et russes. Le gouvernement polonais ne manque aucune occasion pour exprimer sa
singularité dans le cadre des négociations d'adhésion au sein de l'Union européenne.
Enfin, l'analyse des valeurs renforce le caractère d'exception de la Pologne qui sera
développé dans la seconde partie de cette thèse.
La carte géographique figurant en annexe permet de situer ces pays. A noter la petitesse
de la population de la Slovénie, 1.9 millions d'habitants et de celle de l'Estonie, 1.6
millions d'habitants. La République tchèque et la Hongrie ont à peu près le même
nombre d'habitants soit respectivement 10.3 et 10.4 millions.
PAGE 21
Le tableau du PIB par tête en terme de parité de pouvoir d'achat pour l'année 1995 offre
une étude comparée des cinq pays candidats étudiés par rapport à dix états membres de
l'Union et à la deuxième vague de pays candidats27. On note l'empreinte géoéconomique des cinq pays étudiés. Plus on va à l'Est, plus le PIB par tête diminue.
PIB par tête en terme de pouvoir d'achat (1995)
Pays
Moyenne de l'Union
européenne
Etats membres
Luxembourg
Danemark
Allemagne
France
Italie
Grande-Bretagne
Espagne
Portugal
Grèce
En % de la moyenne de l'Union
européenne
100
Pays candidats, première vague
Slovénie
République tchèque
Hongrie
Pologne
Estonie
Pays candidats, seconde vague
Slovaquie
Lituanie
Bulgarie
Roumanie
Lettonie
Ecu par tête d'habitant
17,260
169
116
110
107
103
96
77
67
66
29,140
19,960
19,070
18,520
17,770
16,580
13,230
11,620
11,320
59
55
37
31
23
10,110
9,410
6,310
5,320
3,920
41
24
24
23
18
7,120
4,130
4,210
4,060
3,160
Agenda 2000, Union européenne
Ce travail n'aborde pas la question de l'ancienne Yougoslavie ni des pays tels que la
Roumanie et la Bulgarie. Il n'aborde pas non plus l'élargissement potentiel à Malte ou à
la Turquie.
27
Tableau repris de : The Long Term Implications of EU Enlargement: the Nature of the New Border,
The Robert Schuman Centre for Advanced Studies and the Forward Studies Unit of the European
Commission, 1999, p. 95.
PAGE 22
Les relations Europe-Russie ne font pas l'objet d'une étude dans cette thèse28. La Russie
est seulement étudiée en terme d'impact possible sur la construction de l'Europe d'ici
2020.
Pourquoi la grande Europe ? Car l'élargissement paraît être un acquis, une décision
politique incontournable. La question depuis le début des années 1990 ne semble pas
être de savoir si l'on doit ou non intégrer les pays d'Europe centrale et orientale mais
plutôt à quelle échéance et sous quelle forme ?
Ce travail cherche à révéler les problématiques et les opportunités et à offrir une
nouvelle façon d'appréhender l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale. Il
propose enfin de partir des systèmes de valeurs des pays candidats pour faciliter leur
programme d'intégration au sein de l'Union européenne.
SECTION 4 : LA QUESTION DES VALEURS
Au fil de ce travail de recherche, la question de l'identité de l'Europe n'est apparue que
partiellement quantitative (territoire, PNB…) et essentiellement qualitative (position
géostratégique, culture, langues, ethnies…). Les dimensions très qualitatives de
l'identité européenne se cristallisent dans la question : Y a-t-il des valeurs singulières à
l'Europe ?
L'analyse des valeurs occidentales, ouest-européennes et est-européennes prend une
place centrale dans cette thèse. D'une part, l'évolution de nos valeurs, la superposition
de valeurs traditionnelles, modernes et postmodernes sont la manifestation d'une
complexité croissante. De l'autre, comme dans tout système complexe, elles peuvent
faire émerger de nouveaux concepts ; elles sont aussi l'affirmation de nouvelles formes
d'organisation.
28
L'auteur de cette thèse parle russe couramment et travaille avec la Russie depuis quinze ans. Mémoire
de maîtrise de géopolitique, "Les problèmes géostratégiques et géopolitiques de la république de Russie"
sous la direction de Jacques Soppelsa; mémoire de DEA, "La politique européenne de la Russie, juin
1990-juin1991" sous la direction d'Hélène Carrère d'Encausse et d'Anne de Tinguy; mémoires de
Magistère de relations internationales, "le pouvoir politique dans l'URSS de Gorbatchev : statocratie ou
Etat-parti?", "La politique européenne de la Russie, mai 1990-mars 1992".
PAGE 23
Lorsque nous parlons de "nouvelles" valeurs, nous ne remettons bien évidemment pas
en cause l'antériorité des valeurs, mais cherchons à mettre l'accent sur les valeurs
porteuses de nouvelles formes d'appartenance identitaires et culturelles. Ces valeurs sont
le signe d'une évolution des cultures ; elles sont la preuve de l'émergence d'une nouvelle
culture. Ce qui est porteur de sens, c'est leur effet et non leur fin. En cela, on peut voir en
elles, comme le souligne Gilles Deleuze, une forme de "spiritualisme renaissant", et non
pas un cadre normatif et dogmatique.
Brian Hall, chercheur et prêtre anglican, offre une définition du mot valeur à laquelle
j'adhère : "les valeurs sont les idéaux qui donnent une signification (un sens) à notre vie,
qui se reflètent dans les priorités que nous choisissons, et dans les actes que nous
menons de façon consistante et répétée"29. Etant donné que la conscientisation des
valeurs est source de savoir, celle-ci est reliée à la compréhension de la réalité qu'un
individu se fait. Une des théories de Brian Hall est que "nos valeurs sont nos idéaux
dans la vie et nos priorités dans nos comportements"30. La liste des 125 valeurs
humaines et universelles et leurs définitions sont jointes en annexe. Dans la phase
expérimentale des questionnaires sur les valeurs, Brian Hall se rendit compte que les
valeurs de chacun évoluent en fonction du degré de conscientisation et de changement
des priorités. Chaque individu est défini par un nuage de valeurs dans lequel une dizaine
de valeurs prioritaires émergent comme valeurs clés pour l'individu au moment du
questionnaire. Il n'y a pas de bonnes et mauvaises valeurs ; il ne s'agit pas de jugement
de valeurs. Nos valeurs représentent notre vision du monde et notre conscience. Brian
Hall distingue quatre phases de conscience. Chaque phase est une forme de
représentation du monde à laquelle est associé un groupe de valeurs. Ces quatre phases
sont la survie, l'appartenance, l'émancipation et l'interdépendance.
Les travaux de Ronald Inglehart sont moins originaux mais plus accessibles que ceux de
Brian Hall. Inglehart, professeur à l'Université de Michigan aux Etats-Unis, analyse les
enquêtes des valeurs mondiales (World Values Survey) et anime un réseau mondial
d'enquêteurs. Les enquêtes prennent en compte 43 pays. Les valeurs européennes
29
30
Traduit de l'anglais, Hall Brian, Values Shift, Twin Lights Publishers, 1994, p. 21.
Idem, p. 31.
PAGE 24
mesurées par les enquêtes d'Euro-baromètre sont prises en compte depuis 1970. Pour les
autres pays, les enquêtes datent de 1981 et 1990. L'analyse de Inglehart l'amène à la
conclusion que le monde dans son ensemble vit un "changement culturel" qui se
manifeste par une "évolution des valeurs matérialistes vers des valeurs postmodernes"31.
SECTION 5 : LES SOURCES D’INFORMATION
Malgré l’ampleur du domaine auquel notre sujet est relié ("société de l’information et
élargissement en Europe"), nous nous sommes focalisés sur la documentation ayant trait
à ces deux thèmes tout en faisant appel au croisement avec d'autres sources telles que
l'économie, la sociologie et l'épistémologie. A cela, il faut ajouter le complément
apporté par la littérature dans le domaine de la prospective et des technologies, à
moindres égards du management. Le recours à certains éclairages philosophiques
classiques, modernes et postmodernes a donné un angle plus large et plus profond à
l'étude de ce sujet.
Dans l’ensemble les thèmes liés à la "révolution de l’information" ne sont pas encore
très développés dans les travaux de science politique. A ce titre, le colloque "Le réseau
dans la science politique" organisé par le département de Science politique de
l’université Paris I Panthéon- Sorbonne en juin 2001 fait figure d'avant-garde. Par
contre, les essais politiques en matière d'évolution de nos sociétés et des relations
internationales sont très nombreux. Nous n'avons pu retenir ici qu'une sélection non
exhaustive d'ouvrages.
Une source majeure d'influence de cette thèse, qui aura servi de repère et de référence,
est celle de Manuel Castells intitulée L'ère de l'information. Ce travail académique est
conséquent et surtout récent. Il constitue une contribution importante aux théories de la
"société de l'information" notamment à la conception théorique de l'information en tant
que "mode informationnel de développement" pour reprendre la classification proposée
31
Inglehart Ronald, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic and Political Change in
43 societies, Princeton University Press, 1997.
PAGE 25
par Frank Webster32. Manuel Castells propose une vision qui rompt avec
l'ethnocentrisme en proposant des analyses géographiques et internationales très
pertinentes et opératoires. Il a, par ailleurs, conseillé la Commission européenne sur les
questions de "société de l'information", ce qui lui donne également une expérience
pratique et une connaissance de l'Europe.
Les sources de cette thèse comprennent un certain nombre d’informations officielles
notamment de la Commission européenne mais également des sources diversifiées
permettant une vue d’ensemble des particularismes et spécificités nationales.
On remarquera cependant une prégnance des études anglo-saxonnes qui s'explique par
l'importance de la recherche en sciences sociales aux Etats-Unis, par celle du sujet de la
"société de l'information" considéré comme majeur aux Etats-Unis et par la domination
très particulière des Etats-Unis dans le domaine des bases de données et des créations de
contenu. A cela Georges Lavau ajoute dans la préface du livre de Bertrand Badie Le
développement politique "alors qu'outre-Atltantique une masse considérable de livres,
d'articles et de colloques ont été consacrés depuis la fin des années 50 au
"développement" et à la "modernisation" politiques, la science politique-et même la
sociologie politique-françaises ont relativement peu utilisé ces concepts. On pourrait
même dire que le thème apparenté du "changement politique" n'a pas été un thème
central de la science politique française, au moins jusqu'à une date assez récente"33.
Par ailleurs, comme le souligne Daniel Durand, le grand mouvement de la systémique
(concept clé de cette thèse décrit plus loin) s'est développé aux Etats-Unis, pays
particulièrement pragmatique, ce qui correspond peut-être à un "besoin de disposer
d'outil conceptuel nouveau, capable de résoudre des problèmes complexes"34.
Enfin, il faut noter la place toute particulière que tient la Rand Corporation dans la
genèse du concept et dans le développement des technologies qui lui sont reliées. En
effet, la Rand Corporation est à l'origine de la pensée stratégique qui donne naissance à
32
Webster Frank, Theories of the Information Society, 2002 (second edition), p. 97-123.
Badie Bertrand, Le développement politique, Economica, 1994.
34
Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit. 2002, p. 6.
33
PAGE 26
l'Internet ainsi qu'au développement d'une politique publique, militaire et civile pour la
"société de l'information".
A cela, il faut ajouter l'expérience de l'auteur de cette thèse qui depuis ces trois dernières
années, a séjourné plusieurs fois en Californie et sur la côte Est des Etats-Unis dans le
but de collecter des travaux et qui a rencontré un nombre conséquent d’experts dans le
domaine. Une trentaine d'entretiens ont été menés dans le cadre de cette thèse, dont près
d'un tiers aux Etats-Unis, un tiers en Europe (essentiellement à la Commission
européenne et à Londres) et le reste en France. Une liste exhaustive figure en
bibliographie.
En ce qui concerne les données quantitatives sur les pays d’Europe centrale et orientale,
les sources d'information déjà consolidées au niveau pan-européen ont été privilégiées,
ce qui a amené à favoriser les sources de la Commission européenne et celles de
l'OCDE.
Une source d'information variée et de très grande qualité a été trouvée au sein de
l'ancienne Cellule de prospective de la Commission européenne et du Programme de
Recherche Conjoint de la Commission européenne. La Convention sur l'avenir de
l'Europe, lancée au début de l'année 2002, a en outre légitimé un certain nombre
d'analyses de prospective et a offert une source de discours des pays candidats.
L’accès à certaines sources non publiques aura également été très précieux. En cela,
l'auteur de cette thèse doit beaucoup à son activité professionnelle passée et présente qui
lui aura permis de collecter des informations pendant près de dix ans : en tant que
conseiller auprès du ministère des privatisations polonais et de ses activités de conseil
en Russie et à Londres auprès de la Banque européenne de reconstruction et de
développement (BERD), ensuite en tant que consultante auprès de la Commission
européenne.
PAGE 27
SECTION 6 : POSITIONNEMENT PHILOSOPHIQUE ET HERITAGE
INTELLECTUEL
Positionnement philosophique
Gilles Deleuze, dans son analyse des Présocratiques, de Spinoza et de Nietzsche est à
retenir comme principale source d'influence philosophique de la démarche de cette
thèse. Pour John Lechte, Deleuze appartient au courant de "pensée post-structuraliste".
Il donne une nouvelle vie à l'œuvre de Spinoza et de Nietzsche. Deleuze est plus qu'un
historien critique de la philosophie, il est aussi un penseur original, caractérisé par cette
célèbre formule de Foucault "un jour, peut-être, ce siècle sera deleuzien". Il rompt avec
le courant existentialiste étouffé parfois sous le poids de la négativité et offre une
nouvelle dimension au courant post-moderne, celle de l'"affirmation de l'affirmation"35.
La philosophie de Deleuze est essentielle à deux titres pour cette thèse.
Tout d'abord, parce que l'idée du sens est conçue, comme chez Lévi-Strauss, Lacan,
Foucault, comme "effet produit par une certaine machinerie"36. Deleuze explicite très
clairement l'hypothèse principale de cette thèse. Celle-ci est importante et ne saurait être
détournée de sa finalité. Pour l'auteur, "la notion de sens peut être le refuge d'un
spiritualisme renaissant : ce que l'on appelle parfois "herméneutique" (représentation) a
pris le relais de ce que l'on appelait après la guerre "axiologie". (…) Chez Nietzsche,
chez Freud, la notion de sens n'est pas du tout un réservoir, ni un principe ou une
origine, ni même une fin ; c'est un "effet", un effet produit, et dont il faut découvrir les
lois de production"37.
Deuxièmement, la philosophie de Deleuze est essentielle en ce qu'elle propose une
alternative au schisme Dieu-Homme. Ce qu'on est en train de découvrir, actuellement,
dit Deleuze, c'est un "monde très foisonnant fait d'individuations impersonnelles ou
même de singularités pré-individuelles (c'est cela, le "ni Dieu, ni homme", dont parle
35
Kunzmann Peter, Burkard Franz-Peter et Wiedmann Franz, Atlas de la philosophie, Libraire Française
pour la traduction française, 1993, p. 237.
36
Deleuze Gilles, L'île déserte et autres textes, Les Editions de Minuit, 2002, p. 190.
37
Idem, Deleuze Gilles, p. 189.
PAGE 28
Nietzsche, c'est cela l'anarchie couronnée)". C'est ce qui lui vaut de relever l'expression
de Spinoza : "l'homme expérimente l'éternité c'est-à-dire l'immortalité de l'âme"38. Ainsi
lorsque nous parlerons d'individuation, nous ne concevons pas celle-ci dans un cadre
fermé ; la singularité n'étant pas enfermée dans l'individu. C'est pourquoi, pour Deleuze,
la révolution est dans une nouvelle conception de pensée, dans les modes de penser,
dans ce que signifie penser. Nous ne cherchons pas dans cette thèse à dénoncer les
erreurs et les forces du changement actuel, dont la "révolution de l'information" est un
des éléments symptôme et signifiant, mais à comprendre en quoi ce changement
participe à une révolution de la connaissance et de la pensée, et rompt en cela avec le
passé. S'agit-il d'une "crise spirituelle"39 selon l'expression de Teilhard de Chardin ?
Teilhard de Chardin constitue également une source d'inspiration philosophique par
l'étude qu'il fait de la "place de l'homme dans la Nature". A priori d'un tout autre point
de vue que celui de Deleuze, on retrouve chez lui des thèmes d'études communs. Par
exemple, on peut voir un point commun entre l'individuation impersonnelle dont parle
Gilles Deleuze et la définition de l'Homme par Teilhard de Chardin : "L'Homme, ce sur
quoi, et en quoi, l'Univers s'enroule"40. Les deux conceptions de l'homme se rejoignent
dans l'expérimentation métaphysique de Dieu, et ce, malgré leur appartenance
philosophique et spirituelle différente, voire à l'opposé ; le premier étant reconnu
comme athée tandis que le second est père religieux. Leurs analyses se rapprochent en
ce que Deleuze consacre dans l'impersonnalité, un renouveau de la spiritualité, alors que
Teilhard de Chardin fait de la "matière, la matrice de l'esprit" ("Il a fallu la Matière pour
que, sur cette terre, pût apparaître l'esprit"41). Ainsi les deux philosophes se rejoignent
dans ce que, pour le premier, l'idée de sens est effet, tandis que pour le second, la
matrice de l'esprit est support et non principe.
Deuxièmement, Teilhard de Chardin appréhende de façon limpide le concept d'altérité.
Il distingue la notion d'individualité et celle de personnalité : "pour être pleinement
38
Spinoza, Pensées métaphysiques, Editions Flammarion, 1964, "Démonstration de l'immortalité de
l'âme", p. 386.
39
Teilhard de Chardin, Etre plus, Editions du Seuil, 1968.
40
Teilhard de Chardin, La place de l'homme dans la Nature, Editions Albin Michel, 1956, Edit. 1996, p.
123.
41
Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, Editions du Seuil, 1961, p. 113.
PAGE 29
nous-mêmes, c'est en direction inverse, c'est dans le sens d'une convergence avec tout le
reste, c'est vers l'Autre qu'il nous faut avancer"42. Le comble de l'originalité, de la
singularité de l'homme, n'est pas son individualité mais sa personne, qu'il trouve en
s'unissant aux autres ("Pas d'esprit sans synthèse"). C'est là, nous semble-t-il, la
conception que nous nous faisons de l'intégration des européens de l'Est au sein de
l'Europe. Ce n'est pas dans le rejet de l'autre que l'on s'unit, mais en reconnaissant sa
singularité.
Troisièmement, Teilhard de Chardin nous marque par son analyse de l'évolution de
l'Univers et plus précisément par ce qu'il appelle la "noosphère". Sous l'effet de la
réflexion, la noosphère tend à se constituer en un seul système clos. La noosphère est
cette "collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de superconscience, la Terre non seulement se couvrant de grains de pensée par myriades, mais
s'enveloppant d'une seule enveloppe pensante, jusqu'à ne plus former fonctionnellement
qu'un seul vaste Grain de Pensée, à l'échelle sidérale. La pluralité des réflexions
individuelles se groupant et se renforçant dans l'acte d'une seule Réflexion unanime"43.
Cette idée de "réflexion unanime" et de conscientisation nous paraît essentielle. Nous
n'aurons de cesse d'insister tout au long de cette thèse sur la nécessité de penser et vivre
en interdépendance. Le progrès humain, pour ne pas dire l'évolution humaine, passe par
une conscientisation de l'homme aux problèmes de son temps. Le développement d'une
nouvelle conception de la pensée est l'enjeu, peut-être même l'essence, du changement
que nous vivons actuellement. C'est pourquoi le terme connaissance est plus approprié
que celui d'information, la connaissance présupposant un certain degré de conscience.
L'œuvre de Teilhard de Chardin apparaît aujourd'hui extraordinairement pertinente du
fait du développement d'Internet qui donne à sa représentation, de la "noosphère" une
dimension visionnaire. La Rand Corporation y fait directement référence dans l'ouvrage
de David Ronfeldt et John Aquilla The Emergence of Noopolitik ("L'émergence de la
noopolitique"). Dans ce sens, Teilhard de Chardin peut être considéré comme un des
premiers théoriciens de l'utopie de la "société de l'information".
42
43
Idem, Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, p. 195.
Ibid, Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, p. 203.
PAGE 30
Sources intellectuelles et politiques
Les deux penseurs principaux dans lesquels l'auteur se retrouve et salue l'héritage
intellectuel et politique sont Vaclav Havel et Denis de Rougemont. Par ailleurs, en tant
que théoricien systémique, c'est Edgar Morin qui offre une base conceptuelle essentielle
à la théorie de la connaissance.
Vaclav Havel parce qu'il incarne le penseur du XXIème siècle en ce qu'il représente la
somme d'un Tout : penseur, artiste et homme d'action (dissident puis homme politique).
Une grande place dans cette thèse est donnée à l'étude de ses écrits politiques car ils
contribuent, de façon majeure, au débat sur l'élargissement des pays d'Europe centrale et
orientale mais aussi, et surtout, à la réflexion sur le changement actuel. Vaclav Havel
incarne en quelque sorte l'idéal de ce qu'un est-européen, homme d'Etat et penseur
postmoderne peut apporter à l'Europe. Certaines idées méritent d'être retenues parmi
lesquelles le concept de "conscience planétaire", la place de l'homme dans la nature, la
nécessité de prendre en compte les valeurs et de donner du sens à un projet ou une
action mais aussi sa conception de l'Europe en interdépendance avec les Etats-Unis et le
reste du monde.
Le littéraire passionné et les idées de l'Européen convaincu caractérisent Denis de
Rougemont. Tout d'abord à travers son livre L'amour et l'Occident, par la suite, à travers
ses deux tomes Ecrits sur l'Europe. Bien que Suisse, son appartenance européenne fait
figure de symbole pour les Européens de l'Est aujourd'hui. Ses écrits sont remarquables
d'intelligence et de lucidité. Son œuvre ne fera pas l'objet d'étude en tant que telle mais
certaines de ses pensées seront citées à plusieurs reprises.
Edgar Morin est une référence en tant qu'auteur de systémique. Ses écrits sont des
apports majeurs à la systémique, moins à la compréhension de l'Europe même si son
livre Penser l'Europe est fort intéressant. Son travail sur la connaissance ou plus
exactement sur la "connaissance de la connaissance" est une pierre importante à la
recherche systémique. Son analyse riche en concepts sera utile pour expliciter les volets
théoriques et philosophiques de la théorie de la connaissance et de la complexité. Sa
PAGE 31
contribution est particulièrement majeure dans l'appréhension d'une nouvelle civilisation
en émergence.
SECTION 7 : CADRE D'ANALYSE ET METHODES
Structuralisme
Le structuralisme trouve son origine, en autres, dans la méthode d'analyse du langage
inaugurée par Ferdinand de Saussure en 1916 dans son Cours de linguistique générale,
et par l'Ecole de Moscou et l'école de Prague. Par la suite, on aura coutume d'associer au
structuralisme, en France, des sociologues anthropologues comme Claude Levi-Strauss,
des psychanalystes comme J.Lacan, des philosophes comme Michel Foucault et
L.Althusser, des critiques littéraires comme Roland Barthes. Au structuralisme
linguistique incarné par Saussure et au structuralisme anthropologique incarné par LeviStrauss, on peut ajouter le structuralisme psychologique incarné par Jean Piaget.
La méthode structuraliste postule qu'il est possible de rapprocher des systèmes non pas
malgré leurs différences mais à cause de celles-ci ; ce qui permet, par exemple, la
communication d'une culture avec une autre. Le structuralisme implique la pluralité des
ensembles ; la structure permettant de faire apparaître des ensembles différents comme
des variantes les unes des autres. Le structuralisme prétend alors expliciter la règle de
variation qui permet de passer d'un ensemble organisé à un autre.
On reproche parfois au structuralisme de "résoudre le problème des rapports que nous
sentons complexes entre les notions de forme, système, totalité, en les supprimant, c'està-dire en confondant toutes ces notions"44. Il s'agit ici plus d'une démarche que d'une
théorie, qui rejoint la "définition intentionnelle" de Raymond Boudon c'est-à-dire celle
44
Lefebvre Henri, Le language et la société (1966), cité par Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences
sociales, Editions Dalloz, 2001, p. 433.
PAGE 32
qui insiste sur le caractère interdépendant de la structure par opposition à la
"qualification de l'objet structurel" qu'il nomme "définition effective"45.
On peut donc ici retenir que l'approche structuraliste vise à insister sur des points qui
passeraient pour invisibles du fait de la complexité des éléments à prendre en compte, et
ce, dans le but d'éclairer une certaine représentation du monde. D'ailleurs cette dernière
définition se rapproche de celle que donne Jean Piaget de la notion de structure :
"système de transformations qui comporte des lois en tant que système et qui conserve
ou s'enrichit, par le jeu même de ses transformations (…)"46. Même si cette thèse ne se
définit pas selon les sous-systèmes structuro-fonctionnalistes décrits plus haut, elle se
nourrit du courant structuraliste.
Systémique
Ce travail de recherche adopte une approche systémique avec l'objectif de mieux
transcrire et d'analyser la complexité d’aujourd’hui. Cette approche peut être qualifiée
de systémique en ce qu'elle cherche à prendre en compte une variété d’éléments en
interaction ainsi que différents niveaux de complexité.
La systémique se définit comme "l'analyse qui envisage les éléments d'une
confrontation complexe, les faits (notamment les faits économiques), non pas isolément
mais globalement, en tant que parties intégrantes d'un ensemble dont les différents
composants sont dans une relation de dépendance réciproque"47. Pour Edgar Morin, la
particularité de la "pensée complexe" est qu'elle cherche à "relier, contextualiser" mais
en même temps à "reconnaître le singulier, l'individuel, le concret"48. Sept principes
guident la pensée complexe parmi eux le principe systémique. Le principe systémique
ou organisationnel lie la "connaissance des parties" à la "connaissance du tout". Le
principe de Pascal de ses Pensées aide à concevoir cette idée : "Toute chose étant aidée
45
Raymond Boudon, A quoi sert la notion de structure? (1968), cité par Grawitz Madeleine, Idem, p.
428.
46
Piaget Jean, Etudes sociologiques, Droz, 1955, cité par Grawitz Madeleine, Ibid, p. 428.
47
Nouveau Larousse Encyclopédique, dictionnaire en deux volumes, 1994, Edit. 2001, p. 1504.
48
Morin Edgar, Le Moigne Jean-Louis, L'intelligence de la complexité, L'Harmattan, 1999, p. 258.
PAGE 33
et aidante, causée et causante, je tiens pour impossible de connaître le tout sans
connaître les parties et de connaître les parties sans connaître le tout". Pour Morin, la
notion d'organisation comprend "les interactions entre les parties qui rétroagissent entre
elles sur le tout".
Chaque auteur de systémique met l'accent sur différents aspects de celle-ci. Pour
Saussure, précurseur dans le domaine, "le système est une totalité organisée, faite
d'éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en
fonction de leur place dans cette totalité"49. Pour Jacques Lesourne, la systémique est
l'étude des systèmes en tant qu'"ensemble d'éléments liés par un ensemble de
relations"50. Joël de Rosnay, scientifique et auteur du livre Le macroscope définit la
systémique
comme
"une
nouvelle
méthodologie
permettant
d’organiser
les
connaissances en vue d’une plus grande efficacité de l’action"51. "Si la méthode
analytique consiste à découper la complexité en éléments distincts" ajoute-t-il, "la
méthode systémique relie le tout à partir de ses éléments en tenant compte du jeu de
leurs interdépendances et de leur évolution dans le temps"52.
Daniel Durand distingue trois apports majeurs à la systémique : le structuralisme, la
cybernétique et la théorie de l'information. C'est bien pourquoi l'usage de la systémique
est un élément essentiel de la construction de ce doctorat. Dans l'information, on
différencie le niveau technique, le niveau sémantique et le niveau de l'efficacité qui fait
intervenir le pouvoir de communication. C'est bien évidemment dans le troisième
niveau, celui du champ social et économique que s'inscrit cette thèse. L'information est
donc un concept charnière aux systèmes, qu'ils soient physiques, biologiques ou
anthropo-sociaux. Elle joue un rôle essentiel dans leur auto-organisation.
Pour Armand Mattelart, "l'ambition du systémisme est de penser la globalité, les
interactions entre les éléments plutôt que les causalités, d'appréhender la complexité des
systèmes comme des ensembles dynamiques aux relations multiples et changeantes"53.
49
Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit. 1990, p. 7.
Durand Daniel, op.cit.
51
de Rosnay Joël, Le macroscope, vers une vision globale, Editions du Seuil, 1975.
52
Idem, de Rosnay Joël.
53
Mattelart Armand, Histoire des théories de la communication, La découverte, 1995, 1997, p.34.
50
PAGE 34
Comme Simon Nora et Alain Minc, nous pensons que "la méthode systémique rend
mieux compte d'une société multipolaire (…)"54. Cette thèse n'a pas pour vocation de
cultiver la dialectique des causalités mais de fournir une analyse systémique qui sorte du
cercle vicieux tel que le décrit Edgar Morin : "nous sommes de nouveau dans la boucle
des causalités : la réforme de pensée nécessite une réforme des institutions qui nécessite
elle-même une réforme de pensée. Il s'agit de transformer ce cercle vicieux en circuit
productif"55. Pour lui la systémique constitue une "unité globale organisée
d'interrelations entre éléments, actions ou individus"56.
Les modèles prospectifs peuvent constituer des outils de l'analyse systémique. La
prospective systémique connaît un essor important dans les années 1970 grâce en
particulier aux activités de sensibilisation du Club de Rome. La démarche prospective
systémique vise à mettre en évidence les facteurs clés qui conditionnent l'évolution du
système (ou tendances lourdes des changements en cours) en les distinguant des
phénomènes conjoncturels. La prospective systémique est également associée aux
scénarios visant à déployer un certain nombre d'hypothèses et à déterminer ensuite
comment le système devrait évoluer.
Cette thèse tente de s'inscrire dans le mode de la "pensée complexe" à deux titres : tout
d'abord, par la conception générale du monde des systèmes qui nous entourent, mais
aussi par l'utilisation d'outils d'analyse systémique tels que les scénarios.
Prospective
Il a fallu attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour que l'on donne un nom
particulier à ce regard sur l'avenir que l'on appellera prospective (de l'anglais future
studies). Même si le terme semble avoir été utilisé pour la première fois pas Gaston
54
Nora Simon et Minc Alain, L’informatisation de la société : rapport à M. le Président de la république
française, La documentation française, 1978, p. 120.
55
Morin Edgar, "Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l'Université", sur son site web
personnel.
56
Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit.1990, p. 8.
PAGE 35
Berger, c'est aux Etats-Unis que la prospective a acquis ses lettres de noblesse. Depuis,
elle est, en autre, pratiquée en Europe et au Japon.
Michel Godet, qui a conduit un travail méthodologique visant à donner un cadre formel
"à la française", définit la prospective comme "le regard sur l'avenir destiné à éclairer
l'action présente"57. Pour lui la prospective présente six caractéristiques essentielles :
vision longue, globalité, volontarisme, rationalité, prise en compte d'éléments qualitatifs
autant que de données chiffrées, pluralité des futurs possibles.
L'objectif est ici d'"éclairer l'action présente" pour reprendre l'expression de Michel
Godet et de mettre en exergue les facteurs déterminants pour l'avenir de l'Europe à
travers le thème du passage à la "société de l'information". Deux types d'éclairage sont
proposés : un à long terme à travers les grandes tendances mondiales à l'horizon de 2050
en première partie de cette thèse ; l'autre à moyen terme, axé sur les scénarios à 2010 2020 de différents instituts de recherche proposés en troisième partie.
La projection dans le futur constitue une démarche constructiviste et positive qui allie
idéalisme et pragmatisme. Elle rejoint pour beaucoup la démarche géopolitique en ce
qu'elle essaye de dégager des éléments structurants à partir d'une certaine grille de
représentation. Elles cherchent à leur façon à mieux appréhender un ensemble de
variables, parfois contradictoires, pour éclairer une certaine vision du monde. L'étude
des pays d'Europe centrale et orientale renforce la pertinence de l'analyse géopolitique.
En cela, la démarche géopolitique est proche de celle de la prospective.
Nous partons du constat qu'une révolution est en cours, la "révolution de l'information",
mais que celle-ci peut conduire à différents scénarios sur l'avenir de ce continent. La
troisième partie de notre thèse n'a pas vocation à imaginer l'Europe (dans sa finalité) à
2020 mais à mesurer les impacts possibles de la politique européenne dans les années à
venir. Ces impacts se mesurent en terme de : risques exogènes à l'Europe qui reprennent
les points clés de notre première partie, facteurs de variabilité dans le processus
57
Hatem Fabrice, Introduction à la prospective, Economica, 1996, p. 7.
PAGE 36
d'élargissement et scénarios noirs dans la mise en place de la politique en matière de
"société de l'information".
SECTION 8 : PLAN ET CONCLUSION
Cette thèse repose sur l'analyse de savoirs académiques comme sur les diverses
expériences acquises par son auteur. L'intérêt de ce travail ne réside pas tant dans les
thèmes de départ ("Europe", "société de l'information", "valeurs") dorénavant classiques
et bien documentés, mais dans la façon de délimiter le sujet en les croisant de façon
singulière. Nous avons cherché ici à montrer que les transformations politiques et
économiques concourant au développement de la "société de l'information" peuvent
créer les conditions, facteurs et agents favorables à un élargissement réussi de l'Europe.
Cependant, la "révolution de l'information" ne doit pas être comprise dans le sens qui lui
est donné en Europe ou aux Etats-Unis par les institutions politiques. L'analyse des
politiques publiques occidentales montre que la "société de l'information" se résume en
grande partie au secteur des technologies de l'information et de la communication (TIC).
Autrement dit, nous souhaitons montrer que la "révolution de l'information" implique
un changement de perspective : c'est la connaissance en tant que mode de
développement, et non le secteur des TIC, qui constitue une opportunité pour l'Europe à
laquelle les pays candidats peuvent être associés.
La thèse que nous entendons défendre dans les pages qui suivent, est que la
connaissance en tant que mode de développement nécessite une reconnaissance de
l'évolution des mentalités, une construction d'un nouveau modèle politique économique
au-delà du modèle actuel néo-libéral, une modernisation des institutions politiques et
des systèmes éducatifs de l'Europe. Elle permettra, en outre, de favoriser une dynamique
d'intégration du système européen aux pays d'Europe centrale et orientale.
Plan
PAGE 37
Le plan de cette thèse est construit en trois parties. Une première porte sur les grandes
tendances dans lesquelles s'inscrit l'Europe. Une seconde partie est consacrée à la
"société de l'information" et à la politique européenne dans ce domaine. Une troisième
partie plus prospective mesure les impacts de l'élargissement et de la politique
européenne de la "société de l'information" et dégage des scénarios sur l'avenir de
l'Europe.
La première partie est consacrée à l'étude de la position de l’Europe dans le contexte
mondial de passage à l’ère de l’information. A travers les grandes tendances du futur et
les facteurs structurants, il est montré en quoi la politique européenne s’inscrit dans un
cadre global et de plus en plus interdépendant. La mutation technologique engendrée
par les technologies de l'information et de la communication est analysée ainsi que ses
impacts économiques et sociaux. Nous cherchons à mettre en évidence que la
"révolution de l'information" prend source et produit à la fois de profondes mutations au
niveau des systèmes politiques et économiques. Des évolutions au niveau socio-culturel
sont identifiées. A la fin de cette première partie, nous répondrons aux questions
suivantes : quelles sont les forces et les faiblesses de l'Europe ? Peut-on parler de déclin
ou de renouveau de l'Europe ?
La seconde partie propose une analyse critique de la politique européenne en matière de
"société de l'information", après avoir établi une classification mondiale des politiques
publiques. Elle est suivie d'une étude des origines de la pensée en matière de "société de
l'information" à travers une sélection de travaux d'auteurs académiques et de
prospectivistes. Nous chercherons à répondre aux questions suivantes : Quelle est la
position des pays d'Europe centrale et orientale (PECOS) en matière de "société de
l'information" ? En quoi les valeurs des Européens de l'Est divergent-elles ou
convergent-elles avec celle des Européens de l'Ouest ? Comment interpréter le
changement de valeurs ?
La troisième partie propose différents scénarios d'évolution après avoir mesuré l'impact
de l'élargissement sur le futur de l'Europe. Des risques systémiques puis des "scénarios
noirs" liés à l'élargissement et à la "société de l'information" sont proposés. La troisième
PAGE 38
partie se termine par une réflexion sur l'opportunité que constitue l'élargissement dans le
cadre de la construction d'une Europe de la connaissance. Nous chercherons à répondre
aux questions suivantes : quelles sont les implications sur l'avenir de l'Europe que les
scénarios nous font entrevoir ? Quelles peuvent être les bases du nouveau projet
économique et politique de l'Europe ?
Conclusion
Pour conclure, nous insisterons sur la nécessité d’élargir l’Europe tout en créant un
système politique et économique nouveau qui dynamise la compétitivité européenne. Ce
nouveau système politique et économique est essentiel pour que le "fossé numérique",
"l'inégalité devant l'information" et le "mur de la connaissance" ne remplacent pas celui
de Berlin en créant une société déchirée dans ses valeurs et dans son projet.
Au fond, cette thèse souligne la nécessité d'une révolution des consciences en Europe.
Le processus européen doit se réinventer sur des valeurs partagées. La définition d’un
nouveau projet politique et économique est essentielle.
PAGE 39
PREMIERE PARTIE
LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE
DE L'EUROPE
PAGE 40
INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE
L'objectif de cette première partie est de présenter un panorama des tendances du futur
en mettant en exergue les facteurs majeurs de rupture et d'évolution. Cette peinture du
monde au début du troisième millénaire n'a pas pour but d'être exhaustive. Comme il a
été signalé dans l'introduction générale, cette thèse s'inscrit dans une démarche de
politique économique.
Nous souscrivons à la vision de Niklas Luhmann pour qui la "politique n'est pas
déterminée en tant qu'Etat mais en rapport avec l'Etat"58. Le champ du politique ne se
limitera pas aux institutions mais il sera proposé une conception plus large des acteurs
au titre desquels seront ajoutées les entreprises multinationales et la société civile. Nous
appellerons cette relation tripartite la "triade des acteurs". Leurs formes d'organisation et
leur expression politique sont très différentes les unes des autres. Elles forment ce que
Niklas Luhmann appelle des "sous-systèmes sociaux" et participent en cela à la
"différenciation fonctionnelle" de la société59.
Notre approche se distance de la théorie orthodoxe-marxiste, qui conçoit "l'économie
capitaliste comme dominante et l'Etat comme simple instrument d'exécution au service
des capitalistes" mais aussi des théories de l'Etat-providence qui voient au contraire la
tâche de la politique dans la régulation de l'économie60. Elle se distance également de la
théorie ultra-libérale consistant à déroger à l'acte régulateur de la "main invisible"
d'Adam Smith. Ce qui nous intéresse ici est de définir les facteurs émergents pouvant à
terme aboutir à une nouvelle théorie d'économie politique. L'objet de cette thèse n'est
pas de définir cette nouvelle théorie en tant que telle mais d'aboutir à une approche
structurée des facteurs constitutifs et émergents en matière de politique économique. En
cela notre démarche s'inscrit dans l'approche systémique et structuraliste qui vise, non
pas à simplifier la complexité, mais à proposer une interprétation structurée de
phénomènes complexes.
58
Luhmann Niklas, Politique et complexité, Editions du Cer, 1987, Trad. 1999, p. 88.
Idem, Luhmann Niklas, p. 43.
60
Ibid, Luhmann Niklas, p. 42.
59
PAGE 41
Une dimension prononcée à l'étude des relations internationales sera donnée. Niklas
Luhmann met en évidence dans sa théorie des systèmes, que ceux-ci se définissaient par
leurs différences (ou "perdifférenciation") et par leur caractère propre (ou "autoréférentiel"). En d'autres termes, Joël de Rosnay a montré que les systèmes de haute
complexité ou ouverts sont en "interaction constante, l'un modifiant l'autre, et se
trouvent modifiés en retour"61. Ce qui nous intéresse dans cette partie est moins l'étude
du caractère "autopoiétique"62 de ces systèmes que leur caractère inter-relationnel.
Nous chercherons à faire ressortir le caractère d'interdépendance de ces systèmes, le
processus de connexion ou chaotique entre ces sous-systèmes. Par comparaison avec
l'évolution biologique, ce qui importe ici est véritablement le processus d'émergence
c'est-à-dire la dernière phase de développement, celle de la transformation ou de la
création où la molécule devient ADN63.
Cependant, par soucis de clarté et afin de donner au lecteur des repères facilement
identifiables, nous avons opté pour une division thématique découpée en cinq domaines
: technologique, démographique et socio-économique, politique et culturel. Nous avons
cherché à montrer que la "révolution de l'information" se caractérise par un volet
technologique (chapitre I) et socio-économique (chapitre II) mais que celle-ci ne peut se
comprendre sans prendre en considération les évolutions politiques (chapitre III) et
culturelles (chapitre IV). Nous avons choisi également de tracer les grandes lignes des
tendances démographiques qui sont importantes pour l'étude des scénarios (Partie III)
même si celles-ci ne sont pas à proprement parler un facteur causal de la "révolution de
l'information". Les tendances démographiques figurent en amont des tendances socioéconomiques (chapitre II).
61
de Rosnay Joël, Le macroscope, Editions du Seuil, 1975, p. 92-93.
La théorie des systèmes de Niklas Luhmann s'articule autour des différences entre "système et
environnement" et de leur "constitution autoréférentielle". Le concept des "systèmes autopoiétiques"
désigne des "systèmes qui produisent eux-mêmes les éléments qui les constituent à travers le réseau fermé
de ces mêmes éléments", Ibid, Luhmann Niklas, p. 52.
63
Les biologistes August Jaccaci et Mary Baker ont montré que le processus de développement
biologique comprenait quatre étapes principales: le rassemblement ou collecte, la répétition ou
multiplication, le partage et la transformation ou création. Par exemple, la "particule" devient "atome" qui
devient "molécule" qui devient "ADN". Renesch John (editor), New Traditions in Business, BerrettKoehler Publishers, 1992, p. 40.
62
PAGE 42
Un des objectifs de cette première partie est de montrer que l'Europe ne peut se
concevoir comme un système clos. Elle est un système en forte interdépendance avec le
reste du monde et génère également sa propre dynamique. Nous chercherons à mettre en
évidence les facteurs que nous percevons comme essentiels dans cette transformation
mondiale. Ces facteurs serviront de base à l'analyse et seront repris dans les scénarios
présentés dans la troisième partie de notre thèse. Le second objectif de cette partie est de
répondre aux questions : Quelle est la place de l'Europe dans ces tendances ? Quelles
sont les implications pour la compétitivité européenne ? La réponse à ces questions nous
permettra de mettre en perspective et de renforcer le caractère critique de l'analyse de la
politique en matière de "société de l'information" proposée en seconde partie de notre
thèse.
PAGE 43
CHAPITRE I
LES GRANDES TENDANCES TECHNOLOGIQUES
"Information technology would alter how we work and play, but
more important, it would revise deeper aspects of our lives and of
humanity: how we receive health care, how children learn, how
the elderly remain connected to society, how governments
conduct their affairs…Most people had no idea that there was a
tidal wave rushing toward them.” Michael Dertouzos, What Will
Be, 1997.
“L’horizon de la recherche (sur Internet) était cinq ans, pas plus.
Après, on verrait bien… Pendant très longtemps, Internet est resté
un outil expérimental, même aux Etats-Unis. Le réseau mondial
nous apparaissait techniquement faisable, mais nous n’espérions
pas le voir de notre vivant". Propos de Louis Pouzin, l’un des
fondateurs de l’Internet, recueillis par Jean-Claude Guédon,
Internet, le monde en réseau, p.101.
Nous souhaitons ici dégager les grandes tendances mondiales de la recherche
scientifique à moyen et long terme ainsi que l'importance des technologies de
l'information et de la communication (TIC). Ces technologies seront étudiées dans toute
leur dimension, en tant qu'infrastructure, et en tant que produits et services. Les
technologies de l'information et de la communication sont essentielles en ce qu'elles
contribuent au secteur de la Recherche et Développement mais aussi aux activités
économiques et sociales. Quelles sont les grandes révolutions scientifiques à venir et
quels sont leurs enjeux ? Quelle est la position de l'Europe dans le domaine des
technologies et, plus particulièrement, dans celui des TIC ? Quelles sont les dimensions
sociales et politiques des TIC ? Quel est l'impact des technologies de l'information et de
la communication et peut-on le quantifier ?
PAGE 44
SECTION 1 : LES TROIS GRANDES REVOLUTIONS SCIENTIFIQUES
L’évolution de la science peut se caractériser par trois grands types de révolution à
venir : la révolution informatique, bio-moléculaire et quantique. Celles-ci fondent leurs
piliers dans la matière, le vivant et l’esprit. Les Japonais se passionnent pour ces thèmes
de recherche. Nous avons choisi de citer les travaux de Michio Kaku, prospectiviste
scientifique japonais, qui décrit dans son livre Visions64 comment la science va
révolutionner le XXI siècle.
Selon Michio Kaku, l'activité scientifique d’ici 2020 peut être facilement anticipée. Elle
s'oriente autour de deux axes majeurs que sont l’augmentation exponentielle de la
capacité des ordinateurs et le séquençage de l’ADN. Les avancées scientifiques
doublent presque tous les deux ans. Pour les ordinateurs, ce taux de croissance
stupéfiant est quantifié par la loi de Moore, selon laquelle la puissance des ordinateurs
double en gros tous les dix-huit mois65. On peut donc s’attendre à ce que d’ici 2020, "les
microprocesseurs soient vraisemblablement aussi bon marché et abondants que le papier
brouillon, disséminés par millions dans notre environnement, nous permettant de
disposer des systèmes intelligents en tout lieu" 66. Les scientifiques espèrent également
qu’Internet parviendra à câbler la terre entière pour devenir comme une membrane
composée de millions de réseaux informatiques et créer une "planète intelligente".
Enfin, il est à prévoir la fin des cartes à puces telles que nous les
connaissons
actuellement par les "cartes intelligentes". Jusqu'au début de l'an 2000, l'Europe
disposait d'un avantage comparatif technologique dans le domaine. Nous reviendrons
sur cet aspect.
La montée en puissance de l’ordinateur va de pair avec notre capacité à entasser un
nombre toujours croissant de transistors sur les microprocesseurs, tandis que le
64
Kaku Michio, Visions, Albin Michel, 1997, Trad. 1999.
La loi de Moore n’est pas une loi scientifique au sens des lois de Newton, mais une règle empirique qui
a prédit l’évolution de la puissance des ordinateurs depuis plusieurs décennies. Elle fut pour la première
fois énoncée en 1965 par Gordon Moore, co-fondateur d’Intel Corp.
66
Idem, Kaku Michio, p. 33.
65
PAGE 45
séquençage de l’ADN est propulsé par l’informatisation. Ces technologies ne peuvent
poursuivre indéfiniment leur croissance exponentielle. Michio Kaku prévoit que, vers
2020, toutes deux devraient atteindre des limites du fait notamment de la technologie
des puces au silicium. Nous serons contraints d’inventer des technologies nouvelles
dont les potentialités restent encore à explorer et tester.
Il s’agit, par exemple, des ordinateurs optiques, moléculaires, à ADN et quantiques.
R.Stanley Williams, directeur scientifique du département de Physique quantique des
Laboratoires d’Hewlett Packard67, nous a expliqué la fin probable du microprocesseur
et des premières pistes de recherche dans le domaine quantique. On pressent
l’incroyable changement (révolution ?) qui se dessine tant il y a peu de points communs
avec les microprocesseurs tels que nous les connaissons aujourd’hui.
De même dans le domaine des biotechnologies, vers 2020 l’attention portera moins sur
le séquençage de l’ADN que sur la compréhension des fonctions fondamentales de ces
gènes et l’interaction complexe de gènes multiples. La théorie quantique offrira la
capacité de fabriquer des machines de la taille des molécules, donnant ainsi naissance à
une catégorie de machines aux propriétés inouïes, les nanotechnologies.
La recherche dans le domaine des nanotechnologies a déjà suscité des débats. La
publication de l’article de Bill Joy, cofondateur et directeur scientifique de Sun
Microsystems, dans le magazine Wired68 a lancé un débat aux Etats-Unis sur l’évolution
des inventions nanotechnologiques et leur impact probable sur notre environnement.
Nous reconnaissons également la nécessité pour chaque chercheur scientifique de
conscientiser, en amont, un certain nombre de questions éthiques, lesquelles sont à notre
sens, indissociables du métier de chercheur69.
A partir de 2050, les trois révolutions décrites par Michio Kaku se focalisent notamment
autour de la robotique. Pour l'auteur, les robots pourraient graduellement atteindre un
67
Conférence « Information Society Technology » (IST), Nice, 6-8 November 2000.
Joy Bill, "Why the Future Doesn't Need Us", Wired, April 2000.
69
Dartiguepeyrou Carine, “Innovation Beyond Technology : How to Build a Sustainable World”, mai
2000. http://www.mscetassocies.com
68
PAGE 46
degré de "conscience de soi" et de "connaissance propre"70. D'une part, ce discours est
discutable philosophiquement et pour le moins. D'autre part, si l'on en juge d'après les
recherches en robotique conduites au Xerox Park et à l'Université de Carnegie Mellon,
on semble loin d'une conscience robotique à forme humaine.
Dans le domaine des biotechnologies, on peut s’attendre d’après Michio Kaku à ce que
la révolution de l’ADN permette la création de nouveaux types d’organismes impliquant
le transfert, non plus seulement d’une poignée de gènes, mais de centaines. Cela offrirait
notamment la possibilité d’accroître les ressources alimentaires, d’améliorer la
médecine, mais également de créer de nouvelles formes de vie et d’orchestrer le
développement physique et peut-être mental d’individus.
Quant à la théorie quantique, elle devrait exercer une influence croissante à l’avenir
notamment dans le domaine de la production d’énergie.
On comprend que le caractère révolutionnaire de ces avancées scientifiques ne se limite
pas à leur seul champ d'application. Leurs avancées sont maîtrisables et peuvent être
anticipées tant qu'elles demeurent limitées à leur propre domaine. Elles prennent un
caractère véritablement explosif dès lors où elles convergent et, par là-même,
augmentent de façon exponentielle et non linéaire. Les technologies de l'information et
de la communication s'inscrivent dans un futur plus complexe que l'on ne peut
appréhender aujourd'hui. Ce n'est pas tant la révolution technologique propre aux
technologies de l'information et de la communication qui reste à appréhender mais bien
le croisement des recherches scientifiques, les technologies de l'information et de la
communication étant un facteur accélérateur de leur efficacité. Le futur de l'Europe et sa
compétitivité ne peuvent reposer sur les seuls domaines fermés des disciplines
scientifiques. La recherche européenne sera de plus en plus amenée à s'inscrire dans une
démarche interdisciplinaire et systémique incluant à la fois les applications et les
infrastructures.
70
Ibid, Kaku Michio, p. 36.
PAGE 47
Ce tableau introductif et prospectif dressé, focalisons-nous à présent sur les
technologies de l'information et de la communication.
SECTION 2 : LA POSITION DE L'EUROPE DANS LE DOMAINE DES
TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION
L'Europe a des vides technologiques qui sont dangereux pour son indépendance
politique et économique. Les travaux de l'Institut de Prospective et des Technologies
(Institute for Prospective Technological Studies), basé à Séville pour la Direction
Générale du Centre de Recherche Conjoint de la Commission européenne, dans le cadre
de son programme "The Future Project", propose une carte des technologies du futur
pour l'Europe. Les "cartes" du positionnement de l'Union européenne permettent
d'identifier les secteurs clés à développer. Les retards s'échelonnent sur la période des
quinze ans de 2000 à 2015. Ces cartes figurent en annexe.
On note un retard prononcé de l'Europe dans le secteur des technologies de l'information
et de la communication. Dans le domaine des ordinateurs mobiles (Ubiquitous
Computing), on constate un "fort retard" en particulier dans le secteur des semiconducteurs, des communications, des batteries-chargeurs, de l'affichage, de
l'intelligence artificielle, ainsi que des applications et objets intégrés. Seule une présence
en robotique rend la position de l'Europe dans le secteur de l'informatique un peu moins
sombre. Dans le domaine du traitement de d'information et du management des
connaissances, la position de l'Europe est, dans l'ensemble, moins sinistrée mis à part les
secteurs de la surveillance et de l'authentification ; le positionnement en matière de
reconnaissance vocale et d'interface visuelle devrait s'améliorer à partir de 2009.
Dans le domaine des biotechnologies appliquées au secteur de la santé et de
l'agroalimentaire, comme dans le domaine de l'énergie, la position de l'Europe est
relativement bonne et "modérée". On note cependant un "fort retard" de l'Europe qui
s'accentue à l'horizon 2015 dans les technologies environnementales ("maisons vertes",
"énergies renouvelables", "cellules solaires"). La présence de l'Europe dans le domaine
PAGE 48
des matériaux de toutes sortes (biologique, organique, céramique, métallique,
électronique) se développe à partir de 2006. La position concurrentielle de l'Europe
reste dans l'ensemble "faible" sinon "très faible". Dans le domaine des transports
(télématique et systèmes à propulsion), la position de l'Europe est nettement meilleure et
plutôt "forte" et "très forte" dans ce domaine.
Cette mise en exergue des faiblesses témoigne du retard de l'Europe dans le domaine
qui nous intéresse ici celui des technologies de l'information et de la communication.
Les auteurs du rapport s'inquiètent en particulier de la dépendance européenne à l'égard
de la production des puces, de l'intelligence artificielle et des technologies de
visualisation et d'images71. Nous avons choisi de mentionner l'ensemble des autres
secteurs afin de montrer le caractère interactif et interdépendant des technologies de
l'information et de la communication sur les autres secteurs technologiques. En effet,
comme nous le mentionnions déjà plus haut, l'impact du retard de l'Europe dans le
domaine des technologies de l'information et de la communication a également des
implications dans d'autres secteurs. L'IPTS note l'importance des technologies de
l'information et de la communication en tant que "plate-forme" aux autres technologies,
ce que nous appelions un peu plus haut "infrastructure" et ajoute : "Les secteurs des
sciences du vivant, des transports et des matériaux sont menacés par la faiblesse des
technologies de base des TIC"72.
Mais l'Europe dispose d'atouts. Dans le domaine des technologies de l'information et de
la communication, elle est relativement bien positionnée dans le développement
informatique, dans la communication mobile, et dans le développement des senseurs.
Dans les autres domaines technologiques, elle est bien positionnée dans le domaine de
l'électronique de grande consommation, dans la télévision digitale, dans le
développement des médicaments, dans la production d'énergie en général, dans le
recyclage et le management des déchets ainsi que dans la télématique pour les
transports73. Les atouts de l'Europe sont donc diversifiés, et montrent la performance
71
Cahill Ieamon, Scapolo Fabiana (sous la direction de), The Futures Project, Technology Map, n°11,
December 1999, p. 19.
72
Idem, The Futures Project, Technology Map, p. 65.
73
Ibid, The Futures Project, Technology Map, p. 5.
PAGE 49
dans certains marchés "niches" plus que sur l'ensemble d'un secteur donné, ce qui
montre la faible intégration de la recherche européenne. Par ailleurs, la position
relativement bonne de l'Europe au début 2000 notamment en matière de téléphonie
mobile et des télécommunications peut s'inverser du fait de la conjoncture internationale
défavorable (rappelons la faillite de Worldcom en juillet 2002, l'effondrement des cours
de France Télécom et des opérateurs mondiaux des télécommunications). D'autre part,
l'exemple de la carte à puce est également significative. Alors que l'Europe disposait
d'atout concurrentiel dans le domaine au début 2000, celui-ci est fragilisé du fait de la
progression récente des Etats-Unis dans le domaine.
La position technologique de l'Europe, bien que relative, offre une vue d'ensemble sur
les domaines à développer ou en développement. Le tableau proposé par l'Institut de
Prospective et des Technologies résume la "Position de l'Europe" (Indicative Position of
Europe) par rapport aux Etats-Unis et au Japon74. Il est retranscrit ci-joint.
Position de l'Europe
Secteurs
Union européenne
Etats-Unis
Japon
technologiques
Technologies de
l'information et de
la communication
Sciences du vivant
**+
****
***
**+
****
**
Energie
***
***
***
Production
environnementale
et propre
Matériaux
***
***
***
**
****
***
Transports
***
**+
***
IPTS
Ce tableau confirme le faible positionnement relatif de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis
et du Japon dans le domaine des technologies de l'information et de la communication,
dans les sciences du vivant et dans les matériaux. La "performance" de l'Europe,
74
Ibid, The Futures Project, Technology Map, p. 6.
PAGE 50
représentée par le nombre d'étoiles, montre un niveau de performance assez proche de
celui du Japon (sauf pour les technologies de l'information et de la communication, et
les matériaux). En outre, on note l'incroyable domination des Etats-Unis dans le
domaine des technologies de l'information et de la communication, dans les sciences du
vivant et dans les matériaux.
SECTION 3 : LA DIMENSION ECONOMIQUE ET POLITIQUE DES
TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION
Pour Michio Kaku, les trois révolutions décrites plus haut constituent la clé de
l'avantage concurrentiel des nations : "les nations devront leur essor et leur chute à la
capacité à maîtriser ces trois révolutions"75. Par ailleurs, nous avons vu que les
technologies de l'information et de la communication constituaient à la fois une clé aux
infrastructures de recherche mais aussi les moteurs dynamiques de création de richesse
et de prospérité, en tant que sources d'innovation.
Ces technologies sont intéressantes en ce qu'elles sont également symptomatiques
d'enjeux beaucoup plus profonds que sont le savoir et les compétences. Les technologies
de l'information et de la communication renforcent et accompagnent l'importance
croissante de la connaissance et de la création d'information dans les activités
économiques et la création de richesse. Ce sont le savoir et la connaissance qui sont les
véritables sources de création de richesse et d’avantages comparatifs. Comme dit Lester
Thurow, "au XXIème siècle, les facteurs stratégiques essentiels seront l’intelligence,
l’imagination, l’invention et les techniques nouvelles"76.
Les enjeux stratégiques de l'Europe ne se limitent donc pas aux technologies de
l'information et de la communication mais convoquent la science, l'innovation et le
savoir dans leur ensemble. Pour Gérard Tobelem et Nicolas Georges, c'est dans sa
75
76
Ibid, Kaku Michio, p. 32.
Thurow Lester C., Les fractures du capitalisme, Village mondial, Trad. 1997, p. 304.
PAGE 51
"capacité d'évolution d'une économie industrielle à une économie fondée sur le savoir
que l'Europe joue son avenir et donc la place qu'elle tiendra dans le monde"77.
Les chefs d'Etat et de Gouvernement de l'Union européenne réunis au Conseil européen
de Lisbonne les 23 et 24 mars 2000 se sont donnés comme mission de faire de l'Europe
"l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" d'ici
2010. Cependant comme nous l'avons noté dans la section précédente, la position des
Etats-Unis en matière des technologies de l'information et de la communication, comme
dans d'autres domaines technologiques, est meilleure que celle de l'Europe. D'ailleurs,
notre entretien en mars 2002 avec Robert Verrue, Directeur Général de la "société de
l'information" à la Commission européenne, confirme la domination des Etats-Unis et la
faible chance de l'Europe de parvenir à satisfaire les objectifs du Conseil européen de
Lisbonne, tout au moins, pour la partie technologique. Comme il dit, il paraît illusoire
de penser que l'Europe parviendra à ses fins, que "l'Europe sera à égalité avec les EtatsUnis"78.
Or, le retard de l'Europe dans la compétitivité mondiale et, plus précisément, dans le
développement de la "société de l’information" ne peut être attribué à la seule
dimension technologique. Il est aussi le couronnement du manque de coordination de la
recherche européenne et de la limite de ses budgets de recherche. Au niveau des nations
européennes, le retard est souvent le résultat de l'inégale performance en matière de
recherche selon les domaines, de contraintes structurelles, administratives ou
organisationnelles, du manque d'interpénétration entre les universités et le secteur privé,
d'une trop forte centralisation de la recherche, d'un manque de capital risque et de prises
de risque ou, plus généralement, d'un manque d'imagination et de vision.
Par ailleurs, comme l'explique Joël de Rosnay, le retard de l'Europe est en partie dû à la
méfiance culturelle de certains pays vis-à-vis des innovations technologiques venant des
Etats-Unis79. Ce retard peut également s'expliquer par un mauvais choix stratégique. En
77
Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation, Fondation
Robert Schuman, 2002, p. 13.
78
Entretien avec Robert Verrue, Directeur Général de la DG "Société de l'Information" de la
Commission européenne, Bruxelles, le 8 mars 2002.
79
de Rosnay Joël, « La société de l’information au XXI siècle », Ramsès 2000, p. 152.
PAGE 52
effet, l'histoire de l'Internet, notamment à travers le témoignage de Louis Pouzin cité en
tête de chapitre, alors chef du projet Cyclades, montre que, bien que développés en
France (au bénéfice du Minitel) et en Grande-Bretagne, les projets de recherche sur
l'Internet furent suspendus en 1975 par les grands monopoles des télécommunications
de l'époque, les PTT et le British Post Office80. Tandis que les Etats-Unis se lancent
dans le développement de l'Internet, la France opte, elle, en 1978-1979 pour le
développement du Minitel. Les grands opérateurs nationaux des télécommunications
auraient considéré d'un mauvais œil, dans un premier temps, le développement d'une
infrastructure mondiale (d'autant plus qu'elle était l'initiative des Etats-Unis) avant de se
lancer, quelque temps plus tard, dans l'incontournable course aux méga-fusions avec
l'espoir de briguer une présence internationale.
Le positionnement de l'Europe est symptomatique de sa capacité technologique mais
aussi de l'usage qui est fait de ces technologies. Plus généralement, le passage à la
"société de l’information" implique des enjeux non seulement technologiques, mais
également politiques, culturels, éthiques et économiques. "L’invention ne devient
innovation que dès lors où elle ne fait plus qu'un avec son environnement"81. Dans son
ouvrage Technique et idéologie, Lucien Sfez propose d'appeler "innovention" afin de
faire la distinction entre "invention-innovation et son usage"82. Il offre ainsi une mise en
perspective de la "diffusion, adoption, appropriation et répétition dans l'usage commun"
de l'invention. Dominique Wolton va même plus loin et considère que "l'enjeu de la
communication n'est pas technique, mais concerne la compréhension des relations entre
les individus (modèle culturel) et entre ceux-ci et la société (projet social). C'est le choix
entre socialiser et humaniser la technique ou techniciser la communication"83.
Les aspects sociaux et économiques mais aussi pris dans leur ensemble culturel me
paraissent déterminants dans le processus d’innovation. La nécessité de concevoir
l’invention dans son caractère durable (de l’anglais "sustainable") est essentiel et
80
Guédon Jean-Claude, Internet, le monde en réseau, Gallimard, 1996, p. 32-33.
Dartiguepeyrou Carine, Innovation Beyond Technology, conférence donnée à la Foundation for Global
Community, Palo Alto, Californie, 18 juin 2001.
82
Sfez Lucien, Technique et idéologie, un enjeu de pouvoir, Editions du Seuil, 2002, p.79.
83
Wolton Dominique, Internet et après? Une théorie critique des nouveaux médias, Flammarion, 2000,
p.197.
81
PAGE 53
détermine l’impact même des plus grandes inventions technologiques. Nous avons
cherché ici à mettre en exergue l'importance des facteurs sociaux et culturels et la nature
structurante de ces facteurs quant à l'utilisation, l'acceptation et l'évolution de ces
technologies.
SECTION 4 : LA QUANTIFICATION DU PHENOMENE ET SES LIMITES
Derrière ces évolutions et révolutions scientifiques, il s’établit à présent un consensus à
propos de la classification des révolutions scientifiques. Certaines nations comme le
Japon, les Etats-Unis et la France (pour ne citer qu'eux) ont établi des listes de
"technologies clés".
Les technologies clés
En 1990, la liste du MITI, ministère du commerce international et de l’industrie
japonaise, comprenait les technologies suivantes : la micro-électronique, les
biotechnologies, les télécommunications, l’industrie aéronautique civile, les machinesoutils et les robots, l’informatique (logiciels et matériels). Chacun de ces domaines clés
s’enracine dans les trois révolutions. Cependant, ces technologies-clés ne montrent pas
le caractère nouveau ou pas des technologies investies. Enfin, ce panorama n'explique
pas non plus pourquoi le Japon a perdu sa place de leader au bénéfice des Etats-Unis, et
ce, bien qu'à l'initiative du premier programme national des technologies de
l'information et de la communication.
D’après l’OST, les Européens orienteraient, quant à eux, moins leur recherche et
développement industriel vers les technologies clés que les Japonais et les Etats-Unis.
Un tableau statistique de 1993 note, en effet, que la part de l’Union européenne dans les
technologies clés représente 39% contre 45,6% dans les technologies toutes confondues
PAGE 54
alors que la part des Etats-Unis est respectivement de 36,6% contre 28,1%, et de 18,8%
et 19,7% pour le Japon84.
Si l’on recoupe cette information avec les trois grandes révolutions scientifiques
décrites par Michio Kaku, on comprend la nécessité de développer les technologies du
futur telles que les biotechnologies, les nouvelles technologies de l'information et de la
communication (non comptabilisées ou indirectement comptabilisées), les nouveaux
matériaux et inventions technologiques liées aux révolutions informatique et quantique.
Cependant l'exemple du Japon est révélateur de l'importance des investissements dans le
domaine de la recherche fondamentale. En 1996, le Japon opère un virage et augmente
de 50% ses moyens consacrés à la recherche fondamentale85, et ce, malgré le très net
ralentissement économique. Cet exemple illustre la différenciation entre, d'une part,
l'investissement consacré aux technologies clés relevant de l'ordre du développement et
de l'application de la recherche, de l'autre, l'investissement en recherche fondamentale.
Les investissements en recherche et développement
Aux Etats-Unis, la recherche constitue un instrument de puissance et de domination
mondiale qui se justifie par des budgets considérables : 118 milliards d'euros en 2002
soit 13,5% d'augmentation comparé à 200186. Cet investissement public ne représente
pourtant qu'un tiers de l'effort total de recherche et développement. Les sociétés
américaines investissent également beaucoup plus en recherche et développement que
les entreprises européennes.
On note dans l'ensemble de la zone de l'OCDE une régression de la part du financement
public au profit des dépenses des entreprises. Ainsi en 1975, le secteur public finançait
la moitié de la R&D, en 1995 les administrations n'en finançaient plus qu'un tiers, ce qui
84
Tableau « Les positions comparées de l’Union européenne, des Etats-Unis et du Japon dans les
technologies –clés et toutes les technologies (1993), cité par Papon Pierre, « Un New Deal pour la
recherche et la technologie », Futuribles, février 1997, numéro 217, p. 50.
85
Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation, Fondation
Robert Schuman, 2002, p. 20.
86
Idem, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 24.
PAGE 55
s'explique en partie par la privatisation de certains groupes comme France Télécom en
1994. En Europe, le secteur public représentait 37,2% du financement de la R&D en
2000 contre 28,3% aux Etats-Unis87. La recherche fondamentale ne représente, par
ailleurs, qu'une part minoritaire des dépenses publiques en recherche, de l'ordre de 30%
dans la plupart des pays de l'OCDE.
L'Union européenne joue un rôle croissant dans le financement de la recherche. Entre
1985 et 1995, la part des fonds généraux européens (PCRD) des pays européens alloués
directement à la R&D civile est passée de 3% à 7%, plaçant la Commission européenne
au cinquième rang pour le financement public de la R&D après l'Allemagne et la France
(25%)88. Cependant, l'effort de recherche moyen de l'Union européenne n'a cessé de
diminuer depuis 1988 et ne représente plus que 1,9% du PIB contre 2,7% aux EtatsUnis et 2,9% au Japon89. Les gouvernements des Etats européens privilégient la
recherche nationale au détriment de la recherche européenne. Toutefois, le cinquième
programme cadre (15000 M d'euros) et le quatrième PCRD (13215 M d'ecus) marquent
cependant une augmentation notable des budgets de recherche, comparés au troisième
PCRD (6600M ecus)90.
Dans le secteur des hautes technologies, les Européens ne déposent que 36% des brevets
enregistrés par l'Office européen des brevets. Le déficit commercial dans les échanges
extérieurs des produits de haute technologie s'aggrave depuis 1990 et représente
actuellement 28 milliards d'euros91.
D’après l’OCDE, la part de la recherche dans le secteur des technologies de
l’information et de la communication représentait 116 milliards PPP en 1997 soit 52%
des dépenses aux Etats-Unis et 22% au Japon. La contribution de la R&D au secteur
87
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 29.
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 34.
89
Eurostat, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation,
Fondation Robert Schuman, 2002. p. 23.
90
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 64.
91
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 57.
88
PAGE 56
privé de la R&D est de 51% en Finlande. Elle représente 24% dans l’Union européenne
contre 35% dans les pays de l’OCDE92.
A travers cette analyse qualitative et quantitative, l’enjeu de l'Europe apparaît comme
devant parvenir à une meilleure coordination de la recherche européenne, à valoriser les
avantages concurrentiels en matière de R&D et à combler les vides technologiques. En
cela, même si les intensités de R&D en Europe de l'Est sont relativement basses en
terme de PIB et varient entre 0,4% pour la Lettonie et 1,4% pour la Slovénie93,
l'élargissement représente des atouts en matière de capital humain. Nous reviendrons
dans la seconde et troisième partie sur ce sujet.
Les indicateurs macroéconomiques d'investissement et d'innovation
La nature des changements ne se mesure pas seulement en terme de technologies de
l'information et de la communication et d'investissements en R&D. Toutes les
économies, à commencer par les économies les plus développées, vivent des
transformations profondes. Cependant, les statistiques ne parviennent pas encore à les
rendre perceptibles.
D'après l'OCDE, les investissements immatériels sont en forte augmentation depuis la
seconde moitié des années 1990, notamment en Suède et en France où l'intensité y est la
plus forte et représente plus de 10% du PIB94. L'Union européenne réalise une
performance de peu inférieure aux Etats-Unis sur la période 1985-1995 avec un taux de
croissance des investissements immatériels de 2,9% par an contre 3,1% pour les EtatsUnis. L'éducation et la formation absorbent la plus grosse part de l'investissement
intangible, soit 50% dans la zone de l'OCDE et deux tiers au sein de l'Union
européenne.
Une corrélation existe entre les performances des principaux pays industrialisés et
l'intensité en recherche et développement. Plus de la moitié de la croissance du PIB de
92
OECD, Measuring the ICT Sector, 2001.
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 61.
94
Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 15.
93
PAGE 57
ces trente dernières années serait liée à l'accroissement des connaissances en sciences et
technologies. A titre d'exemple, deux tiers des nouveaux emplois depuis 1997 ont été
créés par des entreprises de haute technologie auxquelles on attribue 40% de la
croissance américaine. En Europe, 50% des emplois créés depuis 1997 reviennent à 4%
de PME à fort potentiel de croissance.
Par ailleurs, on constate que les deux tiers des exportations de la zone OCDE sont
constitués de biens à forte composante technologique. Enfin, la croissance des
demandes enregistrées de brevets a connu une augmentation de plus de 10% par an
depuis 1995 aux Etats-Unis comme en Europe.
L'indicateur du développement technologique
Le PNUD a développé un indicateur de développement technologique (IDT) mettant en
évidence les objectifs technologiques des pays, et ce, quel que soit leur niveau de
développement. Cet indicateur prend en considération : l'innovation technologique, la
diffusion de technologies récentes, la diffusion de technologies anciennes et les
compétences humaines.
Les pays les plus avancés en terme d'IDT c'est-à-dire avec un coefficient supérieur à 0,5
incluent la Finlande, les Etats-Unis, la Suède et le Japon95. Ces quatre pays sont
nettement en tête du groupe des leaders qui inclut également la plupart des pays
d'Europe occidentale. Le deuxième groupe de pays dont le coefficient est compris entre
0,35 et 0,49 comprend l'Espagne, l'Italie, la République tchèque, la Hongrie et la
Slovénie pour ne citer que les premiers de la liste.
Les limites de la quantification
Les technologies-clés d’aujourd’hui ne semblent pas embrasser l’ensemble des
révolutions scientifiques à venir. Tout d'abord, il est difficile d’évaluer quantitativement
95
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2001, p. 48.
PAGE 58
si les programmes européens de recherche et de dépôts de brevets sont appropriés pour
l’avenir. Deuxièmement, il est tôt pour mesurer l’impact des percées technologiques sur
l’économie. Quant aux outils statistiques, ils viennent juste d'apparaître notamment
grâce aux travaux de l'OCDE et des agences des Nations Unies. Troisièmement, la
difficulté concerne l’anticipation et la projection quantitative de ces technologies.
Quatrièmement, des pans entiers de l'économie comme la recherche et le
développement et le conseil en entreprise ont été totalement transformés. L’impact est
majeur pour ces secteurs mais comment le quantifier ? Enfin, certains secteurs plus
traditionnels comme le vin français pourrait laisser présager un refus à priori des
technologies de l'information et de la communication. Il n'en est rien et la multitude de
sites Internet de grands et petits exploitants, de sociétés de distribution comme
d'associations nationales montrent une ouverture aux technologies de l'information et de
la communication dans les secteurs même les plus agraires et les plus traditionnels.
Pour les sceptiques, les technologies de l'information et de la communication permettent
une accélération radicale de la capacité à traiter de l’information. Pour d'autres, la
"révolution de l'information" se limite à un nouveau canal de distribution avec
l'apparition du commerce électronique. Pour les plus optimistes, le développement des
technologies de l'information et de la communication constitue une "révolution" au
même titre que la révolution industrielle de 1900 en Angleterre. Certains parlent de
"sixième continent" (Roger Nifle) ou de "continent invisible" (Kenichi Ohmae).
Cependant, si l'on s'accorde à croire que les technologies de l'information et de la
communication participent à un changement beaucoup plus radical, de nouveaux indices
devront se créer. La métrologie96 permettra peut-être de mieux appréhender cet enjeu.
Quoiqu'il en soit, on arrive à la conclusion que les critères classiques économiques ne
sont plus adaptés aux enjeux de la "société de l’information".
96
Prospective de la connaissance, séminaire de Cerisy, mai 2001.
PAGE 59
Conclusion de chapitre
Les technologies de l'information et de la communication participent à la compétitivité
de l'Europe à trois titres : en terme d'activité en recherche et développement, en tant que
base technologique et infrastructure aux activités économiques, et en tant que produits
et services contributeurs de création de richesse économique et sociale.
Malgré l'ambition de l'Europe de devenir le "leader de l'économie de la connaissance"
dans le monde, l'Europe accumule un retard technologique dans le domaine des
technologies de l'information et de la communication. Comme nous l'avons vu, le retard
technologique se répercute sur l'ensemble de l'activité économique et sociale, ce qui ne
laisse pas présager que l'Europe puisse parvenir à ses objectifs d'ici 2010.
Malgré une politique volontariste forte, comme nous le verrons dans la deuxième partie
de cette thèse, le Japon n'a pas maintenu sa position de leader dans le domaine des
technologies de l'information et de la communication. Cela s'explique par le
retournement des Etats-Unis dans les années 1980, et par le développement d'une
politique d'investissements colossaux dans les domaines scientifiques et technologiques,
dont une bonne partie sous couvert des programmes de Défense. Comme nous le
verrons plus loin, la domination actuelle des Etats-Unis en matière technologique est le
résultat d'une politique volontariste, centralisée et de type keynesien, qui contraste avec
le discours libéral des Etats-Unis.
L'Europe fait aujourd'hui face à des "vides technologiques" qui la rendent fragile et
dépendante dans certains domaines clés. Ce contexte est essentiel pour comprendre la
nature de la politique européenne en matière de "société de l'information" et
l'importance donnée à la technologie qui seront analysées en détail dans la seconde
partie de notre thèse. Cependant, le tableau n'est pas que noir et l'Europe dispose
d'atouts scientifiques et technologiques de taille dans certains sous-secteurs des
technologies de l'information et de la communication comme la communication mobile
PAGE 60
ou la télévision digitale, mais surtout dans d'autres domaines technologiques tels que les
transports et l'énergie.
Enfin, l'analyse quantitative montre la nécessité de renforcer la coordination de la
recherche européenne et de la focaliser sur des objectifs nodaux à long terme.
L'interdisciplinarité est essentielle mais renforce la nécessité d'aligner les programmes
de recherche en cherchant à valoriser les interactions entre secteurs d'étude. L'Europe
tente de coordonner ses programmes de recherche depuis les années 1980 avec
l'initiative du projet Esprit. Au-delà de la coordination en terme d'axes généraux de
recherche laissant ainsi l'initiative au niveau local des laboratoires, la coordination
européenne en matière de standardisation et, par projet, peut offrir un avantage
concurrentiel tout aussi stratégique. Le cas du GSM est là pour nous le rappeler.
Etudions à présent les tendances démographiques et sociaux-économiques.
PAGE 61
CHAPITRE II
LES FACTEURS DEMOGRAHIQUES ET SOCIO-ECONOMIQUES
"Le grand espoir du XXI siècle pourrait être d'abord qu'il
permette de resserrer les inégalités entre les nations : on a vu
que c'était un espoir raisonnable. Il est aussi de souhaiter que
les nations occidentales réapprennent à penser le politique, à
l'heure où l'économique cesse de fortifier le lien social", Daniel
Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, p.143.
"Rather than paying people to behave like robots, we should let
robots behave like robots, and let people do the jobs that make
us of the unique creative abilities of the human mind. As the
IBM slogan expressed it : 'Machines should work; people
should think'. Plato’s goal for his ideal republic was a
civilization governed by philosopher-kings; our goal should be
a republic of philosopher-citizens," Douglas A. Robertson, The
New Renaissance, p.184.
INTRODUCTION : LE CONTEXTE DEMOGRAPHIQUE MONDIAL
La population du monde a doublé depuis 1960, passant de 3 à 6 milliards d'hommes.
D’après les statistiques consolidées par les Nations Unies97, la population mondiale
représente, à la mi 2000, 6.1 milliards et augmente actuellement de 1,2% par an soit de
77 millions d’individus par an. D’ici 2050, la population mondiale devrait totaliser entre
7,9 milliards (bas variant) et 10,9 milliards (haut variant) avec un radiant moyen estimé
à 9,3 milliards. Jean-Claude Chesnais fait remarquer que, depuis 1990, les estimations
97
Population Division, Department of Economic and Social Affairs, United Nations, World Population
Prospects, The 2000 Revision, 28/02/2001.
PAGE 62
sont régulièrement revues à la baisse par les Nations Unies98. C'est en fait pour l'Afrique
que la marge d'incertitude est maximale. En ce qui concerne les estimations des
populations des pays comme l'Europe et le Japon à décroissance, celles-ci sont fiables.
La population des régions les plus développées, représentant actuellement 1,2 milliards,
ne devrait pas varier de façon significative d’ici les 50 prochaines années du fait des
niveaux de fertilité se situant au-dessous du taux de renouvellement des populations.
Cependant d’ici 2050, les populations de 39 de ces pays seront inférieures à celles
d’aujourd’hui. A titre d’exemple, les populations seront 14% plus inférieures au Japon
et en l’Allemagne, 25% en Italie et en Hongrie, de 28 à 40% en Russie, Géorgie et
Ukraine.
On estime que la population des pays les moins développés augmentera de 4,9 milliards
en 2000 à 8,2 milliards en 2050 (variant moyen). Cette projection a pour hypothèse une
baisse régulière de la fertilité. En l’absence de baisse de la fertilité, la population
avoisinerait 11,9 milliards au lieu de 8,2 milliards. Une augmentation particulièrement
forte est prévue parmi les 48 pays les moins développés de cette catégorie. Leur
population devrait tripler entre 2000 et 2050, passant de 658 millions à 1.8 milliards
alors même que le taux de fertilité devrait décroître.
Dans les régions les plus développées, la durée de vie est estimée à 75 ans. Dans les
pays les moins développés, la durée de vie est estimée à 63 ans. D’ici 2050, les pays les
moins développés devraient atteindre une durée de vie de 75 ans alors que les pays les
plus développés devraient atteindre une durée de vie de 82 ans. Le différentiel entre les
deux catégories de pays devrait donc diminuer.
La population mondiale de personnes âgées (au-delà de 60 ans et plus) devrait tripler,
passant de 606 millions en 2000 à 2 milliards en 2050. L’augmentation des plus de 80
ans devrait être également encore plus importante passant de 69 millions en 2000 à 379
millions en 2050! La population des plus de 60 ans représente aujourd’hui dans les
régions les plus développées 20% de la population totale et devrait représenter 33% en
98
Chesnais Jean-Claude, "Vers une récession du monde planétaire?", Ramsès 2000.
PAGE 63
2050. La population des personnes âgées a déjà dépassé la population des enfants (014ans). D’ici 2050, il devrait y avoir deux personnes âgées pour un enfant. Dans les
pays moins développés, la proportion de la population des plus de 60 ans augmente
aujourd’hui de 8 % et sera proche de 20% en 2050.
La migration internationale devrait continuer à être importante tout au long du XXIème
siècle. Les pays les plus développés devraient recevoir les immigrants étrangers à raison
de 2 millions de personnes en moyenne par an sur 50 ans. Les migrations auront un
impact fort sur la croissance de la population dans les pays les plus développés, du fait
de leur fort taux de fertilité. Sans l’immigration, la population des pays les plus
développés commencerait à décliner à partir de 2003 au lieu de 2025, et compterait 126
millions de personnes de moins que les 1.18 milliards estimés (hypothèse de migration
continue).
En terme géographique, on peut s'attendre à ce que la population asiatique double entre
2000 et 2050 et passe de 3 672 millions d'habitants à 6 430 millions d'habitants (haut
variant). Elle représenterait alors trois fois plus que la population africaine estimée à 2
320 millions d'habitants en 2050 (haut variant) et près de deux-tiers de la population
mondiale.
Les pays où les taux de fertilité sont les plus importants incluent l'Afghanistan, les pays
africains comme l'Angola, le Tchad, le Burundi, le Burkina Faso pour ne citer que ceuxlà. Les sociétés musulmanes notamment des Balkans, du Maghreb et d'Asie centrale ont
connu entre 1965 et 1990, les taux de croissance les plus importants dépassant les 2%.
Globalement, les musulmans représentaient 18% de la population mondiale en 1980 et
pourraient représenter 20% en 2000 et 30% en 202599.
La proportion des jeunes de 15-24 ans est essentielle pour comprendre la dynamique
démographique mondiale. Le graphique "Le défi démographique : l'Islam, la Russie et
l'Occident" figurant en annexe montre l'importance de la part des jeunes dans les pays
musulmans. Celle-ci représente autour de 20% de la population totale et est la plus
99
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 167.
PAGE 64
importante au monde. Elle devrait se maintenir autour de 18% à partir de 2005. La part
des jeunes en Russie et aux Etats-Unis, qui représentait 18% dans les années 1980,
devrait se maintenir autour des 15% aux Etats-Unis tandis qu'elle devrait baisser
considérablement en Russie à partir de 2005 pour atteindre 10% en 2015. La part des
jeunes en Europe est en baisse régulière depuis 1985, date du pic des 16%, et devrait
baisser à 12% à partir de 2000 et à 10% en 2020.
Ce panorama montre le décalage démographique qu'il y a entre l'Occident et le reste du
monde, l'importance de l'Asie et des jeunes générations islamiques.
SECTION 1 : LES TENDANCES DEMOGRAPHIQUES EN EUROPE
D’après les statistiques consolidées par les Nations Unies100, la population européenne
devrait baisser de 727 millions en 2000 à entre 556 millions (variant bas) et 654
millions (variant haut) soit un variant moyen de 603 millions en 2050.
Le nombre moyen d’enfant par femme (taux de fertilité) devrait rester au-dessous de la
moyenne de 2 enfants par femme. Le taux de fertilité représentait 1.41 en 2000 et
devrait évoluer en 2050 entre 1.41 (variant bas), 1.81 (variant moyen) et 2.20 (variant
haut).
La durée de vie à la naissance devrait augmenter de 73.2 ans en 2000 à 80.8 ans en
2050.
En cette première moitié de siècle, l’âge médian du monde a augmenté de 3 ans pour
passer de 23.6 à 26.5 en 2000. Dans les 50 prochaines années, l’âge médian devrait
augmenter de 10 ans et passer à 36.2 en 2050.
En Europe, l’âge médian était de 29.2 en 1950, de 37.7 en 2000 et devrait représenter
49.5 en 2050 soit plus de 13 ans de plus que l’âge médian mondial. L'âge moyen
100
Idem, United Nations, World Population Prospects.
PAGE 65
européen est de loin le plus élevé avec l’Amérique du Nord (29.8 ans) en 2000 mais le
différentiel devrait s’accroître d’ici 2050. Le médian américain devrait être de 41 ans en
2050. Le médian européen devrait être nettement supérieur au médian des pays les plus
développés et pourrait représenter 46.4 ans en 2050.
Aujourd’hui le Japon est le pays avec la plus vieille population (l’âge médian est de 41
ans) suivi par l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et la Suède avec des âges moyens de 40
ans. En 2050, l’Espagne devrait avoir la population la plus vieille avec un médian de 55
ans. L’Italie, la Slovénie et l’Autriche, avec des âges moyens de 54 ans, devraient
également avoir des populations dominées par les plus de 50 ans. De fait, en Allemagne,
Grèce, Italie et au Japon, il y a déjà 1.5 personnes de plus de 60 ans pour un enfant et
d’ici 2050, en Espagne et en Italie, il devrait y avoir 4 personnes âgées pour un enfant.
L’Europe est donc la région du monde où le vieillissement de la population est le plus
avancé. La proportion des enfants devrait baisser de 17% en 2000 à 14% en 2050 alors
que la proportion des personnes âgées devrait augmenter de 20% en 1998 à 37% en
2050. D’ici 2050, il y aura 2.6 personnes âgées par enfant et plus d’une personne sur
trois auront plus de 60 ans.
Les plus de 80 ans représentent actuellement 3% de la population européenne. Ils
devraient continuer d’augmenter à raison de 2.06% par an sur la période 2000-2050. Sur
cette même période, la population européenne devrait décroître en moyenne par an de –
0.37%. La raison est la baisse des moins de 14 ans (-0.82%) et des 15-59 ans (-0.84%),
et de la hausse des plus de 60 ans (0.81%) mais surtout des plus de 80 ans (2.06%).
D’ici 2050, 19 pays ou régions devraient avoir au moins 10% de leur population de plus
de 80 ans : l’Autriche, la Belgique, les îles de la Manche, la Finlande, la France,
l’Allemagne, la Grèce, Hong Kong, l’Italie, le Japon, Macao, les Pays Bas, la Norvège,
Singapour, la Slovénie, l’Espagne, la Suède, la Suisse et la Grande Bretagne.
La situation en Europe de l'Est est très proche de celle d'Europe de l'Ouest en ce qui
concerne les grandes tendances. On remarque cependant, à mesure que l'on se déplace à
PAGE 66
l'Est, une durée de vie plus courte et une natalité qui reste faible (mises à part les
populations musulmanes de l'ancienne Union soviétique). Même si la population esteuropéenne est relativement plus jeune que celle de l'Ouest, elle suit le même déclin
qu'à l'Ouest. D'un point de vue démographique, l'élargissement ne constitue pas un
apport de population en croissance.
SECTION 2 : LES TENDANCES SOCIOECONOMIQUES
Nous souhaitons dès à présent définir le champ d'étude des tendances socioéconomiques
qui ne pourront être abordées dans leur totalité. Notre étude se limitera aux tendances
ayant directement trait à l'émergence de l'économie de la connaissance et aux impacts
sociaux des technologies de l'information et de la communication sur l'emploi. Ne
pourront être abordées les questions essentielles liées à l'évolution de la famille, aux
nouvelles générations, à l'éducation, à la qualité de vie, à la santé, à la protection
sociale, et aux conflits sociaux tels que les conflits armés, la discrimination, la violence,
la corruption et le crime. Ne pourra également être traité le rôle croissant des femmes
dans nos sociétés tant au niveau de leur place dans le travail qu'au sein de la société
civile. Ce dernier point est très important car il marque à lui seul une des évolutions
majeures en terme de valeurs et pourrait faire l'objet d'une thèse.
Nous souhaitons, à présent, dégager en terme macroéconomique, les grandes tendances
mondiales de l'évolution structurelle des économies. Les données de l'OCDE, bien
qu'offrant un panorama limité à bien des égards, sont à l'heure actuelle les plus riches et
les plus consistantes. Nous définirons les liens entre les concepts des technologies de
l'information et de la communication, de mondialisation, d'économie de la connaissance,
d'inégalités et de pauvreté. Nous analyserons ensuite la nature des inégalités en
émergence et leurs tendances à venir.
PAGE 67
Emergence d'une économie de la connaissance
L’économie mondiale à la fin des années 1990 est radicalement différente de celle du
début des années 1980. Depuis 1970, les économies de marché se sont
considérablement développées. Les systèmes basés sur les économies planifiées se sont
démantelés petit à petit dans la plupart des pays ex-socialistes et brutalement dans
d’autres. La plus grande partie des pays développés sont passés d’un régime
économique basé sur la suprématie étatique dans la gestion du développement à une
politique économique basée sur la captation d’investissements étrangers et sur le
déploiement d'industries d'exportation.
L'investissement direct à l'étranger s'est accru massivement augmentant trois fois plus
vite que le commerce mondial. Les fusions acquisitions (M&A) représentent la forme la
plus répandue d'investissements directs à l'étranger. Elles ont augmenté par cinq en
valeur nominale au cours des années 1990. Certains pays comme la Hongrie,
l'Argentine, le Brésil, la Turquie, la Thaïlande et l'Indonésie sont devenus extrêmement
dépendants des investissements directs de l'étranger sur leur sol. La part du secteur
industriel sous contrôle étranger est de 70% en Hongrie101. En terme d'emploi industriel,
cette part représente autour de 50% en Irlande, en Hongrie et au Luxembourg. La part
du secteur des services sous contrôle étranger est de 20% en Hongrie, Belgique, Irlande
et Italie102. En terme d'emploi dans les services, elle représente 19% en Belgique, 14%
en Hongrie et en Irlande.
L'économie de la connaissance ne saurait cacher une réalité encore bien plus intangible,
celle des échanges et de la spéculation sur les marchés des capitaux. D'après les
estimations de la Banque des règlements internationaux, le montant des transactions
financières internationales représente environ cinquante fois la valeur des échanges
commerciaux internationaux. 25 000 milliards de dollars seraient le montant des actifs
détenus fin 1996 par les compagnies d'assurance, fonds de pension et organismes de
101
OECD, Science, Technology and Industry Scoreboard, Towards a Knowledge-based Economy, 2001,
p. 11.
102
Idem, OECD, p. 11.
PAGE 68
placement collectif, ce qui équivaut à la richesse produite dans le monde par an103. Aux
Etats-Unis, la valeur des actifs des fonds de pension était de 4 752 milliards de dollars
en 1996 soit 62% du PIB américain ; celle des fonds de placement de 3 539 milliards de
dollars soit 46% du PIB et celle des compagnies d'assurance s'élevait à 3 052 milliards
soit 30% du PIB104. Au total, ces fonds détiennent l'équivalent de 138% du PIB
américain. En France, la valeur des actifs détenus par les sicav était de 529 milliards de
dollars soit 34% du PIB, et celle des compagnies d'assurance financières était de 582
milliards de dollars, soit l'équivalent de 38% du PIB105.
De leur côté, la structure de la consommation et celle de la production ont connu des
changements radicaux. Les services ont pris de l’importance par rapport à l’agriculture
et l’industrie. Depuis les années 1970, de nouveaux produits liés aux nouvelles
technologiques commencent à se développer sur les marchés. Les années 1980 et 1990
ont été marquées par des restructurations majeures dans le domaine des ingénieries et
méthodes de production, des délocalisations géographiques d’actifs matériels et des
structures et modes de management des entreprises.
Aujourd'hui les changements rapides dans le domaine de la science et des technologies
engagent les économies à progresser dans le domaine de la gestion de la connaissance.
En même temps, les pays de l'OCDE sont de plus en plus intégrés au niveau mondial, à
travers une internationalisation des biens et des services, de l'investissement, des
personnes et des idées. La mondialisation est d'autant plus rapide que les flux sont de
moins en moins matériels et concernent chaque fois davantage les services, les données
informatiques, les télécommunications, les messages audiovisuels, le courrier
électronique, les communications sur Internet.
Les industries de la connaissance, définies par l'OCDE, comme les industries de haute et
moyenne technologies et les services y afférant, représentent plus de 50% en 1999 du
PIB de l'OCDE (45% en 1985)106. Les industries de la connaissance sont plus
103
Attac, Contre la dictature des marchés financiers, Editions La dispute, Syllepse, VO éditions, 1999, p.
41.
104
Idem, Attac, p. 43.
105
Ibid, Attac, p. 44.
106
OECD, Benchmarking Knowledge-based Economies, 1999, p. 10 et suivantes.
PAGE 69
importantes dans les pays comme l'Allemagne, les Etats-Unis et le Japon. Depuis 1985,
elles ont augmenté considérablement en Corée, au Portugal, en Australie, au RoyaumeUni, au Japon et en Finlande. Les services de la connaissance sont partout plus
importants que les industries de la connaissance.
Le tableau sur le "Commerce des services d'ordinateurs et de communications en
1998"107 présenté en annexe mesure les services immatériels. Après les Etats-Unis, le
Royaume-Uni et l'Allemagne sont les pays exportateurs de services d'ordinateurs les
plus importants, tandis que le Japon et l'Allemagne sont les principaux pays
importateurs. Les exportations de services informatiques dépassent les 3 milliards de
dollars en 1997 soit 1.3% de l'ensemble des services exportés. En 1995, près des troisquarts des ventes de services d'information sont faits par les filiales américaines en
Europe montrant ainsi l'importance du marché européen pour les ventes de services
informationnels. De plus, ces données n'incluent pas les accords de licences dont les
ventes atteignent 2.5 milliards de dollars en 1997. Les Etats-Unis sont de loin les
principaux importateurs de services de communication du fait que la plupart des appels
téléphoniques entre les Etats-Unis et les autres pays prennent leur source aux EtatsUnis. Après les Etats-Unis, l'Allemagne enregistre le second plus grand déficit en terme
de services de communication représentant plus de 1 milliard en 1998. A titre de
comparaison, la République tchèque comme la Hongrie enregistrent une balance
import-export relativement équilibrée avec même un léger surplus de respectivement 61
millions de dollars et de 51 millions de dollars en terme d'exportation de services de
communications en 1997. Les exportations de services de communication de la Pologne
totalisent 386 millions de dollars (contre 234 millions de dollars d'importation). La
balance de services informationnels et d'ordinateurs est équilibrée autour de 80 millions
de dollars.
Les économies de l'OCDE dépensent de plus en plus de ressources dans la production
de connaissance. L'investissement en connaissance, défini par la somme de la R&D, les
ordinateurs, dépenses publiques en éducation, représente 8% du PIB de l'OCDE.
L'investissement immatériel est le plus important dans les pays Nordiques et la France
107
OECD, Information Technology Outlook, ICTs, e-commerce and the Information Economy, 2000.
Table 8, p. 31.
PAGE 70
(9-10% du PIB) et le plus bas en Italie et au Japon (6-7% du PIB). La moyenne de
l'OCDE dépasse 10% du PIB lorsque les dépenses d'éducation et de formation dans le
domaine privé sont comptabilisées.
L'économie de la connaissance nécessite des compétences nouvelles et une qualité de
ressources humaines comme facteur décisif pour l'invention et la diffusion de la
technologie. En 1999, 65% de la population des pays de l'OCDE âgée entre 25 et 64 ans
a l'équivalent du baccalauréat et le pourcentage dépasse 80% aux Etats-Unis, en
République tchèque, en Norvège, Allemagne et en Suisse108. Par opposition, ce
pourcentage est au-dessous de 50% en Turquie, au Portugal, Luxembourg, Espagne,
Italie et Grèce. 14% de la population de l'OCDE âgée entre 25 et 64 ans a reçu une
éducation supérieure.
Les Etats-Unis constituent aujourd'hui la société la plus avancée dans le domaine de
l'économie de la connaissance réduite à la terminologie d'"économie digitale" (digital
economy) et au secteur économique des "technologies de l'information" (information
technology). L'économie digitale américaine représentait 7% du PIB et une croissance
économique de 21% par an entre 1996 et 2000109. Sur la même période, le secteur des
technologies de l'information a contribué à 28% de la croissance globale des Etats-Unis.
Le secteur a représenté plus de la moitié de la productivité dans la seconde partie des
années 1990110. L'emploi dans le domaine de l'industrie des technologies de
l'information a augmenté de près de 28% entre 1994 et 1998 et la part de l'emploi dans
le secteur a augmenté de 22% sur la même période. Le secteur des technologies de
l'information représente 5.6 millions de salariés en 2000 et des salaires moyens deux
fois plus élevés que la moyenne111. Plus d'un tiers de la croissance dans les dépenses
totales de R&D ont touché le secteur. Bien que les entreprises américaines soient
leaders dans le secteur, les Etats-Unis enregistraient un déficit de la balance
commerciale de 88 milliards de dollars dû aux filiales étrangères. 10% des entreprises
"dot-com" (entreprises Internet) ayant reçu des fonds de capital risque ont fait faillite
108
OECD Science, Technology and Industry Scoreboard, Towards a Knowledge-based Economy, 2001,
p. 8.
109
US Department of Commerce, Digital Economy, 2002.
110
OECD, Boyden John, "E-commerce and the Digital Economy- a Policy Perspective", 2001.
111
US Department of Commerce, Digital Economy, 2002.
PAGE 71
entre janvier 2000 et décembre 2001. Cela a représenté 135 000 licenciements. Le ecommerce ne représente qu'un pour cent des ventes totales de détail. Le bilan est
contrasté. Malgré le ralentissement économique de ces deux dernières années, les EtatsUnis parviennent à maintenir un taux de croissance de productivité de près de 2% sur la
période 1995-2000. Le secteur des technologies de l'information représente un tiers de
leur croissance globale, ce qui est très important.
Ce tableau de l'économie de la connaissance ne saurait cependant cacher un ensemble
de paramètres macroéconomiques importants tel que l'affirmation de l'économie
chinoise qui enregistre un taux de croissance de 8% par an depuis les années 1980112.
Selon la Banque mondiale, depuis 1993, la "zone économique chinoise" est devenue le
"quatrième pôle mondial de croissance" avec les Etats-Unis, le Japon et l'Allemagne.
L'Asie possède la deuxième (Japon) et troisième (Chine) économies mondiales dans les
années 1990; elle regroupera quatre des cinq premières et sept des dix premières
économies en 2020. A cette date, les pays asiatiques représenteront 40% du produit
économique global113. Comme on le sait, la Chine s'est démarquée du communisme à
partir de la fin des années 1970 et surtout après l'effondrement du modèle soviétique.
Elle a adopté depuis, comme dit Samuel Huntington, une "nouvelle version du Ti-yong :
capitalisme et participation à l'économie mondiale, d'un côté, autoritarisme et
réengagement dans la culture chinoise traditionnelle de l'autre"114. L'impact sur le
monde occidental peut être d'autant plus significatif que les valeurs d'Extrême-Orient
accordent beaucoup plus d'importance à la collectivité qu'à l'individu. Cela entraîne des
modes culturels particuliers notamment à l'égard de la discipline, du travail et de la
loyauté. Par ailleurs, certains politiques asiatiques pensent que les valeurs asiatiques
sont exportables et qu'elles recèlent en elles le caractère universaliste longtemps porté
par les valeurs occidentales. "Les valeurs asiatiques sont des valeurs universelles ; les
valeurs européennes sont des valeurs européennes" déclarait le Premier ministre
malaisien aux chefs de gouvernement européens en 1996115.
112
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 2000 pour la version française
(1996 pour la version américaine), p. 145.
113
Idem, Hungtinton Samuel, p. 145.
114
Ibid, Hungtinton Samuel, p. 148.
115
The Economist, 9 mars 1996, p. 33.
PAGE 72
De nouvelles formes d’engagement et d’interaction sociale apparaissent du fait du
développement et de l’adoption des nouvelles technologies de l’information et de la
communication. Depuis ces deux dernières décennies, les technologies ont transformé
radicalement les styles de vie, les processus et la communication. Mais que peut-on
attendre des technologies de l'information et de la communication ?
Selon la Banque mondiale, Internet devrait renforcer l’efficacité et accroître
l’intégration des marchés, particulièrement dans les pays en développement qui sont les
plus désavantagés par le manque d’accès à l’information116. Les sociétés en
développement pourraient également brûler les étapes et adopter sans transition les
technologies les plus avancées. La Banque mondial imagine même qu'un système de
GPS puisse guider et améliorer la production écologique de l'agriculture et de la pêche
en Afrique. Il est vrai que, par exemple, les pays d'Europe centrale sont parvenus à
accomplir des réformes économiques et un saut technologique considérable depuis le
début des années 1990, et ce, en un temps accéléré. Ils sont passés à l'âge numérique en
moins de dix ans alors qu'il aura fallu beaucoup plus de temps dans les pays les plus
développés. La téléphonie mobile et l'application de standards communs européens est
un facteur très positif de ces pays dans leur intégration européenne. De même, on peut
imaginer
qu'un
meilleur
usage
d'Internet
puisse
considérablement
aider
le
développement des PME notamment à l'exportation (qui reste un des principaux enjeux
du développement des PME). Les technologies de l'information et de la communication
peuvent considérablement améliorer la vie des individus, des entreprises et des Etats.
Cependant le développement des technologies de l'information et de la communication
passe-t-il nécessairement par une fracture digitale ?
En effet, la question se pose sur l’accès à ces nouvelles technologies et sur l’écart
potentiel qu’elles peuvent créer au sein des pays développés comme dans les pays en
développement. Le terme de "fracture digitale" (digital divide) est communément utilisé
pour décrire ce risque. Aujourd’hui, l’accès au réseau Internet est inégal. Alors qu’un
tiers de la population des pays développés a accès à un ordinateur, ils sont moins de 2%
à avoir accès dans les pays en développement. Les pays de l'OCDE représentent 91%
116
World Bank, Global Economic Prospects and the Developing Countries, 2001.
PAGE 73
des usagers d'Internet. L'exemple de l'Inde est intéressant. Bien que deuxième
exportateur de logiciels derrière les Etats-Unis et premier exportateur d'informaticiens,
le taux de pénétration de l'Internet était de 0,1% et le nombre de lignes téléphoniques de
20 millions en 2000117.
D'autre part, comme nous l'avons analysé dans le premier chapitre de cette thèse, la
diffusion
et
l'usage
des
innovations
technologiques
sont
indissociables
de
l’environnement économique. Une combinaison de facteurs tels que la présence de
classe d’entrepreneurs, de capital risque, de marché en terme de demande et de relative
conscience sociale est caractéristique des lieux d’innovation.
La notion d'usage des technologies de l'information et de la communication est
importante. On constate que l'usage des technologies ajoute un degré de complexité par
rapport au seul accès technologique. L'usage des technologies de l'information et de la
communication est pour l'instant essentiellement lié aux catégories sociales et
économiques privilégiées. Dans le domaine d'Internet, l'usage est fortement lié à la
capacité d'apprivoisement de l'ordinateur et des outils de l'Internet, de "surfer" sur le net,
de découvrir des sites que l'on choisit et éventuellement de "se connecter" à travers les
"chats" (discussions) ou les jeux en réseau. La suprématie de la langue anglaise est un
élément essentiel de l'usage de l'Internet. Malgré des recherches considérables dans le
domaine de la traduction simultanée, l'anglais demeurent la langue dominante de
l'Internet. Elle représentait 94.45% de l'activité e-commerce en 2000118. La domination
de la langue anglaise est un facteur incontournable et essentiel du développement des
technologies de l'information et de la communication ainsi que de la puissance des pays
anglo-saxons. Elle est d'autant plus significative sur le "continent invisible"
(l'expression est de Kenichi Ohmae pour désigner l'univers Internet) que l'anglais ne
représentait plus que 7,6% des langues parlées par plus d'un million de personnes en
1992119. Le nombre de personnes parlant l'anglais comme le français, l'allemand, le
russe et le japonais décline depuis 1958 ; le déclin du nombre de personnes pratiquant le
117
Chiffres cités par Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, Editions La découverte,
2001, p. 104.
118
OECD, Boyden John, "E-commerce and the Digital Economy- a Policy Perspective", 2001.
119
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 75.
PAGE 74
mandarin est moindre (15,2% des langues parlées en 1992) ; en revanche, la pratique de
certaines langues comme l'hindi, le malais, l'arabe, l'espagnol, le portugais augmente de
façon relative120.
La garantie d'une sécurité et la notion de confiance sont également des concepts
émergents et analysés par les institutions internationales, avec en tête de celles-ci, la
Commission européenne. La cause principale du développement lent du e-commerce en
Europe s'expliquerait par le manque de confiance des usagers notamment à l'égard des
systèmes de paiement. Le e-commerce représentait 3-5 milliards de dollars en 1999
contre 17-33 milliards de dollars aux Etats-Unis121. Les estimations pour 2003 prévoient
des marchés de respectivement 40-60 et 75-150 milliards de dollars122. Ces données
doivent être prises avec méfiance étant donné le faible degré de maturité du ecommerce. Les notions de degré de transparence, de respect des données personnelles,
de transactions sécurisées sont récentes et impliquent une adaptation de la société. Elles
passent par une meilleure connaissance et un apprentissage de la sécurité personnalisée
et collective ainsi que de l'Internet. Cette notion de sécurité, bien que peu traitée dans
cette thèse, est essentielle au développement des technologies de l'information et de la
communication, à l'usage mais également et surtout à la finalité éthique qui en est fait.
Dans un contexte d’intégration économique croissante, de libéralisation et de
changements technologiques, l’impact de la globalisation sur l’équité adresse un certain
nombre de questions fondamentales. Quels sont les effets de la mondialisation sur les
inégalités et la pauvreté ? S'agit-il d'effets directs ou indirects, permanents ou
temporaires ?
Dans le passé, le fait de posséder des terres ou des actifs, d’habiter ou pas la ville
favorisant ou non l’accès à l’éducation, constituait un facteur important d'inégalités et
de pauvreté. Aujourd’hui, il faut ajouter à cette liste l'accès aux technologies de
l'information et de la communication qui dépasse les clivages traditionnels Nord-Sud.
120
Idem, Hungtinton Samuel, p. 75.
Idem, Boyden John.
122
Ibid, Boyden John.
121
PAGE 75
Les inégalités sont croissantes et ne touchent plus uniquement les pays en
développement mais également les pays les plus développés.
La montée des inégalités
Nous savons à présent que la mondialisation et la diffusion des technologies de
l’information et de la communication ont accentué les fragmentations au sein du marché
du travail123. Une partie de la montée des inégalités s’explique par les poussées
technologiques qui ont accru la demande de travailleurs plus qualifiés et ont favorisé la
baisse de la demande des travailleurs moins qualifiés. Dans certains pays en
développement ou en transition économique, la privatisation et la restructuration des
actifs industriels ont renforcé la tendance. Dans certains pays en développement, la
dérégulation du marché du travail et le moindre interventionnisme étatique ont
augmenté l’érosion des bas salaires.
Le danger d'enclave et de concentration géographique entre régions riches et régions
pauvres est réel et devrait se renforcer à l'avenir. La fracture Nord-Sud n'est plus la
seule valable, et d'ores et déjà, les enclaves se renforcent dans les grandes
agglomérations. Apparaissent des ghettos pour riches et pour pauvres dans les pays
développés.
Les inégalités se manifestent aussi à travers la polarisation de la richesse des nations et
des individus. Dans ce contexte, la montée des inégalités n'est pas un phénomène récent.
Comme nous le fait remarquer Daniel Cohen, en 1870 le revenu par tête des nations les
plus riches est déjà 11 fois plus élevé que le revenu par tête des nations les plus pauvres.
De 1870 à 1989, le rapport entre le revenu par tête dans les pays les plus riches et celui
des pays les plus pauvres a été multiplié par 6 et l'écart type du PIB par tête a augmenté
de 60 à 100%124. Dans une grande partie du monde, cette inégalité géographique dans la
123
Nations Unies, 2001 Report on the World Social Situation.
Pritchett Lant, "Divergence, Big Time", The World Bank, Policy Research Working Paper, n°1522,
1995 cité par Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'Information, Fayard, 1998, Trad.
1999, p. 95.
124
PAGE 76
création et l'appropriation des richesses a encore augmenté ces vingt dernières années.
En 1995, les nations les plus riches sont plus de 50 fois plus riches que les plus
pauvres125. A partir du tableau "PIB par habitant dans un échantillon de 55 pays"
présenté en annexe, le Japon a presque rattrapé les Etats-Unis en quarante ans alors que
l'Europe de l'Ouest, tout en améliorant sa position, reste encore à la traîne. Au cours de
la période 1973-1992, on note un recul accru des pays d'Amérique du Sud, d'Afrique et
des pays d'Europe de l'Est. Quant aux dix pays asiatiques dont la Corée du Sud, la Chine
et Taiwan, ils étaient encore en 1992, en niveau absolu, plus pauvres que toute autre
région du monde - Afrique exceptée.
L'inégalité entre les personnes pauvres et riches n'a cessé d'augmenter. La population
mondiale des 20% les plus pauvres a vu sa part de revenu global diminuer de 2.3% à
1.4% du PIB mondial ces trente dernières années tandis que la part des 20% les plus
riches est passée de 10% à 85% du PIB mondial. En 1991, plus de 85% de la population
du globe se partageait 15% seulement du revenu de la planète. Selon le PNUD126, les
20% les plus pauvres de l’humanité disposaient de 2,3% des ressources mondiales en
1969, ils n’en avaient plus que 1,1% en 1994. Sur la même période, les 20% les plus
riches sont passés de 69% à 86% de ces ressources. Dans les 15 à 20 dernières années,
la concentration des revenus s'est accrue en Amérique latine, en Europe de l’Est, dans
les républiques baltes et au sein de la Communauté des Etats Indépendants (CIS), dans
certains pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, ainsi que depuis le début des années 1980
dans près des deux-tiers des pays de l’OCDE. Ces vingt dernières années, l'inégalité des
revenus a augmenté aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil, en Argentine, au
Venezuela, en Bolivie, au Pérou, en Thaïlande et en Russie. En revanche, l'inégalité des
revenus a diminué entre 1960 et 1990 en Inde, en Malaisie, à Hong Kong, à Singapour,
à Taiwan et en Corée du Sud.
Depuis 1980, on observe une poussée impressionnante de la croissance économique
dans une quinzaine de pays, avec pour résultat une augmentation rapide des revenus
d'une grande partie des 1.5 milliards d'individus habitant dans ces pays, soit plus d'un
125
Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 31.
Chiffres cités par ATTAC, Enquête au cœur des multinationales, Editions Mille et une nuits, 2001, p
14.
126
PAGE 77
quart de la population mondiale. Cependant, sur la même période plus d'un quart de la
population mondiale souffrait d'une baisse de revenus. De 1970 à 1985, alors que le
PNB mondial s'est accru de 40%, le nombre de pauvres a augmenté de 17%127. Si l'on
prend comme mesure d'extrême pauvreté, une consommation quotidienne équivalent à
un dollar par jour, on constate que le nombre de ceux qui vivent en dessous de ce seuil
est passé de 53.5% en 1985 à 54.4% en 1990 en Afrique subsaharienne, de 23% à
27.8% en Amérique latine et de 15.7% à 14.7% en Asie de l'Est et du Sud-Est (Chine
comprise).
La pauvreté se manifeste plus fortement dans les zones rurales. En 1990, la proportion
des pauvres en zones rurales était de 66% au Brésil, 72% au Pérou, 43% au Mexique,
49% en Inde et 54% aux Philippines. Dans les sociétés industrielles, les disparités de
revenus se manifestent par des différences entre catégories d'âge, sexes et ethnies. En
particulier, les femmes gagnent moins que leurs équivalents masculins.
Mais la pauvreté s'apparente aussi au ghetto technologique, ce que Manuel Castells
appelle "l'apartheid technologique"128. En 1991, il n'y a avait qu'une ligne téléphonique
pour 100 habitants en Afrique, à comparer aux 2,3 lignes dans l'ensemble des pays en
développement et aux 37,2 lignes des pays développés. En 1994, l'Afrique ne
représentait qu'environ 2% des lignes téléphoniques mondiales129.
L'explosion du travail des enfants ces dix dernières années achève ce portrait déjà bien
sombre et pourtant non exhaustif de l'impact des technologies de l'information et de la
communication sur le travail et l'emploi. Selon un rapport du Bureau international du
travail, les pays en développement comptent environ 250 millions d'enfants de 5 à 14
ans ayant une activité rémunérée130. Quelques 153 millions d'entre eux travaillent en
Asie, 80 millions en Afrique et 17.5 millions en Amérique latine mais c'est en Afrique
où le travail des enfants a proportionnellement la plus forte incidence, puisqu'il
concerne environ 40% des enfants de 5 à 14 ans. Même si l'immense majorité de ces
127
PNUD, 1996, p. 1-2.
Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'Information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 112.
129
Idem, Castells Manuel, p. 113.
130
Bureau international du travail, 1996.
128
PAGE 78
travailleurs juvéniles vivent dans les pays en développement, le phénomène se répand
aussi dans les pays développés, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
En 1992, le Ministère américain du travail a enregistré 19443 infractions à la législation
sur le travail des enfants, soit deux fois plus qu'en 1980. La progression du travail des
enfants en Amérique est attribuée à la détérioration des conditions de vie et à
l'augmentation du nombre d'immigrés sans papiers. Cependant, une même progression
est enregistrée au Royaume-Uni. A Birmingham, selon une enquête auprès de 1827
élèves de 10 à 16 ans, 43.7% ont une activité rémunérée ou l'ont eue dans un passé
récent131.
A ces enfants, il faut ajouter les enfants de la rue et ceux de la prostitution dont le
nombre explose avec le tourisme planétaire qui connaît une croissance de 7% par an. Là
encore, le nombre le plus important d'enfants de la prostitution se trouvent en Thaïlande
(800 000 enfants), en Inde ( 500 000 enfants), au Sri Lanka (200 000 enfants), en
République dominicaine (25 000 enfants), au Brésil (200 000 enfants). Mais depuis
1996, on note une croissance du phénomène en Russie, Pologne, Roumanie, Hongrie et
République tchèque. Les pays développés sont également affectés par cette
recrudescence. Selon une estimation du Conseil de l'Europe, il y aurait 10 000 enfants
prostitués à Paris132! La croissance aux Etats-Unis et au Canada est l'une des plus fortes
et l'on estimait entre 100 000 à 300 000 enfants prostitués en 1996.
Aux Etats-Unis, le pourcentage de ceux dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté
est passé de 11.1% en 1973 à 14.5% en 1994, ce qui représente plus de 39 millions
d'Américains dont les deux tiers sont blancs et dont une proportion notable vit dans les
zones rurales133. En incluant ceux dont le revenu est inférieur de moitié au seuil de
pauvreté (7 571 dollars de revenu annuel pour une famille de quatre personnes en 1994),
la pauvreté touchait environ 30% des pauvres en 1975 et 40.5% en 1994 soit 15.5
millions d'Américains. Ce phénomène est présent aux Etats-Unis et au Royaume-Uni
mais l'Europe peut-elle rester à l'écart ? Et si oui, pour combien de temps ?
131
Travaux de Lavalette cités par Castells Manuel, Ibid, p. 176.
Ibid, Castells Manuel, p. 181.
133
Ibid, Castells Manuel, p. 157.
132
PAGE 79
Pour Manuel Castells, la paupérisation de l'Europe est inévitable et s'explique par deux
facteurs principaux. D'une part, parce que la dérégulation des marchés assortie d'une
"recapitalisation du capitalisme" est générale à l'Europe. De l'autre, parce que
l'intégration croissante du capital, des marchés et des entreprises rend très difficile pour
tout pays de se démarquer de son environnement macroéconomique. La mondialisation,
résultat du système économique libéral "instrumentalisé" par les Etats-Unis serait
l'explication de la paupérisation. Comme en France au début des années 1980, le retour
à une politique nationale keynésienne deviendrait impossible dans un contexte
international de mondialisation. On retrouve là également une partie de l'analyse de
mouvements politiques de l'altermondialisation comme Attac dont certains voient dans
le "grand capital" et
la mondialisation, une des raisons principales de cette
paupérisation. De l'autre, les technologies de l'information et de la communication ne
seraient pas le résultat direct de l'accroissement de ces inégalités mais auraient facilité
une mondialisation effrénée. Pour Daniel Cohen, la "pauvreté des nations" résulte de la
"misère de la politique" impuissante à concilier économie de marché et Etat-providence.
Pour l'auteur, les inégalités ne seraient pas le résultat de la mondialisation, trop souvent
définie comme le commerce avec les pauvres, mais celui de la "troisième révolution
industrielle" ou "révolution informatique"134.
Comment peut-on arriver à concevoir, d'un côté, cette progression générale en terme
d'indicateur du développement humain, et de l'autre, cette polarisation et paupérisation
de phénomènes liés à la mondialisation et amplifiés par les technologies de
l'information et de la communication ? Comment croire, après ce tableau terrifiant, à un
avenir meilleur ? Comment concilier ces paradoxes terribles ? Comme nous venons de
le voir, l'Europe est encore partiellement à l'abris de ces inégalités, mais pour combien
de temps ? Dans ce contexte, l'élargissement de l'Union européenne à l'Est de l'Europe
ne nous oblige-t-il pas à anticiper ces différentes formes d'inégalités et conditions de vie
plus difficiles qu'au sein de l'Union ?
134
Cohen Daniel, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 74 et 75.
PAGE 80
Après ce panorama des inégalités, on ne saurait négliger le fait que le niveau de vie
moyen de la population mondiale mesuré en terme "d'indice du développement humain"
des Nations Unies n'a cessé de progresser depuis ces trente dernières années. L'indice du
"développement humain" prend en compte l'espérance de vie, le niveau d'instruction et
le revenu. Les causes principales sont l'amélioration de l'éducation et de la santé,
traduite par une augmentation de l'espérance de vie laquelle est passée dans les pays en
voie de développement de 46 ans dans les années 1960 à 62 ans dans les années 1990135.
Au début des années soixante, dans presque tout le Tiers-Monde, moins d'un tiers de la
population savait lire et écrire. Au début des années 90, seuls dans de rares cas
(l'Afrique faisant exception), moins de la moitié de la population ne savait pas lire et
écrire136. Le taux de scolarisation dans les pays en voie de développement représentait,
en 1970, en moyenne 41% de celui des pays développés ; en 1992, il atteignait 71%137.
Il semble que les inégalités décrites plus haut prennent source dans une variété de
facteurs explicatifs. Comme nous avons cherché à montrer, la mondialisation et les
technologies de l'information et de la communication sont des causes majeures de ces
inégalités mais elles n'en sont pas les seules causes. Ces inégalités sont nouvelles en ce
qu'elles ne concernent pas seulement les pays en voie de développement mais aussi les
pays développés ; et au sein de ceux-ci, chaque groupe socioculturel et non plus les
seuls intergroupes. Elles résultent d'une évolution profonde qui transforment les
économies traditionnelles (agricoles et industrielles) tout en apportant de nouvelles
donnes économiques et sociales symbolisées par la "société de l'information".
135
PNUD, 1996, p. 18.
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 113.
137
Idem, Huntington Samuel, p. 113.
136
PAGE 81
SECTION 3 : IMPACT DES TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE
LA COMMUNICATION SUR LE TRAVAIL
La part des technologies de l'information et de la communication dans l'emploi
D'après Armand Mattelart, les premières estimations du poids de l'économie de
l'information sur la société, datent de 1977 avec la publication par Marc Uri Porat,
économiste américain d'origine française d'un rapport commandité par le gouvernement
des Etats-Unis selon lequel l'information représenterait 47% de la force de travail et à
peu près la même proportion du produit national brut dès 1966"138.
Il est à noter que les méthodes traditionnelles qui analysent la productivité et l’efficacité
du travail et du capital ne sont pas adaptées à la mesure de l’impact des technologies de
l'information et de la communication. L'OCDE note à plusieurs reprises la difficulté de
mesurer les données relevant des technologies de l'information et de la communication
du fait des différentes méthodes adoptées par les pays. Il est apparemment plus facile de
trouver des mesures comptables sur l'accès aux technologies que sur leurs usages.
L'OCDE offre les premières études comparatives dans le domaine mais il faut prendre
ces statistiques avec prudence. Seul un recul d'une dizaine d'années pourra permettre de
rectifier les erreurs et de rendre fiable les indicateurs.
L’OCDE est le premier organisme à s'être lancé dans la mesure du poids des
technologies de l’information et de la communication, et ce notamment, à la demande
du G7. Le secteur des technologies de l'information et de la communication
(Information Communication Technology, ICT) inclut les industries et les services des
technologies de la communication et de l'information. En 1997, on estime que ce secteur
représentait 12.8 millions de personnes139. Les Etats-Unis représentait 35% du total,
suivi du Japon (16%), du Royaume Uni (9%) et de l’Allemagne (8%). A eux seuls les
pays du G7 totalisent 82% de l’emploi des technologies de l'information et de la
138
Mattelart Armand, Histoire des théories de la communication, Editions La Découverte, 1995, 1997, p.
73.
139
OECD, Measuring the ICT Sector, 2001.
PAGE 82
communication des pays de l’OCDE. Les pays de l’Union européenne contribuent à
hauteur de 35% du total. C’est en Suède où le secteur des technologies de l'information
et de la communication représente la part de l’emploi la plus importante avec 6,3%.
En 1998, les cinquante plus grandes entreprises des technologies de l'information
représentaient 3.5 millions d'employés140. Les activités en demande touchent en
particulier les domaines de la science informatique, de l'ingénierie électrique, du design
informatique et de l'analyse des systèmes.
Impact des technologies de l'information et de la communication sur le travail
Pour Manuel Castells, les concepts même de secteur primaire, secteur secondaire et
secteur tertiaire sont dépassés et nous enferment dans d'anciens paradigmes141. L'auteur
cherche à mesurer ce qu'il appelle l'"informationnalisme" c'est-à-dire une façon de voir
l'information comme mode de développement de l'économie et de la société, non pas
uniquement comme secteur à part entière.
A partir d'une étude de la composition interne de l'emploi de services et en analysant
l'évolution de l'emploi et de la structure professionnelle dans sept pays de l'OCDE
(Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni et Canada) entre 1920 et
1990, Manuel Castells dégage des "traits communs fondamentaux qui semblent
véritablement caractériser les sociétés informationnelles"142 : élimination progressive de
l'emploi agricole ; déclin régulier de l'emploi industriel traditionnel ; essor des services
aux entreprises (surtout des services d'affaires) et des services sociaux (en particulier de
santé) ; diversification accrue des activités de services fournissant des emplois
nouveaux ; multiplication rapide des gestionnaires, des spécialistes et des techniciens ;
formation d'un prolétariat de "cols blancs", composé d'employés de bureau et de
commerce ; relative stabilité d'une proportion substantielle d'emplois dans le commerce
140
OECD, Information Technology Outlook, 2000. Table 8, p. 40.
Référence à Daniel Bell que nous étudierons dans la seconde partie de notre thèse.
142
Castells Manuel, La société en réseaux, tome 1 de l'Ere de l'information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p.
268.
141
PAGE 83
de détail ; accroissement simultané des niveaux supérieur et inférieur de la structure
professionnelle ; relèvement relatif de la structure professionnelle dans le temps, les
professions exigeant des qualifications supérieures, d'une part, et une éducation
avancée, d'autre part, augmentant proportionnellement plus vite que les catégories
inférieures.
Ainsi, peut-on distinguer selon Castells deux modèles informationnels différents, celui
de l'économie de services et celui de la production industrielle. Tout d'abord, le modèle
de "l'économie de services", représenté par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la
Canada, se caractérise par une rapide érosion de l'emploi industriel depuis 1970. Ayant
éliminé presque tout l'emploi agricole, ce modèle présente une structure professionnelle
où la distinction entre les diverses activités de services devient l'élément clé d'analyse de
la structure sociale. Il privilégie les services de gestion du capital sur les services aux
entreprises, et présente un secteur social en développement, en raison d'une forte hausse
de l'emploi dans la santé, et à un moindre degré, dans l'éducation. Il se caractérise aussi
par l'expansion de la catégorie des managers, qui compte un nombre important de
cadres moyens.
Deuxièmement, le modèle de "production industrielle", incarné par le Japon et, dans une
très large mesure, par l'Allemagne, se caractérise par le maintien de la part des tâches
industrielles à un niveau relativement élevé (environ un quart de la population) au sein
d'un processus beaucoup plus progressif qui autorise la restructuration des activités
manufacturières à partir du nouveau paradigme socio-technique. Les services aux
entreprises sont beaucoup plus importants que les services financiers et semblent plus
directement liés aux firmes industrielles. Un autre trait qui singularise le Japon est que
les services sociaux y sont sensiblement moins développés que dans les autres sociétés
informationnelles.
La France semble pencher vers le modèle de l'économie de services, tout en conservant
une forte base industrielle et en développant à la fois les services aux entreprises et les
services sociaux. L'Italie se distingue en conservant un quart de ses emplois dans le
travail indépendant et constitue peut-être un troisième modèle fondé sur des réseaux de
PAGE 84
petites et moyennes entreprises (PME) bien adaptés aux conditions changeantes de
l'économie globale.
Le marché du travail n'est pas devenu global. Seule une partie infime de la population
active circule pour l'instant dans le réseau planétaire tels que les spécialistes hyperqualifiés de la recherche et développement des secteurs de pointe dont nous parlons ici,
de l'ingénierie de pointe, de la gestion financière et des services avancés des affaires et
du spectacle. Ce phénomène va de pair avec l'internationalisation des firmes
multinationales et l'organisation d'un commerce international.
Quel peut être à terme l'effet des technologies de l'information et de la communication
sur l'emploi ?
La projection à 2005 de la structure professionnelle aux Etats-Unis correspond dans
l'ensemble précisément au modèle originel de la société informationnelle : les emplois
agricoles disparaissent ; l'emploi industriel continue de diminuer, bien qu'à un rythme
plus lent, pour se réduire à un noyau dur de professionnels et d'ingénieurs, et les
nouveaux emplois industriels sont localisés dans les services ; les services aux
entreprises, ainsi que ceux de santé et d'éducation, connaissent le taux de croissance le
plus élevé, et deviennent aussi de plus en plus importants en nombre ; le commerce de
détail et les services continuent de grossir les rangs des semi-qualifiés.
Il semblerait que ce soit dans les économies industrielles les plus avancées
technologiquement comme le Japon et les Etats-Unis que le plus grand nombre d'emploi
ait été créé entre 1980 et 1990. D'après le Livre Blanc de la Commission européenne sur
la Croissance, la compétitivité et l'emploi, entre 1970 et 1992, l'économie américaine a
cru de 70% (en dollars constants) et l'emploi de 49%. Cette croissance est
respectivement de 173% et 25% au Japon. Pendant la même période, la Communauté
européenne a connu une croissance de 81% tandis que l'emploi n'a augmenté que de
9%143. Dans les années 1990, l'écart s'est encore creusé dans ce domaine entre l'Europe,
d'une part, et les Etats-Unis, le Japon et l'Asie du Sud-Est, de l'autre.
143
Commission européenne, La croissance ,la compétitivité et l'emploi, 1994, p. 141.
PAGE 85
De plus, entre 1993 et 1996, alors que la plus grande partie de l'Europe connaissait un
chômage élevé, l'économie américaine, tout en accélérant la diffusion de la technologie
dans les bureaux et les usines, a créé plus de 8 millions d'emplois plus qualifiés que la
moyenne de la population active. L'élément caractéristique du nouveau marché du
travail des deux dernières décennies est l'introduction massive des femmes dans la
population active salariée : 69.1% d'entre elles en 1990 contre 48.9% en 1970 aux EtatsUnis ; 61.8% contre 55.4% au Japon ; 61.3% contre 48.1% en Allemagne, 65.3% contre
50.8% au Royaume-Uni, 59% contre 47.5% en France, 43.3% contre 33.5% en Italie et
42.8% au lieu de 29.2% en Espagne144. Cette forte augmentation de l'offre de travail ne
s'est pourtant pas accompagnée, comme en Europe occidentale, d'un chômage élevé aux
Etats-Unis et au Japon. L'accroissement du chômage en Europe occidentale depuis les
années 1980 suscite de nombreux débats sans que la réponse soit tranchée.
Au total, et en général, il semble qu'il n'y ait pas de relation structurelle systématique
entre la diffusion des technologies de l'information et de la communication et l'évolution
du niveau de l'emploi dans l'économie considérée dans son ensemble. Les impacts
varient selon les pays. Cependant, il semblerait, comme l'exprime Paul Krugman, que
"l'Amérique sans salaire et l'Europe sans emploi sont en fait les deux faces d'un
phénomène identique"145.
144
145
OCDE, Main Economic Indicators, 1995.
Cité par Cohen Daniel, Richesse des nations, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 102.
PAGE 86
Conclusion du chapitre
Les technologies de l'information révolutionnent l'activité économique et modifient la
structure du travail par une nouvelle classe de travailleurs mais, également et surtout,
par une incidence sur les modes de travail. Aux Etats-Unis, l'économie digitale
enregistre la croissance la plus forte de tous les secteurs. La "révolution de
l'information" se limite-t-elle pour autant au développement de l'informatique ? La
réponse est négative. Ces technologies produisent dès à présent un impact sur les modes
de travail. Un changement s'effectue mais il est encore trop tôt pour voir une
transformation sur l'ensemble de la société.
En 1998, l'Institut du Futur anticipait cinq grandes tendances et implications
démographiques à l'horizon 2008 : un marché du travail plus hétérogène, de nouvelles
formes de carrières, une place de pionnières dans le monde du travail pour les femmes,
une culture des jeunes qui transformera le travail, un travail global qui deviendra
local146. Il est fort probable que nous n'ayons pas à attendre 2008 pour voir se profiler
ces tendances. Cependant, si ce panorama caractérise déjà les Etats-Unis, qu'en est-il de
l'Europe ?
Si l'on a pu constater une différence structurelle dans le domaine de l'économie de la
connaissance et des inégalités entre les Etats-Unis et l'Europe, il semblerait que l'Europe
soit en train de rejoindre les Etats-Unis sur le chemin des inégalités. On a également
constaté que l'impact de la mondialisation et de la "révolution de l'information" ne crée
pas seulement des inégalités entre pays développés et pays en voie de développement
mais également au sein même des pays en développement comme des pays développés.
La "société de l'information" est porteuse de nouvelles formes d'inégalités jusqu'alors
inconnues.
Alors que l'Union européenne se déclare plus sensible aux questions sociales et défend
une "société de l'information pour tous", le chômage y demeure beaucoup plus
146
IFTF, Ten Year Forecast, 1998.
PAGE 87
important qu'aux Etats-Unis et la dynamique de création d'emploi beaucoup moins forte.
Comment expliquer cette contradiction si ce n'est par une gestion publique inadaptée et
surtout par des comportements culturels qui ont du mal à évoluer et à se renouveller, ce
que Schumpeter a appelé (la culture) de la "destruction créatrice" (creative destruction)?
Doit-on y voir le manque de vision des élites politiques et économiques ou les limites
du modèle économique néo-libéral ?
Alfred Sauvy disait que "le XXI siècle sera le siècle du vieillissement". C'est
certainement vrai pour l'Europe qui est devenue la région du monde où le vieillissement
de la population est le plus avancé. D'ici 2050, on peut s'attendre à ce qu'un Européen
sur trois ait plus de 60 ans si la proportion des enfants continue de baisser au rythme
actuel. Les mêmes tendances concernent les pays d'Europe centrale et orientale même si
le déclin est moins rapide (mise à part la Slovénie et sans parler de la Russie). Ce qui est
sans aucun doute le plus inquiétant est la baisse des moins de 14 ans. A partir de 2007,
le nombre des 55-65 ans devraient dépasser les 16-25 ans147. Or les jeunes générations
sont essentielles pour palier à l'équilibre macroéconomique des retraites et des systèmes
sociaux ainsi qu'au dynamisme économique. Il en est de même pour la relève politique
du projet européen. Que deviendra l'Europe si le renouvellement ne s'effectue pas ? N'y
a-t-il pas risque de voir une fuite des jeunes générations ? Devra-t-on faire appel à une
population immigrée hors d'Europe ? Les personnes de plus de 60 ans se révèlerontelles porteuses d'un renouveau européen, d'une sagesse jusqu'à là non exprimée ?
A court terme, on peut s'attendre à un départ massif à la retraite de la génération babyboom d'après guerre entre 2005-2010. La période 2010-2015 sera peut-être marquée par
un dynamisme porté par les nouvelles générations. Cependant, qu'adviendra-t-il après
2020 ? Analysons à présent les tendances des systèmes politiques et économiques.
147
Ducatel Ken and Burgelman Jean-Claude (sous la direction de), IPTS, The Futures Project,
Employment Map, December 1999, p. 5.
PAGE 88
CHAPITRE III
LES GRANDES TENDANCES DES SYSTEMES POLITIQUES ET
ECONOMIQUES
"It is increasingly clear that, while the rest of the world wants
American
engagement,
American
friendship
and
even
American leadership, it does not want American direction,"
Charles Wiliam Maynes, "Two Blasts Against Unilateralism",
Understanding Unilateralism in American Foreign Relations,
p.38.
"Que les Américains deviennent impérialistes, ou deviennent
isolationnistes, ce sera bien notre faute dans les deux cas. Car il
faut faire l'Europe, ou il faudra subir soit leur intervention, soit
leur retrait", Denis de Rougemont, Ecrits sur l'Europe, volume
1, p.159.
"Winston Churchill fit un jour cette remarque prophétique que
"les empires de l'avenir sont les empires de l'esprit";
aujourd'hui, la prédiction s'est réalisée. Ce qui n'a pas encore
été bien mesuré, c'est à quel degré - et cela, au niveau de la vie
privée comme à celui des grands Etats - le rôle nouveau de
l'"esprit" va, d'ici quelques décennies, transformer les réalités
brutes du pouvoir", Alvin Toffler, Les nouveaux pouvoirs, p.27.
PAGE 89
INTRODUCTION : L'EFFONDREMENT DE L'URSS
Comme le fait remarquer Mario Telo, "plutôt que de changement, il vaut mieux parler
d'une véritable rupture historique à propos de 1989-1991"148. Dix ans après
l'effondrement de l'URSS, symbolisé à l'extérieur par la chute du mur de Berlin en
novembre 1989 et les révolutions en Europe centrale et orientale, et à l'intérieur par le
démantèlement de l'URSS et le retour à la Russie, les répercussions sont loin d'être
toutes ressenties. Comme le pense Eric Hobsbawm, la fin de la guerre froide consacre le
début des incertitudes et d'une nouvelle ère dans le domaine des relations internationales
: "Quoi qu'il en soit (…), la guerre froide fut une source d'équilibre pour le monde. Si
elle n'a pas enrayé le risque de guerre, du moins a-t-elle rendu certains types de guerre,
contrôlables, exactement comme au XIXème siècle. Cette situation n'existe plus (…).
Pour le moment, ce qui lui succède, c'est l'incertitude, non seulement à cause de
l'effondrement total de l'Union soviétique, mais encore de tout le système de relations
internationales autour duquel le monde- ou en tout cas l'Europe était organisée depuis le
XVIIIème siècle"149.
Nous ne souhaitons pas ici revenir sur les causes et manifestations de l'effondrement du
régime soviétique traitées dans plusieurs de nos mémoires universitaires mais plutôt
donner la place aux principales tendances émergentes en matière de système politique et
économique. La position de l'Europe ne peut se comprendre hors du contexte mondial.
Nous avons choisi de parler de système politique et économique car cette notion, il nous
semble, caractérise mieux les traits contemporains du "système monde" qui s'exprime de
plus en plus dans sa complexité. Robert Dahl définit le système politique comme
"n'importe quel ensemble constant de rapports humains qui impliquent, dans une mesure
significative, des relations de pouvoir, de gouvernement ou d'autorité"150. Jean-Louis
Vullierme complète cette définition en insistant sur le fait que la science politique ne se
148
Telo Mario (sous la direction de), L'Union européenne et les défis de l'élargissement, Institut d’Etudes
européennes, 1994, p. 8.
149
Hobsbawm Eric, Les enjeux du XXI siècle, Editions Complexe, Trad. 2000, p. 54.
150
Dahl Robert, L'analyse politique contemporaine, p. 28. Cité par Jean-Louis Quermonne, Le système
politique de l'Union européenne, Montchrestien, p. 8.
PAGE 90
réduit pas à l'analyse réductionniste de l'organisation des pouvoirs, de leur équilibre ou
de leur contrôle. Elle s'inscrit dans la relation sociale globale151. Cette définition, dans
son caractère systémique, exprime mieux nous semble-t-il le caractère transitionnel,
complexe et incertain du système monde.
SECTION 1 : LE POUVOIR AMERICAIN
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont émergé comme
puissance dominante ou hégémonique sur la scène internationale. Le tableau du rapport
Ramsès 2000 comparant les dix principales puissances économiques de 1820 à 1992 est
à ce titre intéressant152. En 1820, les Etats-Unis sont à la neuvième place loin derrière la
Chine, l’Inde, la France, le Royaume-Uni, la Russie, le Japon, l’Autriche et l’Espagne.
En 1992, les Etats-Unis sont en tête loin devant la Chine.
En terme de croissance économique, les Etats-Unis semblent à présent diverger des
autres pays de l’OCDE tandis que ces derniers convergent, généralement vers la
moyenne de l’OCDE153. L’approche évolutionniste154 de la croissance économique
suggère que les innovations radicales sont importantes pour la croissance économique et
plus particulièrement pour les changements de tendance de croissance. Un certain degré
de polarisation s’est produit sur les marchés pendant les années 1990 suggérant une
divergence des compétences technologiques ainsi que des performances commerciales.
Les Etats-Unis se distinguent des autres pays de l’OCDE sur ces critères.
Malgré un déficit budgétaire considérable155, les Etats-Unis parviennent à dégager des
périodes de croissance économique notamment celle des années 1990. Ils demeurent un
des pays les plus endettés au monde. De 1980 à 1993, la dette extérieure des Etats-Unis
151
Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, 2002, p. 106.
Compare le PNB en milliards de dollars PPA, 1990, Ramsès 2000, p. 246.
153
Verspagen Bart, Economic Growth and Technological Change: an Evolutionary Interpretation, STI
Working Papers, 2001/1.
154
Idem, Verspagen Bart.
155
Le déficit fiscal a été relevé à 6.4 trillion de dollars en juillet 2002 par le Sénat. De l’ordre de 200
milliards de dollars dans les années 1980, le déficit des transactions courantes représentait 4,5% du PIB
en 2000. Il était de 400 milliards de dollars en 2002 et 2001. Bureau of Economic Analysis,
http://www.bea.doc.bea/glance.htm.
152
PAGE 91
calculée en pourcentage du PIB a plus que doublé ; en pourcentage de devises, elle a
augmenté de 20%, pour représenter en 1993 près de dix fois ses réserves totales de
devises ; en pourcentage des exportations, elle a augmenté de 133% ; et en pourcentage
des dépenses publiques, elle a presque doublé, jusqu'à atteindre 41,7% des dépenses
totales156. Et pourtant, les Américains parviennent à conjuguer croissance de leur
productivité (passant de 1,5% sur la période 1990-1995 à 2,5% entre 1995-2000) et de
l'emploi (passée de 0,9% à 1,4%) tandis que les Européens voient leurs gains de
productivité baisser de 2% à 1,3%157. Après le rattrapage de l'Europe à la fin des années
1980, l'Amérique creuse encore l'écart. En 2001, le produit intérieur brut (PIB) par
habitant dans l'Union était de 65% de celui des Etats-Unis158, son niveau le plus bas
depuis un quart de siècle.
Du point de vue politique, la présidence de Bill Clinton marque une période activiste de
la politique étrangère des Etats-Unis. Au début de son mandat George Bush cherche à se
démarquer d'une présence forte à l'international. Cependant les événements du 11
septembre 2001 l'amène à réviser son approche dans le domaine. La politique des EtatsUnis se replie depuis sur un axe militaire, qui rompt avec la tactique du soft power des
années 1990 (développée plus loin), à travers la réforme de la pensée militaire qualifiée
de "doctrine de prévention".
Aujourd’hui encore, alors que certains comme Robert Gilpin159 anticipaient la fin de
l’hégémonie américaine dans les années 1980, les Etats-Unis viennent de vivre près de
dix ans de prospérité économique et politique. Les experts internationaux tels que Paul
Kennedy160 ont été parmi les premiers à analyser la montée et le déclin de la domination
américaine. D’autres comme Robert Keohane161 plaident pour une coopération et un
management pluraliste qui pourraient selon eux marcher en l’absence d’hégémonie. Le
changement de nature de l’économie internationale résulte dans la nécessité d’adopter
156
Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad. 1999,
p. 302.
157
Leparmentier Arnaud, "L'écart de compétitivité se creuse entre l'UE et les Etats-Unis", Le Monde, 16
mai 2002.
158
Idem, Leparmentier Arnaud.
159
Gilpin Robert, The Political Economy of International Relations, Princeton University Press, 1987.
160
Kennedy Paul, The Rise and Fall of the Great Powers, Fontana Press, 1988.
161
Keohane Robert, After Hegemony, Princeton University Press, 1986.
PAGE 92
une politique de coordination et un "leadership pluraliste"162. La détermination des
politiques nationales dépend bien évidemment
de la structure de l’économie en
question et de la conduite de ces politiques. Les politiques nationales sont également
déterminées par l’équilibre des pouvoirs relatifs et les talents politiques des pays
(Keohane, Nye, Bergsten). Aussi de tout temps les chercheurs se sont-ils posés la
question de la nature de la politique extérieure des Etats-Unis. L'attitude des Etats-Unis
correspond-elle à une politique multilatérale, isolationniste, unilatéraliste ?
Arthur M.Schlesinger note que l'isolationnisme des Etats-Unis touche les relations
politiques et non les relations commerciales et culturelles. Il préfère la notion
d'unilatéralisme pour caractériser la politique extérieure des Etats-Unis : "seule une
menace directe à la sécurité nationale pourrait justifier la constitution d'alliances et la
participation à des guerres à l'extérieur du territoire"163. Cette expression est intéressante
à la lumière des événements du 11 septembre 2001, date à laquelle deux avions
détournés s'écrasent sur le World Trade Center à New York. Cet acte terroriste a
traumatisé considérablement les Américains. On connaît depuis les conséquences de
l'entrée en guerre des Etats-Unis au rang desquels on peut citer l'invasion de
l'Afghanistan et peut-être bientôt l'attaque de l'Irak.
Depuis le mois de septembre 2001, le durcissement de la politique extérieure des EtatsUnis est clair, ceux-ci cherchant à travers le monde à renforcer leurs partenariats pour
cautionner leurs contre-attaques. Peut-on dire que les Etats-Unis se sont réfugiés dans
une politique unilatérale ?
Les exemples de position américaine unilatéraliste et pré-11 septembre ne manquent
pas: restrictions commerciales et violation du droit international en Iran et à Cuba ;
utilisation du veto américain pour bloquer Boutros-Ghali dans son deuxième mandat au
secrétariat général des Nations Unies ; financement restreint et inéquitable du Fond
Monétaire International, de la Banque mondiale et de Nations-Unis ; imposition des
162
Idem, Gilpin Robert.
Schlesinger Arthur M."Unilateralism in Historical Perspective", Gwyn Prins (Editeur), Understanding
Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p.18.
163
PAGE 93
vues américaines au sein de l'OTAN. La liste est trop longue pour être citée de façon
exhaustive.
Charles William Maynes note que depuis 1993, les Etats-Unis ont imposé ou menacé
d'imposer des sanctions économiques unilatérales à l'égard de pays commerçant avec
l'Iran "soixante fois sur trente cinq pays ce qui représente 40% de la population
mondiale"164. Les administrations de B.Clinton et G.Bush ont exprimé plusieurs fois
leur souhait d'utiliser les sanctions des Nations Unies pour renverser le gouvernement
irakien, et ce, alors que le conseil de sécurité ne l'a pas demandé. Plus récemment, le
refus de mettre en œuvre un certain nombre de mesures environnementales adoptées
lors du sommet de Rio a montré le caractère unilatéral et non solidaire des Etats-Unis.
La politique américaine semble se définir plus à travers son caractère unilatéral qu'à
travers son isolationnisme. Cela ne signifie pas, par ailleurs, que les Etats-Unis réfutent
tout multilatéralisme. Cependant, lorsque les Etats-Unis se sentent menacés, cela a une
incidence directe sur la conduite de leur politique extérieure. En outre, les Etats-Unis
mènent depuis septembre 2001 une politique à caractère unilatéral sur les enjeux qui
concernent de près ou de loin leur sécurité intérieure.
Dans ce contexte la citation de John R.Bolton est particulièrement saillante : "à nombre
d'égards, le clash des civilisations décrit par le professeur Samuel Huntington est moins
une collision "entre l'Ouest et le reste du monde" qu'elle ne l'est entre les Etats-Unis et
le reste du monde"165. En effet, pour Samuel Huntington, "l'axe central de la politique
mondiale d'après la guerre froide est l'interaction entre, d'une part, la puissance et la
culture de l'Occident et, d'autre part, la puissance et la culture des civilisations non
occidentales"166. Il faut selon lui que les Etats-Unis renforcent leurs relations avec
l'Europe, une "coopération saine" avec la France, l'Angleterre et l'Allemagne étant
l'"antidote principale à la solitude du super-colosse"167.
164
Maynes Charles William "Two Blasts against Unilateralism", Gwyn Prins (Editeur), Understanding
Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p.46.
165
Bolton John R."Unilateralism is not Isolationism", Gwyn Prins (Editeur), Understanding
Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p. 56.
166
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 25.
167
Huntington Samuel, "The Lonely Superpower", Foreign Affairs, Volume 78, n°2, March/April 1999.
PAGE 94
Ignacio Ramonet résume bien la situation : "la prépondérance d'un empire ne se mesure
plus à la seule emprise géographique. Outre de formidables attributs militaires, elle
résulte essentiellement de la suprématie dans le contrôle des réseaux économiques, des
flux financiers, des innovations technologiques, des échanges commerciaux, des
extensions et des projections (matérielles et immatérielles) de tous ordres. A cet égard,
nul de domine autant la Terre, ses Océans et son Espace environnant que les EtatsUnis"168. Que l'on parle des Etats-Unis en terme économique, politique ou militaire, ils
apparaissent incontestablement comme la plus grande puissance mondiale. Ignacio
Ramonet parle de "néo-hégémonie américaine".
Depuis le milieu des années 1980, les enjeux de la finance internationale, le commerce
international et les flux de monnaie sont devenus étroitement liés. La croissance de
l’interdépendance force les politiques économiques à s’adapter à l’économie
internationale et nécessite une adaptation des autonomies nationales aux normes et à la
régulation internationale.
SECTION 2 : MONDIALISATION ET GLOBALISATION
La globalisation ou mondialisation du terme globalization en américain169, a toujours
plus ou moins existé. Elle est le résultat de l'abolition de la distance et du temps, ellemême rendue possible avec les transports aériens (et routiers) et les technologies de
l'information et de la communication. Ce qui change, c'est sa nature. Elle évolue avec le
temps et superpose plusieurs facteurs170. Premièrement, l’internationalisation du
commerce avec la poussée des exportations. Deuxièmement, l’internationalisation de la
production à travers les investissements directs. Troisièmement, on assiste à une
internationalisation plus intégrée, notamment grâce aux réseaux électroniques, des
centres de recherche et développement ou des marchés financiers. On peut s'attendre à
ce que la mondialisation perdure. Comme l'exprime Eric Hobsbawm, elle est un
168
Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 45.
Le terme mondialisation est la traduction de globalization. Cependant, le terme globalisation est
également utilisé en français.
170
The Globalisation of Industry in OECD Countries, STI Working Papers 1999/2.
169
PAGE 95
"processus historique qui s'est remarquablement accéléré au cours de la dernière
décennie, mais qui poursuivra son évolution"171. Elle est rendue possible grâce à la
systémisation de l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la
communication.
La mondialisation de l’économie modifie radicalement la nature de la concurrence.
Désormais les acteurs internationaux s’ajoutent à ceux qui nationaux sont déjà en
compétition sur "leur" marché. Cette nouvelle forme de concurrence accentue
l’interdépendance entre les acteurs, et ce, au niveau mondial.
Le terme globalisation semble exprimer le caractère global des activités des entreprises
et à présent de nos sociétés, tandis que celui de mondialisation fait le plus souvent
référence à l'internationalisation du commerce172. En France, les détracteurs du concept
de globalisation font le plus souvent appel au terme mondialisation pour marquer que le
terme globalization est de fait anglo-saxon. Comme le terme de "société de
l'information", le terme "globalisation" porte en lui plusieurs significations et est
souvent un moyen de parler d'un phénomène dont une bonne partie des impacts nous
échappe encore.
La globalisation marquerait-elle alors une étape au-delà de l’internationalisation en
matérialisant une complexité et une organisation (peut-être même intégration) plus
importante des relations entre acteurs ? Elle porte en elle la notion de "réseau" que nous
développerons plus loin. La globalisation est un phénomène avancé et mesuré
notamment du fait de l’essor des entreprises multinationales. L'OCDE estime que 70%
du commerce mondial se fait entre industries et entreprises173. Les secteurs les plus
globaux sont représentés par les ordinateurs, les instruments scientifiques, l’industrie
pharmaceutique, l’électronique, les produits chimiques de base, les équipements
électriques, l'industrie automobile et les services financiers. Le degré de globalisation de
l’industrie dépend des caractéristiques individuelles des secteurs et non de la
171
Hobsbawm Eric, Les enjeux du XXI siècle, Editions Complexe, Trad. 2000, p. 71.
Cohen Daniel, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 14.
173
Reinicke Wolfgang, "Governance in a Post-Interdependent World", Forward Studies Unit,
Globalizaton and Social Governance in Europe and the USA, 1995, p.30.
172
PAGE 96
spécialisation des pays. Face aux défis de la globalisation, les firmes modifient leur
stratégie en renforçant leurs activités clés (core business), en cherchant à parvenir à une
taille critique et en menant une croissance externe à travers des stratégies de fusions et
acquisitions.
Une des questions centrales de la mesure de la compétitivité réside dans les indicateurs.
Les experts s’accordent à penser que les indicateurs économiques classiques ne sont
plus adaptés aux nouvelles formes de compétitivité174. D’autre part, du fait de
l’émergence des acteurs économiques tels que les entreprises, celles-ci deviennent de
véritables "rivales"175 aux Etats jusqu’alors acteurs de mesure pour la compétitivité des
pays. On note, à ce titre, la nécessité de se dégager de l’analyse nationale proposée par
Michael E.Porter dans son ouvrage "L'avantage concurrentiel des nations"176. Nous
proposerons plus loin une approche tripartite influencée par les terminologies de Susan
Strange ("diplomatie triangulaire") et de Kenichi Ohmae (la "triade"177) que nous avons
nommé la "triade des acteurs".
La notion de mondialisation implique un certain nombre de conséquences que nous
analysons tout au long de cette première partie. En particulier, elle remet à l'ordre du
jour
les
théories
d’interdépendance
développées
dans
les
années
1970.
L’interdépendance apparaît dans un contexte différent de celui des années 1970. Il
semble que nous soyons prêts aujourd’hui, plus qu’alors, à intégrer cette notion dans la
vie quotidienne des individus comme dans celle des institutions et des nations. Quelques
exemples ont été choisis afin d’illustrer ces champs d’application.
On peut citer le contexte inflationniste du début des années 1980 qui a obligé les états
européens à coordonner leur politique monétaire et économique pour que l’Europe
puisse contrebalancer la forte hausse des taux d’intérêts aux Etats-Unis et
l’augmentation du prix du dollar. Les économies nationales ne se conduisent plus en
174
Hatzichronoglou Thomas, Globalisation et compétitivité: indicateurs pertinents, OCDE, STI Working
Papers, 1996/5.
175
Strange Susan, Rival States, Rival Firms, Cambridge University Press, 1991.
176
Porter Michael E., The Competitive Advantage of Nations, The Macmillan Press Ltd, 1990.
177
Ohmae Kenichi, La triade, émergence d’une stratégie mondiale de l’entreprise, Flammarion, 1985
(traduit de l’Anglais).
PAGE 97
vase clos. Celles-ci sont à présent étroitement liées aux effets externes tels que le
fonctionnement des marchés financiers, les protectionnismes régionaux, la concurrence
entre les systèmes fiscaux et aux normes de toute sorte.
La mondialisation se dénote également dans le passage du GATT à l’OMC178. Le
GATT avait pour objectif de fournir un cadre de règles multilatérales dans le but de
libéraliser les échanges. Il exerçait également le règlement des différends. L’OMC a
pour rôle d’entériner l’ouverture existante au sein d’un accord multilatéral et de
favoriser la réflexion sur les avantages de la libéralisation en tant que catalyseur. Le
règlement des différends commerciaux relève à présent de l’ORD179 qui prend
notamment des positions dans le cadre de différends transatlantiques180.
La conscientisation de phénomènes plus globaux intervient également au titre de la
coordination des politiques nationales et internationales. Sa mise en application à
travers de nouveaux modes de gouvernance, comme nous le verrons plus loin, pêche
pour l'instant par son manque d'ambition et d'efficacité. Toutefois, à long terme elle
constitue une tendance lourde. L'Europe se construit dans ce paysage.
SECTION 3 : INTERDEPENDANCE ET POST-INTERDEPENDANCE
L’interdépendance prend une nouvelle forme du fait de la "révolution de l’information".
Pour John Arquilla et David Ronfeldt, le terme "d'interconnexion" est plus à même que
le terme d'interdépendance à décrire les transformations que nous vivons181. Ceci
s'explique par les facteurs suivants au niveau mondial : l'évolution de la nature même de
l'interdépendance, la montée d'acteurs non-étatiques et l'émergence de réseaux globaux.
Le premier facteur concerne la formation de la noosphère qui caractérise le passage
d'une structure "d'équilibre de pouvoir" à un "équilibre de connaissance". La notion de
178
Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Organe de Règlement des Différends (ORD).
180
Cas de la banane et du bœuf aux hormones.
181
Arquilla John et Ronfeldt David, The Emergence of Noopolitik, Rand publications, 1999, p. 35.
179
PAGE 98
"noopolitique" est étroitement liée au développement de la noosphère dont elle dépend.
Le terme de "noosphère" (du grec "esprit") a été développé par le théologien français
Pierre Teilhard de Chardin en 1925 dont les travaux ont été disséminés à titre posthume
dans les années 1959 et 1960. Le terme de noosphère décrit un "circuit pensant", un
"organe collectif pensant", une "enveloppe pensante", une "conscience planétaire". Pour
Julian Huxley, la noosphère représente le "web de la pensée vivante". Dans la vision de
Teilhard de Chardin, les êtres provenant de différentes nations, de races et de cultures
différentes, développeront une conscience et une activité mentale à l'échelle de la
planète. Dès lors réalisée, cette conscience élèvera le stade d'évolution de l'humanité.
Bien que ce concept soit spirituel et non technologique, la communication est cause de
cette évolution. Les concepts de "noogénesis", de "super-organisme" ont été repris
depuis et constituent une base à la réflexion sur l'interdépendance.
Deuxièmement, une nouvelle forme d'interdépendance prend forme du fait de
l'émergence de nouveaux acteurs tels que les nouveaux médias, les services de
communication électronique, les organisations humanitaires qui en viennent à
questionner leur appartenance nationale et multinationale. Les capitaux, la technologie,
l'information et autres flux évoluent à présent de façon interconnectée, en réseaux et non
plus de façon sporadique et chaotique. Le meilleur exemple en est le système global
financier. Ces réseaux, limités pour l'instant aux pays industrialisés, se construisent non
pas à partir de territoires nationaux mais entre régions et surtout entre mégapoles
connectées. Parmi elles, figurent New York, Londres, Frankfort, Tokyo, Hong Kong,
Sydney, Singapour, Shangaï. Cette interconnexion est un processus complexe qui a des
effets contradictoires et peut mener à de nouvelles formes (patterns) de coopération, de
concurrence et de conflit, et ce, à tous les niveaux de la société, dans toutes les sphères
d'activité, dans n'importe quelle direction et à n'importe quel moment.
Le troisième aspect concerne le renforcement de la société civile mondiale. Il ne fait pas
de doute que la "révolution de l'information" devrait conduire à des changements de
nature des Etats sans pour autant que cela entraîne à court terme leur disparition.
Toutefois les évolutions majeures devraient toucher avant tout le développement
mondial des organisations non gouvernementales. Nous développerons ce thème dans la
PAGE 99
section consacrée à la "triade des acteurs" c'est-à-dire au rôle croissant de la société
civile aux côtés des Etats et des multinationales. Comme le notent John Arquilla et
David Ronfeldt, les organisations non gouvernementales constituent des "organisations
sensorielles" qui peuvent grandement aider en "matière d'anticipation, de prévention et
de résolution de conflits"182. Ce qui est nouveau n'est pas bien sûr leur apparition mais
l'ampleur et l'étendue de leurs activités.
Le quatrième facteur se caractérise par la montée du soft power. D'après Joseph Nye, le
"soft power" se définit par la "capacité d'accomplir des objectifs souhaités en matière
d'affaires internationales grâce à la séduction (attraction) et non par la coercition
(coercion)". Il repose sur la "capacité de convaincre les autres à accepter les normes et
institutions qui produisent l'attitude requise"183. Le "pouvoir de l'information" est
difficile à catégoriser dans le sens où il coupe à la fois à travers les ressources des
pouvoirs militaires, économiques, sociaux et politiques, les renforçant ou les diminuant
dans certains cas184. Toutefois, c'est lui qui remplace à présent le pouvoir nucléaire, ce
qui entraîne par là même une réforme dans la stratégie militaire. Nous reviendrons sur
cet aspect dans la troisième partie de cette thèse (scénario "Une Europe colonisée, en
matière technologique et de défense, par les Etats-Unis").
Ce type de pouvoir repose évidemment sur la nécessité de pouvoir échanger
l'information de manière libre. La noopolitik, telle qu'elle est définie par John Arquilla
et David Ronfeldt, s'oppose à la realpolitik en ce qu'elle repose sur une essence non
militaire et sur une stratégie d'information c'est-à-dire sur des "structures de
connaissance" comme base de pouvoir (l'expression est de Suzan Strange).
Le cinquième facteur concerne la notion "d'avantages coopératifs" par opposition à la
notion "d'avantages concurrentiels" de Michael Porter. Les nations devraient moins
chercher à développer leurs avantages comparatifs qu'à développer leurs avantages
coopératifs. L'exemple du groupe de travail du Commissariat Général du Plan en France
182
Arquilla John et Ronfeldt David, The Emergence of Noopolitik, Rand publications, 1999, p. 38.
Nye Joseph and Owens William, "America's Information Edge", Foreign Affairs, Volume 75, n°2,
March/April 1996.
184
Idem, Nye Joseph and Owens William.
183
PAGE 100
sur le partenariat France-Allemagne est significatif. Le rapport recommande notamment
la promotion d'une approche partagée de la compétitivité et le passage d'une logique
intergouvernementale à des pratiques de mise en réseau des différents acteurs185. Le
travail des commissions de rapprochement transatlantique telles que TiesWeb ou
l'initiative du début de l'année 2002 du Président Georges Bush avec le soutien du
Centre for Strategic and International Studies (CSIS) s'inscrit dans ce contexte.
Dans un contexte de "révolution de l'information", le renforcement de partenariats
nécessite le partage d'intérêts et de valeurs. Comme l'exprime David Gompert "(…)
n'importe quel adversaire potentiel, dès lors qu'il souhaite bénéficier de la révolution de
l'information devra s'adapter à coopérer (avec le cœur du pouvoir démocratique et
d'économie de marché) sans oublier de partager ses intérêts voire même ses valeurs"186.
Cela montre que la formation de partenariats ou de développement coopératif nécessite
le partage explicite de valeurs. Nous aurons l'occasion de revenir en profondeur sur
cette question.
L'analyse de John Arquilla et David Ronfeldt sur la "noopolitique" est intéressante pour
les raisons développées ci-dessus mais également parce ce qu'elle participe à la vision
américaine de la "révolution de l'information". Non seulement elle dépasse dans ses
concepts les travaux de l'école de l'interdépendance mais de plus elle prône la nécessité
de constituer une "communauté informationnelle" (l'expression est de Cooper). Il s'agit
donc bien d'une vision idéologique en ce qu'elle défend une idée et argumente son
projet. L'écho que connaît la Rand auprès de la Maison Blanche en fait un objet
d'analyse prospectif quant à l'évolution de la "révolution de l'information".
SECTION 4 : LA "TRIADE DES ACTEURS"
Dans les vingt dernières années, la politique macro-économique s’est détournée de
l’approche keynésienne de gestion de la demande pour se tourner vers l’"économie de
185
Commissariat Général du Plan, Compétitivité globale : une perspective franco-allemande, rapport du
groupe de travail franco-allemand sur la compétitivité, La documentation française, 2001.
186
Intervention de Gompert David au Club de prospective stratégique First in the Future, 21/11/2001.
PAGE 101
marché". La dominance actuelle néo-libérale a résulté, en règle générale, en une
intervention moins forte des Etats, en une politique de privatisation et de régulation
anti-monopole, en une rigueur plus forte des dépenses publiques visant à réduire le
déficit fiscal (à l’exception des Etats-Unis) et en une dérégulation du secteur privé.
Ce mouvement néo-libéral a été particulièrement apparent dans les pays d’Europe
centrale et orientale longtemps dominés par le paradigme d’économie planifiée.
Certains pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne, se sont engagés dans des politiques
d’économie de marché radicales. Le degré de compétition et l’environnement dans
lequel la concurrence a pu s’exercer ont été des éléments essentiels du passage à
l’économie de marché.
Toutefois les changements institutionnels ont également valorisé le rôle social des Etats.
L’Etat n’est plus vu comme un agent interventionniste (sauf peut-être en France) mais
comme un régulateur, supervisant le marché et les relations avec le secteur privé et la
société civile.
La société civile quant à elle est toujours active au sein de l’opinion publique mais
semble prendre une part plus active dans les débats internationaux et globaux. Lorsque
fédérée au sein d’associations ou d’organisations non gouvernementales (ONG), son
rôle se renforce et peut s’exercer en tant qu’interface aux gouvernements et aux intérêts
du secteur privé. L'action de Georges Soros, à travers son organisation non
gouvernementale Open Society, a eu un impact directement politique dans certains pays
d'Europe centrale. Aux multiples sauvetages financiers par Georges Soros d'entreprises
russes et de substitut au Fond monétaire international pendant l'année de crise de 1998,
il faut ajouter le rôle de la fondation Open Society qui achète des livres et maintient en
vie un certain nombre de libraires et centres universitaires dans toute la région.
Les évènements d’Europe centrale et orientale de 1989 ont été la manifestation du
pouvoir grandissant des individus. Le pouvoir évolue du contrôle étatique vers un
pouvoir plus divers. La société civile de ces pays formée par les médias occidentaux a
nourri en elle sa propre révolution.
PAGE 102
La mondialisation rend également les enjeux de la responsabilité économique, sociale et
éthique plus complexe. Alors que les emplois salariés dominent le monde du travail
(même si depuis récemment la part des entrepreneurs augmente), le poids social des
entreprises devient plus lourd. L’exacerbation de leur responsabilité vis-à-vis de leurs
actionnaires (shareholders) et partenaires-parties prenantes (stakeholders) dénote une
prise de conscience plus forte sur le rôle à jouer auprès des citoyens des pays
développés.
L’objectif premier des entreprises (listées sur les marchés des capitaux) d’accroître leur
profit n’est plus vécu comme le seul critère de satisfaction et d’évaluation des
partenaires- actionnaires. Même si ce critère demeure le plus lourd en terme de critère
d’évaluation notamment par les analystes des institutions financières, il est à présent
reconnu comme limité et ne prenant pas en considération les stratégies à long terme.
De nouveaux critères tels que la création de valeur se répandent. Mais la proximité
toujours plus forte des actionnaires "citoyens" devraient permettre la prise en compte de
critères plus larges. On voit, en effet, émerger la gestion de fonds éthiques187 et des
index liés au développement durable188. Selon un sondage réalisé par Taylor Nelson
Sofres, 50% des gestionnaires de fonds européens privilégient les entreprises classées
"socialement responsables" et près de 30% d'entre eux considèrent que leurs clients
institutionnels ainsi que leurs clients particuliers sont demandeurs de produits éthiques.
La responsabilité sociale, les valeurs et l’éthique des entreprises sont à présent plus
conscientisées. Le lien entre employé - actionnaire et citoyen se fait à présent plus
évident et participe à ce que nous appelons la nouvelle triade des pouvoirs ou "triade des
acteurs".
187
Aux Etats-Unis, la valeur de ces fonds atteint 2 000 milliards de dollars en 2001 en augmentation d'un
tiers depuis 1999. En Europe, le total des actifs des fonds d'investissement socialement responsable en
Europe s'élevait à 14,7 milliards d'euros au 30 juin 2001. Source Le Monde, 9 et 10 décembre 2001.
188
Notamment l’ARESE SPI index et les index développés par l'Observatoire de l'Ethique (ODE).
PAGE 103
Dans les années 1990, Susan Strange décrivait une nouvelle forme de diplomatie (la
"diplomatie triangulaire") constituée par les relations entre gouvernements, entre
entreprises et entre les entreprises-gouvernements189. Cette analyse a montré
l’émergence du pouvoir des entreprises multinationales et leur rôle sur l’échiquier
politique et économique international. Aujourd’hui, la triade des pouvoirs a évolué vers
une nouvelle forme de "triade des acteurs" ou relation tripartite qui incluent : les Etats,
les multinationales et la société civile.
Précisons à ce stade que le "grand capitalisme" n'est pas perçu ici comme la cause de
tous nos malheurs. On entend parfois que le capitalisme financier souhaite prendre la
place des politiques ou des gouvernements. Une expérience au sein de la City ou des
milieux financiers ne laisse aucun doute sur le fait que les dirigeants de ces institutions
ne souhaitent pas prendre la place des gouvernements. Leurs objectifs demeurent, dans
l'ensemble, financiers. Ils cherchent en règle générale à dégager une croissance de leurs
rendements supérieurs d'année en année pour financer leurs coûts d'opération et se
maintenir à leur poste. Leurs valeurs sont essentiellement liées à l'argent, base de
l'ensemble du système. Cela ne veut pas dire pour autant que ces dirigeants soient
dépourvus d'éthique ou de compréhension holistique des phénomènes sociaux et
politiques. Parmi ceux qui ont le plus réussi, un grand nombre d'entre eux sont mécènes
et investissent dans une multitude d'actions caritatives, parfois à grande échelle. Si en
tant que gestionnaire d'entreprise, il leur revient de gérer des affaires sociales voire
politiques, et que leur métier les appelle à rencontrer toutes sortes d'institutions,
d'administrations et d'individus, ils ne constituent pas une alternative au rôle de l'Etat.
La société civile est représentée par les organisations non gouvernementales, les
associations et les individus. Celles-ci constituent des formes flexibles, organiques, des
réseaux, en cela on peut dire, comme John Arquilla et David Ronfeldt, qu'elles sont plus
sensibles aux phénomènes chaotiques et constituent des formes plus adaptées pour
repérer et traiter les maux de nos sociétés.
189
Strange Susan, Idem., p. 22.
PAGE 104
Certaines organisations non gouvernementales sont devenues incontournables en ce
qu'elles assument un certain nombre de responsabilités citoyennes mondiales. Les
actions d'Amnesty International, de Greenpeace, de Médecins sans frontières, d'Oxfam
ont acquis une crédibilité à travers le monde dans des domaines aussi variés que la
torture, la faim, la destruction écologique, le traitement médical, la vaccination etc…
Elles sont déjà en quelque sorte des organisations de citoyenneté mondiale
institutionnalisées. A celles-ci, il faut ajouter les micro-mouvements et associations qui
s'auto-organisent à travers le monde. Parmi elles, les réseaux du savoir en France, les
enfants de la rue du Père Ceyrac en Inde, les micro-crédits d'Amérique latine,
l'organisation de la ville d'El Salvador au Pérou. Ces micro-organisations ont toujours
existées. Cependant les technologies de l'information et de la communication leur
permettent d'échanger à travers le monde, de se solidariser. A ces organisations de
citoyenneté consacrées aux problèmes sociaux et économiques, il existe également des
mouvements à vocation politique.
Les nouveaux militants comme les "Tuti bianco" en Italie ou les Zapatistes du Mexique,
cherchent à "marcher en pensant"190. En agissant localement contre l'injustice, ils
cherchent à donner un sens à leur action, et se repèrent et se solidarisent grâce des
technologies de l'information et de la communication. L'exemple du rassemblement des
Tuti Bianco et des Zapatistes est la manifestation de la capacité de ces minimouvements locaux à créer une communauté du moment, c'est-à-dire à se fédérer
globalement
sur
un
projet
ou
action
donnée.
Cela
n'implique
pas
une
institutionnalisation de leur union. La manifestation de Gênes anti-G7 illustre également
le processus organique de dissolution et l'éclatement d'un mouvement une fois l'action
entreprise.
On peut également noter l'accroissement du rôle des médias en tant que vecteurs
d'information. On peut se demander si leur rôle dépasse à présent le cadre de leur
responsabilité commerciale ou de service public. Peut-on parler d'acteurs à part entière
du triangle des acteurs ? Manuel Castells offre un élément de réponse : "les batailles
pour le pouvoir sont des batailles culturelles, elles se livrent d'abord dans les médias
190
L'expression est d'eux. "Les nouveau militants", Documentaire, Arte, 16 juillet 2002.
PAGE 105
(…) mais les médias ne détiennent par le pouvoir. Le pouvoir, comme capacité
d'imposer un comportement, réside dans les réseaux d'information, d'échange et de
manipulation des symboles (…)"191. Au rang de ceux-ci la télévision, devenue un
pouvoir colossal, et qui pour Karl Popper est devenue "potentiellement le (média) le
plus important de tous, comme si elle (la télévision) avait remplacé la voix de Dieu"192.
La mondialisation touche également les chaînes télévisées. Elles sont actuellement
deux, Cable News Network (CNN) et Music Television (MTV) à être planétaires. Elles
seront peut-être demain des dizaines.
Les jeunes américains regardent l'écran en moyenne sept heures par jour tandis que le
temps passé devant l'écran par les Français représente trois heures par jour. Comme le
fait remarquer Dominique Pasquier193, les programmes de télévision comme Loft par
leur "banalité fascinante" ne constituent pas en tant que tel des éléments de
connaissance mais un élément de lien familial et une "grammaire amoureuse" pour les
jeunes. C'est en tant que média de communication et base au dialogue que la télévision
pourrait devenir un acteur essentiel de nos sociétés. Son rôle d'apport de connaissance
ne peut être négligé même s'il doit être fortement nuancé.
Internet est également un outil majoritairement utilisé pour l'échange, que se soit
l'échange d'information ou de produits. Les "chats" sur Internet comme sur téléphone
portable (SMS) représentent un mode d'échanges particulièrement utilisé par les jeunes.
En France, 47% des utilisateurs ont entre 15 et 24 ans. Internet est également un outil de
connaissance et de ressource documentaire pour les jeunes comme pour les adultes.
C'est en cela qu'Internet offre une formidable plate-forme de communication et de
connaissance. Deux limites au développement de ce média existent. Tout d'abord, le
prix d'acquisition et de renouvellement de ce média (ordinateur, logiciels,
communications téléphoniques), même si les cybercafés et centres de documentation
favorisent l'accès dans certains pays. D'autre part, la capacité d'utilisation de cet outil
191
Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 411.
Popper Karl, " Une loi pour la télévision" dans K.Popper et J.Condry, La télévision : un danger pour
la démocratie, Editions 10/18, 1994.
193
Pasquier Dominique, "Sitcom et realtv : les raisons inattendues d'un succès", Sciences Humaines, mai
2002.
192
PAGE 106
qui dans l'ensemble se répercute en tant que phénomène générationnel. Un grand écart
existe entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas l'utiliser.
Les nouveaux comme les médias plus anciens de l'information et de la communication
constituent des acteurs essentiels, à part entière et dont le rôle est croissant.
Contrairement à Ignacio Ramonet qui voient dans les médias de masse, de nouvelles
formes de pouvoir194, ils ne représentent pas pour l'instant, une forme à part entière
d'acteurs politiques. Aux Etats-Unis, Benjamin Page et Robert Chapiro ont analysé sur
une longue période les attitudes des citoyens envers les problèmes politiques et ont
montré que, dans la plupart des circonstances, l'opinion publique collective fait preuve
d'indépendance et de bon sens195. Aux Etats-Unis, l'affaire Monica Lewinski a montré
que la population américaine, malgré les preuves et accusation contre Bill Clinton, ne
s'est pas prononcée pour la destitution du Président. L'ensemble des chefs d'accusation
était disponible sur Internet. Le témoignage de Bill Clinton retransmis sur les chaînes
télévisées. Il n'empêche que les Américains ont fait preuve d'une relative indépendance
par rapport à la pression du procureur Starr et des médias.
Cependant, les médias favorisent-ils le passage d'une "démocratie de partis" à une
"démocratie du public"196 ? Permettent-ils l'expression d'une nouvelle forme de
démocratie celle des opinions publiques ? Certains entretiens que nous avons menés
avec des membres du Parlement européen ou de la Commission tendent à confirmer
cette direction. Cependant, il semblerait que les hommes politiques favorisent le court
terme au long terme en répondant de plus en plus aux "crises" telles que la crise
alimentaire, le conflit israëlo-palestinien, le post 11 septembre. Les citoyens peuvent à
présent exprimer directement leurs revendications par Internet ou à travers les ONG. Par
contraste, les partis ne sont plus les plate-formes les plus réactives aux crises des temps
modernes. L'analyse des plate-formes d'expression des opinions publiques et de la
194
Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 74.
Page Benjamin and Shapiro Robert, The Rational Public: Fifty Years of Trends in American's Policy
Preferences, Chicago University, 1992, cité par Manuel Castells, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere
de l'information, Fayard, Trad. 1999, p. 376.
196
Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber,
2002, p. 107.
195
PAGE 107
société civile restent à analyser en profondeur. Nous ne pouvons ici plus longuement
nous étendre sur le sujet.
En ce qui concerne les Etats, ceux-ci devraient continuer d'évoluer sans pour autant
disparaître. En Europe, à défaut de défendre le "principe de séparation des pouvoirs", le
"triangle institutionnel" tel que le décrit Jean-Louis Quermonne, se rapproche du
"système en réseau"197. Les organisations politiques de demain devraient évoluer vers
des types d'organisation où le contrôle et la hiérarchie sont remplacés par de nouvelles
formes de communication et de coordination basées sur les valeurs et sur le sentiment
d'appartenance identitaire. Le rôle accru et plus globalisé de la société civile participe à
la complexité de la scène politique et économique internationale et au phénomène que
l'on peut caractériser de post-interdépendance.
SECTION 5 : GOUVERNANCE ET INSTITUTIONS
Le concept de gouvernance est à présent considéré comme une des solutions possibles à
cette gestion de plus en plus complexe sur la scène internationale. La notion de
gouvernance était à ce jour appliquée au monde des entreprises, elle s'étend mais est à
présent étendue au domaine des politiques internationales.
Comme le fait remarquer Wolfgang Reinicke de la Banque mondiale, le concept de
gouvernance se distingue de celui de globalisation consacrée à l'émergence des
multinationales en tant qu'acteur sur la scène internationale. Le concept de gouvernance
implique la prise en compte également "d'acteurs micro-économiques"198 sur l'échiquier
international. Tandis que la globalisation s'inscrit dans l'âge de l'interdépendance
(années 1970 et 1980), la gouvernance serait le mode nécessaire à développer pour
évoluer vers un âge de post-interdépendance (décrit plus haut). Pour Philippe Herzog,
les agences publiques, en l'absence de gouvernance entre les Etats-nations notamment
197
Quermonne Jean-Louis, Le système politique de l'Union européenne, Montchrestien, 2001.
Reinicke Wolfgang, "Governance in a Post-Interdependent World", Forward Studies Unit,
Globalizaton and Social Governance in Europe and the USA, 1995, p.30.
198
PAGE 108
au niveau du G7, seraient les piliers de la "gouvernance de la globalisation"199 : le FMI,
en charge du bon fonctionnement de l'économie mondiale, la Banque Mondiale, en
charge des investissements dans le monde, et l'OMC, plate-forme des négociations du
commerce mondial.
La Commission européenne vient de publier son livre blanc sur la "gouvernance
européenne"200. Elle part du constat que les citoyens européens attendent beaucoup des
dirigeants politiques européens mais ont de moins en moins confiance dans les
institutions et la politique. Le livre blanc reprend les travaux sur la gouvernance initiés
par la Cellule de prospective de la Commission européenne201. Les recommandations de
la Commission européenne intègrent la nécessité d'adopter de nouveaux modes de
gouvernance. Ceux-ci incluent la nécessité de gérer une diversité grandissante dans le
cadre de l'élargissement de l'Union, de gouverner par objectifs et d'obtenir le soutien de
l'ensemble du public202.
Or, comme en témoignent Jean De Munck et Jacques Lenoble, il ne convient pas de
concevoir la crise du politique comme "crise des modèles existants", mais comme "crise
de l'idée même du modèle"203. Les auteurs mettent en évidence la nécessité de
comprendre les "modèles cognitifs" avant de "guider les démarches de réarticulation des
instances de pouvoir"204 de manière plus normative.
La Commission européenne souhaite pouvoir incorporer des changements dans le cadre
des traités en vigueur et lancer un débat plus large sur l’avenir de l’Europe. On peut voir
une continuité de ces travaux dans le lancement de la Convention sur l'avenir de l'Union
au début de l'année 2002. A l'heure où nous écrivons, il est encore trop tôt pour savoir si
ces travaux aboutiront à quelques réformes ou à un véritable changement institutionnel.
199
Herzog Philippe, L'Europe après l'Europe, DeBoeck Université, 2002, p. 206.
Commission européenne, La gouvernance européenne, livre blanc, 25/07/2001.
201
Cahiers de la Cellule de prospective, La gouvernance dans l'Union européenne, Publications des
Communautés européennes, 2001.
202
Idem, La gouvernance dans l'Union européenne, p. 273 et suivantes.
203
de Munck Jean et Lenoble Jacques, "Les mutations de l'art de gouverner, approche généalogique et
historique des transformations de la gouvernance dans les sociétés démocratiques", Cahiers de la Cellule
de prospective, La gouvernance dans l'Union européenne, Publications des Communautés européennes,
2001, p. 31.
204
Idem, de Munck Jean et Lenoble Jacques, p. 31.
200
PAGE 109
Cependant, étant donné les critiques qu'a suscité le livre blanc, la tâche de la
Convention sera difficile.
Les dix dernières années de travaux de la Commission sur les enjeux de gouvernance
n'ont pour l'instant abouti à aucun changement. C'est comme si l'adhésion des premiers
candidats avait réveillé les technocrates et les politiques et leur avait soudain fait
réaliser la nécessité de réformer le système institutionnel et politique. Toutefois, on peut
se demander si le retard pris sur ces questions ne risque pas de freiner l'entrée des pays
d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union. S'agit-il d'un subterfuge pour freiner le
processus d'adhésion ? Le lancement tardif de la Convention a-t-il pour objectif de
conduire à l'action ou d'éviter la réforme institutionnelle ?
Enfin, la Convention intervient dans un contexte où un nombre croissant de nations
enregistre une montée des partis d'extrême droite. Le cas de l'Autriche n'est plus isolé et
le Danemark, l'Italie et la France, pour ne citer qu'eux, enregistrent près de 30% des
suffrages exprimés en faveur de programmes politiques véritablement anti-européens.
Dans ce contexte, on peut s'attendre à un renforcement du conservatisme des
gouvernements à l'égard de la fédéralisation de l'Europe et de l'intégration politique. La
seule politique commune qui bénéficie de ce contexte est la politique européenne de
défense commune. Depuis le 11 septembre 2001, elle bénéficie en effet d'un contexte où
l'insécurité est perçue, par beaucoup, comme une priorité essentielle.
La gouvernance annonce une nouvelle conception de la pratique démocratique et
politique. Elle met en évidence la nature intrinsèque et extrinsèque des acteurs du
triangle. Elle accroît la nécessité pour ces acteurs de développer une vision systémique
de leurs actions, impliquant un regard balancé entre les intérêts nationaux et
internationaux. Elle sort la pratique politique (au sens de "polity") du cadre
géographique, c'est-à-dire du territoire de l'Etat-nation et induit par là le développement
de politiques publiques mondiales. Elle montre, par ailleurs, l'évolution possible des
institutions vers des formes de réseaux administrant et coordonnant les politiques
publiques à l'échelle mondiale.
PAGE 110
La gouvernance implique pour ces futurs "réseaux administratifs" de gérer
simultanément le privé et le public ainsi que les trois types d'acteurs du triangle. De fait,
elle donne une nouvelle dimension politique aux concepts de solidarité, de pluralisme et
de démocratie. Nous aurons cependant l'occasion de revenir sur les enjeux de
gouvernance et institutions européennes dans la troisième partie de notre thèse.
PAGE 111
Conclusion du chapitre
Nous avons constaté que les relations internationales superposaient parfois plusieurs
courants et phénomènes, certains en déclin, d'autres en émergence, et qu'il était difficile
de mettre un nom à cette complexe combinaison. D'où l'idée de la notion de "postinterdépendance" qui caractérise, peut-être mieux que l'école de l'interdépendance, la
nécessité de trouver de nouveaux modes d'organisation aux relations d'interdépendance.
Le constat de l'interdépendance étant en quelque sorte fait, il s'agit à présent de déployer
une "noopolitique", au cœur de laquelle les réseaux constituent les formes d'organisation
de demain. Aux Etats et entreprises, il faut ajouter le rôle grandissant d'une société
civile qui influence à présent directement les décisions publiques, et non pas seulement
à travers les syndicats et les partis politiques, et s'organise en réseau planétaire. Il y a
refonte des corps intermédiaires classiques au sens durkheimien. Les acteurs des
relations internationales seraient au nombre de trois d'où l'idée de "triade des acteurs".
Enfin, la nécessité de renforcer la coopération internationale et, avec elle, des
institutions plus souples que les bureaucraties actuelles, pour porter ces projets en
réseau.
On comprend donc que dans cet univers du soft power, l'harmonie et le consensus
apparaissent comme des forces maîtresses. Les individus, Etats, institutions, entreprises
coopèrent à travers de nouvelles formes de partenariats où les règles de la loi et de
l'argent ne sont plus les uniques forces motrices mais où les valeurs deviennent des
éléments, de soudure et de gestion, d'union et de pérennité. Les organisations sont
amenées à évoluer vers une nature plus organique et biologique. Il faudra pour cela
apprendre à évoluer dans des espaces-temps changeants, dans la "destruction créatrice"
des entités et dans une culture de reconnaissance virtuelle, presque télépathique, de
valeurs communes. La notion de flux remet en cause la nature du pouvoir. Les Etats ont
conscience depuis longtemps (bien avant l'ère de l'information) du contrôle de
l'information en tant que base de leur pouvoir.
PAGE 112
La France constitue un cas intéressant où la notion de secret est à la base du système
politique français. En stockant l'information plus qu'en la diffusant et en la faisant
circuler, la France parvient à l'opposé de l'ultime pouvoir. Elle se marginalise et se
rétracte du monde des échanges ; elle se condamne à la paralysie et à son déclin. Les
acteurs ne peuvent survivre et progresser qu'en créant du flux d'information. C'est à
présent la capacité de gérer ce flux qui fait le pouvoir des Etats et des acteurs, non la
rétention.
L'autre revers est évidemment la désinformation. En inondant et noyant par
l'information ; en se faisant les vecteurs à la Big Brother ; mais aussi, et surtout, comme
dans le cas de l'administration américaine, par la conviction de défendre des valeurs
adaptées à l'ensemble de la planète, en l'occurrence celles de la démocratie et du
néolibéralisme ; d'imposer enfin un idéalisme à d'autres systèmes de représentation trop
éloignés pour en partager les fruits.
Quelles sont donc les facteurs structurants de cette évolution profonde, de ce
changement de paradigme qui incite un redéploiement de nos champs de représentation?
Pourquoi les valeurs sont-elles en train de ré-émerger comme manifestation de ces
changements profonds ? Une présentation de différentes approches structuralistes en
seconde partie nous permettra d'entrevoir une explicitation plus simple des changements
profonds que nous sommes en train de vivre. Analysons à présent les tendances
socioculturelles.
PAGE 113
CHAPITRE V
LES TENDANCES SOCIO-CULTURELLES ET VALEURS
"Ce qui définit donc une culture, ce n'est pas la présence ou
l'absence de tel trait ou de tel complexe de traits culturels, mais
son orientation globale dans telle ou telle direction, son pattern
plus ou moins cohérent de pensée et d'action", Denys Cuche, La
notion de culture dans les sciences sociales, p.36.
"Ces deux paradigmes nouveaux - communication et marché constituent les piliers sur lesquels repose le système du monde
contemporain au sein duquel ne se développent avec forte
intensité que les activités possédant quatre attributs principaux :
planétaire, permanent, immédiat et immatériel. Ce tétralogue
est le fer de lance de la mondialisation, phénomène majeur et
déterminant de notre époque", Ignacio Ramonet, Géopolitique
du chaos, p.69.
"La pression uniformisante d'une culture mondiale à caractère
matériel fait souvent naître des constellations nouvelles qui,
loin de niveler les différences culturelles existantes, créent au
contraire une diversité nouvelle de formes hybrides", Jürgen
Habermas, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation
politique, p.69.
PAGE 114
SECTION 1 : TENDANCES SOCIOCULTURELLES
De grandes tendances socioculturelles émergent dans ce contexte de mondialisation et
d'ère de l'information. Comme l'explique Jürgen Habermas, "les études récentes en
anthropologie de la consommation de masse attirent l'attention sur une remarquable
dialectique entre le nivellement et la différenciation créatrice"205. Au-delà de
l'homogénéisation commerciale, des "constellations nouvelles", "de nouvelles formes de
vie collective" et de "nouveaux projets de vie individuels" semblent apparaître. Ce sont
ces tendances singulières que nous cherchons ici à dégager.
Comme le note Thierre Gaudin avec beaucoup d'humour, alors que plus de 95% de nos
gènes se retrouvent dans ceux des chimpanzés, "nous entrons dans ce siècle avec des
pouvoirs de demi-Dieu et des instincts de primate"206. L’interprétation qui consiste à
penser que l’homme social soit en train de revenir à des formes tribales n’est pas à
négliger. Michel Maffesoli207 en a fait l’étude. Les influences tribales se retrouvent à
beaucoup de niveaux notamment dans un art et design qui fait appel à nos sensibilités
primitives (au sens noble du terme). Elles participent d’une certaine façon aux crises
ethniques telles qu’on les connaît ou a connu en ex-Yougoslavie, en ex- URSS ou en
Afrique. Les tendances tribales se retrouvent également dans notre plaisir pour les
grandes manifestations (match de football) où l'on a le sentiment d'appartenir à une
même famille.
La famille est, elle aussi, au cœur des changements. La notion traditionnelle de famille
est en train de changer pour inclure d’autres formes de vie en commun. Par exemple,
l’union libre ou l’expression libre de l’homosexualité sont plus fréquentes surtout dans
les pays Nord-européens. Les ménages d’une personne représentent plus d’un tiers des
ménages dans les pays nordiques208. On rencontre de plus en plus de ménages
monoparentaux (la Grande Bretagne représente le taux le plus élevé d’Europe) et des
205
Habermas Jürgen, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Fayard, Trad. 2000, p. 69.
Gaudin Thierry (sous la direction de), 2100 récit du prochain siècle, Editions Payot, 1990, 1999.
207
Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Table ronde, 1991, 2000.
208
Cellule de Prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999.
206
PAGE 115
couples sans enfant. En Suède et au Danemark, près de deux tiers des enfants naissent
hors mariage209. Pour Alain Touraine et Manuel Castells, la "fin de la famille
patriarcale" s'explique par deux pressions indissociables : la transformation des femmes
et de leur conscience210.
Pour certains, le "retour" au féminin passe par une plus grande attention à la qualité de
vie. L’amour devient une question de survie. Les valeurs féminines telles que la qualité
des relations, l’affection, la protection de la vie, l’harmonie avec la nature, le respect des
rythmes biologiques se font plus prégnantes. Les nouvelles identités comme le
féminisme sont également porteuses de nouvelles formes de communautarisme.
L'impact des femmes sur le travail et au sein de la famille est majeur et nécessiterait une
étude à part entière. On ne peut hélas consacrer sa juste place dans cette thèse à l'étude
de ce phénomène.
Les "identités-résistances" selon l'expression de Manuel Castells sont essentielles pour
comprendre nos sociétés de l'ère de l'information. Celles-ci parviennent à se fédérer
grâce aux technologies de l'information. Ce même concept d'"identités-résistances" se
retrouve chez Edgar Morin qui parle de "résistances collaboratrices". "Face à
l'accroissement de la technique, (…), de l'atomisation des individus que le
développement technique et économique ne fait qu'accélérer, on constate des contretendances"211.
Henri Mendras conclue son livre L'Europe des Européens sur le "rôle déterminant de
l'idéologie" définie dans ce contexte comme "l'ensemble de l'outillage mental d'une
civilisation"212. "Les années récentes incitent à un regard plus lointain et à mieux voir
que, sur le long terme, ce sont les innovations idéologiques qui sont les plus
déterminantes. Le progrès millénaire est le triomphe final d'une conception du rapport
de la créature à son Créateur, de l'homme et de la société"213.
209
Idem, Scénarios Europe 2010.
Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad. 1999,
p. 170. Alain Touraine, Cerisy, juin 2002.
211
Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 33.
212
Mendras Henri, L'Europe des Européens, Gallimard, 1997, p. 401.
213
Idem, Mendras Henri, p. 401.
210
PAGE 116
Henri Mendras illustre, par ailleurs, le progrès de l'individualisme au niveau européen à
travers deux dimensions : civisme-incivisme et permissivité sexuelle214. Il constate un
indice d'incivisme dont l'écart des extrêmes est de 20% à 45%. Les Scandinaves sont les
plus "civiques", Irlandais et Italiens sont proches d'eux tandis que les plus "inciviques"
sont les Français, les Belges et les Allemands. En ce qui concerne l'indice de
permissivité sexuelle, celui-ci varie de 55% à 90%. L'Irlande, le Portugal et l'Espagne
sont les moins "permissifs", les plus "permissifs" sont les Hollandais devant les
Scandinaves, les Allemands et les Français.
Même si "chaque civilisation a sa forme d'individualisme"215, soulignant par là la
diversité de la notion même d'individualisme en Europe, le progrès de l'individualisme
repose sur des valeurs. Henri Mendras note, en effet, "une permanence d'un socle de
valeurs morales chrétiennes sur lequel une variété infinie de conceptions morales et
esthétiques foisonne"216.
Au niveau mondial, l’avant-garde socioculturelle se retrouve à travers certains portraits
sociologiques tels que les "bobos" (bourgeois-bohèmes) ou les "créatifs culturels"
(Cultural Creatives). Les "bobos" se définissent comme "les membres de la nouvelle
élite de l’ère de l’information"217. Ils se disent définir la "culture hybride de notre ère" et
concentrent à eux seuls une part importante des tendances à venir. L’idée de l’auteur est
de décrire l’essence des "modèles culturels". Sa description se limite aux Occidentaux
(essentiellement Américains) et est basée sur l’humour.
Il nous semble intéressant ici de s'attarder sur le travail sociologique de Paul Ray et de
Ruth Anderson encore peu connu en Europe. Leur analyse est fondée sur des données
recueillies pendant près d'une quinzaine d’années aux Etats-Unis. Il faut donc prendre
avec prudence l'application directe à l'Europe même si, à beaucoup d'égards, la
classification est appropriée à l'ensemble des pays Occidentaux. Leur étude porte sur le
214
Ibid, Mendras Henri, p. 141.
Ibid, Mendras Henri, p. 145.
216
Ibid, Mendras Henri, p. 399.
217
Brooks David, Les Bobos, Florent Massot, 2000, Trad. 2000.
215
PAGE 117
développement d’une nouvelle catégorie sociologique les "créatifs culturels"218. Les
"créatifs culturels" se distinguent des "traditionnels" et des "modernes" par leur
authenticité, leur goût pour l’éducation, leur idéalisme, leur sensibilité écologique, le
respect de la place de la femme et la tolérance à l’égard des minorités. Le tableau cidessous résume les caractéristiques clés des trois catégories sociologiques décrites dans
le livre de Ruth Anderson et Paul Ray The Cultural Creatives.
Les tendances sociologiques
Les modernes aiment :
• Faire et avoir beaucoup d'argent
• Progresser socialement
• Paraître beau ou élégant
• Consommer et avoir le choix
• Etre à la mode
• Participer au progrès technologique et économique au niveau national
• Rejettent les valeurs des Traditionnels, des ruraux, des mystiques…
Les traditionnels pensent que :
• Les patriarches doivent dominer la vie de la famille
• Le féminisme est un "gros mot"
• Les hommes doivent rester dans leur rôle traditionnel ainsi que les femmes
• La famille, l'Eglise et la communauté sont celles auxquelles on appartient
• Les traditions religieuses doivent être conservées
• Les styles de vie familiale doivent être maintenus
• Le sexe, la pornographie et l'avortement doivent être régulés
Les créatifs culturels se reconnaissent dans :
•
•
•
•
•
Le mouvement écologique anti-conventionnel
Le féminisme
Les formes de médecine alternative
Le développement personnel
La spiritualité avec une dimension psychologique
@Ruth Anderson and Paul Ray
D'après le sondage de 1999, les "créatifs culturels" représenteraient 27% de la
population américaine. On estime que cette proportion est plus importante en Europe,
de l'ordre de 30%219. La grande évolution est que les "traditionnels", qui représentaient
218
Ray Paul et Anderson Ruth, The Cultural Creatives, How 50 Million People are Changing the World,
Harmony Books, New York, 2000.
219
Entretien avec Paul Ray, Mars 2001, Santa Cruz.
PAGE 118
50% de la population américaine, sont en forte baisse et représenteraient à présent 25%.
Les "modernes" représenteraient 48% de la population américaine. En résumé, le
nombre des "traditionnels" diminuerait au profit des "modernes" et surtout des "créatifs
culturels" dont la croissance dépasserait à présent celle des "modernes".
Ces analyses rejoignent en partie les tendances décrites par les organismes tels que la
Cofremca et les initiatives comme l'IDSA. Les premiers constatent l’emphase sur les
thèmes du sensible, du féminin, du multiculturel, de l’accélération du temps pour ne
citer que ceux là. Les tendances du futur telles qu’elles sont dessinées dans le monde du
design intègrent aujourd’hui la simplicité, la sécurité, demain la qualité de vie, le
tribalisme, la personnalisation et à plus long terme les valeurs220.
La montée des "créatifs culturels", pour reprendre l'expression de Paul Ray, met en
avant de nouvelles valeurs de consommation tournées vers l'authenticité, la polysensualité, le goût de l'aventure et de l'exotisme, l'écologie et le développement durable,
la recherche de sens et d'éthique, l'engagement local ainsi que le développement
personnel.
Ces tendances succèdent en quelque sorte aux flux culturels socio-dynamiques des
années 80 centrés en France sur l'individualisme, la transcendance, le symbolisme, la
permanence, la modélisation, la hiérarchie, le monolithisme, l'hédonisme, le
matérialisme et le dynamisme221.
220
IDSA, Trends and Strategies Seminar, 2001.
Cathelat Bernard et Cathelat Monique, Panorama des styles de vie 1960-1990, Les Editions
d'Organisation, 1991, p. 27 et suivantes.
221
PAGE 119
SECTION
2
:
PARTICULARISME
DE
L’EVOLUTION
SOCIETALE
ACTUELLE : LES RESEAUX
La notion de réseau est ancienne. La première trace du mot latin retis (filet) remonte au
XIIème siècle222. La notion de réseau s'étendra à de nombreux domaines comme
l'organisme humain, les postes, les routes, les réseaux d'eau. C'est avec Saint-Simon
(1760-1825) que la vision organiciste du réseau prend de l'importance. Le réseau
organise les différences et s'oppose à la structure. La structure, symbolise le solide, le
stock tandis que le réseau
symbolise la souplesse, le flux. Le terme connaît une
résurgence ces dernières années avec le développement des technologies de
l'information et de la communication. C'est dans ce cadre que nous l'étudierons à
présent.
Lucien Sfez offre une définition technique du réseau. Celui-ci est vu comme un
"opérateur spatio-temporel, (…) hiérarchique, cybernétique, souple et qui relie des
champs hétérogènes"223. C'est un "coordinateur décentralisé pour reprendre l'expression
d'Offner"224.
Le terme "hiérarchique" est à prendre avec prudence. Le réseau constitue, selon nous,
une
forme
d'organisation
alternative
au
mode
"hiérarchique".
Le
terme
"organisationnel" nous paraît plus adapté. Ce qui nous intéresse ici est, non pas l'étude
des réseaux au champ idéologique, même si celui-ci est essentiel, mais la formation de
nouvelles formes de réseaux en tant que particularités sociétales émergentes. Les
réseaux apparaissent comme une nouvelle forme d’organisation sociale et devraient
continuer à s'étendre. En cela, ils participent à l'évolution sociétale des modes
d'organisation. Même si certains d'entre eux ne sont qu’à un stade récent de formation et
de développement, ils constituent déjà des formes d'organisations majeures de demain.
Les communautés d’internautes et celle des chercheurs constituent des exemples de
réseaux opérationnels.
222
Encyclopédie universaliste.
Sfez Lucien, Technique et idéologie, une enjeu de pouvoir, Seuil, 2002. p. 72.
224
Idem, Sfez Lucien, p. 72.
223
PAGE 120
Michel Saloff-Coste, dont l'analyse sera développée en profondeur dans la seconde
partie de notre thèse, contribue à l'explicitation des réseaux en tant que forme
d'organisation. Ils sont caractéristiques de l'ère "création-communication" qui est à
mettre en perspective par rapport aux organisations de type tribal, pyramidal
(hiérarchique) et matriciel225. Ces organisations sont chacune liées à une forme type de
civilisations : "chasse-cueillette, agriculture-élevage, industrie-commerce et créationcommunication".
Manuel Castells définit, quant à lui, les réseaux comme "la nouvelle morphologie
sociale de nos sociétés", "les réseaux sont des structures ouvertes, susceptibles de
s'étendre à l'infini, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu'ils sont capables de
communiquer au sein du réseau, autrement dit qui partagent les mêmes codes de
communication (par exemple des valeurs ou des objectifs de résultat)"226. Ils consacrent
en eux, quelque part, la fin de l’Etat-nation et des valeurs telles que nous les
connaissons depuis nos révolutions occidentales (française et américaine). Il s’agit donc
là d’un mouvement d’évolution profond, à caractère international, même s’il est
l’émanation de l’Occident. C’est dans son universalisme que l’on retrouve l’emblème de
son caractère révolutionnaire.
Pour lui, l'Europe est source d'innovations institutionnelles en réponse à la crise de
l'Etat-nation. La formation d'une Union européenne entraîne la création de nouvelles
structures de gouvernement aux niveaux national, régional et local, ce qu'il appelle
"l'Etat en réseau"227. L'Europe est en train de faire émerger un foisonnement d'initiatives
régionales et locales, aussi bien économiques que culturelles, liées horizontalement les
unes aux autres et simultanément articulées sur les programmes européens, soit
directement, soit à travers les gouvernements nationaux. Ce foisonnement est initiateur
d'organisation en réseau où il y a mise en commun de la souveraineté bien plus que
transfert de souveraineté à un niveau supérieur. Cette nouvelle forme d'état en réseau se
225
Saloff-Coste Michel, Le Management du Troisième Millénaire, Guy Trédaniel Editeur, 1987, 1999.
Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 1, Fayard, 1996, Trad. 1998, p.
525 et 526.
227
Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad. 1998, p.
370.
226
PAGE 121
caractérise par le "partage de l'autorité à travers un réseau c'est-à-dire, en dernière
analyse, par la capacité à imposer une violence légitime"228. Pour Castells, un réseau n'a
pas de centre, il n'a que des points nodaux. Toutes les autorités décisionnelles ne sont
pas égales dans le réseau européen ; les gouvernements nationaux détiennent toujours
l'essentiel du pouvoir de décision, mais il y a d'importantes différences de pouvoir entre
ces Etats. De plus, et malgré les asymétries, les différents points nodaux du réseau
européen sont interdépendants, si bien qu'au moment de la décision politique, les plus
forts ne peuvent pas ignorer les autres, si petits soient-ils. Cette définition du "réseau
politique" est une des plus abouties. L'Europe constitue un véritable terreau de la
complexité et permet de voir germer des formes caractéristiques de la "société de
l'information". Le réseau politique est l'une d'elles et nous aurons l'occasion de revenir à
plusieurs reprises sur, ce que nous avons appelé, le "terreau de la complexité".
Henri Mendras relie quant à lui le réseau au progrès de l'individualisme présenté plus
haut. "Le thème du réseau apparaît comme un contrepoint de l'individualisme, sorte de
fil rouge qui relie les transformations de tous les comportements et de toutes les
institutions"229.
David Ronfeldt, chercheur à la Rand Corporation à Santa Monica, définit la nouvelle
forme d’évolution sociale comme la montée des réseaux de collaboration. Le principe
clé de cette forme sociale est "la collaboration hétérarchique (dit autrement
panarchique) au sein de laquelle les membres peuvent être dispersés à travers
de multiples, parfois petites entreprises ou parties d’organisation"230.
Les réseaux ont historiquement toujours existé, cependant les formes pluriorganisationnelles sont à présent capables de mûrir et de se renforcer du fait des
technologies de la communication. Les organisations sociales telles que les familles, les
228
Idem, Castells Manuel, p. 392.
Mendras Henri, L'Europe des Européens, Gallimard, 1997, p. 396.
230
Ronfeldt David, Tribes, Institutions, Markets, Networks: a Framework About Societal Evolution,
Rand Corporation, 1996, p 11.
229
PAGE 122
groupes, les élites, les institutions et les marchés font partie de réseaux de relations
sociales, les réseaux constituant en fait "la mère de toutes ces formes"231.
En d’autres termes, ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le "nouveau paradigme
des technologies de l’information fournit les bases matérielles de son extension à la
structure sociale tout entière"232. Les réseaux sont des "ensembles de nœuds
interconnectés, de structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infini, intégrant des
nœuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau,
autrement dit, qui partagent les mêmes codes de communication"233.
Ces modes de communication reposent sur des valeurs implicites. C'est là, il nous
semble, le caractère révolutionnaire des changements en cours. La nouveauté provient
de l'évolution des valeurs, certaines d'entre elles étant encore au niveau implicite, ce qui
donne le caractère transitoire de nos sociétés actuelles.
S'agit-il de nouvelles valeurs ou s'agit-il de valeurs déjà existantes ?
Pour Gilles Lipovetsky, "nombre de nos valeurs actuelles figurent déjà dans l'Ancien et
le Nouveau Testament"234. Ce qui change pour lui, c'est qu'elles "ne fonctionnent plus
de la même manière : il y a une nouvelle inscription sociale des valeurs, une nouvelle
régulation sociale de l'éthique"235.
Ce qui paraît intéressant ici, plus que d'élucider l'antériorité des valeurs, est de
conscientiser et d'analyser celles-ci. C'est bien "l'inscription sociale des valeurs" qui
peut nous aider à comprendre les changements en cours. Cependant essayons de
comprendre la nature de cette émergence à travers les valeurs elles-mêmes.
231
Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad. 1998, p.
370.
232
Idem, Castells Manuel.
233
Ibid, Castells Manuel.
234
Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber,
2002, p. 33.
235
Idem, Lipovetsky Gilles, p. 33.
PAGE 123
SECTION 3 : LE DEVELOPPEMENT DURABLE : ANNONCIATEUR DE
NOUVELLES VALEURS ?
On attribue souvent à le sommet de la Terre de Rio de 1992 le lancement du concept de
développement durable même si les mouvements de sensibilisation aux écosystèmes
datent de bien avant (les premières idées émergent dans les années 1960, les premiers
engagements datent des années 1970). Le rapport intitulé Notre avenir à tous (1987),
réalisé sous la direction de Mme Brundtland, alors Premier ministre norvégien, servit de
socle au premier sommet de la Terre de Rio. L’importance de l’environnement est
reconnue mais plus uniquement dans sa seule dimension écologique. Le développement
durable célèbre l’interdépendance des champs écologiques, économiques et sociaux.
L'énergie est un des plus grands débats du développement durable. On sait, par
exemple, que la part de l’énergie fossile dans la demande mondiale d’énergie devrait
passer de 66% en 1995 à 95% en 2020236. Si cela ne pose pas de problème du point de
vue de la disponibilité énergétique (à ce stade), l’augmentation en parallèle de 69% des
émissions de CO2 pose en revanche des questions d’équilibres environnementaux. D’ici
2050, certaines estimations prévoient des consommations énergétiques mondiales
annuelles 3 fois supérieures à celles d’aujourd’hui soit 22 à 25 milliards de tonnes
équivalent pétrole (tep)237. Les estimations plus conservatrices prévoient de 12 à 15
milliards de tep/ an à la même époque238. En 2100, la divergence entre les scénarios
dépasse le facteur 5239. Là encore, le plus inquiétant est la charge potentielle sur
l’environnement.
L’eau est également au cœur de la question du développement durable et devrait
représenter dans les années à venir un enjeu déterminant au niveau politique et
économique. Bien que les ressources en eaux soit abondantes (l’eau couvre 70% de la
surface de la planète), seulement 2,5% de l’ensemble sont adaptés à l’activité
236
AIE cité par Chalmin Philippe, « Géopolitique des ressources naturelles : prospective 2020 », Ramsès
2000, p. 91-102.
237
Idem, AIE.
238
Ibid, AIE.
239
Ibid, AIE.
PAGE 124
humaine240. 99% des ressources en eau douce sont inaccessibles pour l’homme avec les
technologies actuelles.
Aujourd'hui, un grand nombre de risques est envisagé : tout d'abord, les risques
d’épuisement ou de raréfaction de certaines énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz
naturel) non pas tant d’ici 2020 mais plutôt d’ici 2050 ; les risques géopolitiques dus à
la répartition et aux évolutions possibles des répartitions géographiques des ressources
naturelles d’ici 2020 ; les gaz à effet de serre accumulés dans la haute atmosphère ; les
risques nucléaires civils et militaires (accidents, transport et stockage des déchets,
risques de prolifération) ; les métaux lourds et la pollution chimique (pesticides,
engrais. ..) emmagasinés dans les sols, dans les sédiments ou dans les océans; les stocks
de pêche appauvris et sols érodés par une exploitation trop intensive ; les friches
agricoles, industrielles ou urbaines. Espaces et paysages rendus artificiels ; le manque
d’eau potable pour une grande partie de la planète alors que l’usage d’eau se fait
toujours plus intense notamment dans l’agriculture des pays les plus développés ;
l'abondance des déchets notamment municipaux et la forte augmentation des déchets
des ménages. Des progrès ont été faits dans le recyclage mais restent à faire dans le
recyclage de la production industrielle.
La conscience des problèmes d’environnement est apparue tardivement au XXème
siècle et surtout depuis les années 1970. La prise de conscience est étroitement liée au
travail prospectif de cette époque241. Les premières actions entreprises dans les années
1970 notamment dans le domaine de la pollution de l’air, de l’eau ou de la protection
des espaces originaux ont commencé à porter leurs fruits dès le début du XXIème
siècle. D’ici 2030, les pressions sur l’environnement devraient augmenter encore
sensiblement compte tenu notamment de l’augmentation de la production mondiale qui
devrait tripler et de la production agricole qui devrait doubler242. Par exemple, le parc
automobile devrait être multiplié par 15 d’ici 2030!
240
Ramsès 2000, p. 101.
Meadows Dennis (sous la direction de), Halte à la croissance, 1971.
242
Theys Jacques, « Environnement au XXIème siècle », Futuribles, L’an 2000 et après …, hors série,
janvier 1999.
241
PAGE 125
Comme nous l’avons vu précédemment, la population mondiale devrait s’accroître d’au
moins 1.8 milliards de personnes d’ici 2050. 80% de la population sera urbaine. On
devrait s’attendre à ce que la géographie des problèmes environnementaux soit
également modifiée. Même si les pays les plus développés évoluent vers une économie
de services et vers une société post-industrielle, la consommation en masse demeure
importante notamment dans les pays en voie d'industrialisation comme la Chine.
L’expérience montre, encore aujourd’hui, que l’informatique ne s’est pas substituée au
papier ni les télécommunications aux transports. Cependant en combinant l’avantage de
ces nouvelles formes d’économie et la conscience d’une vision durable, celle-ci pourrait
intervenir à plus long terme243. Le phénomène de dématérialisation ne fait que
commencer.
Le développement durable est à présent étroitement lié à l’évolution d’une conscience
plus globale, plus planétaire, certains diraient plus systémique. L’Institut du Futur
(Institute For The Future) parle du passage des "commodités aux services
d’écosystèmes"244. Le rapport Lugano fait part d’une économie en tant que "système
ouvert dans un système fermé"245. Il ne s’agit plus non plus d’un débat lié à quelques
rêveurs passionnés sur le sujet mais à un éveil qui touche les organisations non
gouvernementales comme les individus et les entreprises. Certaines d’entre elles
déploient des fonds significatifs et font preuve de créativité et d’initiatives intéressantes.
Le cas de Ford en Amazonie est intéressant mais on pourrait également citer les actions
menées par Hewlett Packard dans certains pays en voie de développement ou celle de
Norsk Hydro en Inde246.
Il reste que le panorama à venir est plutôt triste si l'on en croit les conclusions du rapport
du WWF. Les écosystèmes naturels de la Terre ont décru de 33% au cours des 30
dernières années et la pression écologique de l’homme sur la Terre ("World Ecological
Footprint") a augmenté de 50% au cours de la même période ce qui dépasse le taux de
243
Dartiguepeyrou Carine, « Innovation technologique et développement durable », Rand Europe, juin
2000.
244
IFTF, 2000 Ten Year Forecast.
245
George Susan, Le rapport Lugano, Librairie Arthème Fayard, 2000 (traduit de l’anglais, 1999), p. 21.
246
Dartiguepeyrou Carine, « Innovation Beyond Technology », Palo Alto CA, 18 juin 2001.
PAGE 126
renouvellement de la biosphère247. Le développement durable est donc au cœur des
grandes tendances du futur. A ce titre la Commission européenne et notamment le
département des nouvelles méthodes de travail de la Direction Générale de la Société de
l’Information travaille sur des projets pilotes afin de généraliser les meilleures pratiques
dans le domaine248. L'Europe, en contraste avec les Etats-Unis, devrait y jouer un rôle
moteur.
Le développement durable, au-delà du phénomène de conscientisation et d'éducation
qu'il entraîne, est porteur de nouvelles valeurs. Les jeunes développeront-ils une
conscience plus systémique de ces enjeux ? Seront-ils plus enclins à développer des
attitudes adéquates ?
SECTION 4 : CHANGEMENT DE VALEURS
L’évolution socioculturelle s’accompagne également d’un changement de valeurs.
La post-modernité semble, pour certains, marquer "le retour du spirituel"249 face à l’idée
que la Science peut apporter le meilleur comme le pire. La relativisation de la rationalité
se mêle à la légitimité de la science mais celle-ci est revue "de manière à faire place à
l’expérience subjective et à la perspective holistique".
Une étude conduite en Grande-Bretagne montre que la spiritualité et la croyance étaient
très importantes chez les jeunes mais que ceux-ci ne se retrouvent pas dans l’exercice
social de la religion, ni dans les cultes et les églises. Il en est de même des "Européens
qui semblent plutôt chercher d’autres manières d’exprimer leur spiritualité et attachent
en réalité beaucoup plus d’importance à l’expérience spirituelle individuelle aux dépens
des structures religieuses traditionnelles"250.
247
WWF, Living Planet Report 2000.
« E-work 2000, Status Report on New Ways to Work in the Information Society”, 2000.
249
Lambert Yves, "Vers une ère post-chrétienne?", Futuribles, "L’évolution des valeurs des Européens",
juillet-août 1995, numéro 200.
250
Cellule de prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999.
248
PAGE 127
Gilles Lipovetsky fait l'hypothèse que "nous sommes désormais passés dans la troisième
phase de l'histoire de la morale, qu'il appelle la phase postmoraliste, et qui rompt, tout
en le poursuivant, le processus de sécularisation mis en place à la fin du dix-septième
siècle et au dix-huitième siècle. Cette société exalte davantage les désirs, l'ego, le
bonheur, le bien-être individuel que l'idéal d'abnégation"251. Toujours pour l'auteur, il se
peut que "le succès de l'éthique corresponde à la déroute des idéologies messianiques, à
la faillite des grandes représentations du progrès et de l'histoire"252.
L'éthique, plus qu'un "succès" et une "réaction aux promesses non tenues du
politique"253, correspond à une nécessité suscitée par l'émergence de nouvelles formes
de complexité et par la quête de sens. Les récentes recherches scientifiques en physique
et cosmologie (Ilia Prigogine, La fin des certitudes) permettent d'appréhender, sur un
mode à présent scientifique, les changements en cours et la nécessité d'accompagner la
science d'une éthique pour en contrôler le développement technologique. Il est ainsi
possible de faire le parallèle avec notre sujet, entre la nécessité de voir émerger une
nouvelle forme d'éthique sociale et de nouvelles formes organisationnelles, face à
l'inadaptation de certaines institutions politiques et modes de gestion publique.
Il n’est pas improbable non plus que la mondialisation, en mettant en contact les
différentes idéologies et religions du monde, ait ouvert de nouvelles voies de
spiritualité. Le développement du Bouddhisme dans les pays Occidentaux est là pour
nous le montrer. Enfin, la montée de l’individualisme, et avec elle l’influence du
protestantisme anglo-saxon, peut également expliquer le refuge dans une spiritualité
plus orientale qui équilibrerait l’influence protestante anglo-saxonne (Max Weber,
Philippe d'Iribarne) et de diffusion du capitalisme, et plus généralement du néolibéralisme.
Le processus d’individualisation constitue également un autre élément clé des
évolutions socioculturelles. Pour Alain Touraine, nous sommes en train de vivre une
251
Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber,
2002, p. 36.
252
Idem, Lipovetsky Gilles, p. 42.
253
Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber,
2002, p. 51.
PAGE 128
renaissance du "sujet", qui consacre un nouveau dialogue avec la "raison"254.
L'individualisme ne s’oppose pas au tribalisme tel que nous l’avons décrit
précédemment et l’homme demeure "social" au sens rousseauiste. Toutefois,
l’individualisme est en progression sur le long terme255. Celui-ci implique la mise en
exergue des systèmes de valeurs et de représentations de l’individu.
Les tensions sur la scène internationale relèvent directement de cette relation à
l’individualisme. Si les Européens se retrouvent dans un certain nombre de valeurs, les
divergences, les conflits peuvent résulter de l’absence de communication ou
d’incompréhension. L’impossibilité de communiquer à travers des systèmes différents
de représentation peut expliquer en partie les défaillances du processus de coordination
et d’intégration au sein de l’Europe politique. Nous reviendrons plus loin sur ces enjeux.
Par ailleurs, l'expérience empirique de l'analyse des systèmes de valeurs au sein des
entreprises montre l’importance de la prise de conscience des valeurs par l’individu256.
En conscientisant ses valeurs, un individu parvient à mieux comprendre son
environnement immédiat et vice-versa. En conscientisant les valeurs du groupe,
l'individu comprend la singularité de son système de représentation tout en améliorant
sa communication avec son entourage. Par ailleurs, plus un individu comprend en
profondeur ses valeurs, plus il a de chance de parvenir à développer les attitudes qui y
sont liées. L’important est de pouvoir franchir les divers champs de représentations des
individus qui nous entourent et de trouver suffisamment de valeurs communes pour
échanger. La référence à telle ou telle valeur n'est donc pas du tout anodine. Elle est
révélatrice de l'environnement de l'individu. En cela, on peut dire que cette approche est
systémique.
254
Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992.
Schweisguth Etienne, "La montée des valeurs individualistes", Futuribles, "L’évolution des valeurs
des Européens", juillet-août 1995, 2000.
256
L'expérience empirique repose sur deux missions de conseil auprès de France Télécom R&D et
Sodexho France conduites respectivement en 2000 et 2001. Ces dernières ont impliqué, en autre, un
travail en profondeur sur les valeurs de l'entreprise et celles des personnes qui ont répondu au
questionnaire Hall/Tonna qu'ils s'agissent dans un cas de chercheurs ou dans l'autre de l'équipe de
direction. La prise de conscience des valeurs du professionnel par rapport aux valeurs affichées de
l'entreprise a permis dans les deux cas de franchir un niveau plus important de conscientisation des
individus ainsi que de leur bien-être dans l'exercice de leur fonction.
255
PAGE 129
Deux chercheurs, quasiment au même moment, ont développé une grille d'analyse
relativement similaire. Il s'agit de Brian Hall, docteur en psychologie et de Clare
Graves, docteur en sociologie. Les deux approches sont influencées par l'approche
systémique et proposent des grilles d'analyse relativement proches.
Eric Schwarz, professeur et chercheur à l'université de Neuchâtel, a mis en évidence le
parallèle entre la théorie de l'évolution des systèmes qui se définit en sept étapes
(différenciation- morphogenèse, interaction- vortex, rétroaction, autopoïesis, autoréférence, auto-genèse), et les sept niveaux d'existence selon William Graves
(organique, tribal, égocentrique, absolutiste, matérialiste, humaniste)257. Il est
intéressant de noter la similitude des approches de Graves et de Hall qui ont d'ailleurs
fait l'objet de thèses de doctorat à l'université de Hull en Grande-Bretagne connue pour
ses travaux en systémique.
Nous nous concentrerons sur les travaux de Brian Hall qui ont fait l'objet d'un plus
grand nombre de publications. La grille de lecture sur l’évolution des valeurs258 (values
shift) définit cent vingt cinq valeurs dites universelles réparties en quatre phases : la
Phase I de "survie" (sûreté (stade 1) et sécurité (stade 2)), la Phase II "d'appartenance"
(famille (stade 3) et institution (stade 4)), la Phase III "d'émancipation" (self-initiating)
(vocation (stade 5) et nouveau système (stade 6) et la Phase IV d'interdépendance
(worldwide order) (sagesse (stade 7) et conscience planétaire (stade 8)).
Même si ces valeurs sont présentées sous forme de grille et se lisent de façon linéaire de
gauche à droite, l'homme n'évolue pas de façon linéaire mais circulaire. Brian Hall a
appelé ce mouvement l'effet de la genèse (the genesis effect). Chacun de nous évoluons
suivant nos valeurs. Nous mettons plus d'énergie dans telle ou telle valeur selon notre
environnement. Par exemple, une femme peu avoir des valeurs ancrées en Phase III et
pourtant se situer en Phase II lors de sa grossesse. Il en est de même des organisations.
Si elles sont majoritairement ancrées en Phase II, certaines d'entre elles passent en
257
Schwarz Eric, "Seven steps in the general evolution of systems. An application to the seven levels of
existence by C.W.Graves", Systems, Journal of Transdiciplinary Systems Sciences, Wroclaw, Poland,
vol.3, n°1, 1998.
258
Hall Brian, Values Shift, Twin Lights Publishers, 1994. La grille est présentée en annexe.
PAGE 130
Phase I en cas de difficulté économique et sociale ou, au contraire, en Phase III
lorsqu'elles sont dans une démarche de développement ou animées par une forte vision
des fondateurs ou des dirigeants.
La démarche de Brian Hall est très similaire à celle développée quasiment au même
moment par Michel Saloff-Coste au travers de sa "grille de l’évolution" présentée dans
le chapitre II de la seconde partie. La première renforce la seconde (et vis versa) en
attribuant des valeurs précises et plus ou moins complexes aux différentes phases
d’évolution de l’homme ou d’une civilisation.
Si l'on se réfère à la grille des valeurs de Brian Hall, on constate donc une évolution des
valeurs traditionnelles telles que la famille, la liberté, la concurrence, la philosophie vers
des valeurs telles que la solitude/intimité, la connaissance, l’harmonie globale,
l’interdépendance. On retrouve, en plus développé, l’ensemble des tendances
socioculturelles proposées plus haut. Ces valeurs feraient échos aux différents types de
civilisation proposés par Saloff-Coste. Même si chacun de nous est porteur de valeurs
plus ou moins sophistiquées, il y aurait des valeurs plus représentatives de certains types
de civilisation. Par exemple les valeurs de la Phase I et II et celles de la phase III et IV
participeraient au passage d'une société de type "commerce-industrie" vers une
civilisation de type "création-communication". Nous approfondirons cette analyse dans
le chapitre III de la deuxième partie de notre thèse.
Aux travaux de Brian Hall, il faut ajouter ceux menés par Ronald Inglehart, dans son
analyse des World Value Surveys initiés en Europe et, par la suite, poursuivis dans
quarante trois pays du monde259. Ronald Inglehart contribue de manière significative et
macroéconomique à l'analyse de l'évolution des valeurs de modernisation vers celles de
post-modernisation. Le passage de valeurs de modernité vers des valeurs postmodernes
constitue selon lui un aspect majeur du changement culturel. Quarante variables
manifestent ce changement, celles-ci ayant été établies sur la base d'un spectre très large
de questions allant des orientations religieuses aux pratiques sexuelles. Elles concernent
un échantillon de toutes les générations et s'étalent entre 1981 et 1990.
259
Ronald Inglehart, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic, and Political Change in
43 Countries, Princeton University Press, 1997.
PAGE 131
Selon Ronald Inglehart, le développement économique, le changement culturel et
politique évoluent selon des patterns de changement de valeurs et de systèmes de
croyance "cohérents voir prédictibles"260. Il existe selon lui de forts liens entre les
systèmes de valeurs et les variables politique et économique telles que la démocratie ou
la croissance économique. En cela, l'approche de Ronald Inglehart s'inscrit dans celles
des théoriciens de la modernisation tels que Karl Max, Max Weber et Daniel Bell.
Toutefois, elle se différencie à quatre titres : premièrement, le changement n'est pas
linéaire. Deuxièmement, il est non déterministe et se rapproche plutôt du processus de
développement biologique. Troisièmement, la modernisation n'équivaut pas à
l'occidentalisation. Enfin, la démocratie n'est pas inhérente à la phase de modernisation.
Dans l'analyse de Ronald Inglehart, la modernisation et la post-modernisation ont
chacune donné naissance à une dimension majeure de variation transnationale des
croyances et des valeurs primaires à savoir la dimension "d'autorité traditionnelle/
rationnelle-légale" (traditional/ secular-rational) et la dimension "pénurie/bien-être"
(survival/ well being). L'axe vertical traduit la polarisation entre autorité traditionnelle et
autorité séculière-rationnelle produit par le processus de modernisation. L'axe horizontal
représente la polarisation entre valeurs de pénurie et valeurs de bien-être.
Ainsi d'après les enquêtes de 1981 et de 1990261, on constate que les systèmes de
valeurs des pays riches diffèrent systématiquement de ceux des pays pauvres. On voit
donc une corrélation entre valeurs et développement économique. Le communisme a
clairement marqué les systèmes de valeurs des sociétés qu'il a dominées. L'Allemagne
de l'Est se situe entre le système de valeurs de l'Allemagne de l'Ouest et ceux des expays communistes. Les Etats-Unis constituent un cas singulier en ce que leur système
de valeurs demeure relativement traditionnel pour un pays riche économiquement. Les
pays scandinaves et les Pays-Bas sont les pays les plus postmodernes.
260
Ronald Inglehart, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic, and Political Change in
43 Countries, Princeton University Press, 1997, p. 5.
261
Idem, Ronald Inglehart, p. 335. Le graphique figure en annexe.
PAGE 132
Il existe également une corrélation entre les religions et les systèmes de valeurs. Selon
Ronald Inglehart, les valeurs seraient le reflet du patrimoine historique d'une société.
Les sociétés orthodoxes des pays d'Europe de l'Est constituent un groupe distinct et
cohérent des sociétés catholiques des pays d'Europe de l'Est, ces dernières se trouvant à
mi-chemin entre les sociétés orthodoxes et les sociétés catholiques d'Europe de l'Ouest.
Le système de valeurs des protestants représente aujourd'hui la plus forte concentration
de post-matérialistes. Même ci ces pays enregistrent aujourd'hui une pratique religieuse
beaucoup moins forte qu'autrefois, leur système de valeurs est le reflet d'un héritage
ancien. En cela la thèse de Max Weber, selon laquelle l'éthique protestante aurait
contribué à l'essor du capitalisme, est coroborée par l'analyse de l'enquête mondiale sur
les valeurs.
Il apparaît également que la confiance interpersonnelle est fortement liée au
développement économique. L'exemple des anciens pays communistes à la seule
exception de la Chine est, à ce titre, illustratif car ceux-ci se caractérisent par des
niveaux relativement faibles de confiance interpersonnelle.
Cette enquête empirique permet de constater que 78% des sociétés ont évolué dans la
direction prédite par la théorie de la modernisation. Huit sociétés ont évolué à l'opposé
et forment un groupe particulier : la Russie, la Biélorussie, la Lituanie, l'Estonie, la
Hongrie, la Chine, l'Afrique du Sud et le Nigeria. Or ces dernières ont connu des
bouleversements politiques et économiques majeurs. La présence de certains pays
d'Europe de l'Est est révélatrice de l'effondrement de leurs systèmes sociaux,
économiques et politiques. Les pays d'Europe de l'Est tels que la Pologne, la Slovénie et
l'Allemagne de l'Est, ont suivi la trajectoire de la modernisation et vécu la transition vers
l'économie de marché de manière relativement plus rapide et moins douloureuse. Il est
intéressant de noter la forte progression des Pays-Bas, de la Norvège, de la Finlande, de
l'Islande, de la Suède, ainsi qu'à un moindre degré celui de la Suisse et de la GrandeBretagne qui représentent les pays comparativement les plus postmodernes et dont
l'évolution est la plus rapide.
PAGE 133
Conclusion de chapitre
La "nouvelle inscription sociale des valeurs" telle que la définit Gilles Lipovetsky
donnera peut-être naissance à une nouvelle catégorie sociologique telle que la définit
Max Weber. A son époque, ce dernier mis en évidence le lien entre l'émergence de la
"classe des entrepreneurs capitalistes" et le "protestantisme"262. Cependant, la "société
de l'information" ne se limite pas à l'émergence d'une nouvelle classe de techniciens de
l'information et d'informaticiens. La diffusion des technologies de l'information et de la
communication n'explique pas à elle seule le changement de valeurs. Ce changement de
valeurs est la manifestation d'une évolution profonde des modes économiques et
politiques. Il est également le résultat d'une évolution sociale et culturelle qui se
manifeste par le féminisme, l'individualisme au sens de solitude/intimité, la
connaissance, l'harmonie globale (dont le développement durable) et l'interdépendance.
Comme nous l'avons vu, les systèmes de valeurs évoluent. S'il est possible de voir
émerger des tendances, celles-ci peuvent évoluer avec le temps et selon leur
environnement. Comme le note Raymond Boudon, "les systèmes de valeurs constituent
des systèmes ouverts. (…) La difficulté de la prévision tient précisément à ce que le
système est ouvert. Sa capacité régulatrice ne dépend donc pas seulement de lui-même
mais de l'environnement auquel il est confronté"263.
Toutefois, nous pouvons retenir ici que le monde constitue une superposition de
systèmes de valeurs. Ces valeurs pourraient être qualifiées de tribales, traditionnelles,
modernes et postmodernes. Les valeurs tribales ne seraient pas le propre d'ethnies dites
primitives encore présentes en Amérique latine ou en Afrique mais seraient également
présentes dans les sociétés dites modernes. Ainsi dans les pays occidentaux, les valeurs
modernes seraient les plus fortement représentées tandis que les valeurs traditionnelles
seraient en forte baisse et les valeurs postmodernes en forte hausse. Les valeurs
traditionnelles seraient représentatives des sociétés agricoles ou des sociétés dont
l'économie repose en majeure partie sur les ressources naturelles. Les valeurs modernes
262
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Edition Plon, 1964 pour la traduction
française.
263
Boudon Raymond, Bouricaud François, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, seconde édition.,
p. 668-670.
PAGE 134
seraient fortement représentées dans les pays occidentaux et industriels. Les valeurs
postmodernes catégoriseraient une part minoritaire, plus ou moins fortement représentée
selon les pays, mais en forte augmentation dans les pays européens notamment
scandinaves mais aussi aux Etats-Unis et en Asie (Japon).
Même si les approches structuralistes des systèmes de valeur ne peuvent être
considérées comme théories, elles constituent une tentative louable et bien utile de mise
en perspective de l'évolution humaine ainsi qu'un outil pédagogique de mise en scène de
la complexité humaine. Elles offrent également une source de partage et d'échange de
valeurs. Ces approches structuralistes sont, par ailleurs, particulièrement intéressantes
dans la mesure où elles mettent en évidence des émergences. A ce titre, elles mettent en
exergue l'importance des valeurs comme socle de communautarisation (et donc
d'opposition) dans un monde où les réseaux prennent plus d'ampleur du fait notamment
du phénomène de mondialisation.
Les communautés quelles soient scientifiques, politiques, associatives se soudent et se
séparent autour de systèmes de valeurs. Ces communautés peuvent elles-mêmes aboutir
à de nouvelles formes de pouvoir. Celles-ci, contrairement aux formes de pouvoir
traditionnel ou institutionnel, peuvent s'organiser en réseaux grâce aux technologies de
l'information et de la communication. Leur action locale peut ainsi prendre quasi
simultanément une dimension globale.
Krista Beglung critique le caractère "objectiviste et concret" du terme civilisation
employé par Samuel Huntington, oubliant ainsi l'essence "subjective" du terme
"civilisation"264. Elle appuie sa thèse en partant des textes russes évoquant la notion de
civilisation. Ce qui est en effet choquant, en particulier, est le caractère réductionniste
des valeurs associées à chacune des civilisations. Moins que le "clash des civilisations",
ne s'agit-il pas en fait du risque de voir s'exacerber des incompréhensions entre
individus et Etats partageant des valeurs différentes ? La forme que peuvent prendre ces
264
Krista Berglund, "The Functions of the Concept of Civilisation : "Civilisation" in Contemporary
Russian Textbooks of Political Science as a Challenge to Samuel Huntington "Civilisation", ECPR, 14-15
April 2000.
PAGE 135
incompréhensions est beaucoup moins monolithique que semble le penser Samuel
Huntington. La communication entre des typologies de valeurs différentes amène à une
restriction du champ de compréhension et de communication. Plus que la division entre
civilisations, le risque est de voir émerger des conflits liés à l'incompréhension et à la
différence ou à des niveaux de progrès différents. C'est en cela que la grille de Michel
Saloff-Coste nous offre une compréhension plus fine de la complexité entre "ères de
civilisation". On comprend dès lors que l'enjeu, pour l'Europe et le reste du monde, est
de parvenir à développer une culture de l'altérité où les différences, une fois
conscientisées, permettent de dépasser les divisions.
PAGE 136
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE :
L'EUROPE DANS LA MONDIALISATION
Comme nous l'avons vu, l'Europe dispose d'un certain nombre d'attributs concurrentiels
ou d'"avantages concurrentiels" pour reprendre l'expression de Michael Porter.
Les forces de l'Europe résident dans les secteurs porteurs tels que les infrastructures, les
transports, l'industrie du luxe, le tourisme, l'énergie et la biotechnologie. Les cartes
intelligentes, le standard GSM et la communication mobile constituent des succès et des
innovations européennes dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication. L'Europe dispose également d'un réseau d'excellence dans le domaine
de la recherche scientifique et d'une main d’œuvre de qualité.
La diversité et les identités fortes constituent une richesse économique mais également
culturelle. Elle s'accompagne d'une richesse des territoires (régions, nations), des
traditions et des cultures (langues, ethnies). Cette richesse prend racine dans la pensée et
dans la tradition philosophique occidentale. L'Europe a inventé la modernité, elle
cherche à présent sa voie vers la post-modernité.
Les sociétés européennes participent à très forte hauteur à la globalisation. Sur les 57
plus grandes entreprises multinationales (en terme de revenus 1999-2000), 21 sont
européennes, 19 japonaises et 17 américaines265. Parmi ces 21 grandes multinationales
européennes, on compte des groupes allemands comme DaimlerChrysler, Volkswagen,
Siemens, Allianz, des groupes hollandais comme Shell Group ou ING Group, quelques
groupes français comme Axa et TotalFinaElf. Les acquisitions de groupes américains
par des entreprises françaises comme Lafarge ou Vivendi sont là pour rappeler le poids
des entreprises européennes dans la concentration d'actifs au niveau international.
D'autre part, les relations entre Etats membres, la Commission européenne, le Parlement
européen et les pays non membres de l'Union ont amené l'Europe à construire de facto
265
ATTAC, Enquête au cœur des multinationales, Editions Mille et une nuits, 2001, p. 18.
PAGE 137
un réseau politique entre institutions et acteurs. A l'ère informationnelle et dans un
contexte d'émergence d'organisations en réseau, cela lui donne une avance considérable
dans la gestion de la complexité et des relations d'interdépendance.
Cependant, l'Europe montre également des faiblesses. Comme nous avons pu le voir,
l'Europe est en retard dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication. Ces technologies sont décisives pour le développement d'autres
secteurs d'activité. Cependant, ces technologies doivent également être accompagnées
de compétences en matière d'innovation, de design, de créativité, de standards et de
stratégie de marques. Comme le fait remarquer les auteurs du rapport du Futures
Project sur la compétitivité de l'Europe (The Competiviness Map), au-delà de la haute
technologie, l'enjeu de la recherche européenne est de parvenir à une intégration et
application de ses produits et services266.
La part des brevets européens décline proportionnellement ainsi que la part du PIB
attribuée à la R&D. Les inventions scientifiques ont du mal à passer le cap de la
commercialisation et de la marketisation, ce qui limite considérablement l'innovation.
L'Europe n'est pas bien représentée dans le domaine des hautes technologies à
l'exception de la Grande-Bretagne. Les PME, moteurs essentiels de la dynamique de
marché et de l'innovation, ne sont pas aussi dynamiques qu'aux Etats-Unis du fait
notamment des obstacles financiers, institutionnels et administratifs. L'Europe manque
de vision stratégique pour la R&D au niveau des entreprises comme des Etats. La peur
du processus de "destruction créatrice" et celle de la prise de risques sont étroitement
liées au conservatisme de certaines cultures européennes. Elles sont plus ou moins
renforcées selon la nature de l'intervention étatique.
Les difficultés de l'Europe s'expliquent également en partie par la mauvaise gestion et
organisation des entreprises. Le manque de reconnaissance de l’importance du
management, des ressources humaines, de la formation en entreprise et du travail
flexible sont également des facteurs explicatifs. Comme le note Michel Godet, l’hyperproductivité est souvent perçue comme la seule forme d’amélioration tandis que la
266
K.Mathias Weber, Mario Zappacosta et Fabiana Scapolo (sous la diection de), The Futures Project,
The Competitiveness Map, December 1999, p. 3.
PAGE 138
"productivité relationnelle", selon l'expression d'Alexis Jacquemin, n'est pas
reconnue267. La dimension de production et de services immatériels n'est pas encore
valorisée, ce qui reste vrai dans l'ensemble du monde.
Le chômage demeure élevé, il était de 8,4% en avril 2002268, et ce, malgré une approche
plus holistique des politiques publiques que dans les pays anglo-saxons où le chômage
est moins important. Le chômage consacre quelque part l'échec de l’Europe sociale. Il
est renforcé par une démographie en déclin qui nécessite le renforcement de la prise en
charge des plus âgés par une population de jeunes en diminution.
L'Europe reste peu ouverte sur le reste du monde. Les échanges intra-communautaires
sont fortement majoritaires. En avril 2002, l'Europe était déficitaire dans le domaine du
commerce extra-européen avec un excédent de 3,1 milliards d'euros pour un déficit de
4,5 milliards d'euros269. En terme d'investissement direct à l'étranger, l'Europe est
derrière les Etats-Unis.
Ces faiblesses accompagnées des changements profonds déboussolent l'Union
européenne et les Etats membres, qui ont du mal à dégager une vision du futur,
commune et partagée. Alors même que l'Union enregistre un formidable succès de sa
politique depuis sa création, une augmentation du mieux être et un sentiment croissant
d'appartenance de ses citoyens, elle se bloque dans l'intégration de nouveaux domaines
comme la recherche dans les nouvelles technologies, et ne parvient pas à mettre en
oeuvre un projet politique pourtant ambitieux. Rappelons que celle-ci s'est donnée
l'ambition de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde"
d'ici 2010.
Dans ce contexte, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale apparaît
comme un enjeu important mais, il faut bien le dire, secondaire, comme un processus et
non comme une fin en soi. On comprend que l'Europe ne peut se limiter à une politique
d'intégration sur la seule base de l'agriculture et de l'industrie. Elle doit se concevoir
267
Alexis Jacquemin, Compétitivité européenne, comportement des entreprises et cohésion sociale, 1999.
Eurostat, http://www.europa.eu.int/comm/eurostat
269
Eurostat, http://www.europa.eu.int/comm/eurostat
268
PAGE 139
dans le cadre des tendances à long terme, décrites dans cette thèse, qui impliquent plus
que jamais une intégration sur la base d'une société de la connaissance.
Le panorama des tendances à long terme met en évidence l'urgence d'une politique
européenne tournée sur le futur. Les technologies entraînent des changements majeurs
dans le fonctionnement de la société, de l'économie et des entreprises. Comme nous
avons cherché à le montrer, cette "révolution technologique" s'accompagne de
répercussions sociales et politiques. Les principaux aspects de cette mutation
technologique montrent que la connaissance devient un facteur clé de la croissance ; les
entreprises et à moindre égard les Etats subissent une transformation profonde ; le
processus contribue à l'accélération de la mondialisation ; le paradigme néo-libéral est
remis en question par une minorité grandissante.
Cette mutation implique une refonte des politiques publiques prenant en compte la
promotion et l'accès aux technologies de l'information et de la communication. Comme
nous le verrons en seconde partie, la formulation des Etats-nations diverge quant à la
finalité de ces technologies, qu'elles soient considérées comme un secteur économique
ou comme une source d'accroissement de bien-être de la société. Cette mutation remet
également en question l'environnement institutionnel en privilégiant les formes
d'organisation souples et organiques. L'ère de la complexité, de la rapidité et de la
mondialisation renforcent la nécessité des acteurs internationaux à anticiper et à
déployer des positions coordonnées et interdépendantes.
Par ailleurs, nous avons montré que les valeurs européennes participent à la prise de
conscience nécessaire à l'édification d'un nouveau projet politique si l'Europe souhaite
relever les défis du troisième millénaire. Les valeurs européennes étant indissociables
des valeurs occidentales, l'étude de la place de l'Europe dans le monde focalise la
question du "déclin de l'Occident" selon l'expression d'Oswald Spengler. Les tendances
du futur nous permettent-elles de trancher sur la question relative du déclin ou
renouveau de l'Europe ?
PAGE 140
Samuel Huntington offre une définition de l'Occident en huit points centraux :
"l'héritage de la tradition classique", "la chrétienté occidentale", "les langues
européennes", "la séparation du spirituel et de l'autorité temporelle", "la règle du droit",
"le pluralisme social et la société civile", "les corps représentatifs" (institutions et
mouvements), et "l'individualisme"270. L'auteur cherche à distinguer l'Occident de la
modernité afin de montrer que le reste du monde devient plus moderne mais moins
occidental. Cet argument nous semble intéressant. Nous le développerons plus loin
(scénario "Les aspirations universalistes de l'Asie") et approfondirons la notion de
modernité hors du champ occidental. Or, pour Samuel Huntington, si la modernité est
en progrès, l'Occident est en déclin : le "déclin de l'Occident est encore dans sa phase
lente"271 et son "effacement" se caractérise par une combinaison de facteurs
géographiques, démographiques, économiques et militaires. Nous ne retiendrons que
quelques illustrations des trois premiers.
Au maximum de son expansion territoriale, dans les années 1920, l'Occident dominait
40 millions de km2 soit près de la moitié de la planète. En 1993, son territoire n'était
plus que de 20 millions de km2. Par contraste, le territoire occupé par les sociétés
musulmanes est passé de 2,5 millions de km2 en 1920 à plus de 15 millions de km2 en
1993. En 1900, les Occidentaux représentaient de l'ordre de 30% de la population
mondiale, et les gouvernements occidentaux contrôlaient jusqu'à 48% de cette
population en 1920. Les Occidentaux ne représentent plus aujourd'hui que 13% de la
population mondiale et devraient atteindre 10% en 2025. Tandis qu'en 1950, l'Occident
représentait à peu près 64% du produit mondial brut, il n'était plus que de 49% vers
1980. Selon certaines estimations, il ne représentera que 30% d'ici 2013. En 1991,
quatre des sept économies dominantes étaient des nations non occidentales (le Japon, la
Chine, la Russie, l'Inde). En 2020, des projections indiquent que les cinq premières
économies comprendront trois pays occidentaux.
270
Samuel Huntington, "The West Unique, Not Universal", Foreign Affairs, Volume 75, n°6,
November/December 1996.
271
Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 2000 pour la version française
(1996 pour la version américaine), p. 110 et suivantes.
PAGE 141
Dans un monde en forte interdépendance, les défis de l'Europe de demain prennent donc
source dans un contexte mondial. La question du déclin ou du renouveau de l'Europe est
toute relative mais met bien en évidence le caractère interdépendant de l'Europe par
rapport au reste du monde. L'affirmation économique de l'Asie, la mobilité sociale et la
croissance démographique des populations islamiques, constituent de véritables défis et
peuvent avoir des impacts considérables sur la politique mondiale. Les implications
sociales et économiques du vieillissement de la population européenne, la destruction
accélérée de nos écosystèmes, la montée des inégalités (dans les pays en développement
comme développés) et le risque permanent de faillite financière des pays les plus riches
sont autant de facteurs déterminants dans les années à venir. Les grandes tendances du
futur nous permettent de dégager un contexte d'analyse sans lequel nous ne pourrions
décliner les scénarios de l'Europe à moyen terme en troisième partie. Analysons à
présent comment se décline, plus particulièrement, le passage à la "société de
l'information" en Europe.
Quelle est la politique européenne en matière de "société de l'information" et quelle part
est faite à l'élargissement ? Quelles sont les théories et approches prospectivistes dans le
domaine ? Quel sens donné au changement de paradigme et quelles sont les valeurs des
pays d'Europe centrale et orientale ?
PAGE 142
DEUXIEME PARTIE
PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE
L'INFORMATION"
PAGE 143
INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE
Comme nous l'avons vu en première partie, l'intégration européenne est essentielle en ce
qu'elle participe avec les Etats-Unis et le Japon à un "système mondial polycentrique"272
où chaque superpuissance interagit en interdépendance. L'Europe se caractérise par des
atouts et des faiblesses d'ordre à la fois technologique, démographique, politique, social
et économique. Elle représente un des pôles essentiels de la Triade (Etats-Unis, Europe,
Japon). Certains experts comme Lester Thurow ou Manuel Castells ont mis en évidence
les avantages compétitifs dont dispose l'Europe. Cependant, les Etats-Unis demeurent la
puissance dominante du fait de leur prééminence technologique (et militaire). Est-ce que
cela signifie que la dimension technologique constitue le principal moteur de la
puissance des Etats ?
Comme nous le verrons, le succès des Etats-Unis dans le domaine de la "société de
l'information" est le fruit d'une politique volontariste à partir des années 1980 visant à
développer exponentiellement les inventions scientifiques et technologiques à des fins
civiles et militaires. A la même époque, la politique de l'Union européenne se
caractérise par une politique très fortement ancrée sur la construction du marché
intérieur et sur les enjeux économiques et financiers. Les projets européens
technologiques, malgré des premiers succès, ne font pas l'objet d'une priorité et d'un
même degré de focalisation qu'aux Etats-Unis. Notons dès à présent le caractère
contradictoire entre la politique américaine qui se proclame libérale et antiinterventionniste mais qui est l'opposé (en tout cas du point de vue technologique), et la
politique de l'Union européenne, qui s'affirme comme interventionniste et souhaite
parvenir à une cohésion économique et sociale, mais dont l'action ressort comme
fortement libérale voire antisociale.
L'Europe prend conscience de l'importance de la "société de l'information" en 1993, soit
un peu plus tard qu'au Japon et aux Etats-Unis. Les années 1990 sont marquées par une
272
L'expression est de Manuel Castells, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard,
1996, Trad. 1998, p. 370.
PAGE 144
lenteur des progrès vers la "société de l'information" qui s'explique par une combinaison
de facteurs tels que la réunification de l'Allemagne, le Traité de Maastricht, le départ de
Jacques Delors en 1995, et la crise de la présidence de la Commission européenne à la
fin des années 1990. Il faut attendre l'année 2000 pour que l'Europe se fixe comme
objectif de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde" d'ici
2010. Alors que l'Europe enregistre un retard dans le domaine des technologies de
l'information et de la communication, cette ambition est-elle réaliste ?
Le premier chapitre de cette seconde partie consacrera l'analyse de la politique de
l'Union européenne en matière de "société de l'information". Celle-ci sera complétée par
des éléments de comparaison avec le Japon et surtout les Etats-Unis. Une place sera
faite à l'analyse de la politique en matière de "société de l'information" dans les pays
d'Europe centrale et orientale.
Nous proposerons ensuite une analyse historique des concepts porteurs de la "société de
l'information". Nous nous concentrerons sur deux courants : le courant académique
représenté mais non limité à Daniel Bell, Alain Touraine, Manuel Castells ; le courant
prospectiviste représenté mais non limité à Peter Drucker, Alvin Toffler. Nous ne
chercherons pas à retracer une étude historique aussi complète que celle proposée par
Armand Mattelart (Histoire de la société de l'information) ou par Frank Webster
(Theories of the Information Society) ni l'ensemble des courants utopiques ayant pu
donner naissance au concept de "société de l'information" (Armand Mattelart, Histoire
de l'utopie planétaire). Nous chercherons à distinguer les éléments porteurs du concept
de "société de l'information" en tant que mode de développement.
Après avoir concentré notre attention sur le volet institutionnel de l'Union européenne,
nous reviendrons à la notion d'Europe, en tant que "communauté de destin" pour
reprendre l'expression d'Edgar Morin, afin d'analyser les systèmes de valeurs des
Européens y compris ceux d'Europe centrale et orientale.
Nous chercherons à répondre à la question suivante : la "société de l'information" estelle révélatrice d'un changement de valeurs, d'un changement de paradigme ? En quoi
PAGE 145
les pays d'Europe centrale et orientale participent-ils à ce changement de paradigme ?
Les pays d'Europe centrale et orientale divergent-ils ou au contraire convergent-ils avec
les valeurs européennes ? De quelles valeurs parle-t-on ?
PAGE 146
CHAPITRE I
LES
POLITIQUES
EN
MATIERE
DE
SOCIETE
DE
L'INFORMATION
"(…) la notion d'altérité est complémentaire et inséparable de
celle d'identité. Tout au long de l'histoire du continent, le mépris
et le rejet de "l'autre" européen ont constitué un obstacle majeur à
la diffusion d'une identité collective embrassant tous les peuples
de l'Europe - et cela continuera tant que les haines venues du
passé et les mépris affichés à présent n'auront pas été occultés. En
revanche, la reconnaissance de ces haines et de ces mépris
permettrait sans doute d'asseoir l'identité européenne sur des bases
plus solides et plus efficaces", Georges B. Dertilis, "L'origine
moderne de l'identité européenne", publié dans Hélène Ahrweiler
et Maurice Aymard (Edit.), Les Européens, p.442.
"Nous sommes de moins en moins capables de comprendre et
d'analyser ce dont nous disposons sous forme d'informations (…).
Le savoir véritable suppose que l'on ait compris, l'information
demande qu'on la croie", Jurgen Mittelstrass cité par Paul
Watzlawick, Les cheveux du baron de Munchhausen, p.252.
L'objectif de cette partie est de présenter la position de l'Europe en matière de "société
de l'information". Nous nous concentrerons sur les politiques publiques de l'Union
européenne en essayant de dégager les grands épisodes clés de la constitution de cette
politique. Pour ce faire, nous avons choisi comme étude centrale la politique de l'Union
européenne et chercherons à la comparer aux politiques publiques américaine et, à un
moindre niveau, japonaise. Dans un second temps, nous dégagerons les grandes étapes
clés de la politique en matière de "société de l'information" dans les pays d'Europe
PAGE 147
centrale et orientale après avoir positionné ces pays en terme d'indicateurs de la "société
de l'information". Nous finirons par une analyse critique de la politique européenne
institutionnelle dans le domaine en prenant comparaison avec les Etats-Unis.
SECTION 1 : LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LES DIFFERENTES
APPROCHES
MONDIALES
EN
MATIERE
DE
"SOCIETE
DE
L'INFORMATION"
La première initiative d'élaboration politique de la "société de l'information" remonte au
début des années 1970 au Japon. En 1971, un plan élaboré par le Japan Computer Usage
Development Institute fixe la "société de l'information" comme "objectif national pour
l'an 2000"273. Le MITI dont la mission est de stimuler les synergies entre la recherche et
l'industrie, le secteur public et les grands groupes privés lance un certain nombre de
projets tels qu'une banque centrale de données de l'Etat, un enseignement informatique,
des systèmes médicaux à distance, un système d'information pour les PME dont le
projet de Computepolis est le plus symbolique. On peut voir comme résultats de ce
programme avant-gardiste, la percée des entreprises japonaises dans le domaine des
mémoires, dans le lancement de l'ordinateur personnel en 1978, et dans la création de
télévisions éducatives de grande audience.
Aux Etats-Unis, au début des années 1970, une nouvelle politique publique émerge
montrant que certains "problèmes nationaux peuvent être résolus à travers les
télécommunications"274. On cherche à valoriser en terme de marché et d'applications ces
nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les aires prioritaires
sont alors : l'éducation, la santé publique, le système judiciaire et les services postaux.
L'arrivée à la présidence des Etats-Unis de Ronald Reagan en 1982 rompt avec cette
approche. Rapidement la libéralisation du système de communication aux Etats-Unis est
reliée à l'initiative dite de "guerre des étoiles" et prend une tournure militaro-défensive
(Strategic Defense Initiative). Elle sera relancée sous la forme du Strategic Computing
Initiative par George Bush en 1989. Dès lors l'approche politique initiale consistant à
concevoir les télécommunications et l'électronique au service de l'homme est
273
274
Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, Paris, La Découverte, 2001, p. 80.
Idem, Mattelart Armand, p. 80.
PAGE 148
abandonnée. La démarche initiale de la "société de l'information" aux Etats-Unis est
détournée de son objectif initial par des enjeux de défense.
En France, le rapport Nora-Minc (analysé plus loin), à la demande du président Giscard
d'Estaing (1978), interviendra dans le contexte des premiers grands programmes lancés
au Japon et en anticipation d'une crise économique annoncée. Ce rapport coïncidera
avec le vote de la loi sur l'informatique et les libertés et la mise en place de la CNIL
chargée de veiller à son application. Ce rapport deviendra une référence et sera
considéré, au niveau international, comme une des premières analyses prospectivistes
visant à définir une politique publique en matière de "société de l'information". C'est
pourquoi nous analyserons son contenu en détail dans le second chapitre de cette partie.
En 1991, l'administration de Bill Clinton relance auprès du monde des affaires la
promotion du développement de l'infrastructure nationale de l'information. Quasiment
au même moment Jacques Delors initie le Livre Blanc sur La croissance, la
compétitivité et l'emploi qui en 1993 aboutira à la conclusion de lancer une politique de
la "société de l'information" qui aboutira à la politique des technologies de l'information
et de la communication (Information Communication Technology). Nous analyserons en
détail cette politique dans la prochaine section de ce chapitre. Les deux approches sont
sensiblement les mêmes en ce qu'elles partent toutes les deux des technologies de
l'information et de la communication. Elles diffèrent en matière sociale et culturelle,
l'Europe adoptant une approche plus holistique. En ce qui concerne la politique
américaine, celle-ci met l'accent sur les "autoroutes de l'information" (information
superhighways) et sur l'adaptation de son cadre réglementaire pour favoriser la
concurrence. En septembre 1993, l'Administration américaine publie un Agenda pour
l'action dans le domaine de l'infrastructure nationale de l'information (Agenda for Action
on the National Information Infrastructure) visant à favoriser le développement des
infrastructures par les entreprises privées. Elle renforce son rôle dans le domaine de la
dérèglementation qui donnera naissance à la réforme des télécommunications de 1996
(Telecommunications Reform Act). La politique américaine aux Etats-Unis comme à
l'étranger, se caractérise, dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication comme des autres domaines, par une volonté de favoriser la
PAGE 149
concurrence, la croissance économique et le développement des entreprises nationales.
Nous reviendrons dans la prochaine section de ce chapitre sur la comparaison de la
politique de l'Union européenne avec celle des Etats-Unis.
Il faut attendre le sommet de Detroit en 1994 pour que la question de la "société de
l'information" soit abordée au G7. Le G7 demande alors à l'OCDE de réfléchir à
l'impact potentiel de la "société de l'information" en terme d'emploi. Depuis, l'OCDE a
conduit une somme importante de travaux sur l'impact des technologies de l'information
et de la communication en matière quantitative et qualitative. A en croire John Dryden
de l'OCDE, la définition d'économie digitale américaine s'impose rapidement et devient
une sorte de référence en matière économique au sein des pays de l'OCDE275.
L'économie numérique nécessite un climat de confiance (protection des consommateurs,
confidentialité, authentification, cryptographie), l'accès et le développement des
infrastructures de l'information (libéralisation des marchés des télécommunications,
politiques publiques adaptées à la demande, enjeux de gouvernance, ouverture du
marché mondial des télécommunications), un environnement législatif stable (taxation,
politique commerciale, droit de la concurrence et développement du e-finance) et le
déploiement d'une valorisation à tous les niveaux de la société (alignement des
méthodes et de la comptabilisation des données, analyse de la fracture digitale, egouvernement, e-learning, meilleures pratiques pour les PME, développement de la
coopération pour les plus pauvres, etc..)276.
En 1995, les pays les plus riches du G7 entérinent le concept de "société mondiale de
l'information" (Global Society of Information) et d'"infrastructure mondiale de la société
de l'information". Les conclusions de la Présidence sont résumées dans le tableau cidessous277.
275
Dryden John, "E-business and the digital Economy, a Policy Perspective", OECD, 2001.
Idem, Dryden John.
277
OCDE, Vers une société mondiale de la société de l'information, 1997, p. 13.
276
PAGE 150
Objectifs du G7 en matière de "société mondiale de l'information"
Principes économiques
• Promouvoir une concurrence dynamique
• Encourager l'investissement privé
• Définir un cadre réglementaire évolutif
• Assurer un accès ouvert aux réseaux
Principes sociaux et politiques
• Garantir l'universalité de l'offre et de l'accès aux services
• Promouvoir l'égalité des chances entre citoyens
• Promouvoir la diversité des contenus, y compris la diversité culturelle et linguistique
• Reconnaître la nécessité d'une coopération mondiale en prêtant une attention particulière aux
pays moins développés
Mesures
• Promouvoir l'interconnexion et l'interopérabilité
• Développer des marchés mondiaux pour les réseaux, les services et les applications
• Assurer le respect de la vie privée et la sécurité des données
• Protéger les droits de propriété intellectuelle
• Coopérer en matière de recherche et développement de nouvelles applications; maîtriser les
implications sociales et sociétales de la "société de l'information"
G7, OCDE
L'avènement de la "société de l'information" passe pour le G7 par l'accélération de la
libéralisation des télécommunications et donc parachève le type de politique adoptée
dans les années 1984-1985 aux Etats-Unis avec notamment le démantèlement de
AT&T. Les rencontres du G7 aboutissent également à la nécessité de lancer une
négociation en matière de libéralisation des télécommunications avec la mise en place
d'un groupe chargé de ces questions au sein de l'OMC (Negotiating Group on Basic
Telecommunications). Le second volet de la politique mondiale en matière de "société
de l'information" concerne les accords de reconnaissance mutuelle (Mutual Recognition
Agreements) dans le domaine des tests et de la certification qui ont pour objectif
d'assurer la conformité des standards et des produits entre pays. Ces deux aspects de
politique mondiale sont essentiels en ce qu'ils opposent l'Union européenne et les EtatsUnis dans des domaines très compétitifs. Le résultat des négociations témoignera en
quelque sorte de la suprématie entre l'Europe et les Etats-Unis en matière de technologie
et d'infrastructure des technologies de l'information et de la communication. Ainsi, si les
Etats membres du G7 parlent de "société mondiale de l'information", on ne peut pas
dire, à l'heure où nous parlons, qu'il y ait une véritable coordination politique
PAGE 151
internationale à ce sujet. Certes les enjeux de la "société de l'information" sont reconnus
dans leur caractère global. Cependant, ils font l'objet encore à l'heure actuelle d'enjeux
de négociation entre les Etats-Unis et l'Union européenne. Nous verrons en troisième
partie dans quelle mesure ils peuvent affecter le futur de l'Europe.
Des différences existent entre les politiques nationales en matière de "société de
l'information", et ce, même au sein de l'Europe. Elles sont pour beaucoup le résultat des
différences culturelles et de la gestion des élites. La démarche de classification de la
Rand Corporation est intéressante. Elle éclaire les différences d'emphase entre les
régions du monde et le caractère culturel de ces politiques. Le monde se découpe en
quatre grandes catégories de pays et de régions du monde.
L’attitude nord-américaine dominante se caractérise par le caractère "déterministe de la
révolution de l’information"278. La "révolution de l’information" est perçue comme
inévitable. Des tensions devraient créer des formes de stress social et de stratification.
Dans le domaine de la protection de la vie privée, des conflits sont attendus. Cependant,
la "révolution de l’information" devrait prévaloir. L’Amérique du Nord est dans le camp
de ceux qui acceptent la "révolution de l’information" comme un mouvement plus ou
moins irréversible et bénéfique socialement.
L'Europe elle, se focalise sur la nécessité de réaliser une valeur économique de la
"révolution de l’information" tout en maintenant et en protégeant les valeurs culturelles
et sociales. Les Européens pensent qu’ils peuvent et doivent modifier activement le
cours de la "révolution de l’information" afin de parvenir à leurs buts. La détermination
d’amoindrir les inégalités est beaucoup plus forte que dans le cas des Etats-Unis
(Canada mis à part). Il y a également beaucoup d’inquiétudes quant aux aspects de
protection de la vie privée.
278
Hundley Richard O., Anderson Robert H., Bikson Tora K., Dewar James A., Green Jerold, Libicki
Martin, Neu Richard C., The Global Course of the Information Revolution : Political, Economic, and
Social Consequences, Rand Corporation, 2000, p XV.
PAGE 152
Dans la région d’Asie pacifique, l’emphase est sur la valeur économique de la
"révolution de l’information". Il y a moins d’inquiétude quant aux disparités, et aux
enjeux de protection de la vie privée. Le sentiment de confiance de réaliser la
"révolution de l’information" prévaut.
Les régions d'Asie du Sud, du Moyen-Orient et d'Afrique sont marquées par les
différences d’intérêt entre les élites des pays et le reste de la population. Dans certains
pays comme en Inde, il y a la volonté de ne pas rester en marge de la "révolution de
l’information". La priorité est donnée aux technologies hors Internet telles que la
téléphonie mobile, la télévision satellite et les cassettes vidéo pour ne citer que celles-là.
A cette classification régionale du monde, la Rand Corporation propose également une
classification et modélisation de la "révolution de l’information", mais cette fois, par
pays279. Bien que celle-ci ne soit pas définitive (il s'agit d'une version de travail), elle
nous donne une perception, en l'occurrence américaine, quant à la position des
politiques nationales à l'égard de la "révolution de l'information". Elle part de l'idée que
la "révolution de l'information" actuelle a commencé aux Etats-Unis. Les pays sont
classés par rapport aux Etats-Unis (le rapport est destiné au National Intelligence
Council), ce qui donne une vision "américano-centriste". La Rand distingue la tendance
nord-américaine (North American pattern) des variations régionales (regional
variations). Elle distingue dix profils types de pays présentés ici dans le tableau
"Classification et modélisation de la révolution de l'information par pays" (IR Country
Models : An Initial Assignment of Nations). La classification s'effectue sur la base de
quatre dimensions (technologique, socioculturelle, politique et économique) en
distinguant les facteurs explicatifs des facteurs résultants. Les critères d'évaluation sont
présentés dans les tableaux ci-dessous "Facteurs explicatifs" (Causative Factors
Shaping a Nation's IR Posture), "Facteurs résultants" (Resultant Factors Characterizing
a Nation's IR Posture).
279
Hundley Richard O., Country Models of the Information Revolution: an Initial Set, Rand Corporation,
January 2001.
PAGE 153
Classification et modélisation de la révolution de l'information par pays
AVANT GARDES
Etats-Unis
Canada
Finlande
Suède
MODIFICATEURS
France
Allemagne
Et autres pays de l'Union européenne
VOLONTARISTES
Grande-Bretagne
Australie
Irlande
Israël
Taiwan
LENTS
Japon
RETARDATAIRES
Pologne, République tchèque, Hongrie et autres
pays d'Europe centrale
EN TRANSITION
SOCIETES CONFLICTUELLES
Russie
Chine
Anciennes républiques de l'URSS
Iran
Indonésie
La plupart des nations islamiques
ARRIVISTES
Inde
ABANDONNES
EN REJET
La plupart des pays d'Afrique sub-saharienne
Afghanistan
Quelques pays d'Afrique du Nord
Corée du Nord
Rand Corporation
Facteurs explicatifs
Technologique
Socioculturel
Politique
Economique
Montant et qualité de la
recherche en science et
en technologie de
l'information
Comment la société
s'adapte aux
changements :
- réaction de
changement
- mécanismes de
changement
La nature du régime
juridique
Le degré de mentalité en
termes de prise de
risques et
d'entrepreneuriat
Le degré et la nature du
contrôle gouvernemental
Le degré de support
financier et
institutionnel en matière
de recherche en
technologie de
l'information
Statut des infrastructures physiques et du capital humain
Rand Corporation
PAGE 154
Facteurs résultants
Technologie
Financier
Politique
Socioculturel
Degré et nature de la
Nombre de travailleurs
Présence et nombre
Degré des tensions
pénétration des TIC dans de l'information
d'acteurs politiques (non sociales crées comme
la société
limités à l'Etat)
résultat des
Montant et nature du edéveloppements de la RI
Diffusion de l'activité
commerce
Mesure du changement
des TIC dans la
en matière de
technologie et les
Présence et nombre de
gouvernance
services
clusters privés dans les
TIC
Montant de la "destruction créatrice"
Mouvements migratoires des talents et personnes avec de l'expérience dans les TIC
Rand Corporation
Ce qui est frappant est la fragmentation du monde entre, d'un côté, les pays traversant à
plus fort degré la "révolution de l'information" et, de l'autre, ceux à l'écart de cette
"révolution", soit par manque de moyens soit par choix idéologique. Cette
fragmentation est d'autant plus marquée que la nature même de l'exercice consiste à
rassembler plus qu'à segmenter.
Les pays européens sont éparpillés entre plusieurs catégories mais sont largement
représentés dans la catégorie des "modificateurs". Parmi eux la France et l'Allemagne
qui cherchent à façonner, à leur manière, le cours de la "révolution de l'information". La
Grande-Bretagne est classée dans la catégorie des "volontaristes" au même titre que
l'Irlande, Israël, l'Australie et Taiwan. Cette catégorie est très proche des "avant-gardes"
mais, comme son nom l'indique, à plus tendance à suivre qu'à dominer dans le domaine.
La Finlande et la Suède font partie de l'"avant-garde" au même titre que les Etats-Unis
et le Canada. Ce point rejoint notre analyse faite dans la première partie de notre thèse
sur la position de leader des pays scandinaves dans les domaines de l'économie de la
connaissance, de la recherche et du développement, et de la pénétration des technologies
de l'information et de la communication. Ceci est un facteur essentiel de leur succès et
de leur poids croissant au sein de l'Union européenne et de la Commission européenne.
On remarque que les pays d'Europe centrale et orientale sont considérés comme
"retardataires", tandis que la Russie et les anciennes républiques de l'URSS sont hors jeu
car "en transition". On peut reprocher à cette classification son caractère un peu grossier
PAGE 155
notamment à l'égard des pays baltes que nous aurions tendance à classer dans la même
catégorie que les "retardataires". En ce qui concerne la Slovénie, il nous semble que
celle-ci pourrait aussi être positionnée dans la catégorie des pays de l'Union européenne.
Enfin, rien n'est signalé sur les Balkans.
SECTION 2 : LA POLITIQUE DE LA COMMISSION EUROPEENNE EN
MATIERE DE "SOCIETE DE L’INFORMATION"
C'est le Livre Blanc sur La croissance, la compétitivité et l'emploi (1993) commandé
alors par le Président de la Commission européenne de l'époque Jacques Delors, qui
établit la "société de l'information" comme priorité de l'Union européenne. Le rapport
reconnaît les implications générales du développement des technologies de l'information
et de la communication sur l'emploi, la croissance économique et prône la nécessité
pour l'Europe de devenir compétitive dans le domaine. Jacques Delors demande alors à
Martin Bangemann de préparer un rapport qui sera présenté au Conseil européen en juin
1994. Le rapport mettra en avant la nécessité d'accélérer la libéralisation du secteur des
télécommunications, le rôle essentiel du secteur privé dans le déploiement et le
financement de la "société de l'information" ainsi que la nécessité de mettre en place
une nouvelle réglementation ; l'Union européenne se positionnant comme aide au
soutien et développement de celle-ci.
En vue de la préparation du rapport Bangemann, un "Forum de la Société de
l’Information" (The Information Society Forum, ISF) rassemblant des personnalités de
tous les secteurs est initié en 1993 afin de définir les contours de la mise en place de la
"société de l’information". Il est intéressant de noter la richesse du contenu des rapports
du Forum qui tranche avec le rapport final (Rapport Bangemann) présenté au Conseil de
l'Union. Le Forum rappelle que la "société de l'information est nécessairement globale"
mais que l'Europe doit se démarquer par une approche distincte "européenne (The
European Way) reposant sur les valeurs de liberté, égalité, fraternité, solidarité et
pérennité (sustainability)"280.
280
Forum Information Society, A European Way for the Information Society, publication des
Communautés Européennes, 2000. Disponible en annexe.
PAGE 156
L'accès physique aux technologies est essentiel mais doit s'inscrire dans une approche
de droits civiques de manière à préserver la confiance des consommateurs et la vie
privée des individus. Le rapport met également l'emphase sur la nécessité de suivre tout
au long de sa vie une formation et, avec elle, la nécessité de développer l'autoapprentissage et la démarche de se former. La "société de l'information" (avec ses
technologies et sa faible consommation en ressources non renouvelables) peut
contribuer de manière significative au développement durable.
Cette dernière doit s'inscrire également dans sa dimension culturelle, et non pas
seulement économique et environnementale. Il est important de mettre en place dans le
cadre de l'OMC des mesures limitant le risque de développement d'une mono-culture.
Au même titre, la "société de l'information" offre au service public européen une
opportunité potentielle de développer ses services auprès des citoyens. Toutefois, celleci implique un changement de culture gouvernementale et des services publics qui
doivent évoluer vers une "mentalité de réseau"281.
Avec la "société de l'information", la transparence et l'ouverture des marchés est un des
meilleurs instruments de compétitivité économique. L'économie européenne doit
satisfaire cette condition si elle veut pouvoir être en mesure d'influencer le futur ordre
mondial et dégager une nouvelle gouvernance mondiale reposant sur ses valeurs. Le
développement économique de la "société de l'information" ne peut se faire sans une
attention particulière au chômage. Enfin la "société de l'information" implique la
participation de l'ensemble de la société civile et la constitution d'un dialogue à l'échelle
planétaire.
L'approche prônée dans ces rapports se distingue clairement de celle qui sera retenue
par la Commission européenne. La "société de l'information", au travers des travaux du
Forum, est traitée dans son ensemble, c'est-à-dire à travers les critères technologiques,
économiques, politiques, sociaux et culturels. La "société de l'information" implique
l'émergence d'une nouvelle culture dont les contours sont présentés. On peut constater
281
Idem, Forum Information Society, A European Way for the Information Society.
PAGE 157
une influence de ces travaux dans la Charte Européenne des droits fondamentaux, la
création de la Convention sur l'avenir de l'Europe ainsi que dans les travaux de la
Cellule de prospective (scénarios 2010, gouvernance européenne).
Le rapport Bangemann, quant à lui, rompt avec l'approche holistique des travaux du
Forum. Le rapport propose le déploiement d'une politique en quatre axes essentiels : un
cadre juridique et réglementaire ; des réseaux, services, applications et contenus ; les
aspects sociaux, sociétaux et culturels ; ainsi que la promotion de la "société de
l'information"282.
Le
premier
axe
comprend
la
proposition
de
libéraliser
le
secteur
des
télécommunications, sans toucher à l'infrastructure réseau, et de promouvoir
l'interconnexion, le service universel, les licences, la télécommunication mobile et les
communications satellites. Le second axe concerne les enjeux de la propriété
intellectuelle tels que les droits d'auteur, la protection des messages encryptés et des
services audiovisuels ainsi que la protection juridique des bases de données. Le
troisième volet de la politique a trait à la nécessité de développer une indépendance
technologique et une innovation dans les domaines des réseaux de télécommunications
trans-européens, dans les programmes de recherche et développement ainsi que dans
l'industrie des services et de la "société de l'information". Le quatrième aspect de la
politique européenne reconnaît le caractère complexe de la dimension sociale et
culturelle de la "société de l'information" et propose la création d'un groupe d'experts de
haut niveau. En terme d'emploi, le rapport discute la probabilité que les technologies de
l'information et de la communication puissent créer ou non de nouveaux emplois. Il met
surtout en avant les changements organisationnels liés aux modes de travail qui
devraient devenir plus souples et plus délocalisés.
On constate que la politique de la Commission européenne se rapproche de celle menée
par
l'administration
américaine
à
de
nombreux
titres
:
libéralisation
des
télécommunications, promotion du développement technologique et de l'innovation.
282
Martin Bangemann Report, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in Belgium,
EU Information Society Guide, 1996/1997.
PAGE 158
Cependant, l'Europe se différencie des Etats-Unis, mais également des autres régions du
monde, par le second volet (droits d'auteurs…) et le quatrième volet (impacts sociaux).
La direction générale de la Société de l'Information rapporte au Commissaire européen
en charge des "Entreprises et de la Société de l'Information". Ce dernier remplace la
fonction de la DGXIII en charge des "Télécommunications, du Marché de l'information
et de la Valorisation de la recherche". Cela peut également expliquer en partie
l'approche technologique et commerciale donnée aux questions de "société de
l'information". Mais peut-on parler pour autant de "société de l'information"?
Le fait que la "révolution de l'information" soit traitée par la direction en charge des
"Télécommunications,
Marché
de
l'information
puis
Entreprises"
montre
la
prédominance de l'aspect économique de la politique d'origine développée par la
Commission européenne. Pour Martin Bangemann "information et communication sont
les mots clés des développements technologiques, économiques et sociaux qui peuvent
être décrits comme une "nouvelle révolution industrielle. La société de l'information est
une société trans-frontalière ; une société globale (…)" 283. Pour lui, le caractère global
de la "révolution de l'information" nécessite une approche globale des infrastructures et
affectera les entreprises dans leur stratégie de globalisation. Ces propos ne sont pas
surprenants venant du Commissaire en charge des affaires industrielles et des
technologies de l'information et de la communication. Le passage à la "société de
l'information" au sein de la Commission se focalise sur la dimension économique de la
révolution puisqu'elle est considérée comme une "nouvelle révolution industrielle".
Dans le domaine social, la Commission souhaite se concentrer sur les enjeux politiques
de sécurité de l'information, de protection électronique et de protection privée, sur la
mise en avant d'exemples ou de projets pilotes afin de promouvoir la prise de
conscience des personnes (awareness-building) et de développer la formation continue.
Sur la base de notre participation depuis 2001 aux travaux de la Commission sur ces
sujets, nous pouvons noter sans aucun doute les progrès faits au niveau des deux
premiers aspects de la politique cités plus haut. Toutefois, l'impact de la "révolution de
283
Propos de Martin Bangemann, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in
Belgium, EU Information Society Guide, 1996/1997.
PAGE 159
l'information" ne peut se réduire à la seule dimension de marché économique ou à la
sphère privée.
Dans le mécanisme décisionnel européen, tel qu'il fonctionne à l'heure actuelle, la
légitimité de la Commission européenne passe par la reconnaissance des Etats membres
de l'Union. Or, comme nous l'avons vu, les membres de l'Union n'ont pas la même
conception de la "révolution de l'information". Ainsi, en cherchant à préserver la
subsidiarité des Etats membres et en maintenant le difficile équilibre entre influence
communautaire et pouvoirs nationaux, la Commission entretient le statu quo (consensus
mou), compromet les prises de position et de décision politiques nécessaires. Cette
situation nous apparaît absolument insoutenable à long terme. La question de la "société
de l'information" est indissociable d'une approche systémique et nécessite une approche
coordonnée de l'ensemble des domaines et des acteurs. De plus, celle-ci ne peut prendre
une dimension véritable que si elle implique une communautarisation plus forte et une
modernisation institutionnelle de l'Union. Nous reviendrons sur cette analyse en
troisième partie.
Depuis le départ de Jacques Delors en 1995 et de son Commissaire Martin Bangemann,
la politique de la Commission se déploie en priorité sur les télécommunications et le
volet techno-juridique. La vision de la Commission européenne en matière de "société
de
l'information"
s'articule
alors
sur
les
bénéfices
d'une
industrie
des
télécommunications libéralisée et du secteur des technologies de l'information. Elle
focalise son discours sur la promotion de ces technologies.
Par la suite, la Commission élargit son discours au champ économique du "secteur". Le
"secteur des technologies de l’information et de la communication" est considéré par la
Commission européenne comme un secteur dynamique tant du point de vue de la
technologie que de son développement, doté d’un immense potentiel de croissance et
constituant par là-même une source non négligeable d’emploi et de croissance
économique. En outre, le secteur des technologies de l’information et de la
communication est perçu comme pouvant offrir un potentiel de croissance économique,
une compétitivité plus grande, une transformation des modèles économiques mais
PAGE 160
également des structures sociales sans parler de l’influence "diffusante"284 même du
concept de "société de l’information".
L’émergence de la "société de l’information" dans sa globalité est reconnue comme un
instrument d’accroissement de la productivité, de l’amélioration de l’information, de la
connaissance et d’autres secteurs. Le secteur est perçu comme pouvant apporter
également des moyens de productivité et de management de l’administration publique
permettant ainsi d’améliorer les services et la réactivité auprès des citoyens. Pour les
consommateurs, le développement d’Internet et du commerce électronique devrait
permettre l’augmentation sans précédent du choix de produits et de services. Dans le
secteur de l’éducation, les méthodes de formation devraient révolutionner
l’apprentissage à distance et les applications multimédia. De plus, la convergence
digitale des médias et des contenus, la pénétration durable de l’Internet et de
l’émergence de l’économie digitale devraient façonner le futur de l’Europe vers la
nouvelle "société en réseaux".
L'initiative e-Europe, lancée au Conseil européen à Helsinki les 10 et 11 décembre 1999
sous la direction du Commissaire Erkki Liikanen et de Robert Verrue (Directeur de la
DG Société de l'Information), "vise à accélérer l'adoption des technologies numériques
dans toute l'Europe et à faire en sorte que tous les Européens possèdent les compétences
nécessaires pour les utiliser"285. Adopté au Sommet de Feira en juin 2000, le programme
d'action e-Europe s'est doté d'un triple objectif : "rendre Internet moins cher, plus rapide
et sécurisé"286.
Ce plan d'action répond à quatre hypothèses majeures de départ explicitées ainsi :
Internet devrait accroître la production potentielle de l'économie européenne grâce à une
concurrence et une productivité accrues ; l'Europe ne tire pas suffisamment partie du
potentiel global d'Internet ; l'Europe a besoin de marchés des capitaux dynamiques qui
284
« Pervasive » dans le texte original.
"Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen
extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe
fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000.
286
Breakfast Meeting with Robert Verrue, "Making e-business a Reality : Challenges Ahead", 10 January
2001.
285
PAGE 161
soutiennent les nouvelles start-ups, d'un marché de l'emploi qui fournit une main
d'œuvre compétente et flexible, et de marchés de produits concurrentiels qui
maintiennent les prix à un niveau bas ; le niveau d'assimilation d'Internet varie
fortement d'un Etat membre à l'autre, ce qui soulève des problèmes de cohésion sociale
et de potentiel de croissance économique, étant donné que, dans une économie en
réseau, il y a des avantages à maximiser le nombre de personnes connectées.
Le programme propose dix axes majeurs : faire entrer la jeunesse européenne dans l'ère
numérique, un accès moins cher à Internet, accélérer le commerce électronique, un
accès Internet rapide pour les chercheurs et les étudiants, un accès électronique sûr
grâce aux cartes à puce, du capital risque pour les PME de haute technologie, l'eparticipation des personnes handicapées, la santé en ligne, des transports intelligents, et
l'administration en ligne. Nous reviendrons sur ce programme lorsque nous parlerons
plus loin de la politique de la "société de l'information" et de l'élargissement.
Le Sommet du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 marque une évolution dans
la formulation d'une politique en matière de "société de l'information" plus ambitieuse.
L'Union européenne se fixe alors comme "objectif stratégique" de "devenir l'économie
de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d'une
croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et
qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale"287. Cette vision se détache
de la conception sectorielle des technologies de l'information et de la communication
pour évoluer vers une dimension plus économique et sociale, celle de "l'économie de la
connaissance". L'Union propose donc d'accélérer les réformes structurelles pour
renforcer la compétitivité et l'innovation du marché intérieur; de moderniser le modèle
social en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion
sociale et de doser judicieusement les politiques macroéconomiques288.
287
"Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen
extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe
fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000.
288
Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Lisbonne 23 et 24 mars 2000.
PAGE 162
Ainsi reconnaît Erkki Liikanen, le sommet de Lisbonne rompt avec le passé grâce à la
"reconnaissance des enjeux réels et à l'engagement des leaders de l'Union
européenne"289. Le programme est, en effet, très ambitieux et fort complet. Il comprend
des objectifs, parfois à très court terme, dans les domaines suivants : une société de
l'information pour tous, la création d'un espace européen de la recherche et de
l'innovation, l'instauration d'un climat favorable à la création et au développement
d'entreprises novatrices notamment de PME, des réformes économiques pour achever et
rendre pleinement opérationnel le marché intérieur, des marchés financiers efficaces et
intégrés, une coordination des politiques macroéconomiques pour favoriser la transition
vers une économie de la connaissance.
Le sommet de Lisbonne rompt avec le ton communément présent jusqu'alors en ce qu'il
propose de "moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources
humaines et en créant un état social actif". A ce titre, il invite les Etats membres à
remplir des objectifs quantitatifs tels que l'accroissement de l'investissement par
habitant dans les ressources humaines et la réduction de moitié d'ici 2010 du nombre de
personnes de 18 à 24 ans n'ayant accompli que le premier cycle de l'enseignement
secondaire. Des propositions sont faites également afin de développer une politique
active de l'emploi visant à porter le taux d'emploi en 2000 de 61% en moyenne à 70%
d'ici 2010 et à faire en sorte que la proportion des femmes actives, actuellement de 51%
en moyenne, dépasse 60% d'ici 2010290. Une modernisation de la protection sociale et
une intégration sociale renforcée avec notamment la recommandation de lancer une
étude sur l'évolution sociale et sur la viabilité des régimes de retraite dans une
perspective à long terme. Au-delà des objectifs politiques justifiés bien qu'ambitieux,
cependant peu réalistes en terme d'agenda, les recommandations en matière de
processus apparaissent particulièrement innovantes et rompent avec le passé. La
Présidence se fixe le souhait de "développer une nouvelle méthode ouverte de
coordination" visant à renforcer le rôle d'orientation et de coordination du Conseil
européen ainsi qu'à dégager des politiques économiques sur une base d'appréciation à
moyen et long terme.
289
Liikanen Erkki, "Is there a Third Way for the Internet in Europe?", Global Internet Summit, Barcelona,
22 May 2000.
290
Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Lisbonne 23 et 24 mars 2000.
PAGE 163
Le premier bilan que l'on peut faire à l'automne 2002, concernant les ambitions de
l'Union annoncées à Lisbonne, montre encore une fois que l'Europe parvient à
progresser sur les chantiers à court terme. Le bilan se limite aux progrès enregistrés
dans le cadre du plan eEurope 2002 décrit plus haut. Ce dernier est reconduit avec le
plan eEurope 2005 qui a pour objectif de focaliser sur deux axes de développement
prioritaires : l'accès haut débit et le développement d'une infrastructure des réseaux
d'information sécurisée ; les services, applications et contenu en matière de service "en
ligne" et de e-business291. On remarque que le volet technologique est encore largement
dominant et que celui-ci se concentre sur l'ambition d'un accès Internet relativement peu
cher, de qualité et offrant une large palette de services. Les deux autres objectifs
enregistrent à court terme beaucoup moins de résultats. Le premier vise à développer les
"compétences des citoyens afin de leur permettre de vivre et de travailler dans la
nouvelle société de l'information". Le second a pour objectif de faire de "l'apprentissage
tout au long de la vie une des priorités et un principe de base du modèle social
européen"292.
On comprend que les résultats ne puissent pas être aussi probants sur des objectifs à
long terme. Par ailleurs, le bilan de eEurope 2002 cherche à mettre l'accent sur des
résultats quantitatifs difficilement applicables à ces deux derniers objectifs. Cependant
les objectifs que se fixe l'Union et qui sont gérés par la Commission dépendent de
l'attitude et de la capacité de réaction des gouvernements des Etats membres. C'est là un
point essentiel. L'étude de la politique en matière de "société de l'information" montre
que la politique européenne se limite encore trop au plus petit dénominateur commun,
en règle générale technique ou juridique. Satisfaire l'ambition de faire de l'Europe une
économie de la connaissance "capable d'une croissance économique durable
accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus
grande cohésion sociale" implique une vision politique et une volonté partagée ainsi que
des instruments de politique communautaires. Nous pouvons donc conclure à ce stade
que la politique européenne en matière de "société de l'information" montre les limites
291
"Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society", Commission
européenne, Octobre 2002.
292
Idem, "Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society".
PAGE 164
actuelles du système politique européen. Elle témoigne, en outre, de la nécessité de
moderniser l'Europe institutionnelle et décisionnelle. Enfin, elle implique une
transformation profonde du système économique et politique afin de faire de la
connaissance le mode de développement des sociétés européennes.
SECTION 3 : ANALYSE CRITIQUE DE LA POLITIQUE EUROPEENNE EN
MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" A L'EGARD DES ETATSUNIS
S'il est à présent trop tôt pour mesurer l'ensemble des résultats des propositions du
sommet de Lisbonne, il est cependant possible d'émettre une critique d'ensemble sur les
premières années de politique européenne en matière de "société de l'information"
notamment en la comparant à celle des Etats-Unis.
En résumé, l'Union européenne est passée d'une politique axée sur la libéralisation du
secteur des télécommunications et le cadre juridique, à une politique du secteur des
technologies de l'information et de la communication. Depuis 2000, l'Union européenne
cherche à lui donner une dimension plus holistique et à l'orienter vers une politique
économique et sociale.
Si la Commission européenne voit également dans le passage à la "société de
l’information" une opportunité politique d'aide au processus démocratique, la défense et
la promotion de la démocratie ne font pas l'objet des politiques publiques de l'Union
européenne. Le rapport La démocratie et la société de l'information en Europe publié
par la Cellule de Prospective de la Commission européenne traite du lien entre la
démocratie et la "société de l’information". Les auteurs distinguent le scepticisme des
citoyens européens à l'égard des institutions et représentations politiques et leur volonté
de participer plus encore à une "démocratie participative". Certes, les nouvelles
technologies de l'information et de la communication devraient favoriser une diffusion
plus grande du savoir et une nouvelle forme de participation des citoyens. Toutefois, il
est encore trop tôt pour définir si l’Internet favorisera ou non le processus démocratique.
PAGE 165
Nous avons vu en première partie que les enjeux de gouvernance au sein de la
Commission européenne étaient importants et constituaient une priorité politique
déclarée. Cependant, comme dans le cas de la "démocratie participative", les débats sur
la gouvernance initiés au sein de la Commission européenne suite au Rapport sur la
gouvernance dans l'Union européenne publié en 2001 et poursuivis dans le cadre de la
Convention sur l'avenir de l'Europe (qui débute en janvier 2002) marquent un début de
réflexion sur ces enjeux mais une absence de mesures politiques dans le domaine.
Pourquoi les questions de démocratie et de gouvernance ne font-elles pas l'objet de
priorité au sein de l'Union européenne ? Comment expliquer une telle absence ? Celle-ci
participe-t-elle à la cause ou à la conséquence des phénomènes réactionnaires politiques
affluant dans les pays européens293 ? L'Europe se marque par une absence de
convergence sur ces questions qui s'explique en partie par une attitude différente des
élites nationales face au changement et par le manque de vision politique en général. En
outre, le peu de débats jusqu'alors enregistrés au niveau institutionnel sur les questions
de démocratie et de gouvernance est également symptomatique de l'absence de volonté
de renouveller le projet politique en Europe.
Contrairement à la volonté énoncée de l'Europe de ne pas négliger l'axe social dans la
construction d'une "économie de la connaissance", la politique (propagande) américaine
est animée par deux grands axes que sont la promotion de la démocratie et de
l'économie de marché. En résumé, les Etats-Unis donnent la priorité aux axes politique
et économique, la politique informationnelle découlant et nourrissant ces axes. De ce
point de vue, si la politique européenne en matière de "société de l'information" donne
la priorité à l'axe économique, le grand absent est l'axe politique. Ne pouvant comparer
de façon rigoureuse les deux volets de la politique, nous nous concentrerons sur le volet
économique.
La politique européenne se distingue de celle des Etats-Unis à plusieurs titres. Tout
d'abord, les Européens prennent, en règle générale, nettement moins de risques que les
Américains dans le domaine économique. Tout changement économique et social est
293
Référence aux résultats des élections dans un certain nombre de pays européens au début des années
2000 mettant en lumière la montée de partis politiques anti-européens, nationalistes ou populistes.
PAGE 166
considéré au moins avec scepticisme sinon méfiance. Les technologies de l'information
ne sont pas exploitées comme elles pourraient l'être. Tous les Européens ne manient pas
aisément la prise de risque et certains ont du mal à gérer l'aspect violent voire
destructeur de toutes créations. Le processus d'incorporation des technologies de
l'information et de la communication par le corps social est, en général, plus lent qu'aux
Etats-Unis même s'il diffère susbtantiellement selon les pays.
Deuxièmement, les Européens attachent beaucoup plus d'importance à l'équité sociale et
moins à l'efficacité économique qu'aux Etats-Unis. L'Union souhaite développer une
"société de l'information pour tous". Les Américains eux sont beaucoup plus prêts à
accepter les inégalités et à voir récompenser certains groupes au détriment d'autres.
Troisièmement, l'Europe est à la recherche d'une forme de "convergence" entre les
nations qui font partie de l'Union et celles qui y aspirent. L'Europe cherche le
consensus, elle cherche à avancer à travers les différences. Les Etats-Unis ne cherchent
pas la convergence ni le consensus, mais cherchent à l'emporter. Ceci est lié au fait que
les Etats-Unis donnent beaucoup plus d'importance aux forces de marché que les
Européens. En Europe, les politiques gouvernementales sont considérées comme
nécessaires pour réduire les écarts et les inégalités. Les politiques sont donc initiées du
haut tandis qu'aux Etats-Unis, le gouvernement cherche à encadrer et établir des règles
du jeu mais laisse les mains libres au secteur privé.
Enfin, les Européens sont beaucoup plus sensibles aux enjeux de pérennité de la
"révolution de l'information" que les Américains. La volonté de promouvoir un
développement durable de la "société de l'information" est beaucoup plus présente en
Europe qu'aux Etats-Unis où elle se limite à une partie minoritaire de la population.
Même si l'Europe est forte d'opérateurs en télécommunications et en téléphonie mobile
ainsi qu'en technologies de l'information et de la communication, les Etats-Unis
dominent Internet. Cela pose des problèmes de dépendance à l'heure où la confiance
dans de nouveaux systèmes d'information est plus que nécessaire. En cela, l'affaire
PAGE 167
Echelon ne fera qu'ajouter au questionnement européen294. La question de la
dépendance en terme d'infrastructure des réseaux d'information est une question cruciale
pour l'Europe mais également pour le reste du monde. Elle est d'autant plus importante
qu'elle met en évidence le quasi monopole des Etats-Unis dans d'autres domaines
stratégiques tels que les logiciels et systèmes informatiques ainsi que les bases de
données. Comment coordonner internationalement un réseau interdépendant sans pour
autant se réduire à une domination américaine ? Comment proposer une réponse
européenne afin de parer à cette dépendance sans rompre le lien indispensable
d'interdépendance et sans se marginaliser ?
Il nous semble que sousjacente à la politique européenne en matière de "société de
l'information" se pose la problématique de comment construire une "société de
l'information" durable ? Cependant, celle-ci ne se pose pas en ces termes au sein de
l'Union européenne. Le clivage et les différences de perception à l'intérieur même de
l'Union est bien trop importante pour parvenir à cette heure à une convergence de
vue295. Cela montre que la phase de réflexion (Forum de la société de l'information)
suivie d'un début de mise en place juridique et technique de considérations à dominante
sectorielle (Télécommunications…) nécessite de progresser en terme de convergence
européenne sur des questions comme les infrastructures, le contenu informationnel, la
propriété intellectuelle. On constate encore une fois que les pays européens ne peuvent
que gagner à être unis et à mener une politique européenne commune. En cela, la
dépendance à l'égard des Etats-Unis n'est pas irrémédiable mais demande une position
commune et représentative de l'ensemble de l'Europe. Elle implique une action
concertée de l'ensemble des acteurs européens (Etats, entreprises, citoyens) et pas
seulement de la Commission européenne. Mais, plus que, tout elle révèle la nécessité
pour l'Europe de développer une stratégie (politique et action), un projet qui constitue
une réponse claire et pensée à la dépendance américaine.
294
Les Européens découvrent que les Etats-Unis espionnent des entreprises commerciales européennes à
partir de systèmes d'information sensés être destinés au domaine militaire. L'affaire éclate publiquement
pendant l'année 2001.
295
Etude comparée des politiques publiques des pays européens en matière de société de l'information
faite à la demande de la Commission européenne.
PAGE 168
SECTION 4 : POSITION DES PAYS D'EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE
EN TERME D'INDICATEURS DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION"
Si certains indicateurs tels que le passage au télétravail, la croissance du nombre de
travailleurs de la connaissance ou l'évolution de la valorisation du capital intellectuel ne
sont pas encore disponibles, les indicateurs en terme d'accès et d'usage des technologies
de l'information et de la communication ont fait leur apparition. Une première série de
données relatives aux pays candidats à l'adhésion en matière de "société de
l'information" parue en juillet 2002 permet de donner une vision d'ensemble de la
position des pays d'Europe centrale dans le domaine des technologies de l'information et
de la communication. Par ailleurs, l'OCDE a consacré plusieurs séries de publications
destinées aux technologies de l'information et de la communication ainsi qu'à
l'économie de la connaissance.
Grâce aux statistiques de l'OCDE, nous avons pu comparer la structure des économies
des pays candidats qui nous intéressent avec d'autres pays de l'OCDE. A la fin des
années 1990, les services représentent 69% de la valeur ajoutée des pays de l'OCDE
contre 19% pour l'industrie manufacturière296. En Europe centrale, la part de l'industrie
se situe au-dessus de la moyenne de l'OCDE avec des taux de plus de 25% en
République tchèque, et un peu moins de 25% en Hongrie et en Slovaquie. La part des
services se situe au-dessous de la moyenne de l'OCDE avec des taux au-dessous de 60%
en Pologne, Slovaquie et République tchèque297. On constate que les pays mentionnés
sont proches de la moyenne et ne s'en éloignent pas d'un point de vue structurel.
D'après les données disponibles, on remarque l'importance de certains secteurs comme
le commerce de gros (de détail, hôtels et restaurants) et la construction en Pologne ou
l'agriculture et les transports en Hongrie, qui représentent des moyennes nettement
supérieures à celles de l'OCDE. Dans les domaines de la finance-assurance et des
services de communauté et sociaux, la Pologne et la République tchèque notamment,
296
297
OECD, STI Scoreboard 2001.
Idem, OECD, STI Scoreboard 2001.
PAGE 169
enregistrent des participations parmi les plus faibles en terme de contribution à la valeur
ajoutée et bien au-dessous des moyennes de l'OCDE.
La Hongrie et la République tchèque ont des industries de hautes et moyennes
technologies qui contribuent plus que la moyenne de l'OCDE et de l'Union européenne
en terme de valeur ajoutée298. La contribution de l'industrie haute technologie est plus
importante en Hongrie qu'en République tchèque et se rapproche de pays comme le
Japon, la Suède et la Finlande. Il est intéressant de noter que, dans le cas de ces deux
pays d'Europe centrale, leur contribution en terme de valeur ajoutée est plus importante
que dans beaucoup d'autres pays Ouest-européens tels que le Royaume-Uni, la France,
l'Espagne et la Grèce.
L'analyse de la contribution en matière de marché des services à forte intensité en
connaissance299 révèle un positionnement de la Hongrie et de la République tchèque audessous de la moyenne de l'OCDE et de celle de l'Union européenne mais à des niveaux
équivalents à ceux de l'Autriche et de l'Italie pour la Hongrie et de l'Espagne pour la
République tchèque. A titre d'indication, les pays figurant au-dessus des moyennes de
l'OCDE et de l'Union européenne n'incluent que la Suisse, les Etats-Unis, le RoyaumeUni, l'Allemagne, les Pays Bas et la France.
En résumé, la structure économique, c'est-à-dire en terme d'activités économiques des
pays d'Europe centrale et orientale ici étudiés, est alignée sur celle des pays
Occidentaux. La différence relative vient de la valeur ajoutée de ces activités qui
représente un poids plus grand pour l'industrie et plus faible pour les services que celui
des pays leaders.
En terme d'accès et d'usage des technologies de l'information et de la communication,
les pays candidats (PCA)300 sont nettement moins bien positionnés que l'Union
européenne et les Etats-Unis. Le tableau ci-dessous montre des ratios relativement
298
Ibid, OECD, STI Scoreboard 2001. 1998 pour la Hongrie, 1997 pour la République tchèque.
En anglais knowledge-intensive "market" services ; incluent les postes et télécommunications, la
finance et l'assurance et les services aux entreprises.
300
Attention les PCA incluent les 10 pays candidats d'Europe centrale et orientale, Chypre, Malte et la
Turquie.
299
PAGE 170
faibles sur un ensemble varié d'indicateurs "clés de la société de l'information" collectés
par Eurostat301.
Vue d'ensemble des indicateurs clés de la société de l'information
Nombre de PC
(millions)
- Pour 100
habitants
Hôtes Internet
(millions)
- Pour 100
habitants
Internautes
(millions)
- Pour 100
habitants
Téléphones
mobiles (millions)
- Pour 100
habitants
12/
2001
01/
2002
12/
2001
PCA
EU-15
US
Monde
12
115
178
495
7
31
65
8
1
13
13
147
1
4
5
2
13
119
143
499
8
32
50
8
54
275
127
941
31
72
44
15
12/
2001
En terme de comparaison mondiale, la situation des pays candidats est relativement
meilleure en ce qui concerne le nombre d'internautes pour 100 habitants. La position des
pays candidats est supérieure à la moyenne mondiale en terme de téléphones mobiles
soit 31 téléphones mobiles pour 100 habitants contre une moyenne mondiale de 15
téléphones mobiles pour 100 habitants. Le nombre d'hôtes Internet est particulièrement
faible ainsi que le nombre de PC.
Cette analyse montre notamment que le saut accompli par les pays d'Europe centrale et
orientale dans la téléphonie mobile peut s'appliquer potentiellement à d'autres secteurs.
Une augmentation de l'usage des technologies de l'information et de la communication
est envisageable si elle est précédée d'investissement en infrastructure (PC). Le taux de
croissance du nombre d'ordinateurs personnels dans les pays candidats, qui était de
301
Deiss Richard, "Statistiques de la société de l'information, Données relatives au pays candidats à
l'adhésion", Eurostat, 17/2002. L'ensemble du dossier figure en annexe.
PAGE 171
13,1% pour l'année 2000-2001, est supérieur à celui de l'Union des Quinze (8,5%)302.
La Pologne enregistrait un taux de croissance dans le domaine le plus élevé des pays
candidats avec 23,6% suivie par la Hongrie (14,9%) et l'Estonie (13,6%)303. En résumé,
la République tchèque, la Hongrie, l'Estonie et la Pologne enregistrent une croissance
d'équipement supérieure à l'Union européenne. Seule la Slovénie enregistre un taux de
croissance de seulement 0,4% qui s'explique par un niveau d'équipement dans le
domaine équivalent à celui de l'Union européenne304.
Dans le domaine des hôtes Internet pour 100 habitants, la position des cinq pays
d'Europe centrale et orientale (étudiés) est meilleure que la moyenne de l'ensemble des
pays candidats mais inférieure à celle de l'Union européenne à l'exception de l'Estonie.
Les taux de croissance dans le domaine sont plus irréguliers et montrent de fortes
progressions dans les cinq pays d'Europe centrale et orientale avec des taux de
croissance allant de 22,9% pour l'Estonie à 91% pour la Slovénie sur l'année 20012002305.
Dans le domaine du nombre des internautes, la Hongrie et la Slovénie enregistrent des
taux de croissance de 100% entre 2001-2002 comparés à la moyenne des Quinze
(32,7%) et des pays candidats (38,9%). Là encore, l'Estonie et la Slovénie enregistrent
une moyenne d'internautes pour 100 habitants équivalente à celle de l'Union
européenne.
Le graphique présenté ci-joint est intéressant en ce qu'il témoigne du positionnement de
leader de la République tchèque, de l'Estonie et de la Hongrie dans les dépenses liées
aux technologies de l'information et de la communication par habitant et en pourcentage
du PIB pour l'année 2000306. Il montre un positionnement à part de la Slovénie dont les
dépenses par habitant sont les plus importantes mais dont le pourcentage de PIB autour
de 2% reste moyen. La Pologne se situe quant à elle dans une position plutôt moyenne-
302
Idem, Eurostat, 17/2002.
Ibid, Eurostat, 17/2002.
304
Ibid, Eurostat, 17/2002.
305
Ibid, Eurostat, 17/2002.
306
Ibid, Eurostat, 17/2002.
303
PAGE 172
basse avec des dépenses par habitants de l'ordre de 80 euros et des dépenses en terme de
PIB de 1,8%.
Dépenses liées aux technologies de l'information et de la communication par
habitant et en pourcentage du PIB pour l'année 2000, EITO
Par habitants
(euros)
200
Slovénie
République
150
tchèque
Hongrie
100
Pologne
Estonie
Slovaquie
Turquie
50
Moyenne PCA
Lettonie
0
Roumanie
Lituanie
Bulgarie
Turquie
En pourcentage 1,0
2,0
3,0
4,0
du PIB
Ces données confirment la variété des pays candidats et la très bonne position, bien que
relative, de la République tchèque, de la Hongrie, de la Slovénie et de l'Estonie, par
rapport à la Pologne ou aux autres PECOS. On constate, par ailleurs, que les cinq pays
d'Europe centrale et orientale sont bien positionnés par rapport aux autres pays
candidats non PECOS, surtout à l'égard de la Turquie.
A la fin de l'année 2001, les pays d'Europe centrale et orientale comptaient 37 millions
d'abonnés de la Baltique aux Balkans soit un taux de pénétration régionale de 29%.
Selon les estimations d'International Data Corporation (IDC), le taux de pénétration
devrait atteindre 68% d'ici 2006307. Cependant, la croissance n'est pas uniforme car en
République tchèque et en Slovénie, le taux de pénétration de la téléphonie mobile atteint
307
Smolek Jason, "Central/ Eastern Europe Sees Strong Mobile Growth", europemedia.net, 6 May 2002.
PAGE 173
déjà près de 65% en 2001 contre 16-17% en Bulgarie et Roumanie, et 7% en Russie308.
Ces taux de pénétration sont, dans leur ensemble, au-dessous de ceux d'Europe
occidentale cependant, si l'on prend le cas de la Slovénie et de la République tchèque,
ils sont largement dans la moyenne.
Le commerce B2B ("Business to Business") c'est-à-dire le commerce électronique entre
entreprises représentait 7.6 milliards d'euros en 2000 en Europe centrale et orientale et
devrait atteindre 199 milliards d'euros d'ici 2005 selon les estimations d'IDC309. En
Pologne, Hongrie et République tchèque, il atteint 1.4 milliards d'euros en 2001 et
devrait atteindre 26 milliards d'euros d'ici 2006. Le succès du B2B e-commerce dans les
pays d'Europe centrale et orientale s'explique en partie par la forte présence des
industries pétrochimiques, énergétiques, de fer et d'autres matériaux de base qui
commercent de façon traditionnelle sur les places de marché, le commerce en ligne leur
permettant de simplifier leurs échanges. Dans ce contexte, la Pologne devrait devenir un
acteur majeur du e-commerce B2B. Ainsi, le marché du e-commerce B2B n'équivaut
pas au marché Ouest-européen mais offre des perspectives de croissance plus
importante qu'en Europe de l'Ouest.
La mesure quantitative de la position des pays d'Europe centrale et orientale en terme
d'indicateurs de Recherche et Développement a été rendue possible grâce aux travaux
de l'OCDE. La publication en 2001 des Principaux indicateurs de la science et la
technologie nous a permis de mesurer le positionnement des pays d'Europe centrale et
orientale avec les pays de l'Union européenne et ceux de l'OCDE. La comparaison pour
les années 1998 ou 1999 a été possible pour la République tchèque, la Hongrie et la
Pologne mais n'inclut pas la Slovénie.
Dans le domaine de la recherche, la république tchèque se situe devant la Hongrie et la
Pologne au-dessous de la moyenne de l'Union européenne. En terme d'Investissement
Direct en Recherche et Développement (DIRD), indicateur mesuré par l'OCDE en
308
Smolek Jason, "Russia Making Mobile Gains", europemedia.net, 3 May 2002.
McMahon Tansin, "Eastern Europe B2B e-commerce to Hit E199bn by 2005", euromedia.net, 7 May
2002.
309
PAGE 174
pourcentage de PIB310, la république tchèque est passée de 1994 à 1999 de 1.10% à
1.29%, tandis que la Hongrie est passée de 0.88% à 0.68% et la Pologne de 0.76% à
0.75%. A titre de comparaison, la moyenne de l'Union européenne est passée de 1.83%
à 1.85%, la moyenne de l'OCDE de 2.10% à 2.24%. La moyenne de l'OCDE correspond
au niveau de recherche des Etats-Unis qui est passé de 2.08% à 2.24% tandis que les
pays nordiques enregistrent les plus forts taux et sont passés de 2.47% en 1995 à 2.79%
en 1999.
Toujours selon l'OCDE311, le nombre total de chercheurs ou diplômés universitaires
représente en 1999, 56433 en Pologne, 15535 en République tchèque et 12579 en
Hongrie contre 892249 au sein de l'Union européenne et 3.1 millions dans l'OCDE. Il
est intéressant de noter le fort taux de croissance par an enregistré en 1999 en
République tchèque et en Hongrie, soit respectivement 7.7% et 7.2% contre 0.5% en
Pologne. Les taux de croissance de la République tchèque et de la Hongrie montrent un
fort dynamisme dans le domaine étant donné que, sur la même année, la moyenne de
l'Union européenne est de 4.2% et de 4.7% aux Etats-Unis. Elle est de 3.9% en 1998 au
sein de l'OCDE.
Le personnel total de recherche et développement des entreprises312 représente en 1999,
20314 personnes en Pologne, 12283 en République tchèque, 5899 en Hongrie contre
293130 en Allemagne (nombre le plus élevé de l'Union européenne), 152865 au
Royaume Uni et 38323 en Espagne (un des taux les plus faibles de l'Union européenne).
On constate que les trois pays d'Europe centrale et orientale représentent l'équivalent du
personnel de R&D de l'Espagne.
En terme de pourcentage du total national, les chercheurs du secteur de l'Etat313
représentent en 1999, 36.2% en Hongrie et 19.2% en Pologne. La Pologne est le pays où
la part des chercheurs de l'Etat est la plus faible des pays d'Europe centrale et orientale,
310
OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 2001.
Idem, OCDE.
312
Ibid, OCDE.
313
Idem, OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 2001.
311
PAGE 175
et est comparable à celle de l'Espagne (19.9%). La moyenne de l'Union européenne de
14.8% en 1998 se situe bien au-delà de la moyenne du Japon qui est de 4.7% en 1999.
La part des pays d'Europe centrale et orientale dans la demande de brevets ramenée au
total de l'Union européenne (1 053 092) en 1998 est de 10%. En cette même année, la
demande nationale des brevets est de 41349 en Pologne, 39179 en République tchèque
et 38666 en Hongrie314. A titre de comparaison, elle est de 123167 en France, 149493
en Allemagne et 135938 au Royaume Uni. Les Etats-Unis représentent un tiers des
demandes de brevets de l'Union européenne soit 304269 et 10% du total de l'OCDE.
Si la position des pays d'Europe centrale et orientale dans la demande de brevets
nationale n'est pas mauvaise, leur position dans la demande de brevets à l'étranger est,
comparativement aux autres pays de l'OCDE, moins bonne. En 1998, la Hongrie est la
mieux placée en terme demande de brevets à l'étranger et représente 8775 brevets contre
3440 en République tchèque et seulement 1651 en Pologne315. La position de la Hongrie
s'explique peut-être par la forte présence de l'industrie pharmaceutique qui a su attirer
des investissements directs de l'étranger et tisser des partenariats de recherche à
l'étranger316. A titre de comparaison, la demande de brevets en 1998 en France
représente 244824 et 381096 au Royaume Uni. La part des pays d'Europe centrale et
orientale dans la demande de brevets à l'étranger représente moins d'1% du total de
l'Union européenne (1288888). La position des Etats-Unis est nettement supérieure que
dans la demande de brevets nationale et représente deux fois celle de l'Union
européenne soit 2161806.
Le coefficient d'inventivité (demande de brevets résidants sur 10000 habitants) place les
pays d'Europe centrale et orientale en 1998 en dessous de la moyenne de l'Union
européenne (2.6 pour 10000 habitants) : 0.6 en République tchèque, 0.7 en Hongrie et
0.6 en Pologne. A titre de comparaison, le coefficient est de 3.5 aux Etats-Unis, 6.0 pour
la moyenne de l'OCDE et 28.3 au Japon.
314
Ibid, OCDE.
Ibid, OCDE.
316
On peut citer à ce titre le rachat par Bristol Myers Squibb de Pharmavit en 1996 ainsi que les
programmes de recherche à l'étranger de l'ancien conglomérat pharmaceutique local.
315
PAGE 176
Si la position des pays d'Europe centrale et orientale en matière de R&D est
proportionnellement au-dessous des moyennes de l'Union européenne et de l'OCDE, il
n'en demeure pas moins que les pays d'Europe centrale et orientale participent à la fois
quantitativement et qualitativement à la recherche et développement en Europe. Leur
manque d'ouverture sur le monde, illustré par le faible nombre de demande de brevets à
l'étranger (hormis la Hongrie), est la conséquence de pays fermés au monde occidental
pendant le régime communiste. Les forts taux de croissance du nombre de chercheurs et
universitaires enregistrés en République tchèque et en Hongrie sont encourageants. On
note cependant le décalage de la Pologne par rapport à la République tchèque et la
Hongrie mieux positionnées proportionnellement sur l'ensemble des indicateurs de
science et de technologie.
La chute du mur de Berlin et l'effondrement des économies planifiées a entraîné dans
les pays d'Europe centrale et orientale un frein significatif des aides gouvernementales
et surtout des investissements industriels dans le domaine de la recherche. Plus de la
moitié des chercheurs dans les domaines techniques et industriels ont perdu leur emploi.
Les industries qui sont restructurées évoluent également en terme de technicité. Ayant
visité plus d'une centaine d'entreprises industrielles et agricoles dans les pays d'Europe
centrale et orientale, nous avons noté qu'en règle générale, la reconversion des
industries a été plus facile lorsqu'elles étaient de petites tailles et proches, en terme
géographique et de valeurs, des marchés Ouest-européens. Dans le cas de l'industrie
métallique ou de la chimie, nous avons constaté que la Slovénie et la Hongrie avaient
réussi une reconversion de leurs industries bien avant les premiers investissements
directs de l'étranger. Cela était moins le cas en Pologne et pas du tout le cas en Russie.
Par ailleurs, même si les pays d'Europe centrale et orientale disposent d'un
enseignement supérieur et de spécialité de qualité, certains enseignements dans les
domaines scientifiques ou de management manquent. Le panorama est pour le moins
contrasté mais il met en lumière un fort potentiel de développement.
PAGE 177
SECTION 5 : LA POLITIQUE EUROPEENNE EN MATIERE DE "SOCIETE
DE L'INFORMATION" ET L'ELARGISSEMENT
Comme nous l'avons vu dans la section 2 de ce chapitre, la Commission européenne
engage une réflexion sur la "société de l'information" vers 1993. Ce n'est qu'à partir de
la fin des années 1990 que la Commission prend en compte les pays du "dehors de
l'Union". L'objectif est de "développer le dialogue entre les pays d’Europe centrale et
orientale et d’autres pays comme les nouveaux pays indépendants afin de promouvoir le
modèle de l’Union européenne de la "société de l’information" au dehors de l’Union
européenne, notamment dans le contexte du processus d’élargissement et de celui de la
coopération économique avec les pays non candidats"317.
Le dialogue dans le domaine de la "société de l’information" aux nouveaux pays
indépendants sera renforcé dans le contexte du programme TACIS (2000-2006) dans
lequel la "société de l’information" et les télécommunications sont déclarées comme
secteurs de priorité. Les technologies de l'information et de la communication sont
perçues comme pouvant être utiles au processus d'intégration. Le secteur de la "société
de l’information" devrait permettre, en outre, de produire des outils de services et des
méthodes de management facilitant la résolution de problèmes politiques,
administratifs, sociaux et économiques liés au processus d’adhésion.
A ce jour, la politique en matière de "société de l'information" est conduite dans les pays
d'Europe centrale et orientale, comme dans le reste de l'Union, par différentes
administrations publiques. En Pologne, comme dans la plupart des pays candidats
étudiés, le Ministère des postes et télécommunications est en charge des aspects de
déréglementation du secteur des télécommunications. Le Comité d'état pour la
recherche scientifique et le site web du Forum polonais pour la "société de
l'information" offrent des informations dans ce domaine. En Hongrie, un commissaire
du gouvernement pour les technologies de l'information et de la communication
coordonne l'ensemble des activités tandis que le Comité inter-départemental des
317
ISPO, Information Society Website, European Commission.
PAGE 178
technologies de l'information gère les activités dans le domaine. En République tchèque,
le cabinet du Premier ministre en coordonne les activités tandis que des sites comme le
Bureau des systèmes d'information publique ainsi que le Forum tchèque sur la "société
de l'information" offrent des informations dans ce domaine. La Slovénie se distingue
des autres pays étudiés par la mise en place d'un Ministère de la Société de l'Information
qui gère l'ensemble des activités dans le domaine y compris la réglementation des
télécommunications. Le gouvernement a également mis en place un Centre de
renseignements sur l'informatique, sur la stratégie e-commerce au sein de
l'administration publique et pour la société civile.
Des programmes européens comme le Global Cities Dialogue se mettent lentement en
place afin de relier entre elles les administrations publiques ou les villes de la grande
Europe. Global Cities Dialogue est un réseau ouvert à toutes les villes intéressées qui
souhaitent participer à la réalisation d'une "société de l'information pour tous".
L'appartenance au réseau est conditionnée par une implication personnelle du maire, par
un apport concret d'expériences liées aux technologies de l'information et de
l'information au service du citoyen et repose sur la signature au préalable de la
déclaration d'Helsinki et de la Constitution de Brême318. Le réseau est né en novembre
1999 et s'adresse aux villes du monde entier. Il est intéressant de constater la forte
participation des pays d'Europe centrale et orientale. En 2000, le réseau comprenait
quatre villes de République tchèque, six villes de Pologne ainsi que des villes de
Lituanie, d'Ukraine, de Hongrie, de Slovaquie et d'Estonie.
Le sommet européen de Lisbonne du 23-24 mars 2000 consacre l'ambition de faire de
l'Union européenne "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus
dynamique du monde". En réponse à cette déclaration le "plan d'action e-Europe" est
lancé à Feira le 19 et 20 juin 2000. Avant cela, lors de la conférence ministérielle de
Varsovie le 11 et 12 mai 2000, les pays d'Europe centrale et orientale reconnaissent
l'objectif stratégique établi par les Quinze lors du sommet de Lisbonne, acceptent de
318
Site Internet, www.http://www.globalcitiesdialogue.org.
PAGE 179
répondre à l'enjeu établi par le "plan d'action e-Europe" et décident de lancer pour les
pays candidats leur propre "plan d'action e-Europe" qui sera appelé "e-Europe +"319.
Le "plan d'action e-Europe +" s'articule autour de quatre axes principaux :
Premièrement, l'accélération de la mise en place des infrastructures de base (buidling
blocks) pour la "société de l'information" en accélérant la mise à disposition de services
de communication accessibles à tous, en transposant et en mettant en place l'acquis
communautaire relevant des questions de "société de l'information". Nombre de pays
d'Europe centrale et orientale n'ont pas totalement libéralisé le secteur des
télécommunications. Deuxièmement, un accès à Internet moins cher, plus rapide et en
toute sécurité. En facilitant notamment le développement de réseaux sécurisés et les
cartes intelligentes. Troisièmement, en investissant dans les personnes et les
compétences, notamment auprès des jeunes, des personnes travaillant dans l'économie
de la connaissance et par la participation de tous à l'économie de la connaissance.
Quatrièmement, en stimulant l'usage d'Internet en accélérant le e-commerce, les services
en ligne liés aux services publics et à la santé, mais aussi, par la mise en place d'un
contenu numérique européen alimentant les réseaux globaux, d'un système de transports
intelligents, et d'un service on-line consacré à l'information sur l'écologie.
La Commission européenne part du principe, comme pour l'Union, qu'une libéralisation
du secteur des télécommunications entraîne automatiquement un service plus
concurrentiel donc plus efficace et moins cher. L'unité de mesure concerne le taux de
pénétration de la téléphonie fixe et de l'accès à Internet par foyer. Dans le domaine du ecommerce, alors qu'une partie de l'Union européenne fait encore elle-même face à un
manque de confiance dans le e-commerce, l'indicateur de mesure retenu concerne la
législation adoptée dans le domaine. A ce stade, il nous semble que les
recommandations d'ordre technologique, telles que la participation des pays d'Europe
centrale et orientale au réseau mondial Internet et la recherche de standardisation dans le
domaine de la télévision digitale, ont plus de chance de constituer un réel atout
stratégique européen. Enfin, on peut noter le caractère positif de la stratégie e-learning
319
e-Europe 2003+, a Co-operative Effort to Implement the Information Society in Europe, Action Plan,
prepared by the Candidate Countries with the Assistance of the European Commission, June 2001.
PAGE 180
consistant à vouloir mettre en place un système de formation en particulier pour les
technologies numériques et Internet. Cependant, on peut noter l'absence, à ce stade,
d'outils auprès des jeunes permettant de valoriser les nouvelles méthodes
d'apprentissage et de savoir ludique qu'offrent les technologies de l'information et de la
communication. L'objectif de rendre accessible Internet à tous les enseignants et élèves
paraît aller dans le bon sens mais cet objectif pose la question des moyens mis à
disposition. Seront-ils suffisants ? Le programme s'oriente également sur un diagnostic
et la mise en place d'indicateurs communs de mesure avec les Quinze dont les résultats
sont escomptés en 2003 d'où le nom du programme "e-Europe 2003". Nous avons pu
commenter à plusieurs reprises l'absence d'information consolidée et d'indicateurs
consolidés pour les pays d'Europe centrale et orientale et ceux de l'Union. Seule l'OCDE
offre à ce jour un système consolidé de données.
La politique européenne dans le domaine de la "société de l'information" centrée,
comme nous l'avons vu, dans le domaine des infrastructures, s'accompagne
d'investissements dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication, et plus généralement des médias et des télécommunications. Les
organisations financières internationales ayant mises à disposition des instruments de
financement incluent la Banque européenne internationale, la Banque mondiale et la
Banque européenne de reconstruction et de développement. Nous avons choisi
d'analyser les investissements co-financés par la Banque européenne de reconstruction
et de développement (BERD) qui constituent une part dominante des investissements
dans les PECOS. Les activités de la BERD dans le domaine des télécommunications,
des technologies de l'information et des médias représentent 1.7 millions de milliards
d'euros de financement signés au 30 juin 2001320. On peut citer à titre d'exemple, les cofinancements de Digitel 2002 Rt., filiale hongroise de la Générale des Eaux et de
Telekomunikacja Polska SA, opérateur télécoms polonais détenu à 35% par France
Télécom.
320
"EBRD Activities in Telecommunications, Information Technology and Media", EBRD Information.
PAGE 181
Après analyse des investissements de la BERD menés entre 1991 et 2001321, la Russie
est de loin le pays où les investissements ont été les plus importants pour le domaine
concerné. Celle-ci est suivie par la Pologne et l'on remarque un dynamisme particulier
en Slovénie. A des fins d'étude comparative, nous nous concentrerons sur ces trois pays.
De 1991 à 2001, la Russie a enregistré un total de 817269 milliers d'euros
d'investissements
directs
et
112440
milliers
d'euros
provenant
des
fonds
d'investissements régionaux soit un total de 13751305 milliers d'euros dans les
domaines des télécoms, médias et technologies de l'information et de la communication
confondus. Ce montant d'investissement est de loin le plus important et s'explique par
les besoins et le dynamisme des investissements télécoms. On note cependant la
création d'un fond d'investissement en capital pour les technologies de l'information et
de la communication en 2000 d'un montant d'investissement prévu de 1118 milliers
d'euros ainsi qu'un fond d'investissement régional pour les technologies de l'information
et de la communication en 1999 d'un montant d'investissement prévu de 11881 milliers
d'euros.
Un fonds d'investissement en capital pour les technologies de l'information et de la
communication a été également lançé en 1999 pour la Pologne avec un montant
d'investissement prévu de 15815 milliers d'euros. Ce fonds ne représente cependant
qu'une part infime des investissements en capital et régionaux prévus qui totalisent
11824590 milliers d'euros.
A contrario, la part des investissements prévus dans le domaine des médias, télécoms et
technologies de l'information et de la communication en Slovénie qui totalisent 235907
milliers d'euros représentent un peu moins d'un tiers des investissements totaux dans ce
pays soit 1152212 milliers d'euros.
D'un côté, le décalage de la Pologne s'explique par la lenteur de la dérégulation du
marché des télécoms qui freine les investissements étrangers. De l'autre, par le moindre
321
EBRD Investments 1991-2001, published in 2002.
PAGE 182
degré d'activités dans le domaine des technologies de l'information et de la
communication.
PAGE 183
Conclusion de chapitre
Ce chapitre retrace l'historique des concepts de "société de l'information", "économie
digitale" et "économie de la connaissance". Le terme de "société de l'information"
renferme une variété de significations et s'est développée à travers des politiques
publiques très variées prenant en compte les différences culturelles des régions et des
pays. La Rand Corporation a défini un premier niveau de segmentation, celui des blocs
régionaux face à la "révolution de l'information" (l'Amérique du Nord, l'Europe, l'Asie
pacifique et le reste du monde). Elle a également défini un second niveau de variations,
celui des pays. On constate que l'Europe est divisée en trois groupes : les pays
scandinaves qui sont à l'"avant garde", les autres pays de l'Union européenne qui
cherchent une voie médiane et adaptée à leur marché, et enfin les pays d'Europe centrale
qui sont à la traîne.
La politique européenne se distingue des autres politiques en ce qu'elle ambitionne une
"société de l'information pour tous". Le Japon a une politique très orientée sur les
technologies. Les Etats-Unis sont eux aussi très focalisés sur les questions
d'infrastructure mais aussi sur ce qu'ils appellent l"économie digitale". Les instruments
politiques déployés depuis 1993 par l'Union européenne se sont tournés vers la
déréglementation
des
marchés
des
télécommunications,
les
infrastructures
technologiques et la mise en place de standards communs. Le sommet de Lisbonne de
mars 2000 marque une rupture en définissant l'objectif de l'Union de devenir
"l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde". L'Europe souhaite ainsi
donner une dimension plus économique et sociale à la "société de l'information". Bien
qu'il soit trop tôt pour faire l'évaluation de cette politique, elle paraît ambitieuse en
terme d'agenda.
Quant aux pays d'Europe centrale et orientale, l'élargissement et le rapprochement de
l'échéance de l'adhésion prévue pour 2004 ont poussé l'Union à intégrer ces pays dans
leur programme d'action "e-Europe". Le programme "e-Europe+" est, comme nous
l'avons vu, très similaire au programme de l'Union. Il a vocation à aligner les pays
PAGE 184
d'Europe centrale et orientale sur la politique européenne en matière de "société de
l'information". A travers le contenu des sites Internet des pays d'Europe centrale et
orientale sur le sujet, on constate une présence minimale d'information, celle-ci ayant
été développée en partie grâce à l'aide de l'Union. Dans certains domaines, comme celui
de la déréglementation du secteur des télécommunications, on peut s'attendre à un bon
positionnement de certains pays d'Europe centrale et orientale du fait de l'anticipation de
certaines réformes engagées pendant la période de transition. En intégrant les pays
d'Europe centrale et orientale en phase amont des projets et en cherchant à développer
des infrastructures à l'Europe élargie, l'Union peut escompter de meilleurs résultats en
terme d'intégration économique et de cohésion sociale. On peut donc espérer que la
cohérence dans le domaine de la "société de l'information" soit plus effective que dans
certains secteurs plus traditionnels.
Pour conclure, on peut dire que l'Union européenne, malgré des différences au sein de
ses Etats membres, construit une politique qui se différencie de celle des Etats-Unis tout
en cherchant à établir une certaine forme de coordination transatlantique notamment en
matière d'infrastructure. Les Etats-Unis se focalisent, d'un côté, sur le développement
technologique à travers des budgets fédéraux considérables, de l'autre, sur la mise en
place d'un cadre juridique favorisant les entreprises privées et l'innovation. L'Europe,
elle, cherche à inventer un modèle qui laisse la place à l'émergence de l'entrepreneuriat
(sans beaucoup de succès d'ailleurs) tout en cherchant à maintenir une cohésion sociale
et politique. Ces différences se retrouvent également dans les analyses théoriques du
concept de "société de l'information". Etudions à présent les théories fondatrices et les
approches prospectivistes de la "société de l'information".
PAGE 185
CHAPITRE II
THEORIES
ET
APPROCHES
PROSPECTIVISTES
DE
LA
"SOCIETE DE L'INFORMATION"
"La transition des économies de la force brute, typiques de la
Deuxième Vague, aux économies de la Troisième Vague,
fondées sur la force cérébrale, n'est pas encore nulle part
achevée. Même aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, la
bataille intérieure pour le pouvoir entre les élites de la
Deuxième et de la Troisième Vague n'est pas encore terminée",
Alvin et Heidi Toffler, Créer une nouvelle civilisation, p.43.
"The digital revolution has certainly provided an intriguing new
toolkit for thinking through questions at any level, even the
philosophical. What can't be allowed to go by is the claim, that
by deciding we're computers, we've cracked the mystery of
human life," Charles Jonscher, Wired Life, p.271.
Après avoir retenu en première partie de cette thèse une certaine classification des
grandes révolutions scientifiques en cours et à venir, nous avons montré l’impact socioéconomique des nouvelles technologies de l'information et de la communication. On ne
peut comprendre l'Europe d'aujourd'hui sans appréhender l'ensemble des tendances
qu'elles soient économiques, politiques, culturelles ou sociales. Après avoir analysé les
étapes clés de la politique européenne en matière de "société de l'information", nous
souhaitons à présent retracer les différents courants de la "théorie de l’information".
L'objectif de ce chapitre n'est pas de proposer une revue exhaustive des nombreux
contestataires de la "société de l'information" ou de la post-modernité comme David
Harvey ou Zygmunt Bauman. Leur analyse est prise en compte mais ne fera pas l'objet
d'une étude approfondie. Ce chapitre n'a pas vocation non plus à traiter l'ensemble des
PAGE 186
théories de la "société de l'information". Ceux qui l'ont fait, comme par exemple Frank
Webster, reconnaissent le caractère subjectif de leur analyse et surtout du choix des
auteurs. Comme lui, nous cherchons à comprendre et à expliquer "l'émergence d'une
nouvelle façon, en apparence, de concevoir nos sociétés contemporaines"322.
Le concept de "société de l'information" recèle en effet des variantes sémantiques
importantes. Par exemple, Krishan Kumar tend à minimiser le caractère révolutionnaire
de la "troisième révolution industrielle"323. Pour Krishan Kumar, la véritable révolution
est dans ce qu'elle participe à la post-modernité. Il souhaite ainsi mettre l’emphase sur la
"fondamentale continuité" des progrès technologiques et de la "société de
l’information". Pour Charles Jonscher par contre, le caractère révolutionnaire de
l'information s'inscrit dans le passage à une société où l'information est la matière
essentielle comme l'agriculture et l'industrie l'ont été en leur temps324.
Certains auteurs se sont attachés à mettre en évidence les différents aspects du concept
de "société de l'information". Ainsi Armand Mattelart s'est-il intéressé à retracer
l'histoire des utopies de la "cosmopolis" à la "technopolis". Pour lui, notre système
monde est la résultante "baroque" de processus aussi divers que l'impérialisme
américain, la révolution managériale, la crise de l'universalité et la mondialisation :
"(…) l'utopie néo-libérale a fixé au devenir du globe un horizon indépassable d'où a été
banni l'idéal d'égalité et de justice dont la matrice utopienne s'est longtemps nourrie"325.
C'est comme si la "société de l'information" avait entraîné avec elle la fin de l'idéologie
et l'apogée des "fragments techno-utopiques à regard myope"326.
Dans cette section nous nous centrerons sur l'analyse de trois auteurs principaux :
Daniel Bell, Alain Touraine et Manuel Castells. Nous consacrerons, par la suite, une
section aux théoriciens du management dont la contribution à la diffusion de ces
concepts aura été importante. Les prospectivistes, dans le cadre de leur mission en
322
Webster Frank, Theories of the Information Society, Routledge, Second Edition, 2002, p. 1.
Kumar Khrishan, From Post-Industrial to Post-Modern Society, New Theories of the Contemporary
World, Blackwell Publishers, 1995, 1997.
324
Jonscher Charles, Wired Life, Bantam Press, 1999.
325
Mattelart Armand, Histoire de l'utopie planétaire, de la cite prophétique à la société globale, La
Découverte, 1999, 2000.
326
Mattelart Armand, Histoire de l'utopie planétaire, de la cite prophétique à la société globale, La
Découverte, 1999, 2000, p. 373.
323
PAGE 187
entreprises et de leur réflexion sur les nouveaux modes d'organisation, de pouvoir et
plus généralement de société, ont de fait contribué de manière significative à
l'anticipation et à la diffusion de certains concepts. Nous proposerons une sélection des
travaux les plus originaux dans le domaine. Parmi eux, Alvin Toffler, Peter Drucker et
Michel Saloff-Coste.
Que signifie cette expression, devenue commune, de "société de l'information" ? Quelle
en est la genèse ? Ne cache-t-elle pas un phénomène beaucoup plus profond ?
SECTION 1 : LES THEORIES DU POST-INDUSTRIALISME, DE LA POSTMODERNITE ET DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION"
Les prémisses de la "société de l’information" sont à chercher dans la "théorie de la
société post-industrielle" décrite par Daniel Bell. Ce dernier analyse, dès le début des
années 1970, l'émergence de tendances liées aux technologies de l'information. Celles-ci
comprennent :
1. La connaissance théorique comme base systématique à l'innovation
technologique.
2. La création de nouvelles technologies
3. Le développement d'une classe sociale de professionnels et techniciens
4. L'évolution des biens vers les services
5. Le changement dans la nature du travail qui devient ludique
6. L'augmentation de la participation des femmes dans le travail
7. La science devient étroitement liée à la technologie, au pouvoir militaire et
aux besoins sociaux
8. Le développement de conflits entre différents groupes sociaux et politiques
et la possibilité de voir émerger une nouvelle classe sociale professionnelle
9. Une nouvelle forme de méritocratie basée sur les compétences et l'éducation
10. L'émergence de pénuries d'information et de temps et de problèmes
d'allocation de temps
PAGE 188
11. La nécessité d'établir une économie de l'information qui permette de définir
une stratégie collective visant à augmenter la diffusion de la connaissance au
sein de la société
On constate que Daniel Bell s'intéresse au rôle de la technologie en tant que "source
stratégique de changement et de levier sur les changements sociaux"327. Il découple les
deux dimensions du concept marxiste des modes de production entre les relations
sociales (propriété et pouvoir) et celui de techne. Pour lui, on ne peut parler de
"révolution de la connaissance". Bell préfère le terme d'information au terme
connaissance et se distingue de Manuel Castells dans la mise en évidence du processus
informationnel en tant que générateur de connaissance328 et non mode de
développement.
Pour Daniel Bell, nous sommes dans la "troisième révolution technologique" et avons
dépassé le stade de l'invention et de l'innovation pour entrer dans le stade de la
diffusion329. La première révolution technologique était basée sur l'utilisation de la
vapeur, la seconde révolution sur l'électricité et la chimie. La troisième révolution
technologique ne se limite pas aux ordinateurs et aux télécommunications, elle implique
quatre formes d'innovations : le passage à l'électronique, la miniaturisation, la
digitalisation et le software. Pour Bell, la technologie ne détermine pas le changement
social en tant que tel, elle offre des instruments et potentialités qui eux impliquent des
choix sociaux330.
Ce qui est particulièrement intéressant pour notre sujet est le concept d'échelles de
développement (ladders of development) que propose Bell. Celui-ci distingue cinq
étapes sur l'échelle technologique qui permettent une classification des sociétés :
1. Ressources de base, agraires ou basées sur les industries extractives
2. Industrie manufacturière légère (textile, chaussures, etc.)
327
Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, Basic Books,
New York, 1973, 1999, page xviii.
328
Idem, Bell Daniel, page xxiv.
329
Idem, Bell Daniel, page xxxiv.
330
Ibid, Bell Daniel, page xL.
PAGE 189
3. Industrie lourde (fer, les chantiers navals, l'automobile etc.)
4. Haute technologie (instruments, optique, micro-électronique, ordinateurs,
télécoms)
5. Technologies du futur (bio-technologie, matériaux, stations spatiales et
satellites)
Cette classification est importante car elle permet de préciser la définition de ce que l'on
entend par "post-industriel". Si l'on définit la "société post-industrielle" par le passage
de l'industrie manufacturière aux services, alors la Grande-Bretagne, et presque tous les
pays d'Europe occidentale, les Etats-Unis et le Japon sont entrés dans l'ère postindustrielle. Si l'on définit la "société de l'information" en tant que capacité à
transformer en produits la science et la connaissance, ce que l'on appelle la haute
technologie, alors seuls les Etats-Unis et le Japon peuvent prétendre être entrés dans
l'ère de l'information.
Au même titre que l'on peut parler d'échelle technologique, il y a l'échelle des types de
consommation. Daniel Bell distingue cinq niveaux :
1. Subsistance
2. Besoins
3. Désirs
4. Plaisirs
5. Luxe
On comprend que le développement d'une classe sociale moyenne est indispensable à la
montée de l'échelle. En terme de définition, la notion de société ne se limite pas au
système techno-économique et comprend également un ordre politique et une sphère
culturelle.
Cependant, pour Bell, les changements que connaît la société post-industrielle
concernent en majeure partie le domaine de la sphère techno-économique, de
l'éducation et du travail. Ces changements impliquent une remise en cause des principes
PAGE 190
de la souveraineté et des modes de contrôle de l'ordre politique. Dans beaucoup de
domaines, constate Bell, l'intégration se fait au niveau économique tandis que la
fragmentation grandit au niveau politique. La société capitaliste est donc face à un
dilemme culturel qui peut se résumer ainsi : elle doit reconnaître la montée d'une
nouvelle classe et donc d'une nouvelle "idéologie" et la fin de l'ancien système de
valeurs à l'origine du capitalisme (ou "fin de l'idéologie")331.
La société post-industrielle bouleverse nos systèmes de valeurs par la nécessité de
concevoir une nouvelle forme de communauté. La difficulté vient de ce que la science
ne repose pas sur une conception philosophique et culturelle. Bell met donc l'accent sur
la nécessité de créer une communauté de sens autour de cette diffusion scientifique.
On peut voir là un lien certain avec l'analyse traitée dans la première partie c'est-à-dire
la nécessité d'évoluer vers une gouvernance reposant sur une philosophie politique et
non plus seulement sur une économie politique.
Dans son livre The Coming of Post-Industrial Society, Bell montre comment la
technologie et la connaissance théorique redéfinissent l'ordre techno-économique et
avec elle la stratification du système social. Par la suite, dans son livre The Cultural
Contradictions of Capitalism, il développera l'idée de modernité et les problèmes liés au
management du politique (polity) devenus de plus en plus complexes notamment à
cause de la séparation entre économie et culture.
En 1978, deux experts Simon Nora et Alain Minc sont à l'origine d'une des premières
réflexions françaises sur l'informatisation de la société qui deviendra œuvre de référence
dans le monde. Le Président de la République Valéry Giscard d'Estaing souhaitait faire
alors "progresser la réflexion sur les moyens de conduire l'informatisation de la
société"332.
331
Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, New York, Basic
Books, 1973, 1999, p. 479.
332
Nora Simon et Minc Alain, L’informatisation de la société : rapport à M. le Président de la
république française, La documentation française, 1978, p. 3.
PAGE 191
Les conclusions de ce rapport mettent en lumière la conviction des auteurs que
"l'équilibre des civilisations modernes repose sur une alchimie difficile : le dosage entre
un exercice de plus en plus vigoureux, même s'il doit être mieux cantonné, des pouvoirs
régaliens de l'Etat, et une exubérance croissante de la société civile. L'informatique,
pour le meilleur ou pour le pire, sera un ingrédient majeur de ce dosage"333. Pour eux,
"l'informatisation croissante de la société est au cœur de la crise".
La "révolution informatique" est considérée comme "innovation technique", qui se
différencie des autres innovations techniques par le fait qu'elle "modifie le système
nerveux des organisations et de la société tout entière"334. L'informatique annonce peutêtre un phénomène comparable à l'écriture (extension de la mémoire, prolifération et
mutation des systèmes d'information, modification éventuelle des modèles d'autorité)
qui devrait provoquer une mutation décisive dans la langue et le savoir.
L'objet d'étude est le passage de l'informatique à la télématique ("imbrication croissante
des ordinateurs et des télécommunications"), les défis produits par cette dernière en
terme de croissance, de nouveaux jeux de pouvoir et d'indépendance nationale, et enfin
les points d'appui c'est-à-dire les avantages concurrentiels de la France à développer : le
pôle des télécommunications, l'Etat et les autres acteurs du jeu informatique et
l'informatisation de l'administration.
Ce rapport est une des premières études mettant en lumière la "nécessité de socialiser
l'information", et de ne pas seulement prévoir les effets de la télématique. Les auteurs
mettent en avant la désarticulation de la scène sociale du fait du "passage de la société
industrielle, organique à la société d'information, polymorphe"335. Ces termes annoncent
donc bien le caractère révolutionnaire des changements à venir.
A cette même époque, le courant postmoderne se développe dans les domaines
philosophique et politique. Né dans le milieu des écrivains latino-américains dans les
années 1930, le courant traverse tous les milieux artistiques et littéraires. Toute une
333
Idem, Nora Simon et Minc Alain, p. 5.
Ibid, Nora Simon et Minc Alain, p. 11.
335
Ibid, Nora Simon et Minc Alain, p. 120.
334
PAGE 192
série de travaux voit le jour en France dans les années 1970 et donnera lieu à ce que l'on
appellera plus tard le postmodernisme. John Lechte établit le lien entre structuralisme et
post-modernité et propose une classification : penseurs contemporains du structuralisme
(Levi-Strauss, Serres…), de la post-modernité (Lyotard, Baudrillard…), de la pensée
post-structuraliste (Deleuze, Foucault…), du post-marxisme (Touraine, Habermas,
Arendt…)336. Nous ne souhaitons pas ici débattre de la pertinence de la classification
mais simplement montrer le lien entre ces nombreux auteurs qui font l'objet de référence
tout au long de cette thèse. Beaucoup d'entre eux s'inscrivent dans ce que l'on appelle
généralement le courant post-moderne même s'il s'agit là d'une catégorie relativement
large.
Pour Jean-François Lyotard, premier philosophe du courant postmoderne (La condition
post-moderne, 1979), les travaux de Daniel Bell et d'Alain Touraine "marquent l'arrivée
de la post-modernité"337 dans le domaine de la sociologie. La connaissance remet en
cause la suprématie de la science, qui ne devient plus qu'un langage au même titre que
les autres.
Bien qu'étant associé au courant post-moderne, Alain Touraine s'oppose au terme de
post-modernité et défend le concept de modernité, d'une "modernité nouvelle", qui "ne
se réduit pas à la rationalisation et y introduit le thème du sujet personnel et de la
subjectivation"338. Pour lui, la post-modernité dissocie la culture de la rationalité c'est-àdire du progrès et rompt avec la tradition weberienne. Quatre courants de pensée
rompent avec l'idéologie moderniste : le premier définit la post-modernité comme une
hypermodernité de la même manière que Bell définit la société post-industrielle comme
hyperindustrielle. Le second courant se différencie du premier, critique du modernisme
technique, par la critique du modernisme social et politique. Parmi les adeptes de ce
courant on peut citer Gilles Lipovetsky plusieurs fois cité dans cette thèse. Le troisième
courant incarne le post-historicisme tandis que le quatrième, courant anti-esthétique,
rejette la construction d'images du monde.
336
Lechte John, Fifty Key Contemporary Thinkers, from Structuralism to Postmodernity, Routledge,
1994.
337
Anderson Perry, The Origins of Postmodernity, Verso, 1998, p. 25.
338
Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p.15.
PAGE 193
La classification que fait Touraine des courants postmodernes est intéressante mais se
limite par trop au caractère déconstructif du postmodernisme. Pour lui, le postmodernisme met fin aux projets et valeurs, à l'action collective et au sens de l'histoire.
De plus, il "détruit l'idée sur laquelle avait reposé jusqu'ici la sociologie :
l'interdépendance de l'économie, de la politique et de la culture "modernes""339. Si nous
ne partageons pas l'avis de l'auteur sur ce point particulier, c'est qu'il nous semble que la
post-modernité participe au même courant que celui de l'interdépendance dans sa
volonté de construire de nouveaux champs de représentation. Même si comme le fait
remarquer Edgar Morin, l'opposition moderne/post-moderne renferme un "problème
beaucoup plus radical et complexe que celui de l'épuisement de la modernité"340, le
terme de post-modernité exprime bien une tendance. La post-modernité, en tant que
post-histoire, c'est-à-dire au-delà de la modernité, constitue, il nous semble, un intérêt.
C'est dans son caractère intrinsèque d'évolution, de mouvement et de tendance, que le
terme postmoderne prend sens et est ici retenu. Que l'on choisisse d'appeler cela
modernité ou post-modernité, l'enjeu ici n'est pas sémantique mais bien de définir une
nouvelle conception de la modernité, forte de valeurs reconnaissant la diversité des
cultures et des individus. Le courant post-moderne inscrit, selon nous, l'acceptation
d'une relativité du temps et de l'espace.
Manuel
Castells
a
choisi
l'expression
"d'ère
de
l’information"
ou
"d'informationnalisme". Comme Daniel Bell, il distingue les modes de production
(capitalisme,
étatisme)
des
modes
de
développement
(industrialisme,
post-
industrialisme ou informationnalisme). D'un point de vue sociologique, les sociétés
s'organisent, selon lui, autour de processus humains fracturés par les relations
historiquement déterminées entre la production, le pouvoir et l'expérience (cultures et
identités collectives). Si l'industrialisme recherche la croissance économique, c'est-àdire la maximisation de la production ; "l'informationnalisme vise au développement
technologique, c'est-à-dire à l'accumulation de savoir et à la complexité croissante du
traitement de l'information"341.
339
Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p. 247.
Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 27.
341
Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 1, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 39.
340
PAGE 194
S'inspirant de Bell et de Touraine, Castells analyse en profondeur les phénomènes
sociaux qui caractérisent ce passage, caractéristiques que nous trouvons dans le
panorama des tendances du futur. Pour lui, le deuxième millénaire consacre l'apparition
d'un monde nouveau. Aux origines de son apparition, il y a la "coïncidence historique,
dans les années 1968-1975, de trois processus indépendants : la révolution informatique,
les crises parallèles du capitalisme et de l'étatisme, avec les restructurations qu'elles ont
entraînées et l'essor de mouvements culturels et sociaux (revendications libertaires,
féminisme, écologie, défense des droits de l'homme)342.
La révolution informatique constitue l'origine de l'informationnalisme, fondement
matériel d'un nouveau type de société. L'informatique est devenue un outil des
restructurations socio-économiques. Son rôle est particulièrement important dans la
mise en réseau. La crise des modèles du capitalisme et de l'étatisme, à partir des années
1970, a contraint les deux camps à entreprendre des restructurations. Dans cette
économie mondialisée, interdépendante, de nouveaux concurrents (entreprises et pays)
apparaissent au premier rang desquels la région d'Asie Pacifique. Les réseaux
informationnels du capital, de l'information et du commerce relient entre eux toutes les
activités, populations et localités qui ont de la valeur pour le capitalisme mondialisé,
tout en déconnectant les peuples et territoires qui n'en ont pas. C'est ce que Castells
appelle le "quart-monde"343. Dans ces territoires, certains groupes sociaux rejoignent la
"filière perverse"344, celle du crime organisé. La restructuration de l'étatisme quant à elle
s'est révélée plus difficile, surtout pour l'Union soviétique qui, incapable d'assimiler
l'informationnalisme, n'a pu sauver le communisme soviétique : "dans son incarnation
communiste, l'étatisme" serait mort dit-il. Il en serait de même du capitalisme industriel
supplanté par le "capitalisme informationnel", tributaire de la culture et de la
technologie, de la capacité du savoir et de l'information à agir sur le savoir, et de
l'information dans un réseau d'échanges mondialisés. Enfin, les mouvements sociaux de
la fin des années 1960 auraient amorcé le processus d'où est sortie la fracture
fondamentale de toutes les sociétés actuelles. "D'un côté des élites actives,
342
Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 398.
Idem, Castells Manuel, tome 3, chapitre II, p. 89-193.
344
Ibid, Castells Manuel, tome 3, chapitre III, p. 193-235.
343
PAGE 195
culturellement autonomes, qui édifient leurs propres systèmes de valeurs, de l'autre, des
groupes sociaux de plus en plus incertains d'eux-mêmes, malheureux, privés
d'information, de ressources et de pouvoir, et qui, pour résister, se retranchent
précisément derrière ces mêmes valeurs établies que les révoltés de 1968 rejetaient"345.
Castells nous fait percevoir là, la fracture entre les "valeurs d'interdépendance et
d'émancipation" et celles de "survie et d'appartenance" telles que les définit Brian Hall
(chapitre II, section 2).
En conséquence, les analyses présentées ci-dessus nous amènent à la conclusion que
nous évoluons vers une "société nouvelle". Celle-ci serait la conséquence de
transformation structurelle dans les relations de production, de pouvoir et entre les
personnes. Une nouvelle culture aurait également surgi, celle de la "virtualité réelle",
c'est-à-dire un système où la réalité elle-même étant totalement immergée dans les
images virtuelles et les simulacres, les symboles ne sont pas seulement des métaphores
mais la réalité vécue. Cette nouvelle structure sociale de l'ère de l'information, que
Castells appelle "société en réseaux", se compose de "réseaux de production, de pouvoir
et de vie en commun qui construisent une culture de la virtualité à travers les flux
planétaires qui transcendent le temps et l'espace"346. L'auteur rend compte, dans la
lignée des Contradictions culturelles du capitalisme de Bell, des contradictions et des
conflits de la société en réseaux. S'il est vrai que la logique de cette société en réseau ne
s'applique pas à toutes les dimensions de la société, toutes les sociétés de l'ère de
l'information sont belles et bien pénétrées, plus ou moins profondément, par cette
logique de réseaux.
SECTION 2 : APPROCHES PROSPECTIVISTES DE LA "SOCIETE DE
L'INFORMATION"
Il paraît important de contextualiser les origines et les premières théories académiques
citées plus haut sur la "société de l'information". En effet, il ne faut pas oublier que ces
dernières sont arrivées, au mieux en parallèle, pour la plupart après les premières études
345
346
Ibid, Castells Manuel, tome 3, p. 403.
Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 1, chapitre V, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 413-414.
PAGE 196
prospectivistes et de management d'experts sur le changement. Il est intéressant de noter
que les travaux sur le management ont été parmi les premiers à révéler la nécessité
d'adapter les modes de production et organisationnels aux changements économiques et
sociaux. La profondeur des changements y était reconnue comme significative et
impliquait une adaptation à trois niveaux : au niveau des Etats, des entreprises et des
individus. Même s'il ne s'agit pas de travaux à proprement parler académiques, ces
références sont intéressantes pour notre sujet d'étude. Les auteurs que nous allons à
présent citer sont à la fois chercheurs, auteurs, enseignants et consultants. Ils se
caractérisent par une recherche indépendante, une expertise appliquée et plus
systémique que la plupart des chercheurs académiques. Dans leurs travaux, ils mixent
des apports de la psychologie, de la sociologie, de la politique et de l'économie. Ils sont
à la fois penseurs et acteurs. En cela, ils sont porteurs d'une nouvelle pensée mais
également d'un nouveau positionnement social transversal. Leur démarche est
d'anticiper le changement en analysant ce qui est du ressort de la société, des entreprises
et des individus afin de mieux préparer les acteurs à ce changement.
Dès 1970, Alvin Toffler, auteur américain, analyste de société et conseiller auprès des
gouvernements, anticipe dans son livre Le choc du futur, la "crise générale du système
industriel". Les changements ne sont pas uniquement politiques et touchent la "vie
familiale, les affaires, la technologie, la culture et les valeurs"347. Face à la profondeur
de ces changements, une approche cohérente du XXIème siècle s'impose. Il convient
donc de créer une "nouvelle civilisation" qu'il résume dans son livre Créer une nouvelle
civilisation. Le livre incorpore des extraits de trois autres livres La troisième vague,
Nouveaux pouvoirs et Guerre et contre guerre. "Cette civilisation nouvelle entraîne
dans son sillage de nouveaux modèles de structure familiale, elle modifie nos façons de
travailler, d'aimer et de vivre, elle instaure un nouvel ordre économique, fait surgir de
nouveau conflits politiques et aussi et surtout annonce l'avènement d'une nouvelle
conscience"348. Pour lui, il s'agit d'une nouvelle civilisation en ce qu'elle "possède ses
propres notions de temps, d'espace, de logique et de causalité"349. L'auteur s'oppose au
concept de choc entre l'Occident et le reste du monde de Samuel Huntington, de déclin
347
Toffler Alvin, Future Shock, Bantam Books, 1970, 1990.
Toffler Alvin et Heidi, Créer une nouvelle civilisation, Fayard, 1980, 1994, Trad.1995, p. 19.
349
Idem, Toffler Alvin et Heidi, p. 20.
348
PAGE 197
de l'Amérique de Paul Kennedy et de "fin de l'histoire" de Francis Fukuyama. Pour lui,
le choc des civilisations est celui des trois civilisations décrites sous forme de vagues.
Jusqu'à présent la civilisation avait connu la révolution agricole ou "première vague", la
révolution industrielle ou "deuxième vague". A présent nous entrons dans la "troisième
vague", celle du savoir. La ressource principale ou facteurs de production de l'économie
de la troisième vague sont à présent les données, l'information, les images, les symboles,
la culture, l'idéologie et les valeurs. La valeur des entreprises réside dans leur capacité
d'acquérir, d'engendrer, de distribuer et d'appliquer le savoir de manière stratégique et
opérationnelle. L'économie de la troisième vague se caractérise également par la démassification de la production, de la distribution et de la communication. Le travail est
lui-même transformé et entraîne une montée des besoins en main d'œuvre qualifiée. La
nécessité d'innovation favorise les petites et moyennes entreprises plus flexibles et plus
à même de créer de nouveaux modes organisationnels tandis que les plus grosses
entreprises cherchent à multiplier les alliances. Du fait de la montée de la complexité,
l'intégration des systèmes et le développement des infrastructures se font plus essentiels.
Le passage à la civilisation de la troisième vague implique la mise en place de structures
politiques neuves dans lesquelles sont reconnus le pouvoir des minorités et le principe
de démocratie semi-directe. Selon lui, la crise que le monde traverse aujourd'hui n'est
pas uniquement politique et économique, elle est aussi idéologique. Elle remet en cause
les "principes même du capitalisme, du marxisme, du libéralisme, de l'Etat providence
et les doctrines du Tiers Monde"350. Puisque l'information est immatérielle, intangible,
elle est potentiellement infinie. En cela, elle remet en cause le capitalisme et avec lui la
notion de propriété privée. Le nouveau rôle du savoir, autrement dit l'essor du nouveau
système de création de la richesse, entraîne des modifications majeures dans la
répartition des pouvoirs et avec lui de "nouveaux pouvoirs". Le pouvoir social se définit
à présent par le savoir, la capacité de violence et la richesse, plus leurs interactions351.
Cependant, les deux sources de pouvoir que sont l'argent et la violence dépendent de
plus en plus du savoir.
350
Toffler Alvin, Les cartes du futur, Edition Denoël, Trad.1983, p. 107.
Toffler Alvin, Les nouveaux pouvoirs, savoirs, richesse et violence à la veille du XXI siècle, Fayard,
1990, Trad.1991.
351
PAGE 198
Peter Drucker, professeur américain et auteur d'une vingtaine de livres sur le
management et la société, nous lègue une richesse d'analyse de la "société postcapitaliste" en particulier en terme d'impact pour les entreprises. La société capitaliste
dont le pic s'est inscrit à la fin du dix-neuvième siècle, au plus tard avant la Seconde
Guerre Mondiale, est en train de se transformer pour devenir une société post-capitaliste
dont l'auteur prévoit l'avènement en 2010-2020352. Ce qui est certain nous dit l'auteur
c'est que la ressource principale de cette nouvelle société sera la connaissance. S'il est
prématuré de parler de "société de la connaissance", il est plus approprié de parler
d'"économie de la connaissance". Pour lui, on est passé de la "révolution industrielle" à
la "révolution de productivité" et on passe à présent à la "révolution manageriale" qui a
émergé au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. L'auteur passe en revue la "triade
des acteurs" c'est-à-dire les entreprises, les Etats et les individus et montrent en quoi
leur situation est affectée par les changements profonds. Nous ne tenons pas à
développer le sujet car, bien qu'intéressantes, les propositions de l'auteur paraissent
redondantes et certainement moins exhaustives que le panorama donné en première
partie de cette thèse. Ce qui est intéressant ici est le choix de l'expression "postcapitalisme" pour marquer les évolutions futures. Bien que non rendu explicite, l'auteur
cherche à montrer que l'économie de la connaissance implique la création d'une
nouvelle théorie de la connaissance qui supplantera le capitalisme et le marxisme. C'est
en cela que sa position nous semble intéressante.
En France, le travail de Thierry Gaudin au sein du Ministère de la recherche a marqué la
prospective française. Avec son équipe, il dresse un panorama des scénarios de 1900 à
2100. Selon lui, on passe d’une "société de production" (1900-1940) à une "société de
consommation" (1940-1980) 353. Nous serions à présent dans la "société du spectacle"
(1980-2020) et devrions évoluer vers la "société d’enseignements" (2020-2060) puis
vers la "société de libération" (2060-2100)354. La société spectacle, "cette nouvelle
puissance de la tromperie" est "idéologie par excellence" pour reprendre l'expression de
352
Drucker Peter, The Post-Capitalist Society, Harper Business Press, 1994, p. 3.
Gaudin Thierry, Prospective 2100, www.2100.org
354
Gaudin Thierry (Sous la direction de ), 2100 récit du prochain siècle, Payot, 1990, 1999.
353
PAGE 199
Guy Debord355. Pour l'équipe de prospective 2100, elle incarne le règne des médias. La
société est envahie par l'information et la désinformation. Elle est source de plus
grandes inégalités.
Cette typologie ne met pas en évidence le passage de la société industrielle à la "société
de l’information" en tant que telle mais sous-entend une évolution vers une société de la
connaissance. L'influence de la connaissance dans les religions et traditions japonaises,
chinoises et indoues est mise en évidence dans la "société d'enseignements". Trois
grandes approches de la connaissance selon les régions du monde se rejoignent dès le
début du troisième millénaire que sont la "science, la transe, et le langage des symboles
et des signes"356. Le déploiement de la métaphysique aboutira à la "société de la liberté"
dans laquelle les hommes chercheront à libérer leur potentiel créateur. Pour les auteurs,
nous sommes à la veille d'un changement profond de civilisation. L'homme serait
parvenu au dernier stade de l'Homo Faber et l'enjeu du XXI siècle serait de devenir
l'Homo Sapiens Ludens, "espèce régulée par sa sagesse et sa prévoyance dans tous ces
comportements essentiels : reproduction, santé, harmonie avec la Nature, respect de la
vie, connaissance de soi et du monde"357.
Cette analyse montre en quoi l'évolution humaine est étroitement dépendante de
l'élargissement de sa conscience. Elle est originale par son style, en tant qu'histoire de la
prospective, et par ses passages de rétroprospective.
Dans le cadre de ces travaux de prospective, Michel Saloff-Coste propose quant à lui
une "grille de l’évolution"358 visant à mettre en évidence à travers des métaphores,
l’évolution humaine depuis les premiers temps. Cette approche structuraliste est
intéressante dans la mesure où elle dresse une vision métaphorique et synthétique de
l'évolution humaine. Développée dans le milieu des années 1980, elle s’est avérée fort
visionnaire avec le temps. Dans sa première édition, l'auteur avait intitulé ses travaux Le
management systémique de la complexité.
355
Debord Guy, La société spectacle, Buchet/Chastel, 1967, p. 172.
Idem, Gaudin Thierry, p. 571 et 572.
357
Ibid, Gaudin Thierry, p. 585.
358
Saloff-Coste Michel, Le Management du Troisième Millénaire, Guy Trédaniel, 1987 pour Le
management systémique de la complexité, 1999.
356
PAGE 200
La grille de l'évolution place en ordonnée, quatre phases ou différents types de
civilisation : "la Chasse-Cueillette, l’Agriculture- Elevage, l’Industrie- Commerce et la
Création-Communication". L'âge de la Chasse-Cueillette est l'époque du rapport
fusionnel avec la nature. L'âge de l'Agriculture-Élevage est l'époque de la désignation
hiérarchique de chaque objet. L'âge de l'Industrie-Commerce est l'époque de la
théorisation uniformisante de la réalité. L'âge de la Création-Communication est
l'époque de la découverte de l'altérité radicale des devenirs. Chaque type de civilisation
est la métaphore de l'activité dominante. A la différence des trois vagues de Alvin
Toffler, l'auteur prend en compte les sociétés primitives déterminantes dans le
développement de nos civilisations comme le montre Jared Diamond dans son ouvrage
Guns, Germs, and Steel, The fates of Human Societies359.
En abscisse, la grille positionne les domaines caractéristiques de chaque époque. Les
Outils représentent l'évolution des outils, en tant qu'extériorisations et prolongations de
nos fonctions organiques, le Pouvoir représente l'évolution du facteur déterminant le
pouvoir matériel et social, la Réflexion représente l'évolution dans la manière de
réfléchir et de comprendre la réalité, la Communication représente l'évolution dans la
manière de communiquer, l'Organisation représente l'évolution dans la manière de
s'organiser au sein de la société, et l'Histoire représente l'évolution dans la manière
d'appréhender le temps et l'histoire.
Si l'on se concentre à présent sur l'ère "Création-Communication", celle-ci capture
l’essence de la "société de l’information" à travers : les outils (symbole de la
technologie) représentés par le "cerveau et les nerfs", le pouvoir autour de "l'émergence
d'altérité", l’organisation en "réseaux" et tenant compte des "sensibilités", un type de
réflexion "systémique et complexe" (par contraste avec le scientisme et le
monothéisme), une communication basée sur l’interactivité, et enfin une histoire, celle
de la "post-histoire"360.
359
Diamond Jared, Guns, Germs, and Steel, The Fates of Human Societies, New York, Norton &
Company, 1997, 1999.
360
La post-histoire fait référence au manuscrit Post-histoire, rédigé en 1980 par Michel Saloff-Coste.
PAGE 201
La grille de l'évolution
ACTIVITÉ
OUTILS
POUVOIR
RÉFLEXION
COMMUNICATION
ORGANISATION
HISTOIRE
CHASSE
CUEILLETTE
Ongles
Osmose
avec
Intuitive
Orale
Mythe
Préhistoire
3 000 000
d'années
Dents
la nature
Animiste
Bouche à Oreille
Tribu
Temps
Circulaire
AGRICULTUREÉLEVAGE
Bras
Possession
de
Analogique
Écrite
Monarchie
Histoire
sacrée
300 000 ans
Jambes
territoire
Monothéiste
Manuscrite
Royaume
Temps
Linéaire
INDUSTRIE
COMMERCE
Sens
Disponibilité
de
Scientifique
Audiovisuelle
Démocratie
Histoire
profane
300 ans
Viscères
capitaux
Réductionniste
Mass-Media
État
Temps
Homogène
CRÉATION
COMMUNICATION
Cerveau
Emergence
Systémique
Interactive
Sensibilité
Post-Histoire
Nerfs
d'altérité
Complexe
Informatique
Réseaux
Temps
fragmenté
?
© Michel Saloff-Coste
Il faut souligner que l'auteur a nommé l'ère "création-communication" et non pas
"société de l'information". Pour lui, la "société de l'information" est une vision
"industrielle" de la nouvelle ère. Il montre que, dans le nouveau contexte social,
économique et politique, l'enjeu n'est pas l'information en tant que telle, mais la capacité
à "générer de l'altérité" par la création d'un sens nouveau. Dans la "société de
l'information", ce n'est que l'information qui est porteuse d'une altérité qui a de la
valeur. L'information "non porteuse d'altérité" est accumulée et ne sert que comme
mémoire permettant de mesurer le caractère radical d'une altérité nouvelle. Selon
Michel Saloff-Coste, ce qui caractérise cette nouvelle civilisation, c'est une "fuite
éperdue dans l'altérité", "une explosion fractale dans la différence", par opposition à la
société industrielle basée sur la reproduction du même, le conformisme et une culture de
masse361. On voit bien que dans cette société de "création-communication", le pouvoir
est en permanente révolution dans la mesure où il se déplace, comme le ballon dans un
match de foot, d'une émergence d'altérité à une autre. D'où la valeur rattachée à tout ce
qui est radicalement nouveau ou innovant dans l'économie de la connaissance.
361
Entretiens avec Michel Saloff-Coste.
PAGE 202
L'auteur part du principe que chacun des "âges", chacune des "ères" traversées par
l'humanité constitue un "tout" structurel, un système de cohérence et fait référence à un
"système de croyance"362. Les quatre niveaux de civilisation ont été plus ou moins bien
assimilés, selon les pays, les entreprises ou les individus. Certains sont restés à une
étape, d'autres en intègrent deux, trois ou quatre. En synthétisant les concepts clés qui
président à chaque strate de développement, on peut retrouver dans un individu, une
entreprise ou un pays, les caractéristiques liées aux quatre phases du développement des
civilisations. Cette approche permet, de façon concise, de dégager les grandes
"civilisations" et nous fait entrevoir les contours de l'ère "Création-Communication". Le
paradoxe de la pensée de Michel Saloff-Coste est qu'il se positionne à la fois comme
postmoderne et critique d'une vision linéaire de l'espace et de l'histoire, mais arrive
néanmoins à reconstituer une méta-théorie de l'évolution qui fait sens.
Comme dans le cas d'Alvin Toffler et Peter Drucker, la composante applicative au
monde de l'entreprise et des individus a été essentielle. Il faut dire que ces trois
chercheurs venus d'horizons totalement différents (Alvin Toffler, ouvrier, syndicaliste,
journaliste puis auteur à succès ; Peter Drucker, professeur et chercheur académique
dans le domaine du management ; Michel Saloff-Coste, artiste et philosophe, mais aussi
chercheur et consultant) ont développé quasiment en parallèle, des approches dont les
conclusions sont très convergentes.
362
Saloff-Coste Michel, "Vers l'ère de la création-communication", Revue L'armement, "Horizon 2030",
DGA, mars 2000.
PAGE 203
Conclusion du chapitre
La "société de l'information" constitue un enjeu majeur pour l'Europe, pour l'Union
européenne comme pour les pays candidats. Les fondements de certaines théories et
approches prospectivistes de la "société de l'information" montrent que la "révolution"
ne se limite pas aux technologies de l'information et de la communication. Bell nous a
offert une démonstration du post-industrialisme. Castells nous permet de comprendre en
quoi cette "ère de l'information" annonce une "société nouvelle", la "société en
réseaux". Michel Saloff-Coste laisse entendre, à travers ses "quatre ères", que cette
société de "création et communication" est peut-être à l'origine d'une "nouvelle
civilisation".
L'expression "société de l'information" nous paraît donc inappropriée en ce qu'elle ne
remet pas en cause les fondements de la société industrielle. En réduisant la "révolution
informationnelle" au secteur des technologies de l'information et de la communication,
elle prolonge le cycle de l'industrialisme où les fondamentaux du libéralisme, base du
capitalisme, en viennent même à être dénaturés en hyper-libéralisme, plus
communément appelé néo-libéralisme. C'est une fuite vers l'hyper-modernité et non un
passage à la post-modernité. Or, l'ambition que s'est fixée l'Europe de devenir
"l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde" nécessite une
transformation profonde de ses sociétés. Elle implique selon nous que la connaissance
soit placée au cœur du développement économique de l'Europe et soit reconnue en tant
que mode de développement. Ce n'est qu'à se titre que l'intégration au sein de l'Union
européenne des pays d'Europe centrale et orientale prend sens.
L'Union européenne en annonçant une politique en matière de "société de l'information"
plus sociale cherche-t-elle à véritablement évoluer ou s'agit-il d'un "principe
lampédusien"363 qui affirme vouloir tout changer afin que rien ne change ? Comme nous
avons vu en première partie, la compétitivité européenne à moyen terme dépend de sa
capacité à acquérir une indépendance technologique (qui passe par une politique de
363
Wallerstein Immanuel, l'Utopistique ou les choix politiques du XXIème siècle, Editions de L'Aube,
Trad.2000, p.130.
PAGE 204
défense autonome des Etats-Unis) et à générer une société créatrice de nouveaux
savoirs, de compétences et de bien-être social. Mais elle implique également le
développement d'un nouveau modèle alternatif au modèle néo-libéral dont les EtatsUnis sont les porteurs les plus caricaturaux. Nous montrerons en troisième partie en
quoi le développement d'un tel modèle passe par la reconnaissance de valeurs
postmodernes ainsi que par la prise en compte du respect de nos écosystèmes et donc
d'un "développement durable".
La diversité de l'Europe révèle la problématique des "quatre ères" par sa position très
particulière de plaque-tournante entre les pays à tradition "chasse-cueillette" comme les
pays africains, les pays encore fortement ancrés dans l'héritage "industrie-commerce"
comme les Etats-Unis ou dans l'héritage "agriculture-élevage" comme la France et la
Pologne, et les régions en voie de "création-communication" comme la Californie, la
Scandinavie, et de pôles en voie de "création-communication" comme Sophia-Antipolis,
ou certaines régions d'Irlande et de Grande-Bretagne. Tout l'enjeu de l'Europe, dans ses
relations d'interdépendance avec le monde comme dans son élargissement, est de
parvenir à gérer cette complexité.
A travers leurs analyses, les prospectivistes nous permettent d'appréhender les contours
de cette "nouvelle ère" qui émerge. Leur apport nous paraît particulièrement important
dans le domaine des modes organisationnels. Avec eux émergent les notions de réseau,
de travailleurs de la connaissance, d'entreprise flexible, de développement personnel. La
prise en considération et la dissociation dans l'analyse des acteurs étatiques, des
entreprises et des individus sont particulièrement intéressantes. A l'"ère de
l'information", l'interdépendance ne peut se limiter à la seule sphère étatique et doit
conjuguer des sous-systèmes différenciés aux intérêts multiples. Enfin, les
prospectivistes nous offrent une vision des tendances sociologiques et économiques. En
effet, on ne peut pas ne pas noter l'étroit recoupement entre les facteurs décrits plus haut
comme la recherche de projet personnel ou le travail en réseau, et l'évolution des valeurs
qui ressort des enquêtes sur les valeurs et des analyses socioculturelles en général.
On comprend enfin que sous-jacente à ces changements à venir, socle fondateur du
partage et de l'émergence, se trouve la question des valeurs. Etudions à présent plus en
PAGE 205
détail le changement de valeurs. Comment se manifeste-t-il ? Peut-on parler de nouveau
paradigme ?
PAGE 206
CHAPITRE III
CHANGEMENT DE VALEURS ET NOUVEAU PARADIGME
"La puissance n'est pas fatalement le contraire de la liberté.
Non, la Communauté n'existera véritablement que si elle a les
moyens de défendre ses valeurs et d'être généreuse. Soyons
assez puissants pour nous faire respecter et pour promouvoir
nos valeurs de liberté et de solidarité", Jacques Delors,
Biographie, Notre Europe.
"Je suis en effet convaincu que nous sommes entrés dans un
monde véritablement multiculturel et interdépendant, qui ne
peut être compris, et transformé, qu'à partir d'une perspective
plurielle unissant l'identité culturelle, la mise en réseau globale
et des politiques multidimensionnelles", Manuel Castells, La
société en réseaux, tome 1 de l'Ere de l'information, p.49.
"L'humanité est encore en rodage et nous sommes déjà aux
approches de la post-humanité", Edgar Morin, La méthode,
tome 5, L'identité humaine, p.244.
SECTION 1 : CHANGEMENT DE VALEURS
Selon Brian Hall, la révolution scientifique qui débuta dès le seizième siècle est
"porteuse de valeurs telles que l'indépendance, l'égalité/libération, un nouvel ordre
social"364. L'essence de la révolution industrielle et du capitalisme s'inscrit dans une
certaine "philosophie" et conception des valeurs de "productivité, de raison, d'éducation,
de travail/labeur, de technologie/science". Si l'on se rapporte au tableau ci-dessous, il est
intéressant de noter que les valeurs porteuses de la révolution scientifique s'ancrent en
364
Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 29.
PAGE 207
Phase III stade 5 et 6 et que celles qui ont résulté de ce mouvement, résultant dans
l'avènement de la société industrielle, sont ancrées en Phase II stade 3 et 4.
Démonstration de changement de paradigme (le cas de la "Révolution
industrielle")
STADE 3
PHASE II
STADE 4
Famille
Confiance en soi
Prestige/image
Droits/respect
Affirmation sociale
Tradition
STADE 5
PHASE III
STADE 6
VALEURS DE BUTS
Croyance/philosophie
Egalité/libération
Travail/labeur
VALEURS DE MOYENS
Equité/Droits
Hiérarchie/ordre
Loi/Guide
Honneur
Education
Indépendance
Loi/règle
Propriété
Raison
Technique/Science
Productivité
Construction/nouveau
système
Dignité humaine
Education/connaissance
Justice/ordre social
Communauté/groupe
de soutien
Collaboration
Sélection à partir des valeurs de Brian Hall
Les découvertes d'Einstein, dont la théorie de la relativité publiée en 1921, consacrent
un changement de paradigme qui amène à une nouvelle représentation du monde.
Comme il a été explicité en première partie, nous sommes en train de passer de "l'âge
industriel à l'âge de l'information" pour reprendre l'expression de John Naisbitt.
Par ailleurs, Brian Hall montre qu'avec les travaux sur la relativité, ceux sur
l'inconscient prennent une nouvelle dimension. On accepte l'idée d'une conscience de la
conscience, le processus de penser la pensée même. Les expériences scientifiques sur
les états modifiés de conscience de ces cinq dernières années confirment les hypothèses
émises en ce début de siècle365. Au cœur de ces travaux, la notion de temps est ellemême remise en cause.
Selon Gregory Bateson, "rien de ce que nous savons ne peut être défini ou compris, sans
qu'il ne se réfère à d'autres éléments"366. En d'autres termes, l'information de l'ère
365
366
Mario Varvoglis, ancien chercheur au MIT, conférence sur l'inconscient, Club FIF, mars 2002.
Cité par Brian Hall, Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 33.
PAGE 208
informationnelle est dans son essence relative, potentiellement contradictoire. Il nous
reste à nous citoyens de décider quel avenir nous voulons créer. La création de sens,
d'un sens non autoritaire, nous paraît en cela fondamentale.
Du point de vue organisationnel, le changement se manifeste par l'évolution de valeurs
de travail, de service, d'efficacité, de devoir, de hiérarchie, de loi vers des valeurs de
communauté, d'intimité, de responsabilité, de justice, de dignité humaine. La création de
l'arme nucléaire et son utilisation à Hiroshima entraîne une augmentation de la
conscientisation des valeurs de sécurité, de sûreté et de survie.
Ce que Brian Hall n'explique pas, c'est l'évolution probable du futur. Si l'on applique la
logique entre les valeurs de la révolution scientifique et celle du monde industriel, les
premières portant les secondes, et que l'on utilise sa grille de lecture, on peut déduire
l'analyse suivante : les valeurs "d'interdépendance" devraient porter les valeurs
"d'émancipation" (self initiating). La société pourrait donc évoluer d'une société basée
sur l'appartenance et de type institutionnel vers une société basée sur l'émancipation
individuelle et de type participatif.
Si l'on projette cette même logique, les valeurs clés de la Phase IV devraient annoncer
les valeurs clés de la Phase III. Nous avons sélectionné dans le tableau ci-joint un
certain nombre de valeurs qui nous paraissent particulièrement caractéristiques de notre
propos. Certaines valeurs de la Phase IV ici retranscrites telles que vérité/sagesse,
interdépendance,
diversité/unicité,
transcendance/écologie
(ecority),
technologie
conviviale, droits de l'homme devraient annoncer certaines valeurs clés de la Phase III
telles que recherche/sens/espoir, responsabilité/éthique, communauté/groupe de soutien,
recherche/connaissance de l'intimité, éveil spirituel. L'ensemble des valeurs de la Phase
III et de la Phase IV figure dans la grille présentée en annexe.
PAGE 209
Démonstration du changement de paradigme actuel
STADE 5
Adaptabilité
Recherche/sens/
espoir
PHASE III
STADE 6
STADE 7
VALEURS DE BUTS
Art/beauté
Vérité/sagesse
Eveil spirituel
Contemplation
PHASE IV
STADE 8
VALEURS DE MOYENS
Recherche
Diversité/unicité
Interdépendance
Responsabilité éthique
Synergie
Communauté/groupe de
Transcendance/
soutien
solitude
Détachement
Mission/objectifs
Recherche/connaissance
de l'intimité
Transcendance/écologie
Monde/prophétie
Technologie conviviale
Justice globale
Droits de l'homme
Equilibre
macroéconomique
Sélection à partir des valeurs de Brian Hall
Derrière ces quelques mots clés, se trouve bien évidemment une richesse de concepts et
de définitions (disponibles en annexe) et une expérience empirique. Brian Hall a
développé cet outil et ces définitions après avoir parcouru le monde, et affiné ses
définitions au contact de plusieurs langues, de multiples cultures et religions. Son travail
se focalise sur l'étude du rapport entre le "soi" et l'environnement, sur le processus de la
réalité interne et de sa conscientisation du monde extérieur, ce qu'il appelle
"minessence". En cela, ses travaux n'ont pas de vocation macro et se destinent au travail
sur l'individu et l'entreprise.
Le caractère universel de cette grille d'analyse se rapproche de l'interprétation
quantitative des questionnaires sur les valeurs de Ronald Inglehart. Brian Hall et Ronald
Inglehart partagent l'idée que les individus et les sociétés n'évoluent pas de la Phase I à
IV ou de valeurs modernes vers postmodernes de façon linéaire. Le processus de genèse
décrit précédemment s'apparente plutôt à un mouvement en boucle (progression,
régression). Pour Brian Hall, les individus demeurent ancrés dans une phase tant qu'ils
n'ont pas atteint un certain stade de maturité. La conscientisation, la croissance et le
développement sont donc à la base de l'évolution vers des valeurs plus complexes. Les
PAGE 210
quatre représentations du monde que l'on appelle "Phase" se découpent en sept cycles de
développement correspondant au stade de développement humain et spirituel : primaire,
familial, institutionnel, intra-personnel, communal, mystique et prophétique367.
Ces analyses portent en elle le passage du modernisme au post-modernisme. Ronald
Inglehart parle du passage de la modernisation à la post-modernisation. L'essor des
valeurs postmodernes se caractérise par l'égalité des droits pour les femmes, par la
volonté d'ériger des institutions politiques démocratiques, par le soucis de protection de
l'environnement au-détriment de la croissance économique à tout prix, par des clivages
fondés sur des problèmes culturels et des enjeux de qualité de vie plus que sur des
conflits de classes sociales.
La post-modernisation marque une mutation des stratégies de survie, le passage de la
valorisation du profit économique à une valorisation de la survie et du bien-être, à
travers des changements de styles de vie. Elle implique, comme dans la pyramide de
Maslow, qu'un individu ne peut évoluer dans ses valeurs que si ses besoins primaires
sont satisfaits. Selon Inglehart, sur la base des données recueillies au sein des sociétés
industrielles avancées, il y a eu une évolution des valeurs matérialistes vers des valeurs
post-matérialistes entre 1970 à 1994. Cette analyse fait d'ailleurs l'objet d'une
confirmation par l'enquête sur "les valeurs des Européens" de 1999 dont les premiers
résultats sont parus au mois de juillet 2002. Cette enquête montre, en effet, une
poursuite de la montée du post-matérialisme. Du fait du ralentissement du
développement économique, les "valeurs post-matérielles continuent à se diffuser mais
en se conformant au nouveau contexte de croissance réduite". Les conditions matérielles
apparaissent de fait comme un "préalable à la satisfaction d'aspirations moins
matérielles telles que l'intérêt du travail ou les possibilités de développement
personnel". Il en est de même au niveau de la famille, l'épanouissement ne pouvant
exister sans une réelle stabilité de l'environnement familial" (ce qui les conduit à
valoriser aussi la fidélité dans le mariage ou le respect des devoirs réciproques)368.
367
368
Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 94.
"Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 178-179.
PAGE 211
Par ailleurs, il est marquant de retrouver des points communs entre les valeurs des
Phases III - IV et les tendances socio-culturelles énoncées en première partie de nos
travaux parmi lesquelles le bonheur et le bien-être (Gilles Lipovetsky), la spiritualité
(travaux de la Commission européenne), l'engagement, l'éthique écologique, la
recherche de sens, la responsabilité locale (Paul Ray).
On retrouve ce qui caractérise les "créatifs culturels" et les distingue des "traditionnels"
et des "modernes" par leur authenticité, leur goût pour l’éducation, leur idéalisme, leur
sensibilité écologique, le respect de la place de la femme et la tolérance à l’égard des
minorités.
L'enjeu de nos sociétés occidentales serait de parvenir à une "sécurité" au sens plein du
terme (sécurité intérieure et collective, psychique et physique) permettant une refonte de
nos systèmes de pensée et de pouvoir. Les travaux d'analyse de Ronald Inglehart
montrent que le passage à la post-modernité implique une confiance personnelle, un
certain développement économique ainsi qu'une sécurité intérieure et réelle. Ici encore,
le lien entre valeurs personnelles de l'individu et valeurs communautaires se fait évident.
Anthony Giddens a donné une place majeure à la notion de "confiance" dans son
analyse du monde contemporain notamment dans son livre Les conséquences de la
modernité. Il distingue les "environnements de confiance" des époques pré-moderne et
moderne. Le tableau retranscrit offre une explication du lien entre niveau de confiance
et perception des risques. Même si Anthony Giddens analyse la notion de confiance
entre les périodes pré-moderne et moderne, et non entre les périodes moderne et postmoderne, son analyse nous éclaire sur certains antécédents au passage à la postmodernité ou à ce que l'auteur préfère appeler "la radicalisation de la Modernité" ou
l'"ordre post-moderne"369.
369
Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, Trad.1994, p.108.
PAGE 212
Environnements de confiance et environnements de risque dans les cultures prémodernes et modernes
PRE-MODERNE
MODERNE
Contexte général : prééminence de la
Contexte général : relations de confiance
confiance localisée
vis-à-vis de systèmes abstraits dé-localisés
ENVIRONNEMENT DE CONFIANCE
Relation de parenté
Relations personnelles
Instrument organisationnel de stabilisation
D'amitié ou d'intimité sexuelle :
des liens sociaux dans le temps et l'espace
stabilisation des liens sociaux
Communauté locale en tant que lieu
donnant un milieu familier
Cosmologies religieuses
Croyances et pratiques rituelles,
interprétation providentielle de la vie
humaine et de la nature
Systèmes abstraits
Stabilisation des relations à travers des
champs spatio-temporels indéfinis
Connexion du présent au passé à travers
une pensée futuriste, projective
Tradition
Lien entre présent et futur; tourné vers le
passé en temps réversible
ENVIRONNEMENTS DE RISQUE
Menaces et dangers naturels :
Menaces et dangers issus de la réflexivité
Maladies infectieuses, instabilité
de la modernité
climatique, inondations et autres
catastrophes naturelles
Menace de la violence humaine née de
l'industrialisation de la guerre
Menace de violence humaine :
Pillages des armées, seigneurs de la guerre
Menace de perte de sens au niveau de
locaux, brigands ou voleurs
l'individu, découlant de la réflexivité de la
modernité appliquée au moi
Risque de perte de protection religieuse ou
d'influence magique néfaste
Anthony Giddens
Nombre de ces analyses développées plus haut sont d'ailleurs confirmées par l'enquête
européenne de 1999 (European Values Survey). Par exemple, elle montre que les pays
d'Europe de l'Est sont les plus sélectifs et les moins confiants de tous les pays
européens. Depuis 1990, on note une baisse de la confiance interpersonnelle dans des
pays aussi différents que l'Irlande, l'Espagne, la Grande-Bretagne, la France, la
Roumanie, la Slovénie ou la Russie370. En matière de tolérance, la courbe d'évolution
370
"Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 18. Graphique disponible en annexe.
PAGE 213
positive est confirmée. La déclaration de "tolérance à l'égard de l'homosexualité"
connaît une croissance très forte depuis 1990, et ce sur l'ensemble des pays, même les
plus traditionalistes comme l'Italie et l'Irlande371. Dans le domaine de la religion, Yves
Lambert distingue trois types de tendances principales : "la poursuite de la sortie de la
religion", en terme d'appartenance religieuse, "la réaffirmation d'un christianisme de
conviction", à travers la remontée de critères de religiosité mais hors appartenance, et
enfin, "le développement d'un religieux hors piste chez les sans religion"372. S'agirait-il
là de l'émergence d'une nouvelle forme de spiritualité, d'un "spiritualisme renaissant"
selon l'expression de Gilles Deleuze ?
Rendre explicites des valeurs, les partager sont les deux premières étapes nécessaires
pour bâtir un projet. Cependant elles nécessitent également qu'elles soient portées par
les actions au quotidien. Elles impliquent une réconciliation entre "le réseau et le soi"
comme dirait Manuel Castells, autrement dit entre "le nous et le je", entre "la société et
le soi". Cette réconciliation est dépendante d'une capacité à établir une sécurité
intérieure, c'est-à-dire quelque part une forme de sagesse. Celle-ci renvoie à des
conceptions philosophiques de la conception de l'évolution humaine. Comme il a été
explicité en introduction, cette thèse s'inscrit dans une démarche constructiviste postmoderne sans pour autant participer au caractère sceptique voir nihiliste du mouvement
post-moderne des années 1970. L'enquête sur les "valeurs des Européens" montre ce
rapport du "nous au je" à travers ce que Olivier Galland nomme "intégration et
individualisme". Les données disponibles en annexe montrent une distanciation des
pays dits "modernes intégrés" comme l'Islande, la France, voire à tendance "hyperpermissive" comme le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, et les "traditionalistes peu
intégrés" au rang desquels figurent l'Italie, le Portugal, la Grande-Bretagne et la
Belgique373.
Les Européens, mais aussi l'ensemble des citoyens, s'ils ont à choisir, préfèrent
construire un monde de paix qu'un monde d'inégalités et de conflits. C'était l'idéal du
projet européen au lendemain de la seconde guerre mondiale autour des valeurs de
371
Idem, "Les valeurs des Européens", p. 38. Graphique disponible en annexe.
Ibid, "Les valeurs de Européens", p. 153-155. Tableau et graphiques disponibles en annexe.
373
Ibid, "Les valeurs des Européens", p. 32. Tableau disponible en annexe.
372
PAGE 214
stabilité, de prospérité et de liberté. Pour progresser à nouveau et construire un projet,
l'Europe doit hisser de nouvelles valeurs. Il nous paraît inadéquat de prétendre que les
valeurs ne sont pas le symbole d'un régime politique. En France, par exemple, les
valeurs du Général Pétain, défendues pendant la période de collaboration, de "travail,
famille, patrie", aujourd'hui reprises par le Front National, sont à la base d'une société
de survie et d'appartenance sociale d'après la grille de Brian Hall. Ces valeurs sont
respectables mais ne constituent pas les socles à un projet post-moderne. Elles sont
même, dans le contexte européen actuel, régressives. La relance du projet européen
passe nécessairement, selon nous, par l'adoption de nouvelles valeurs représentant les
acquis d'émancipation (liberté, égalité, fraternité) et d'interdépendance (solidarité,
responsabilité, tolérance). Elles doivent prendre en compte toutes les identités y compris
les "identités résistances", pour reprendre l'expression de Castells, telles que le
féminisme, l'écologisme, le droit des minorités ethniques, raciales et sexuelles ainsi que
les acquis en matière de droits de l'homme.
Pour Castells, celles-ci incluent : "la sauvegarde de l'Etat providence, la solidarité
sociale, la stabilité de l'emploi et les droits des travailleurs, la volonté de défendre les
droits de l'homme et d'arracher le quart-monde à son malheur, la réaffirmation des
principes démocratiques, et l'extension de leur application aux niveaux régional et local,
la défense des cultures enracinées dans l'Histoire et le territoire, le refus de s'abandonner
à la culture de la virtualité réelle"374. R.Kidder quant à lui propose huit valeurs
communes à l'humanité : "tolérance, amour, vérité, sens moral, liberté, responsabilité,
unité, respect de la vie et de la personne humaine"375. Pour Jacques Attali, la "fraternité"
est la valeur essentielle du projet utopique qu'il propose. Celle-ci est définie comme un
"système institutionnel cohérent, rationnellement nécessaire, fondé sur de nouveaux
droits et capable de régler des problèmes concrets, tels ceux du chômage, de la
dégradation de l'environnement et de la misère morale"376. Cette valeur s'accompagne
de trois autres "éternité, libertés, égalités", l'ensemble constituant les objectifs de son
utopie.
374
Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998, p.
394.
375
Kidder R., Shared Values for a Troubled World, 1994, cité par Hatem Fabrice, Introduction à la
géopolitique, Economica, 1996, p. 72.
376
Attali Jacques, Fraternités, Fayard, 1999, p. 24.
PAGE 215
Sur la base de l'analyse présentée ci-dessus, nous proposerons les suivantes :
authenticité, tolérance, solidarité, interdépendance (ou responsabilité) et éthique de
l’altérité.
Définir l'Europe est aussi difficile que de définir la culture européenne. Dominique
Wolton note que la culture européenne consacre une certaine philosophie de l'homme.
"C'est probablement autour de la définition de l'homme et de la personne si on y adjoint
les valeurs religieuses que se fonde l'unité de la culture européenne"377. L'auteur met en
évidence, bien que sans jamais citer le terme d'altérité, l'importance de l'individu et de
l'autre, en tant que "legs et posture" plus que "construction positive et cohérente"378. Audelà de cette philosophie humaniste, la culture européenne se définit à travers trois
piliers que sont le "rationalisme, l'humanisme et la science". Il est intéressant de noter
que ces valeurs à l'origine européennes, se sont occidentalisées et universalisées. Ces
valeurs sont également celle de la modernité. Or, le conflit radical entre intérêt et
valeurs, qui existe depuis le XVIIIème siècle, est devenu crucial depuis un demi-siècle,
"depuis que l'idéologie moderniste n'est plus contrebalancée par d'autres systèmes de
valeurs". Ainsi on comprend dès lors qu'une des "faiblesses majeures du paradigme
moderniste est la difficulté à penser l'identité"379. Même si Dominique Wolton ne rend
pas cette affirmation explicite, ne souhaite-t-il pas dire que la modernité renferme en
elle ses propres limites symbolisées par ses valeurs ? N'entend-il pas que l'émergence de
nouveaux systèmes de valeurs est essentielle pour que l'Europe puisse revigorer son
identité, qu'il serait alors utile d'appeler post-moderne ? Comme Alain Touraine dans sa
Critique de la modernité (étudié au chapitre précédent), Wolton se fait le brillant
critique de la modernité sans jamais adopter le terme de "post-modernité" ni proposer
une esquisse des contours de l'identité européenne en construction.
Comme le fait remarquer Carmen Innerarity, "la culture post-moderne est étroitement
liée à la société dans laquelle nous vivons à présent, celle de la profusion de la
377
Wolton Dominique, Naissance de l'Europe démocratique, Flammarion, 1993, p. 314.
Idem, Wolton Dominique, p. 314.
379
Ibid, Wolton Dominique, p. 80.
378
PAGE 216
communication"380. La culture ne se définit plus en terme de centre mais en terme
d'ouverture à toutes les expressions. La technologie facilite l'accumulation progressive
du savoir et la transparence. Carmen Innerarity se demande si l'on est dans la "société de
l'information" ou si l'on ne se trouve pas plutôt dans celle de l'"interprétation"381. La
"société de l'information" porte en elle des risques parmi lesquels celui d'un "nouveau
totalitarisme" qui implique que l'on fasse de cette société, une "société d'intelligence" et
non pas seulement d'information. La création de sens passe également par la création
d'un ethos défini à travers trois valeurs fondamentales que sont l'authenticité, la
tolérance et la solidarité. Nous partageons l'analyse de l'auteur et notons l'étroite
correspondance avec les valeurs proposées plus haut.
SECTION 2 : ANALYSE DU CHANGEMENT DE PARADIGME A TRAVERS
LES VALEURS EUROPEENNES (CHARTE ET CONVENTION)
Les textes et documents de l'Union européenne, notamment ceux ayant trait aux droits
fondamentaux, sont révélateurs de l'évolution des valeurs européennes. Analysons en
particulier la Charte européenne des droits fondamentaux de l'Union européenne
récemment développée (disponible en annexe).
Le traité de Maastricht de 1992 introduit la notion de citoyenneté européenne, et pose
déjà les principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme, des
libertés fondamentales et d'Etat de droit. C'est à Cologne le 3 et 4 juin 1999 que le
Conseil européen de l'Union décide d'élaborer une Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne. D'après Pierre Moscovici, le projet de la Charte européenne se
serait concrétisé grâce à la participation de la Grande-Bretagne (refusée jusqu'à l'arrivée
de Tony Blair au pouvoir en 1997), à l'initiative de l'Allemagne et au soutien actif de la
France382.
380
Dumort Alain et Hermann Werner (éditeurs), La préparation des Européens à la société de
l'information, publié par la Commission européenne, 1995. Innerarity Carmen "Information Society and
Postmodern Culture", p. 186.
381
Idem, Innerarity Carmen, p. 191.
382
Moscovici Pierre, L'Europe, une puissance dans la mondialisation, Seuil, 2001, p. 131-139.
PAGE 217
Cette Charte est définie à la fin des années 1990 et offre aujourd'hui un message
politique intéressant. Elle désigne la nécessité de réaffirmer les droits fondamentaux qui
fondent la construction européenne. Elle intervient également dans un contexte de
multiples adhésions, à une époque où tous les Etats membres et les citoyens se disent
porteurs des mêmes valeurs sans véritablement parvenir à dégager une vision commune
en matière politique.
Les droits fondamentaux des citoyens européens sont développés et explicités autour de
six valeurs : dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice. Le caractère
juridique de la Charte ne prendra de valeur contraignante que dès lors où celle-ci sera
intégrée dans un traité. Pour l'instant, le Conseil européen n'a pas décidé de l'incorporer
dans un traité. Elle est actuellement débattue dans le cadre de la Convention sur l'avenir
de l'Union.
Toutefois, le travail de la Charte européenne des droits fondamentaux est important en
ce qu'il rend explicite une évolution et une sophistication des valeurs européennes. Par
exemple, l'article 2 "droit à la vie" mêle une valeur de survie (Phase I) alinéa 1 "toute
personne a droit à la vie" avec une valeur très sophistiquée d'interdépendance (Phase
IV) alinéa 2 "Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté".
Il nous semble que le caractère particulièrement révolutionnaire de cette Charte réside
dans les chapitres consacrés à la solidarité et à la citoyenneté. Elle institutionnalise des
valeurs de type traditionnel (de survie et d'appartenance) mais elle élève le degré
d'exigence morale ayant trait à la "sécurité sociale", à "l'aide sociale", au "droit à la
santé", et à un niveau élevé de protection de l'environnement et des consommateurs. A
titre d'exemple, l'article 37 "protection de l'environnement" fait directement allusion à la
nécessité de développer des politiques de l'Union "conformément au principe de
développement durable". Rappelons ici que la notion de développement durable fait
appel à un respect des équilibres dans les domaines sociaux, économiques et
écologiques.
PAGE 218
Les valeurs de la Charte sont intéressantes et renforcent, par leur caractère explicite,
l'héritage européen. La Charte porte en elle l'héritage de textes tels que la Convention
européenne des droits de l'homme établis par le Conseil de l'Europe, les droits politiques
spécifiques aux traités et la Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs
(1989).
La Convention européenne des droits de l'homme établie en 1950 (disponible en
annexe) se distingue de la Charte par son ancrage dans des valeurs de sécurité (stade I.2.
chez Brian Hall) à travers le respect du droit à la vie (article 2), à la liberté et sûreté
(article 5), à un procès équitable (article 6), au respect de la vie privée et familiale
(article 8). Les valeurs de sûreté (stade I.1) sont également représentées par
l'interdiction de la torture, de l'esclavage et du travail forcé (articles 3 et 4). Le respect
des droits de l'homme (article 1) et de la liberté de pensée et de religion (article 9), et
d'expression (article 10) sont ancrés en Phase d'appartenance, plus précisément en stade
II.3, même si ces valeurs participent à la valeur des droits de l'homme ancrée en stade
IV.8.
Il est intéressant de noter que les amendements du Conseil de l'Europe des droits de
l'homme, sur le clônage383 et la bioéthique384 notamment, font appel à des valeurs
beaucoup plus sophistiquées que celles érigées en 1950 sur la base de la Déclaration
universelle des droits de l'homme. On constate donc là aussi une évolution des textes
vers des valeurs des Phases III et IV chez Brian Hall.
L'analyse de la Charte européenne des droits fondamentaux de l'Union européenne et de
la Convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe permet de
mettre en évidence une évolution des valeurs européennes. Les valeurs traditionnelles
(sûreté, sécurité, famille et institution) constituent le socle de base du droit européen.
D'autres plus sophistiquées, exigeantes et subjectives constituées par les valeurs de
383
Protocole additionnel STE n°168 à l'égard des applications de la biologie et de la médecine, portant
interdiction du clonage d'être humains, entrée en vigueur le 1 mars 2001.
384
Protocole additionnel STE n°186 sur la transplantation d'organes et de tissus d'origine humaine, signée
le 24 janvier 2002.
PAGE 219
"nouveau système" (new order) et de "conscientisation planétaire" (worldwide order)
sont en train d'émerger.
PAGE 220
SECTION 3 : EMERGENCE D'UN NOUVEAU PARADIGME
Le changement de paradigme se manifeste comme nous venons de le voir par une
évolution des valeurs. Pour certains chercheurs et scientifiques, les changements que
nous vivons actuellement sont profonds et impliquent, de part leur nature, une remise en
cause des systèmes de représentation mais aussi des systèmes sociaux, économiques et
politiques jusqu'alors dominants.
De nouvelles théories scientifiques émergent sur les pas de la théorie de la relativité (et
de ses limites) et de la mécanique quantique qui dans la première partie du XX siècle
révolutionnent la notion d'espace-temps, d'une part, et la nature et la continuité de la
matière, d'autre part. Rappelons que Godël démontre l'incomplétude d'un système tandis
qu'Heisenberg montre qu'on ne peut connaître, au niveau subatomique, à la fois avec
précision l'emplacement et la vitesse d'une particule à un moment donné. Pour Daniel
Durand, ces deux cas scientifiques sont symptomatiques de la pensée systémique par
opposition à la pensée rationaliste385.
Au sujet de la connaissance, Emmanuel Kant cherche à produire une épistémologie qui
admette que la physique newtonienne soit vraie absolument. L'espace et le temps sont
les formes à priori de la sensibilité, les filtres à travers lesquels notre esprit "lit" le
monde. La pensée kantienne ("L'esprit ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui
prescrit"), est remise en cause par Karl Popper qui montre que nos actes résultent
directement de notre représentation du monde, de notre philosophie.
La théorie scientifique évolue avec la notion de "paradigme" de Thomas Kuhn qui
"modifie de façon radicale la perspective intellectuelle de notre époque"386. Pour lui,
toute science travaille plus ou moins implicitement, dans le cadre d'un certain
paradigme. Le paradigme dans lequel on travaille influence aussi la perception de la
nature. Il montre l'importance de la révolution et non pas de l'évolution lorsqu'un
scientifique propose un nouveau paradigme et la résistance que cela entraîne dans la
385
Durand Daniel, La systémique, PUF, 2000, p. 116.
Jarrosson Bruno, "Stratégie et constructivisme", Témoignage dans Saloff-Coste Michel, Le
management du troisième millénaire, Guy Trédaniel, 1999, p. 364.
386
PAGE 221
communauté scientifique. La démarche d'Imre Lakatos est proche de celle de Thomas
Kuhn mais propose les notions de "noyau dur" et d'"anneau protecteur" et vise à
minimiser la confrontation entre paradigmes chez les chercheurs. Par opposition, la
méthode de Paul Feyerabend remet en question les "règles fixes et universelles" de la
science considérées comme "utopiques et pernicieuses"387.
La multiplication des congrès et colloques organisés sur la question du sens et des
différents courants épistémologiques de la science témoigne du foisemment dans le
domaine de la théorie de la connaissance388. Comme le fait remarquer Bruno Jarrosson,
le paradigme, "cœur de la représentation du monde", est l'"ultime rempart de la théorie
contre le chaos"389. Les dissonances entre les faits et notre représentation du monde
créent une tension. C'est cette tension, source de créativité, qui éveille notre conscience.
C'est en cela, me semble-t-il, que la connaissance est indissociable de la notion de
conscience (et par là-même d'inconscience).
Tandis que la méthode cartésienne consiste à diviser et ordonner du plus complexe au
plus simple, la pensée systémique vise à théoriser en respectant la complexité, et non
pas à la simplifier. Hazel Henderson propose une vision post-cartésienne des "principes
de la représentation du monde scientifique" (A Post-Cartesian Scientific Worldview)390.
Son tableau est retranscrit et traduit ci-dessous.
387
Jarrosson Bruno, Invitation à la philosophie des sciences, Seuil, 1992, p. 170.
Notamment la série de colloques organisée par l'Université Interdisciplinaire de Paris à l'UNESCO
(1997-2002), qui a rassemblé un nombre important de Prix Nobel sur la question "Sens et sciences".
389
Ibid, Jarrosson Bruno, p. 188.
390
Henderson Hazel, Paradigms in Progress, Life Beyond Economics, Berrett-Koehler Publishers, 1991,
1995, p.52.
388
PAGE 222
Principes de représentation du monde scientifique post-cartésien
INTERCONNECTIVITE
A tous les niveaux
REDISTRIBUTION
Recyclage de tous les éléments et structures
HETERARCHIE
Réseaux
et
hiérarchies;
web,
intercommunication
beaucoup
de
variables
plus
de
que
systèmes
interactifs; auto-organisation; causalité mutuelle
COMPLEMENTARITE
Remplace les logiques dichotomiques et recadre à travers
des méta-logiques du type "yin-yang" et "gagnantgagnant" plutôt que des jeux à somme nulle
INCERTITUDE
Passage des modèles statiques, d'équilibre et mécaniques
aux
modèles
probalistiques,
morphogénétiques,
oscillatoires et cycliques. Vision biologique de l'autoorganisation,
de
l'auto-renouvellement,
et
auto-
référencement des systèmes vivants.
CHANGEMENT
Focalise sur les phénomènes irréversibles mais aussi sur
les modèles traditionnels réversibles, vision évolutive,
espace-temps macroscopique, changement fondamental,
certitude limitée.
Hazel Henderson
L'analyse de Michel Saloff-Coste est intéressante en ce qu'elle illustre le "changement
de paradigme" par l'évolution d'une "vision mécaniste du monde à une vision
holistique". Le tableau du changement de paradigme est ici retranscrit391. Par vision
holistique, Michel Saloff-Coste fait bien évidement référence à la vision holistique
systémique. L'intérêt de ce tableau est de montrer comment le changement de paradigme
et de représentation du monde modifie en profondeur notre manière de vivre à travers
nos actes les plus triviaux et les plus concrets. On sent bien à travers ce tableau à quel
point le passage à, ce que l'auteur appelle, "l'ère de la création-communication" est
réellement l'émergence d'un nouveau type de civilisation.
391
Saloff-Coste Michel, Le management du troisième millénaire, Guy Trédaniel, 1987, 1999, p. 282.
PAGE 223
Changement de paradigme
Vision Mécaniste
Nous sommes séparés de ce que nous
voulons.
Il faut trouver la cause de l'effet.
Vision Holistique
Chaque désir fait un avec sa réalisation, et
fait un avec nous.
La synchronicité est un signe révélant le
chemin à prendre.
Cela demande de la force et de l'effort pour
Plus nous sommes cohérents, moins nous
que les choses se fassent.
avons à faire d'efforts.
Nous sommes insignifiants et devons peiner
Nous sommes attirants et magnétiques.
pour nous faire remarquer.
Nous attirons à nous les ressources
nécessaires et les personnes que nous
avons besoin de connaître.
Nous sommes focalisés de façon continue sur L'information est holographique.
ce qui est rationnel et observable.
L'intuition et les sentiments sont des
moyens puissants pour découvrir ce qui se
passe en réalité.
Finalement nous vivons dans un monde miné Finalement, il n'y a que des processus.
par l'échec.
Le processus est la finalité et l'ultime
La réussite est difficile et il faut se battre pour récompense.
passer devant les autres.
Réussir est simple comme sourire.
Ce que nous faisons est ce que nous sommes. Nous sommes ce que nous faisons.
Michel Saloff-Coste
Si la pensée systémique s'est beaucoup développée aux Etats-Unis, l'Europe a généré un
grand nombre de théoriciens. Parmi eux, Edgar Morin, sociologue et chercheur au
CNRS, qui a écrit plus de dix livres sur la systémique notamment Introduction à la
pensée complexe et la Méthode en cinq tomes qui étudie la systémique et les différents
niveaux de complexité. Il nous fait appréhender et pressentir la nature profonde de la
révolution actuelle et l'émergence d'un nouveau paradigme.
Nous ne pourrons consacrer une étude exhaustive à l'œuvre d'Edgar Morin, mais nous
souhaitons ici présenter une sélection des concepts qui illustrent le mieux l'objet de
notre étude. Du fait de la complexité actuelle et de la crise des fondements, "la
connaissance a besoin de se réfléchir, reconnaître, situer, problématiser"; "il n'y a pas de
connaissance sans connaissance de la connaissance"392. Toute théorie scientifique est
biodégradable selon Karl Popper et implique donc une relativité de la vérité. Notre
392
Morin Edgar, Pour sortir du XX siècle, Fernand Nathan, 1981, p. 206.
PAGE 224
connaissance est partielle ; c'est à travers le chaos que nous construisons notre
représentation du monde.
L'autocritique nécessite pour Morin une "éthique de la connaissance". Elle part du
principe que seul un sujet conscient peut lutter contre sa subjectivité. L'auteur fait ici
référence à la "conscience de soi" c'est-à-dire à la connaissance réflexive de soi par
opposition à la "conscience cognitive" c'est-à-dire à la connaissance des activités de
l'esprit par ces mêmes activités393. Dès lors, l'éthique vient de cette "passion pour la
vérité et de l'auto-réflexion critique"394. Hall dirait qu'elle vient de l'alignement entre les
valeurs et les comportements de l'individu. Celle-ci implique, de façon plus pragmatique
que la connaissance, une conscientisation des singularités du soi et de l'autre.
La pensée d'Edgar Morin rejoint ce que Michel Saloff-Coste appelle l'"écologie de la
part maudite" : "nous ne survivrons au futur que si nous apprenons à comprendre notre
part maudite. (…). Si je refuse une partie de moi-même, je crée un mensonge qui s'enfle
et devient d'autant plus intense que je lui dénie toute réalité. Le mal, c'est le refoulé,
l'exclus, le non-recyclé"395.
L'étude du sujet est, on le comprend, fondamentale. Comme dit Edgar Morin, "le
problème crucial n'est pas seulement d'apprendre, de désapprendre, mais de réorganiser
notre système mental pour réapprendre à apprendre". C'est ce qu'il appelle également la
"réforme paradigmatique"396. Edgar Morin s'inspire probablement des travaux de Paul
Watzlawick sur La réalité de la réalité lorsqu'il explicite la difficulté d'établir la réalité
du chaos, du vide, du néant. L'incertitude sur l'allégorie de la caverne de Platon
demeure: nous ne voyons peut-être que l'ombre des choses. La connaissance commence
donc par la conscientisation ; elle nécessite un travail (déconstruction, reconstruction)
mais on comprend, que même si elle est chaotique et non linéaire, elle obéit à des
niveaux de réalité.
393
Morin Edgar, La méthode (tome 3), La connaissance de la connaissance, Seuil, 1986, p. 192.
Morin Edgar, La méthode (tome 2), cité dans La complexité humaine, Flammarion, 1994, p. 310.
395
Idem, Saloff-Coste Michel et Dartiguepeyrou Carine, p. 59.
396
Morin Edgar, La méthode (tome 1), cité dans La complexité humaine, Flammarion, 1994, p. 322.
394
PAGE 225
Nous venons donc de montrer que l'émergence d'un nouveau paradigme provient de
cette superposition de différents niveaux avec des niveaux dont le degré de
conscientisation de soi est plus important. C'est en cela que les valeurs sont universelles
et dépassent le caractère géographique des nations. C'est en cela que tout Est-européen,
au même titre que tout individu, est porteur de son degré de conscientisation, incomplet
et limité. Il n'en demeure pas moins que ce qui est important, c'est qu'il soit dans un
processus d'apprentissage qui lui permette de mener, à sa façon, sa propre "réforme
paradigmatique". C'est en cela que la tolérance est essence de tout projet
communautaire et qu'une éthique de l'altérité n'en est que l'attribut comportemental.
Joël de Rosnay, dans son ouvrage Le macroscope, vers une vision globale offre un
regroupement des principales critiques et dégage les valeurs fondamentales sur
lesquelles s'appuie la "nouvelle pensée". Nous proposons de retranscrire son projet de
société car il représente l'une des premières démarches structuralistes et systémiques de
conceptualisation de ce que l'auteur appelle "vision globale" et "écosociété"397. Ce
projet de société s'articule autour de la "critique de l'autorité", du "travail", de la
"raison", des "rapports humains et de la société"398. Les principaux axes de la critique
sont retranscris ci-dessous sous forme de tableau.
Joël de Rosnay cherche à faire ressortir les points de transition entre les valeurs
traditionnelles ("attitude traditionnelle") et les valeurs émergentes ("attitude
émergente"). Ces "nouvelles valeurs" ne se substituent pas aux anciennes mais se
juxtaposent, coexistent et complémentent les anciennes. En cela, la conception des
"nouvelles
valeurs"
se
rapproche
de
celle
Joël
de
Rosnay.
Les
valeurs
d'interdépendance, de tolérance, d'authenticité et d'altérité, proposées plus haut dans ce
chapitre, font écho à celles de Joël de Rosnay.
397
398
de Rosnay Joël, Le macroscope, vers une vision globale, Seuil, 1975, p. 277.
Idem, de Rosnay Joël, p. 249-260.
PAGE 226
Principes critiques de la nouvelle pensée
Attitude traditionnelle
Attitude émergente
Critique de l'autorité
Autorité fondée sur le pouvoir, la puissance, le
savoir non partagé (secret)
Respect de la hiérarchie institutionnelle, dévotion
aux institutions établies, sens du devoir et des
obligations
Elitisme et dogmatisme, centralisation des
pouvoirs. Rapports de force
Autorité fondée sur le rayonnement, l'influence, la
transparence des motifs, la compétence
Evaluation permanente d'une hiérarchie fondée sur
les compétences, importance de l'innovation
institutionnelle, nécessité d'une motivation intérieure
Participation, ouverture et critiques. Décentralisation
des responsabilités, rapports de compétence
Critique du travail
Importance des diplômes, responsabilité fondée sur Importance de l'expérience vécue, responsabilité
l'âge, l'acquis théorique, le rang social
fondée sur l'aptitude à résoudre des problèmes et à
motiver les hommes
Carrière
linéaire,
trajectoire
programmée, Carrières multiples, succession de choix et
compétition, honneurs, réussite
d'objectifs. Coopération, joies personnelles,
accomplissement personnel
Valorisation de la contribution et de l'effort Valorisation de la création et du mérite collectif.
personnel, travail dur, dévotion à une organisation. Travail créatif à son rythme, engagement pour une
Valorisation des "signes extérieurs de travail"
cause, valorisation de l'efficacité pour atteindre un
objectif donné
Sécurité matérielle de la situation, nécessité de la Liberté procurée par l'acceptation d'un risque et par
domination hiérarchique et de la discipline. la diversité des fonctions. Nécessité de la
"Boulot" spécialisé
coopération et de la communication. "Rôle" à
responsabilité sociale et humaine.
Critique de la raison
Logique
d'exclusion
(manichéisme).
Unidirectionnelle, causaliste, séquentielle
Principe de raison suffisante. Postulat d'objectivité.
Méthode analytique
Logique d'association (écosystèmique). Mutualiste,
globale
Contribution
de
la
subjectivité
partagée.
Complémentarité des faits objectifs et de
l'expérience vécue. Méthode systémique
Connaissance pure
Pensée inventive
Non remise en cause de la finalité de la science et Critique des finalités de la science et de la technique
de la technique
Acceptation du progrès technique, de la croissance Acceptation du progrès technique en fonction des
et de la puissance économique, de la domination de besoins sociaux. Equilibre et répartition. Partnership
la nature
avec la nature
Critique des rapports humains et du projet de société
Sectarisme, intransigeance
Agressivité, cynisme, scepticisme
Utilisation des autres à des fins personnelles.
Donner une image de force, de dureté
Domination. Intérêts privés
Uniformité. Homogénéité
Quantitatif
Tolérance
Ouverture, naïveté, enthousiasme, sentiment d'utilité
Respect des autres. Etre vrai avec soi-même
Coopération, communauté d'intérêts. Recherche
d'une morale des groupes
Pluralisme
Qualitatif
PAGE 227
Puissance nationale. Bien-être des individus.
Croissance économique
Patriotisme.
Chauvinisme.
Nationalisme.
Impérialisme
Rayonnement national. Plus-être des individus.
Equilibre et répartition
Internationalisme. Interdépendance des nations et
des cultures. Contribution des religions et des
croyances
Capitalisme sauvage. Communisme bureaucratique Convivialité, gauchisme, maoïsme, écologisme
Joël de Rosnay
Pour Marc Luyckx Ghisi, ancien conseiller des Présidents Delors et Santer à la Cellule
de prospective de la Commission européenne, les paradigmes sont au nombre de trois :
"prémoderne, moderne/ postmoderne et transmoderne". "Lors d'un changement de
paradigme tel que celui qui marque notre époque", dit-il, c'est "la relation de chaque
valeur avec toutes les autres qui se modifie. Ces changements modifient de fond en
comble les manières de voir et d'agir de la civilisation entière"399.
Ce qui fait l'intérêt de la pensée de Marc Luyckx Ghisi est l'importance qu'il accorde à
la dimension spirituelle et religieuse à travers le "clergé, la science et le sacré". Marc
Luyckx Ghisi est docteur en théologie et mathématicien. Il a notamment marqué son
passage à la Cellule de prospective par l'animation de travaux sur les questions de
religions, d'identités et de politiques liées au changement de société400. Il a, par ailleurs,
contribué à l'introduction des travaux de Paul Ray en Europe, à l'enquête confiée à
Research International sur Les styles des valeurs des Européens et aux rapports comme
"Cilizations and Governance", "Citoyenneté, droits et devoirs" ainsi que "Les religions
face à la science et à la technologie, églises et éthiques après Prométhée" sous la
direction de Riccardo Petrella. Son hypothèse repose sur le fait que les religions sont
traversées par des conflits de paradigmes, et que ces conflits traversent eux-mêmes les
sphères des sociétés du monde. Les confits de paradigme seraient plus dangereux que
les conflits entre civilisations (thèse de Samuel Huntington) et des religions officielles,
"précisément parce qu'ils ne sont pas analysés en tant que tels". Comme nous, l'auteur
s'attache à montrer l'importance de la prise de conscience en tant que chemin vers la
tolérance.
399
Luyckx Ghisi Marc, Au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme, La société
réenchantée?, L'Harmattan, 2001, p. 111.
400
Entretien à Bruxelles avec Marc Luycks Ghisi, le 8 mars 2002.
PAGE 228
Le tableau ci-joint représente la "Comparaison entre les trois paradigmes"401 à travers
différents critères de différenciation.
Comparaison entre les trois paradigmes
Critères
Prémoderne
Moderne
Postmoderne
Transmoderne
Pouvoir
Vertical
Vertical/privé
Démocratique
Patriarcalité
Patriarcal
Patriarcal
Post-patriarcal
Vérité
Intolérant= une Vérité
Intolérant= une Vérité
Pas de vérité
Tolérance
Sécularité
Blasphème
Libération
Repenser le lien religion/
société
Stabilité
Oui
Non : progrès
Non : transformation
Enchantement
Oui
Non : désenchantement
Oui : réenchantement
Clergé
Oui pouvoir politique et Experts
technocrates Pas d'intermédiaires
religieux
économistes
Science
Seule la théologie et Naissance des sciences
philosophie
Le sacré est naturel
Le sacré est banni
Sacré
Redéfinition de la
science et du sacré
Redécouverte du sacré
de la vie
Marc Luyckx Ghisi
Le second volet qui me semble être particulièrement original chez Marc Luycks Ghisi
est le lien qu'il fait entre ce qu'il appelle le "quatrième niveau de changement"402, celui
de la situation politique et des institutions, et la position de l'Europe aujourd'hui. La
dichotomie entre la grande majorité d'Européens en faveur d'un monde de paix et
d'unification du continent, et la critique qu'ils font du fonctionnement des institutions
politiques. L'enjeu pour l'Europe est à présent "d'oser affirmer que nous sortons de la
modernité"403. C'est à l'Europe, créatrice de la modernité, de se donner une nouvelle
401
Luyckx Ghisi Marc, Au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme, La société
réenchantée?, L'Harmattan, 2001, p. 51.
402
Les quatre niveaux de changement sont: la vie et la mort, le changement de paradigme, le changement
d'outil de production et la mutation de la politique et des institutions. Idem, Luyckx Ghisi Marc, p. 89141.
403
Ibid, , p. 182.
PAGE 229
"âme" pour reprendre l'expression de Jacques Delors qui disait en 1993 : "Les citoyens
européens ne parviendront pas à s'identifier à un marché. Si dans les dix ans qui
viennent, nous ne parvenons pas à donner une âme à l'Europe, nous aurons perdu la
partie"404. Pour Marc Luycks Ghisi, les enjeux de l'Europe passent par le déploiement
d'une politique étrangère post-hégémonique, d'une nouvelle politique de défense, d'une
politique agricole mondiale soutenable et juste et de nouveaux concepts de gouvernance
ainsi qu'une politique économique durable et axée sur la créativité. Nous aurons
l'occasion de revenir sur les chantiers de l'Europe qui nous paraissent essentiels dans la
section "Pour une Europe de la connaissance".
404
Propos de Jacques Delors non officiel, cité par Luyckx Ghisi Marc, p. 187.
PAGE 230
Conclusion du chapitre
Les valeurs sont essentielles à plusieurs titres. Tout d'abord, parce qu'elles sont
l'expression de singularités individuelles. Deuxièmement, parce qu'elles peuvent être le
socle social d'union ou de distanciation entre individus ou entre entités. Au niveau
politique, elles peuvent être à l'origine d'un projet ou de sa déconstruction. Sur une
période donnée, elles reflètent les évolutions et les tendances. En cela, elles sont
porteuses de sens. Elles sont des éléments de partage. Si l'on passe à présent du niveau
micro, celui de l'individu, au niveau macro, celui des relations internationales, on
comprend également leur intérêt. L'énoncé et la conscientisation des valeurs sont les
étapes indispensables d'un Etat ou d'une nation dans sa relation à l'autre. Elles sont
constitutives des liens entre sous-systèmes, ce que nous avons appelé l'inter-relationnel;
elles sont effet, processus et non pas fin. Elles ne sont pas en tant que telles créatrices de
systèmes mais annonciatrices de formes. Pour toutes ces raisons, nous pouvons définir
les valeurs comme des éléments à caractère inter-relationnel dont le processus conduit
à l'émergence et au développement de formes.
Nous avons vu que le changement de paradigme était indissociable d'une prise de
conscience et, en particulier, de la conscientisation des valeurs. Comme l'exprime Edgar
Morin, "la trop grande rapidité de l'évolution contribue à empêcher notre prise de
conscience (…)"405. Plus un coureur va vite, plus il faut qu'il regarde loin. Il en est de
même de notre civilisation. Plus l'évolution est rapide, plus il faut se projeter et
anticiper. C'est pourquoi nous consacrerons la troisième partie de notre thèse au futur de
l'Europe.
Toujours selon Edgar Morin, "nous sommes dans une période préliminaire d'un possible
changement de civilisation, où les relations travail/capital, technique/administration,
ville/campagne, nature/culture, vie quotidienne seraient transformées". Plus important
que tous, les plans et projets seront les processus divers formant égrégore (synthèse
d'une force collective qui contient les buts, les espoirs et les désirs de l'ensemble des
405
Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 31.
PAGE 231
individus qui s'y rattachent) et allant vers leur synergie"406. Les impératifs d'une
politique
de
civilisation
sont
:
"solidariser
(contre
l'atomisation
et
la
compartimentation), ressourcer (contre l'anonymisation) ; convivialiser (contre la
dégradation de la qualité de vie) ; moraliser (contre l'irresponsabilité et
l'égocentrisme)407. Nous reviendrons sur certains de ces thèmes en troisième partie dans
la section intitulée "Pour une Europe de la connaissance".
Les changements de paradigme dans le domaine politique et économique participent à
l'émergence d'un changement de civilisation. Cependant comme le note Marc Luyckx
Ghisi, nous pouvons encore évoluer vers deux scénarios, l'un négatif, l'autre positif. Si
les résistances sont fortes et les prises de conscience encore limitées à une minorité, on
constate des évolutions dans un certain nombre de domaines. L'économie de la
connaissance et les enjeux de gouvernance participent à cette prise de conscience. Ils
révèlent l'importance de la connaissance dans les facteurs de production et de création
de richesse, ainsi que la nécessité d'évoluer vers une dimension des relations
internationales plus collective et solidaire.
Cependant comment se caractérise la diversité européenne ? Quels en sont les facteurs
structurants ? Quelles sont les valeurs des pays d'Europe centrale et orientale ? Ne
portent-elles pas en elle cette même diversité ?
406
407
Idem, Morin Edgar, p. 38.
Ibid, Morin Edgar, p. 45.
PAGE 232
CHAPITRE IV
LES VALEURS A L'EST DE L'EUROPE
"Que peut donc nous offrir l'Occident ? Etre libre de quelque
chose, c'est beaucoup, mais c'est bien moins que d'être libre
pour quelque chose", Czeslaw Milosz, La pensée captive, p.61.
"Qui n'a pas saisi la dimension intemporelle de la construction
européenne
ne
comprend
pas
l'élément
majeur
de
l'européanisme spirituel", Vaclav Havel, Pour une politique
post-moderne, p.42.
"Le problème actuel de la révolution, d'une révolution sans
bureaucratie, ce serait celui des nouveaux rapports sociaux où
entrent les singularités, minorités actives, dans l'espace nomade
sans propriété ni enclos", Gilles Deleuze, L'île déserte et autres
textes, p.201.
SECTION 1 : ATTITUDES POSSIBLES DES PAYS D'EUROPE CENTRALE ET
ORIENTALE PAR RAPPORT A L’INTEGRATION EUROPEENNE
On peut dès à présent anticiper un certain nombre de positions que les pays d'Europe
centrale et orientale (PECOS) sont susceptibles de prendre au sein de l'Union
européenne.
Comme le montrent les débats sur l'avenir de l'Europe408, la conception de l'Europe
demeure une question d'actualité. Les positions des gouvernements des Etats candidats
sur l'élargissement de l'Union européenne, dans le cadre du Livre Blanc sur
408
Référence à la Convention sur l'avenir de l'Europe qui inclut 39 membres des pays candidats sur un
total de 105.
PAGE 233
l'élargissement de l'Union européenne (1999) ainsi que les débats et travaux suscités par
la Convention sur l'avenir de l'Europe (2002) offrent une source incomparable de vues
est-européennes sur le futur de l'Europe. L'ensemble des discours prononcés par les pays
candidats lors de la séance introductive aux travaux de la Commission est, à ce titre,
édifiant409. Les craintes sont relativement communes à l'ensemble des pays candidats et
reposent sur la peur du manque de transparence, de clarté et de démocratie dans les
processus de décision et dans la division des compétences de l'Union, de l'inégalité entre
les pays membres et de l'absence de prise en compte des langues nationales. Les pays
candidats revendiquent dans l'ensemble trois domaines majeurs : la souveraineté de leur
pays, la sécurité du continent et la prospérité de leurs économies.
Sur le plan économique, les pays d'Europe centrale et orientale perçoivent l'adhésion
comme un facteur de modernisation et comme une source supplémentaire
d'investissements. Ils comptent beaucoup sur les fonds structurels et, en ce qui concerne
la Pologne, sur l'aide financière de la PAC. Pour eux, une entrée dans l'Union pourrait
les aider à équilibrer le poids économique et politique croissant de l'Allemagne en
République tchèque et en Pologne notamment.
L'intégration sociale n'est vécue que comme une valeur secondaire. Cependant ce qui
paraît contradictoire est que la solidarité est perçue comme un acquis et ne constitue pas
en tant que tel une crainte explicite410. Pour reprendre l'expression de Jozf Oleksy,
représentant de la Sejm en Pologne : "La solidarité doit demeurer une idée qui prévaut".
Leur souhait pour l'avenir de l'Union est de voir se renforcer la puissance économique
de l'Union, la transparence des mécanismes décisionnels et le renforcement des
institutions.
Les valeurs explicitées comprennent : la paix, la liberté, la prospérité, la sécurité et la
solidarité.
409
L'ensemble des discours sont disponibles sur le site de la Convention pour l'avenir de l'Europe. On
peut noter en particulier le discours Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais).
410
Contribution de Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais) à la convention sur le futur
de l'Europe, 21 mars 2002. Discours disponible en annexe.
PAGE 234
Sur le plan institutionnel, la position des pays d'Europe centrale et orientale quant à la
nécessité de rédiger un traité constitutionnel est unanime. La Pologne a déjà également
pris parti pour la constitution d'une fédération d'Etats-nations. Comme l'exprime Jozef
Oleksy : "Nous souscrivons à l'idée d'une fédération d'états nationaux, aux fortes
institutions communautaires et à la richesse des différentes cultures des Etats-nations".
La Pologne souhaiterait que la réforme institutionnelle se fasse après l'élargissement
avec l'objectif de défendre sa position.
Cependant les plus petites nations comme la Slovénie redoutent la création d'une avantgarde intégrationniste et défendent la sur-représentation des petites nations au Présidium
de la Convention411.
Dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité notamment, les PECOS sont
particulièrement réticents quant à l'intégration politique même s'ils pensent, comme la
Pologne, pouvoir apporter beaucoup à l'Union. Celle-ci met en avant l'atout de sa
position géographique et ses relations avec la Russie sous-entendant que cette politique
relève du domaine national412.
Analysons à présent l'attitude de la population des pays d'Europe centrale et orientale.
Les sociétés civiles post-communistes demeurent méfiantes à l'égard de leur
gouvernement (39% en moyenne) et à l'égard de leur Parlement (55% en moyenne)413.
Ce manque de confiance dans l'économie et les institutions politiques est un trait
significatif des PECOS et s'inscrit dans le contexte d'après guerre. Comme réplique
Adam Michnik en réponse au discours de J.Fischer sur l'avenir de l'intégration
européenne : " (…) je serai citoyen de la Pologne jusqu'à ma mort. Bien sûr, je serai
411
Contribution écrite de Matjaz Nahtigal, représentant du Premier Ministre de la République de Slovénie
à la Convention sur le futur de l'Union européenne, 21 mars 2002.
412
Contribution de Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais) à la convention sur le futur
de l'Europe, 21 mars 2002.
413
Rose R.and Haerpfer C., New Democracies Barometer, 1998, p. 92. Cité par Franciszek Draus, Un
élargissement pas comme les autres…, Groupement d'études et de recherches Notre Europe, note 11,
novembre 2000.
PAGE 235
citoyen de la Pologne appartenant à l'Union européenne"414. Cet exemple, pris parmi un
Polonais pro-européen, montre le caractère primordial de l'appartenance nationale.
Selon une enquête menée en juin 2001, les populations des pays d'Europe centrale et
orientale se disent avoir vécu "une véritable dégradation au cours des dix années
écoulées"415. Elles sont, en règle générale, pessimistes sur la situation de leur pays et
manifestent des inquiétudes pour l'avenir, certainement même plus que celles des pays
de l'Union. Ces inquiétudes sont de trois ordres : la rapidité des mutations en cours qu'il
s'agisse des évolutions technologiques ou économiques. Le sentiment fréquent d'une
perte de valeurs et de la cohésion du tissu social. Le constant d'excès ou de dérives du
libéralisme économique. A noter que parmi les pays les plus pessimistes, figurent la
Pologne et la Lettonie.
Les citoyens des pays candidats à l'adhésion ont généralement une vision large et assez
claire de ce qu'est l'Union européenne et de ce à quoi elle tend. Elle apparaît pour la
plupart comme une union à la fois économique, politique et potentiellement militaire
qui a pour but le renforcement mutuel dans les domaines les plus divers. Il est
intéressant de noter que l'Europe est perçue comme une "puissance face aux Etats-Unis
et aux autres grands pays ou ensembles"416.
Seuls certains Tchèques, Estoniens et Polonais interviewés ont une conception plus
restrictive, plus limitée à l'économie et moins empreinte d'idéal.
Nous souhaitons à présent développer ce thème et nous étendre sur les différentes
conceptions et visions de l'Europe par des intellectuels, représentants politiques et
citoyens des pays d'Europe centrale et orientale.
414
Michnik Adam, Gazeta Wyborcza, 13 mai 2000.
Optem pour la Commission européenne, Perceptions de l'Union européenne, attitudes et attentes à son
égard, étude qualitative auprès du public des 15 Etats membres et de 9 pays candidats à l'adhésion, juin
2001.
416
Idem, Optem pour la Commission européenne.
415
PAGE 236
SECTION 2 : L'EUROPE VUE PAR LES EST-EUROPEENS
Il nous semble essentiel de comprendre la ou plutôt les conceptions de l'Europe par les
pays d'Europe centrale et orientale pour appréhender le futur de l'Europe. La diversité
de vue dans les pays d'Europe centrale et orientale offre une richesse et une opportunité
pour l'Europe, encore faut-il pouvoir la valoriser.
Le débat sur la conception de l'Europe remonte à la fin des années 1980. On se rappelle
que l'Europe de l'Ouest, notamment à travers ses hommes politiques, s'est distinguée par
son indécision ou son silence tout au long de la première partie des années 1990. On
peut dire que les premières expressions sur la conception de l'Europe sont apparues en
Europe centrale et orientale. Le début des années 1990 a été une période très riche pour
l'expression des intellectuels et hommes politiques tels qu'Adam Michnik, Bonislaw
Geremek, Vaclav Havel, Alexandre Zinoviev et Michael Gorbatchev. Les révolutions
qui en sont le terreau ont vu fleurir toute une classe influente d'anciens dissidents,
d'intellectuels, de syndicalistes et même d'hommes politiques porteurs de réflexion
politique, souvent philosophique, ayant trait à l'Europe. Ces hommes ont joué un rôle
considérable dans l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et
orientale. Ils sont la preuve de la richesse intellectuelle des pays d'Europe centrale et
orientale et de leur capacité, si souvent peu reconnue, d'apporter une dimension
intellectuelle, philosophique et pragmatique à l'Europe. Leurs écrits et discours sont
l'illustration de leur appartenance mais surtout de leur participation active aux valeurs
européennes. Une grande place sera ici faite à l'étude de l'œuvre de Vaclav Havel.
La première formalisation d'un renouveau de la conception de l'Europe, dans un esprit
post-guerre froide, se trouve dans la proposition de "maison commune" exprimée par
Michael Gorbatchev, lors d'une visite en Tchécoslovaquie en avril 1987. Le choix de la
Tchécoslovaquie, cœur de l'Europe géographique, ne fut pas anodin comme il l'exprime
dans ses Mémoires417. L'idée de "maison commune" intervient avant les révolutions de
l'Est et le démantèlement de l'URSS. Michael Gorbatchev proposait alors un "certain
417
Gorbatchev Michael, Mémoires, Editions du rocher, Trad.1997, p. 545.
PAGE 237
degré d'intégration, même si les Etats appartiennent à des systèmes sociaux différents et
à des alliances politico-militaires opposées"418. Le concept était avant-gardiste en ce
qu'il mettait en lumière la nécessité de développer une approche globale, systémique,
une "politique pan-européenne" du fait de l'interdépendance des deux blocs de l'Europe
en matière de capacité nucléaire militaire et civile, d'armes conventionnelles et
d'environnement.
La grande nouveauté pour l'époque est qu'il invitait à une réduction des armements à des
fins défensives et à ce que les deux blocs coordonnent leur aide dans le domaine des
relations Nord-Sud. Michael Gorbatchev, proposait également la mise en place d'une
large coopération scientifique et technologique dans les domaines de l'électronique, de
la biotechnologie, de l'exploration de l'espace, de l'énergie thermonucléaire, des
mathématiques et de l'optique. Notons qu'à l'époque, la coopération dans le domaine de
l'électronique était celle qui opposait le plus d'opposition à l'égard de l'URSS par des
"barrières artificielles"419 puisque considérée comme "technologie sensible" par
l'Occident.
La notion de "maison commune" de Michael Gorbatchev était donc axée sur la nécessité
de pérenniser la paix au sein de l'Europe, jugée comme possèdant le "mouvement
pacifiste le plus vaste et le plus affirmé". Pour lui, l'Europe se définit de "l'Atlantique à
l'Oural". Elle est une "entité historico-culturelle soudée par l'héritage commun de la
Renaissance et des Lumières, ainsi que par les grands enseignements philosophiques et
sociaux des XIXème et XXème siècles"420. L'héritage culturel de l'Europe était reconnu
comme un "formidable potentiel pour une politique de paix et de bon voisinage".
Toutefois, le caractère avant-gardiste et réellement innovant pour l'époque dans la
proposition de Michael Gorbatchev de "maison commune" contraste avec sa position
sur la division de l'Allemagne. Rappelons à l'époque que l'Allemagne était encore
divisée entre la RFA et la RDA, et ce, depuis le lendemain de la seconde guerre
mondiale à la demande des alliés. La position de Gorbatchev sur la question allemande
418
Gorbatchev Michael, Perestroïka, Editions j'ai lu, Trad.1987, p. 288.
Idem, Gorbatchev Michael, p. 302.
420
Ibid, Gorbatchev Michael, p. 292.
419
PAGE 238
est intéressante. Pour lui, les "Etats allemands sont animés par leurs propres valeurs" et
"dotés de systèmes politiques et sociaux différents". Gorbatchev était loin de penser que
la réunification se ferait quelques années plus tard lorsqu'il écrit : "Et quant à ce qu'il
adviendra dans cent ans d'ici, laissons l'histoire en décider"421. Sa position en matière
d'interdépendance proposait que chaque Etat reste dans son système politique et
économique tandis qu'une politique pan-européenne harmoniserait l'ensemble. Sa
conception de "maison commune" pour l'Europe, bien que limitée à beaucoup d'égards,
n'en a pas moins contribuée de façon significative à la sortie de la Guerre froide. Elle est
apparue alors que, nulle part ailleurs, une telle conception ne s'était exprimée depuis De
Gaulle. Elle a ouvert un débat et conduit aux révolutions de l'Est. En cela, elle nous
semble avoir contribuée, de façon considérable, à ce que Michael Gorbatchev a appelé
bien avant l'heure, la "pensée nouvelle".
Vaclav Havel est l'un des pionniers du renouveau de la pensée est-européenne. Il
s'oppose à Michael Gorbatchev, en particulier, par son anticommunisme. Son œuvre et
son expérience sont considérables, par son engagement politique pendant le régime
communiste et ses années de prison, par ses écrits avec la Charte 77, ses pièces de
théâtre et ses essais, ainsi que par son rôle de président de la Tchécoslovaquie puis de la
République tchèque422.
D'un point de vue philosophique, l'œuvre de Vaclav Havel s'articule autour de trois
dimensions majeures : la conscience, la spiritualité et la politique. Pour lui, les enjeux
européens, euro-américains et planétaires sont indissociables et interdépendants. La
crise de la responsabilité humaine de nos sociétés vient de ce qu'elle ne pose pas la
"question du sens de l'Etre"423. La réflexion politique passe par la réflexion sur le
problème de conscience. Pour donner un sens à ses actes et pour espérer leurs succès
politique, dit-il, "il faut d'abord donner des réponses justes aux problèmes éthiques
essentiels de notre temps"424.
421
Ibid, Gorbatchev Michael, p. 295.
Vaclav Havel met fait à son mandat à la présidence tchèque en février 2003.
423
Havel Vaclav, Pour une politique post-moderne, Editions de l'Aube, Trad.1999, p. 19.
424
Idem, Havel Vaclav, p. 73.
422
PAGE 239
Sur la question de l'Europe, Vaclav Havel défend une "association européenne véritable,
donc paneuropéenne"425. L'intégration des PECOS au sein de l'Europe est vécue comme
une nécessité historique et dont la responsabilité morale doit être assumée par les
Occidentaux : "ce sont les puissances occidentales qui ont choisi d'abandonner la moitié
de l'Europe à l'influence soviétique. L'Occident assume une part de responsabilité
morale de cette situation (…). La division de l'Europe a été ensuite confirmée et
aggravée (en particulier sur le plan économique) par le fait que, sous la pression de
l'Union soviétique, les pays satellites d'Europe ont dû rejeter le plan Marshall (…). Une
fois encore, les pays de l'Europe occidentale ont ainsi contracté une sorte de dette à
l'égard des pays situés de l'autre côté du rideau de fer"426. Dans son livre Pour une
politique post-moderne, Vaclav Havel parle de "coresponsabilité historique" des
Occidentaux vis à vis de l'Europe. On remarque que l'auteur ne parle pas de la
responsabilité ou coresponsabilité des Européens de l'Ouest mais de celle des
Occidentaux.
En effet, la conception de l'Europe de Vaclav Havel s'articule autour de deux axes
majeurs résumés lors de la remise du prix Charlemagne par François Mitterrand en
1991: d'un côté, l'intégration de toute l'Europe passe par une "dimension atlantique" ; de
l'autre, la "configuration européenne n'est (pas) pensable sans les peuples européens de
l'Union soviétique qui font partie de l'Europe et sans interférences avec la société
multinationale que devient l'Union soviétique aujourd'hui"427. En termes de valeurs, il
est intéressant de noter que Vaclav Havel revendique une appartenance à l'Occident :
"en revendiquant notre appartenance à ce que l'on appelle l'Occident, nous revendiquons
avant tout et essentiellement notre identité par rapport à une civilisation, à une culture
politique, à des valeurs spirituelles précises et des principes universels"428. Pour lui, le
système de valeurs euro-américain est cohérent et basé sur "l'idée des droits de l'homme
et des libertés, fondée sur le respect de la dignité et de l'être humain dans ce qu'il a
425
Ibid, Havel Vaclav, p. 41.
Citation reprise par Franciszek Draus, Un élargissement pas comme les autres…., Etudes et Recherches
n°11, novembre 2000, p. 3. Citation de Vaclav Havel donnée par Kulalowski J., L'élargissement de
l'Union européenne aux pays de l'Europe centrale : un point de vue de l'autre Europe, dans CFDT, Une
nouvelle Europe, Editions de la découverte, 1998, p. 241.
427
Mitterrand François et Havel Vaclav, Sur l'Europe, Editions de l'Aube, 1991, Allocutions prononcées
le 9 mai 1991 à l'occasion de la remise du prix Charlemagne, p. 34.
428
Idem, Mitterrand François et Havel Vaclav, p. 36.
426
PAGE 240
d'unique (…) ; la démocratie, fondée sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et
juridique, sur le pluralisme politique et la liberté de vote ; et le respect de la propriété
privée et les règles d'une économie de marché"429. Comme Samuel Huntington, il craint
"le choc des civilisations" même si le risque est plus prégnant dans une "guerre
(potentielle) entre diverses sphères de civilisations, de cultures ou de religions" qu'entre
civilisations430. Seules la diffusion des valeurs fondamentales de l'Occident que sont la
"démocratie, les droits de la personne, la société civile et l'économie de marché"431
permettront d'échapper à ces guerres de civilisation. Pour lui, la "renaissance de la
spiritualité" prendra vraisemblablement la forme d'une "réflexion complexe et
multiculturelle, source d'une éthique, d'un esprit et d'un style nouveaux ainsi qu'un
nouveau comportement civique". Cette analyse corrobore les grandes tendances
développées dans la première partie de cette thèse.
Il convient de se rappeller à nouveau le contexte du début des années 1990. La
conception de l'Europe de Vaclav Havel s'opposait alors à celle de François Mitterrand.
Ce dernier la décrivait menacée ("que de menaces nouvelles, inconnues, oubliées depuis
longtemps, qui surgissent un peu partout"432) et focalisée sur la nécessité de construire
une "Europe plus unie" économiquement et politiquement (Traité de Maastricht).
L'allocution de François Mitterrand qui contraste avec celle de Vaclav Havel, paraît
aujourd'hui décalée. Alors que les Européens de l'Est attendent des signes de l'Ouest,
François Mitterrand ne propose aucune conception de l'Europe et aucune proposition
d'intégration n'est alors formulée. Ce peu de vision prospective, pour ne pas dire
politique, montre cependant le chemin accompli depuis la révolution de 1989 et les
difficultés surmontées pour arriver à un élargissement en cours plus de dix ans après.
Si cette responsabilité morale et historique semble être à présent reconnue par bon
nombre d'Etats membres et par la Commission en charge de l'élargissement, la
conception de l'Europe demeure diverse. Alexandre Zinoviev partage l'analyse
occidentaliste de Vaclav Havel mais condamne la globalisation de la société que les
429
Havel Vaclav, Il est permis d'espérer, Calmann-Lévy, Trad.1997, p. 118-119.
Idem, Havel Vaclav, p. 15.
431
Ibid, Havel Vaclav, p. 74.
432
Mitterrand François et Havel Vaclav, Sur l'Europe, Editions de l'Aube, 1991, Allocutions prononcées
le 9 mai 1991 à l'occasion de la remise du prix Charlemagne, p.18.
430
PAGE 241
valeurs occidentales imposent sous couvert de leur universalisme. Ici la post-modernité
est synonyme du royaume des "supra" ("suprasociété", "supragouvernement",
"supraéconomie") que constitue la "supracivilisation occidentiste"433. La "société
globale" est le résultat de "l'occidentisation" menée depuis le temps de la guerre froide
et visant à instaurer un nouvel ordre mondial. Pour Alexandre Zinoviev, cette
occidentisation éradique tous germes pouvant conduire à une évolution différente et
consacre l'avènement du totalitarisme démocratique. Ici encore, on note le caractère plus
global de la conception de l'Europe ; L'Europe se définie moins en tant que telle que par
rapport au reste du monde ; pour certains, elle est le symbole de la modernité décadente,
pour d'autres, l'espoir d'une post-modernité plus humaine.
Les conceptions de l'Europe par les intellectuels sont indicatives mais il faut également
présenter les vues de l'opinion publique pour obtenir une compréhension d'ensemble de
la perception de l'Europe vue de l'Europe de l'Est. Les sondages sont, à ce titre,
révélateurs même si leurs résultats peuvent varier de façon significative d'un sondage à
l'autre434.
L'approbation des Tchèques se situe en moyenne autour de 35% dans la première moitié
des années 1990. Ils étaient 46% en faveur lors du sondage de décembre 2001. Les
Hongrois sont également proches des 50% à souhaiter rejoindre l'Union européenne. Ils
étaient 60% lors du sondage de décembre 2001. Les enquêtes entre 1997 et 1999
témoignent d'une recrudescence du scepticisme polonais. Les Polonais se disaient
notamment avoir peur de ne pas pouvoir faire face à la concurrence ouest-européenne.
Ils n'ont, par ailleurs, pas confiance dans les processus de communication des
technocrates et des dirigeants politiques. Ils étaient 3 à 6% contre l'adhésion en 1997, ils
étaient 10 à 11% en 1999, la grande majorité d'entre eux étant pour une adhésion sans
empressement435. Dans les années 1994-1996 les Polonais souhaitaient à 80% rejoindre
l'Union européenne. Les chiffres varient depuis entre 45% et 65%. Ils étaient 51% à se
433
Zinoviev Alexandre, La grande rupture, L'Age d'Homme, Trad.1999.
Etude comparée entre les données historiques de Frantiszek Draus et celles plus récentes de
l'Eurobaromètre de décembre 2001 "Applicant countries: Public Opinion in the Countries Applying for
European Union Membership".
435
Institut OBOP, Varsovie, 16-18 octobre 1999. Cité par Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme
les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes Notre Europe, n°11, 2000, p. 37.
434
PAGE 242
déclarer en faveur lors du sondage de décembre 2001. Le 15 mai 2002 soit six jours
après le début de la campagne pour l'intégration dans l'Union européenne, deux cents
paysans polonais du groupe "Auto défense" occupaient le Ministère de l'Agriculture
pour manifester leur opposition aux négociations de la PAC436.
Au niveau des entreprises des pays d'Europe centrale et orientale, le degré d'information
varie selon les pays mais reste faible. 49% des pays interrogés admettent ne pas avoir
entamé leurs préparatifs d'adhésion. 60% des entreprises de droit letton, lithuanien et
hongrois se déclarent être informées contre 39% des entreprises slovènes et 27% des
entreprises estoniennes437. Seul un dixième des sociétés considère qu'elles seront prêtes
pour la fin 2003. Cependant, 93% des entreprises interrogées dans la région se disent
favorables à l'adhésion contre seulement 3.8% se disant opposées438. Les entreprises
sont donc en majorité plus favorables à l'intégration dans l'Union européenne que le
grand public, 54% selon ce même sondage439. Cependant, là encore on note de fortes
disparités au niveau des résultats. La Slovénie, la Bulgarie et la Lituanie affichent le
niveau de satisfaction le plus élevé de l'ordre de 70% contre respectivement 40% et 51%
pour les entreprises hongroises et polonaises et 27% pour les entreprises lettones440.
Les évolutions permettent aujourd'hui de réunir les conditions nécessaires afin de
construire un futur pour l'Europe. Pour les pays d'Europe centrale et orientale, la chute
du communisme a offert à l'Europe "la chance d'instaurer enfin un ordre véritablement
équitable"441. Toutefois le débat n'est pas à l'égalitarisme mais à la tolérance. Le chemin
est encore long pour certains citoyens de l'Union européenne de créer un espace
commun égalitaire. Aujourd'hui nous aimerions espérer, non pas seulement "rêver",
comme V.Giscard d'Estaing, dans son discours introductif à la Convention sur l'avenir
de l'Europe, que la perspective d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale,
dans sa diversité culturelle se fasse garante de tolérance.
436
"Farmers Protest", polishnews.com, 15 May 2002.
Sondage Eurochambres, "Les entreprises des pays candidats et l'adhésion", DREE, 19 juin 2002.
438
Idem, Sondage Eurochambres.
439
Idem, Sondage Eurochambres.
440
Idem, Sondage Eurochambres.
441
Interview avec Vaclav Havel, Le monde, 19 novembre 1998.
437
PAGE 243
SECTION 3 : VALEURS EST ET OUEST EUROPEENNES : CONVERGENCE
OU DIVERGENCE ?
L'analyse empirique de sondages que nous allons à présent présenter vise à montrer que
la diversité des opinions et des valeurs entre les Est-européens et Ouest-européens va
bien au-delà des différences entre l'Ouest et l'Est de l'Europe.
Le sondage sur "les valeurs européennes" mené en 1991 compare trois groupes de pays
Européens : le premier groupe représente un échantillon des premiers membres de
l'Union que sont l'Allemagne de l'Ouest, les Pays-Bas et l'Italie ; le deuxième groupe
représente un échantillon des derniers membres à avoir intégrés l'Union à savoir la
Grande-Bretagne, l'Irlande du Nord et l'Autriche ; le troisième groupe représente un
échantillon des pays candidats, la Hongrie, la Slovénie et la Pologne. On constate que le
second groupe se distingue assez nettement du premier et troisième groupe qui sont
relativement alignés. A la question "devrait-il y avoir des prières journalières à l'école?",
le second groupe répond oui à 74.4% contre 35.8% pour le premier groupe et 30.0%
pour le troisième. Une telle disparité de résultats s'explique-t-elle par la présence de
l'Irlande du Nord dont on sait que la religion est un facteur structurant de la société ? S'il
semble difficile de pouvoir généraliser de tels résultats en terme de groupe, ce qui
semble intéressant de retenir ici est la cohésion entre les réponses du premier et du
troisième groupe.
Un autre éclairage provient de l'enquête sur les valeurs mondiales de 1995-1997 avec
notamment des questions sur l'homosexualité, la prostitution, l'avortement et le divorce
visant à mesurer le degré de tolérance des pays ouest et est-européens442. Le tableau des
résultats est disponible en annexe. Certains pays comme la Géorgie, la Macédoine, la
Moldavie et la Pologne figurent parmi les moins tolérants avec des taux de dogmatisme
dépassant les 60%. Le degré de tolérance en Europe de l'Est est très faible et varie entre
14.5% pour la Bulgarie et 0.5% pour la Géorgie et 4.5% pour la Pologne. Aucun pays
442
Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The
Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University
Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 79.
PAGE 244
ouest-européen ne dépasse les 45.3% de tolérance. La Slovénie avec 20.1% figure parmi
les pays les plus tolérants. La Hongrie et la République tchèque ne sont pas représentés.
Un troisième sondage à l'égard de la confiance répondant à la question "en règle
générale, pouvez-vous avoir confiance dans les gens ou devez-vous être prudent dans
vos relations aux gens ?" figure également en annexe. Les résultats montrent que seuls
la Norvège et la Suède montrent un degré de confiance supérieur à 50%. Tous les autres
pays, qu'ils soient est ou ouest-européens, témoignent d'un fort degré de méfiance.
On constate une diversité qui va bien au-delà de l'ancienne fracture est-ouest notamment
pour ce qui est de la question sur la tolérance et du premier sondage sur les opinions
religieuses. On note, par ailleurs, une certaine cohérence d'ensemble pour ce qui est de
la question sur la méfiance. La Slovénie et la Pologne diffèrent radicalement dans les
résultats en matière de tolérance et de confiance, la première étant sur une position
d'ouverture tandis que la seconde est sur une position de fermeture. La Slovénie apparaît
comme beaucoup plus progressiste que la Pologne et que certains pays ouest-européens.
Une analyse plus approfondie du système de valeurs pourrait montrer un pays sur la
voie du post-modernisme tandis que la Pologne plus traditionnelle migrerait vers le
modernisme.
Si les pays d'Europe centrale et orientale sont longtemps apparus comme constituant un
bloc, un seul voyage permet de vite se rendre compte de la diversité de ces pays et de
leurs peuples. Dix ans de vie et de voyage dans ces pays permettent de comprendre la
richesse et la diversité de cette partie du monde trop souvent encore ramenée à un bloc.
La diversité des valeurs de ces pays s'explique par la culture et l'histoire de ces pays.
Au-delà de l'empirisme des sondages, l'histoire de ces pays permet-elle d'apporter
quelques éléments d'analyse supplémentaire ?
PAGE 245
En ce début de XXIème siècle, les deux Europe héritent d'évolutions politique et
économique différentes. Les Européens de l'Ouest émergent doucement d'une phase
libérale, plus ou mois ultra-libérale suivant les pays, centrée sur l'intérêt individuel
tandis que les Européens de l'Est sortent d'une phase communiste centrée sur l'intérêt
des "masses" (même si cette dernière qualification est un peu caricaturale). Si l'on pense
en terme linéaire, les deux types de société ne partent pas du même "champ" (ou stade),
du même cohérentiel de valeurs même si, on l'a vu, elles partagent un certain nombre de
valeurs communes.
De même, alors que les Ouest-européens entrent dans une phase post-matérielle tournée
vers une consommation de plaisirs intellectuels et de loisirs, les pays est-européens sont
en pleine émancipation consumériste (pour ceux qui le peuvent) de biens d'équipement
et biens de consommation. La volatilité des marques et la difficulté pour les entreprises
de fidéliser leurs clients en est la preuve.
L'intervention étatique n'a pas la même connotation dans les ex-pays communistes. A
l'opposé de certains pays qui voient dans l'intervention étatique des valeurs
progressistes, les postmodernes des pays d'Europe centrale et orientale ne se retrouvent
pas dans cette caractéristique443. Il en est de même de la conception des politiques
économiques et notamment de la croissance économique. Les postmodernes des ex-pays
communistes n'ont pas la même conception de l'économie que d'autres pays
occidentaux.
La notion de citoyenneté ne fait pas partie de la culture de certains pays d'Europe
centrale et orientale. Seules la Pologne et la Hongrie se retrouvent dans le terme de
"nation", héritage du dix huitième siècle. Ailleurs, l'identité nationale est assimilée à une
ethnie, à une langue ou à une culture.
Pour conclure, l'expression de divergence ou convergence n'est pas adaptée à l'échelle
des pays d'Europe centrale et orientale en tant que bloc. Nous préférons le terme
"cohérentiel" qui nous semble plus adapté. Il y a donc cohérence entre les valeurs ouest443
Abramson Paul R. and Inglehart Ronald, Value Change in Global Perspective, The University of
Michigan Press, 1995, p. 114.
PAGE 246
européennes et est-européennes, certains pays d'Europe centrale et orientale se
rapprochant plus de certains pays d'Europe de l'Ouest en terme de valeurs. De plus, les
valeurs des pays d'Europe centrale et orientale varient fortement entre elles. A l'échelle
pan-européenne, les valeurs diffèrent bien au-delà des blocs Est-Ouest. Il y a donc une
véritable diversité culturelle.
SECTION 4 : LA POLOGNE, UN CAS D'EXCEPTION ?
Le cas de la Pologne nous est apparu intéressant à soulever. Sur la base de l'enquête de
1990-1993, nous avons découvert que la Pologne constituait une exception. La Pologne
n'appartient à aucun groupe cohérent de valeurs. Le graphique présenté en annexe
illustre la position de la Pologne proche de celle de l'Inde et de la Turquie qui se
distingue des autres pays d'Europe centrale et orientale par un système de valeurs
beaucoup plus traditionnel que celui des autres pays ex-communistes444.
Cette caractéristique est intéressante et peut s'expliquer par plusieurs facteurs. Tout
d'abord la Pologne, ce "pays de nulle part" selon l'expression de Kazimierz Brandys, est
un pays tiraillé à travers son histoire par les invasions successives des empires
germanique et russe. Dès l'origine, la Pologne aurait été conçue comme un rempart entre
l'Ouest et l'Est de l'Europe. Les Polonais auraient ainsi développé une "métaphysique de
l'occupation"445.
Pour Adam Michnik, "le drame de l'Etat polonais réside dans sa situation
géographique"446. Le pacte Ribbentrop-Molotov d'août 1939 préfigura le début de la
seconde guerre mondiale par le partage de la Pologne entre le III Reich d'Hitler et la
Russie soviétique de Staline.
444
Inglehart Ronald, Modernization and Postmodernization, Princeton University Press, 1997, p. 93.
Brandys Kazimierz, En Pologne, c'est-à-dire nulle part…, Seuil, Trad.1978.
446
Michnik Adam, La deuxième révolution, La Découverte, Trad.1990, p. 178.
445
PAGE 247
Aujourd'hui encore, la "re-colonisation" germanique à l'Ouest de la Pologne (région de
Wroclaw) depuis le début des années 1990 est parfois mal vécue par les populations et
les politiques même si celle-ci n'est pas explicite.
Lorsque Kazimierz Brandys parle de "pays de nulle part", il fait référence à la culture
polonaise. Selon lui, "la liberté, la tolérance et la solidarité nationale n'ont jamais
embrassé la société tout entière"447. D'où "l'irréalité polonaise" s'expliquant par
l'absence d'expérience historique, par le fait que la Pologne n'ait connu ni grands
mouvements sociaux ni pouvoir centralisé.
Ce qui effraie le plus l'écrivain, c'est que le "sarmatisme" (nationalisme passéiste) soit à
présent officialisé. Brandys parle de la Pologne des années 1970 mais cette analyse ne
pourrait-elle pas expliquer ce différentiel de valeurs noté plus haut ? Pour Kazimierz
Brandys, la liberté résulte moins d'une évolution sociale et d'un progrès de civilisation
que de la prise de conscience individuelle. A ce titre, le Polonais est loin de lui-même et
loin du monde.
L'appartenance à des valeurs plus traditionnelles peut s'expliquer par l'importance du
christianisme, la Pologne étant le rempart catholique à l'Est de l'Europe. Ses
attachements à l'Europe peuvent s'expliquer pour cette "civilisation née de Rome" selon
l'expression de Czeslaw Milosz448. Contrairement à d'autres pays d'Europe centrale et
orientale, la religion catholique et la pratique religieuse se sont maintenues pendant les
années de régime communiste. Ceci peut expliquer en partie l'importance des valeurs
traditionnelles en Pologne.
Par ailleurs, la Pologne se distingue d'autres pays d'Europe centrale par l'importance de
son agriculture, qui même pendant la période communiste, est demeurée privée en
grande majorité et peu affectée par le collectivisme. La mentalité agraire, de défense de
territoire, est donc très présente en Pologne.
447
448
Ibid, Brandys Kazimierz, p. 30.
Milosz Czeslaw, La pensée captive, essai sur les logocraties populaires, Gallimard, Trad.1953, p. 40.
PAGE 248
Pour Adam Michnik, la fidélité des paysans à la terre constituait une forme de résistance
à l'impérialisme soviétique449. De même, la fascination pour la civilisation occidentale
et la fidélité à l'Eglise catholique ont participé à la forteresse spirituelle de la Pologne.
La nature de cette résistance, peut donc expliquer l'ancrage de la Pologne dans des
valeurs plus traditionnelles que celles de ces voisins d'Europe centrale. Elles seraient
liées à la "métaphysique de l'occupation" dont parle Kazimierz Brandys.
449
Michnik Adam, La deuxième révolution, La Découverte, Trad.1990, p. 11.
PAGE 249
Conclusion du chapitre
Franciszek Draus note que les pays d'Europe centrale et orientale ne considèrent pas "la
culture institutionnelle occidentale comme traduction historique de l'idéal moderne de la
liberté et de la démocratie, mais comme une technologie politique et administrative
devant leur assurer une transformation rapide, une prospérité économique et une
stabilité politique". Les systèmes institutionnels de ces pays sont selon lui "artificiels au
double sens du terme : parce qu'ils ont été établis à partir de modèles occidentaux et
qu'ils ne possèdent pas d'enracinement sociétal propre"450.
Cet argument est intéressant car il révèle explicitement le poids et le rôle des valeurs
dans chacun de ces pays. Pendant leur isolement les pays d'Europe centrale et orientale
ont développé des systèmes administratifs lourds mais adaptés à des économies
planifiées et industrialisées à outrance. C'est en cela que le choc de l'effondrement des
"démocraties populaires" (l'expression est de François Fejto) rend la période de
transition nécessaire. Leur volonté de rejoindre l'Europe passe par l'acquisition du
modèle néo-libéral occidental (ou acquis communautaire), sans que pour autant, une
culture propre se soit développée et permette une appropriation du modèle européen.
Au niveau des enquêtes sur les valeurs, le passé des Européens de l'Est a plusieurs
implications. Tout d'abord, venant de l'économie planifiée, les Européens de l'Est
aspirent à une économie de marché, leur vision économique est donc plus libérale.
D'autre part, dans le domaine politique cette vision libérale est portée par les réformistes
de droite ce qui réduit la gauche aux communistes. La distinction gauche-droite n'est
donc pas la même qu'en Europe de l'Ouest.
Dans d'autres domaines comme celui de la religion, le régime communiste, bien
qu'officiellement anti-religieux, a laissé une situation très diverse. L'enquête sur les
valeurs des Européens de 1999, disponible en annexe, montre une forte religiosité des
pays catholiques (Pologne, Croatie, Slovaquie, Lituanie, Slovénie pour une part), une
450
Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes
Notre Europe, n°11, 2000, p. 15.
PAGE 250
religiosité moyenne (Lettonie, Hongrie) ou faible (République tchèque, Estonie) des
pays mixtes. Dans les pays orthodoxes, le contraste est fort entre la Roumanie, très
religieuse, et la Bulgarie et la Russie, assez peu religieuses451. En terme d'appartenance
à une religion et de pratique cultuelle, les sondages se rapprochent donc de ceux
d'Europe de l'Ouest.
Les valeurs de "stabilité, prospérité et liberté" qui sont les valeurs d'origine du projet
européen des premières Communautés sont reprises aujourd'hui à la Convention sur
l'avenir de l'Europe par les représentants politiques des pays d'Europe centrale et
orientale. Au-delà des dissensions politiques, les valeurs exprimées montrent un
attachement aux valeurs d'origine.
Il est intéressant de noter que les conceptions de l'Europe, décrites par certains
intellectuels de l'Est comme Vaclav Havel, inscrivent l'appartenance nationale dans une
dimension européenne, occidentale et même parfois planétaire. Pour eux, l'appartenance
à l'Europe est signe d'appartenance au monde occidental. Ce sentiment d'appartenance
explique aussi leur attachement à l'égard des Etats-Unis et aux relations transatlantiques.
Cependant, ce sentiment commun d'appartenance occidentale ne saurait cacher une
nette différence de valeurs entre celles évoquées par les intellectuels, qui incluent les
valeurs de solidarité, de conscience planétaire, de respect de l'autre, de tolérance,
intégrant des concepts sophistiqués comme unicité/diversité et sens/action, et celles des
représentants politiques dont le discours dénote, à quelques nuances politiques près, une
forme de "pensée unique".
D'autre part, en comparant les valeurs des pays candidats et celles des pays membres, à
travers les discours du Livre Blanc sur l'Elargissement de l'Union européenne, il ressort
deux traits principaux. Tout d'abord, les discours de la Finlande et dans une certaine
mesure, de la Grande-Bretagne sont ponctués de valeurs plus sophistiquées (Phase III et
IV de Brian Hall, "émancipation et interdépendance") que celles par exemple de
l'Autriche, de la Belgique ou de la France (Phase I et II de Brian Hall, "sécurité et
451
"Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 156.
PAGE 251
appartenance"). Cependant dans l'ensemble, les valeurs dominantes, à la fois dans les
discours des représentants politiques est-européens et ouest-européens s'ancrent dans
des valeurs de type institutionnel et d'appartenance. Il y a donc, au niveau des discours,
une forte cohérence entre les représentants politiques de l'Est et de l'Ouest de l'Europe.
PAGE 252
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE :
LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" EN EUROPE
Nous avons constaté qu'une analyse des valeurs permet une compréhension d'un
ensemble complexe de données soit individuelles, organisationnelles ou sociétales. Les
valeurs sont propres aux individus ou aux sociétés. Il n'y a pas de bonnes et mauvaises
valeurs. Il ne s'agit pas de transformer les valeurs de chacun en jugement de valeurs. On
conçoit que cette notion fait appel à un respect de l'autre, à une tolérance ontologique, à
une "éthique de l'altérité"452. La réponse peut-être laïque, religieuse, mystique,
spirituelle ; comme on l'a vu, elle commence déjà par l'individu et une conscientisation
de son propre soi et de son environnement. D'où l'importance attribuée à la notion de
sujet et de singularité dans les questions de modernité.
Au niveau économique, comme le souligne Amartya Sen, "la bonne marche d'une
économie d'échanges repose sur la confiance mutuelle et sur le recours à un ensemble
de normes implicites et explicites"453. Au niveau social, cela implique une
reconnaissance des valeurs de l'autre et un respect pour ces valeurs. Au niveau politique,
les instances publiques sont amenées à prendre en compte non seulement les exigences
de justice et la portée des valeurs mais également les valeurs auxquelles adhèrent les
individus. Nous avons montré dans cette seconde partie en quoi la Charte européenne
est porteuse de nouvelles valeurs et témoigne de l'évolution des systèmes de valeurs des
Européens. Elle reconnaît implicitement que le premier projet politique de l'Europe
construit sur la défense des valeurs de liberté, prospérité et sécurité implique à présent,
du fait des transformations du système-monde (première partie), de construire un
nouveau projet politique sur la base de nouvelles valeurs qui restent à partager. Nous
avons proposé les suivantes : interdépendance-responsabilité, tolérance, authenticité,
solidarité.
452
453
Saloff-Coste Michel et Dartiguepeyrou Carine, Les horizons du futur, Guy Trédaniel, 2000.
Sen Amartya, Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 1999, Trad. 2000, p. 262.
PAGE 253
En se plaçant de ce point de vue, on comprend alors que l'élargissement aux PECOS
peut devenir une opportunité pour l'Europe dès lors où le processus d'intégration
s'appuie, à travers le dialogue et la conscientisation des enjeux européens, sur le partage
de ces nouvelles valeurs. Les valeurs n'ont pas vocation à dicter une finalité politique.
Dans un contexte politique et économique (première partie) où la complexité et le chaos
rendent l'union, l'harmonie et la cohérence difficiles, les valeurs permettent de souder, le
plus souvent de façon implicite, des communautés de personnes.
La thèse que nous cherchons à défendre est qu'une conscientisation des valeurs peut
servir en tant que processus, à commencer par le processus d'intégration, à l'édification
d'un projet européen. Les "nouvelles valeurs" peuvent également nous aider à repérer
les formes en émergence. L'enjeu de l'Europe est d'offrir cet espace de liberté et de
conscientisation aux Européens mais également aux Européens de l'Est. Dans le
contexte d'élargissement, la dimension de frontières territoriales perd de son
importance. Il reste à l'Europe de mettre au service ses valeurs avant-gardistes,
humanistes et à présent postmodernes, comme elle l'a fait dans le passé, à des fins
politiques et sociales.
L'Europe est aussi terreau de la complexité en ce qu'elle doit composer entre les
"traditionnels", les "modernes" et les "postmodernes" ou "créatifs culturels"454. Les
"traditionnels" demeurent importants en Europe, de l'ordre de 20%, et sont en baisse
mais la remontée de l'influence de l'extrême droite semblerait exprimer un certain repli
de cette population sur elle-même et une certaine régression vers des valeurs de base.
Une partie d'entre eux représentent la frange anti-européenne, les nationalistes et les
extrémistes de droite présents en Europe de l'Ouest comme en Europe de l'Est. Les
"modernes", sont estimés représenter 50% de la population. Ils sont très fortement
représentés au sein des institutions comme des entreprises. Ils sont globalement proeuropéens dans un esprit d'amélioration de la fluidité des marchés et de la modernisation
politique des pays. Ils conçoivent la "société de l'information" et l'élargissement comme
une opportunité économique pour la société industrielle, non comme un changement
profond qui implique la construction d'un projet sociétal autour de la connaissance. Les
454
Référence aux travaux de Paul Ray développés dans le chapitre V de la première partie de cette thèse.
PAGE 254
"créatifs culturels" ou "postmodernes" sont de l'ordre de 25% à 30% en Europe. Il
semblerait qu'ils représentent la catégorie dont la croissance est la plus rapide. Ils sont
fortement représentés dans les organisations non gouvernementales et dans les
professions indépendantes. Les écrits du Forum de la Société de l'Information et des
travaux de la Cellule de prospective de la Commission européenne, porteurs de valeurs
"de libération" et "d'interdépendance" (Phases III et IV de Brian Hall) et les
programmes politiques développés par l'Union, porteurs de valeurs sécuritaires et
institutionnelles ( Phases I et II) illustre ce décalage455.
Par ailleurs, à l'ère des technologies de l'information et de la communication, des
réseaux, des communautés, des micro-projets et mouvements, d'une société civile en
demande de "démocratie participative", l'absence relative de débats en matière de
démocratie et de gouvernance au sein de l'Europe institutionnelle contribue à renforcer
la thèse du différenciel paradigmatique tel que le décrit Thomas Kuhn. Il y a
"révolution" au sens kuhnien du terme en ce que la révolution politique en Europe se
fait aujourd'hui en dehors des institutions et "vise à changer les institutions par des
procédés que ces institutions elles-mêmes interdisent"456. Cet énoncé renforce
l'argument selon lequel les technologies de l'information et de la communication
peuvent faciliter le processus de "démocratie participative". Cette analyse confirme, par
ailleurs, le rôle fondamental de la société civile au sein de laquelle un nouveau projet
politique a plus de chance d'éclore.
La "sortie de la modernité" de l'Europe est douloureuse et polarise à elle seule un certain
nombre de résistances au niveau de l'intégration européenne. Tant du point de vue de
l'Europe des Quinze que de l'Europe élargie, l'Union semble vouloir progresser dans son
intégration, sans parvenir à mettre en oeuvre. Comment expliquer cette impression de
chaos et d'ordre à la fois ? Ordre parce que la construction du projet européen avance ;
chaos parce que l'on vit des transformations sans savoir ce qu'il en adviendra. La pensée
complexe reconnaît cette apparente contradiction dans ce qu'elle appelle la dialogique
qui unit "deux principes ou notions antagonistes, qui apparemment devraient se
455
Référence aux travaux de Brian Hall développés dans le chapitre V de la première partie et dans le
chapitre III de la seconde partie.
456
Kuhn Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1962, Trad.1970, p. 134.
PAGE 255
repousser l'un l'autre, mais qui sont indissociables et indispensables pour comprendre
une même réalité"457. Comment alors ne pas pouvoir déboucher sur une compréhension
de ce rapport chaos-ordre ? Il n'est pas possible de "deviner" ce qu'il va advenir car nous
savons à présent qu'un système est lui-même producteur et causateur de ce qui le
produit (principe de récursion). On pourrait donc dire que le monde, et donc l'Europe,
sont dans une période du règne de l'incertain.
Pour Edgar Morin, le monde est dans une phase particulièrement incertaine parce que
les "grandes bifurcations historiques ne sont pas encore prises", "que nous sommes dans
une époque où nous avons un vieux paradigme, un vieux principe qui nous oblige à
disjoindre, à simplifier, à réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer sans pouvoir
faire communiquer ce qui est disjoint et sans pouvoir concevoir des ensembles, et sans
pouvoir concevoir la complexité du réel". Nous sommes, ajoute-il, dans "une période
entre deux mondes" ; l'un qui est en train de mourir mais qui n'est pas encore mort, et
l'autre qui veut naître, mais qui n'est pas encore né"458. Nous pensons qu'il en est de
même du projet européen. La "société de l'information" n'existe pas ; pas plus que
l'utopie d'une Europe de la connaissance.
L'analyse de la politique européenne en matière de "société de l'information" montre
que l'Europe a su réagir plus vite que dans les autres domaines de la politique
communautaire en incorporant les pays en cours d'adhésion relativement tôt dans le
processus. Même si la politique en matière de "société de l'information" des PECOS est
très alignée sur celle de l'Union européenne, il n'en demeure pas moins que l'Europe
reconnaît l'importance de développer une plate-forme commune ne serait-ce qu'au
niveau de la sécurisation de l'infrastructure technologique. En cherchant à étendre le
processus de déploiement d'instruments politiques avant même la confirmation de
l'adhésion des pays candidats, l'Europe montre une capacité d'anticipation et de proactivité à l'égard des PECOS. Cette attitude témoigne de la capacité de l'Europe à
valoriser à travers un projet, en l'occurrence ici "la société de l'information", une
intégration de ses futurs Etats membres. Cette analyse conforte notre idée selon laquelle
le développement de processus d'apprentissage et de connaissance peut contribuer de
457
458
Morin Edgar, Le Moigne Jean-Louis, L'intelligence de la complexité, L'Harmattan, 1999, p.254.
Idem, Morin Edgar, p.40.
PAGE 256
manière significative à l'intégration économique, sociale et politique de pays membres
de l'Union.
Par ailleurs, notre analyse montre que l'Europe cherche à exprimer sa singularité, en
particulier par rapport aux Etats-Unis, à travers les dimensions sociales (emploi et
apprentissage tout au long de la vie), culturelles (droits d'auteurs, exception culturelle),
politique et économique (économie de la connaissance et non économie digitale) de la
"société de l'information". Cependant, la politique européenne en matière de "société de
l'information" porte en elle également les limites actuelles du système politique et
économique de l'Union européenne. D'une part, elle montre les limites de l'équilibre du
"triangle institutionnel" tel que le définit Quermonne (première partie), du consensus
inter-gouvernemental et d'un système qui stagne. Elle illustre, en outre, la nécessité pour
l'Union européenne de développer une vision et politique commune plus ambitieuse et
véritablement européenne.
Elle marque les limites du modèle économique néo-libéral à travers une course à la
compétitivité reposant sur des critères de création de valeur dépassés, des indicateurs
économiques de mesure inadaptés et des objectifs à trop court terme. Elle tend à nuire in
fine aux intérêts des petites et moyennes entreprises à la recherche d'un environnement
flexible et favorisant la prise de risque ; à défendre des règles anticoncurrentielles
arbitraires (par exemple, dans le cas de la volonté de rachat par Schneider Electric de
Legrand) ; à ériger des systèmes réglementaires favorisant le lobbying (donc des
entreprises les plus puissantes) et handicapant les entreprises déjà engagées dans une
responsabilité sociale supérieure à la moyenne (par exemple, EDF).
Enfin, la politique européenne en matière de "société de l'information" témoigne de
l'importance de la connaissance en tant que mode de développement des sociétés
européennes sans pour autant véritablement se donner les moyens de mettre en œuvre.
C'est à ce titre que nous pensons que la mise en place d'une société reposant sur la
connaissance implique une transformation du modèle économique sur la base de valeurs
postmodernes. Certains comme Armatya Sen, prix Nobel de l'économie, montre le
chemin de la transformation de la pensée économique. La thèse que nous défendons est
PAGE 257
donc que la dynamique de l'intégration du système européen ouvert aux PECOS réside
avant tout dans les processus de production, de coordination, de transmission de
connaissances associées à des structures de valeurs postmodernes.
Ainsi cet "entre-deux" dont parle Edgar Morin se ressent-il dans les limites du système
sur lequel l'Europe s'est batie ces derniers siècles sans pour autant qu'elle puisse voir se
dessiner les contours d'un nouveau système. Immanuel Wallerstein rejoint ce constat
d'incertitude lorsqu'il écrit : "Les systèmes naissent tout d'abord ; ils vivent de longues
années (de longs siècles) selon certaines règles ; à un moment critique, ils entrent en
déséquilibre, ils bifurquent et se transforment en quelque chose d'autre. La période
finale, la transition, est particulièrement imprévisible, mais en même temps
extraordinairement perméable aux entrants individuels et de groupe (…)"459.
Cet incertain nous amène donc naturellement à essayer de le palper, de le décrire, de
s'en rapprocher. Ce sera l'objet de notre troisième partie où nous chercherons à répondre
aux questions suivantes : Quelles sont les visions de l'avenir de l'Europe ? Incorporentelles les enjeux liés à la "société de l'information" ? Dans quelle mesure l'élargissement
impact-il le futur de l'Europe ? Quelles sont les facteurs structurants et les facteurs
variables ? Nous proposerons pour finir notre vision de l'avenir, celle de l'Europe de la
connaissance.
459
Wallerstein Immanuel, L'utopistique ou les choix politiques du XXIème siècle, L'Aube, Trad. 2000,
p.136.
PAGE 258
TROISIEME PARTIE
IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET DE LA
POLITIQUE EN MATIERE DE "SOCIETE DE
L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE L'EUROPE
PAGE 259
INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE
L'analyse des grandes tendances du futur à l'horizon 2020-2050 en première partie avait
pour objectif de positionner l'Europe dans un contexte mondial. Nous avons analysé en
seconde partie la politique européenne en matière de "société de l'information" dans la
perspective de l'élargissement. Elle nous a permis de comprendre les particularismes de
la politique européenne. Nous avons, en outre, pu analyser les fondements théoriques de
la "société de l'information". Ceux-ci nous ont montré le lien avec l'évolution de
phénomènes plus complexes, caractérisés par un changement de paradigme. Il
semblerait, que les changements que nous vivions impliquent un changement radical de
nos modes de représentation. Pour certains, ce changement de paradigme pourrait
conduire à l'émergence d'une nouvelle civilisation. S'il n'est pas possible de trancher sur
cette question à ce stade, nous cherchons à montrer tout au long de cette thèse
l'importance de la prise de conscience.
Pourquoi l'Europe ne parvient-elle pas à mettre en œuvre son projet politique ? Pour
Castells, la mondialisation, l'affirmation identitaire et la crise de l'Etat-nation
influencent le processus "d'unification de l'Europe" et, à travers lui, le monde du siècle
prochain. Cette unification de l'Europe est à la fois une tentative de riposte à la
mondialisation et son expression la plus avancée. Riposte, parce qu'elle répond à des
objectifs avant tout politiques ; expression, car les critères de convergence fixés par le
Traité de Maastricht ressemblent beaucoup à ceux imposés par le Fonds monétaire
international.
Cette analyse met en lumière le fragile équilibre entre les intérêts politiques et
économiques du projet européen. Plus que cela, elle met en évidence le difficile
arbitrage propre à l'ère de l'information entre flux et identités. L'exercice démocratique,
en donnant plus de pouvoir d'exécution à la Commission européenne, détrône le
nationalisme qui, pourtant plus que le fédéralisme, accompagne l'unification de
l'Europe. Manuel Castells exprime bien, il nous semble, cette complexité entre identités
PAGE 260
nationales et identités en terme de langue et d'ethnicité. Il fixe le mouvement de
l'Europe entre internationalisation économique et décentralisation culturelle.
Cependant sur quelle base l'intégration européenne peut-elle se construire ?
L'unification européenne ne peut se faire, selon lui, sur la base du Christianisme du fait
du déclin du sentiment religieux, ni sur celle de la démocratie du fait de la crise de
l'Etat-nation, ni sur l'ethnicité du fait de sa trop grande diversité. L'unification
n'interviendra que si l'Europe développe une identité qui repose sur un "projet" ce qu'il
appelle "l'identité-projet"460.
Quel est donc cet "identité projet" ? En quoi l'élargissement aux pays d'Europe centrale
et orientale peut-il influencer l'avenir de l'Europe ? Quels sont les scénarios envisagés
sur l'avenir de l'Europe ?
Nous ne sommes pas optimistes quant au futur de l'Europe. Nous avons donc retenu des
scénarios sur les risques systémiques et des scénarios noirs. Cependant, nous ne
pouvions finir cette thèse sur un ton "apocalyptique". Les propos de Jean Monnet sont là
pour rappeler que "les obstacles (de la construction européenne), on ne peut en douter,
seront de plus en plus nombreux à mesure que l'on s'approchera du but parce que, dans
la construction de l'Europe comme dans tout autre grande entreprise, les hommes
poussent devant eux les difficultés les plus graves, laissant à leurs successeurs le soin de
les résoudre"461. C'est pourquoi nous finirons la troisième partie par une section intitulée
"Pour une Europe de la connaissance" qui ouvre de façon constructive sur des
propositions pour l'Europe d'ici 2020.
460
Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998,
1996). p 394.
461
Monnet Jean, Mémoires, Fayard, 1976, p. 612.
PAGE 261
CHAPITRE I
L'ELARGISSEMENT DE L'UNION EUROPEENNE
"L’Europe n’est pas seulement sans vraies frontières. Elle est
aussi dépourvue d’unité géographique interne. De ce point de
vue, son originalité est, pour ainsi dire, son manque d’unité
(…)", Edgar Morin, Penser l'Europe, p.41.
"(…) la question de l'élargissement est la plus fondamentale qui
soit pour l'avenir de la construction européenne", Jacques
Attali, Europe(s), p.164.
SECTION 1 : LES FRONTIERES DE L'EUROPE : "FIN DE L'HISTOIRE" OU
FIN DE LA GEOGRAPHIE ?
Aujourd'hui, l'élargissement de l'Europe répond moins à une définition de l'Europe
géographique qu'à des contraintes économiques et politiques. Les débats d'une Europe
allant de l'Atlantique à l'Oural ou seulement élargie à l'Europe centrale ne sont plus
aussi véhéments que pendant la seconde moitié du vingtième siècle. Encore présents au
début des années 1990, ils disparaissent peu avant la seconde moitié des années 1990.
L'appartenance à l'Europe des anciennes "démocraties populaires" ne se pose plus en
terme géographique. C'est comme si les pays d'Europe centrale et orientale avaient pris
ou plutôt repris leur place au sein de l'Europe.
Cette révolution coïncide avec un des rapports de la Commission européenne soumis au
sommet de Lisbonne (26-27 juin 1992) constatant "qu'il n'est ni possible, ni opportun
d'établir les frontières de l'Union européenne, dont les contours seront encore redéfinis
dans les années à venir". Et la Commission de noter que le terme "européen" n'a pas été
officiellement défini par les traités, "ce terme combinant des éléments géographiques,
PAGE 262
historiques et culturels qui contribuent tous à l'identité européenne". "L'expérience
commune de proximité, d'idées, de valeurs et d'interaction historique ne saurait être
conduite à une simple formule et suppose d'être revue par chaque nouvelle
génération"462.
Le caractère constructif et pour certains "élusif"463 de l'Europe est un élément essentiel
de son essence. En définissant ainsi le caractère européen, les dirigeants européens se
laissent une marge de manœuvre considérable en vue de demandes d'adhésion
potentielles. On peut cependant se demander, par exemple, dans quel cadre s'inscrit, par
exemple, le refus de la demande d'adhésion du Maroc en 1987 et la confirmation de
l'éligibilité de la Turquie (dont la demande d'adhésion a suivi en 1987) qui intervient
après plusieurs refus.
Dans ce contexte, les "frontières intérieures" de l'Union posent un problème relatif à une
Union destinée à s'étendre. Les conclusions du rapport de la Cellule de prospective de la
Commission européenne sur l'impact à long terme de l'élargissement insistent à la fin
des années 1990 sur la nécessité de développer une institution pour la défense des
minorités et pour la gestion des migrations. Aujourd'hui soit deux ans avant l'adhésion
formelle prévue pour 2004, l'impact des migrations est-européennes se fait déjà sentir.
Pour certains, l'impact des migrations est déjà présent et ne devrait pas augmenter de
manière significative après l'adhésion. On estime entre 7 et 8.5 millions les minorités
romano-gitanes en Europe464. Celles-ci sont intéressantes par leur mode de survie qui
s'apparente en partie au premier type de société "chasse-cueillette" décrite par Michel
Saloff-Coste. En effet, pour ce dernier, le type "chasse-cueillette" est caractéristique des
sociétés en mode minimal de survie. Ces minorités constituent un enjeu pour l'Union
dans le sens où elles échappent à tout sentiment d'appartenance européenne et ne se
retrouvent pas dans l'idéal de communauté en création. Les migrations économiques
venant de l'Est proviennent à l'heure actuelle pour 85% de "touristes" (visa de tourisme)
462
Propos cités dans Le Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de
l'Europe, des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, 1999, p. 149-150.
463
Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The
Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University
Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 10.
464
Idem, Final Report on the Reflection Group, p. 78.
PAGE 263
qui viennent travailler pour une période allant de 2.5 à 3 mois. Ces "touristes" sans
permis de travail sont estimés entre 600 000 et 700 000 et font plusieurs voyages dans
l'année465. Parmi les travailleurs déclarés, 300 000 viennent d'Europe de l'Est. A cela, il
faut ajouter les personnes qui traversent les frontières de l'Allemagne et de l'Autriche
notamment de façon journalière. En Pologne, on les appelle les "fourmis". Leurs
activités de vente n'ont pas d'impact financier majeur pour l'Union. La troisième
catégorie de migrants est représentée par les étudiants qui, à la suite d'une bourse,
peuvent décider de rester dans le pays où ils ont fait leurs études. Enfin, certains
professionnels, en général, jeunes et diplômés peuvent s'installer dans l'Union pour
bénéficier de salaires plus importants mais aucune indication de leur nombre n'est
disponible. Cependant, même si l'on peut s'interroger sur les frontières internes, celles-ci
ne posent pas de problèmes insurmontables. Les mouvements de migration, bien que
présents, ont des incidences bien moins négatives que positives puisqu'elles participent
à la libre circulation des personnes.
Dans un monde d'interdépendance où les inégalités augmentent, ce sont, de fait, les
"frontières extérieures" qui posent des problèmes plus fondamentaux liés aux disparités
économiques et politiques entre pays. Si l'idée semble être acceptée d'étendre le
territoire géographique de l'Europe notamment aux PECOS, la question de la gestion
des migrations se pose dès lors pour les frontières de la Pologne avec la Biélorussie, la
Russie (Kaliningrad), la Lituanie et l'Ukraine. Aucune adhésion à l'Union n'est prévue
pour ces pays sauf pour la Lituanie. En ce qui concerne l'entrée potentielle de la Turquie
dans l'Union, celle-ci impliquerait des frontières extérieures avec la Géorgie, l'Arménie,
l'Iran, l'Irak et la Syrie. Le cas de la Turquie n'est pas traité dans cette thèse malgré tout
l'intérêt géopolitique de ce pays. Bien que son ancrage dans la religion dominante
musulmane, la Turquie moderne a opté pour la laïcité de l'Etat. Elle est également un
pays au poids géopolitique significatif du fait de son positionnement dans les Balkans,
de ses relations avec la Russie et les anciennes républiques soviétiques, et de son "rôle
stabilisateur"466 avec le Proche-Orient. Elle constitue en outre une base militaire
stratégique pour les Américains et pour l'OTAN.
465
Ibid, Final Report on the Reflection Group, p. 51.
Béhar Pierre, Une géopolitique pour l'Europe, vers une nouvelle Eurasie?, Editions Desjonqueres,
1992, p. 154.
466
PAGE 264
La question n'est déjà plus pour l'Union européenne de gérer l'élargissement aux pays
candidats ici étudiés (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne et Lituanie) mais
aux pays du dehors qui ne sont pas encore candidats mais aspirent pourtant à en faire
partie. Cela implique, on le voit, la nécessité de développer une politique étrangère de
l'Union européenne, ouverte sur le monde. Cela suppose que les Etats membres
s'entendent sur la politique intérieure de l'Union et évitent de rentrer dans une attitude
d'Europe "forteresse" coupée de l'extérieur.
Le critère géographique se fait moindre au bénéfice de la culture et de l'appartenance
identitaire des pays en question. Pour Samuel Huntington, les conflits les plus
importants auront lieu "entre peuples appartenant à des entités culturelles
différentes"467. Les tensions au Moyen-Orient et Proche-Orient sont la marque des
oppositions entre religions. Pour lui, les pays d'appartenance catholique seraient plus
prédestinés à intégrer l'Europe que les pays musulmans comme la Turquie ou
orthodoxes comme la Serbie ou la Russie.
Traitant du cas de la Pologne, Gilles Lepesant propose trois types de "références
territoriales"468. Le territoire institutionnel et économique relié à l'Union européenne, le
territoire imaginaire de type historique, et une référence identitaire liée à l'appartenance
centre-européenne.
Par ailleurs, la présence de moyens de transport de plus en plus rapides donne une autre
représentation des distances. La notion d'éloignement et de contrainte de déplacement
diminue, celle de proximité géographique se renforce.
Enfin, le développement des transferts d'information à travers les sociétés postales
comme DHL, les réseaux de communications Internet ou Intranet, le travail sur
ordinateur en réseau notamment dans le domaine des marchés financiers compriment la
notion de temps.
467
Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, Trad. 2000, p. 23.
Lepesant Gilles, "Quelles frontières pour l'Union européenne élargie?". Chargé de recherches au
CNRS.
468
PAGE 265
Les contraintes géographiques semblent "exploser" elles aussi avec l'accélération des
échanges et le passage à une "société de l'information". La notion même de géographie
se réinvente au regard des nouvelles réalités temporelles. C'est comme si la notion de
territoire devenait quelque part obsolète. Ce qui importe, c'est l'expérience culturelle de
l'individu dans son nomadisme. C'est ce rapport entre "lieu et non lieu" décrit par Marc
Augé469. Comme l'exprimait déjà Michel Foucher en 1993, le continent européen se
caractérise par une unité de lieu mais pas encore une unité de temps. Dix ans plus tard,
l'émergence de la "société de l'information" nous mène vers cette unité de temps.
De fait, la fracture devient plus forte entre ceux qui ont/ ceux qui n'ont pas accès (à
l'eau, la nourriture, l'information, l'éducation etc…), entre le monde rural et le monde
urbain, entre le territoire qui fait ou pas partie du réseau. Il y a plus de disparités entre
villes et campagnes hors réseaux qu'entre réseaux de villes connectées, entre les lieux
où il y a des investissements directs et là où il n'y a en a pas470.
On peut donc se demander si la fin de la réflexion sur la géographie de l'Europe ne
correspond pas finalement à "la fin de l'histoire" (pour reprendre l'expression de
Fukuyama), celle de l'histoire des démocraties populaires. Les frontières de l'Europe
prennent une nouvelle forme politique. Comme nous l'avons vu en première partie,
l'Europe doit se construire en interdépendance avec le reste du monde. Le renforcement
de sa communauté interne doit l'aider à renforcer sa diplomatie à l'extérieur de l'Union.
L'élargissement n'est donc pas une fin en soi. Il est une dynamique. Il participe en cela à
une construction et maximise la gestion des différences à l'intérieur comme à l'extérieur
de l'Union. En cela, l'Europe constitue un fabuleux terreau de la complexité.
SECTION 2 : LE CADRE POLITIQUE DE L'ELARGISSEMENT
La décision d'intégrer les PECOS au sein de l'Union remonte au Conseil européen de
Copenhague du 22 juin 1993. Ce n'est que quatre ans plus tard, lors du Conseil de
469
470
Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994.
Le dessous des cartes, émission télévisée sur ARTE, 15 décembre 2001.
PAGE 266
Luxembourg du 12 et 13 décembre 1997, que l'ouverture des négociations avec six pays
(Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne, Estonie et Chypre) est décidée. Les
négociations d'adhésion débutent en 1998 pour l'Estonie, la Hongrie, la Pologne et la
Slovénie et en 2000 pour les autres pays candidats.
Le 13 octobre 1999, la Commission européenne décide de commencer les négociations
avec l'ensemble des pays candidats et non plus seulement les six de l'Agenda 2000. Les
négociations sont ouvertes avec la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Lituanie et la
Lettonie. L'accord de Berlin du 24 et 25 mai 1999, définit un ensemble de réformes du
budget de l'Union et de mécanismes d'intervention de la Commission européenne
concernant essentiellement les fonds structurels et la Politique Agricole Commune
(PAC). Le sommet de Cologne sous la présidence allemande signale le début d'une
phase de réforme institutionnelle prévue pour aboutir en 2001. Le sommet de Helsinki
de décembre 1999 décide de mettre à pied d'égalité l'ensemble des treize pays (Hongrie,
Slovénie, République tchèque, Pologne, Estonie, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie,
Lituanie, Lettonie, Chypre, Malte et la Turquie) pour l'adhésion à l'Union.
Le Conseil européen de Nice (décembre 2000) et les déclarations du commissaire
Gunter Verheugen, en charge de l'élargissement, selon lesquelles les premières
adhésions devraient intervenir avant 2005 donnent une accélération à l'élargissement471.
Cette relance du processus d'élargissement intervient plus d'une dizaine d'années après
l'effondrement du mur de Berlin, symbole de la fin de la guerre froide. Cela explique en
partie pourquoi le processus est perçu comme lent pour ceux qui souhaitent intégrer.
Les accords d'association visant à établir une zone de libre-échange à l'horizon 2002
sont signés au début des années 1990 et les demandes d'adhésion interviennent au
milieu des années 1995. Le Conseil européen de Laeken (décembre 2001) confirme la
clôture des négociations avant la fin 2002 exception faite de la Roumanie et de la
Bulgarie.
471
Les premiers propos de Gunter Verheugen proposaient que les premiers pays adhérents puissent voter
aux élections européennes de 2004. Il se félicitait également de l'espoir du président Kwasniewski de
Pologne de faire entrer son pays en 2003. Gunter Verheugen, "The enlargement process after Nice",
Brussels, 16/01/2001. Les discours de Gunter Verheugen sont accessibles sur le site
www.europa.eu.int/comm/enlargement/docs/speeches/index.htm
PAGE 267
Les critères d'adhésion retenus sont de trois ordres : politiques, économiques et
administratifs, ce dernier étant connu sous le terme d'acquis communautaire472.
Le critère politique consacre la nécessité pour le pays candidat d'être muni d'un système
démocratique libéral et plus généralement de souscrire "aux finalités politiques" c'est-àdire aux objectifs de long terme de l'Union européenne, garantissant la primauté du
droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection. La grande
majorité des pays candidats satisfont aux critères politiques bien que des résultats
insuffisants aient été relevés par la Commission européenne dans le cadre de la
modernisation de l'administration publique. Beaucoup plus graves, des phénomènes
régressifs sont notés tels que le renforcement des niveaux de corruption, le
développement de la mafia ainsi que l'apparition de la traite des femmes et des enfants.
Les critères économiques exigent l'existence d'une économie de marché viable qui
puisse résister face à la pression concurrentielle et aux forces du marché intérieur. Les
pays candidats mettent en place depuis le début des années 1990 les leviers d'une
économie de marché mais ne sont pas considérés comme pouvant faire face à une
pression concurrentielle et aux forces de marché. Certains à court terme comme
l'Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, d'autres à plus long terme
comme la Lituanie, la Lettonie et la Slovaquie. La Roumanie et la Bulgarie (ainsi que la
Turquie) ne satisfont pas deux des trois critères économiques.
Les limites des progrès liés à l'adoption, à la mise en œuvre et au respect de "l'acquis
communautaire" se situent principalement dans l'absence d'institutions dans les pays
candidats capables de gérer ces critères. C'est dans la négociation des 31 chapitres de
l'Union que résident bon nombre d'opacités et l'évaluation au cas par cas qui apparait
parfois comme trop subjective. C'est également grâce à cet espace subjectif que chaque
pays peut négocier avec la Commission européenne un prolongement dans la mise en
place de certains volets de l'acquis communautaire.
472
"Stratégie
pour
l'élargissement
et
rapport
www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e50005.htm
PAGE 268
sur
les
progrès
des
candidats",
Il est intéressant de noter et ce, dès à présent, que les conditions d'admission ne sont pas
soumises au caractère "européen" d'un pays mais à "un accord entre les Etats membres
et l'Etat candidat"473. L'identité européenne basée sur des éléments géographiques,
historiques et culturels ne constitue pas en tant que telle un critère. Nous trouvons là l'un
des facteurs explicatifs de la difficulté du processus d'élargissement. Celui-ci se fait
dans un cadre politique, économique et légal. Les valeurs européennes sont implicitesnon explicites et ne sont pas déclinées en terme d'objectifs à satisfaire et de degré de
maturité à atteindre. C'est là une des raisons principales des difficultés du processus
d'élargissement. Chaque pays, qu'il soit candidat ou membre, dispose de son propre
champ de représentation et de valeurs ainsi que de sa propre expérience et maturité
sociétale. Chacun évalue à sa propre image. L'éventail de valeurs entre, par exemple, la
France, la Suède, la Pologne, la Russie et le Kazakhstan est donc très large, ce qui rend
difficile une compréhension en profondeur des enjeux européens. L'écart qui apparaît
comme parfois important entre les Quinze ne peut pas être négligé avec les pays
d'Europe centrale. Les valeurs sont donc essentielles et doivent guider le déploiement
d'une politique sur la base d'objectifs partagés. Nous reviendrons sur ces questions.
"La nouvelle stratégie pour l'élargissement" s'accompagne donc de deux volets
d'évaluation. Les pays candidats sont évalués par rapport aux progrès réalisés par
rapport aux critères d'adhésion (décrits plus haut) et par rapport aux négociations
d'adhésion474. On peut célébrer le caractère herméneutique du processus qui cherche à
construire en avançant. Cependant, à certains égards, il pourrait faire l'objet d'une
anticipation plus holistique. Le programme n'est pas décliné véritablement à court et
moyen terme, encore moins à long terme. La tâche à remplir est lourde juridiquement et
administrativement. Elle ne permet pas de réflexion sur les grands axes politiques et ne
constitue pas de fait une base appropriée pour le débat. Dans ce contexte, le déploiement
d'une communication politique sur l'élargissement conditionne le succès du processus.
L'inconvénient est que cette communication politique fait figure plus de propagande que
de réelle plateforme de débats.
473
Paragraphe 2, article 237 du Traité de Rome et article 0 du Traité de Maastricht.
"Stratégie
pour
l'élargissement
et
rapport
sur
les
progrès
www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e50005.htm
474
PAGE 269
des
candidats",
Par ailleurs, les négociations avec les premiers pays adhérents ont lieu alors que l'Union
tarde à régler d'importants dossiers politiques tels que la Politique Agricole Commune,
le budget, le processus de décision et les réformes institutionnelles. Sans ces réformes,
l'élargissement paraît utopique. Les Conseils européens de Madrid (décembre 1995) et
d'Amsterdam (juin 1997) notent et questionnent le nécessité de réformer "au préalable"
la Politique Agricole Commune et le système institutionnel avant tout accroissement des
membres de l'Union européenne475.
Les négociations devraient intervenir au cas par cas suivant les critères économiques des
pays candidats et sur la base de l'acquis communautaire. On note que, malgré la volonté
politique de certains membres de la Communauté européenne, les critères économiques
sont prépondérants et justifient un conservatisme politique. Sur la base de cette analyse,
l'élargissement pourrait s'étaler entre 2005 et 2015 en ce qui concerne les premiers pays
candidats. Il paraît difficile de refuser l'entrée à ces derniers sur la seule base de critères
économiques. Le développement de modalités progressives d'intégration européenne
devient à ce titre nécessaire. L'adhésion politique à l'Union serait consommée mais
l'intégration se déclinerait sur plusieurs années selon des objectifs à court, moyen et
long terme. L'intégration politique dicterait alors les critères économiques et non le
contraire.
Les propositions du Hongrois Andras Inotai sont, à ce titre, intéressantes car elles
s'inscrivent dans une approche politique. Il note le "caractère urgent de mettre en oeuvre
un plan d'accession offrant une variété de stades d'élargissement"476. Nous partageons
l'analyse d'Andreas Inotai car elle propose l'établissement d'un processus et d'une
stratégie d'élargissement à long terme. Pour que cette forme d'élargissement succède à la
présente, il faut réinventer un processus d'intégration qui puisse également anticiper
l'entrée d'autres pays candidats aussi divers que Malte, la Turquie, la Russie et la Serbie
pour ne citer qu'eux.
475
"Elargissement : préparation à l'adhésion", www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e40001.htm
Inotai Andras, "Some Reflections on Possible Scenarios for EU Enlargement", Institute for World
Economics of the Hungarian Academy of Sciences, Working Paper n° 122, December 2001, p.13.
476
PAGE 270
L'intégration des pays d'Europe centrale et orientale est un enjeu politique et
économique important pour ces pays comme pour l'Union européenne. C'est pourquoi,
les pays qui ne sont pas prêts doivent peu à peu se mettrent à niveau à travers une
participation accrue aux projets européens et continuer de bénéficier des aides
communautaires notamment pour poursuivre leurs travaux d'infrastructure. Comme
l'exprime Vaclav Havel, "Si l'Union européenne s'élargit, (…) c'est dans son intérêt vital
(…) d'aider (les nouvelles démocraties) à restaurer et développer une société civile"477.
Le projet politique doit s'étendre à l'ensemble des Européens et ne pas se limiter aux
dirigeants et technocrates. Mais l'Union européenne a également une responsabilité
indirecte dans les affaires politiques intérieures des PECOS. Le processus
d'élargissement peut également constituer un outil formidable d'éveil et de débat au sein
des sociétés civiles des PECOS. Cette opportunité ne semble pas avoir été saisie pour
l'instant.
SECTION 3 : LES "REALITES" ECONOMIQUES : LE DECALAGE ET LE
RATTRAPAGE ECONOMIQUE DES PECOS
Le décalage économique des pays d'Europe centrale et orientale se mesure en terme de
Produit Intérieur Brut (PIB) par tête. Les méthodes de mesure sont différentes mais
convergent sur le fait que les pays d'Europe centrale et orientale ont du retard par
rapport aux économies de l'Union européenne. Un tableau comparant les PIB par tête en
terme de parité de pouvoir d'achat pour l'année 1995 des Etats-membres et des pays
candidats figure dans l'introduction générale de cette thèse.
Des chercheurs du FMI ont projeté ce que le PIB par tête (1992) aurait pu être pour les
pays d'Europe centrale et orientale s'ils n'avaient pas connu un régime d'autarcie
communiste depuis 1937. Deux projections de taux de croissance sont effectuées sur la
base de celle des pays de l'Ouest. Le résultat retranscrit ci-dessous est criant478. Les pays
477
Havel Vaclav, "Overcoming the Division of Europe", Challenge Europe, 15 juin 2000.
Fisher, Sahay et Vegh, Rapport du FMI sur les PECOS, 1998, Rapport du Commissariat Général du
Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à
l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 42.
478
PAGE 271
d'Europe centrale et orientale enregistreraient entre 15 et 30 ans de retard (méthode
Barro) et entre 18 et 29 ans de retard (méthode Levine-Renelt) ; les deux pays étant
représentés respectivement par la République tchèque et la Roumanie.
Retard de certains pays anciennement communistes de l'Europe orientale
Pays
PIB par
tête 1992
(réel)
PIB par
tête 1992
(prédit)
Taux de
croissance
annuel en
pourcentage
(méthode
Barro)
Nombre
d'années de
retard
Taux de
croissance
annuel en
pourcentage
(méthode
LevineRenelt)
Nombre
d'années de
retard
Bulgarie
4054
14000
5,06
25
5,31
24
République
tchèque
6845
15845
5,66
15
4,73
18
Hongrie
5638
15448
5,19
20
4,74
22
Pologne
4726
14584
5,54
21
5,06
23
Roumanie
2565
13102
5,61
30
5,85
29
Yougoslavie
3887
13446
5,62
23
5,42
24
Fischer, Sahay et Végh
En 1994, 36% des employés en Pologne remplissaient les critères de pauvreté. Le
nombre de personnes vivant au-dessous du niveau de subsistance minimum s'élevait en
1995 à 3 millions en Hongrie c'est-à-dire à près d'un tiers de la population. Un tiers de la
population roumaine (1996) et 70% de la population bulgare (1998) vivaient au-dessous
du niveau de subsistance minimum479. Dans le domaine de la durée de vie, la moyenne
pour les hommes était de huit ans de moins en Hongrie, 6 ans en Roumanie, 4.6 ans en
Pologne et 4.3 ans en Bulgarie que la moyenne de l'Union480.
Il faut cependant relativiser ces indicateurs économiques. Si les salaires déclarés sont
très bas, ils témoignent rarement de l'ensemble des revenus de la famille. Le marché
noir est encore répandu et les Européens de l'Est n'ont que très rarement une seule
479
Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The
Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University
Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 29.
480
Idem, Final Report on the Reflection Group, p. 29.
PAGE 272
source de revenus. Par ailleurs, l'agriculture de subsistance est encore très répandue
notamment dans les pays du Sud ce qui permet d'apporter un complément important aux
familles.
Les clivages existent moins entre Européens de l'Ouest et de l'Est qu'entre les villes et
les campagnes. Les capitales est-européennes enregistrent des salaires, dans certains
domaines comme le secteur privé, proche de ceux pratiqués à l'Ouest. L'émergence de
nouvelles classes d'entrepreneurs entraîne également une explosion des revenus,
jusqu'alors inconnue. Comme dans les pays occidentaux, les véritables disparités en
Europe de l'Est résident entre campagne et ville ainsi qu'entre villes connectées et villes
non connectées. Les clivages existent entre les personnes éduquées et celles qui ne le
sont pas, entre les générations qui ont connu le communisme et celles qui ne l'ont connu
qu'enfant. Les frontières culturelles et sociales sont donc très difficiles à établir en terme
géographique et par rapport aux Etats. Celles-ci consacrent une nouvelle forme de
géographie plus complexe et éclatée.
Dans le domaine des échanges avec l'Union européenne, le poids des pays d'Europe
centrale et orientale ne représentait en 1996 que 2,5% des importations de l'Union et
3,5% de ses exportations481. Pourtant aujourd'hui, deux tiers des importations des pays
candidats à l'adhésion proviennent des Etats membres de l'Union européenne482. En
Hongrie, les filiales des firmes internationales réalisent 70% des exportations du pays.
Une équipe de chercheurs du Courrier des pays de l'Est a estimé à quel horizon les pays
cinq pays d'Europe centrale et orientale pourraient "rattraper" économiquement l'Union
européenne483. Leur année de référence et de départ est 1993. Ils ont projeté le
différentiel de croissance du PIB par rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union
européenne, et ce, à un rythme de croissance de 5 à 7% par an. Sur cette base, la
Slovénie pourrait rattraper économiquement (sur la base du taux de croissance par
481
Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à
escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 54.
482
Zabarina Tatiana, "Les entreprises françaises et européennes dans les pays en transition de l'Europe de
l'Est", Synthèse 45, Fondation Robert Schuman.
483
Le courrier des pays de l'Est, "L'élargissement à l'Est de l'UE", n°1014, avril 2001.
PAGE 273
rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union européenne) en 2010-2015, 2020-2025
pour la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie et 2030 pour la Pologne.
Cette analyse est intéressante à plusieurs titres. Premièrement elle montre le caractère
limité bien qu'intéressant des hypothèses de départ : base 1993 et rythme de croissance
de 5 à 7% par an. Ce qui signifie que pour rattraper l'Union européenne, les pays
d'Europe centrale et orientale devront maintenir des taux de croissance supérieurs à
ceux de la moyenne de l'Union européenne. Deuxièmement, la projection du différentiel
de croissance par rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union européenne est pertinente
mais bien sûr on ne peut dire que cet indicateur dénote à lui seul le rattrapage
économique en tant que tel d'un pays. Troisièmement, cette analyse alimente la position
des sceptiques, quant à l'élargissement, qui voient là un danger plus qu'une opportunité.
Quatrièmement, ce type d'analyse est également présente chez les réalistes qui mesurent
l'ampleur du fossé économique entre les pays d'Europe centrale et orientale et l'Union
européenne.
Ainsi peut-on retenir de cette analyse que, suivant le choix des indicateurs ou
hypothèses de départ, le rattrapage économique des pays d'Europe centrale et orientale
peut varier de façon considérable et prendre jusqu'à un siècle. Etant donné la faiblesse
des moyens d'aide prévus, il est difficile d'envisager une accélération du rattrapage
économique à plus court terme. D'autre part, le taux de croissance macroéconomique
des pays d'Europe centrale (pays baltes inclus) était de 2.9% en 2001 et est estimé à
2.7% en 2002484. En cela, l'échéancier entre 2010 et 2030 semble réaliste et intéressant.
De plus, la sélection chronologique des pays paraît corroborer l'expérience et la réalité
que nous avons de ces pays. Les plus petits pays sont privilégiés par leur proximité près
de l'Allemagne, premier investisseur dans la région.
Enfin, d'après Wladimir Andreff, les pays d'Europe centrale et orientale auraient
commencé à réduire l'écart avec l'Union européenne en terme de développement
économique depuis 1993485. Cela montre qu'il est pertinent de ne pas seulement signaler
484
485
EBRD Transition Report 2001.
Andreff Wladimir, "Nominal and Real Convergence and at what Speed?", conference paper, ROSES.
PAGE 274
les écarts de divergence nominale, mais de s'intéresser aux facteurs de convergence
réelle.
SECTION 4 : LE COUT ECONOMIQUE DE L'ELARGISSEMENT
Il paraît utile de compléter la notion de rattrapage économique avec celle de coût
économique. En 2000, les 105 millions d'habitants des dix pays candidats représentent
28% de la population de l'Union européenne des Quinze et 4,5% de son PIB global.
Cette participation en terme d'indicateurs économiques de richesse est faible. Ce
phénomène comporte deux aspects. D'une part, ce faible apport de richesse permet de
mesurer les limites de l'apport à l'Union des pays d'Europe centrale et orientale en terme
de PIB. De l'autre, l'effort financier que l'Union devra fournir n'en sera que plus limité
du fait de la petitesse relative des pays, la seule véritable difficulté résidant dans l'entrée
de la Pologne.
La population des pays d'Europe centrale et orientale représente quant à elle près d'un
tiers de celle de l'Union des Quinze. A titre de comparaison, l'adhésion du Portugal, de
l'Espagne et de la Grèce représentait 18% de la population de la Communauté
européenne d'alors. Si l'on prend en compte les cinq pays étudiés ici, ils ne représentent
que près de 17% de la population de l'Union européenne des Quinze, la Pologne
représentant à elle seule 10%.
On peut noter que le coût actuel pour l'Union européenne de la pré-adhésion de ces pays
représente en terme de PIB total de l'Union européenne 0,04% et 3% du budget
communautaire. Ces chiffres sont extrêmement faibles. On peut donc conclure que le
coût de pré-adhésion de ces pays se mesure pour l'instant plus en terme de ressources
humaines (gestion de la pré-adhésion, décision politique…) qu'en terme de coût
financier. Si l'élargissement constitue un enjeu politique pour l'Union européenne, il
représente à ce jour un coût économique très faible. Il est donc intéressant d'estimer quel
pourrait être le coût économique pour la période d'adhésion.
PAGE 275
Les propositions de la Commission européenne en matière de perspectives financières,
communiquées à la suite de l'Agenda 2000 en mars 1998, reposent sur l'hypothèse d'une
adhésion des 5 pays d'Europe centrale et orientale et de Chypre en 2002. Un montant de
80 milliards d'euros est prévu pour l'adhésion et la pré-adhésion sur la période 20002006, 22 milliards d'euros pour la pré-adhésion puis 58 milliards d'euros en cas
d'adhésion486.
Dépenses liées à la pré-adhésion et à l'adhésion
Millions d'euros-1999
Crédits d'engagements
Instruments de pré-adhésion :
• Agricole
• Structurel
• PHARE
Total pour la pré-adhésion
2000
520
1040
1560
3120
2001
520
1040
1560
3120
Actions pour l'adhésion :
• Agriculture
• Actions structurelles
• Politiques internes
• Administration
Total pour l'adhésion
2002
2003
2004
2005
2006
Total
520
1040
1560
3120
520
1040
1560
3120
520
1040
1560
3120
520
1040
1560
3120
520
1040
1560
3120
3640
7280
10920
21840
1600
2030
2450
2930
3400
12410
3750
5830
7920
10000
12080
39580
730
370
760
410
790
450
820
450
850
450
3950
2130
6450
9030
11610
14200
16780
58070
79910
Total pour l'adhésion et la
pré-adhésion
3120
3120
9570
12150
14730
17320
19900
Total exprimé en point de
PIB des Quinze
0,04
0,04
0,12
0,15
0,18
0,22
0,25
Commission européenne, CGP
Le tableau "Dépenses liées à la pré-adhésion et à l'adhésion" ci-dessus, présente une
segmentation des chiffres par type de politique. Les actions structurelles représentent 39
milliards d'euros au total suivies de 12 milliards d'euros pour l'agriculture, les politiques
internes et l'administration représentant respectivement 4 milliards et 2 milliards
d'euros.
486
Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à
escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p.284.
PAGE 276
Ce coût correspondrait à une évolution de 0.04% en 2000 à 0.25% du PIB des Quinze.
Rappelons que le montant maximal de dépenses est de 1.27% du PIB.
A titre de comparaison, l'effort mis en place pour le Plan Marshall (1948-1951) aurait
représenté l'équivalent de 1.13% du PIB américain de l'époque487. En terme d'intensité
de l'aide, le programme européen serait donc six fois moins généreux lorsque le niveau
d'aide est ramené au PIB des pays qui aident et serait de 75% plus généreux lorsqu'il est
ramené au PIB des pays aidés.
Les six premiers candidats devraient donc bénéficier d'une aide ramenée au PIB de
3,3% pour les six premiers candidats, au-dessous du niveau de la Grèce et du Portugal
qui bénéficient respectivement de 3,7% et 3,98%488.
Dans le domaine de la Politique Agricole Commune, ces propositions reviendraient à
octroyer 7,5% des dépenses aux cinq pays candidats après quatre années de transition
alors que ces pays représenteront près de la moitié de la population active agricole de
l'Union élargie. Sur cette même base, les pays adhérents recevraient une aide douze fois
inférieure à celle des Quinze489. L'extension de la politique agricole commune, telle
qu'elle est programmée dans l'Agenda 2000, impliquerait un coût supplémentaire de 3
milliards d'euros pour les cinq premiers pays candidats et de 5 milliards d'euros pour les
dix. Le surcoût lié à l'application complète de la politique agricole commune réformée
serait de 10 milliards d'euros par an soit 70 milliards d'euros sur la durée pleine de 7 ans
pour les dix candidats et de l'ordre de 5 milliards d'euros par an soit 35 milliards d'euros
sur cette période pour les cinq premiers candidats490.
Ces chiffres doivent être pris avec précaution. Selon les hypothèses retenues, les
analyses peuvent varier de façon significative. Par exemple, le taux de croissance
moyen retenu est de 4% par an pour les pays candidats mais les estimations pourraient
varier considérablement si celui-ci s'avérait plus élevé ou plus faible. D'autre part, étant
487
The Futures Project, The Wider Picture, Enlargement and Cohesion in Europe, December 1999, p. 13.
Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à
escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 303.
489
Idem, Commissariat Général du Plan, p. 289.
490
Ibid, Commissariat Général du Plan, p. 297.
488
PAGE 277
donnée la lenteur de l'attribution de projet Phare dans les pays candidats, on peut
s'attendre à ce qu'il en soit de même de l'aide financière. Toujours dans le domaine des
variations à prendre en compte selon les hypothèses, le Courrier des pays de l'Est a
dressé une étude comparative des coûts de l'élargissement pour la politique agricole
commune491. Ce tableau, figurant en annexe, montre une variation de 4 à 38 milliards
d'écus!
En conclusion, on peut retenir qu'en terme budgétaire, sans modifier le plafond des
ressources propres, l'adhésion représenterait 1,27% du PIB de l'Union. La Pologne serait
le bénéficiaire majoritaire. En effet, une analyse de ventilation du coût de
l'élargissement sur les 5 pays d'Europe centrale et orientale montre que la Pologne
absorberait 54% du financement total destiné aux pays d'Europe centrale et orientale 492.
SECTION 5 : LA QUESTION DE LA RUSSIE
Le plus grand déterminant du poids futur de la Russie est sans aucun doute sa capacité à
se redéployer économiquement. Comparée au facteur économique de reprise
économique et de stabilité politique nationale, la capacité de la Russie à recréer une
fédération ou communauté d'états est secondaire. Le type de régime politique en place,
qu'il soit représenté par Boris Eltsine ou Vladimir Poutine, et que nous qualifierons de
patriarcho-autoritaire, devrait se maintenir.
La Russie est amenée à poursuivre ses efforts diplomatiques à l'égard des pays voisins
connus sous le nom "d'extérieur proche" que constituent les anciennes républiques de
l'Union soviétique. Les 25 millions de Russes vivant à "l'extérieur proche", les enjeux
énergétiques et la nécessité de préserver un espace "tampon" de sécurité vont dans ce
sens. Les études de prospective européennes et américaines s'accordent à présent à
croire que "la Russie ne constituera pas (à court terme) de menace pour "l'extérieur
491
Le courrier des pays de l'Est, "L'élargissement à l'Est de l'UE", n°1014, avril 2001.
Stankovsky, Plasser et Ulram, cité par le Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union
européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française,
1999, p. 287.
492
PAGE 278
proche" ni pour le reste du monde"493. La Russie comme l'Union européenne et les
PECOS chercheront à préserver ce "tampon" que constitue l'Ukraine. Bien que
l'Ukraine soit un enjeu géopolitique intéressant, ce pays ne constitue pas un facteur
déterminant pour le futur de l'Europe. Tant que l'Ukraine se satisfait de sa position et n'a
pas de velléité d'en modifier l'équilibre géostratégique, elle ne constitue pas une variable
pour les scénarios du futur de l'Europe. Seule sa demande d'adhésion à l'Union
européenne pourrait vulnérabiliser la politique de la Russie. Il en est de même avec
l'adhésion des Pays Baltes. La Russie cherchera à négocier une position pas trop
défavorable pour elle, notamment dans le cas de l'enclave de Kaliningrad. Cependant, sa
marge de manœuvre est faible. L'unique alternative diplomatique dans ce domaine
devrait être celle du soft power.
Le passage à une économie de marché est un enjeu majeur pour la Russie à la fois
d'ordre interne et externe. De ce point de vue, l'engagement de la Russie sur la voie du
capitalisme semble ferme. De la politique dite "thérapie de choc" à la Polonaise du
début des années 1990 à la une politique économique déflationniste et plus progressive
à partir de la crise financière de 1998, les dirigeants montrent leur détermination à
transformer leur pays en économie de marché, quitte à en offrir la version la plus
sauvage qu'il soit. En interne, le capitalisme russe devrait continuer d'entraîner
l'émergence de nouvelles classes sociales mais également des tensions sociales dues à la
paupérisation de certaines classes telles que les militaires, les retraités, certains
apparatchiks non reconvertis et, plus généralement, l'ensemble des gens vivants
autrefois de ressources publiques (chercheurs, acteurs…).
Selon l'Institut d'études sociopolitiques de Moscou, l'élite composée par les hommes
d'affaires les plus riches, les hommes politiques, les journalistes vedettes, les hommes
de culture représenteraient de 2 à 3% de la population russe ; les cadres dirigeants, les
hommes d'affaires de niveau moyen, les employés du secteur des services, des
fonctionnaires de 10 à 12% ; la "classe moyenne" c'est-à-dire les avocats, journalistes,
élite intellectuelle, ouvriers qualifiés de 15 à 18% ; la population aux revenus bas de 55
à 60% ; et les exclus de 18 à 20%. On constate donc une forte polarisation de la
493
Cellule de Prospective de la Commission européenne, Futurs de la Russie, préface de Jérôme Vignon,
1998, p. 8.
PAGE 279
population russe qui est assez représentative de la tendance mondiale même si elle
s'accompagne d'une part impressionnante de la population aux revenus bas et des exclus
et qu'elle est très segmentée. Il faut tempérer la faiblesse des revenus par le fait que les
revenus déclarés représentent, d'après le Comité d'Etat de la statistique, de l'ordre de
64% des revenus réels. Olga Vendina pense, pour sa part, qu'à Moscou, la part des
salaires déclarés représente 43 à 46% des salaires réels dans le pays et 30 à 35% à
Moscou494.
A l'extérieur, la Russie choisira l'économie de marché comme seule voie d'intégration
au monde occidental et dans le processus de mondialisation. Son salut passe par son
maintien au sein des pays développés. Elle fera tout pour se rendre le partenaire
privilégié des grandes puissances occidentales. Elle espère ainsi négocier, en échange de
son statut de puissance en voie de développement, une place diplomatique au sein des
pays développés.
En ce qui concerne la politique étrangère, celle-ci demeure constante depuis la
constitution de la Fédération de Russie sous Boris Eltsine et surtout la politique
étrangère menée par Andrei Kozyrev, ancien Ministre des affaires étrangères. Elle
s'oriente sur une politique occidentale axée sur l'Europe et les Etats-Unis. De même, elle
s'attache à renforcer la coopération avec ses partenaires traditionnels tels que l'Irak,
l'Iran et l'Inde mais aussi avec les deux grandes puissances asiatiques que sont la Chine
et le Japon. Contrairement à l'Union soviétique, la Russie cherche à s'intégrer dans le
concert occidental et à garder une place au niveau international. Elle essaye de
conserver des liens directs avec les Etats-Unis. Les questions d'intervention américaine
au Moyen-Orient, de combat contre le terrorisme et contre les mafias ainsi que
l'élargissement de l'OTAN lui donnent une plateforme de dialogue avec les Etats-Unis.
Les événements du 11 septembre 2001 donnent une occasion à Vladimir Poutine qu'il
saura saisir. Ce dernier va tout de suite marquer son soutien aux Etats-Unis dans la lutte
contre le terrorisme (et non contre l'Islam) aidant ainsi Georges Bush à sauver la face
pour sa malencontreuse expression de "croisade". Il présentera la Russie comme un
494
Vendina Olga, "Bilan de la décennie 1991-2001 à Moscou, mutation et alternatives du
développement", Hérodote, n°104, premier trimestre 2002, p. 181.
PAGE 280
partenaire privilégié des Etats-Unis. Vladimir Poutine parvient à mettre en avant à la
fois l'appartenance européenne de la Russie, son importante population islamique et sa
position géostratégique vis-à-vis des pays musulmans du Proche et Moyen-Orient. Cette
action politique lui vaut, comme l'indique Hélène Carrère d'Encausse, de se "libérer de
la pression que les Etats-Unis imposaient en faisant passer loin de ses frontières les
nouvelles voies pétrolières en provenance d'Asie centrale. La Russie sait maintenant
qu'elle peut desserrer l'étau"495.
Par ailleurs, on peut s'attendre à ce que la Russie cherche une intégration économique et
politique renouvelée, jusqu'alors exercée à travers le Conseil de l'Europe, au sein de
l'Union européenne. Dans ce contexte, peut-on entrevoir la Russie comme candidat
potentiel à l'Union européenne ? La question n'est pas simple tant on sait que la Russie
représente à elle seule un continent à cheval sur l'Europe et l'Asie. Son intelligentsia
pro-occidentale a fortement influencé notre perception de la Russie. Les échanges
historiques sont là pour rappeler cette étroite connivence entre nos personnalités du
XVIIIème siècle et celles des tzars à la recherche d'une Russie éclairée. La Russie
constitue une richesse essentielle pour l'Union européenne et peut-être encore plus dans
le contexte d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale. L'Union européenne
ne peut se concevoir comme puissance mondiale sans la perception russe et le soutien
de celle-ci pour la paix et le maintien de certaines valeurs universelles. Ces dernières
sont plus que jamais essentielles dans un contexte mondial de plus en plus
interdépendant. L'intelligentsia russe, porteuse de valeurs universelles peut contribuer
de façon significative à ce rapprochement.
Cependant en l'état actuel, l'entrée de la Russie au sein de l'Union européenne est
impensable. Comme l'expriment Dominique Moïsi et Jacques Rupnik, "l'appartenance à
l'Europe n'est pas qu'une question géographique ou de tradition culturelle. Du point de
vue des valeurs, l'Amérique est plus européenne que l'URSS (…). A l'inverse, la Russie
pourrait devenir européenne en devenant simplement démocratique"496. Même si l'avis
495
Entretien d'Yves Lacoste avec Hélène Carrère d'Encausse, Hérodote, n°104, premier trimestre 2002, p.
28.
496
Moïsi Dominique et Rupnik Jacques, Le nouveau continent, plaidoyer pour une Europe renaissante,
Calmann-Lévy, 1991, p. 20.
PAGE 281
des auteurs sur les valeurs américaines est discutable, la question du régime politique en
Russie est, par contre, un point essentiel de l'avenir de la Russie et de son intégration
occidentale quelle que soit la forme qu'elle prend. Le tissage d'une relation privilégiée
est indispensable. Les propositions faites dans le domaine incluent la "maison
commune" de Michael Gorbatchev et celle de la "confédération européenne" de
François Mitterrand. Ces options, qui vont dans le même sens, ont l'avantage de
rapprocher la Russie de l'Europe sans pour autant offrir une intégration au sein de
l'Union européenne. Elle paraît une solution à moyen terme tout à fait réaliste.
Bien que le retard accumulé et notamment l'absence de "révolution de l'information" ait
contribué à l'effondrement de l'URSS, il n'est pas impossible de voir la Russie valoriser
à nouveau ses potentiels scientifiques, technologiques et éducatifs. Rappelons que la
Russie est un pays où le taux d'alphabétisation et d'éducation est parmi les plus élevés
au monde. L'effondrement de l'URSS a entraîné la baisse fulgurante des budgets de
recherche et de formation, la fuite de certains "cerveaux" parmi les plus importants,
l'inutilisation de forts potentiels intellectuels. La part de la recherche dans le budget de
l'Académie des sciences russes est passée de 14% en 1989-1990 (à l'époque de l'URSS)
à 2,6% en 1992. La part de la recherche civile est passée de 1% du PIB en 1990 à 0,32%
du PIB en 1995497 (contre aujourd'hui 1,9% du PIB de l'Union européenne, 2,7% aux
Etats-Unis et 2,9% au Japon). Un bon tiers des plus grands savants ont quitté la Russie
au début des années 1990. Cela a notamment entraîné une baisse du rythme des dépôts
de brevets de 90% qui heureusement remonte depuis le milieu des années 1990. On sait,
par exemple, que les Etats-Unis comblent leurs besoins en mathématiques à 50% avec
des chercheurs russes. En Russie, au début des années 1990, près de 500000 chercheurs
se seraient reconvertis dans les affaires. La crise financière de 1998 a également
accentué la première vague de départ notamment parmi les cadres supérieurs et moyens.
Les départs ont principalement pour destination les Etats-Unis et le Canada, à un
moindre degré l'Allemagne et la Grande-Bretagne, très peu la France. Les migrations
vers Israël ne comptent plus parmi les migrations privilégiées. Il s'agit donc bien de
migration de personnes diplômées, de chercheurs et de professionnels de haut qualibre.
Aujourd'hui, 25% des jeunes diplômés des meilleures écoles de mathématiques
497
Sokologorsky Irène, "Les lettres, les sciences et les arts dans la Russie d'aujourd'hui", Hérodote, "La
Russie, dix ans après", premier trimestre 2002, n°104, p. 201 à 203.
PAGE 282
s'installent à l'étranger. Les diplômés de physique trouvent en particulier du travail aux
Etats-Unis. De nombreux élèves de lettres et de sciences humaines parviennent à
continuer leurs études à l'étranger avant de s'y installer. L'emploi dans une
multinationale installée en Russie est également la voie de prédilection pour les
meilleurs éléments. Sur dix jeunes employés à la sortie des universités moscovites, deux
seulement restent à Moscou. Les autres travaillent à présent au Royaume-Uni et aux
Etats-Unis tandis que près d'un bon tiers ont intégré des programmes de Management
Business Administration en Europe et aux Etats-Unis.
L'enjeu pour la Russie est donc de préserver les îlots d'excellence qui semblent se
maintenir malgré le panorama d'ensemble plutôt sombre. Le marché mondial de l'espace
est un exemple. Beaucoup de Russes vivant à l'étranger, qu'ils soient écrivains, artistes
ou chercheurs continuent à publier en Russie dès qu'ils en ont les moyens. Irène
Sokologorsky voit également un élément positif dans le retour de Soljenitsyne en Russie
qui marque le symbole d'un retour possible des anciens dissidents. Et de mentionner
qu'après "avoir été le pays où l'on lisait le plus, la Russie est peut-être le pays où l'on
écrit le plus"498. Par ailleurs, la capacité de fidéliser cette diaspora, qui reste en majeure
partie très attachée à son pays, est déterminante pour l'avenir de la Russie. Le
milliardaire d'origine hongroise Georges Soros est un bon exemple du rôle de mécène et
de soutien que peut jouer cette diaspora. La fondation Open Society de Soros a investi
plus de 200 millions de dollars en actions diverses rien qu'en Russie. C'est un des
éléments qui peut faire penser que la Russie cherchera à développer et à renforcer ses
réseaux à travers le monde. Si l'économie parallèle, à travers les réseaux mafieux, est à
juste titre mise en avant, ne négligeons pas l'impact de l'économie de la connaissance à
travers les réseaux de "matière grise" en émergence.
On peut facilement imaginer que le déploiement d'une infrastructure des technologies de
l'information et de la communication puisse permettre à la Russie de dépasser les
contraintes géographiques et de participer au réseau planétaire des mégapoles
connectées. Les investissements dans les technologies de l'information et de la
communication sont de 50 dollars par habitant comparés aux 1000 dollars en Suisse et
498
Sokologorsky Irène, "Les lettres, les sciences et les arts dans la Russie d'aujourd'hui", Hérodote, La
Russie, dix ans après, premier trimestre 2002, n°104, p. 216.
PAGE 283
800 dollars aux Etats-Unis499. Cependant, le montant des investissements directs entre
1991 et 2001 dans les télécoms, fonds des technologies de l'information et de la
communication compris, représentaient 817269 milliers d'euros ; un montant bien
supérieur à celui investi dans les pays d'Europe centrale et orientale500. Les montants
investis depuis 1991 par les fonds régionaux ciblés dans le domaine des technologies de
l'information et de la communication et des télécoms représentent quant à eux 112440
milliers d'euros.
Par ailleurs, l'argument de la responsabilité morale des Européens, si elle s'applique aux
pays d'Europe centrale, est difficile à évacuer pour les peuples partageant nos mêmes
valeurs qu'ils soient Russes ou non. Les valeurs sur lesquelles l'Europe a choisi de
construire un projet pour la paix sont universelles pour ceux qui les défendent et les
portent. Sur cette base, la Russie doit pouvoir faire partie de cette communauté si elle le
souhaite.
Même si l'ambition est grande, la formation d'une telle communauté peut s'inscrire à
l'horizon 2030. Pour ce qui est de notre projection de l'Europe à 2020, la Russie offre
un facteur de risque relativement stable et limité. Nous ne pensons pas que l'évolution
de sa situation puisse impacter à court terme la construction de l'Europe. Par contre, la
Russie est un pays intéressant dans le cadre de la définition des contours de l'Europe.
Pour Samuel Huntington, la Russie fait partie des "pays déchirés" mais contrairement à
la Turquie et au Mexique, elle est également "l'Etat phare d'une grande civilisation"501.
499
Idem, Irène Sokologorsky, p. 204.
EBRD Investments 1991-2001. Ces investissements sont exprimés en valeur projet c'est-à-dire incluent
les investissements prévus mais pas forcément investis par la BERD et ses partenaires.
501
Hungtinton Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1996, Trad.2000, p. 199.
500
PAGE 284
Conclusion de chapitre
L'héritage culturel, politique et institutionnel des pays d'Europe centrale et orientale
diffère à de nombreux égards de celui des pays de l'Union européenne. Cependant le cas
de la Grèce ou de l'Espagne, qui ont connu des régimes dictatoriaux avant leur entrée
dans la Communauté européenne, montre la capacité de transformation de ces pays. Fort
de cette expérience, on peut espérer que les pays d'Europe centrale et orientale
s'approprient, pour le meilleur, le système européen et développent, par la même, leur
propre culture politique et institutionnelle. C'est peut-être ce qu'ils entendent lorsqu'ils
parlent de rejoindre une communauté de valeurs exprimant l'héritage culturel de la
civilisation européenne.
De plus, la volonté politique des pays d'Europe centrale et orientale de rejoindre l'Union
européenne entraîne, de part et d'autre de l'Europe, des débats et une maturation de
concepts au sein de la société civile. Les travaux sur la gouvernance et la Convention
sur l'avenir de l'Europe anticipent cette nouvelle donne. Ne serait-ce qu'en cela,
l'élargissement à l'Est de l'Europe n'offre-t-il pas un potentiel de renouveau au sein de
l'Union européenne ?
L'élargissement force les Etats membres à remettre en cause leurs objectifs pour
l'Europe. Peut-être parviendra-t-il à aider l'Union à dépasser l'éternel dilemme entre
diversité et unicité, entre élargissement et intégration ? Contrairement à l'intégration de
l'Autriche et de certains pays scandinaves, l'élargissement à l'Est interpelle
véritablement les fondements politiques de l'Union européenne. Pourquoi ?
Nous pensons que le processus d'intégration des pays d'Europe centrale et orientale
réveille, et ce dès aujourd'hui, une conscientisation des valeurs et de la culture
européenne à un niveau inégalé jusqu'à présent. L'élargissement aux pays à l'Est de
l'Europe constitue un véritable enjeu, plus qu'un enjeu économique et politique, il
représente un enjeu culturel. Autrement dit, l'enjeu de l'Europe est dans l'intégration (et
non dans l'adhésion) des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne c'est-
PAGE 285
à-dire dans le dépassement des différences culturelles entre Européens de l'Ouest et
ceux de l'Est. Les critères d'adhésion sont indispensables, mais l'expérience empirique
montre dans les affaires comme dans le domaine des politiques publiques, que pour
qu'une alliance se réalise, il faut que les partenaires partagent les mêmes valeurs.
Les résultats des sondages portent à croire que les citoyens ouest-européens interviewés
sont 67% à voir dans l'élargissement la réunification du continent européen et 63% à
penser que l'Union européenne n'en sera que plus forte politiquement502. Ils ne sont que
12% à déclarer que l'élargissement sera bénéfique à l'ensemble des Etats membres et
sont 45% à penser que l'élargissement n'améliorera pas la qualité de vie dans leur
pays503. Ils sont enfin 62% à être en faveur de l'Union européenne504. Ces sondages sont
révélateurs d'une société civile qui, parfois en avance sur ses représentants politiques,
affirme sa "responsabilité morale" pour reprendre l'expression de Vaclav Havel et sa
solidarité culturelle. Ces résultats confirment un réel sentiment d'appartenance pour les
citoyens de l'Union. L'enjeu réside donc dans le maintien de cette solidarité civile au
sein de l'Union. Les risques liés aux tendances nationalistes et anti-européennes existent
de part et d'autre de l'Europe et sont réels. Ils peuvent être aggravés à l'Est par des
sociétés qui se positionnent "en attente" par rapport à l'Union.
L'élargissement peut être porteur d'un idéal d'intégration de nouveaux peuples, qui peut
aider l'Union élargie à retrouver un dynamisme. En dépit de la décision de la présidence
danoise de décembre 2002, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale
suscite encore des craintes au sein de l'Union. L'Espagne et le Portugal se sont, pendant
un temps, opposés à l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale, de peur de voir
l'aide de l'Union diminuer à leur égard. Pour certains hommes ou partis politiques, la
population active des pays d'Europe centrale et orientale est une menace pour l'emploi
en Europe et risque d'accroître les migrations et le chômage. Certains agriculteurs de
l'Union s'inquiètent de la concurrence potentielle qui peut être générée par l'entrée des
502
The Enlargement of the EU; Support for European Integration, Eurobarometer 56.3 "Special Bureaux",
2000.
503
Idem, The Enlargement of the EU; Support for European Integration.
504
En forte augmentation depuis le sondage Eurobaromètre du 24 juillet 2000. L'Eurobaromètre montrait
alors que 49% des personnes interrogées estiment positive l'appartenance de leur pays à l'Union
européenne.
PAGE 286
pays d'Europe centrale et orientale. Enfin, d'autres ou les mêmes pensent que
l'élargissement permettra aux mafias d'Europe centrale de renforcer leur présence en
Europe. On peut espérer après tout que cet élargissement créé du "désir" et non pas
seulement de la crainte. Si l'on arrivait tant soit peu à ce but cela pourrait changer
véritablement le sens du processus. Comme dit Franciszek Draus, "L'élargissement de
l'Union demande de la générosité, de l'enthousiasme, et pas seulement des chiffres et
des critères objectifs"505.
Par ailleurs, l'intégration des pays candidats passe par le règlement d'un certain nombre
de chantiers qui datent tels que la Politique Agricole Commune, l'emploi et les
migrations. D'un côté, en lançant la Convention sur l'avenir de l'Europe au début 2002,
l'Union européenne réagit à la nécessité de réformer les politiques et institutions
européennes. De l'autre, le retard que prennent les réformes freine l'entrée des pays
candidats. Toutefois, il nous semble que l'Union européenne a raison d'avancer de front
tant sur le chemin des réformes que sur celui de l'élargissement. Ce mouvement créatif,
approfondissement - élargissement, est le propre de son essence. La difficulté réside
dans l'amélioration et la simplification du processus même. On ne peut écarter, dès à
présent, l'idée que ce retard puisse avoir des répercussions au niveau des politiques
nationales des pays d'Europe centrale et orientale. Nous souscrivons à la vision de
Vaclav Havel506 lorsqu'il dit, en d'autres termes, que les conséquences d'un retard de
l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union européenne seraient
bien plus graves que celles de les faire entrer avant d'avoir réglé l'ensemble des
problèmes d'ordre institutionnel.
Enfin, le passage à la "société de l'information" nous permet d'entrevoir les bases d'une
nouvelle forme d'intégration. Les pays d'Europe centrale et orientale auront besoin
d'aide financière pour réformer leur agriculture et rendre plus écologique leur industrie
manufacturière. La Pologne est le principal pays concerné. Cela nécessite donc de
restructurer le budget communautaire. En ce qui concerne la "société de l'information",
rappelons que ce qui nous paraît essentiel et prioritaire est l'entrée de ces pays dans le
505
Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes
Notre Europe, n°11, 2000, p. 3.
506
Havel Vaclav, "Overcoming the Division of Europe", Challenge Europe, 15 juin 2000.
PAGE 287
"réseau". De ce point de vue, leur "connexion" avec les pays Occidentaux, que ce soit
l'Europe ou les Etats-Unis est indispensable. C'est également dans ce contexte que
l'entrée de la Russie dans l'Union prend également une nouvelle dimension. De même
qu'une alliance de l'Union avec les Etats-Unis, en terme d'infrastructure technologique,
de politique étrangère et économique (surtout de défense) paraît réaliste ; de même une
alliance de l'Union avec la Russie, qui cherche à rester proche des Etats-Unis, me
semble tout aussi réaliste.
Cependant, ces évolutions, si elles se confirment, ne devraient voir le jour qu'à moyen
ou long terme. Il faudra que le monde continue de s'enfoncer un peu plus dans les
difficultés sociale, économique, politique et culturelle, pour que les Etats-Unis, l'Europe
élargie et la Russie (plus d'autres ?) décident de consolider leur réseau. S'il n'est pas sûr
que l'initiative de gouvernance mondiale revienne à l'Europe, elle en a pourtant tous les
moyens. Quelles sont les visions d'avenir de part et d'autre du continent et de
l'Atlantique ?
PAGE 288
CHAPITRE II
VISIONS SUR L'AVENIR DE L'EUROPE- VARIATIONS SUR
SCENARIOS
"Contrairement aux analyses de tendance ou aux extrapolations
qui sont nécessairement quantitatives, le scénario repose sur une
vision du monde qualitative. (…). Peut-être n'est-il pas exagéré de
penser que la méthode des scénarios constitue en quelque sorte
une application pratique du constructivisme, c'est-à-dire la
"projection" consciente de réalités afin d'en déduire des
indications pour des décisions concrètes", Paul Watzlawick, Les
cheveux du baron de Munchhausen, p.170-171.
"(…) s'il y a auto-destruction, le rôle de la politique, de la science,
de la technologie et de l'idéologie sera capital, alors que la
politique, la science, la technologie, l'idéologie, s'il y avait prise
de conscience, pourraient nous sauver du désastre et transformer
les conditions du problème", Edgar Morin, Pour sortir du XX
siècle, p.338.
Nous souhaitons dans ce chapitre présenter plusieurs scénarios qui n'ont pas été
développés par nos soins mais qu'il nous semble utile de mentionner à ce stade. Ces
scénarios proviennent de différentes institutions et ne peuvent être comparés entre eux.
Après une brève description de chacun de ces scénarios, nous ferons ressortir les points
qui nous semblent clés. Certains scénarios figurent en annexe dans leur intégralité. Ce
chapitre a également pour principal objectif de donner un contexte à l'approche
structuralo-systémique qui sera développée dans le chapitre suivant.
Pour soucis de clarté, le tableau ci-dessous dresse une liste des scénarios qui seront
développés dans ce chapitre :
PAGE 289
Variation sur scénarios
Institution
Nom de l'exercice
Commission européenne,
Cellule de prospective
Scénarios Europe 2010
Royal Institute of Foreign
Affairs, Chatham House
Horizons ouverts à 2020
Europe 2020
Scénarios d'élargissement
Rand Corporation
Six alternatives de mondes
stratégiques à 2025
Scénarios
Le triomphe des marchés
Les cents fleurs
Responsabilités partagées
Les sociétés de création
Voisinages turbulents
La marche rapide vers le
marché
Les conseils des sages
La tempête atlantique
La tentation bureaucratique
L'illusion pragmatique
La responsabilité historique
L'ordre modifié de la guerre
froide
Le partenariat atlantique
Bipolarité européenne
La dominance de l'Europe
occidentale
Rivalité et fragmentation
L'ordre pan-Européen
DEFINITION DES SCENARIOS ET METHODES DE PROSPECTIVE
D’après le Laboratoire de Prospective Industrielle (LIP), la méthode des scénarios vise à
construire des représentations des futurs possibles, ainsi que les cheminements qui y
conduisent. L’objectif de ces "représentations est de mettre en évidence les tendances
lourdes et les germes de rupture de l’environnement général et concurrentiel de
l’organisation, d’un pays ou d’une région"507.
Un scénario est un "ensemble formé par la description d’une situation future et du
cheminement des événements qui permettent de passer de la situation d'origine à la
situation future"508.
507
Monti Régine et Roubelat Fabrice, La boîte à outils de prospective stratégique et la prospective de
défense : rétrospective et perspectives, LIP, Entretiens et Défense, 1998. p 5.
508
Idem, Monti Régine et Roubelat Fabrice, p. 5.
PAGE 290
D’après l’école française de la prospective représentée principalement par Hugues de
Jouvenel et Michel Godet509, il existe deux grands types de scénarios. Les scénarios
exploratoires partant des tendances passées et présentes et conduisant à des futurs
vraisemblables. Les scénarios d’anticipation ou normatifs construits à partir d’images
alternatives du futur qui sont conçus de manière rétroprojective.
Eleonora Barbieri Masini distingue trois types de méthodes510. Les méthodes dites
objectives récentes ou méthode des scénarios. Celles-ci intègrent les deux grands types
de scénarios présentés plus haut par l’école française mais aussi des scénarios dits plus
spécifiques tels que les scénarios d’Herman Kahn, chercheur à la Rand Corporation, qui
introduisit dans les années 1950 le terme et la méthode de scénarios. Herman Kahn mis
l’accent sur les "séquences hypothétiques d’événements, construites dans l’intention
d’attirer l’attention sur les processus causaux et les éléments de décision"511. Parmi les
autres scénarios spécifiques, on peut également citer le scénario "Interfuturs" dont
l’hypothèse centrale est l’interdépendance croissante des pays du monde512.
Les méthodes dites subjectives intègrent notamment la méthode Delphi. L’objectif de la
méthode est "de davantage réunir le degré de consensus représentatif parmi les experts
contribuant à l’exercice"513. Comme la méthode des scénarios, la méthode Delphi est
inventée en 1953 à la Rand Corporation grâce à Olaf Helmer et Norman Dalkey. Leur
objectif est alors de déterminer des estimations quantifiées d’événements futurs en
faisant converger, grâce à plusieurs interrogations successives, les réponses d’un panel
d’experts. Depuis la "méthode Delphi a connu d’innombrables applications, s’est
diffusée bien au-delà du simple milieu de la prospective et est encore, avec les
scénarios, une des méthodes de prospective les plus utilisées, en particulier en
prospective technologique"514.
509
Ibid, Monti Régine et Roubelat Fabrice, p. 5.
Barbieri Masini Eleonora, Penser le futur, l’essentiel de la prospective et de ses méthodes, Dunod,
Trad.2000.
511
Idem, Barbieri Masini Eleonora, p. 121.
512
Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 128.
513
Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 142.
514
Monti Régine et Roubelat Fabrice. Op.cit, p. 2.
510
PAGE 291
Les modèles mondiaux constituent une méthode systémique. C’est J.Forrester qui en
1971 développa le premier la "méthode des dynamiques de systèmes"515. Il fut le
premier à prendre en compte, pour l’analyse d’un système urbain, la croissance de la
population, l’investissement en capital, la pollution et les ressources naturelles. L’année
d’après "Halte à la croissance" développé avec D.Meadows établit que la croissance
exponentielle des variables d’interdépendances atteindrait une limite à laquelle le
système ne serait plus capable de la contenir. Pour J.Forrester, l’année 2000 serait cette
limite, pour D.Meadows l'horizon serait 2100516.
Ce bref historique permet de dégager un contexte aux approches et méthodes qui vont
être développées plus loin. Il est intéressant de noter, d’ores et déjà, la complémentarité
des méthodes.
Nous présenterons l’approche européenne à travers les Scénarios Europe 2010
développés par la Cellule de prospective de la Commission européenne. Ils ont été
publiés en 1999. Ils ont donc le mérite d’être récents et accessibles au grand public.
Définis et traités au sein de la Commission européenne, les scénarios sont une bonne
illustration de la pensée prospectiviste au sein de l’Union européenne (même s’ils ne
sont pas à caractère officiel). Ces scénarios européens seront complétés par Les horizons
ouverts développés par une équipe de prospectivistes de Chatham House puis par les
scénarios d'élargissement d'Europe 2020. Nous finirons le tour d'horizon des scénarios
par une vision américaine développée par la Rand Corporation des enjeux européens et
de leurs alternatives stratégiques.
SECTION 1 : "SCENARIOS EUROPE 2010" DEVELOPPES PAR LA
CELLULE DE PROSPECTIVE DE LA COMMISSION EUROPEENNE
Définition de l'approche des "Scénarios Europe 2010"
515
516
Barbieri Masini Eleonora. Op.cit, p. 149.
Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 149.
PAGE 292
La méthode de prospective développée par la Cellule de prospective de la Commission
européenne pourrait constituer en elle-même un sujet de thèse. Toutefois, nous
limiterons le traitement du sujet à l’explicitation de la méthode. L’objectif est de
produire une analyse critique et synthétique de la méthode ainsi que du contenu des
scénarios globaux qui en découlent.
Le travail sur les scénarios a été initié en 1997 par la Commission européenne et
s’étendra sur deux ans. Les objectifs essentiels de ces scénarios étaient de : "stimuler le
débat sur l’avenir de l’intégration européenne, à l’intérieur comme à l’extérieur de la
Commission européenne et de développer un outil permettant de mettre les politiques et
les stratégies de l’Union dans une perspective plus large et de contribuer ainsi à leur
amélioration"517.
Les scénarios sont de nature entièrement qualitative. Ils présentent "plusieurs images
possibles et cohérentes de l’avenir de l’Europe"518 mais sans toutefois leur attacher de
niveau de probabilité.
La Cellule de prospective a également défini une certain nombre de grandes tendances
du futur afin de contextualiser les scénarios globaux pour l’Europe. Celles-ci sont
décrites séparément et ne sont pas intégrées.
Cette méthode a été baptisée la méthode des facteurs et acteurs structurants ("shaping
factors, shaping actors"). Elle se présente comme la rencontre de "travaux effectués
avec le Conservatoire National des Arts et Métiers français, l’institut néerlandais
Clingendael, le réseau anglo-américain Global Business Network, le think-tank
allemand EUCIS, l’association Futuribles international ainsi qu'avec les unités de
réflexion stratégique de grandes entreprises comme Shell"519.
517
Cellule de Prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999,
p. 6.
518
Idem, Scénarios Europe 2010, p. 7.
519
Ibid, Scénarios Europe 2010, p. 95.
PAGE 293
Elle s’articule en deux temps : l’élaboration de scénarios partiels, la synthèse de ces
derniers sous forme de scénarios globaux.
Cinq thèmes sont retenus pour l’élaboration des scénarios partiels : institutions et
gouvernements, cohésion sociale, adaptabilité économique, élargissement de l’Union
européenne et contexte international. Les cinq groupes de travail d’une douzaine de
membres sont constitués de fonctionnaires de l’Union européenne.
Afin de limiter le nombre de scénarios partiels, des variables pivots sont identifiées
c’est-à-dire celles les "plus susceptibles de faire la différence entre les divers avenirs
possibles". Deux critères sont retenus : l’incertitude et l’impact.
A partir de là, cinq scénarios sont retenus par groupe de travail thématique puis rédigés
sous forme narrative.
Les scénarios partiels sont classés par degré de cohérence520 puis sélectionnés par une
"évaluation subjective de leur pertinence". Sur la base d’une relecture des scénarios
partiels, un certain nombre de facteurs déterminants est sélectionné. Les "scénarios
squelettes" (fils conducteur) sont alors visualisés par un panel de personnalités de la
Commission et du dehors. Les critiques et commentaires sont incorporés dans la
rédaction des scénarios globaux puis sont, une fois de plus, discutés au sein des groupes
de travail constitués par la Cellule de prospective.
La version actuellement discutée est donc la version finale des scénarios globaux.
Cinq scénarios sont retenus :
1. Le triomphe des marchés
2. Les Cent Fleurs
3. Responsabilités partagées
4. Les sociétés de création
5. Voisinages turbulents
520
Scénarios Europe 2010, Op.cit., p. 97.
PAGE 294
Les facteurs-clés sont : la technologie et organisation du travail, culture et valeurs,
gouvernance (vie politique, grand public, administration), institutions de l’UE, marché
du travail et politiques sociales, autres politiques économiques, mondialisation, sécurité
régionale, Europe centrale et orientale, Méditerranée, Etats-Unis, Russie, Asie.
Limites de l’approche et de la méthode développée par la Cellule de prospective de
la Commission européenne
Les limites de l’approche et de la méthode proposée sont de trois ordres. Premièrement,
elle concerne le travail amont in vitro de la Commission européenne. Il aurait été
intéressant d’incorporer des membres extérieurs de la Commission ne serait-ce que dans
la phase de brainstorming. Deuxièmement, le vote par degré de cohérence ne semble
pas dégager une impression d’ensemble de cohérence de la méthode. Il ressort une
impression "d’entre deux" entre la volonté de donner un ensemble cohérent et celle de
ne pas négliger pour autant la diversité des scénarios. Enfin le caractère didactique et
peu synthétique des scénarios rend la vision d’ensemble difficile. L’utilisation des
métaphores éveille l’imagination des lecteurs mais limite le caractère explicite des
scénarios.
Michel Godet, titulaire de la chaire de prospective industrielle du Conservatoire national
des arts et métiers français (CNAM) en fait une critique plus acerbe. En premier lieu et
selon lui, la "méthode dite "shaping factors, shaping actors" se prétend originale alors
qu’il s’agit d’une copie imparfaite de celle développée par le CNAM depuis la fin des
années 80"521. Selon Michel Godet, la processus décrit correspond en d'autres mots aux
mêmes étapes et mêmes techniques ("construction de mini-scénarios puis de scénarios
globaux par l'intermédiaire de l'analyse morphologique modulaire") que celles utilisées
par le Cnam.
521
Godet Michel, La prospective en quête de rigueur : portée et limites des méthodes formalisées,
Laboratoire d’investigation prospective et stratégique du CNAM.
PAGE 295
La deuxième critique concerne la vraisemblance des scénarios retenus. Le nombre de
variables structurantes et d'hypothèses est selon lui trop important et enfreint à la
vraisemblance globale qui, sous forme quantitative de chance de se réaliser, ne
dépasserait pas les 15 à 20%522.
L’article de Jacques Lesourne, professeur au Cnam et président de l’association
Futuribles International, a probablement également influencé les travaux de la Cellule
de prospective. Jacques Lesourne y décrit six futurs possibles : le "grand marché, le
grand espace, l’Union élargie, l’Union restreinte, l’accident opératoire et une crise dans
l’Union économique et monétaire"523. Malgré l’intérêt des scénarios présentés, nous ne
proposerons pas une analyse en profondeur étant donné l’ancienneté de ces travaux. La
plupart des scénarios sont à présent obsolètes. On peut cependant noter la pertinence des
facteurs à partir desquels les scénarios sont déclinés : l’instauration d’une monnaie
commune, le contenu des propositions adoptées à la Conférence Intergouvernementale
ainsi que l’élargissement de la Communauté à de nouveaux pays, de l’Europe centreorientale notamment.
Sous-jacentes à ces critiques, on devine le caractère plus ou moins arbitraire des études
de prospective. On remarque également le caractère quelque peu artificiel des
classifications des méthodes prospectives développées plus haut. Enfin, si le produit
final est important, le processus est lui-même déterminant.
Description des "Scénarios Europe 2010"
La description des scénarios Europe 2010 a été largement retranscrite à partir de la
synthèse même des auteurs publiés dans la revue Futuribles. Laissons la synthèse à ses
auteurs524. On trouvera l’ensemble de la synthèse en annexe.
522
Idem, Godet Michel, p. 6.
Lesourne Jacques, "Scénarios pour l’Union européenne", Futuribles, septembre 1996, numéro 212, p.
5-13.
524
Bertrand Gilles, Michalski Anna, Pench Lucio R., "Europe 2010 : cinq scénarios", Futuribles, octobre
1999, numéro 246, p. 5-23.
523
PAGE 296
"Le triomphe des marchés"
Ce premier scénario s’inscrit dans un mouvement presque uniforme du monde vers le
libre-échange et l’économie de marché. Il met en scène une Europe qui a su d’adapter à
la dynamique mondiale et dont la prospérité économique semble assurée- au prix d’une
concentration excessive sur la rentabilité de court terme et de concessions majeures par
rapport à ses valeurs traditionnelles de solidarité et de cohésion sociale.
"Les Cent Fleurs"
"Les cent fleurs" est un scénario contrasté, dans lequel coexistent des éléments de
dynamisme au plan local et micro avec des risques de paralysie des grandes structures
de la vie collective. Ce scénario se présente donc en 2010 comme une mosaïque d’Etats,
de régions, de villes et de fiefs dépourvue de logique d’ensemble. Les inégalités y sont
profondes, l’état de droit durablement affaibli, mais des signes de "renaissance par le
bas" sont sensibles au niveau local.
"Responsabilités partagées"
A l’inverse des scénarios "Le Triomphe des marchés" et "Les Cent Fleurs",
"Responsabilités partagées" est un scénario dans lequel l’acteur public joue un rôle
prépondérant. Ce scénario présente toutes les caractéristiques d’un scénario de
compromis permanent et de réforme venue d’en haut. D’une part, les mécanismes de
décision se sont considérablement alourdis : la vie politique n’est compréhensible que
pour une minorité de "citoyens actifs". D’autre part, l’acteur public demeure
extrêmement présent, au risque de retomber dans des travers bureaucratiques ou
dirigistes. Néanmoins, la politique de consensus assure, une fois les décisions prises,
une bonne application des différentes mesures dans les Etats membres. Ce scénario
illustre en quelque sorte un exercice un peu austère d’équilibrisme permanent, sur fond
de relative indifférence du grand public.
"Les sociétés de création"
"Les sociétés de création" est également un scénario de transformation profonde des
systèmes économiques et politiques. Il est à la fois plus révolutionnaire et plus introverti
que le scénario précédent, mais on y voit l’Europe se mettre en mouvement au nom de
PAGE 297
nouvelles valeurs sociales et écologiques. Dans l’horizon de temps de ce scénario, il
demeure impossible de dire si cette Europe postmoderne est en train d’ouvrir la voie
vers une renaissance immatérielle planétaire- ou si elle prend tout simplement sa retraite
des réalités mondiales.
"Voisinages turbulents"
Le cinquième scénario est fortement conditionné par la dégradation accélérée de la
situation économique et politique du voisinage de l’Europe. L’Europe des "Voisinages
turbulents" tente en vain de s’ériger en forteresse et la sécurité, intérieure, comme
extérieure, devient la préoccupation numéro un de l’opinion publique. Ce scénario
annonce donc une Europe houleuse tant sur le front interne qu’extérieur. Mais au-delà
du cadre strictement européen, c’est l’ensemble du système politique mondial qui est en
train de glisser dans une logique de repli non coopératif.
SECTION
2
:
SCENARIOS
DES
"HORIZONS
OUVERTS
A
2020"
DEVELOPPES PAR LE ROYAL INSTITUTE OF INTERNATIONAL AFFAIRS
Nous changeons à présent de scénarios et nous concentrons sur l'étude des scénarios
intitulés "Horizons ouverts à 2020".
Définition de l'approche des "Horizons ouverts à 2020"
L'Institut de Chatham House Forum à Londres a été établi au Royal Institute of
International Affairs (Institut royal des affaires internationales) en 1995 afin d'aider les
organisations à penser et planifier leur futur. Le Forum comprend des analystes et des
planificateurs venant des milieux d'affaires et du gouvernement.
Le rapport sur Les horizons ouverts fait suite à deux rapports : Les temps incertains
(Unsettled Times) et Naviguer en eaux troubles (Navigating Uncharted Waters) publiés
respectivement en 1996 et 1997.
PAGE 298
Les horizons ouverts analysent en particulier les piliers institutionnel, sociétal et
commercial du progrès. Les rédacteurs des scénarios mettent en avant l'importance des
choix des individus, des organisations et des sociétés afin de mieux capter le
phénomène de complexité.
Description des scénarios "Horizons ouverts à 2020"
La marche rapide vers le marché ("Market Quickstep")
Ce scénario intervient dès lors où la complexité est très largement laissée à la "main
invisible". Dans ce scénario, les nouvelles technologies transforment rapidement les
principes fondamentaux des organisations. Les structures industrielles se dissolvent
tandis qu'une plus grande transparence s'installe. La société tend à se fragmenter. Le
monde développé est organisé autour de grandes ville-états. La politique n'obéit pas
dans un cadre rationnel et révise ses jugements sans fondements.
Les conseils des sages ("Wise Counsels")
Ce scénario diffère du premier à travers deux traits de caractère majeur. Le premier
concerne l'intégration ses systèmes inter-liés et le second le management de la
complexité. Dans un monde dirigé par des gens d'expérience (allusion au vieillissement
de la population et à la sagesse des anciens), malgré les changements rapides, l'homme
parvient à trouver des formes d'organisations qui permettent de valoriser l'apport
technologique. Les professionnels parviennent à transférer l'expertise individuelle en
systèmes. Un des résultats est la création de structures résilientes qui permettent
d'établir des limites prédictibles à l'érosion de la compétition. Enfin de nouvelles
formes de retours sur investissement se développent et créent des horizons infinis
d'expertise et de compétences.
La tempête de l'Atlantique ("Atlantic Storm")
Ce scénario décrit un tableau beaucoup plus sombre que les deux premiers. Les forces
d'érosion se développent beaucoup plus rapidement que celles qui créent des
opportunités. De graves problèmes sociaux apparaissent liés à l'absence de protection à
PAGE 299
l'égard des personnes âgées. Les Etats-Unis souffrent d'inflation chronique tandis que
l'instabilité des marchés des capitaux s'accroît. Les politiques nationales sont fortement
influencées par différents groupes de pression qui deviennent de plus en plus
extrémistes dans leurs revendications. La fragmentation mondiale s'accroît : les EtatsUnis devenant plus orientés vers le marché, l'Europe devient plus protectionniste et
collectiviste tandis que le reste du monde s'enfonce dans l'instabilité, l'idéologie et
l'introversion.
Les tendances implicites des scénarios "Horizons ouverts à 2020"
Les auteurs des scénarios de la Chatham House Forum notent que leurs scénarios
reposent sur des hypothèses de départ qu'ils qualifient de "tendances implicites". Cellesci incluent les tendances en terme de :
Démographie : la population devient de plus en plus âgée dans le monde développé
tandis qu'elle est plus jeune ailleurs. Le pic devrait atteindre 9-12 milliards de personnes
d'ici 2050.
Technologie : notre capacité à valoriser des tâches conceptuelles ou pratiques devrait
considérablement se renforcer. D'ici 2020, nos capacités renforcées dans le domaine des
sciences physiques, dans le domaine biologique, dans la compréhension et la maîtrise
des systèmes sociaux et des machines devraient nous ouvrir des horizons de recherche
plus larges.
Information : les technologies de l'information devraient contribuer à développer
l'économie de la connaissance dont le champ devrait être considérable d'ici 2020.
Ressources humaines : il devrait y avoir au moins un milliard de diplômés d'ici 2020
comparé à quelques millions en 1920. Les consommateurs deviendront plus
sophistiqués et mieux informés que jamais.
PAGE 300
Capital : on peut s'attendre à ce que le stock du capital intellectuel, bien qu'il s'agisse là
d'une donnée intangible, ait doublé d'ici 2020.
Mixte ("coupling") : l'économie, les cultures et les centres politiques se lient au-delà des
frontières nationales. Mal à propos appelé "globalisation", ce phénomène exprime plus
la fusion des bassins de production et de consommation que l'économie d'échelle. Ce
phénomène de fusion ("coupling") est révélateur de la compétition mais aussi de la
complexité des enjeux socio-politiques.
Compétition : ce facteur est un de ceux les plus analysés car au cœur des travaux
prospectivistes de ce groupe. Pour ce groupe prospectiviste, la compétition a augmenté
pour les raisons suivantes : les sources d'épargne et d'investissement (marchés des
capitaux) ont fusionné, les meilleurs rendements étant à présent accessibles sur
l'échiquier planétaire. Le deuxième aspect de l'augmentation de la compétitivité provient
du développement des places de marché où les consommateurs peuvent comparer les
produits. Troisièmement, l'information gratuite est à présent devenue plus accessible; le
consommateur peut s'informer et faire des choix en conséquence.
Convergence : la structure des coûts industriels converge extraordinairement ce qui
entraîne une baisse significative des prix et des profits. Lorsque la productivité croît
plus vite que la consommation, le niveau de l'emploi et des salaires décroît.
Production de base : l'augmentation de la compétition durant ces quinze dernières
années a accéléré le processus de productivité et de production en masse de biens
primaires.
Au-delà de ces tendances implicites, le groupe insiste en particulier sur les risques de
collision du fait notamment du vieillissement des populations des pays avancés ainsi
que des conséquences du chômage (perte de potentiel économique, problèmes de santé,
de famille, de dépendance et de criminalité).
PAGE 301
Limites et atouts des scénarios "Horizons ouverts à 2020"
Une première limite de ces scénarios tient tout d'abord à leur caractère très fortement
économique. Ils se focalisent sur le domaine économique et du monde des entreprises.
Cependant, les tendances implicites complètent ce spectre par une approche plus
systémique en mettant en avant notamment les facteurs démographiques et
technologiques.
Par ailleurs, on peut noter le caractère occidental britannique de l'analyse qui articule
deux scénarios de type européen et un dernier de type atlantique. Nous avons choisi de
présenter ces scénarios parce qu'ils apportent une vision européenne différente,
certainement plus atlantique que celle des scénarios de la Commission européenne. Le
scénario intitulé "Les conseils des sages" est intéressant pour sa dimension systémique.
Toutefois ce qui à notre sens est à retenir, sont les "trois piliers du progrès"
(institutionnel, sociétale et commercial du progrès). L'analyse met en évidence
l'interdépendance de ces trois axes. Par exemple, si un pays évolue suivant un seul axe
donné, cela peut compromettre son développement. Ainsi selon cette analyse, le
"processus de développement économique nécessite des progrès dans les domaines
institutionnel et social"525.
SECTION 3 : SCENARIOS D'ELARGISSEMENT DEVELOPPES PAR
EUROPE 2020
Définition de l'approche d'Europe 2020
Le Club Europe 2020 est très dynamique sur les questions de prospective. Il a décliné
au début de l'année 2002 trois scénarios possibles d'élargissement de l'Europe à 2020526.
525
526
Open Horizons: Three Scenarios for 2020, The 1998 Report from the Chatham House Forum, p. 17.
Europe 2020, "Les trois scénarios de l'élargissement d'Europe 2020", n°10, 15 janvier 2002.
PAGE 302
Ces scénarios ont le mérite d'être récents et se focalisent sur le processus
d'élargissement.
Description des scénarios d'élargissement d'Europe 2020
Scénario 1 : "La tentation bureaucratique"
Concevant l'élargissement de l'Europe comme une approche essentiellement
bureaucratique, ce scénario repose sur des phénomènes d'intégration de l'acquis
communautaire, de mise à niveau juridique et administratif. Cette approche de
l'élargissement vise à transformer les pays candidats en des communautaires
"standards". Conçue sur un calendrier court, elle fait abstraction complète du facteur
démocratique et pérennise un monopole administratif sur la construction européenne.
Ce scénario implique donc le règlement de problèmes institutionnels. Faisant
abstraction de la nature essentiellement politique des élargissements de l'Union
européenne, ce scénario se propose d'appliquer des critères d'adhésion, et des
calendriers individualisés et objectifs. Fin 2001, devant à la fois l'impossibilité
d'appliquer une telle objectivité et les impératifs politiques croissants, il s'orientait vers
une approche plus globale dite du "Big Bang".
Scénario 2 : "L'illusion pragmatique"
Prenant en compte la réalité de l'année 2002, à savoir les promesses en tout genre tenues
aux pays candidats par l'Union européenne depuis quelques années, comme la volonté
des leaders des pays candidats de pouvoir capitaliser en interne sur des progrès rapides.
Tout en reconnaissant que rien n'est prêt dans l'Union européenne pour accueillir ces
nouveaux membres sans risquer un arrêt brutal de tout le processus d'intégration, et que
les opinions publiques de l'EuroLand ne sont pas prêtes à remettre en cause l'intégration
accélérée que l'Euro vient de leur faire vivre brutalement, les décideurs politiques de
l'EuroLand entament une marche forcée pour doter l'EuroLand d'une structure politique
intégrée forte (exécutif et législatif) d'ici fin 2003. Parallèlement, ils s'engagent à
respecter un calendrier rapide d'adhésion à l'Union européenne dans le cade d'un BigBang (excluant la Turquie et Chypre).
PAGE 303
Scénario 3 : "La responsabilité historique"
Reconnaissant d'une part que l'Union européenne n'a pas su se préparer sérieusement à
l'élargissement et que les pays candidats ne sont pas non plus prêts à une adhésion d'ici
deux-trois ans, prenant conscience de l'immense responsabilité historique que constitue
la réussite de l'élargissement, quelques leaders politiques de l'Union européenne et des
pays candidats (trois ou quatre) proposent courant 2002 d'ajourner le processus
d'adhésion de cinq ans afin de permettre aux deux parties de s'y préparer efficacement.
L'Euro, la Convention, la Conférence inter-gouvernementale et les élections
européennes de 2004 servant d'étapes à la transformation de l'Union européenne en une
entité capable de poursuivre la construction européenne de 25 ou 30. Les citoyens de
l'Union européenne et des pays candidats sont préparés au processus et à ses
conséquences.
Les risques et problèmes potentiels des scénarios d'élargissement d'Europe 2020
Scénario 1 : "La tentation bureaucratique"
Un premier facteur est lié au risque de blocage institutionnel généralisé lié à un
élargissement à 25 ou 30 membres qui ne serait pas viable. Un autre est le risque de
conflit majeur entre ce scénario et les aspirations démocratiques au sein de l'Union
européenne. Le risque de rejet par l'opinion publique (en raison des craintes évoquées
dans le chapitre I de la troisième partie de cette thèse) et enfin celui de conflits
importants sur la question du financement de l'élargissement au sein de l'Union
européenne comme entre l'Union et les pays candidats.
Scénario 2 : "L'illusion pragmatique"
Ce scénario implique un dérapage potentiel vers le scénario 1 si les pays de l'Euroland
ne sont pas en mesure de procéder à une intégration politique rapide des pays d'Europe
centrale et orientale. Deuxièmement, des problèmes de conception et d'organisation
institutionnelle entre l'Euroland et l'Union européenne risquent de se produire ainsi que
des difficultés de positionnement pour les institutions communautaires existantes. Enfin
PAGE 304
d'autres risques concernent l'absence de visibilité du financement de l'élargissement à
long terme et celle de réflexion sur le fonctionnement de l'Union élargie.
Scénario 3 : "La responsabilité historique"
Ce scénario n'offre pas de risques majeurs cependant il implique une communication et
un leadership politique fort de la part des leaders de l'Union européenne et des pays
candidats. En termes financiers, cela permet de programmer l'élargissement dans le
cadre des budgets post-2006 en assurant une bonne visibilité financière. Ce scénario
permet dès à présent de consacrer les montants disponibles pour 2003/2006 à une
dernière étape de mise à-niveau pré-adhésion.
Les limites et atouts de l'approche des scénarios d'élargissement d'Europe 2020
Une première limite de ces scénarios réside dans leur caractère extrême même si celuici contribue de fait à leur intérêt. Ces scénarios se basent sur des "vecteurs" mettant en
scène des acteurs et des organes de pouvoir différents.
Le premier scénario met en scène les administrations communautaires en faveur de
l'élargissement, le second les politiques et administrations communautaires en faveur de
l'intégration et le troisième la volonté politique forte de quelques Etats membres de
l'Union.
Le caractère synthétique de ces scénarios permet une bonne vue d'ensemble.
Troisièmement, la position des pays candidats n'est pas développée. Les scénarios 1 et 2
sous-entendent une position des pays candidats en bloc et en faveur de leur intégration.
Pourtant des divergences de vue existent entre les pays candidats sur leur conception de
l'Europe. Ces positions ne tiennent pas compte de l'opposition croissante d'une partie de
l'échiquier politique et des populations est-européennes à l'égard de l'Union européenne.
Enfin, le dernier scénario d'arrêt total de l'élargissement me paraît plausible. Ce qui me
paraît plus incertain est "la communication et le leadership politique fort de la part d'une
PAGE 305
poignée de décideurs de l'Union européenne et des pays candidats". Cela impliquerait
que l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne pour ne citer qu'eux développent une
vision politique commune. Depuis le départ de François Mitterrand et d'Helmut Khol, la
dynamique franco-allemande est en crise. Les ambitions britanniques de leadership au
sein de l'Union sont fragilisées en partie du fait de la Grande-Bretagne n'appartienne pas
à l'EuroLand et de son passé très conservateur et anti-européen à l'égard des questions
d'intégration politique et de politique sociale.
L'interview de son président Frank Biancheri a révélé que ce scénario est le favoiri
d'Europe 2020. Pour notre part nous restons à ce jour très sceptiques sur les tentatives
de rapprochement entre la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France, et leurs capacités
à améliorer le processus de décision au niveau de l'Union. Ce scénario repose, en outre,
sur l'apparition à terme d'un leader européen charismatique, probablement son futur
Président, que tout le monde attend sans pour autant pouvoir à ce stade le repérer. Nous
reviendrons sur le manque de projet européen lié à l'absence de vision partagée.
SECTION 4 : UNE VISION AMERICAINE DU FUTUR DE L'EUROPE ET DE
L'ANCIENNE UNION SOVIETIQUE
Nous changeons à présent de scénarios. Nous avons choisi de présenter l'analyse de
John Van Oudenaren, chercheur à la Rand, qui est intéressante en ce qu'elle analyse les
risques de conflits potentiels en Europe. L'étude dresse l'ensemble des risques dans le
monde et se focalise sur les implications militaires pour la force militaire de l'air des
Etats-Unis. C'est à ce titre que l'on peut parler de vision "américaine" même si nous ne
savons pas si cette vision est celle retenue par le gouvernement américain.
Les intérêts américains pour l'Europe, pour les pays d'Europe centrale et orientale
et pour l'ancienne Union soviétique
L'intérêt des américains peut se résumer en quelques points. Les Etats-Unis souhaitent
bannir toutes formes de conflits en Europe, pouvoir compter sur leurs alliés régionaux
PAGE 306
en vue d'intervention en Afrique et au Moyen-Orient et élargir l'OTAN aux anciens pays
communistes. A ce titre, l'apparition de conflits en Europe occidentale, centrale ou
méridionale auraient des incidences beaucoup plus fortes pour les Etats-Unis qu'en cas
de conflits dans l'ancienne Union soviétique. Car même si ceux-ci constituent des
risques bien moins probables, ils nécessiteraient une intervention des Etats-Unis.
Les Etats-Unis souhaitent promouvoir l'économie de marché. L'Europe constitue un
partenaire de poids dans les échanges527. Le commerce transatlantique des services entre
les Etats-Unis et l'Europe représente deux-tiers du commerce des biens manufacturiers
et continuent d'augmenter rapidement. L'Europe de l'ouest est également la source la
plus importante d'investissements directs américains tandis que les investissements
directs américains augmentent rapidement dans les pays d'Europe centrale et orientale
ainsi que dans l'ancienne Union soviétique. Les investissements dans le domaine de
l'énergie, de l'automobile et des biens de consommation sont stratégiques pour les
entreprises américaines. L'intérêt des Etats-Unis réside également dans la nécessité de
collaborer avec les pays européens dans le cadre du G8, G10 et de l'OCDE.
Le second axe de promotion des Etats-Unis est celui de la démocratie. Il repose moins
sur des chiffres que sur des communications politiques visant à insister sur le caractère
démocratique des réformes, comme dans le cas de l'Europe centrale et orientale. Il est le
second élément clé de la politique étrangère américaine.
La vision de l'Europe et de l'ancienne Union soviétique à 2025
Les Américains s'attendent à ce que la situation reste chaotique en Europe du fait de
l'effondrement du communisme et du démantèlement de l'Union soviétique. Cependant,
il est très intéressant de noter que pour eux qu'à l'horizon 2025 l'Europe sera plus
527
L'Union européenne représente 22.8% des exportations et 19.7% des importations américaines.
Khalizad Zalmay et Lesser Ian O., Sources of Conflict in the 21st Century, Rand Corporation, p. 235.
PAGE 307
déterminée par "ses tendances majeures stratégiques et par son interaction avec le reste
du monde"528.
Nous sommes convaincus de cette analyse. C'est elle qui a conduit notre démarche
présente de "recadrer" le futur de l'Europe dans une perspective plus large et pas
seulement recentrée sur les effets de l'effondrement du mur de Berlin. En d'autre terme
l'Europe sera une "puissance dans la mondialisation" pour reprendre l'expression de
Pierre Moscovici ou ne sera pas.
Les six alternatives de mondes stratégiques
L'ordre modifié de la guerre froide ("Modified Cold War Order")
Ce scénario se caractérise par une relative forte Russie et ancienne Union soviétique,
prolongement de la guerre froide.
Le partenariat atlantique ("Atlantic Partnership")
Ce scénario est proche du premier en ce que les Etats-Unis et l'Europe occidentale
s'unissent dans un contexte de fort et potentiellement menaçant pouvoir de la Russie. Ce
scénario inclut également la possibilité d'avoir un partenariat plus fort entre les
Européens de l'Ouest et les Etats-Unis dans les opérations de défense au Moyen-Orient.
Bipolarité européenne ("European Bipolarity")
Ce scénario se caractérise par un équilibre entre l'Europe de l'Ouest et celle de l'Est, un
renforcement de la défense européenne qui implique un rôle relativement moins
important pour les Etats-Unis dans le domaine militaire.
La dominance de l'Europe occidentale ("West European Dominance")
La Russie et les autres pays de l'Union soviétique demeurent faibles et fragmentés
tandis que l'Europe occidentale se développe en tant que puissance globale et régionale.
528
Zalmay Khalizad et Ian O.Lesser (sous la direction de ), Sources of Conflict in the 21st Century, Rand
Corporation, p. 240.
PAGE 308
Rivalité et fragmentation ("Rivalry and Fragmentation")
Dans ce scénario, l'intégration européenne et sa constitution en puissance globale et
régionale est un échec.
L'ordre pan-européen ("Pan-European Order")
Ce scénario se caractérise par une transcendance presque complète des rivalités
politiques en Europe, et par une convergence sur l'ensemble du continent qui à terme
peut conduire à l'élargissement des institutions ouest-européennes comprenant la Russie
et la Communauté des Etats Indépendants (CEI).
Les atouts et limites de l'approche de la Rand Corporation
Les limites de l'approchent résident dans le caractère subjectif des scénarios présentés.
Ce qui me semble intéressant c'est qu'aucun de ces scénarios ne se rapproche de la
situation actuelle. C'est comme si ces scénarios étaient encore emprunts de "guerre
froide". La vision européenne n'est pas fine. Toutefois les implications pour les EtatsUnis sont intéressantes. Peu importent les modalités de la construction européenne que
l'Europe soit unifiée ou pas, pourvu que le continent soit pacifique. Les scénarios 1 et 2
impliquent un plus fort investissement de la part des Etats-Unis que les scénarios 3, 4 et
6. Le scénario 5 peut entraîner un degré fort variable de l'implication des Etats-Unis.
Peut-on en conclure comme Pierre Moscovici que "l'intérêt manifeste (des Etats-Unis)
est davantage de disposer d'alliés peu organisés, si ce n'est par un marché ouvert que de
véritables interlocuteurs"529 ? Les scénarios laissent présager du contraire - l'intérêt pour
les Etats-Unis à disposer d'alliés forts et indépendants. Les Etats-Unis sont-ils
réellement guidés contre l'intégration et l'élargissement de l'Union européenne de peur
de voir s'ériger un rival à leur hauteur ? Ou au contraire, comme le pense David
Gompert que la mondialisation entraîne la nécessité de renforcer les alliances reposant
sur les liens politique et économique et sur les valeurs occidentales530 ?
529
Moscovici Pierre, L'Europe, une puissance dans la mondialisation, Editions du Seuil, 2001, p.55.
Gompert David, ancien conseiller à la Maison Blanche et président de la Rand Europe, "Les
implications géopolitiques du 11 septembre 2001", Club First in the Future, Paris, le 21/11/2001.
530
PAGE 309
SECTION 5 : ETUDE COMPAREE DES SCENARIOS
Les scénarios présentés ci-haut n'ont pas été choisis à l'origine pour être comparés. En
procédant à la recherche de scénarios sur l'avenir de l'Europe, nous avons été tout
d'abord marquée par le peu d'intérêt que constitue l'avenir de l'Europe en dehors des
pays de l'Union européenne. Ce n'est qu'aux Etats-Unis que nous avons constaté
l'existence de réflexion sur l'avenir de l'Europe. La seconde constatation est que ce type
d'exercice se limite aux think tanks c'est-à-dire aux instituts de recherche centrés sur la
réflexion en matière de politique publique. Troisièmement, si les scénarios se sont
développés dans le contexte de guerre froide, ceux-ci ont été, de tout temps, orientés sur
les enjeux militaires. Il nous a donc été difficile de trouver des scénarios se consacrant
principalement aux enjeux politiques et économiques. Les scénarios de la Cellule de
prospective de la Commission européenne et ceux de Chatham House constituent en
cela des exceptions particulièrement intéressantes et sont riches d'enseignement pour
notre sujet. Nous avons retenu les scénarios de Van Oudenaren, chercheur de la Rand
Corporation, car bien que centrés sur les enjeux militaires, prennent en considération
une variété de facteurs. La quatrième considération est que les scénarios couvrant la
période post-guerre froide sont rares. Cela est d'autant plus surprenant que les
évolutions ou plutôt les incertitudes depuis le début des années 1990 auraient pu amener
à un redéploiement de la réflexion prospective.
Les méthodes et approches variées utilisées pour ces scénarios rendent toute analyse
comparative désuète. Les scénarios font appel à diverses méthodes : travail d'un seul
analyste expérimenté dans le cas de la Rand Corporation ; le cas de l'association Europe
2020 c'est-à-dire d'une équipe de jeunes analystes passionnés, ne représentant aucune
institution ni parti politique en particulier. On peut qualifier ce groupe de représentants
de la société civile engagés dans la réflexion politique ; le cas de Chatham House est
également particulièrement original en ce qu'il représente au-delà des exercices de
prospective propre au Foresight, l'initiative d'experts en prospective venant du monde de
la recherche comme de celui de l'entreprise. Ce groupe est particulièrement intéressant
pour notre sujet car il se focalise véritablement sur les aspects politiques et économiques
de l'avenir de l'Europe. Il se caractérise également par une approche pragmatique en
PAGE 310
utilisant des formes de support à la réflexion sous forme graphique plutôt que
rédactionnelle. Le groupe met ainsi en évidence les liens d'interdépendance entre les
facteurs ainsi que la complexité des enjeux. Enfin, le groupe des scénarios de la
Commission européenne dépasse de loin la seule équipe de la Cellule de prospective
ayant mis à contribution un mixte d'experts internes et externes. Ce groupe de travail est
le plus important en nombre. D'où le questionnement de certains analystes comme
Godet sur la capacité d'un tel groupe à faire remonter des scénarios pragmatiques plutôt
qu'utopiques. Les scénarios de l'Europe 2010, de part leur caractère sophistiqué, rendent
toute éventualité peu plausible.
Au-delà de la variété des approches, les scénarios sont également variés dans leur
contenu. Comme nous l'avons signalé les scénarios de la Rand Corporation mettent en
avant les facteurs militaires et l'implication politique liée à ces facteurs. L'Alliance
atlantique et l'attitude possible des Européens à l'égard des Etats-Unis sont au centre des
enjeux. Ces scénarios sont donc américano-centristes et représentent la façon dont les
Américains perçoivent leurs intérêts en Europe. Au-delà des scénarios, ils offrent une
interprétation de la conduite politique des Américains depuis le début des années 1980
(Reagan). Ils montrent que le scénario favori des Etats-Unis reste une Europe soudée
entre elle et solidaire de ses alliés. L'axe politique mené par les Etats-Unis à l'étranger se
caractérise par la promotion de l'économie de marché et celle de la démocratie. Ces
facteurs ont gagné contre le régime soviétique et ont favorisé, comme on le sait, le
passage à l'économie de marché dans les pays d'Europe centrale et orientale dans les
années 1990. Ces scénarios révèlent, en outre, la prépondérance donnée à la politique
d'intégration des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'OTAN. Cette étape sera
parachevée le 21 novembre 2002 à Prague avec l'entrée de sept pays ex-communistes
(Bulgarie, Roumanie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Slovénie), en plus de la
Pologne, Hongrie, République tchèque entrés en 1999 au sein de l'OTAN531.
Les scénarios de l'association Europe 2020 se caractérisent par leur caractère
institutionnel et l'impact du processus de décision au sein de l'Union européenne. Ces
scénarios devancent de quelques mois le début des débats sur la réforme institutionnelle
531
Le monde diplomatique, janvier 2003.
PAGE 311
au sein de la Convention européenne. Leurs auteurs se focalisent sur la nécessité de
réfléchir de façon pragmatique à l'implication de l'élargissement de l'Union européenne
aux pays adhérents. Ils mettent en évidence la nécessité de mener une réforme
institutionnelle de l'Union avant l'élargissement et de souder le processus de décision de
l'Union autour de l'Euroland. Différents scénarios sont mis en lumière mais une seule
voie est favorisée par les auteurs. On peut donc caractériser ces scénarios de courttermistes, de plus tournés sur l'action plus que sur la réflexion à long terme.
Les scénarios de la Cellule de prospective sont eux caractérisés par une somme
importante de données qualitatives et par un style que nous avons qualifié de
métaphorique. Il se dégage donc un manque de spécificité dans le contenu. Ainsi est-il
difficile de faire la différence et de se représenter véritablement les scénarios de type
libéral comme "Le triomphe des marchés" et "Les cent fleurs". Le scénario qui concerne
le plus directement notre étude, celui des "sociétés de création", porte en lui des
contradictions. Le scénario met en lumière une transformation profonde des systèmes
économiques et politiques tout en concluant sur le caractère utopique de ce scénario, ce
qui tend à annuler le caractère prospectif de ce scénario. D'autre part, le scénario
"Voisinages turbulents" met en scène une dégradation accélérée de la situation
économique et politique au sein de l'Union, qui paraît plausible, tout en l'associant à une
cause externe à l'Union, celle des pays du Sud, ce qui limite la validité du premier
facteur. De sorte que l'on constate de façon récurrente une sélection à outrance des
facteurs explicatifs des scénarios qui amenuisent la caractéristique propre de ceux-ci.
Enfin, les scénarios de Chatham House font ressortir trois tendances majeures qui
peuvent donner naissance à plusieurs voies ou solutions. Premièrement, du fait des
avancées technologiques et des transformations sociales l'économie de marché
s'emballe, les fractures se creusant entre le monde politique et le monde des affaires.
Deuxièmement, le vieillissement de la population valorise les personnes d'expérience et
permet de consolider les prises de décision de façon constructive. Troisièmement,
l'instabilité des marchés financiers et les problèmes sociaux s'accroissant, la
fragmentation mondiale se renforce amenant l'Europe à devenir plus protectionniste
tandis que les Etats-Unis eux choisissent la voie de l'ultra-libéralisme. On constate donc
PAGE 312
la prédominance donnée aux facteurs économiques et politiques. Contrairement aux
scénarios de la Commission européenne, le contenu de l'analyse se caractérise par son
caractère pragmatique. Différents questionnements sont tirés de ces tendances. Celles-ci
nous paraissent particulièrement intéressantes car elles ne négligent pas, comme dans le
cas des autres scénarios, l'importance des avancées technologiques et leurs implications
au niveau de l'organisation des entreprises comme de celle de la société civile.
PAGE 313
Conclusion du chapitre
L'avenir de l'Europe, s'il répond à des axes variés d'étude, ne diffère pas tant que cela
dans ses finalités. Les scénarios conduisent presque tous à la même problématique :
intégration-élargissement,
dépendance-indépendance,
puissance
internationale-
puissance régionale de l'Europe que ce soit à travers les dimensions financière et
économique, institutionnelle et juridique, internationale et de défense. Les deux grandes
variantes qui se dégagent sont donc le degré d'alignement économique, politique,
culturel et militaire dans la relation transatlantique ainsi que la capacité de l'Europe à
devenir une puissance et donc à balancer la superpuissance américaine. Ces vecteurs
dictent fortement les scénarios.
Nos recherches n'ont conduit à aucun scénario traitant de la "société de l'information".
Les travaux de la Rand Corporation sur la classification des pays en matière de
"révolution de l'information" développés dans le chapitre premier de la seconde partie
de cette thèse, sont intéressants mais ne constituent pas pour autant des scénarios. Seule
la Cellule de prospective à travers le scénario "Les sociétés de création" met en scène
une "transformation profonde des systèmes économiques et politiques" et la mise en
mouvement de "nouvelles valeurs sociales et écologiques". Ce chapitre sur les scénarios
témoigne donc d'une absence de réflexion prospective politique sur les enjeux en
matière de "société de l'information". Comme nous l'avons vu en première partie, seuls
les travaux prospectifs dans les domaines de la recherche et de la technologie existent.
Nous avons choisi de présenter une "variation sur scénarios" moins pour le contenu des
scénarios que pour ce qu'ils évoquent en terme culturel et politique à travers les visions
américaine, britannique, française ou européenne. Le scénario américain est empreint de
considérations militaro-politiques et positionne la Russie au cœur des enjeux européens.
Le scénario britannique met l'accent sur la dimension économique néo-libérale ainsi que
sur les relations de l'Europe avec les Etats-Unis. Le scénario français développé par
l'association Europe 2020 met l'accent sur la dimension institutionnelle et celle du
pouvoir politique de l'Union européenne dans le cadre de l'élargissement. Nous pouvons
PAGE 314
retenir de ces exercices que chaque vision du futur porte en elle l'empreinte culturelle de
ses auteurs, que soit au niveau des individus comme au niveau institutionnel.
L'analyse de ces travaux de prospective met en lumière l'importance du dialogue et du
processus et l'expression bien connue des prospectivistes : "l'avenir est ce que nous en
faisons". Cependant l'analyse souligne également les limites d'un tel exercice. Rarement
les exercices prospectivistes permettent de sortir des modèles préconçus.
Cet exercice montre, en outre, la nécessité de réfléchir au préalable au caractère utopiste
des transformations à venir est indispensable si l'on cherche à échapper aux conceptions
non linéaires et mécanistes de la réalité. Il témoigne, par ailleurs, de l'absence de prise
en compte des mutations technologiques, économiques, sociales en cours dans un cadre
politique et des enjeux de la "société de l'information" dans les visions sur l'avenir de
l'Europe. Cette absence marque peut-être aussi la pertinence et l'intérêt de traiter de la
"société de l'information" en tant que mode de développement du projet européen, ce
que nous tenterons de faire dans les chapitres suivants. Dans un premier temps, nous
proposerons une vision personnelle des risques et scénarios de l'avenir de l'Europe.
Nous proposerons ensuite notre vision de "l'Europe de la connaissance" qui reste à
construire.
PAGE 315
CHAPITRE III
RISQUES EXOGENES ET IMPACTS ENDOGENES DE LA
POLITIQUE DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" EN
EUROPE – SCENARIOS NOIRS
"Le problème de notre civilisation est d'une extrême
complexité, d'une part parce que cette civilisation comporte en
même temps des traits exceptionnellement positifs et des traits
exceptionnellement négatifs, dont on ne peut prédire lesquels
deviendront dominants, d'autre part parce qu'elle constitue un
ensemble inter-relationné en boucle, où chaque élément est à la
fois produit et producteur, cause et effet, et où l'on ne peut
isoler un déterminant "en dernière instance", qui permettrait à
un maître-mot de tout expliquer et, par-là, de trouver aisément
une solution simple", Edgar Morin, Pour une politique de
civilisation, p.26.
"On ne peut exclure tout à fait qu'il soit possible à terme
d'élaborer les principes d'une science du changement en tant
que phénomène sui generis. Dans ce contexte, la futurologie
scientifique contemporaine aura certainement un rôle important
à jouer", Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de
Munchhausen, p.254.
En mars 2000, l'Union européenne se fixait comme objectif de "devenir l'économie de la
connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde"532. Nous sommes
partis de cet objectif pour discuter la possibilité de l'Europe de satisfaire cette ambition.
Nous avons présenté une analyse critique de la politique de l'Union européenne en
matière de "société de l'information" dans la seconde partie de notre thèse. Nous avons
532
"Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen
extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe
fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000.
PAGE 316
ainsi montré que l'Europe (comme le reste du monde) vivait une période de flottement
et que cette incertitude correspondait probablement à un changement de paradigme en
cours mais non finalisé. Par ailleurs, nous avons démontré en termes de politique
publique les raisons pour lesquelles l'Europe aurait du mal à satisfaire ses ambitions
d'économie de la connaissance la plus compétitive au monde.
Forts de la présentation des scénarios des différentes institutions présentés dans le
chapitre précédent et de leur caractère limité, nous cherchons à présent à dégager les
facteurs probables d'évolution de l'Europe. Le point central de notre analyse reste
l'Europe dans son passage à la "société de l'information". Cependant, comme dans le cas
de notre première partie, nous chercherons à montrer que l'Europe est fortement
dépendante de facteurs exogènes. Nous présenterons donc une sélection de risques
systémiques pouvant impacter l'Europe. Nous focaliserons ensuite notre attention sur le
contexte particulier de l'Europe à travers son processus d'élargissement. Nous verrons
ainsi en quoi l'entrée des PECOS peut impacter la politique de l'Union. Enfin, nous
dresserons une vision de l'Europe de la "société de l'information" à travers trois
scénarios noirs.
Pour faire écho à la citation ci-dessus d'Edgar Morin, nous essayons de capturer la
"complexité de notre civilisation", au risque de la simplifier, afin de dégager des pistes
de construction européenne. A cette vision quelque peu "noire" de l'avenir de l'Europe
sera proposée une réplique positive, dans notre chapitre suivant, à travers une vision
constructive de l'Europe de la connaissance.
SECTION 1 : RISQUES SYSTEMIQUES DE DESTABILISATION ET DE
DESINTEGRATION DE L'EUROPE
Nous avons voulu présenter un ensemble de risques qui nous paraissent clés. Nous les
qualifions de systémiques car ils sont animés par leur propre cycle et leur propre
processus. Ils peuvent donc évoluer et donner naissance à d'autres risques, opportunités
ou tout simplement disparaître. Les facteurs internes sont indissociables des facteurs
externes. Ils sont interdépendants c'est-à-dire que peu importe, dans un sens, si ces
PAGE 317
facteurs se déroulent sur le sol européen ou pas. L'Europe peut en être tout autant
affectée.
La faillite des puissances occidentales
Tout d'abord, le tableau alarmiste de la dette des Etats-Unis dépeint en première partie
ne saurait cacher une réalité qui hélas ne se limite pas aux Etats-Unis. Le tableau de la
"dette publique globale brute", figurant en annexe, indique que si les Etats-Unis
enregistrent une dette publique de l'ordre de 60% du PIB en 1995, la Belgique, l'Italie,
la Grèce, le Canada, l'Irlande, le Japon et la Suède les dépassent de bien loin avec des
taux variant entre près de 140% pour les premiers à plus de 80% pour les derniers. Le
cas de l'Allemagne est particulièrement impressionnant puisque sa dépendance à l'égard
du capital étranger a augmenté beaucoup plus vite que celle des Etats-Unis. Suite à la
réunification, la dette extérieure a augmenté de 538,5% par rapport au PIB, de 325,3%
par rapport aux réserves de devises et de 590,8% par rapport aux exportations533. Par
ailleurs, le Congrès américain vient de relever le niveau de la dette américaine à 6.4
trillions de dollars pour pallier son déficit fiscal534.
En cette année 2002, les marchés des capitaux commencent à sérieusement se soucier de
la chute du cours du dollar, de l'attitude unilatéraliste de l'Administration américaine
(Protocole de Tokyo, Cour internationale de justice, obsession avec l'Irak, nouvelles
mesures protectionnistes dans le commerce de l'agriculture, de la métallurgie…), mais
aussi du manque de transparence de la comptabilité américaine et de l'attitude peu
ouverte des actionnaires par rapport aux marchés. Depuis 2001, les marchés des
capitaux enregistrent des baisses de cours inconnues jusqu'alors. La crise souvent
comparée à celle de 1929 est quotidienne et représente des sommes bien plus
conséquentes que les pertes enregistrées alors. Le cas de la faillite d'Enron, de celle
annoncée de WorldCom, et des chutes de valeurs de Vivendi et de France Télécom sont
là pour le confirmer. Le risque à court terme n'est donc pas à l'inflation mais à la
déflation. A plus long terme un risque inflationniste est envisageable.
533
Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad.1999, p.
302.
534
EconForecast, 24 juillet 2002, World Business Academy.
PAGE 318
Or, la dépendance des Etats-nations à l'égard des marchés des capitaux est énorme. Elle
ne concerne pas seulement leur rôle traditionnel en matière de liquidité mais également
leur rôle dans le domaine du marché des actions, donc des grandes entreprises ainsi que
du marché des obligations et du refinancement de la dette des Etats. Il est à signaler
qu'en cas de fortes dépenses gouvernementales, par exemple dans le cas d'une
intervention des Etats-Unis en Irak ou de faillite en chaîne des entreprises allemandes
nécessitant une intervention de l'Etat auprès des banques, on peut anticiper une
augmentation de l'offre obligataire. L'impact des marchés des capitaux n'est pas
seulement financier mais également économique et social. Par ailleurs, du fait de leur
globalisation, aucun pays ne se trouve à l'abri de conséquences d'actions entreprises
dans un pays tiers.
On ne saurait donc négliger le risque de faillite financière qui pourrait être causée
comme nous l'avons vu par une augmentation des dépenses étatiques. Pour cela, une
augmentation majeure des dépenses d'un seul pays occidental peut avoir un impact
majeur, largement supérieur au cas de l'Argentine. Cette faillite pourrait prendre la
forme d'un affaissement des biens monétaires. Cette présence de risques financiers
constitue l'un des risques majeurs de désintégration mondiale à laquelle l'Europe ne
pourrait échapper. Une aggravation du conflit au Moyen-Orient, une guerre éventuelle
ou la désintégration économique d'un Etat occidental, pourrait précipiter et aggraver
d'autant plus cette faillite. Rappelons que la seule guerre du Golfe a coûté 13 milliards
de dollars aux pays Occidentaux.
Aggravation des conflits au Proche et Moyen Orient
Une combinaison de facteurs risque de voir les crises au Proche et Moyen Orient
perdurer. Le poids de la population musulmane, le renforcement du fondamentalisme,
une jeunesse importante qui ne demande qu'à redonner sens à sa vie. Il s'agit là d'un
premier facteur civilisationnel et démographique que nous avons étudié en première
partie. Pour reprendre l'expression de Samuel Huntington, les conflits seraient d'ordre
civilisationnel entre l'Occident et l'Islam. A cela, il faut ajouter l'importance de la
PAGE 319
présence pétrolière et de l'augmentation de tensions dans les années à venir étant donnée
la polarisation et la baisse relative des réserves pétrolières, et ce, alors que l'adoption
d'alternatives énergétiques est lente. A la fin du XXème siècle, on estimait que le monde
disposait de 40,9 ans de pétrole535. Deux tiers des réserves prouvées en 1998 se trouvent
au Moyen Orient (25% en Arabie saoudite, 10% en Irak, 9% au Koweit ainsi qu’aux
Emirats). Les pays de l’OPEP du Moyen Orient qui pèsent aujourd’hui 27% de la
production mondiale devraient représenter 62% en 2020536. Il ne resterait alors plus de
pétrole en Amérique du Nord, en Afrique, en Europe ni en Russie. L'enjeu de l'énergie
fossile est donc avant tout géopolitique et s'inscrit dans un horizon à quinze ans. Le
contrôle des gazoducs de la région participe à la même dimension géopolitique.
Le différent entre la Palestine et Israël, qui s'est de nouveau enflammé depuis le début
de l'année 2000, paraît à ce jour insoluble. Les problèmes politiques notamment en
Algérie, en Tunisie, en Afghanistan au lendemain de l'intervention des Etats-Unis, sans
parler du Pakistan (par ailleurs, allié de la Chine) rendent la situation explosive. Ces
différents à l'extérieur de l'Europe peuvent cependant avoir des effets considérables tant
au niveau de sa politique étrangère que de son activité économique. Ils pourraient
entraîner des migrations potentielles et une limitation à l'accès de certaines ressources
notamment les ressources énergétiques et primaires. Ils pourraient aggraver ou être à
l'origine du premier scénario de faillite financière de certains Etats parmi les plus riches
de la planète.
L'industrialisation de la Chine et d'une partie de l'Asie
La Chine, du fait de son développement économique et de la taille de son pays, reprend
un poids géopolitique considérable dans le monde. Avec l'industrialisation très
performante économiquement de certains pays asiatiques, les puissances occidentales
industrielles enregistrent un déclin réel de leur système productif. L'Asie du Sud-Est est
un pôle de dynamisme économique qui rompt avec les faibles croissances enregistrées
535
Chalmin Philippe, « Géopolitique des ressources naturelles : prospective 2020 », Ramsès 2000, p. 91102.
536
Idem, Chalmin Philippe.
PAGE 320
aux Etats-Unis et en Europe. Ces pays attirent les capitaux étrangers mais aussi, grâce à
leur diaspora à travers le monde occidental, parviennent à tisser des réseaux
internationaux particulièrement actifs. En 2020, la Chine accompagnée de Taïwan et de
Singapour représentera une population totale presque trois fois plus importante que celle
de l'Europe (1455 millions contre 484 millions)537. La différence devrait s'accentuer en
2050. Par ailleurs, à l'heure où la domination culturelle du modèle américain voire
occidental, sinon son hégémonie, n'est pas objet d'admiration de tous et est parfois
rejeté, quel rôle la Chine peut-elle être amenée à jouer ?
Comme le souligne Samuel Huntington, si certains pays asiatiques peuvent rejeter
l'Occident, ils n'en rejettent pas pour autant la modernité. Selon l'analyse de l'enquête
des valeurs mondiales développée en première et seconde partie de notre thèse, une
partie de la Chine demeure très fortement ancrée dans la tradition. Son stade
économique et politique la prédispose à exporter des valeurs de modernité538. La grande
interrogation concernant les pays asiatiques en voie d'industrialisation repose sur leur
capacité à accompagner l'adoption d'un mécanisme de marché de règles morales et de
codes de conduite. Quel sera le chemin que prendra la Chine en matière de structures
institutionnelles et de règles de comportement adaptées au fonctionnement du
capitalisme ? Suivra-t-elle les absences de libertés politiques et de transparence de la
Russie ou parviendra-t-elle à rénover le centralisme actuel bureaucratique du parti ?
Beaucoup de Chinois et d'autres asiatiques (hors Japon) cherchent à accéder à présent à
un certain niveau de confort matériel. L'industrialisation à outrance de ces pays
contraste avec l'ère post-industrielle des pays occidentaux. La conscientisation du
maintien de nos écosystèmes par le contrôle de la pollution ne rencontre pas les mêmes
considérations. Quel serait l'impact d'une influence plus importante de la Chine dans un
monde de plus en plus globalisé ? Pourrait-elle remettre en cause l'émergence de
résistances (valeurs postmodernes), d'un dialogue anti-néolibéral, d'une recherche de
politique économique de la troisième voie ? Même si comme le décrit Kou Houng
Ming, la force de l'esprit chinois réside dans sa "délicatesse, sa bonté, sa subordination",
537
Rapport de l'IFRI sur le commerce international, Le Figaro économie, 10/02/03.
Rappelons que cela ne veut pas dire pour autant que certains Asiatiques, au niveau individuel, ne
soient pas porteurs de valeurs postmodernes.
538
PAGE 321
des conflits pourraient se développer liés à l'incompréhension et à une mauvaise
communication entre les différents systèmes de valeurs539.
Le Japon, îlot "occidental" en Asie, sous la pression de ses voisins asiatiques, cherche à
limiter son soutien au dollar et à trouver une solution interne à ses difficultés
économiques. Comment interpréter sa position de refus en 2002 vis-à-vis de la demande
de financement des Etats-Unis en vue de leur intervention militaire en Irak 540 ? S'agit-il
d'un manque de moyens financiers ou d'une position plus ferme pour freiner les velléités
américaines ?
Si parfois les systèmes de valeurs asiatiques sont caractérisés comme un tout, il n'en est
rien. Comme nous l'avons développé dans la seconde partie de notre thèse à partir de
l'exemple des systèmes de valeurs en Europe occidentale et en Europe centrale, ceux-ci
dépassent les blocs et sont bien plus hétérogènes. Il en est de même de l'Asie, qui
représente une extraordinaire richesse. Même si le confucianisme est prégnant en Asie,
il ne constitue pas l'unique source d'inspiration philosophique en Asie auquel if faut
ajouter le rôle du Boudhisme, du shintoïsme et des diverses appartenances culturelles et
spirituelles.
Il n'en demeure pas moins que la plus grande inconnue de ce scénario réside dans la
forme que prendra l'industrialisation de certains pays asiatiques et le cadre de normes et
de valeurs qui sera défendu.
Nouvelle géopolitique des ressources naturelles
On peut envisager une accélération des problèmes environnementaux liés aux
ressources naturelles qui conduisent à une redistribution des richesses naturelles et
539
Houng Ming Kou, L'esprit du peuple chinois, Editions de l'Aube, 1927, Trad. 2002.
Selon des sources confidentielles proches de l'Administration américaine, l'intervention en Irak est
planifiée depuis longtemps et pourrait intervenir début 2003. Lors de la journée d'étude "Penser le 11
septembre" du 10 septembre 2002 au CERI, Madame Postel-Vinay a confirmé la volonté des Japonais de
ne pas participer au financement de la guerre en Irak. Quant au Chancelier allemand Gerhard Schröder, il
est opposé à l'intervention américaine en Irak.
540
PAGE 322
potentiellement des migrations majeures en Europe ou dans le reste du monde. La part
de l’énergie fossile (charbon, pétrole, gaz naturel) dans la demande mondiale d’énergie
devrait passer de 66% en 1995 à 95% en 2020541. Si cela ne pose pas de problème du
point de vue de la disponibilité énergétique d'ici 2050, l’augmentation en parallèle de
69% des émissions de CO2 devrait en revanche aggraver considérablement les
déséquilibres environnementaux. D’ici 2050, certaines estimations
prévoient des
consommations énergétiques mondiales annuelles 3 fois supérieures à celles
d’aujourd’hui. Celles-ci pourraient avoir des conséquences considérables sur l'homme
voir même entraîner des migrations majeures à plus court terme. Il en est de même des
ressources en eau qui bien qu'abondantes (l’eau couvre 70% de la surface de la planète),
seulement 2,5% de l’ensemble sont adaptés à l’activité humaine542. 99% des ressources
en eau douce sont inaccessibles pour l’homme avec les technologies actuelles. La
distribution est inégale et l’accès aux ressources pourrait représenter des sources de
conflits importants. En 1950, 6 pays souffraient de pénuries hydriques, en 1995, ils
étaient 19 pays (principalement dans la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient) soit une
population de 166 millions. En 2050, on estime que 2,3 milliards de personnes
pourraient connaître une situation de stress hydrique et 1,7 milliards de personnes
pourraient être touchées par la pénurie. Les régions d’Inde, d’Iran, du Mexique, l’Ouest
des Etats-Unis, le Nord de la Chine, le Nord-Est du Brésil, l’Asie centrale et certaines
grandes villes en développement pourraient connaître des problèmes d’eau à l’avenir.
Des risques géopolitiques majeurs dus à la répartition et aux évolutions possibles des
répartitions géographiques des ressources naturelles d’ici 2020 sont à prévoir.
Catastrophes écologiques
On peut également envisager une accélération ou un effet "boom rang" liés à une série
de facteurs dont l'ampleur deviendrait un élément de déstabilisation pour l'Europe car ils
modifieraient totalement les stratégies de développement. A ce titre, on peut citer
plusieurs menaces au titre desquelles le gaz à effet de serre accumulé dans la haute
atmosphère, la destruction accrue de la couche d'ozone, la réduction accélérée de la bio541
542
AIE.
Ramsès 2000, p. 101.
PAGE 323
diversité, un accident nucléaire civil ou militaire à grande échelle ou une pollution
majeure de métaux lourds, une pollution chimique (pesticides, engrais. ..) détruisant
l'équilibre biologique des sols, des sédiments ou des océans. Dans son article cité en
première partie, Bill Joy nous met en garde contre l'effet potentiel des nanotechnologies
qui pourraient asphyxier la planète par une végétation débordante. On peut également
imaginer une accélération des allergies, asthmes et autres problèmes respiratoires liés au
changement climatique et à des impacts néfastes de la flore sur l'homme. C'est en partie
déjà le cas puisque depuis ces dix dernières années, les cas d'allergies par exemple,
touchent en France une personne sur dix alors qu'elles touchaient une personne sur cent
auparavant543. Cette alternative, à la différence de la précédente, est moins réaliste mais
pourrait avoir des implications à plus court terme, tout aussi catastrophiques pour
l'homme. Comme dit un proverbe chinois, "si nous ne changeons pas la direction dans
laquelle nous marchons, nous allons probablement nous retrouver exactement à l'endroit
vers lequel nous nous dirigeons". Ce proverbe décrit bien la situation.
Epanouissement mafieux
Une africanisation ou balkanisation de l'Europe qui ne serait plus en mesure de contrôler
ses conflits ethniques et une paupérisation avancée due à une combinaison de facteurs
tels que : la corruption des politiques, la mafia contrôlant l'économie et les lois. Ce
scénario pourrait également s'accompagner du rejet de l'Europe par les institutions
internationales. L'Europe serait rejetée de l'extérieur et confrontée à sa perte de contrôle
à la fois économique, politique et sociale. Un peu comme le Mexique dans les années
1990, l'Europe deviendrait un maillon essentiel du crime organisé. L'évolution vers une
Europe devenue plaque tournante de la drogue et de la prostitution pourrait se faire en
partie avec l'aide ou sous le contrôle de réseaux mafieux enracinés dans des pays
extérieurs tels que la Russie, l'Afghanistan ou la Chine.
543
Entretien avec un docteur généraliste sur l'impact des dérèglements climatiques, juillet 2002.
PAGE 324
SECTION
2
:
FACTEURS
DE
VARIABILITE
EN
MATIERE
D'ELARGISSEMENT ET D'INTEGRATION. IMPACT DE L'ENTREE DES
PECOS SUR LA POLITIQUE DE L'UNION.
Les facteurs de variabilité
En matière d'élargissement, on peut distinguer deux types de variabilité. Tout d'abord, la
variabilité dans le temps. Si l'on évolue, par exemple, vers une intégration économique
et une politique renforcée, quand sera-t-il possible de mesurer l'évolution dans ce
domaine ? La variabilité dans le temps affecte tous les facteurs structurants. Il en est de
même pour la variabilité dans l'espace mais celle-ci est plus facile à appréhender. La
variabilité dans l'espace concerne essentiellement les questions d'élargissement
territorial de l'Europe. La Commission européenne s'est déjà exprimée sur une
différenciation des candidats. On retrouve aujourd'hui quatre types de candidats :
Les premiers pays adhérents venant d'Europe centrale et orientale que sont la Pologne,
la Slovénie, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Lituanie, la Lettonie et
l'Estonie. On peut s'étonner du choix des pays baltes et de la Slovaquie. Dans le cas des
pays baltes, le signe politique est fort et marque la volonté de la Commission
européenne de ne pas limiter les frontières de la nouvelle Europe à l'Europe centrale et
d'inclure une ancienne république de l'Union soviétique. L'Europe orientale fait donc
partie intégrante de la première vague d'adhésion. Le second étonnement vient du choix
de la Slovaquie, longtemps considérée par l'Union comme trop réactionnaire du fait de
son gouvernement nationaliste.
La deuxième groupe de pays qui dicte un autre cadre temporel d'adhésion potentielle
concerne la Roumanie et la Bulgarie. Ce groupe ne comprend pas les pays d'exYougoslavie. Il est très probable que ce groupe de pays intégrera l'Union cependant la
différence économique et politique entre les pays devrait rendre difficile leur intégration
en bloc. Il est probable que cette nouvelle vague d'adhésion se fasse à différentes
vitesses d'intégration. Par exemple, si la Roumanie paraît mûre pour intégrer une
PAGE 325
Europe politique, sa situation économique rend l'intégration de l'acquis communautaire
plus difficile.
Une troisième catégorie concerne les pays tels que la Turquie et Malte. Deux cas de
figure très différents. La question de Malte est moins difficile que celle de la Turquie
étant donnée la taille et le poids politique et économique de Malte. La décision de la
présidence danoise à la fin 2002 d'incorporer Malte dans la première série d'adhésions
conforte notre argument. Par contre, le cas de la Turquie est majeur et nécessitera une
volonté politique beaucoup plus forte qu'elle ne l'est actuellement pour voir ce pays
intégrer l'Europe. L'analyse de Samuel Huntington est à ce titre intéressante. Il note
l'importance de la religion musulmane dans le choix de ne pas intégrer la Turquie. Le
choix naturel d'une Europe chrétienne (sans préjugés ni jugements) ne pourrait selon lui
s'orienter sur un pays musulman. Nous pensons que l'intégration de la Turquie ne se fera
qu'en cas de force majeure, que sur un changement radical au sein de la Commission
européenne, par exemple, sur la demande des premiers pays adhérents ou dès lors où
une guerre ou conflit nécessiterait l'intégration d'un allié musulman du bassin
méditerranéen.
Enfin, un dernier groupe de pays inclut la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et l'exYougoslavie. Il n'est pas improbable de voir certains de ces pays intégrer l'Europe avant
certains de la deuxième catégorie. Il nous semble que l'Europe gagnerait à développer
une forme de participation de ces pays à l'Europe avant même la clôture des
négociations avec les pays de la seconde catégorie. La mise en place d'un partenariat
avec la Russie et l'Ukraine notamment nous paraît essentielle. Il en est de même avec
certains pays de l'ex-Yougoslavie comme la Serbie. On ne peut dans une économie de la
connaissance construire un nouveau mur de Berlin qui serait celui de la connaissance.
On ne peut à l'heure de la mondialisation et de l'émergence d'une gouvernance mondiale
ne pas bénéficier de la richesse intellectuelle que ces pays offrent. Les enjeux
économique, politique, de défense et de sécurité sont tels que l'on ne peut pas ne pas
inventer avec eux un nouveau continent de paix. Nous pensons que la Commission
européenne a conscience de ces enjeux et trouvera une forme adaptée d'intégration
PAGE 326
européenne différente de celle de la première vague de pays et qui devrait également
résoudre les problèmes d'intégration des pays du deuxième et quatrième groupe.
La variabilité dans le temps est beaucoup plus difficile à appréhender. Il nous semble
que toutes les variations sont possibles. Celle d'une intégration rapide, celle d'une
intégration lente. Nous pensons, pour notre part, que l'Union européenne gardera le flou
entre adhésion et intégration. Il est revenu à la présidence danoise le 12 et 13 décembre
2002 d'arrêter la liste des pays pour l'adhésion de 2004. Celle-ci correspond à la
première catégorie énoncée plus haut à laquelle il faut ajouter Malte. L'adhésion de la
seconde catégorie de pays ne devrait intervenir qu'en 2007.
Bien que depuis ces dix dernières années les opposants à l'entrée des PECOS soient
nombreux, notre expérience de terrain nous a toujours conforté dans l'idée que
l'adhésion des pays d'Europe centrale aurait lieu. La question qui nous semble à présent
rester sans réponse est la capacité d'intégration des PECOS comme de l'Union. Notre
sentiment est que l'adhésion des premiers pays interviendra comme prévue en 2004
mais que la période d'intégration (adoption de l'acquis communautaire) sera lente et
difficile. Elle sera déjà limitée du fait de l'absence de réforme institutionnelle qui, bien
que nécessaire, ne se mettra pas en place avant 2004. La Pologne est le pays qui nous
semble susciter le plus d'incertitudes. Ce sera également celle dont l'intégration sera la
plus longue et devrait prendre au moins quinze ans.
Par ailleurs, on peut s'attendre à ce que la difficulté de l'intégration des premiers
membres puisse également influencer sur le processus d'adhésion des autres pays
candidats. Il se peut que la Roumanie et la Bulgarie bénéficient d'un nouveau processus
d'élargissement, celui-ci laissant la place à une intégration de fait plus importante avant
l'adhésion formelle. Comme dans le cas des projets de politique en matière de "société
de l'information", on peut anticiper l'incorporation de ces pays dans un ensemble de
politiques prioritaires telles que l'éducation, l'apprentissage tout au long de la vie, la
formation des fonctionnaires ou la recherche pour ne citer que ces exemples.
L'intégration de fait devrait être plus longue que dans le cas des pays d'Europe centrale
et prendre donc plus de quinze ans.
PAGE 327
En ce qui concerne l'adhésion de la Turquie, il n'est pas improbable qu'elle intervienne
avant celle la Roumanie ou de la Bulgarie. Dans ce cas, l'adhésion sera plus tardive mais
l'intégration plus rapide. Nous entrevoyons une adoption des acquis communautaires en
cinq ans après une adhésion qui pourrait intervenir dès 2005.
La quatrième groupe de pays au rang desquels se trouve la Russie ne pose pas le même
type de question que les précédents. Une nouvelle terminologie qui évite les termes
d'adhésion et d'élargissement est envisageable par la Commission européenne. Il est
également possible que l'intégration de ces pays ne se fasse pas au niveau de la
Commission européenne mais intervienne dans le cadre d'une Union réformée ou de
façon plus réaliste, au niveau du Conseil de l'Europe. Cela suppose que l'Union ait bien
avancé sa réforme institutionnelle et qu'alors de nouvelles formes de coopération
puissent être envisagées. Il est possible d'anticiper que les Etats occidentaux, sur la base
de valeurs communes, cherchent à développer de nouvelles formes de confédération ou
de communauté. Il est également opportun d'imaginer un règlement du conflit au
Moyen-Orient sur la base de cette nouvelle forme de coopération. Dans ce même ordre
d'idée, il n'est pas impossible d'envisager une forme d'intégration de la Russie, sous
réserve qu'une nouvelle forme juridique d'association soit mise en place. Comme nous
l'avons indiqué au début de cette troisième partie, la Russie peut jouer un rôle
significatif dans la "société de l'information". Si elle a raté le coche dans les années
1970, elle ne peut pas se permettre de rester à l'écart des technologies de l'information et
de la communication. Comment ne pas imaginer qu'elle cherche à valoriser son mode de
développement dans le domaine informationnel?
Suite au feu vert de la Commission européenne donné en décembre 2002 d'intégrer les
premiers candidats, les risques majeurs de remise en cause du processus d'intégration se
situent à présent dans le camp des PECOS. Si au cœur de l'Union européenne beaucoup
considèrent l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale comme un problème,
l'attitude de la population à l'Est de l'Europe montre également une forme d'angoisse et
de scepticisme qui peut avoir des conséquences sur l'avenir de l'Union. Il nous semble
que dans le cadre des pays d'Europe centrale et orientale, il convient de séparer la
PAGE 328
Pologne des autres pays candidats. Les pays comme la Slovénie, la République tchèque
et la Hongrie sont de petite taille. La République tchèque, à elle seule, équivaut à la
taille d'une grande mégapole comme Moscou ou Londres. Ces pays sont plus proches
géographiquement des pays core de l'Union. Ils ne sont pas source, comme dans le cas
de la Pologne, d'enjeux avec leurs frontières orientales. Aussi, les risques de rupture
sont-ils plus prégnants en Pologne.
Le premier cas de figure est que l'Union propose à la Pologne un compromis et des
restrictions inacceptables pour, en quelque sorte, forcer le ralentissement de son
adhésion. La Commission pourrait déployer une tactique de dissuasion portant sur les
subventions moindres envisagées dans le cadre des fonds structurels, de la politique
agricole commune ou de la réforme du système institutionnel avant l'entrée de la
Pologne.
Le second cas de figure est le vote non au référendum de l'entrée de la Pologne prévu au
printemps 2003 au sein de l'Union par une population inquiète, la campagne du
gouvernement polonais ayant contribué de façon significative à retourner les Polonais
contre l'adhésion.
Le troisième cas de figure peut provenir d'une crise sociale et ethnique. Les
gouvernements des pays candidats pourraient être amenés à freiner leur entrée dans
l'Union du fait d'une opposition de type nationalo-réactionnaire représentant les
catégories sociales défavorisées. Rappelons que les populations vivant au-dessous du
seuil de pauvreté représentaient en Pologne 36% de la population en 1994, plus de 30%
en Hongrie en 1995 et plus de 70% en Bulgarie en 1998544. Le chômage atteint
actuellement 18% en Pologne.
Le quatrième cas de figure est une juxtaposition à la crise sociale d'une dimension
ethnique qui pourrait provenir de la manipulation des partis politiques à des fins de
conflits internes. Elle rappelle étrangement le début de la crise en Bosnie-Herzégovine
qui conduira à la tragédie européenne que nous connaissons. Cette option, bien que peu
544
Amato Guiliano et Batt Judy, The Long-Term Implications of EU Enlargement : the Nature of the New
Border, 1999, p. 29.
PAGE 329
probable, est tout de même possible. Ce scénario serait particulièrement envisageable en
Hongrie ou en Slovénie, moins en Pologne.
Enfin, il nous semble intéressant d'analyser en quoi l'entrée des PECOS au sein de
l'Union est susceptible d'affecter la politique de l'Union. Nous avons vu quelles étaient
les variables envisageables dans le processus d'intégration. Analysons à présent les
variables possibles en terme de politique européenne.
Impact de l'entrée des PECOS sur la politique de l'Union
Nous cherchons ici à analyser la position potentielle des PECOS une fois entrés au sein
de l'Union européenne. Il ne s'agit pas, comme dans la seconde partie de notre thèse, de
mettre l'accent sur la diversité des acteurs, qu'ils soient intellectuels, citoyens ou
représentants gouvernementaux. Nous cherchons ici à anticiper le point de vue des
représentants politiques est-européens, eux-mêmes étant influencés par leurs opinions
publiques et les débats des intellectuels, qui affecteront demain la politique européenne.
Pour se faire, nous utiliserons comme source d'information une enquête auprès des dix
pays ayant demandé leur adhésion (étude demandée par la Cellule de prospective de la
Commission européenne)545 que nous complèterons par notre analyse.
Les pays d'Europe centrale et orientale voient avant tout dans leur intégration
européenne des avantages en matière économique et de sécurité. Ils se sentent peu ou
moins concernés par la politique sociale, celle de la pêche ou celle à l'égard des pays en
développement.
Leur position dans le domaine institutionnel est encore plus incertaine. Ils ne se
prononcent pas sur une position fédéraliste ou intergouvernementale, sauf pour la
République tchèque, la Slovaquie et la Bulgarie qui privilégient une approche
intergouvernementale et souhaitent à ce titre conserver leur veto national.
545
Forward Studies Unit, European Commission, Survey of National Identity and Deep-Seated Attitudes
towards European Integration in the Ten Applicant Countries of Central and Eastern Europe, Working
Paper, 1998.
PAGE 330
Dans les relations avec les voisins européens, il est à prévoir qu'ils défendront
l'accession de l’Ukraine, qu'ils s'opposeront à celle la Russie, et interviendront peut-être
en faveur de celle de la Turquie dans le but de favoriser les relations est-européennes
avec le Sud.
Dans le domaine de la politique étrangère, les pays d'Europe centrale et orientale restent
en faveur d'un rapprochement toujours plus poussé avec les USA tant du point de vue
économique qu’en matière de sécurité. Le Japon, la Chine et l’Asie du Sud-Est sont
considérés comme des pays importants, moins l’Amérique latine. La priorité est donnée
à l’OTAN plus qu’à la sécurité européenne. Cette position est importante car elle peut
considérablement impacter les scénarios de l'avenir de l'Europe. Nous reviendrons sur
cet aspect un peu plus loin.
Complétons à présent les points de l'enquête par ce qui ressort des débats sur la
Convention de l'avenir de l'Europe ainsi que de notre expérience de ces pays. Tout
d'abord, on peut anticiper que les PECOS rendent prioritaires un certain nombre d'axes
politiques qui touchent directement à leur intégration : les aides en matière d'agriculture
et plus généralement la réforme de la Politique Agricole Commune surtout dans le cas
polonais ; la redistribution des fonds structurels avec une bataille probable à envisager
avec l'Espagne et le Portugal ; la remise en cause du niveau de participation au budget
du même ordre que la position britannique ; la réforme institutionnelle qu'ils préfèreront
freiner plutôt que de ne pas y participer à parité.
Dans ce contexte, on peut s'attendre à ce que les PECOS ne soient pas aussi pro-actifs
sur un certain nombre de domaines notamment à l'égard des politiques à caractère
prospectif. On sait que celles-ci demandent énormément d'énergie et de travail de la part
des Etats membres engagés. On peut s'attendre également à ce que les PECOS ne
participent pas autant aux questions ayant trait à la politique étrangère, à la gouvernance
mondiale, au développement durable, à l'aide des pays en développement, à certains
enjeux sociaux tels que le handicap ou le rôle des femmes pour ne citer que ceux-là.
PAGE 331
Ceci peut s'expliquer par un manque de moyens mais également par une priorité donnée
aux enjeux à court terme et non à long terme.
Cependant, on ne saurait occulter le caractère incertain de l'impact des PECOS. Cette
incertitude réside selon nous dans la diversité de ces pays. Contrairement à ce que nous
avons dit plus haut, il est possible d'envisager la prise de position active de certains pays
dans certains domaines. Nous pensons en particulier aux enjeux du développement
durable et à la position des pays Baltes. Il sera également intéressant de voir les
alliances se confirmer ou se défaire lors de l'entrée de ces pays au sein de l'Union.
Mais cette incertitude peut également se situer dans la rapidité d'intégration de ces pays
qui peuvent, comme depuis ces dix dernières années de transition politique et
économique, surprendre par leur capacité à réformer leurs systèmes. Une certaine
absence de conscience de leurs intérêts nationaux, comme le faisait remarquer Andreas
Inotai, et une faible maturité en matière d'alternatives politiques (anti-mondialisation,
anti-capitalisme, anti-propagande occidentale) peuvent facilement se renverser. Il en est
de même de la conscientisation de certains enjeux. N'oublions pas qu'en 1998, 60% des
maires français répondaient lors d'une enquête de 1998546 ne pas savoir ce que signifie
le terme de développement durable! Quatre ans après, rares sont les régions de France
qui ne savent pas à présent ce qu'est le développement durable. En entrant dans l'Union,
on peut s'attendre à ce que les PECOS conscientisent un certain nombre d'enjeux.
En outre, l'enquête témoigne d'un fort degré d’incertitude chez les PECOS dans le
domaine des orientations politiques et dans le processus de décision au sein de l'Union.
Cela s'explique en partie par la centralisation institutionnelle qui demeure importante
dans beaucoup de ces pays et limite l'appropriation des acquis communautaires par les
régions. Par ailleurs, les négociations avec la Commission et la volonté d'intégrer "à tout
prix" l'acquis communautaire rendent la tâche lourde et administrative. Les pays
d'Europe centrale et orientale n'ont pas à ce jour véritablement valorisé l'opportunité que
pouvait offrir l'adhésion à l'Union à travers des débats de fonds sur leurs intérêts à
rejoindre l'Union (sauf l'aspect économique et le sentiment d'appartenance à l'Europe).
546
Tubiana Laurence, Environnement et développement durable, l'enjeu pour la France, Rapport au
Premier ministre, La documentation française, 2000.
PAGE 332
D'ailleurs, certains pays aux rangs desquels la Pologne ont renforcé leur position
nationaliste depuis la seconde moitié des années 1990. Celle-ci s'est notamment
manifestée en Hongrie par un ralentissement des privatisations, en Pologne par une mise
en valeur de la production nationale et le lancement de produits et labels "Made in
Poland".
Enfin, il convient de rappeler que pour les Européens de l'Est l'attachement à l'Europe
passe indispensablement par l'appartenance à l'Ouest, c'est-à-dire à l'Occident. Nous
avons montré dans la seconde partie de notre thèse que les Européens de l'Est
partageaient les valeurs occidentales au même titre que les Européens de l'Ouest. Nous
avons également constaté que les systèmes de représentation des intellectuels comme
Zinoviev ou Havel reposent sur l'Occident. L'appartenance à l'Europe participe du
sentiment historique, l'entrée dans l'Union de l'opportunité économique. On peut dire
par comparaison que leur revendication à l'égard de l'Occident et donc à l'égard des
Etats-Unis est d'ordre politique, marquant ainsi la fin du joug soviétique et de
l'internationalisme communiste. Cette dimension est fondamentale. On ne peut
comprendre sinon les raisons de l'attachement des PECOS à l'Otan et aux Etats-Unis.
Ceci explique en partie le soutien des PECOS aux Etats-Unis dans leur demande
d'intervention en Irak mais cela n'est pas conjoncturel547. On peut donc anticiper que
l'entrée des PECOS au sein de l'Union renforce la position atlantiste et pro-américaine
de l'Union au côté des Britanniques.
En conclusion, nous pouvons retenir, comme nous l'avons montré en seconde partie, que
les Est-européens se retrouvent dans les valeurs du projet européen d'après guerre c'està-dire dans les valeurs de prospérité, de liberté et de sécurité. Cette dimension est
importante car elle montre que les Est-européens dans leur ensemble sont encore de
fervents défenseurs de la modernité. Ils entreprennent depuis le début des années 1990
une transformation radicale de leurs systèmes économique et politique. Leur volonté est
d'effectuer au plus vite la transition vers l'économie de marché et de sortir de l'économie
planifiée. Leur priorité est de "s'intégrer" institutionnellement au sein de l'Europe. Leurs
547
La crise qui a éclaté au grand jour en février 2003 oppose les Etats-Unis soutenus par le Royaume Uni,
l'Espagne et l'Italie (pour une intervention américaine en Irak) à la France, l'Allemagne et à la Belgique
(contre l'intervention américaine en Irak).
PAGE 333
positions quant à la politique en matière de "société de l'information" développée dans
la seconde partie de notre thèse renforce ce point. Les PECOS, bien qu'ayant des
positions variées, conservent dans l'ensemble et à ce jour un caractère de "suiveur". De
ce fait il est peu probable que leur intégration, bien que nécessaire et offrant des
opportunités par ailleurs, contribue à faire évoluer l'Europe vers la post-modernité.
SECTION 3 : SCENARIOS NOIRS DE LA SOCIETE DE L'INFORMATION
Trois scénarios noirs de la "société de l'information"
Nous verrons tour à tour les causes et les conséquences de ces scénarios noirs. Nous
chercherons à décliner ces facteurs au niveau de l'ensemble des acteurs (Etats,
entreprises, société civile). Nous traiterons de l'impact de chaque scénario en terme
d'intégration par rapport aux PECOS. Comme nous l'avons noté à plusieurs reprises,
nous partons du fait que l'élargissement aux pays candidats étudiés aura lieu. Par
ailleurs, nous chercherons à éclairer ces scénarios des risques systémiques énoncés plus
haut et à montrer en quoi ces risques peuvent contribuer à l'aggravation de certains
scénarios. Nous ne reviendrons pas sur les tendances évoquées en première partie.
Rappelons notamment que le vieillissement de la population, non freiné par l'entrée des
PECOS, constitue une tendance de fond importante à l'ensemble de ces scénarios.
Premier scénario : une Europe désintégrée économiquement et socialement
Ce scénario focalise l'attention sur la faillite économique de l'Europe qui compromet
l'ambition européenne de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au
monde d'ici 2010". Le passage à la "société de l'information" ne peut se faire. Il s'agit
donc d'un scénario qui prend ses racines dans la situation économique et financière
actuelle de l'Europe et compromet l'avenir d'une Europe de la connaissance à moyen
terme.
Ce scénario part d'une constante structurelle, les dépenses budgétaires de l'Europe. Ces
dernières dépendent de la contribution de ses Etats membres. Le budget européen, bien
PAGE 334
qu'en augmentation constante, témoigne de la bonne ou de la mauvaise santé des Etats
européens. La tension autour de la négociation du budget européen est en partie la
résultante des problèmes budgétaires dans les Etats. Les équilibres budgétaires, dans le
cadre des paramètres de Maastricht, sont de plus en plus difficiles à tenir du fait de
l'augmentation des dépenses nationales. Cette augmentation s'explique en partie par le
poids du chômage, de la santé et des retraites. L'arrivée à l'âge de la retraite des
"babyboomers" à partir de 2005-2010 nécessite un remaniement structurel des dépenses
nationales. En l'absence de migrations compensatrices, la population active de
l'Allemagne commence à baisser à partir de 2010548. En Italie, la population inactive
dépasse la population active vers 2050. Le vieillissement de la population contribue à
l'accroissement des dépenses de santé et de retraite. De façon surprenante, le départ à la
retraite ne coïncide pas forcément avec le remplacement par de nouveaux effectifs.
Au problème budgétaire s'ajoute le problème d'intégration économique post-Euro qui se
marque par des tensions entre membres de l'Union du fait de la divergence de vue et de
recommandations entre les Etats membres, d'une part, et la Banque centrale européenne,
d'autre part. Les ambitions européennes de privilégier une politique économique
coordonnée et à plus long terme (sommet de Lisbonne) sont anéanties par les divisions
sur la façon d'appréhender les difficultés à court terme. Les tensions économiques et
financières remettent en cause les progrès accomplis dans l'intégration de la politique
économique.
En outre, la baisse des dividendes sur les marchés des capitaux, l'accélération des cracks
boursiers depuis 2001, l'augmentation du prix du pétrole depuis la crise vénézuélienne,
le début d'inflation aux Etats-Unis du fait du financement des troupes américaines dans
le Moyen-Orient, accroissent le comportement irrationnel des acteurs, que ce soit au
niveau des entreprises comme des individus. Dans ce contexte instable, les entreprises
et les ménages gèlent leurs investissements ce qui, à moyen terme, contribuent à
l'endiguement de la crise économique. La politique fiscale européenne ne parvient pas à
s'harmoniser et à endiguer la fuite des capitaux hors de l'Union. Les délocalisations des
entreprises vers l'Asie s'accélèrent.
548
Chesnais Jean-Claude, "Vers une récession démographique planétaire?", Ramsès 2000.
PAGE 335
En conséquence, les Etats se retrouvent dans une situation rendue encore plus difficile et
doivent compenser par un endettement plus important. Les marchés des obligations ne
permettent pas de satisfaire l'ensemble de la demande. Les Etats membres font face à
plusieurs risques de grandes faillites bancaires ou industrielles (Deutsche Telekom,
Vivendi Universel et France Télécom dont la dette nette s'élève début 2003 à
respectivement 24,6 milliards, 23,3 milliards et 20,7 milliards d'euros) et compenser les
baisses de revenus envisagés au début des années 2000 comme les licences télécoms.
Certains des principaux Etats membres sont structurellement déclarés en faillite.
A ces facteurs économiques et financiers, s'ajoutent les facteurs sociaux : crises
sporadiques sociales dans les entreprises qui ferment leurs portes et dans les
administrations qui sont obligées de couper leurs budgets ; augmentation considérable
du chômage du fait de la chute du nombre de création de PME ; paupérisation des
classes moyennes. Les secteurs du troisième âge, de la santé et de l'enseignement, qui
s'annonçaient à la fin des années 1990 comme des secteurs créateurs d'emploi,
accélèrent leur déclin du fait de l'absence de compétences et du manque de budget pour
créer des emplois.
Ces tensions économiques et sociales compromettent la relation entre les acteurs c'est-àdire entre les Etats, les entreprises et les citoyens. La politisation des mouvements à fort
accent anti-européen se renforce : augmentation des mouvements radicaux antimondialisation et anti-libéraux, croissance exponentielle des mouvements antieuropéens et nationalistes à l'exemple de ceux que l'on voit aujourd'hui en France, en
Italie, en Autriche ou aux Pays-Bas. Ce scénario implique une remise en cause du
renforcement de la politique commune européenne et une critique exacerbée des
modèles politiques de type néo-libéral. La politique maastrichtienne, la politique de la
Banque centrale européenne et celle des ministres des finances de l'Union sont perçues
comme renforçant le chaos économique et financier. Le modèle néo-libéral, aligné sur
celui des Etats-Unis, est reconnu comme inadapté alors même qu'un retour à un modèle
de type keynésien est rendu impossible du fait de la forte interdépendance des
économies des pays développés.
PAGE 336
Débordée par la dégradation à court terme, l'Europe ne parvient plus à dégager des
objectifs à moyen terme. Les ambitions du sommet de Lisbonne d'investir dans la
formation tout au long de la vie, de revoir les modes d'enseignement, d'accroître la
recherche européenne, de développer de nouveaux processus de coopération entre
acteurs (pour ne citer que ceux-là) sont abandonnés. Le début d'ébauche d'une politique
européenne en matière de "société de l'information" est stoppée. La législation se fige,
la volonté de la Commission européenne de développer les fonds d'aide régionale afin
de réduire les risques de fracture numérique semble hors d'atteinte.
L'entrée de la première vague d'adhésion augmente de façon significative les écarts de
revenus au sein de l'Europe des 23: de 2,6 à 4,4. Le revenu moyen de l'Union baisse de
13% et les tensions dans la redistribution des fonds de cohésion augmentent la tension
déjà forte du fait de la dégradation économique. Le taux de chômage qui passe de 7,4%
(moyenne des 15) à 13% avec les nouveaux adhérents continue son ascension. Les taux
de croissance des PECOS, qui étaient jusqu'alors supérieurs à ceux de l'Union, se
tarissent et s'alignent sur les taux de croissance proche de zéro de l'Union. Le processus
d'intégration des nouveaux candidats est partiellement suspendu, en tout cas freiné,
faute de moyens. Les aides spécifiques sont gelées et les programmes d'intégration n'ont
pas lieu.
Ce scénario peut être accentué par certains risques exogènes évoqués plus haut. La
prolifération de la mafia paraît réaliste. Les investissements en matière de
développement durable sont repoussés. La désintégration de l'Union a des conséquences
terribles dans le reste du monde et surtout à la périphérie de l'Europe. Un
affaiblissement économique de l'Europe peut avoir des conséquences importantes dans
le Maghreb et en Afrique. Cela peut se solder par un accroissement des immigrations
sur le sol européen. Il ressort de ce scénario une régression possible de l'Europe vers des
valeurs de survie. La vision d'une société en dynamique de progrès est compromise par
la régression économique et sociale. L'Europe, à défaut de construire une "économie de
la connaissance", se replie sur une économie plus traditionnelle redonnant de
l'importance aux micro-projets et aux initiatives locales.
PAGE 337
Deuxième scénario : une Europe colonisée, en matière de technologie et de défense,
par les Etats-Unis
Ce scénario donne la priorité au volet technologique de la politique européenne en
matière de "société de l'information". Malgré les efforts de la Commission européenne
de développer des infrastructures technologiques communes à la grande Europe, cette
dernière ne parvient pas à combler le retard avec les Etats-Unis. La dépendance s'accroît
au point que, dans un contexte international instable, celle-ci devient un réel handicap
pour l'Europe.
Comme nous avons vu en seconde partie de notre thèse, la politique européenne en
matière de "société de l'information" s'est marquée depuis la seconde moitié des années
1990 par une progression de la législation en matière technologique. Le volet
technologique est représenté en matière législative dans les domaines des
télécommunications, de la recherche comme du développement d'infrastructures
communes. Bien que le volet technologique soit dominant en matière politique, la
dépendance en matière de technologie et plus généralement des bases de données à
l'égard des Etats-Unis est très importante. A titre d'exemple, Microsoft stocke la liste
des fichiers des utilisateurs Office sur l'ensemble de la planète. Sa position de monopole
est bien connue. Cependant comment garantir la non-utilisation de ces données ? Il en
est de même des réseaux Internet. Les enjeux de propriété intellectuelle et de liberté
individuelle sont loin de faire l'unanimité. Ces technologies étant en développement et
ouvertes rendent difficile toute réglementation dans le domaine.
Après des progrès certains enregistrés depuis 2000 avec notamment les initiatives visant
à renforcer la recherche européenne dans le domaine des technologies de l'information
et de la communication, la sensibilisation en matière de confiance dans les réseaux
Internet, la mise en place du brevet européen (mars 2003), les efforts dans le domaine se
tarissent du fait des échecs notamment dans le domaine spatial. Dans le domaine spatial
civil, les Etats-Unis dégagent des budgets quatre à cinq fois supérieurs à ceux de
PAGE 338
l'Europe. Cela sans compter les budgets militaires bien plus importants que les budgets
civils aux Etats-Unis. En Europe, le repli dans l'industrie des télécommunications a des
incidences
fâcheuses
dans
le
domaine
du
lancement
des
satellites
de
télécommunications sans compter l'échec du lancement Ariane-5 le 11 décembre
2002549. La baisse des budgets de l'Agence européenne de l'espace compromet les
grands projets. Les retards du projet Galileo, visant à permettre aux Européens de
s'affranchir du GPS américain, creuse le différentiel technologique entre les Etats-Unis
et l'Europe.
Ce scénario envisage une Europe colonisée par les Etats-Unis du fait, en majeure partie,
de son retard technologique (et de sa dépendance en matière de défense). Ce scénario
part de la thèse de Joseph Nye pour qui la nouvelle forme de pouvoir, le "pouvoir de
l'information" ou soft power rend incontournable la réforme de la stratégie de défense (il
parle de celle des Etats-Unis qui doit s'adapter aux nouveaux acteurs)550. Ainsi la
dimension technologique est indissociable de la dimension militaire même si leurs
relations n'ont pu être analysées en détail dans cette thèse.
Les intérêts nationaux et européens sont mis en gérance sous le prétexte de protéger la
sécurité. L'Europe ne parvient pas à maintenir la course aux technologies de
l'information et de la communication, ce qui a des incidences dans le domaine militaire
comme civil. Elle perd des positions importantes dans le cadre des négociations de
l'OMC et sur les accords de reconnaissance mutuelle en matière de technologies de
l'information et de la communication. Cela s'explique en grande partie par l'absence
d'union politique, de coordination européenne et d'intégration politique dans les
domaines de la recherche et du développement. Les échecs dans le domaine spatial et le
lancement de satellites viennent s'ajouter à cette liste.
L'Europe accentue son retard dans le domaine des infrastructures des technologies de
l'information et de la communication du fait en partie de la faillite de ses opérateurs
549
Augereau Jean-François et Le Hir Pierre, "L'Europe spatiale en quête d'un nouvel élan", Le monde, 11
mars 2003.
550
Nye Joseph and Owens William, "America's Information Edge", Foreign Affairs, Volume 75, n°2,
March/April 1996.
PAGE 339
télécoms lancés dans la bataille de la troisième génération de la téléphonie mobile,
faillite orchestrée inconsciemment par les Etats-nations. Elle est totalement dépendante
des Etats-Unis dans le domaine des microprocesseurs, des logiciels et des bases de
données. Le "Big Brother" d'Orwell est bien réel : l'Europe est devenue transparente aux
satellites américains et des antennes de la National Security Agency (NSA)551. Dès lors
son retard dans le domaine de la recherche comme du développement technologique
continue de s'accentuer exponentiellement. En terme de compétences et de travail,
l'Europe ne peut combler le décalage et les pénuries notamment dans le domaine de la
haute technologie et des systèmes informatiques signalés dès la fin des années 1990552.
Vingt ans plus tard, ce décalage n'affecte pas seulement le marché de l'emploi mais
l'ensemble de la société.
Certains risques systémiques décrits plus haut contribuent à l'aggravation de la situation
européenne. Ainsi la situation de crise et de guerre au Proche et Moyen Orient accroît
les tensions au sein de l'Union comme dans les relations transatlantiques. Dans un
contexte de forte instabilité politique, la politique étrangère européenne devient clé.
Cependant, là encore comme dans le scénario précédent, loin de renforcer la solidarité
entre Européens à court terme elle l'amenuise. Les tensions économiques et financières
rendent également toute coordination en matière de politique étrangère désuète. Les
conflits sont épars et affectent à la fois les relations transatlantiques comme les relations
au sein de l'OMC et des organisations internationales comme le FMI, la Banque
mondiale ou l'ONU.
La Chine comme l'Inde bénéficient du déclin relatif de l'Europe en matière
technologique. La délocalisation d'une partie du développement des grandes entreprises
technologiques renforcent le dynamisme de ces pays en route vers l'industrialisation.
L'Europe se trouve dépourvue d'une partie de ses activités de développement au
bénéfice de nouveaux pays technologiques en émergence.
551
Bamford James, Body of Secrets, Anatomy of the ultra-secret National Security Agency, Doubleday,
New-York, 2001.
552
IPTS, The Futures Project, The Employment Map, December 1999, p. 6.
PAGE 340
Cette forme de paralysie en Europe touche également les entreprises privées qui
ralentissent leurs programmes d'investissement. L'Etat essaye dans un premier temps de
palier à ce déficit dans les technologies d'armement et les hautes technologies.
Cependant, le manque de capacité de financement rend bientôt toute initiative
impossible. Ces manques de moyens sont renforcés par une perte de confiance dans le
développement d'une politique de la recherche commune et de grands programmes
technologiques. La division des Etats membres, entre les atlantistes et les sceptiques,
rend toute coordination impossible. Les suspicions d'espionnage des Etats-Unis sont
renforcées par les suspicions à l'intérieur de l'Union entre les "chevaux de Troie" des
Etats-Unis.
Dans ce contexte de division politique à l'intérieur de l'Union, les PECOS sont perçus
comme renforçant la dépendance de l'Union à l'égard des Etats-Unis. Ceux-ci se
réarment et s'équipent en biens technologiques auprès des Etats-Unis (allusion à la
commande d'avions faite par la Pologne au début 2003)553. Leur position clairement
occidentaliste et atlantiste choquent les champions de l'indépendance européenne. Dans
ce contexte, le processus d'intégration est freiné. L'Europe élargie se limite à une zone
de libre échange. Les enjeux politiques ne sont pas débattus et l'on sent tient au plus
petit dénominateur commun. Ce scénario consacre l'échec du renforcement politique de
l'Europe à travers l'élargissement aux PECOS. La dynamique de réforme institutionnelle
de l'Union est suspendue faute de parvenir à un accord politique entre Etats membres.
Le processus d'intégration ne valorise pas la connaissance en tant que mode de
développement. L'ambition de développer un projet politique et économique commun
autour de l'économie de la connaissance n'est plus d'actualité.
Ce scénario cherche à mettre en avant le caractère régressif d'une Europe qui perd les
moyens de son indépendance technologique et, par la même, de son indépendance en
matière de "société de l'information". L'Europe est divisée politiquement entre les
libéraux atlantistes et les indépendantistes européens. Par ailleurs, nous avons essayé de
montrer à travers ce scénario que la décadence technologique peut engendrer des
553
Intervention de Mme Noëlle Lenoir, Ministre déléguée aux affaires européennes, lors du colloque
organisé par l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et la Fondation Robert Schuman, "Le devenir des
institutions européennes et les relations transatlantiques", Paris, 17 janvier 2003.
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conséquences bien plus holistiques que purement technologiques. La politique en
matière de "société de l'information" est à double tranchant ; d'un côté, elle peut
constituer une formidable opportunité pour les Européens, de l'autre, elle peut
contribuer à l'accélération de la dépendance européenne à l'égard des Etats-Unis et
renforcer la position hégémonique de ces derniers.
Troisième scénario : l'échec de la "société de l'information" et la responsabilité des
élites
Ce scénario cherche à mettre en avant l'échec de la "société de l'information" par la
conduite des élites européennes. Ce scénario prend source dans le type d'analyse de
Michel Crozier ou de Philippe d'Iribarne. La politique européenne en matière de
"société de l'information" se désintègre du fait de l'incapacité de certaines élites
administratives et politiques à orchestrer la conduite du changement. Cela ne touche pas
l'ensemble des Etats membres ni l'ensemble des acteurs. Il suffit pourtant de l'action de
certains personnes pour que le projet ambitieux et sociétal de l'Union européenne
s'écroule.
Après le Sommet de Lisbonne de 2000, une période faste d'échanges et de réflexions
s'ensuit. La Convention sur l'avenir de l'Europe lancée au début de l'année 2002 est
suivie par le Sommet mondial de la société de l'information à Genève à la fin de l'année
2003. Ces événements consacrent l'avènement de la sensibilisation des Européens et de
la société civile aux enjeux de la connaissance et à la nécessité de réformer l'Union.
Cependant, les tensions économiques et politiques sur la scène internationale se
renforçant, les ambitions européennes s'amenuisent. L'ambition européenne de "devenir
l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde d'ici 2010" nécessite le
renforcement de la volonté des représentants politiques et la mise en oeuvre de
politiques communes. Or loin de s'accroître, celle-ci s'amenuise.
Les élites administratives et politiques se sentent peu à peu affaiblies voire menacées
par les changements que la politique européenne en matière de "société de
PAGE 342
l'information" peut leur faire encourir. Elles sentent que leur modèle de gouvernance
n'est plus adapté mais refusent de se remettre en cause. Par ailleurs, la politique
européenne nécessite la mise en place d'instruments politiques et de nouveaux processus
de coordination entre acteurs (typiquement privé-public). Les administrations nationales
se sentant dépassées ne parviennent pas à se former et à évoluer assez vite. Il s'ensuit un
découragement pour la plupart, des oppositions pour d'autres. La nécessité de progresser
sur un agenda à très court terme (2010) rend la tâche insurmontable. Comme le note
Crozier, c'est le "système" même qui se bloque. A défaut de progresser, les
administrations régressent.
Les élites quant à elles comprennent que la "logique de l'honneur" n'est plus adaptée
mais ne se sentent pas capables de réagir de peur de perdre leur acquis. Elles préfèrent
freiner l'Europe de la connaissance en comprimant les efforts de recherche, en nihilisant
les évolutions d'enseignement nécessaires (technologies des matériaux, design,
engineering, science de la nature, déontologie etc…), en favorisant une "politique de
l'autruche" c'est-à-dire en évitant que la prise de conscience s'accompagne d'un
changement.
Dans le domaine social, la politique des élites se marque par une série de facteurs : le
travail des femmes est marginalisé dans des travaux à faible qualification ; le travail
flexible est remis en cause. Le rôle des femmes et des "jeunes" retraités qui aurait pu
contribuer de façon significative à la "société de l'information" n'est pas valorisé. Les
jeunes sont confinés à des travaux temporaires et les perspectives d'évolution se font
toujours plus fines. La politique de l'emploi stagne. D'une part, les pénuries de
compétences et le non renouvellement des départs à la retraite, de l'autre, le chômage à
très longue durée. Il n'y pas assez de travail de pointe et de qualité, ce qui aggrave la
fuite des professionnels qualifiés et des "cerveaux" vers les Etats-Unis et des
entrepreneurs vers l'Asie.
La politique en matière de "société de l'information" donne en fait le prétexte à certains
gouvernements de renforcer le contrôle sur Internet. Certains Etats membres cherchent à
adopter des instruments politiques similaires à ceux déployés en Chine ou sous le
PAGE 343
régime soviétique. L'accès au savoir, l'intégration des technologies de l'information et
de la communication, le développement scientifique, les données personnelles ainsi que
la liberté de presse et d'expression sont contrôlées. D'autres Etats membres se
distinguent par une politique plus ambitieuse et des résultats positifs. Il s'ensuit une
division dans les modes de développement politique et économique dans les pays en
matière de "société de l'information". Le paradoxe noté en seconde partie de notre thèse
se renforce dans la mise en ouvre de la politique en matière de "société de
l'information": les pays les moins interventionnistes sont ceux qui finalement
parviennent à diffuser les nouvelles technologies de façon la plus efficace. La
différenciation au sein de l'Europe dans le mode de conduite de la politique (tableau
comparatif des politiques IR par la Rand en seconde partie) se creuse. Les pays
scandinaves, du fait de leur capacité à réagir et de leur expérience à se mouvoir entre
différents types d'acteurs, enregistrent des succès importants. Certains pays d'Europe
centrale comme la Slovénie et les pays baltes suivent l'exemple.
A moyen terme, dans les pays où une restriction en matière de liberté est menée, les
premiers effets se font ressentir. Dans le milieu des affaires, les niveaux
d'investissement en capital risque et les taux de création des PME, vecteur de
l'innovation et du changement, chutent. Les disparités en terme de connectés et non
connectés, "in and out" dans une société de plus en plus mondialisée, précipitent la fuite
des étudiants, scientifiques et intellectuels. Par ailleurs, la division entre les Etats et la
société civile se renforce. Les thèmes d'insécurité intérieure et extérieure sont portés par
les médias et manipulés par les gouvernements pour rendre la société civile plus docile
et moins revendicative. Le contexte de "big brother is watching you" compromet le
développement des échanges hors institutions. Les réactions anti-activistes sont
renforcées dans des Etats de plus en plus policés. En contrepartie, la résistance de la
société civile s'organise. Les pays scandinaves et baltiques y jouent un rôle actif. Des
organisations secrètes luttant pour l'information et la connaissance alternative se mettent
en place de façon souterraine. Le samizdat à la russe refait surface, même si cette fois-ci
ce sont les réseaux Internet parallèles qui les distribuent. L'Europe ressort divisée avec
d'une part, les pays où la politique de l'information est contrôlée et policée, de l'autre où
elle est en libre accès.
PAGE 344
En parallèle le processus d'élargissement poursuit son cours. Cependant alors que dans
certains pays les nouvelles technologies de l'information et de la communication
facilitent l'intégration, dans d'autres, elles ne sont pas utilisées. La façon dont les
politiques sont menées au sein des pays d'Europe centrale et orientale est également
fragmentée. L'élargissement de l'Union aux PECOS ne constitue pas un frein mais
renforce la fragmentation dans l'attitude des représentants et administrations dans la
gestion de la politique en matière de "société de l'information".
Ce scénario est peu influencé par les risques exogènes cités plus haut. Seule la mafia
bénéficie à travers les réseaux Internet d'un nouveau marché. Cependant là encore
certains pays parviennent à mieux contenir le développement que d'autres. Comble du
paradoxe, la Chine devient un exemple de politique contenue en matière de "société de
l'information" pour certains pays européens. Ce scénario cherche à montrer l'importance
de la gestion publique en matière de politique et en particulier dans le cas de celle de la
"société de l'information". Cette dernière nécessite, en effet, une acceptation du
changement et une expérience des processus de changement qui n'est pas la panacée de
tous les pays. Elle tend également à favoriser les petits pays ou ceux dont la
collaboration entre acteurs est déjà en usage comme les pays scandinaves et baltiques.
PAGE 345
Conclusion de chapitre
Nous avons cherché à montrer, à travers ces scénarios noirs, trois volets en particulier
de la politique en matière de "société de l'information" : le volet "économique", le volet
"technologique" (de défense) et le volet "sociologique". Chacun des scénarios a traité
l'ensemble des acteurs (Etats, entreprises, société civile) en prenant cependant comme
point de départ l'étude des politiques publiques.
Les risques systémiques et les facteurs de variabilité constituent une étape intermédiaire
aux scénarios. Au-delà du caractère "futuriste" de ces derniers, nous avons tenté de
montrer l'importance de certains facteurs dans la politique de la "société de
l'information". Parmi ceux-ci, l'incontournable interdépendance économique et
financière des pays développés et les limites du système néo-libéral, le poids croissant
de l'Asie dans la globalisation, l'importance d'une politique européenne commune
renforcée, l'élargissement des compétences européennes en matière de recherche et de
développement technologique, l'importance des élites politiques et administrations dans
la conduite du changement, le dynamisme de la société civile facilité par les
technologies de l'information et de la communication.
L'Europe n'a pas choisi de voie précise, elle oscille entre les contraintes du néolibéralisme tout en essayant de donner une face sociale à ses actions. L'approche sociale
ne produit pas de succès véritable par rapport au relatif succès en matière économique.
Cependant, ne s'agit-il pas d'une troisième voie impraticable ? Cette voie n'est-elle pas
de fait le résidu d'un compromis anti-pragmatique ?
La "société de l'information" nécessite un changement radical de ses fondements et non
pas une adaptation des économies de type industriel. Il ne suffit pas "d'informatiser" la
société ou de "rajouter" des technologies mais de modifier les processus de création de
richesse sur la base de la connaissance et du capital humain. Nous avons montré que
l'Europe allait à l'échec si elle ne transforme pas véritablement sa politique économique.
Le point de vue de l'universitaire américain Lester Thurow, fervent supporteur de
l'Europe, est intéressant lorsqu'il dit : "Politiquement, le chômage est le problème le plus
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pressant en Europe occidentale, mais le véritable problème économique est quelque
chose de très différent. Pour l'avenir de l'Europe, le véritable danger vient de son
impuissance face aux déséquilibres sociologique, technologique et de développement
qui, ailleurs, sont des facteurs de prospérité. Derrière ce vrai problème se cache un
manque de ces agents du changement que sont les entrepreneurs"554. Nous partageons
l'avis de Lester Thurow sur les dangers de l'impuissance de l'Europe même si nous
avons montré que le manque d'entrepreneurs n'est pas l'unique raison de la
désintégration économique de l'Europe.
Nous avons vu que de sérieux risques politiques existaient, tels que le frein des élites
envers la "société de l'information" ou l'incapacité à étendre le champ de coordination
politique entre Etats membres. La politique en matière de "société de l'information"
révèle, en outre, l'importance du projet politique européen. Il est indispensable que, pour
éviter la désintégration, l'Europe parvienne à rénover son projet politique afin de
construire sur ses acquis, et non pas seulement dans le cadre de ses acquis, une société
articulée autour de la connaissance ; de construire son projet sur une nouvelle identité,
ce que Manuel Castells appelle "l'identité-projet". Quels peuvent être les points clés d'un
tel projet ?
554
Thurow Lester, La pyramide de la prospérité, la nouvelle économie du savoir, Editions du Village
Mondiale, Trad.2000, p. 95.
PAGE 347
CHAPITRE IV
UN PROJET POLITIQUE POUR L'EUROPE
"La tendance universelle est aux technologies exigeantes en
savoir. Un pays ne peut s'assurer un avantage concurrentiel
durable à long terme que par son excellence dans l'éducation,
les compétences et le savoir. Or c'est précisément là que
l'avance de l'Europe est la plus nette. L'Europe est riche en
capital humain. Alors comment se fait-il qu'elle reste à la traîne
quand il s'agit de créer de la richesse ?", Lester Thurow, La
pyramide de la prospérité, la nouvelle économie du savoir,
p.92.
"Est Européen celui qui a une conscience d'appartenir à un tout.
(…) Mais on n'est pas européen sans le vouloir.", Rémi Brague,
L'Europe, la voie romaine, p.14.
Nous avons montré dans les chapitres précédents les forces et les limites de la politique
européenne de la "société de l'information" ainsi que les liens d'interdépendance de cette
politique avec d'autres enjeux politiques. Les scénarios et risques systémiques décrits
plus haut nous ont permis de conclure que la mise en place de la politique en matière de
"société de l'information" ne peut que s'inscrire dans un projet plus holistique, celui du
projet politique de l'Europe. La mise en œuvre par chaque Etat membre de la politique
européenne en matière de "société de l'information" risque à terme de diviser l'Europe.
Ce chapitre vise à présent à illustrer les facteurs propres de ce "projet politique". Il vise
tout d'abord à montrer que la politique en matière de "société de l'information" ou
l'ambition de l'Europe de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive
d'ici 2010" nécessite une approche systémique. La politique ne peut se limiter à une
PAGE 348
approche sectorielle ou à une dimension économique, sa mise en place à l'échelle
européenne nécessite une coordination politique renforcée de l'Union. Elle passe, par
ailleurs, par sa modernisation institutionnelle. Deuxièmement, ce chapitre cherche à
montrer que la politique en matière de "société de l'information" ne peut se limiter à
l'aspect informationnel mais doit prendre en compte la connaissance en tant que
processus et mode de développement. Cela implique un changement de représentation
de la politique telle qu'elle est développée aujourd'hui.
Ce chapitre est donc l'aboutissement d'une démarche structuralo-systémique qui vise,
comme son nom l'indique, à structurer un système complexe. Nous en proposons ici
notre propre représentation.
SECTION 1 : UNE UNION POLITIQUE ET ECONOMIQUE RENFORCEE ET
REFORMEE
Des pays d'Europe centrale et orientale intégrés et un élargissement réussi
Au titre des facteurs structurants, nous incluons comme premier facteur l'élargissement
de l'Europe aux six pays candidats (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie,
Estonie). Le processus d'élargissement à l'ensemble des PECOS (pas seulement les 5)
paraît lourd et incertain. Qui en effet ne peut partager l'inquiétude de Marjorie Jouen
lorsqu'elle intitule ses articles : "Europe à 30, peut-on encore parler de l'élargissement
de l'Union européenne ?", "L'élargissement de l'Union : un projet à construire", "Le
dilemme de l'élargissement"555. Nous pensons toutefois que l'élargissement à ces pays
aura lieu et que l'Union pourra compter ses trente membres d'ici 2020.
Cependant, comme nous l'avons vu précédemment, la question de l'élargissement de
l'Europe n'est pas tant de savoir si l'élargissement aura lieu ou non. Le processus
d'intégration fait partie de l'essence même du projet européen, projet en construction. La
question est de savoir se donner les moyens politiques et économiques d'intégrer les
555
Jouen Marjorie, articles pour le groupement d'études et de recherches "Notre Europe".
PAGE 349
pays candidats. La seconde question importante en matière d'élargissement est l'objectif
de cette construction. Quel est l'objectif d'intégrer ces nouveaux membres, pour quel
projet ? Troisièmement, cet élargissement implique une pro-activité de la part des pays
candidats qui passent aussi par une réflexion et des débats chez eux.
Dès 1994, Jacques Attali proposait cinq scénarios de l'architecture européenne à
2020556. Deux scénarios à son sens les moins probables : une "Union fédérale"
privilégiant l'approfondissement avant l'élargissement ; une "Union souverainiste"
résultant d'une crise majeure économique ou politique557. Deux scénarios plus
vraisemblables : une Union floue et l'Union atlantique. L'"Union floue" c'est-à-dire
élargie aux trente-cinq membres sans réformes institutionnelles, ni adoption de
mécanismes et de règles de fonctionnement appropriées. Le scénario de "l'Union
atlantique", c'est-à-dire d'une Union avec les Etats-Unis, centrée sur la défense, est pour
l'auteur le futur le plus probable car réunissant le plus grand consensus. Un scénario,
celui souhaité de "l'Union plurielle" c'est-à-dire élargie aux nouveaux membres mais
auparavant réformée. Une Union qui généralise les "coopérations polycentriques en
réseau sans hiérarchie ni finalité généralisable". Ce scénario se rapproche en partie de
l'idée de "réseau politique" où l'Europe pourrait valoriser son système décisionnel
complexe sans pour autant le bureaucratiser. On constate qu'en cette année 2002,
l'Union européenne opère selon le mode "d'Union floue" avec l'ambition de parvenir, en
partie, à une "Union plurielle".
Un élément essentiel de l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale a trait au
budget qui y sera affecté. Jacques Attali parle de 1000 milliards d'euros pour
l'élargissement à trente cinq et au moins du double si l'on prend en compte la Russie,
l'Ukraine et la Turquie558. Nous partageons l'idée de Jacques Attali sur la nécessité
d'établir un système d'intégration à "droit progressif". Celui-ci permettrait un
élargissement rapide mais une intégration à degré variable.
556
Attali Jacques, Europe(s), Fayard, 1994, p. 179-192.
Ce scénario est très proche du scénario noir de désintégration et déstabilisation de l'Europe que nous
avons développé plus haut.
558
Attali Jacques, Europe(s), Fayard, 1994, p. 198.
557
PAGE 350
Une Union réformée dans ses institutions
Nous avons dépeint les forces et les limites du système institutionnel européen. Cette
réforme est souhaitée par certains depuis le début des années 1990 mais l'Union ne se
donne pas véritablement les moyens de la mettre en place. L'expérience de la
Convention est intéressante bien que fort tardive à nos yeux. Le passage à la "société de
l'information" comme l'élargissement implique une conscientisation et une connaissance
des élites politiques de réformer l'Union.
L'entrée des pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union rend la méthode à la
majorité qualifiée intenable. Elle implique une réforme de la majorité des voix en
prenant en compte la majorité de la population de l'Union ainsi que la minorité de
blocage. Les changements doivent s'inscrire dans une définition à la Crozier c'est-à-dire
par l'ouverture du pouvoir à une élite plus diversifiée et une modernisation du
système559.
Comme l'indique Jean-Louis Quermonne, la méthode de gouvernement communautaire
caractérisée par le "triangle institutionnel" (Commission, Conseil des ministres et
Assemblée parlementaire) n'est pas adaptée au déploiement de politiques communes
autres que celles du premier pilier du Traité de Maastricht560. L'Union européenne a
besoin à présent de disposer d'un gouvernement, à la fois repérable à l'extérieur et
responsable politiquement et démocratiquement. C'est pourquoi toujours selon JeanLouis Quermonne, l'Europe doit se doter d'un "pacte constitutionnel" et se transformer
en "Fédération d'Etats et de Peuples" pour incarner cette double légitimité561.
La réforme institutionnelle fait à présent partie de l'agenda européen depuis le Traité de
Nice et la déclaration de Laeken. Elle est au cœur des propositions que fera la
Convention sur l'avenir de l'Europe présidée par V.Giscard d'Estaing et mise en place au
559
Crozier Michel, La crise de l'intelligence, essai sur l'impuissance des élites, InterEditions, 1985.
Quermonne Jean-Louis, Le système politique de l'Union européenne, Montchrestien, p. 34.
561
Idem, Quermonne Jean-Louis, p. 136.
560
PAGE 351
début de l'année 2002562. Les débats sur la nature du cadre institutionnel de la future
Union européenne sont nombreux. Sans entrer dans les détails, ils peuvent se résumer à
trois scénarios : Premièrement, une Europe économique autour de l'EuroLand, du
marché unique et limitée au noyau des 15 membres. Cette option constituerait un statu
quo politique et aucun pas ne serait engagé sur la refonte institutionnelle.
Deuxièmement, une Europe fédérale impliquant des transferts de souverainetés et le
passage à un modèle de type nord-américain. Ce modèle impliquerait la volonté forte de
certains Etats membres de construire une puissance publique européenne, ce qui ne
semble pas être le cas aujourd'hui. Troisièmement, une Europe "d'avant garde"
constituée autour d'un centre de gravité politique, activée par la synergie entre la
Commission et le Conseil, et unifiée par le leadership d'un président élu. Cette option
développée par Jacques Delors est connue sous le nom de "troisième voie"563, ce que
Jean-Louis Quermonne reprend sous le terme de "fédéralisme coopératif"564. Quelque
soit ces options, il revient à la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne de décider de
la façon dont elles entendent réformer le processus décisionnel et la part qu'elles
accepteront d'attribuer à l'Union plutôt qu'aux Etats-membres.
Nous avons montré que les différents facteurs rendent la réforme institutionnelle de
l'Union européenne indispensable tant pour des raisons endogènes c'est-à-dire à
l'intérieur de l'Europe (pour la Commission, le Parlement et les Etats membres) que
pour des raisons exogènes (gouvernance mondiale, compétitivité économique et
politique). Le phénomène de mondialisation ne permet pas un retour en arrière sur
l'acquis communautaire et pousse à une plus forte harmonie de l'intégration économique
et politique de l'Europe. Le point de gravité se fait à présent de plus en plus lourd et
nécessite l'intégration politique des instances communautaires.
Jean Monnet, père de l'Europe insistait beaucoup sur l'aspect transitionnel de l'Europe.
Les derniers mots de ses Mémoires sont à ce titre révélateurs : "Les nations souveraines
du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la
562
"Discours introductif du Président V.Giscard d'Estaing à la Convention sur l'avenir de l'Europe", 26
février 2002.
563
Ibid, Jean-Louis Quermonne, p. 147.
564
Commissariat Général du Plan, L'Union européenne en quête d'institutions légitimes et efficaces,
rapport de groupe de réflexion présidé par Jean-Louis Quermonne, La documentation française, 1999.
PAGE 352
Communauté elle-même n'est qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de
demain"565. En cela, le "réseau politique" en émergence entre les Etats, la Commission,
le Conseil et le Parlement va dans ce sens et constitue une solution potentielle. L'Union
est amenée à aller plus loin encore dans la démocratisation et la simplification de son
processus institutionnel même si ces dernières ne remplacent pas la volonté qui fait
qu'un projet avance ou non. L'Union ne pourra ainsi progresser que si elle combine
"coopération renforcée" et "consensus fédéral".
Une intégration économique qui se poursuit
Un troisième facteur structurant l'évolution de l'Europe est l'intégration économique,
grand succès des pères de l'Europe, qui espérons-le continuera de se renforcer au-delà
de Maastricht et de l'Euro à la carte. Il est cependant à prévoir que les politiques
économiques soient de plus en plus difficiles à coordonner dans le cadre des indicateurs
et des équilibres macroéconomiques de Maastricht. La coordination économique sera
également amenée à dégager des orientations à plus long terme comme l'a proposé le
sommet de Lisbonne de mars 2000. Les politiques économiques auront à s'adapter aux
différents modes de création de richesse selon la nature des acteurs de l'économie. A
moyen terme, on peut s'attendre à ce qu'en parallèle du durcissement de la création de
richesse financière du secteur privé se développe une économie de troc basée sur les
échanges de services et de savoir.
A court terme, l'intégration économique devrait persister du fait du phénomène
couramment appelé "régime néo-libéral" qui oblige les économies européennes à tenir
le cap des indicateurs macroéconomiques ou critères de convergence de Maastricht (en
étroite collaboration avec le Fond Monétaire International). En effet, ce système
contribue à une forme d'intégration, de solidarité, pour ne pas dire de discipline des
pays de l'Union. C'est pourquoi, il paraît incontournable que les nations ne faisant pas
actuellement partie de "l'Euro-ring" entrent à terme dans le système.
565
Monnet Jean, Mémoires, Fayard, 1976, p. 617.
PAGE 353
En parallèle, il est probable que la mondialisation à outrance liée à l'explosion
scientifique et technologique nous amène à un point de rupture sociale et en partie
éthique. Les changements les plus visibles devraient perdurer dans le domaine
économique. A commencer par, dans les quinze ans à venir, une multiplication des
faillites boursières et spéculatives, et une restructuration des institutions financières déjà
entamée. Les ruptures de nature sociales et/ou éthiques interviendront en réaction au
système néo-libéral. Cette rupture fera émerger la nécessité de passer à un cycle
nouveau de mode de développement et favorisera un nouvelle forme de gouvernance
mondiale déjà émergente, et probablement empreinte d'une nouvelle théorie
économique post-libérale.
L'intégration économique mondiale et d'abord européenne devrait se renforcer dans un
contexte mondial de ruptures potentielles.
Une Union politique européenne renforcée
Nous pensons que, malgré des tensions possibles à court terme (voir scénarios), la
coordination politique de l'Europe devrait s'accentuer dans nombre de domaines tels
que: la recherche scientifique, les droits de l'homme, la lutte contre la criminalité et le
terrorisme, la sécurité alimentaire, les questions de défense et l'envoi de troupes à
l'étranger, les questions d'environnement, la politique étrangère, économique et
l'immigration. Ce rôle politique accru de l'Europe résulte de la volonté des citoyens
européens qui se manifeste d'ailleurs par un changement d'attitude dans les sondages. Le
sondage de la Sofres pour la Fondation Robert Schuman et les Enjeux les Echos de
novembre 2001 est, à ce titre, révélateur et montre la reconnaissance par une majorité de
Français interviewés de la nécessité d'un rôle politique accru de l'Europe. Sur dix-huit
compétences soumises à leur appréciation, une majorité de Français estime que onze
seraient mieux assumées par l'Europe que par les nations. Ces onze compétences
incluent les neuf précédemment citées auxquelles il faut ajouter la protection des
consommateurs et les problèmes de sécurité566. 60% des Français estiment que la France
566
Sondage de la Sofres, voir www.robert-schuman/sondage/fiche-technique.htm
PAGE 354
bénéficie de son appartenance à l'Union européenne, 69% que l'Union est un atout face
à la mondialisation et 61% que l'euro va rendre l'Europe plus forte vis-à-vis du reste du
monde567. Il en est de même dans le reste de l'Union européenne, les Européens étant
62% à être en faveur de l'Union européenne568.
Le renforcement du rôle politique de l'Union européenne passe par le règlement d'une
série de facteurs : la réforme institutionnelle de l'Union pour faciliter les processus de
décision, un rôle plus important donné au Parlement européen et au Conseil de l'Europe;
une condamnation des rigidités et corruptions administratives ; une représentation au
sein des Parlements d'organisations communautaires ou de mouvements de citoyens, au
même titre que les partis politiques, défendant des valeurs démocratiques, non
régressives et d'Etat de droit; une mise à disposition sur Internet d'informations sur les
droits, devoirs et valeurs des citoyens européens à tous les niveaux géographiques de la
vie politique c'est-à-dire locale, régionale, nationale et européenne ; la protection des
données informatiques et des libertés des citoyens européens à l'échelle européenne.
Une Europe, initiatrice d'une gouvernance mondiale et exemplaire dans ses
relations avec le reste du monde
Le renforcement de l'intégration économique et du rôle politique de l'Europe devrait
faire évoluer dans les années à venir la politique étrangère de l'Europe. L'émergence
d'une nouvelle forme de gouvernance mondiale permet l'organisation au niveau de
l'Europe d'une plate-forme de communication et d'échanges avec le reste du monde, et
ce, sous une forme plus structurée politiquement que ne l'est l'OMC destinée aux
échanges commerciaux. Au lendemain du 11 septembre 2001, on a pu noter l'absence de
plate-forme institutionnelle dans le dialogue entre Européens et Américains, et ce, audelà des interventions de communication du Parlement européen et des Etats-membres.
Le dialogue entre organisations non gouvernementales et sur Internet a explosé. Comme
nous l'avons analysé plus haut, de nouvelles formes de pouvoir moins hiérarchiques et
567
Sondage de la Sofres, voir www.robert-schuman/sondage/fiche-technique.htm
En forte augmentation depuis le sondage Eurobaromètre du 24 juillet 2000. L'Eurobaromètre montrait
alors que 49% des personnes interrogées estiment positive l'appartenance de leur pays à l'Union
européenne.
568
PAGE 355
plus sensorielles, devraient être amenées à jouer un rôle plus important au niveau
mondial. Les dissidents d'Europe centrale et l'organisation samizdat ont compris cela
depuis bien longtemps. Les nouvelles formes de terrorisme, les "netwars"569 peuvent en
être également l'expression la plus noire. Nous pouvons donc aujourd'hui pressentir le
renforcement de leur importance. C'est pourquoi nous partageons l'opinion de Jürgen
Habermas pour qui les défis de la mondialisation impliquent que les européens
parviennent à développer une "nouvelle constellation politique" c'est-à-dire une
"constellation
post-nationale"
autour
de
"formes
nouvelles
d'autorégulation
démocratique de la société"570.
Le début de conscientisation de l'impact des technologies de l'information et de la
communication sur la démocratie ; l'émergence d'une "conscience cosmopolitique" telle
que la définit Jürgen Habermas571 ; la participation dans les mouvements associatifs ; le
rôle des Européens dans la création d'organisations non gouvernementales comme
Oxfam, Médecins sans frontières, Amnesty International (pour ne citer qu'eux) ; le rôle
des Italiens dans la conceptualisation de la société civile et ces nouvelles formes; tout
ces facteurs nous autorisent à penser que l'Europe peut jouer un rôle important dans la
gouvernance mondiale en matière de démocratie.
L'Union européenne, malgré ses inconvénients et ses dissonances, malgré ses
nécessaires réformes institutionnelles, offre un exemple de "réseau politique". La
Commission européenne, dans ses projets de "société de l'information" notamment,
cherche à inventer de nouvelles formes organisationnelles laissant la place aux réseaux
et à la rencontre de communautés alliant les mondes de l'entreprise, des administrations,
des universités et de la société civile. Les exemples de projets en matière de sécurité
informatique (Dependability Development Support Initiative) comme de management
de la connaissance (réseau Internet du European Knowledge Management) sont là pour
le prouver. Les relations complexes entre Etats-nations, entre la Commission et les
569
L'expression est de David Ronfeldt. Arquilla John and Ronfeldt David, Swarming and the Future of
Conflict, 2000.
570
Habermas Jürgen, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Fayard, Trad.2000, p.89.
571
La "conscience cosmopolitique" est en quelque sorte une "conscience de la solidarité cosmopolitique".
Ce qui manque à la culture politique de la société mondiale, c'est la dimension commune, d'ordre éthicopolitique" (…). Idem, Habermas Jürgen, p. 118 à 123.
PAGE 356
sommets de l'Union, la présidence de l'Union et celle de la Commission sans parler du
Parlement Européen et du Conseil de l'Europe sont des sources d'expériences en
réseaux, entre communautés d'individus, pas seulement entre institutions. L'Europe peut
donc également apporter son expérience en matière de réseau politique.
Enfin, l'Europe a une avance dans le domaine de la conscientisation politique de ses
valeurs. Les citoyens européens restent passionnés de politique, même s'ils votent moins
et ne se retrouvent pas dans les partis politiques d'après guerre. Ils peuvent aujourd'hui
contribuer à travers les réseaux de la société civile ou directement auprès de leurs
parlementaires à une meilleure qualité de vie locale qui peut parfois prendre également
une dimension globale. L'Europe a un rôle à jouer étant donné le degré de
conscientisation plus élevé notamment qu'aux Etats-Unis en matière de droit des
femmes, d'égalité entre races et de droits de l'homme. Dans ces domaines propres aux
valeurs d'émancipation et d'interdépendance, l'Europe peut contribuer. Cela passe
d'abord par une redéfinition du socle du projet européen. On ne peut donc hélas
s'attendre à des progrès notables de cette gouvernance mondiale avant les années 20122015.
SECTION 2 : LA CONNAISSANCE, MOTEUR DU DEVELOPPEMENT
POLITIQUE DE L'EUROPE
Une recherche et technologie à la pointe
Une technologie à la pointe n'est pas forcément une technologie de pointe. Ce qui
compte n'est pas tant d'être en avance mais de faire en sorte que ces technologies
s'intègrent socialement et soient accessibles en terme d'usage. La technologie nécessite
également un équilibre entre la course aux inventions et le développement d'applications
en terme de produits et de services rendant la vie plus facile aux Européens. Cette forme
d’innovation résulte le plus souvent d'interactions entre le privé, le public et les
universités. Les réussites dans le domaine montrent qu'elle découle souvent d'initiatives
spontanées et de l'entente entre individus. Elle peut être initiée par l'Etat et enregistrée
des succès technologiques considérables comme en Finlande ; lorsqu'elle est dictée par
PAGE 357
l'Etat, comme c'est souvent le cas en France, le résultat ne peut ne pas être toujours
probant572. Les programmes technologiques du futur qui ont fait l'objet d'un travail de
recherche initié par la DG de la Recherche de la Commission européenne et dirigé par
l'Institut de Prospective Technologique et Scientifique (IPTS) de Séville ont été étudiés
en première partie de cette thèse. De cette étude, il ressort des propositions de recherche
dans les domaines suivants : technologies et sciences de la connaissance, technologies et
sciences de la santé, technologies pour le développement durable, sciences sociales en
support de la construction européenne, technologies du génome, technologies de
l'information et de la communication, matériaux avancés, technologies de précision,
nanosciences et nanotechnologies, systèmes complexes et complexité ainsi que science
fondamentale573.
Deuxièmement, l'analyse développée en première partie a mis en lumière la nécessité
d'aborder les inventions scientifiques et leurs déploiements technologiques d'un point de
vue systémique. Deux dimensions en particulier paraissent essentielles : la dimension
éthique et la dimension écologique. En matière d'éthique, l'Europe a mis en place un
comité des sages qui statut sur un certain nombre de questions fondamentales comme le
génome humain. Cette démarche est essentielle. En ce qui concerne la dimension
écologique, la situation en Europe est plus fragmentée. Par exemple, dans le domaine
des technologies écologiques, les Français sont en retard alors que les Hollandais, les
Scandinaves et les Suisses intègrent plus facilement dans leurs économies et modes de
vie des matériaux et technologies écologiques574.
A l'ère de l'information et de la nécessité de favoriser les flux, il parait important que les
communautés de recherche, qui travaillent depuis déjà longtemps avec Internet,
adoptent plus systématiquement des modes organisationnels en réseau. En effet, les
modes d'organisation hiérarchiques ou pyramidaux sont plus adaptés à des structures de
type agraire (fiefs) qu'à des structures destinées au partage et à la création d'information.
572
Commissariat Général du Plan, Recherche et innovation : la France dans la compétition mondiale,
rapport du groupe présidé par Majoie Bernard, La Documentation Française, 1999.
573
IPTS, The Futures Project, Emerging Thematic Priorities for Research in Europe, December 2000.
574
Dartiguepeyrou Carine, Stimulating Industrial Innovation for Sustainability: the Case of France,
2000. Published by Rand Europe as part of the report Stimulating Industrial Innovation for Sustainability
:an International Comparison, 2000.
PAGE 358
L'organisation en réseau facilite le travail en projets et surtout permet un
renouvellement et développement des compétences beaucoup plus importants.
Donner une dimension plus holistique aux technologies implique une plus grande
autodiscipline au niveau de la recherche comme de son application. Les technologies
doivent être développées à l'échelle européenne, en forte coordination internationale
notamment eue égards aux standards et aux normes, et dans une démarche holistique et
pluridisciplinaire. Cela implique également de développer des plateformes de transports
écologiques et les énergies renouvelables.
Enfin, penser en terme systémique, c'est aussi savoir anticiper le futur. La recherche, les
politiques publiques et les stratégies d'entreprises doivent s'inscrire dans des démarches
plus anticipatrices et tournées vers le futur. Les formations d'études secondaires et
supérieures doivent pouvoir offrir une sensibilisation aux écoles de pensée dans le
domaine. Les scénarios "technologies ambientes"575 (ambient technologies) développés
par la Commission européenne vont dans ce sens. Ceux-ci ne se limitent pas aux enjeux
purement technologiques mais prennent en compte le "paysage" de la recherche future.
Ils mettent en scène la capacité de concevoir des projets en favorisant les liens entre le
secteur privé, public et universitaire.
Une "société de l'information pour tous"
Une "société de l'information pour tous" implique que l'accès et l'usage dépassent les
structures familiales et soient mis à disposition, à commencer par les écoles.
L'apprentissage de l'ordinateur, de l'Internet et du multimédia doit se faire dès l'école
maternelle sous forme ludique. En accompagnant l'apprentissage de cet outil, on donne
un cadre à l'enfant (il n'est pas seul devant son ordinateur à la maison). Surtout on lui
apprend à différencier ce qui est un contenu de ce qui est publicité ; ce qui est
information, de ce qui est connaissance ; qu'il a le droit de rejeter des images qu'il ne
comprend pas (pornographie par exemple). Dans une "société de l'information",
575
ISTAG, Scenarios for Ambient Intelligence in 2010, February 2001.
PAGE 359
l'apprentissage du virtuel et réel doit se faire le plus tôt possible en système éducatif,
que ce soit à l'école ou à la maison. De nombreux sites Internet d'information dont nous
avons déjà parlés, doivent pouvoir être facilement accessibles et pédagogiques. La
pornographie est aujourd'hui une des plus grandes fréquentations sur Internet. La
protection des enfants contre l'agression et les traumatismes des technologies de
l'information et de la communication participe à la politique de la "société de
l'information" surtout si cette dernière s'adresse à tous. Un référencement des sites
agressifs et violents doit pouvoir être traité automatiquement par l'enfant et suivi par les
administrations judiciaires.
Le second volet concerne la nécessité de rendre les technologies de l'information et de
la communication accessibles à tous à travers une interface c'est-à-dire un design simple
et une infrastructure technologique standardisée européenne sinon mondiale. Cela est
essentiel pour les personnes âgées ou les adultes qui se mettent à utiliser la téléphonie
mobile ou les ordinateurs sans avoir eu d'apprentissage initial. Sur la base des "réseaux
du savoir" mis en place en France grâce notamment à l'énergie de Claire Héber-Suffrin,
on pourrait imaginer un même système de réseaux informels pour l'apprentissage des
plus anciens à l'informatique. Le principe du "réseau de savoir" est tout simplement le
troc de connaissance et part du principe que chaque personne est riche d'enseignement.
Cette démarche est solidaire et orchestre un "échange réciproque de proximité"576.
Le troisième volet de cette "société de l'information pour tous" implique le progrès des
logiciels traducteurs de langues mais aussi le respect des langues régionales, nationales,
européennes. Elle implique la mise en place de chaînes multimédias plurilinguistiques
et l'apprentissage par tous de langues communes comme l'anglais et l'espagnol. Comme
nous l'avons analysé à plusieurs reprises, les conflits de demain risquent de plus porter
sur l'incompréhension entre les systèmes de valeurs et de représentations qu'entre les
civilisations ou les Etats. Il est donc essentiel de valoriser les richesses culturelles tout
comme il est essentiel d'établir des ponts entre ces richesses. La langue anglaise
constitue aujourd'hui un de ces ponts.
576
Sous la direction de Héber-Suffrin Claire, Partager les savoirs, construire le lien, Chronique sociale,
avril 2001.
PAGE 360
Le quatrième volet concerne la gestion de la complexité à travers le respect des
différentes valeurs partagées. Si l'on reprend la classification de Paul Ray, l'enjeu est la
gestion du respect des valeurs de chacun que l'on soit "traditionnel, moderne ou
postmoderne". On se rappelle que la catégorie qui croît le plus vite est celle des "créatifs
culturels" qui pourrait représenter, selon nos estimations, près de 40% de la population
européenne d'ici 2015-2020. Les "modernes" sont les plus nombreux tandis que les
"traditionnels" représentent de l'ordre de 25%. Ceci n'est pas sans compter des
variations notables selon les pays européens comme on l'a vu. Cet enjeu est peut-être
l'un des plus complexes à gérer. L'expérience empirique dans une organisation montre
que le degré de tolérance devient d'autant plus élevé que les différences sont
conscientisées. On peut donc penser qu'il en soit de même au niveau européen. Il est
essentiel que les projets culturels deviennent une priorité budgétaire des communes
comme des Etats pour valoriser et conscientiser l'expression identitaire et le sens des
citoyens européens.
Une économie de la connaissance
En toile de fonds de tous les changements à venir, il y a le passage à la "troisième
révolution industrielle" ou à une "économie post-industrielle". Nous préférons
l'expression "économie de la connaissance". Nous pensons qu'il s'effectue à l'heure
actuelle un véritable changement de paradigme qui affecte nos sociétés en profondeur
mais n'est encore qu'à peu d'égards visible. Ce changement de paradigme serait le
symptôme d'une évolution humaine où les recherches scientifiques dépassent à présent
un degré de complexité inconnu jusqu'alors, ce que Prigogine intitule "La fin des
certitudes". Nous commençons à palper un certain degré d'infinité. Nos actions et
recherches nécessitent de s'inscrire dans un plus fort degré de conscientisation des
enjeux éthiques et écologiques sans quoi nous conduirons notre civilisation à sa perte.
Plus que le passage à la "société de l'information", ce changement de paradigme offre
une représentation du monde et donc de l'Europe différente. C'est là un point clé que
nous souhaitons mettre en exergue dans cette thèse. Selon la représentation (ou la
PAGE 361
réalité) que l'on se fait de l'Europe, celle-ci n'est pas la même. Raison de plus de croire
que l'Europe de demain ne sera pas non plus la même. Ainsi si l'on considère l'Union
européenne dans sa dimension agricole (la moitié du budget européen est dédié à la
Politique Agricole Commune), l'élargissement à l'Est est un coût réel pour les acquis des
agriculteurs de l'Union des 15. La redistribution des aides et subventions implique que
certains perdront au détriment d'autres nouveaux entrants. Si l'on considère l'Union
européenne dans sa dimension industrielle, non pas celle de la haute technologie mais
celle déjà passée dans la courbe descendante du cycle de vie de certains domaines
industriels (miniers, métallurgiques, chimiques…), l'entrée des PECOS rendra la
restructuration plus difficile. A la restructuration industrielle des 15, il faudra ajouter
celle des PECOS hautement plus complexe. Dans certains domaines industriels où le
facteur travail reste important, les PECOS pourront concurrencer le reste de l'Union. Il
s'ensuivra des tensions inévitables de part et d'autre de l'Europe. Toutefois, s'il l'on se
représente l'Europe sur les pas de l'économie de la connaissance, l'intégration de
l'Europe centrale et orientale devient alors une réelle opportunité. Elle permet de
valoriser les talents de part et d'autre de l'Europe, de valoriser les réseaux
technologiques, de recherche, plus généralement de savoir.
Or ce mouvement vers une économie de la connaissance implique une remise en cause
du mode opératoire de nos systèmes économiques. (Pour faire simple) alors que les
modes de production, le travail et le capital impliquaient dans l'économie industrielle le
travail en échange d'un salaire, lui-même constituant l'épargne qui permet à son tour
d'investir pour créer plus d'outils de production et ainsi de suite ; à l'ère de l'information,
l'argent n'est plus la valeur d'échange mais l'échange de connaissance. La valeur de la
connaissance remplace la valeur monétaire ; elle implique une reconnaissance mutuelle,
réciproque et valorise le flux plutôt que le stock. Le stock est d'autant plus riche que le
flux est grand. On voit que dans cette nouvelle économie, le capital physique n'est plus
le seul reconnu et s'accompagne du capital humain. Le terme de nouvelle économie ne
s'arrête pas aux "dot.com" de la Silicon Valley ni à la bulle spéculative de l'année 2000
comme certains tentent de nous le faire croire.
PAGE 362
Les recommandations de certains économistes comme Hazel Henderson ou le prix
Nobel Armartya Sen, auprès de certaines institutions internationales commencent à
porter leurs fruits notamment au niveau des indicateurs de mesure. Au capital humain, il
faut ajouter les récents efforts pour valoriser le capital naturel. Selon le PNUD, le
capital physique, du capital naturel, du capital humain représenteraient respectivement
16%, 20% et 64% du PIB mondial.
Il ne s'agit pas uniquement d'une "troisième révolution industrielle" qui met les services
au cœur de l'échange monétaire caractérisé par l'hégémonie financière des années 1980.
Il y a changement de paradigme économique en ce que l'homme est reconnu comme
centre du capital. Le travail n'a pas seule vocation à satisfaire un capital (stock) mais
également un flux d'échanges, un troc où chacun offre quelque chose. Cela implique de
fait une valorisation de chaque échange. C'est la "fin du travail" pour reprendre
l'expression de Jeremy Rifkin, en ce que la valeur de ce que l'on donne n'est pas
standardisée et fragmentée en parcelles d'échange. La valeur est dans la singularité. Elle
n'a pas de prix taylorisable mais elle peut se donner et s'échanger contre une autre
singularité. Cette analyse peut paraître bien utopique, cependant cette forme d'échanges
existe déjà et se développe très rapidement577. Comme nous l'avons vu en première
partie, elle existe au niveau de micro-mouvements ou associations, au sein des
entreprises qui se posent de façon holistique la question de la "création de valeur", des
syndicats comme le MEDEF français qui s'interroge sur les valeurs avant la création de
valeurs578 ainsi que dans les communautés informelles ou les "identités-résistances"
pour reprendre l'expression de Castells. Elle existe au sein de la "triade des acteurs",
terme que nous avons également explicité en première partie. Même en France, elle fait
l'objet d'étude et de recommandation en matière de politique publique579. Cependant,
l'économie de la connaissance n'implique pas non plus l'éradication des anciens modes
économiques, elle est une tendance et se superpose aux anciens. A court terme, la
577
D'après l'EconForecast du 24 juillet 2002 de la World Business Academy, le troc est train de prendre
des proportions inconnues jusqu'alors en Argentine. Plusieurs millions d'Argentins font du troc pour
survivre à la crise économique et financière que connaît leur pays. Le Venezuela est également réputé
pour avoir conclu douze accords de barter internationaux. La Chine est en train de mettre au point un troc
entre les produits d'équipement téléphonique bas de gamme et les produits agricoles.
578
"Valeurs et création de valeurs", Université d'été 2001 du MEDEF.
579
Rapport de Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, mission "Nouveaux facteurs de richesse", à la
demande du Secrétaire d'Etat à l'économie solidaire, janvier 2001.
PAGE 363
reconnaissance du changement de paradigme économique passe par le développement
de nouveaux indicateurs de mesure qui ouvrent les champs du capital humain et
écologique. A plus long terme, elle inscrit le progrès dans une dimension, pas
uniquement technicienne, mais technologique, écologique et sociale, celle de la qualité
de vie et du bien-être.
Si les Etats-Unis et le Japon font preuve d'une incontestable avance sur l'Europe en
matière d'informatique, l'Europe, elle, dispose d'une base productive en réseau
réellement mondialisée et d'atouts économiques considérables pour devenir une Europe
de la connaissance. Elle ne doit pas se limiter à ses succès agricoles et industriels
passés, et doit se redonner un nouveau projet, un nouveau sens empreint des progrès
accomplis et des inégalités à surmonter.
Un développement durable
Les scénarios noirs en matière de "société de l'information" décrits plus haut témoignent
de l'importance de prendre en compte l'aspect humain en matière de politique. La
politique européenne en matière de "société de l'information" doit s'accompagner d'une
politique économique et sociale et ne peut se limiter au seul caractère technique du volet
technologique. Elle doit inscrire, comme nous l'avons noté, dans une approche
transversale et systémique. Sa durabilité dépend de la profondeur du processus de
changement qui sera effectué. On ne peut s'en tenir à l'opportunité sectorielle que
constituent les technologies de l'information et de la communication. La révolution de
l'information implique la prise en compte écologique des mutations en cours. Les
mutations sont telles, technologiques, économiques et sociologiques, qu'elles impliquent
une adaptation radicale de nos systèmes de représentation. Sans une prise de conscience
et sans le développement d'une écologie de l'être ou d'une éthique de l'altérité, les
chances de réussite d'une politique en matière de "société de l'information" sont fines.
La politique en matière de "société de l'information" crée, comme nous l'avons vu,
l'opportunité pour l'Union de se moderniser et d'utiliser le processus d'élargissement au
PECOS de façon constructive.
PAGE 364
La politique européenne en matière de "société de l'information" implique également
une prise en compte des enjeux à court terme, tels que les risques d'accroissement des
divisions au sein de l'Union (scénarios noirs), ainsi qu'à long terme à travers une plus
grande solidarité et coopération au sein de l'Europe élargie. Mais cette dimension de
solidarité ne peut s'appliquer uniquement à l'Union, elle doit également prendre en
compte l'ensemble des pays notamment ceux les moins privilégiés. Les disparités et
inégalités sont complexes et dépassent, comme nous l'avons vu en première partie, les
frontières Est-Ouest de l'Europe et Nord-Sud du monde. Celles-ci nécessitent la prise en
compte de la solidarité spatiale mais également temporelle entre les générations et les
différents stades de développement des cultures et des peuples.
Le développement durable de la politique européenne en matière de "société de
l'information" implique une plus grande coordination au niveau du local comme du
global. Le développement des réseaux, à travers l'utilisation des technologies de
l'information, et la participation croissante des individus aux décisions (en matière
d'écologie notamment), appellent de fait à de nouvelles formes de gouvernance. De
nouveaux modes de gouvernance sont nécessaires afin d'arbitrer entre les enjeux
spatiaux (villages, villes, régions, provinces, nations, fédération…) et temporels
(finalités à court et moyen termes). L'expérience de l'Europe en matière de gestion des
différences et de la complexité peut être valorisée. Cet aspect constitue un avantage
significatif pour la mise en place de politiques communes au sein de l'Union.
Enfin, le développement de politiques durables, implique de positionner le facteur
humain au cœur de son environnement naturel et de ses responsabilités individuelles et
communautaires. Le passage à la "société de l'information" passe par le développement
politique durable de l'Union. En d'autres termes, elle place le processus de connaissance
au cœur du processus de développement et oblige la mise en œuvre de réformes et
d'instruments politiques, dans un contexte de conscientisation renouvelée, prenant en
compte les évolutions des mentalités, les systèmes de valeurs et de représentations des
différents acteurs.
PAGE 365
Conclusion de chapitre
Nous manquons de "désir d'Europe" disait Claire Lejeune. Il nous semble que plus
précisément, l'Europe est en recherche de projet commun. Cependant lorsque nous
parlons d'Europe, nous parlons des Européens. L'Union européenne fête ses cinquante
années d'existence et avec elle des années de réussite. Nous ne saurions rappeler la
réussite d'une politique construite sur les valeurs de liberté, prospérité et sécurité par les
pères de l'Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale. L'Europe a été portée
par de grands hommes au sens hégélien du terme. Une partie du succès du projet
européen de l'époque repose sur le socle de valeurs conscientisées, partagées et
défendues par une grande majorité de citoyens. Ce qui compte ce n'est pas de se dire
Européen ou pas, ce qui compte c'est de se reconnaître dans les valeurs d'un projet et
d'en partager les objectifs. Il semble aujourd'hui que la relative stagnation de l'Union
européenne vient de ce que l'Europe institutionnelle se cherche et surtout cherche ses
citoyens. La dichotomie entre les aspirations des citoyens et les représentations
politiques perturbent les gouvernements nationaux et les gestionnaires européens. Le
renouvellement de l'Union européenne, et par là-même de l'Europe, passe par une
redéfinition des valeurs et une ré-appropriation d'un projet commun à tous. La
conscientisation des valeurs des Européens de l'Ouest comme de l'Est offre une
opportunité de construire un rôle politique accru pour l'Union.
Une des méthodes serait d'identifier les valeurs par pays Européens qui définirait le
cohérentiel de valeurs en commun des Européens quelque soit les religions, les ethnies
et les cultures. Ce cohérentiel pourrait servir de base à la rédaction de la future
Constitution européenne et permettrait de valider la Charte des droits fondamentaux. On
comprend que l'objectif n'est pas tant d'ériger des règles et des textes juridiques que de
créer un processus de partage et d'intégration de ces valeurs. Un tel processus faciliterait
le respect de la différence et de la diversité. Il permettrait de déployer les valeurs telles
que l'authenticité, la tolérance, la responsabilité et l'interdépendance que nous proposons
comme valeurs clés.
PAGE 366
Ce travail sur les valeurs prend sens s'il participe aux projets culturels mentionnés plus
haut et s'il s'inscrit dans une démarche éducative. Il paraît essentiel de mettre en place
un enseignement laïque de l'histoire des religions et de la spiritualité ainsi que de
l'éthique et de la déontologie, et ce, dès l'enseignement primaire. Au même titre que le
projet d'enseignement de langues étrangères dès la maternelle pour tous, l'éthique et
l'histoire de l'Europe, à travers ses mythes et ses réalisations, pourraient faire l'objet de
programme du primaire à l'université. On ne créera une société de la tolérance qu'en lui
attribuant une place majeure dans la société. De cette façon, nous maximisons nos
chances de développer une éthique de l'altérité.
Les scénarios systémiques et les scénarios noirs avaient pour objectif d'expliciter les
raisons de notre pessimisme quant à l'avenir de l'Europe. Ils cherchaient à dégager des
évolutions possibles ainsi que des positions de rupture potentielle. Nous avons souhaité
ainsi montrer que l'enjeu n'est pas de produire une "société de l'information" mais de
construire une "société de la connaissance". Ne serait-ce qu'en France, le thème de
l'avenir de l'Europe ou du projet européen suscite heureusement quelques propositions
politiques, à gauche comme à droite, au titre desquelles on peut citer L'Europe de nos
volontés de Pascal Lamy et Jean Pisani-Ferry, Europe(s) de Jacques Attali, Quelle
frontière pour l'Europe ? de Denis Badré, L'Europe, une puissance dans la
mondialisation de Pierre Moscovici, ou L'Europe après l'Europe de Philippe Herzog. Si
la plupart de ces travaux proposent des plans d'action à l'égard notamment de
l'élargissement à l'Est de l'Europe, aucun d'eux ne parlent des enjeux de la "société de
l'information". La réflexion sur la "société de l'information" demeure très rare. Elle
commence à être abordée au sein de l'UDF avec le "Manifeste pour une société de la
connaissance et une économie sur le savoir" ou, à gauche, avec le rapport de Patrick
Viveret "Reconsidérer la richesse".
Si les modalités de l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale restent encore à
préciser, les enjeux de la "société de l'information" sont bien plus considérables.
Comme nous l'avons montré dans cette thèse, ils ne se limitent pas à la seule pénétration
des technologies de l'information et de la communication et impliquent un changement
de paradigme et de nos modes de représentation. En cela, ils constituent les enjeux
PAGE 367
majeurs pour l'avenir de l'Europe et nous pouvons nous attendre à ce qu'ils focalisent
une part importante de la réflexion politique dans les années à venir.
L'édification d'une "société de la connaissance" n'est pas pour les dix ans à venir, au
mieux devrait-on entrevoir les premières prémisses à partir de 2015. Elle implique pour
cela le déploiement d'un projet politique, à travers ses trois étapes que sont la réflexion,
la discussion et la formulation, à tous les niveaux des acteurs de la triade (Etats,
entreprises et société civile). La politique en matière de "société de l'information"
développée par l'Union européenne n'en est qu'à ses balbutiements.
PAGE 368
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE :
POUR UNE EUROPE DE LA CONNAISSANCE
La meilleure façon d'appréhender le futur reste de le construire. Regarder loin devant
soi permet d'anticiper ses actions et de donner du temps à sa réflexion. Nous savons que
dans chaque scénario repose une représentation du monde, et avec elle son essence
culturelle. Il n'y a donc pas une représentation du monde mais plusieurs. L'enjeu pour
l'Europe est de gérer cette complexité des représentations. Elle peut, si elle le souhaite,
valoriser ce terreau de la complexité.
Nous avons proposé quelques scénarios noirs et une liste de risques systémiques. Etant
donnée la multitude des risques et leur étroite interaction, l'Europe a plus de chance de
se désintégrer que de se construire. D'ici 2010-2015, il est plus probable de voir
l'Europe vivre des ruptures économiques et sociales, endogènes et exogènes, de la voir
se replier sur elle-même que de s'ouvrir.
Cependant, à mesure que les évolutions se feront plus nettes et que quelques réformes
auront été entreprises au niveau de l'Union, l'Europe décidera certainement de s'ouvrir et
de redéployer un projet plus interdépendant et ouvert sur le reste du monde. Comme
nous l'avons vu, elle en a les moyens potentiels et peut jouer un rôle significatif dans le
domaine de la gouvernance mondiale.
L'Europe, peut-être plus que toute autre région, a un rôle à jouer du fait de l'existence de
son "réseau politique" (tel que le définit Manuel Castells), de son degré d'intégration
économique (marché intérieur, Euro, entreprises multinationales d'origine européenne)
et de son caractère multidimensionnel (entre nations, régions, localités). La "révolution
de l'information" et l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale lui offrent
l'opportunité de gérer cette complexité et d'en faire une expérience réussie.
PAGE 369
Il serait dommage de ruiner les perspectives de développement d'une économie de la
connaissance en ajournant toute progression sociale et politique dans le domaine. Le
déploiement d'une "société nouvelle" est nécessaire à l'heure de l'explosion des
technologies de l'information et de la communication. Une conscientisation des
différences sous-jacentes à chaque type de sociétés qu'elles soient agricole, industrielle
ou informationnelle, semble essentielle. Elle permettrait également d'améliorer les
processus d'intégration qu'ils soient géographiques, sociaux ou économiques sans
menacer l'évolution vers la "société de l'information".
Partant du constat de domination de l'économique sur le politique, des limites de la
gestion économique néo-libérale telle qu'elle s'est développée depuis les années 1970, il
paraît nécessaire de reprendre l'analyse sous une autre logique. Pour Alain Touraine,
"l'économie semble l'avoir emporté une fois pour toutes sur les préoccupations
proprement politiques ou culturelles. On pourrait parler des pionniers de la modernité,
les Hollandais et les Anglais, même si aujourd'hui c'est plutôt l'empire américain qui est
le plus fortement animé par ces conceptions"580.
La construction d'une "société de l'information" sur fonds de modèle économique
néolibérale conduit à l'accroissement des inégalités (première partie de notre thèse), à
une société se limitant à la technologie, à une activité économique confinée au secteur
des technologies. Cette société est celle des excès, de l'hyper-modernité, et non de la
post-modernité. Elle est le versant régressif de la société industrielle, qui décline et
broie toutes innovations sur son chemin. Au-delà des critiques anti-américaine, anticapitaliste, anti-techno, anti-propagande ou anti-idéologique qu'inspire la "société de
l'information", il nous a paru important de proposer une critique du système politicoéconomique et un modèle alternatif pour une société de la connaissance.
On peut en particulier espérer que la première moitié du XXIème siècle donnera au
thème de l'éducation une importance de taille comme l'anticipe Thierry Gaudin. Cela
implique un changement radical des systèmes d'éducation mais également une
modification de notre attitude à l'égard de la connaissance. Cela revient à faire de la
580
Touraine Alain, "Y-a-t-il des valeurs naturelles?", Revue du MAUSS, n°19, 2002-1.
PAGE 370
connaissance un des modes principaux du développement de nos sociétés. Au côté du
capital financier, du capital écologique, une nouvelle valorisation du capital humain
s'impose.
Dès lors l'élargissement ne constitue qu'un aspect du développement européen. L'Union
est en mal de projet européen mais un projet ouvert sur le monde et porté par des
valeurs permettant de le faire évoluer au-delà du projet fondateur de stabilité, de
prospérité et de liberté ; un projet qui construise un avenir politique et qui aille au-delà
du projet communautaire économique. C'est pourquoi il apparaît, même si ce sujet est
polémique, que l'Europe doit entériner les progrès accomplis et définir en cela de
nouvelles valeurs, plus exigeantes et porteuses d'un nouveau sens.
L'édification d'un nouveau projet européen passe, en effet, par l'adoption de valeurs
postmodernes. Alain Touraine illustre notre propos lorsqu'il affirme : "il faut aller
maintenant beaucoup plus loin et mettre en lumière les limites encore plus
fondamentales d'une gestion économique de la société. (…). Il est plus important encore
d'admettre que le fonctionnement des domaines importants de la vie sociale doit être
placé sous l'autorité de ce qu'il faut appeler des valeurs, pour souligner qu'elles relèvent
d'une logique différente de celle de la gestion socio-économique"581.
Nous
avons
proposé
les
suivantes
:
authenticité,
responsabilité,
solidarité,
interdépendance et éthique de l'altérité. On l'aura compris, ce qui importe ce n'est pas de
dicter de nouvelles valeurs mais de proposer un processus d'émergence et de partage
comme socle au projet européen. Là encore, l'élargissement aux pays d'Europe centrale
et orientale offre une formidable opportunité. Ce dernier ne peut donc se réduire à
l'acquis communautaire, les pays d'Europe centrale et orientale doivent porter leurs
propres valeurs. Même cohérentes avec les valeurs ouest-européennes, les valeurs des
pays candidats varient fortement entre elles. Le succès de l'intégration dépend de
l'affirmation des valeurs des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union.
581
Idem, Touraine Alain.
PAGE 371
Il reste qu'une conscientisation des valeurs du continent élargi aux pays d'Europe
centrale et orientale, et à peut-être d'autres membres, apparaît comme une priorité
absolue et comme la seule base possible à un projet commun d'avenir. Comme nous
l'avons vu plutôt, ce travail de conscientisation est une condition nécessaire si l'on
souhaite réellement parvenir à une intégration des pays d'Europe centrale et orientale.
Comme a dit Jean Monnet à la fin de sa vie : "si c'était à refaire, je commencerais par la
culture"582. L'Union européenne ne devrait-elle pas suivre ce conseil ?
A l'heure de la mondialisation, la capacité des Européens de se mouvoir dans l'interculturalité est un atout que nous envient en particulier les Américains.
Nous avons proposé des pistes pour une "Europe de la connaissance". Au cœur de la
prospective se situe une démarche, une conscientisation des enjeux. On l'aura compris
dans cette thèse, ce qui compte ce n'est pas tant la finalité que le processus, ce n'est pas
tant la "fin que l'effet" comme dirait Gilles Deleuze. C'est peut-être là où l'homme peut
le plus influencer le cours des choses, c'est peut-être également l'essence de la
construction européenne. Cette prise de conscience est peut-être le phénomène majeur
de notre temps, et en cela, celui de la post-modernité.
La construction du projet européen est une des empreintes de cette "conscience
planétaire" dont parle Vaclav Havel. Les pays de l'Est nous font prendre conscience de
cet attachement occidentaliste qui parfois irrite les Européens. Mais certains y voient,
comme Havel, un lien qui va bien au-delà du paysage européen définit dans ses attributs
endogènes, un lien avec le reste du monde. Quelque part les Européens de l'Est n'ont-ils
pas reconnu cette appartenance bien avant que la mondialisation soit reconnue ? Du
fond de sa prison, Havel, comme dans la caverne de Platon, contempla les ombres. Une
intuition plus profonde lui fit comprendre que la connaissance est peut-être le propre de
l'évolution humaine et que les projets politiques n'en sont que les produits utopiques,
étape pourtant indispensable d'un monde qui se cherche.
582
Cité par Moïsi Dominique et Rupnik Jacques, Le nouveau continent, Calmann-Lévy, 1991, p. 183.
PAGE 372
Sur les valeurs de prospérité, de liberté et de stabilité, une conscience d'appartenance
s'est développée. Le succès effectif de la construction d'une communauté européenne,
celui que nous envient les pays à l'Est de l'Europe, est bien ce sentiment d'appartenance,
cette conscientisation de l'autre. Comme nous l'avons montré, les valeurs européennes
sont parties prenantes des valeurs occidentales. Ce que les pays candidats nous envient,
ce ne sont pas les valeurs, à proprement parler, mais leur conscientisation et leur
partage. Là encore, les pays à l'Est de l'Europe cherchent plus à intégrer un processus
qu'une finalité qu'on leur dicterait.
L'émergence d'un nouveau projet politique pour l'Europe passe par la consolidation des
valeurs acquises, par une conscientisation des valeurs ouest et est-européennes, et par
l'adoption de valeurs plus complexes, des valeurs de vision qui nous tirent vers l'avant et
nous aide à construire ensemble. Dans ce sens, on peut imaginer un élargissement de
cette conscientisation collective à la Russie ou aux Etats-Unis.
A l'ère de l'information, l'enjeu n'est pas tant le territoire que le sentiment identitaire
d'appartenance à une culture, à un réseau ou à une communauté. La "société de
l'information" redéfinit avec elle les fondements de la culture. Elle impose un nouveau
regard à la nation et au territoire, et redore le blason de la communauté et du réseau. En
cela, l'Union européenne constitue un terreau d'avant-garde. L'Europe a disposé en un
temps de cette capacité à concevoir la modernité. Il lui reste à présent à inventer la postmodernité. N'est-ce donc pas une chance que d'autres nations cherchent à l'enlever,
comme dans le mythe d'Europa, vers de nouveaux horizons, un continent redéfini, afin
d'enfanter un nouveau projet ?
PAGE 373
CONCLUSION FINALE
"Nous sommes encore à la préhistoire de l'esprit humain",
Edgar Morin, Pour sortir du XX siècle, p.345.
"La seule voie sensée est la plus exigeante : elle consiste à
entreprendre de transformer systématiquement notre civilisation
en une civilisation véritablement multiculturelle qui permette à
chacun d'être lui-même sans jamais pour autant priver
quiconque des possibilités qu'elle offre. Une civilisation qui
cherche non seulement la voie d'une coexistence tolérante entre
différentes identités culturelles, mais aussi le moyen d'articuler
clairement ce qui les unit et qui peut devenir pour elles ce fonds
commun de valeurs et de normes qui leur permettrait une
coexistence créative", Vaclav Havel, Il est permis d'espérer,
p.115.
"L'Europe peut créer un exemple de valeur. Le monde se trouve
aujourd'hui à la croisée des chemins et la direction qu'il prendra
dépend largement de la position politique de l'Europe", Michael
Gorbatchev, Perestroïka, p.309.
"Il me semble que lorsqu'on veut estimer la valeur d'une
civilisation (…), ce qu'il faut examiner avant tout, c'est le type
d'humanité qu'elle a su produire (…)", Kou Houng Ming,
L'esprit du peuple chinois, préface.
PAGE 374
SECTION 1 : LA REVOLUTION EN EUROPE OU L'EUROPE EN
REVOLUTION ?
Comme nous avons essayé de le montrer dans le corps de cette thèse, l'Europe ne peut
plus se concevoir comme une "forteresse", comme un projet fermé, limité à une
construction
interne.
L'évolution
mondiale
des
changements
technologiques,
économiques, sociaux et politiques ainsi que celle des mentalités impose à l'Europe de
se construire en interdépendance avec le reste du monde. Cela implique au moins deux
conséquences : d'une part, de combattre à l'échelle mondiale les nouvelles formes
d'inégalités du fait de la mondialisation et des technologies de l'information et de la
communication (TIC), en terme Nord-Sud mais également à l'intérieur des pays
développés. D'autre part, de construire un mode de gouvernance adaptée à la complexité
et à la dimension de ces enjeux.
La notion même d'interdépendance, telle qu'elle a été formulée dans les années 1980
dans le domaine des relations internationales, nous paraît avoir évolué vers une nouvelle
conception, en partie remise en cause en partie par les TIC, que nous avons nommée
post-interdépendance. Il s'agit moins à présent de parvenir à établir des relations entre
Etats-nations que d'interagir en réseau, à l'échelle planétaire et entre les trois types
d'acteurs (Etats, entreprises et société civile). L'enjeu est moins de gérer le choc des
civilisations que de poursuivre le dialogue, de ne pas s'enfermer dans la différence et
dans les conflits ; il est de réduire d'avantage les fractures et de parvenir à communiquer
dans la différence.
Avec les révolutions est-européennes, l'effondrement du bipolarisme, et l'avènement du
système néo-libéral, le système monde est arrivé à une sorte d'avènement. Que se soit au
niveau des entreprises, des Etats ou individus, on sent bien les limites d'un régime
économique dépassé par les effets de la mondialisation et par l'impact des technologies
de l'information et de la communication. A l'ère marxiste et néo-libérale, le projet
économique européen a été un outil de réponse visionnaire au primat de l'économique et
à la conception matérialiste de l'histoire. On l'aura compris à travers cette thèse. Une
PAGE 375
nouvelle politique économique émerge, fondée sur de nouvelles représentations du
monde et portée par les changements profonds. Cette période de changement, pour
Immanuel Wallerstein et Edgar Morin, participe du caractère incertain de notre système.
A la question posée en introduction : "Les deux chantiers (économie de la connaissance
et élargissement) ne couvent-ils pas en eux les germes d'une profonde "révolution" ?", la
réponse est affirmative. Ils sont l'incarnation de changements mondiaux profonds,
durables mais aussi brutaux. Le concept de "révolution", à travers son dualisme entre
continuité et rupture, caractérise la nature de cette transformation. Il y a bien "révolution
en Europe" au sens kuhnien. On ne saurait donc négliger les causes de cette crise que
traverse l'Europe ainsi que l'opportunité qu'elle constitue en terme de dynamique.
Cette crise cache en fait une quête de sens qui se caractérise par une recherche d'identité
(projet politique européen, réforme institutionnelle, Convention sur l'avenir de l'Europe)
au détriment parfois de l'altérité c'est-à-dire à l'égard de ce qui est "autre", qui ne relève
pas de l'institutionnel. Marc Augé apporte des éléments explicatifs à ce sujet. Selon lui,
la crise de la modernité pourrait être plutôt imputée au fait que "l'un des deux langages
(celui de l'identité) l'emporte aujourd'hui sur l'autre (celui de l'altérité)"583. Il met ainsi
l'accent sur le fait que la crise de la modernité ne se limite pas seulement à la crise de
l'identité mais inclut également une "crise d'altérité".
Si l'on accepte l'hypothèse de Augé que l'identité se construit par "négociation avec
diverses altérités"584, lorsqu'il y a crise d'identité, c'est qu'il y a une crise plus profonde,
celle de l'altérité. Ainsi la crise que connaît l'Europe (et le monde) proviendrait-elle de
son incapacité à élaborer une pensée de l'autre. Nous avons vu en quoi le processus
d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale témoigne de cette difficulté à
concevoir l'intégration avec l'autre. Mais que cette incapacité à intégrer la singularité de
l'autre est un fait global : elle touche de façon générale l'ensemble des peuples, que ce
soit dans la communication au sein de l'Union européenne, dans les relations
transatlantiques ou internationales.
583
584
Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994, p. 87.
Idem, Augé Marc, p. 130.
PAGE 376
En outre, l'Europe est cause et produit de sa révolution. D'après l'approche systémique,
elle est elle-même révolution en ce qu'elle expérimente, au sens spinozien du terme,
deux manifestations du changement de paradigme. C'est pour cela qu'il nous apparaît
indispensable que l'Europe parvienne à développer une "éthique de l'altérité"585, c'est-àdire à générer des codes de conduite à partir de ce qu'il y a de singulier dans l'autre. Cela
doit s'entendre au niveau des acteurs comme de celui des cultures.
Dès lors la question de la modernité- post-modernité ne se pose plus en terme
sémantique mais s'éclaire par cette question de crise identité –altérité. La sortie de la
modernité coïnciderait avec la recomposition d'un sens de l'Europe construit autour de
cette dialectique identité- altérité.
SECTION 2 : CRITIQUE DE LA POLITIQUE EUROPEENNE EN MATIERE
DE "SOCIETE DE L'INFORMATION"
Le changement de paradigme qui sous-tend les enjeux politiques de l'Europe ne se
limite pas à la "société de l'information" en tant que "paradigme techno-informationnel
qui aurait pour fonction de garantir le réaménagement géoéconomique de la planète
autour des valeurs de la démocratie de marché"586 pour reprendre l'expression de
Armand Mattelart. Il faut distinguer le discours technocratique de la "société de
l'information", limité comme on l'a vu à une politique technologique – résultat du
pragmatisme anglo-saxon néo-libéral, à une vision plus systémique, laissant émerger les
traits sociaux, économiques et politiques d'une société tournée vers la connaissance.
Limiter la politique de la Commission européenne et plus généralement celle de l'Union
européenne à une vision purement techno-bureaucratique serait injuste. Les initiatives
telles que la volonté de construire une "société de l'information pour tous", la Charte des
droits fondamentaux de l'Union européenne et la déclaration de "devenir l'économie de
la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d'une
585
Saloff-Coste Michel, Dartiguepeyrou Carine, Les horizons du future, nouvelle économie et
changement de culture, Guy Trédaniel, 2000, p. 27-32.
586
Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, La Découverte, 2001, p. 92.
PAGE 377
croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et
qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale" montrent l'émergence
d'une vision forte, reposant sur des valeurs sophistiquées, que l'on peut qualifier de
postmodernes. La formulation de la politique européenne rompt avec celle des EtatsUnis dans sa vision plus solidaire, égalitaire et sociale. Elle fait appel à des valeurs
d'interdépendance beaucoup plus humanistes et holistiques que celles affichées par
l'Administration américaine.
Cependant, comment expliquer le manque d'instruments politiques dans les domaines
sociaux, économiques et politiques de la "société de l'information" ? Seraient-ils plus
difficiles à déployer dans ces domaines que dans le domaine technologique ? La raison
de cette politique technologique nous paraît autre.
Premièrement, elle résulte d'une priorité de l'acquisition des infrastructures
technologiques. L'Europe ne peut influencer le reste du monde que si elle-même est
indépendante, ou au minimum interdépendante, et qu'à la pointe de l'innovation, elle
puisse affirmer ses valeurs. Cette approche est donc le reflet d'une vue pragmatique des
enjeux européens. L'Europe ne pourra proposer une politique sociale et culturelle dans
le domaine de la "société de l'information" que si elle dispose des infrastructures
technologiques et ne dépend pas totalement des Etats-Unis.
Deuxièmement, elle prend ses racines dans le décalage technologique de l'Europe vis-àvis des Etats-Unis. Reconnaissant son retard dans le domaine des infrastructures
technologiques et la nécessité de déployer une approche globale, l'Europe a décidé de
mener le même type de politique qu'aux Etats-Unis. Cette approche, comme nous
l'avons vu, est le résultat d'une politique libérale au cœur de laquelle l'individu,
l'entrepreneur ou le capitaliste est reconnu comme force majeure de changement et de
créativité. Cette approche s'oppose à la démarche traditionnelle des politiques
européennes, celles de l'état centralisateur ou providentiel.
Troisièmement, ne pas reconnaître par contre les dangers que représente la
mondialisation en terme du respect de la diversité culturelle est un point essentiel. Il faut
PAGE 378
parvenir à dissocier le processus d'internationalisation du commerce et de l'économie
qui se nourrit des avancées technologiques et sur lequel il paraît bien chimérique de
s'opposer, au processus idéologique lié à la domination d'une culture dominante. La
richesse de l'Europe repose sur son inter-culturalité. C'est en cela que les politiques ne
doivent pas se limiter à une politique de "l'information" mais bien de la "connaissance"
qui intègre le processus culturel de transformation de l'information propre à chaque
individu.
Quatrièmement, le développement économique post-industriel ne peut se faire que sur la
base de facteurs économiques et sociaux accessibles à tous (éducation, santé, accès au
financement…). En cela, le passage à la "société de l'information" ne peut se faire que si
le développement économique s'accompagne de libertés politiques, de garantie de
transparence et de sécurité.
Ces facteurs expliquent en partie pourquoi les Etats-Unis ont failli dans le
développement d'une politique de la "société de l'information". L'administration
américaine, a reconnu à plusieurs reprises et dans des cadres différents587, la faiblesse de
ses instruments sociaux et éducatifs ainsi que le manque d'impact sur les acteurs
économiques. Les événements du 11 septembre 2001 sont là pour nous rappeler que la
domination technologique des Etats-Unis n'est que bien peu de chose si elle ne
s'accompagne pas d'un ensemble d'autres paramètres.
Toutefois, on peut se demander pourquoi les instruments dans les domaines sociaux et
culturels sont-ils absents et ne sont-ils pas développés en parallèle de la stratégie
technologique. En cela, la Commission européenne a peut-être une responsabilité dans
la gestion de ses politiques. Au-delà de sa dépendance technologique et en terme de
contenu, la politique européenne en matière de "société de l'information" porte donc en
elle les limites du système économique néo-libéral. A travers deux scénarios noirs, nous
avons montré les risques d'un frein au passage à la "société de l'information". D'une
part, une décomposition du système néo-libéral qui remettrait en cause les changements
587
Conférence InforWarCon, septembre 2001, WDC. Interview avec un expert de la Rand de WDC
conseiller à la Maison Blanche, juin 2001.
PAGE 379
en cours. De l'autre, des élites qui suspendraient le processus de changement se sentant
trop remis en cause.
C'est à travers sa singularité et en développant une politique d'interdépendance qu'elle
pourra jouer un rôle dans le cadre de la "société mondiale de l'information". En cela,
une politique de la "société de l'information" élargie à la grande Europe constitue un
élément de compétitivité européenne. L'étude de la "société de l'information" révèle les
limites du système néo-libéral, de la dépendance technologique, du poids des élites et de
la nécessité d'évoluer sur ces trois niveaux. Elle montre, par ailleurs, que la richesse de
la "société de l'information" vient de ce qu'elle permet d'offrir un processus de
connaissance et d'intégration, la démonstration ayant été faite à partir de l'exemple des
PECOS.
SECTION 3 : L'ELARGISSEMENT AUX PECOS, REVELATEUR DU
CHANGEMENT DE PARADIGME
Nous avons découvert que les débats et freins à l'entrée des pays d'Europe centrale et
orientale au sein de l'Union européenne reposaient sur un différentiel de valeurs
implicites. Nous avons pu montrer que la Pologne constitue un cas à part. Ces valeurs
demeurent traditionnelles et se démarquent des tendances économique, politique,
sociale des pays développés. Etant donnée la nature du processus d'adhésion retenue par
la Commission européenne, l'intégration la Pologne a de forte chance d'arriver à une
impasse. Il serait utile d'établir un plan d'intégration partant d'une analyse des valeurs de
la société polonaise. Ce différentiel de registre de valeurs, tant qu'il ne sera pas
conscientisé par les personnes engagées dans le programme d'intégration, devrait créer
de graves incompréhensions pouvant conduire jusqu'à la rupture éventuelle des
négociations. Cette analyse peut se révéler appropriée pour d'autres pays, nous pensons
en particulier à la Turquie.
Par ailleurs, nous avons essayé de montrer que lorsque l'on parle d'atout ou de frein à
l'Union européenne en ce qui concernent les pays d'Europe centrale et orientale, il
PAGE 380
convient de préciser sur quel champ de représentation l'on se base. Si l'on se place sur le
plan agricole, l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale, est problématique pour
l'agriculture des quinze en pleine mutation et dont la réforme a du mal à se faire. Si l'on
se place sur le plan industriel, la compétitivité des pays candidats n'est pas équivalente à
celle des pays de l'Union. Des périodes transitoires sont actuellement négociées pour
permettre aux pays candidats de mener à bien les investissements nécessaires dans le
domaine de la politique industrielle notamment eu égard au cadre écologique et
environnemental.
Dans une "société de l'information" ramenée au critère des technologies de l'information
et d'infrastructure, les pays d'Europe centrale et orientale ont beaucoup à faire mais il
n'est pas improbable qu'ils mènent à bien un saut technologique, économique et social
beaucoup plus rapide que dans l'Europe des quinze. La privatisation des
télécommunications et le développement de la téléphonie mobile est là pour nous le
rappeler. Le taux de pénétration des téléphones mobiles dans les pays d'Europe centrale
et orientale devrait passer à 68% d'ici 2006588. Dans une société post-industrielle
caractérisée par la part des services en terme de valeur ajoutée, les pays d'Europe
centrale et orientale sont assez bien positionnés. Par exemple, celle-ci représente 60%
en Pologne, République tchèque et Slovaquie soit un peu moins que la moyenne des
pays de l'OCDE. Enfin, si l'on se place sur le plan d'une société de la connaissance à
construire, l'entrée des pays candidats constitue une formidable opportunité du fait
notamment de la concentration relative de matière grise, de chercheurs et de professeurs
de grands talents.
Vaclav Havel disait des systèmes totalitaires qu'ils sont "l'avant-garde de la crise globale
de la civilisation et un portrait prospectif du possible du monde occidental (…) dans le
sens où ils montrent jusqu'où peut mener ce que Belohardsky appelle "l'eschatologie de
l'impersonnalité""589. Il est possible de faire un parallèle avec les pays d'Europe centrale
et orientale d'aujourd'hui qui, à maints titres, nous offrent un éclairage sur les enjeux du
monde de demain. L'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale nous donne
un avant-goût de la difficile gestion des différences entre valeurs, sphères de civilisation
588
589
Smolek Jason, "Central/ Eastern Europe Sees Strong Mobile Growth", europemedia.net, 6 May 2002.
Havel Vaclav, Essais politiques, Calmann-Lévy, Trad.1990, p. 235.
PAGE 381
et cultures. Il nous fait appréhender, plus que tout autre, le changement de paradigme
qui nous force à réinventer notre solidarité, nos responsabilités et à prendre le chemin de
l'interdépendance.
On peut d'ailleurs se demander, si dans un contexte d'avènement de la "société de
l'information", organisée en réseaux, une interdépendance plus forte avec la Russie et
les Etats-Unis ne pourrait pas être envisagée ? Comme nous l'avons vu, certaines
régions de Russie, participent déjà au réseau planétaire informationnel. Parlera-t-on
alors encore d'Union européenne ou s'agira-t-il dès lors d'une grande Union, Alliance ou
Réseau englobant les civilisations ou pôles reposant sur les valeurs postmodernes par
opposition à ceux reposant sur des valeurs plus traditionnelles ?
Le problème actuel de la "révolution" comme l'exprime Gilles Deleuze, est "celui des
nouveaux rapports sociaux où (entreraient) les singularités, minorités actives, dans
l'espace sans propriété ni enclos"590. Il s'agit bien ici de laisser libre cours aux
"individuations impersonnelles" dans un espace sans propriété ni enclos. Tel est l'enjeu,
exprimé de façon métaphorique, de l'Europe à l'heure actuelle. Par "individuation
impersonnelle", rappelons que Gilles Deleuze entend ce qui fait le lien entre l'homme et
Dieu, ce qui libère la singularité de l'individu ; autrement dit, l'empreinte de l'homme
dans son univers métaphysique. L'enjeu de l'Europe est d'offrir cet espace de liberté et
de conscientisation aux Européens.
L'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale confronte l'Union à
l'obsolescence en partie de ses modes d'intégration et de son cadre institutionnel. Elle
l'oblige à refonder son projet politique. Le processus d'élargissement à l'Est offre à
l'Union la possibilité de se réformer en profondeur, de se moderniser. Par ailleurs, elle
révèle aux pays d'Europe centrale et orientale la nécessité de conscientiser leurs valeurs
et leurs identités. Même inconsciemment, elle les incite à développer des attitudes et des
comportements alignés avec leurs valeurs. Cependant adopter un modèle économique
de marché nécessite aussi l'adoption de structures institutionnelles et des règles de
590
Deleuze Gilles, L'île déserte et autres textes, Editions de Minuit, 2002, p. 201.
PAGE 382
comportements adaptées. Le développement de la mafia dans les ex-pays soviétiques est
là pour nous rappeler l'importance de ces deux composants.
Il reste à présent à travailler à l'intégration de ces valeurs dans le dialogue, éternel
recommencement et perpétuel effort de l'Union européenne. Mais ce processus n'est-il
pas l'essence même du projet de communauté européenne ?
SECTION 4 : LES LIMITES DE NOTRE TRAVAIL
Nous voyons deux types de limites à notre travail. L'une d'ordre méthodologique, l'autre
en terme de contenu. Par ailleurs, cette étude nous a conduit a dégagé une analyse et des
conclusions qui elles-mêmes nous amènent à d'autres questionnements. Nous ne
pourrons y donner réponse mais nous tenons à adresser ces questions.
La première limite vient du choix de notre sujet. Nous avons choisi deux champs
d'étude qui font l'objet de nombreuses recherches (Europe en cours d'élargissement et
"société de l'information"). En choisissant de traiter du lien entre ces deux champs, nous
avons dû limiter l'étude des champs en tant que telle, afin de mettre en évidence la
relation singulière entre les deux notions. Nous avons choisi ce sujet car en l'an 2000,
peu de travaux académiques existaient alors sur l'analyse de la position de l'Europe en
matière de "société de l'information" et surtout aucune étude n'existait sur la position
des PECOS sur ce même plan.
La seconde limite tient au manque de recul dans l'analyse de la politique européenne en
matière de "société de l'information" qui ne débute réellement qu'au milieu des années
1990. Cependant, la période étant riche, les sept ans d'étude ont montré une certaine
évolution de la politique européenne.
Par ailleurs, les transformations technologiques, politiques, économiques, sociales et
culturelles développées en première partie évoluent en tant que telles. Elles sont
PAGE 383
porteuses de leur propre évolution ce qui rend toute analyse difficile. Nous avons
cherché à mettre en évidence les points de rupture, non les continuités.
La quatrième limite provient de ce que l'on n'a pu se limiter à l'Union européenne, et ce,
afin de montrer que les changements n'affectaient pas seulement l'Europe
institutionnelle mais l'ensemble de ses acteurs (Etats, entreprises, société civile).
Par ailleurs, un nombre de questions sur le contenu demeurent à la fin de cette thèse.
Au-delà de la mise en lumière de l'évolution des valeurs sociétales, de la cohérence
entre les différents types de valeurs européennes, du différentiel en ce qui concerne la
Pologne ; au-delà de notre proposition de partir des valeurs nationales pour mener un
programme d'intégration et non pas uniquement sur la base des acquis communautaires,
certaines questions demeurent.
Jusqu'à quel différentiel de valeurs doit-on intégrer un pays ? Y-a-t-il un seuil en
dessous duquel il est contre-productif d'intégrer des systèmes de valeurs trop différents?
Pourrait-on définir un certain stade de maturité ou de conscientisation qui permette de
définir ce seuil ?
L'intégration peut-elle se faire une fois le pays entré dans l'Union sous forme de règles
d'exception ou le Traité doit-il pouvoir être totalement accepté avant d'entrer dans
l'Union ?
Si cette thèse est partisane d'inclure la Pologne, exemple type de pays, partageant les
mêmes valeurs, mais étant à des stades de maturité ou de conscientisation différents, il
faudra attendre pour analyser les implications d'un tel avis.
Le cas de la Pologne est essentiel, en ce qu'il est annonciateur d'autre pays d'Europe
orientale dont les conditions économiques et politiques laissent entrevoir un même cas
de figure. Et ceci sans parler des ex républiques soviétiques.
PAGE 384
L'Europe doit-elle faire entrer dans l'Union des pays qui clairement n'ont pas le même
stade de priorité en terme de valeurs que l'ensemble de l'Union ? Ne pas les faire entrer,
ne reviendrait-il pas à faire accroître ce différentiel de valeurs ? Les faire entrer, ne
risque-t-il pas de compromettre la construction européenne ?
Ce différentiel de valeurs, qui comme on l'a vu, dépasse les blocs Est-Ouest, ne met-il
pas aussi en exergue les régressions nationales qui existent en Europe occidentale ?
Comment conjuguer les différentiels entre systèmes de valeurs qui vont bien au-delà des
nations et mettent en lumière des degrés divers de conscientisation au niveau des
individus ?
Alors que pour Denis de Rougemont "l'Occidental christianisé se distingue de l'Oriental
par son pouvoir d'approfondir l'être créé dans ce qu'il a de particulier"591, ces questions
ne seraient-elles que le reflet d'une vision par trop occidentale ? Cette introspection des
valeurs, qui rompt avec "la sagesse orientale qui cherche la connaissance dans
l'abolition progressive du divers"592, n'est-elle pas vaine et décalée ?
SECTION 5 : L'EUROPE, TERREAU DE LA COMPLEXITE ET CHAMPS
D'EMERGENCE-
VERS
UNE
NOUVELLE
CIVILISATION
DE
LA
CONNAISSANCE ?
La "société de l'information" ne peut se limiter au seul champ de représentation de l'âge
industriel. Elle ne peut non plus se réduire à la valeur économique de l'information. Elle
doit partir de la volonté de concevoir les technologies de l'information et de la
communication au service de l'homme. Elle devient créatrice de valeur en transformant
l'information en connaissance. La "société de l'information" prend toute sa signification
dans un âge où "la création et la communication" (l'expression est de Michel SaloffCoste) sont les vecteurs du développement et du bien-être de l'homme. Elle n'a donc
591
592
de Rougemont Denis, L'amour et l'occident, Libraire Plon, 1972, p. 345.
Idem, de Rougemont Denis, p. 345.
PAGE 385
d'intérêt que dès lors où elle est au service de l'homme. Et, par la même, ouvre les
champs éthiques du possible humain.
Elle ne peut, par ailleurs, se limiter à un placage mécanique de techniques dévitalisées.
Sa pérennité, et avant elle celle de l'homme, s'ancre dans les maillages éthiques et
sociétaux. Elle repose enfin sur la nécessité de concevoir notre monde en tant que
"grande Humanité" (l'expression est de Teilhard de Chardin593). Le plus grand enjeu de
l'Europe élargie est donc aussi universel en ce qu'il nécessite de vivre en
interdépendance, en harmonie et en respect de nos différentes valeurs.
L'Europe ouvre une nouvelle dimension au concept de "société de l'information" en ce
qu'elle marque les limites d'un système économique néo-libéral, ouvre vers de nouveaux
champs sociaux, environnementaux, économiques portés par les valeurs postmodernes.
En cela la politique européenne est manifeste de la superposition de différents champs
de représentation (agraire, industriel et post-industriel), d'une évolution de la modernité
vers la post-modernité et d'un changement de paradigme à travers l'emphase de
certaines valeurs. Toute la difficulté de l'Europe est de parvenir à gérer cette complexité.
Dans le court terme, il est à prévoir une régression vers les valeurs les moins
sophistiquées. C'est ce qui explique en grande partie mon pessimisme à l'égard de
l'avenir de l'Europe.
La conscientisation des différences devra se renforcer entre les Etats-membres de
l'Union du fait de l'accroissement du nombre de membres. Un gros travail de
conscientisation devrait faciliter le processus et permettre l'édification d'une "conscience
de communauté de destin" pour reprendre l'expression d'Edgar Morin. A mesure que
cette prise de conscience devient de plus en plus profonde, elle diffuse et rend
incontournable le paradigme systémique. Cette thèse s'inscrit dans la "dialogique"
d'Edgar Morin en ce que "le génie européen n'est pas seulement dans la pluralité et dans
le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement"594.
L'Europe se conçoit dans sa diversité et dans sa complexité. Elle peut avoir comme
593
594
Teilhard de Chardin Pierre, Sur le bonheur, Seuil, 1966, 1997, p. 23.
Morin Edgar, Penser l'Europe, Gallimard, 1990, 1997, p. 149.
PAGE 386
vocation à devenir un "centre de réflexions et d'innovations pour pacifier les humains,
instaurer ou restaurer les convivialités, civiliser notre Terre-Patrie"595.
Ce modèle de société européenne, Denis de Rougemont l'entrevoit comme une
troisième alternative aux propositions d'Arnold Toynbee qui, en 1953, expliquait lors
d'une table ronde du Conseil de l'Europe que "deux avenirs possibles s'ouvraient aux
Européens : ou bien l'Europe prend sa retraite et tente de vivre sur son passé culturel ;
ou bien l'Europe s'efforce de s'assurer une position morale dominante, en se
transformant en communauté modèle"596. Pour Denis de Rougemont, la troisième
possibilité serait "la réponse particulière des Européens au défi de la crise de civilisation
désormais déclarée à l'échelle mondiale"597. L'Europe se doit de porter un "autre modèle
de civilisation que celui de la croissance industrielle conduisant à la guerre atomique,
exporté sous le nom de progrès". On retrouve là encore la nécessité de concevoir nos
sociétés au-delà de la notion de progrès traditionnellement acceptée afin de la concevoir
dans sa dimension environnementale et plus holistique. Il est nécessaire de changer de
"cap" pour reprendre l'expression de Denis de Rougemont et d'évoluer d'un "progrès
matériel à un bien-être moral".
Pour Hazel Henderson, nous sommes déjà en train de quitter "l'âge de l'information",
basé sur les technologies électroniques, vers un "âge de la lumière" ou "âge solaire"
(basé sur les lasers, la fibre optique, les scanners optiques et plus empreint du respect de
la nature)598. Dans ses livres Creating Alternative Futures et The Politics of the Solar
Age, l'auteur met en avant que "la décimation de l'information devrait permettre
l'émergence de réseaux de citoyens qui pourraient court-circuiter les vieilles structures
de pouvoir, permettrent le développement de l'apprentissage des savoirs et initier une reconceptualisation de la politique, transformant notre vue parcellaire du monde en un
nouveau paradigme basé sur la conscience planétaire ainsi qu'une nouvelle vision de la
nature humaine"599.
595
Idem, Morin Edgar, p. 260.
de Rougemont Denis, Ecrits sur l'Europe, Volume second, Editions de la différence, 1994, p. 455.
597
Idem, de Rougemont Denis, p. 455.
598
Henderson Hazel, Paradigms in Progress, Life Beyond Economics, Berrett Koehler, 1995, p. 39.
599
Idem, Henderson Hazel, p. 54.
596
PAGE 387
Hazel Henderson rejoint Daniel Bell dans l'idée que le "progrès économique" coïncide
avec le "secteur des services" même si elle-même préfère le terme de "secteur
bureaucratique"600. Cependant, l'âge informationnel ne constitue pas, selon elle, un bon
guide pour le futur. L'âge de l'information se focalise toujours sur les technologies
d'infrastructure, la production de masse, les modèles économiques d'efficacité et de
concurrence, et constitue en cela, plus une "extension des idées et méthodes de l'ère
industrielle qu'un nouveau stade dans le développement humain"601.
L'économie n'aurait plus d'avenir car elle repose sur le principe même de
l'industrialisation et de la production de biens matériels associant les progrès
technologiques. Toujours selon elle, le monde s'inscrit dans une représentation postcartésienne qu'elle définit à travers les axes d'interconnexion, de redistribution,
d'hétérarchie, de complémentarité, d'incertitude, et de changement. Le tableau de cette
représentation post-cartésienne est retranscrit dans le chapitre III de la seconde partie. Il
s'agit donc de la fin de l'économie au sens où on l'entend aujourd'hui.
Les travaux de ce chercheur s'inscrivent dans un courant de pensée présent en Europe, à
travers la New Economics Foundation, mais surtout aux Etats-Unis. On peut citer parmi
ce courant d'autres chercheurs comme Willian Irwin Thompson Pacific Shift (1985),
Fritjof Capra The Turning Point (1981), Barbara Marx Hubbard The Evolutionary
Journey (1982), Erich Jantsch The Self-Organizing Universe (1980), Peter Russel The
Global Brain (1982) et Jean Houston The Possible Human (1982). Hazel Henderson a
également travaillé avec Willis Harman (Global Mind Change, 1987, 1998), lui-même
étant à l'origine de l'Institut des Sciences Noétiques.
On voit bien là que la notion de changement de paradigme va bien au-delà d'une
évolution économique ou politique de nos sociétés. Ce courant futuriste met l'accent sur
une prise de conscience planétaire conduisant à un nouveau stade de développement
humain. Cette analyse se retrouve aujourd'hui, en outre, chez Ken Wilber (A Brief
History of Everything, 2000, The Spectrum of Consciousness, 1977, 1997), Duane Elgin
(Global Consciousness Change : Indicators of an Emerging Paradigm, 1997), Erwin
600
601
Ibid, Henderson Hazel, p. 55.
Ibid, Henderson Hazel, p. 55.
PAGE 388
Laszlo (Les défis du troisième millénaire, 1997), Michel Saloff-Coste (Le management
du troisième millénaire, 1987, 1999), Edgar Morin (Pour une politique de civilisation,
2002) qui posent la question de savoir si les changements fondamentaux auxquels on
assiste ne participent pas d'un changement plus profond en s'inscrivant de fait dans un
"changement de civilisation".
Si ce courant de pensée est relativement nouveau et encore marginal, il trouve racine
dans les philosophies présocratiques, spinozistes ou religieuses comme celle de Teilhard
de Chardin. Pour la première, "Il est sage de convenir qu'est l'Un-Tout"602 ; pour la
seconde l'homme expérimente l'éternité c'est-à-dire l'immortalité de l'âme603 ; pour
Teilhard de Chardin "L'Homme : (est) ce sur ce quoi, et en quoi, l'Univers s'enroule"604.
Ce courant futuriste, pluridisciplinaire est intéressant en ce qu'il prône une vision
globale et même holistique de l'évolution humaine et propose un modèle sociétal
systémique, et non plus seulement économique. Il est à l'origine de la promotion d'un
certain nombre de valeurs d'interdépendance telles que le développement durable, la
technologie à des fins éthiques, la solidarité humaine. Il est également à l'origine
d'initiatives telles que le sommet de Rio sur le développement durable en 1992 et est
généralement porté par ce que Paul Ray nomme les cultural creatives605 (les créatifs
culturels).
Se peut-il que ces personnes aient raison, d'une nouvelle raison (post-cartésienne), où
les tendances décrites dans cette thèse ne soient que la partie émergée de l'iceberg ? Se
peut-il que nous évoluions vers une nouvelle conscientisation planétaire ? Se peut-il que
celle-ci nous mène à un changement de civilisation et à un nouveau stade du
développement humain ?
602
Héraclite déclare que: "Le Tout est, divisé indivisé, engendre inengendré, mortel immortel, Logos
éternité, père fils, Dieu droit ; Si ce n'est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, Il est sage de convenir
qu'est l'Un-Tout", Les présocratiques, Edition La pléiade, p. 157.
603
Spinoza, Pensées métaphysiques, Flammarion, 1964, "Démonstration de l'immortalité de l'âme", p.
386.
604
Teilhard de Chardin Pierre, La place de l'homme dans la Nature, Editions Albin Michel, 1996, p. 123.
605
Décrit partie I, chapitre 4.
PAGE 389
Ainsi peut-on espérer qu'au-delà du collectif, de "l'hyper-personnel" pour reprendre
l'expression de Teilhard de Chardin, l'Homme s'aperçoive enfin que "l'Homme en tant
qu'objet de connaissance est la clef de toute Science de la Nature"606. Alors peut-être la
"société de l'information" deviendra véritablement une nouvelle civilisation de la
connaissance, les analyses ci-jointes n'en étant que les faibles prémisses chaotiques.
606
Teilhard de Chardin Pierre, Le Phénomène humain, Seuil, 1955, p. 283.
PAGE 390
BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE
Cette bibliographie comporte dans l'ensemble les dernières versions d'ouvrage de
références en relations internationales. Nous nous sommes focalisés sur les ouvrages
depuis la fin de la guerre froide c'est-à-dire sur l'ensemble de la décennie des années
1990. En ce qui concerne la recherche d'articles de périodiques ou d'ouvrages, nous
sommes arrêtés au printemps 2002.
Nous avons cherché à sélectionner les textes, articles et documents à caractère
prospectif ou ayant une vision des évolutions en matière technologique, économique,
politique et sociale. Nous avons donc trouvé un nombre limité d'information avec cette
dimension ce qui nous a amené à dépasser le cadre des textes uniquement académiques.
Nous avons par ailleurs, privilégier les ouvrages d'auteurs anglo-saxons, français et esteuropéens et n'avons pu offrir une sélection réellement internationale. Cependant, les
travaux de la Commission européenne notamment au niveau de la Cellule de
prospective, des travaux prospectifs en matière de Recherche ou des débats de la
Convention sur l'avenir de l'Europe ont été des sources d'information importante. Il en
est de même des données quantitatives de l'OCDE.
SOCIETE DE L'INFORMATION, CONNAISSANCE ET
MODERNITE
Cette section bibliographique comporte trois thèmes d'étude : les auteurs en matière de
théories de l'information et de la communication parmi lesquels Daniel Bell, Manuel
Castells, Peter Drucker, Armand Mattelart, Don Tapscott, Paul Watzalwick, Frank
Webster ; les auteurs sur les questions de modernité et de post-modernité dont Anthony
Giddens, Jean-Francois Lyotard, Alain Touraine, Immanuel Wallerstein ; les auteurs de
référence sur les questions de connaissance et de technologie dont Jurgen Habermas et
Karl Popper.
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EUROPE ET ELARGISSEMENT DE L'EUROPE
Cette section regroupe un ensemble de thématique sur l'Europe allant des questions de
politique interne et externe de l'Union européenne aux enjeux d'identité de l'Europe, en
PAGE 396
passant par l'élargissement de l'Union aux pays d'Europe centrale et orientale et à la
Russie. Les publications qui figurent ci-joint ont été choisies sur la base de leur
caractère prospectif. Elles traitent dans leur ensemble de l'avenir de l'Europe. Nous
proposons également une sélection d'essais sur l'Europe afin de donner une place
importante aux auteurs ouest et est-européens sur leur vision de l'Europe.
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OCCIDENT ET RELATIONS INTERNATIONALES
Cette section offre une sélection d'auteurs de référence en matière de relations
internationales tels que Samuel Hungtinton, Joseph Nye, Karl Polanyi, Charles
Zorgbibe ainsi qu'une sélection d'auteurs de référence traitant de l'évolution de la
civilisation occidentale tels que Onian Richard Broxton, Eric Hobsbawm, Edgar Morin,
Oswald Spengler. Une place est également donnée aux ouvrages de référence sur la
Chine et sur les Etats-Unis avec en particularité une sélection de publications dédiées à
l'Europe vue de l'extérieur.
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Zorgbibe Charles, Les organisations internationales, Presses Universitaire de France,
2000.
PAGE 409
PROSPECTIVE, SYSTEMIQUE ET SCIENCE
Cette section comprend trois types de thématiques : d'une part une sélection d'ouvrages
de méthodes en prospective tels que le livre de Barbieri Masini Eleonara ou celui de
Michel Godet ainsi que des travaux de recherche en prospective tels que 2100 sous la
direction de Thierry Gaudin et ceux de l'Unesco, du Millenium Project, de Futuribles,
de la Rand Corporation. Cette section consacre également une sélection d'ouvrages
d'auteurs de référence sur la systémique tels qu'Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne,
Niklas Luhmann, Daniel Durand. Enfin, cette section incorpore un certain nombre
d'ouvrages et d'auteurs de référence sur les questions d'évolution des sciences tels que
Thomas Kuhn, Michio Kaku, Ervin Laszlo, Pierre Teilhard de Chardin.
Amato Giuliano et Batt Judy (sous la direction de), The Long-Term Implications of EU
Enlargement : the Nature of the New Border, Groupe de réflexion du Robert Schuman
Centre for Advanced Studies et du Forward Studies Unit de la Commission européenne,
Editions du European University Institute, Working Papers de la Cellule de
prospective de la Commission européenne, 1999.
Barbieri Masini Eleonora, Penser le futur, l’essentiel de la prospective et de ses
méthodes, Dunod, 1993, Trad.2000.
Beaud Michel, L'art de la thèse, La Découverte & Syros, 1985, 2001.
Bertrand G., Michalski A., Pench Lucio R., "Europe 2010 : cinq scénarios", Futuribles,
n° 246, octobre 1999.
Bindé Jérôme, Les clés du XXI siècle, Editions du Seuil/ Unesco, 2000.
Birchall David et Tovstiga Georges, Future Proofing, Capstone Publishing, 2002.
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and Perspectives, OECD, 1982.
Chesnais Jean-Claude, "Vers une récession démographique planétaire ?", IFRI, Ramsès
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transitionnel et le mécanisme de capitalisation-décapitalisation", ESSEC.
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POLITIQUE ECONOMIQUE, ESSAIS
METHODE EN SCIENCE POLITIQUE
POLITIQUES,
Cette section consacre une sélection d'ouvrages de références dans le domaine des
méthodes en science humaine tels que ceux de Madeleine Grawitz, de Jean-Marie
Albertini ainsi que de la pensée politique tels que ceux d'Hannah Arendt et de Raymond
Aron. Une sélection d'essais politiques d'intellectuels tels que Jurgen Habermas, Vaclav
Havel, Adam Michnik, Immanuel Wallerstein est également présentée. Une grande
place est donnée aux ouvrages d'économie politique et de politique économique parmi
lesquels les auteurs étrangers sont fortement représentés : Kenichi Ohmae, Paul
Krugman, Hazel Henderson, Amartya Sen, Lester Thurow.
Adler Alexandre, J'ai vu finir le monde ancien, Grasset & Fasquelle, 2002.
Albertini Jean-Marie et Silem Ahmed, Comprendre les théories économiques, Editions
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Arendt Hannah, Qu'est-ce que la politique ?, Editions du Seuil, 1950, 1993, Trad.1995.
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Zinoviev Alexandre, Les hauteurs béantes, Editions L’Age d’Homme, 1977.
SOCIOLOGIE ET ESSAIS SOCIOLOGIQUES
Cette section consacre une sélection de publications de type sociologique et d'essais
sociologiques. On distingue une sélection d'essais sociologiques tels que ceux de Gilles
Lipovestky, de Michel Crozier, de Peter Drucker, d'études sociologiques conduites et
interprétées par Brian Hall, Ronald Inglehart, par l'Eurobaromètre, par l'Association
française d'analyse des valeurs européennes.
Attac, Enquête au cœur des multinationales, Milles et une nuits, 2001.
Abramson Paul R. and Inglehart Ronald, Value Change in Global Perspective, The
University of Michigan Press, 1995.
Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994.
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RAPPORTS ET DOCUMENTS DE TRAVAIL
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Les cahiers de la cellule de prospective, Commission européenne, Futurs de la Russie :
acteurs et facteurs déterminants, Editions Apogée, 1998.
Cellule de prospective de la Commission européenne, Globalization and Social
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Cahier français :
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Science et société, n°294, janvier-février 2000.
L’Europe dans le monde, n°257, juillet-septembre 1992.
Le débat :
URSS : la révolution dans la révolution, n°56, 1989.
Emergence :
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Volume 1, number 2, 1999.
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The world in 2001, 2000, 1999, 1998, 1996, 1993, 1992.
Fusions & Acquisitions :
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L'évolution des valeurs des Européens, juillet-août 1995, numéro 2000.
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Hérodote :
La Russie, dix ans après, n°104, 2002.
Les marches de la Russie, n°54-55, 1989.
Géopolitique de l'URSS, n°47, 1987.
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Russie : qui gouverne les régions ?, n°783, 18 avril 1997.
Russie 1993-1996 : une fragile démocratisation, n°772, 13 septembre 1996.
Russie une nouvelle donne politique, n°730, 24 juin 1994.
La CEI : un nouvel acteur sur la scène internationale, n°760, 12 janvier 1996.
La crise sociale en Russie, n°747, 14 avril 1995.
La conquête du pouvoir local en Russie, n°683, 26 juin 1992.
La Russie face aux privatisations et à la libre entreprise, n°675-676, 20 mars 1992.
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L’Allemagne un an après l’unification, n°665, 18 octobre 1991.
L’armée soviétique et la perestroïka, n°646, 21 décembre 1990.
L’URSS à la recherche de son avenir politique, n°640, 28 septembre 1990.
Europe de l’Est: la transition, n°636, 6 juillet 1990.
La crise des nationalités en URSS, n°616, 24 septembre 1989.
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L’URSS vers un état de droit, n°597, 9 décembre 1988.
Revue des deux mondes :
Les énergies du futur, Avril 2001.
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World Economic Forum :
The Global Competitiveness, Report 2000.
World Futures :
The Evolution of European Identity : Surveys of the Growing Edge, volume 39, 1994.
CONFERENCES ET SEMINAIRES
"Civilisations et mondialisation : de l'éthologie à la prospective", séminaire de
prospective, Cerisy, 2 Août au 12 Août 2003.
"Logiques politiques, logiques économiques : une nouvelle gestion des territoires dans
l'Europe post-communiste", journée d'étude, Centre d'études du monde russe, soviétique
et post-soviétique (EHESS-CNRS), l'Observatoire des états post-soviétiques
(INALCO), le groupe de recherche Europe centrale et orientale (EHESS), avec le
concours du Ministère de la recherche, Paris, Inalco, 25-26 avril 2003.
"Modernité rencontres 2004", Laser, Paris, 31 janvier et 1 février 2003.
"Les civilisations dans le regard de l'autre II", Unesco, Paris, 30 janvier 2003.
"Le devenir des institutions européennes et les relations transatlantiques", Fondation
Schuman et Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ministère des affaires étrangères,
Paris, 17 janvier 2003.
"Perspectives et enjeux du vieillissement démographique", séminaire de prospective,
Sénat, Paris, 19 décembre 2002.
"Prospective et représentations", séminaire animé par F.Roubelat et Guy Loinger,
Ministère de la recherche, Paris, 4 décembre 2002.
"Séminaire du Management de la complexité", CRC, Paris, 28 novembre 2002.
"Congrès européen de systémique", Héraklion, 16 au 20 octobre 2002.
"L'intégration européenne et la politique : acquis académique et futurs défis", European
Consortium for Political Research, Pessac, 26-28 septembre 2002.
"Penser le 11 septembre", journée d'étude, CERI, 10 septembre 2002.
PAGE 429
"Entreprendre dans un monde d'incertitudes", Université d'été du Medef, HEC, 28-30
août 2002.
"Le je et le nous", séminaire de prospective, Cerisy, du 10 au 14 juin 2002.
"Dix ans de transition", Commissariat Général du Plan, 27 mai 2002.
"Un monde sensible", Futuract, conférence, Paris, 22 et 23 janvier 2002.
"Ambient Technologies", IST 2001 , conférence, Dusseldorf, 3-5 décembre 2001.
"Early Stage Investing", conférence, San Francisco, 11-12 octobre 2001.
"KM Forum 2001", conférence, Paris, 24 et 25 septembre 2001.
"InfoWarCon", conférence, Washington DC, 5-6 septembre 2001.
"La création de valeur, le respect des valeurs", Université d'été du Medef, HEC, 29 au
31 août 2001.
"Prospective de la connaissance", séminaire de prospective, Cerisy, 27 mai au 2 juin
2001.
"The Future of Information Revolution in Europe : An International Conference",
Château de Limelette, Belgique, 25-27 avril 2001.
"Innovation Tour", séminaire sur l’innovation, Palo Alto, Californie, 17-22 avril 2001.
"Cyber Security, A Transatlantic Perspective", La Hague, Pays Bas, 9 avril 2001.
"Beyond the New Economy", Futuract, conférence, Paris, 19 et 20 décembre 2000.
"The Information Society for All", IST 2000, conférence, Nice, 6-8 novembre 2000.
"KM Forum 2000", conférence, Paris, 24 et 25 octobre 2000.
"L’Europe, un atout face au défi de la mondialisation", Europe 2000 Freedom
Democracy Stability.
"Les perspectives de la France", Futuribles, Paris, 2000.
"Perspectives et conditions de la sécurité à l’horizon 2025", conférence, IHEDN en
partenariat avec Futuribles, 13 octobre 2000.
"21ième Université d’été de la communication", Hourtin, août 2000.
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Avenir de l'Europe : http://www.europa.eu.int/futurum
BERD : http://www.ebrd.com
Centre conjoint de recherche : http://www.jrc.org/jrc
Commission européenne : http://www.europa.eu.int
Communauté de recherche et développement (CORDIS) : http://www.cordis.lu
DREE : http://www.dree.org
Eurobaromètre : http://www.europa.eu.int/comm/public_opinion/index.htm
Euromedia : http://www.euromedia.net
Financial Times : http://www.ft.uk
Le monde : http://www.lemonde.fr
Nations Unies : http://www.un.org
OCDE : http://www.ocde.org
PAGE 431
Rand Corporation : http://www.rand.org
Société de l'information (ISPO) : http://www.ispo.cec.be
ENTRETIENS
Bob Anderson, chercheur, Rand Corporation, Santa Monica
John Aquilla, chercheur, Rand Corporation, Santa Monica
Steve Bankes, chercheur, Rand Corporation, Santa Monica
Sophie Bernard, en charge des négociations de politique industrielle avec les PECOS,
Ministère de l'Industrie, Paris
Frank Biancheri, président de l'association Europe 2020, Paris
Maarten Botterman, directeur des technologies de l'information, Rand Europe, Leiden
Patrice Cardot, chargé de mission Europe, Délégation interministérielle aux
restructurations de défense, Ministère de la Défense, Paris
Ralph Dassa, ancien SGCI, directeur du Centre des Etudes Européennes de Strasbourg
Jean-Luc Delpeuch, ancien SGCI, Convention européenne, directeur de l'ENSAM
Cluny
Christian Deubner, chargé de mission, coopération renforcée, Commissariat Général du
Plan
Marie-Laure Djelic, professeur, ESSEC
Duane Elgin, écrivain, Californie
David Gompert, président de la Rand Europe, Leiden
Brian Hall, president de Values Technology et auteur de Value Shift, Scott Valley
Bruno Hérault, chargé de mission auprès du Commissaire, Commissariat Général du
Plan
Agnès Hubert, Commission européenne, anciennement Cellule de prospective,
Bruxelles
Mohamed Harfi, chargé de mission, économie de la connaissance, Commissariat
Général du Plan, Paris
Marjorie Jouen, conseillère du président, Notre Europe, Paris
PAGE 432
Charles Jonscher, président de Central Europe Trust, Londres
Hans Peter Lankes, ancien directeur du département économique, BERD
Mark Luycks, anciennement à la Commission européenne, Cellule de prospective,
Bruxelles
Eric de la Maisonneuve, président de la revue Stratégie, Paris
Alessandro Missir di Lusignano, anciennement à la délégation européenne de la
Commission européenne en Pologne
Edgar Morin, sociologue systémique, Paris
Charles Petrie, directeur du Stanford Networking Research Centre, Stanford University,
Palo Alto
Paul Ray, sociologue et auteur des Cultural Creatives, San Francisco
Michel Rocard, ancien premier ministre, président de la commission de la culture au
Parlement européen, Paris
David Ronfeldt, chercheur, Rand Corporation, Santa Monica
Michel Saloff-Coste, président de MSC et Associes et auteur du Management du
Troisième Millénaire, Paris
Robert Verrue, Commission européenne, direction de la Société de l'Information,
Bruxelles
PAGE 433
TABLE DES MATIERES
REMERCIEMENTS, p.3
SOMMAIRE, p.5
INTRODUCTION GENERALE, p.7
Section 1: Introduction au thème et hypothèses de départ, p.7
Section 2 : Introduction et délimitation du sujet, p.9
§ Introduction au sujet
§ Délimitation du sujet
Section 3 : Définition des concepts, p.13
§ "Société de l'information"
§ "Perspective d'élargissement"
Section 4 : La question des valeurs, p.23
Section 5 : Les sources d'information, p.25
Section 6 : Positionnement philosophique et héritage intellectuel, p.28
§ Positionnement philosophique
§ Héritage intellectuel et politique
Section 7 : Cadre d'analyse et méthodes, p.32
§ Approche structuraliste
§ Approche systémique
§ Essai de prospective
Section 8 : Plan et conclusion, p.37
§ Plan
§ Conclusion
PAGE 434
PREMIERE PARTIE: LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE
DE L'EUROPE
INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE, p.41
Chapitre 1 : Les grandes tendances technologiques, p.44
Section 1 : Les trois grandes révolutions scientifiques, p.45
Section 2 : La position de l'Europe dans le domaine des technologiques de
l'information et de la communication, p.48
Section 3 : La dimension économique et politique des technologies de
l'information et de la communication, p.51
Section 4 : La quantification du phénomène et ses limites, p.54
Conclusion de chapitre, p.60
Chapitre 2 : Les tendances démographiques et socioéconomiques, p.62
Introduction : Le contexte démographique mondial, p.62
Section 1 : Tendances démographiques, p.65
Section 2 : Tendances socioéconomiques, p.67
Section 3 : Impact des TIC sur le travail, p.82
Conclusion de chapitre, p.87
Chapitre 3 : Les tendances des systèmes économiques et politiques, p.89
Introduction : L'effondrement de l'URSS, p.90
Section 1 : Le pouvoir américain, p.91
Section 2 : Mondialisation et globalisation, p.95
Section 3 : Interdépendance et post-interdépendance, p.98
Section 4 : La "triade des acteurs", p.101
Section 5 : Gouvernance et institutions, p.108
Conclusion de chapitre, p.112
PAGE 435
Chapitre 4 : Les tendances socioculturelles et changement de valeurs, p.114
Section 1 : Tendances socioculturelles, p.115
Section 2 : Particularisme de l'évolution sociétale actuelle : les réseaux, p.120
Section 3 : Le développement durable : annonciateur de nouvelles valeurs ?,
p.124
Section 4 : Changement de valeurs, p.127
Conclusion de chapitre, p.134
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE : L'Europe dans la mondialisation, p.137
DEUXIEME PARTIE : PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE
L'INFORMATION"
INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE, p.144
Chapitre 1 : Les politiques en matière de "société de l'information", p.147
Section 1 : Les politiques publiques et approches mondiales en matière de
"société de l'information", p.148
Section 2 : La politique de la Commission européenne en matière de "société de
l'information", p.156
Section 3 : Analyse critique de la politique européenne en matière de "société de
l'information" notamment à l'égard des Etats-Unis, p.165
Section 4 : La position des pays d'Europe centrale et orientale en terme
d'indicateurs de la "société de l'information", p.169
Section 5 : La politique européenne en matière de "société de l'information" et
l'élargissement, p.178
Conclusion de chapitre, p.184
Chapitre 2 : Théories et approches prospectivistes de la "société de l'information", p.186
Section 1 : Théories du post-industrialisme, de la post-modernité et de la
"société de l'information", p.188
PAGE 436
Section 2 : Approches prospectivistes de la "société de l'information", p.196
Conclusion de chapitre, p.204
Chapitre 3 : Changement de valeurs et nouveau paradigme, p.207
Section 1 : Changement de valeurs, p.207
Section 2 : Analyse du changement de paradigme à travers les valeurs
européennes (Charte et Convention) , p.217
Section 3 : Emergence d'un nouveau paradigme, p.220
Conclusion de chapitre, p.230
Chapitre 4 : Les valeurs à l'Est de l'Europe, p.232
Section 1 : Attitudes possibles des pays d'Europe centrale et orientale par rapport
à l'intégration européenne, p.232
Section 2 : L'Europe vue par les Est-Européens, p.236
Section 3 : Valeurs est et ouest-européennes: convergence ou divergence ?,
p.243
Section 4 : La Pologne, un cas d'exception ? , p.246
Conclusion du chapitre, p.249
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE : La "société de l'information" en Europe,
p.252
TROISIEME PARTIE : IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET EN MATIERE DE
"SOCIETE DE L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE L’EUROPE
INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE, p.258
Chapitre 1 : L'élargissement de l'Union européenne, p.259
Section 1 : Les frontières de l'Europe: "fin de l'histoire" ou fin de la géographie
?, p.261
Section 2 : Le cadre politique de l'élargissement, p.266
PAGE 437
Section 3 : Les "réalités" économiques : le décalage et le rattrapage économique
des PECOS, p.270
Section 4 :Le coût économique de l'élargissement, p.274
Section 5 : La question de la Russie, p.277
Conclusion de chapitre, p.284
Chapitre 2 : Visions sur l'avenir de l'Europe- variations sur scénarios, p.288
Introduction : Définitions des scénarios et méthodes de prospective, p.288
Section 1 : Scénarios "Europe 2010" développés par la Cellule de prospective de
la Commission européenne, p.291
Section 2 : Scénario "Horizons ouverts à 2020" développés par le RIIA, p.297
Section 3 : Scénarios d'élargissement développés par Europe 2020, p.301
Section 4 : Une vision américaine du futur de l'Europe et de l'ancienne Union
soviétique, p.305
Section 5 : Etude comparée des scénarios, p.309
Conclusion de chapitre, p.313
Chapitre 3 : Risques exogènes et impacts endogènes de la politique de la "société de
l'information" en Europe- scénarios noirs, p.315
Section 1 : Risques systémiques de déstabilisation et de désintégration de
l'Europe, p.316
Section 2 : Facteurs de variabilité en matière d'élargissement et d'intégration.
Impact de l'entrée des PECOS sur la politique de l'Union, p.324
Section 3 : Scénarios noirs en matière de "société de l'information" et
d'élargissement, p.333
Conclusion de chapitre, p.345
Chapitre 4 : Un projet politique pour l'Europe, p.347
Section 1 : Une Union politique et économique renforcée et modernisée, p.348
§Des pays d'Europe centrale et orientale intégrés et un élargissement réussi
§Une Union réformée dans ses institutions
§Une intégration économique qui se poursuit
PAGE 438
§Une union politique européenne renforcée
§Une Europe, initiatrice d'une gouvernance mondiale et exemplaire dans ses
relations avec le reste du monde
Section 2 : La connaissance, moteur de développement politique de l'Europe,
p.324
§Une recherche et technologie à la pointe
§Une "société de l'information pour tous"
§Une économie de la connaissance
§Un développement durable
Conclusion de chapitre, p.365
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : Pour une Europe de la connaissance,
p.368
CONCLUSION FINALE, p.373
Section 1 : La révolution en Europe ou l'Europe en révolution ?, p.374
Section 2 : Critique de la politique européenne en matière de "société de
l'information" , p.376
Section 3 : L'élargissement aux PECOS, révélateur du changement de
paradigme, p.379
Section 4 : Les limites de notre travail, p.382
Section 5 : L'Europe, terreau de la complexité et champs d'émergence. Vers une
nouvelle civilisation de la connaissance ?, p.384
BIBLIOGRAPHIE, p.390
TABLES DES MATIERES, p.433
ANNEXES, p.440
RESUME ET MOTS CLES EN FRANCAIS
PAGE 439
RESUME ET MOTS CLES EN ANGLAIS
PAGE 440
LISTE DES ANNEXES
La carte géographique de l'Europe, p.442
Définitions des valeurs Hall-Tonna, p.443
Cartes technologiques, p.445
Graphique : Le défi démographique : l'islam, la Russie et l'Occident, p.454
Tableau : PIB par habitant dans un échantillon de 55 pays, p.455
Tableau : La grille des valeurs universelles d'après Brian Hall, p.456
Graphique : Les systèmes de valeurs dans le monde (1981-1990) d'après Ronald
Inglehart, p.457
A European Way for the Information Society, Forum Information Society, European
Commission, p. 458
Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society,
October 2002, p.491
Statistiques de la société de l'information, données relatives aux pays candidates à
l'adhésion, Eurostat, 17/2002, p.504
Les valeurs des Européens, Futuribles, juillet-août 2002, n°277, p.510
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Document, 364/01, p.515
Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, telle
qu'amendée par le Protocole n°11, Conseil de l'Europe, 4/11/1950, p.534
Contribution of Mr Jozef Oleksy, Representative of the Polish Sejm in the Convention
on the Future of Europe, Brussels, March 21st, p.552
Tableau : Tolérance dans les pays européens et les PECOS (sondage), p.556
Tableau : Confiance dans les pays européens et les PECOS (sondage), p.557
Graphique : Les systèmes de valeurs dans le monde (1990-1993) d'après Ronald
Inglehart, p.558
Coût pour la PAC de l'élargissement de l'UE : retour sur quelques résultats, p.559
PAGE 441
Europe 2010: cinq scénarios de la Cellule de Prospective de la Commission européenne,
p.560
Les 3 scénarios de l'élargissement d'Europe 2020, p.577
PAGE 442
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