UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE DOCTORAT DE SCIENCE POLITIQUE CARINE DARTIGUEPEYROU CONTRIBUTION A L'ETUDE DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" : LE CAS DE L'EUROPE EN COURS D'ELARGISSEMENT SOUTENANCE DE THESE : 23 OCTOBRE 2003 DIRECTEUR DE THESE : M. CHARLES ZORGBIBE Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne PRESIDENT DU JURY : M. JACQUES SOPPELSA Président honoraire de l'Université de Paris I PanthéonSorbonne, professeur de Géopolitique en Sorbonne MEMBRES DU JURY : M. THIERRY GAUDIN Ingénieur général des Mines M. FRANCIS JUTAND Directeur du département Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication, CNRS M.ARMAND MATTELART Professeur de sciences de la Communication, Université Paris 8 "Etre, c'est d'abord se faire et se trouver", Teilhard de Chardin, Sur le Bonheur A Michel qui m'a fait découvrir une nouvelle dimension de l'altérité A Boris et à tous les jeunes, qu'ils construisent un monde meilleur "Car la seule vérité qui compte pour moi, dira tout véritable européen, c'est celle de me réaliser. De chercher, de trouver et de vivre ma vérité, non celles des autres et non celle que l'Etat ou le parti a décidé de m'imposer toute faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors vraiment ma vie n'aurait plus aucun sens", Denis de Rougemont, Ecrits sur l'Europe, tome 2, p.420. PAGE 2 REMERCIEMENTS Cette thèse est l'aboutissement d'un long travail et d'aide de nombreuses personnes dont je ne peux citer la liste exhaustive ici de peur d'en oublier. Au-delà des remerciements adressés à mon directeur de thèse Charles Zorgbibe et à mon ancien professeur Jacques Soppelsa qui m'aura permis de m'inscrire en thèse de science politique, je tiens également à remercier les membres du jury pour leur travail de rapporteur. Certains échanges ou connaissances ont joué un rôle particulier dans la maturation du sujet : Charles Jonscher, David Ronfeldt, Steve Bankes, Bob Anderson, David Gompert, Brian Hall mais aussi et surtout Michel Saloff-Coste. Je tiens à remercier l'ensemble des personnes interviewées et rencontrées qui figurent dans la bibliographie. L'ensemble de la première partie de cette thèse c'est-à-dire l'étude synthétique des grandes tendances du futur a été nourrie grâce aux échanges avec le Stanford Research Institute, le Xerox Park et l'Institut du futur (Institute For The Future). La seconde partie de cette thèse a été nourrie en partie grâce à l'expérience acquise auprès de la Direction Générale de la Société de l'information de la Commission européenne, à la participation à de nombreux événements dont "European Information Revolution" avec Erkki Likkanen, Commissaire en charge des Entreprises et de la Société de l'Information, et à l'entretien de Robert Verrue, Directeur Général de la Société de l'Information à la Commission européenne1. La troisième partie de cette thèse a été enrichie de l'expérience au sein du cabinet MSC ET ASSOCIES2 en offrant notamment une expérience opérationnelle des différentes 1 Robert Verrue a quitté son poste de Directeur Général de la Société de l'Information en juillet 2002. MSC ET ASSOCIES, cabinet de prospective en Management, Stratégie et Communication spécialisé sur les questions de "société de l'information". 2 PAGE 3 méthodes de scénarios, la participation à l'écriture du livre Les horizons du futur ainsi que la connaissance de Brian Hall et l'introduction de ses travaux en France. Toute cette réflexion prospective s'est également renforçée du fait de la participation aux colloques de prospective de Cerisy et aux rencontres du groupe de prospective des Sciences et des Technologies de l'Information et de la Communication (STIC) au CNRS. Je souhaite également remercier tous les lecteurs de la thèse, en particulier Bruno Hérault, qui m'ont permis à la fin de ce travail d'apporter leurs commentaires et leurs suggestions. En particulier, ma famille et mes amis proches qui auront été déterminants dans la finition de ce travail. Cette thèse est donc le résultat de cet environnement foisonnant d'intelligence et de motivation. Toutes les personnes citées ont été fondamentales à ma démarche d’analyse et à mon inspiration. Je les en remercie profondément. PAGE 4 SOMMAIRE INTRODUCTION GENERALE, p.7 PREMIERE PARTIE : LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE DE L'EUROPE Introduction de la première partie, p.41 Chapitre 1 : Les grandes tendances technologiques, p.44 Chapitre 2 : Tendances démographiques et socioéconomiques, p.62 Chapitre 3 : Tendances des systèmes économiques et politiques, p.89 Chapitre 4 : Tendances socioculturelles et changement de valeurs, p.114 Conclusion de la première partie : L'Europe dans la mondialisation, p.137 DEUXIEME PARTIE : PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" Introduction de la seconde partie, p.144 Chapitre 1 : Les politiques en matière de "société de l'information", p.147 Chapitre 2 : Théories du post-industrialisme et approches prospectivistes de la "société de l'information", p.186 Chapitre 3 : Changement de valeurs et nouveau paradigme, p.207 Chapitre 4 : Les valeurs à l'Est de l'Europe, p.232 PAGE 5 Conclusion de la seconde partie : La "société de l'information" en Europe, p.252 TROISIEME PARTIE : IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET DE LA POLITIQUE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE L’EUROPE Introduction aux scénarios choisis, définitions et méthodes de prospective, p.259 Chapitre 1 : L'élargissement en Europe, p.261 Chapitre 2 : Vision sur l'avenir de l'Europe- variations sur scénarios, p.288 Chapitre 3 : Risques exogènes et impacts endogènes de la politique de la "société de l'information" en Europe- scénarios noirs, p.315 Chapitre 4 : Un projet politique pour l'Europe , p.347 Conclusion de la troisième partie : Pour une Europe de la connaissance, p.368 CONCLUSION FINALE, p.373 BIBLIOGRAPHIE, p.390 TABLES DES MATIERES, p.433 ANNEXES, p.440 RESUMES ET MOTS CLES PAGE 6 INTRODUCTION GENERALE 'Il s'agit donc ici de se demander comment, et plus particulièrement s'il est tout de même possible, malgré l'absence indéniable de ce point fixe qu'Archimède cherchait, de se sortir, au sens le plus large du terme, du cadre du monde en tirant sur ses propres cheveux et de le voir ensuite de l'extérieur "avec des yeux nouveaux"', Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Munchhausen, p.174. "La vocation de l’Europe dans le contexte de la civilisation actuelle- et, ainsi l’idée fondamentale d’unification- ne doit pas résider, comme nous le voyons actuellement, dans quelque chose de nouveau, d’inédit. Elle peut être tirée simplement d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une nouvelle façon d’interpréter leur signification". Vaclav Havel, Pour une politique post-moderne. 'La grande dichotomie qui a marqué la Modernité reposait sur la distinction entre le corps et l’esprit. L’époque Post-moderne, en revanche, semble marquée par une "trichotomie", en ayant intégré la dimension technologique, la machine, au corps et à l’esprit'. Joël de Rosnay, "Une vision du futur", Sociétés, n°59, 1998/1. SECTION 1 : INTRODUCTION AU THEME ET HYPOTHESES DE DEPART Cette thèse part de ce que le futur de l’Europe ne s'ancre plus seulement sur l’histoire politique de ces derniers siècles mais sur les tendances mondiales qui se manifestent à travers les changements profonds technologiques et autres, en particulier ceux de la PAGE 7 "révolution de l’information"3. Alors que dans les années 1970 et 1980, l'Occident connaissait une révolution informatique et une accélération sans précédent du progrès technologique, l'URSS, quant à elle, devenait de plus en plus dépendante des importations de machines étrangères et des transferts de technologies pour les industries de pointe. Les pays d’Europe centrale et orientale ne se sont pas effondrés seulement du fait de leurs systèmes d’économie socialiste et centralisée ou du fait du poids excessif de leur industrie militaire. Leur effondrement est également dû à leur isolement et à la nature fermée de leur économie qui les a tenus à l’écart de l'impact sociétal des progrès technologiques et de la révolution de l’information. Pour Manuel Castells, "le nœud de la crise technologique de l'Union soviétique doit être cherché dans la logique fondamentale du système étatiste : priorité écrasante donnée à la puissance militaire ; contrôle politico-idéologique de l'information ; centralisation bureaucratique de l'économie planifiée; isolement du reste du monde ; incapacité à moderniser certains segments de l'économie sans modifier tout le système"4. L'effondrement de l'URSS est la manifestation des limites d'un étatisme industriel poussé à outrance, de son incapacité à renouveler en permanence l'information et les technologies, et plus que tout, à inventer une "légitimité identitaire"5. Ce qui rend cette mutation véritablement révolutionnaire ne se trouve pas dans le changement politique et économique, symbolisé par le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché, mais dans le changement des systèmes politiques et économiques qui, beaucoup plus profond, sous-tend cette mutation. Au cœur de ces évolutions, le "système mère" (expression inspirée de David Ronfeldt qui parle des réseaux en tant que "mère de toutes les organisations sociales") ou mère des nœuds (jeu de mots entre le mot "mère" et le "réseau de nœuds" décrit par Manuel Castells) qui nourrit, telle la matrice, et accompagne les systèmes politiques et économiques dans leurs changements. 3 Définie plus loin en introduction. Castells Manuel, L'Ere de l'information, tome 3 Fin de millénaire, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 53. 5 Idem, Castells Manuel, p. 86. 4 PAGE 8 Il est probable qu'en partie, l’Europe ne reconnaîsse pas l'opportunité que présente la construction d'une société de la connaissance. Or, c'est justement le passage à des systèmes sociaux et économiques fondés sur les investissements de connaissance qui pourrait faciliter l'intégration européenne et l'élargissement aux nouveaux pays adhérents. Pour Ignacio Ramonet, les blocages des sociétés européennes sont indiscutablement culturels et il ajoute : "le vrai problème est d'opérer, dans une société traumatisée par le rythme de l'innovation, le déblocage de l'intelligence socio-économique, c'est-à-dire des problèmes culturels au sens large. Or, pour amorcer ce déblocage, il faut sans doute reprendre, avec un regard critique, le fil de la construction des principaux paramètres culturels, et reconsidérer l'édification de la modernité en Europe"6. L’Europe ne pourra s’approprier cette mutation qu'en s'engageant dans une conscientisation de "l’autre" c’est-à-dire en formulant une philosophie de l’altérité, en dépassant son système actuel de valeurs et en inventant de nouveaux modes de communication basés sur la compréhension profonde, peut-être même ontologique, de l’homme. Il s'agit là d'une grande ambition, d'un grand défi pour cette Europe dont les institutions sont particulièrement remises en cause : restaurer les perspectives, réinstaller l'initiative, l'innovation, la créativité, le plaisir, la citoyenneté. Plus que jamais nous avons besoin de "désir d’Europe"7. SECTION 2 : INTRODUCTION ET DELIMITATION DU SUJET Introduction au sujet 6 Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 128. Pour reprendre l’expression de Lejeune Claire, « De la citoyenneté poétique à la citoyenneté européenne », Cellule de prospective de la Commission européenne, Thomas Jansen (sous la direction de), Réflexions sur l’identité européenne, 1999. . 7 PAGE 9 L'hypothèse de départ de cette thèse est que le passage à la "société de l'information" et l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale de l'Union européenne constituent deux des plus grands enjeux des vingt ans à venir pour l'Europe. Cette thèse n'est pas destinée à justifier ces deux axes par rapport à d'autres axes potentiels mais à analyser l'impact de ces deux chantiers sur l'Europe. Ne couvent-ils pas en eux les germes d'une profonde "révolution" ? Et, si oui, quel type de révolution ? Les tendances du futur montrent la nécessité pour l'Europe de se positionner dans un environnement mondial, lui-même en profonde mutation. Quelle est la position de l'Europe dans ces changements ? Quelles sont les implications pour la compétitivité européenne ? Le passage de l’Europe à l’ère informationnelle, plus souvent appelée "société de l’information" ou "économie de la connaissance" sera mise en évidence ainsi que le lien, si lien il y a, avec l'élargissement de l'Union européenne à l’Est de l'Europe. Quelle est la politique européenne en matière de "société de l'information" et d'"économie de la connaissance" ? En quoi se distingue-t-elle des autres politiques de la Triade (USA, Japon, Europe) ? Dans ce contexte, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale constitue-t-il un atout ou un frein ? Enfin, la crise de la gouvernance et les freins à la construction d'un projet politique européen ont-ils un lien avec la "révolution de l'information" ? Sont-ils le résultat de crises conjoncturelles ou sporadiques ou remettent-ils en cause la nature profonde du changement ? Comment caractériser ce changement ? Délimitation du sujet La limitation du sujet réside dans le manque de recul dû au caractère relativement récent du domaine d’étude. La "révolution de l’information" est en cours. Si l’on peut analyser les fondements d'un changement de paradigme, il est encore trop tôt pour en mesurer tout l’impact socio-économique. Cependant, du fait de travaux de recherche conséquents tels que ceux du sociologue Manuel Castells de l’université de Berkeley, PAGE 10 les premières études académiques quant à l’impact social des technologies de l’information et de la communication sont publiées. Nous avons limité notre sujet au domaine de la science politique plus particulièrement à la politique économique. Le sujet est traité en analysant les facteurs de changement mais également en donnant une place importante aux acteurs du changement que nous avons définis comme la "triade des acteurs"8 (entreprises, Etats, société civile). Ce travail ne se concentre pas sur la politique institutionnelle et sur les institutions politiques telles que la Commission européenne, ni à l'étude de la polis définie par Hannah Arendt comme les "formes d'organisation de la vie commune des hommes" au sein de la cité9. La politique institutionnelle fait l'objet de nombreuses thèses et constitue en tant que telle un sujet de taille. La formule de Raymond Aron précise le champ du politique. La politique sera étudiée dans cette thèse à la fois en tant que policy c'est-à-dire en tant que "programme d'action ou une action elle-même d'un individu, d'un groupe ou d'un gouvernement" à travers notamment la politique européenne en matière de "société de l'information" mais aussi en tant que politics c'est-à-dire en tant que "domaine dans lequel rivalisent ou s'opposent les politiques diverses", à travers une étude de l'évolution des relations internationales et une étude comparée des politiques de l'Europe, des EtatsUnis et du Japon en matière de "société de l'information"10. L’élargissement de l’Europe constitue une "nécessité historique" pour reprendre l’expression de Vaclav Havel. L’Europe est ici comprise en terme de "grande Europe" élargie aux pays d'Europe centrale (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne). La question des autres pays d'Europe centrale et orientale et celle de la Russie est incorporée dans les scénarios. L'objectif d’ensemble est de mettre en évidence les opportunités et les risques que constituent les pays d'Europe centrale et orientale pour l’Europe dans la "révolution de l’information", mais non pas de se focaliser sur les différences entre pays d'Europe centrale et orientale quant à leur adhésion. 8 Définition proposée partie I, chapitre 3 de cette thèse. Arendt Hannah, Qu'est-ce que la politique?, Editions du Seuil, 1950, Trad.1995, p. 54. 10 Aron Raymond, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, 1965, p. 22. 9 PAGE 11 L’impact socio-économique des technologies de l’information et de la communication fait l'objet de cette thèse. Les grandes tendances des inventions scientifiques et technologiques seront décrites mais ne pourront être approfondies. L'ensemble de l'impact de ces technologies en terme de sécurité ne peut être analysé, et ce, malgré les événements du 11 septembre et les conséquences en matière de politiques publiques européennes. Les enjeux militaires et de défense sont volontairement évacués. Nous traiterons dans cette thèse de l'origine et de la naissance d'Internet mais nous n'analyserons pas les questions militaires qui font l'objet de nombreuses études spécialisées. Du fait du caractère évolutif du sujet, des méthodes de prospective de type exploratoires (développement de la vision) c’est-à-dire partant des tendances passées et présentes et conduisant à des futurs vraisemblables ont été retenues. Les scénarios d’anticipation ou normatifs construits à partir d’images alternatives du futur, qui sont conçus de manière rétroprojective, n’ont pas été utilisés pour cet exercice. L’étude des tendances et des recherches en prospective qui existaient jusqu’alors a fait l'objet d'une sélection. Pour la plupart, elles s’étendent jusqu’à 2010-2020 pour les scénarios de l’Europe, 2050 pour les grandes tendances du futur et exceptionnellement à la fin du XXIème siècle pour certaines études systémiques telles que Prospective 2100 ou le Projet Millenium. L'étude des enjeux politiques de l'Europe étant au cœur du sujet, le terme d'essai géopolitique et prospectif semble caractériser le mieux cette étude. Ce travail s'inscrit dans une approche systémique définie un peu plus loin dans l'introduction. Un certain nombre de recherches de type structuraliste telles que la grille de l'évolution de Michel Saloff-Coste et la grille de valeurs de Brian Hall ont été approfondies. Les méthodes sont décrites plus loin. Enfin, la notion de "compétitivité européenne" est utilisée au sens large du terme et fait appel autant que possible à une comparaison avec les Etats-Unis et le Japon. Ce travail tente de prendre en compte des facteurs perçus comme importants plutôt que de concentrer l'étude sur un ensemble non exhaustif de facteurs concurrentiels. Contrairement à Michael Porter, cette étude ne se limite pas aux avantages PAGE 12 concurrentiels des "nations" mais à ceux de l'Europe dans son ensemble. A plusieurs reprises l'Europe sera comparée au sein de la Triade. Kenichi Ohmae est le premier à avoir déployé le terme poétique et ronsardien11 de "triade" pour un usage économique. C’est en 1985 qu’il publie La triade, émergence d’une stratégie mondiale de l’entreprise et démontre comment une entreprise devient une "puissance triadienne" en en listant les avantages12. Il inclut alors dans la triade, les Etats-Unis, la Communauté européenne et le Japon. Ce terme de triade est retenu pour sa simplicité d'usage qui permet de positionner l’Europe en matière de compétitivité. SECTION 3 : DEFINITION DES CONCEPTS Définition de "société de l’information" Le terme de "société de l'information" est retenu dans le titre de cette thèse parce qu'il est le plus souvent et communément employé à la fois au Japon, aux Etats-Unis et en Europe. Le terme "société de l’information" serait apparu dans les années 1960 au Japon sous le nom de "Joho Shakai"13. Le sociologue américain Daniel Bell est reconnu comme l’un des premiers à avoir étudié en profondeur la "société de l'information" qu'il appelle "société post-industrielle" dans le courant des années 1970. De son point de vue, les matériaux bruts constituaient le cœur technologique de la société agricole tandis que l’énergie représentait celui de la société industrielle. A présent, l’information devient le cœur technologique de la société post-industrielle. Les tendances de cette rupture se trouvent dans "la croissance des métiers liés à l’information et à la technologie, l’importance croissante de la connaissance, de la transmission et de l’analyse de 11 « Au nombre de trois », Ronsard , 1564, cité dans Dubois Jean, Mitterand Henri, Dauzat Albert, Dictionnaire étymologique, Larousse, 2001, p. 781. 12 Ohmae Kenichi, La triade, émergence d’uns stratégie mondiale de l’entreprise, Flammarion, 1985 pour la traduction française, p. 249. 13 "Regards prospectifs sur le Japon", Futuribles, numéro 216, janvier 1997, p. 48. PAGE 13 l’information ainsi que dans l’accroissement de l’usage des technologies dans la prise de décision"14. En 1978, deux experts Simon Nora et Alain Minc sont à l'origine d'une des premières réflexions françaises sur l'informatisation de la société qui deviendra œuvre de référence dans le monde. Cette étude donnera lieu au Minitel, une des premières expériences technologiques pilotes annonciatrices du futur Internet et du développement des technologies de l'information et de la communication. Le concept de "société de l'information" est rendu populaire par les livres d'Alvin Toffler, notamment The Future Shock (Le choc du futur, 1970) et The Third Wave (La Troisième vague, 1980) qui mettent en scène le passage de la société agraire à la société industrielle et celui de la société industrielle à la "société de l'information", et sont des best-sellers vendus à plus de cinq millions d'exemplaires. Le concept est alors largement repris par les politiques publiques occidentales. Tout d'abord au Japon alors en pleine expansion et en passe de devenir un modèle de développement. Au début des années 1970, le MITI, ministère du commerce international et de l'industrie, travaille sur un plan de développement pour faire du Japon le leader de la société de l'information d'ici l'an 200015. Ensuite, le concept de "société de l'information" est repris par l'Administration américaine qui va en faire un des concepts fer de lance de sa politique des années 1980. Au nom de la "société de l'information", Reagan finance massivement les technologies de l'information et de la communication sous couvert d'enjeux de défense mais avec des retombées économiques pour le secteur privé qui permettent de fait aux Etats-Unis de prendre le leadership dans les secteurs clés de la "société de l'information" : logiciels, bases de données, fabrication de puces, micro-informatique et contenus médiatiques. Le concept de "société de l'information" va être théorisé et devenir une véritable stratégie politique américaine explicite avec Al Gore sous l'Administration Clinton16. 14 Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, Basic Books, New York, 1973, préface de 1999, p. xviii,. 15 Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, La Découverte, 2001, p.80. 16 Hart David M., "Managing Technology Policy at the White House", Harvard University, Politics Research Group, 1997. PAGE 14 Dans les années 1990, la Communauté Européenne, alors sous la présidence de Jacques Delors, s'engage dans une réflexion stratégique sur les enjeux de la "société de l'information". C'est le Livre Blanc sur La croissance, la compétitivité et l'emploi (1993) qui établit la "société de l'information" comme priorité de l'Union européenne. Pour Martin Bangemann, alors responsable des Affaires industrielles et des Technologies de l'information et de la communication, "information et communication sont les mots clés des développements technologiques, économiques et sociaux qui peuvent être décrits comme une "nouvelle révolution industrielle. La société de l'information est une société trans-frontalière; une société globale (…)"17. Nous reviendrons en détail sur la politique européenne en matière de "société de l'information" dans le chapitre I de la seconde partie. Parallèlement, à ces développements politiques et économiques du concept de "société de l'information", un certain nombre de chercheurs s'empare du concept pour en explorer les fondements potentiels et en faire la critique. Cet approfondissement du concept donne lieu à une véritable explosion des synonymes. Certains parlent d'"économie digitale" (Digital Economy) ou de "changement de paradigme" (Paradigm Shift) comme Don Tapscott, d'"économie cognitive" comme Thierry Gaudin, "société spectacle" comme Guy Debord, "société de création-communication" comme Michel Saloff-Coste, et de "société en réseaux" comme Manuel Castells. Certains analystes comme Leo Scheer (Pour en finir avec la société de l'information) sont très sceptiques quant à l'existence présente ou future d'une "société de l'information" et ne voient pas de rupture majeure avec la société industrielle. D'autres considèrent que ce que l'on entend par "société de l'information" n'est qu'une accélération de la société industrielle et préfèrent parler de "société hyper-industrielle". Enfin, il y a convergence chez un certain nombre d'analystes qui considère que l'on est en train de vivre une véritable mutation. Mais la manière dont ces ruptures et mutations sont envisagées diffère selon les auteurs et les arguments technologiques, économiques, politiques, sociologiques, épistémologiques se mêlent pour constituer des théories très singulières et difficilement rapportables les unes aux autres. 17 Bangemann Martin, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in Belgium, EU Information Society Guide, 1996/1997. PAGE 15 Que voulons-nous dire le plus couramment en employant le terme de "société de l'information" ? Le terme "société" fait référence à un système social, économique et politique représentant une communauté humaine. En y adjoignant le qualificatif "de l'information", on signifie une société différente de la "société agraire" ou de la "société industrielle" telles qu'elles sont très souvent nommées mettant ainsi l'emphase sur l'activité économique dominante. Les indicateurs de mesure de cette dominance varient selon le type d'activité. Une économie agraire repose sur une part importante de maind'œuvre agricole et sur une conquête de territoire. L'économie industrielle se caractérise par une conquête d'actifs industriels et repose sur une main d'œuvre d'ingénieurs, d'ouvriers et de robots. Dans une "société de l'information", la création de valeur se ferait par le transfert et la communication d'information. Les hommes ne manipuleraient plus des biens matériels mais des données conceptuelles ou digitales. Ce serait une société où l'immatériel aurait une part dominante dans l'activité de chacun. Les réseaux de communication et les applications multimédias interactives forment l'assise de cette transformation des rapports économiques et sociaux existants. La "société de l'information" se traduirait alors par un nouveau modèle d'organisation et de relations sociales, comme la révolution industrielle a transformé les sociétés agricoles. Contrairement aux autres changements technologiques, le développement et la diffusion rapide des technologies de l'information et de la communication, ainsi que l'émergence des applications multimédias interactives, peuvent toucher tous les secteurs économiques, l'organisation sociale et professionnelle, les services publics, les activités culturelles et sociales. Le concept de "société mondiale de l'information", défini par l'OCDE et le G7, renvoie à celui d'"infrastructure mondiale de l'information", plus spécifiquement utilisé par les Etats-Unis. Ces concepts sont porteurs de deux visions différentes. Certains voient dans le développement de l'"infrastructure mondiale de l'information" (infrastructure physique, services et politique) l'annonce d'une "société mondiale de l'information". D'autres emploient le concept d'"infrastructure mondiale de l'information" pour mettre l'accent sur l'aspect technologique et économique du développement. Le terme "société PAGE 16 mondiale de l'information" est utilisé pour renforcer la dimension sociétale. Le tableau dressé ci-dessous propose une classification des composantes des concepts de la "société mondiale de l'information" et de l'"infrastructure mondiale de l'information" tels qu'ils sont définis par l'OCDE18. Les composantes de la "société mondiale de l'information" et de "l'infrastructure mondiale de l'information" Les équipements de communications (commutateurs, technologies de transmission) Informatique Logiciels Normes Les terminaux connectés aux réseaux et permettant aux utilisateurs d'accéder aux services intégrés Les services (c'est-à-dire l'information, le commerce électronique, les applications et le contenu) offerts sur ces réseaux Les logiciels et interfaces associant les équipements, les terminaux et les applications Le développement de la "société de l'information" se mesure en terme de convergence des technologies, des infrastructures, et au niveau du contenu, des applications et des services. L'économie des technologies de l'information et de la communication se compose à travers trois grandes industries représentées dans le graphique ci-dessous à partir des données Devotech19. 18 OCDE, Vers une société mondiale de l'information, 1997, p.10. Devotech "Développement d'un environnement multimédia en Europe", OCDE, Vers une société mondiale de l'information, 1997, p.18. 19 PAGE 17 Les grandes industries représentatives de la "société de l'information" INDUSTRIE INFORMATIQUE Ordinateurs Logiciels Interfaces INDUSTRIE DES COMMUNICATIONS RTPC Réseaux cablés Réseaux satellites Radiodiffusion Réseaux mobiles INDUSTRIE DU CONTENU Bases de données Services d'information Produits audiovisuels Films Musique Photographie Si tout concourt à une évolution vers une société de plus en plus marquée par l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, celle-ci devrait s’orienter vers une "société de la connaissance" et non de l’information. C’est là une différence de taille. L’objectif ne doit pas se réduire à un brassage plus grand de l’information mais à une plus grande et profonde connaissance des phénomènes socioéconomiques ainsi qu’à une intégration socioculturelle des technologies. C'est pourquoi, cette thèse cherchera à montrer l'importance de construire une "Europe de la connaissance" plutôt que de se limiter à une "société de l'information". D'ailleurs, l'OCDE utilise le terme "d'économie basée sur la connaissance" (KnowledgeBased Economy) depuis 2000. Comme nous le verrons, les Etats-Unis préfèrent le terme "d'économie digitale" (Digital Economy). Ces notions d'"économie basée sur la connaissance" et d'"économie digitale" mettent l'accent sur les biens de production et de services liés aux technologies de l'information et de la communication. Elles seront développées dans le chapitre III de la première partie. Dans un certain nombre de cas, notamment quand le volet économique de la "société de l'information" sera étudié, nous parlerons "d'économie de la connaissance". Ce terme est également celui retenu par l'Union européenne qui s'est fixée l'ambition, au Sommet de Lisbonne en mars 2000, "de devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du PAGE 18 monde"20. La politique de l'Union européenne en matière de la "société de l'information" sera traitée au chapitre I de la seconde partie. On peut trouver des éclairages sur le terme de connaissance chez Platon. Ce dernier oppose la connaissance à l'opinion (doxa), qui repose sur une vision de l'extériorité des faits et des sentiments, sur le monde visible. Rappelons que pour Platon, "premier théoricien de la connaissance"21, l'homme recherche la nature véritable des choses et des êtres ; l'Idée, c'est-à-dire ce que les Dieux ont voulu. Il y a bien là une aspiration au progrès et à l'élévation vers une liberté, voire même une liberté existentielle. Ce terme s'inscrit donc dans l'émergence d'un changement de paradigme, changement de paradigme qui sera analysé sous divers angles dans cette thèse. Comme nous le verrons, ce changement n'est visible qu'à ceux qui conscientisent leurs valeurs c'est-à-dire qui changent de perspective (sortent de la caverne) et regardent par delà les ombres. D'un point de vue plus pragmatique, la connaissance se définit comme la capacité à se mouvoir dans différents champs de représentation, d'y capter, intégrer et diffuser des informations. La connaissance résulte du processus de transformation et de création d'informations. Elle implique l'apprentissage d'un libre arbitre qui permette de transformer et intégrer les informations de façon libre, consciente et indépendante. L'expression de "société de l'information" est à présent très largement utilisée dans le monde occidental. Il s’agit d’une version courante et simplifiée. Elle dénote plutôt une tendance qu’un fait accompli. Le terme définit une "société plus centrée sur l’information"22. Dans le domaine des affaires politiques, et ce depuis les années 1970, la "société de l’information porte en elle une vision de l’avenir et du XXIème siècle"23. 20 "Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000. 21 Lavroff Dmitri Georges, Les grandes étapes de la pensée politique, Dalloz, seconde édition, 1999, p. 47. 22 Kuper Adam et Kuper Jessica (editors), The Social Science Encyclopedia, 1996, p. 410. 23 Idem, Kuper Adam et Kuper Jessica. PAGE 19 Toutefois la notion qui décrit peut-être le mieux la situation actuelle est celle proposée par Manuel Castells qui parle "d’ère de l’information"24. Nous sommes bien dans une ère et non pas encore dans une société. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) révolutionnent nos économies mais la "société de l’information" n’est pas encore en tant que telle érigée et se limite à ce jour à une tendance. Ces notions seront analysées en deuxième partie de cette thèse. Le terme "révolution de l'information" dénote également bien le caractère de rupture. Il porte, en lui, le manque de transparence, de clarté et la confusion de tous ou de la plupart des citoyens. Le terme "révolution" est approprié au sens où il caractérise la nature profonde et violente (déchirante) du changement, la révolution se définissant comme une transformation délibérée, rapide, brutale et radicale d’une société. L'expression "révolution technologique" désigne l’accélération des changements intervenus dans la connaissance scientifique et les applications qui en dérivent25. D'ailleurs, Siegmund Newmann a mis en évidence qu’une révolution se prépare au cours d’une longue période, et qu’en cela, elle représente aussi une "accélération du processus évolutif". Ainsi une révolution est la résultante d’un "ordre de rupture" mais également de "continuité"26. En cela, le terme "révolution" est séduisant mais ne sera utilisé que pour insister sur les caractères de rupture dans le processus du passage à la "société de l’information". Définition de "l'Europe en cours d'élargissement" L'Europe est ici comprise en tant que continent culturel, dans son caractère évolutif dont font partie l'élargissement et l'intégration. L'expression la plus souvent retenue sera celle de "l'avenir de l'Europe". Le terme "Union européenne" sera utilisé pour caractériser la 24 Castells Manuel, L'ère de l'information, trois tomes, Fayard, 1998, Trad.1999. Hermet Guy, Badie Bertrand, Birnbaum Pierre, Braud Philippe, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, p. 251. 26 Neumann Siegmund cité par Chazel François, « Les ruptures révolutionnaires ». Grawitz Madeleine et Leca Jean (sous la direction de), Traité de science politique, volume 2 Les régimes politiques contemporains, 1985. 25 PAGE 20 dimension institutionnelle ou celle de politique publique. L'Europe est ici étudiée en tant que conscience reposant sur des valeurs, des objectifs et des normes. Elle se distingue des institutions européennes qui correspondent, elles, aux moyens politiques et bureaucratiques de la gestion publique. Nous traiterons de l'Europe sous ses deux aspects, peu sous l'aspect national des sociétés européennes. Cette thèse n'a pas pour vocation de chercher à analyser le différentiel entre les pays d'Europe centrale et orientale. L'étude se portera sur cinq d'entre eux : la Slovénie, la République tchèque, la Hongrie et la Pologne. Ces pays, d'après l'Agenda 2000, devaient constituer la première vague d'adhésion à l'Union. Cela a évolué depuis puisque les modalités d'adhésion à l'Union ont changé et que treize pays candidats (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne, Slovaquie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Bulgarie, Roumanie, Chypre, Malte et Turquie) sont tous entrés en phase de négociation. Depuis le Conseil européen de Copenhague du 12 et 13 décembre 2002, l'Union européenne s'est prononcée en faveur à l'entrée de dix pays d'ici 2004 (Slovénie, Slovaquie, Pologne, Hongrie, République tchèque, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malte et Chypre) et de deux pays (la Roumanie et la Bulgarie) d'ici 2007. Parmi ces cinq pays, une attention particulière est consacrée à la Pologne, qui au fil des recherches est apparue comme un cas à part. La Pologne se distingue des autres pays candidats de la première vague à plusieurs titres. C'est le plus grand territoire avec ses 312 000 km2. Sa population est de 39 millions d'habitants ce qui représente presque le double de la somme des quatre autres. Son histoire est riche en invasions germaniques et russes. Le gouvernement polonais ne manque aucune occasion pour exprimer sa singularité dans le cadre des négociations d'adhésion au sein de l'Union européenne. Enfin, l'analyse des valeurs renforce le caractère d'exception de la Pologne qui sera développé dans la seconde partie de cette thèse. La carte géographique figurant en annexe permet de situer ces pays. A noter la petitesse de la population de la Slovénie, 1.9 millions d'habitants et de celle de l'Estonie, 1.6 millions d'habitants. La République tchèque et la Hongrie ont à peu près le même nombre d'habitants soit respectivement 10.3 et 10.4 millions. PAGE 21 Le tableau du PIB par tête en terme de parité de pouvoir d'achat pour l'année 1995 offre une étude comparée des cinq pays candidats étudiés par rapport à dix états membres de l'Union et à la deuxième vague de pays candidats27. On note l'empreinte géoéconomique des cinq pays étudiés. Plus on va à l'Est, plus le PIB par tête diminue. PIB par tête en terme de pouvoir d'achat (1995) Pays Moyenne de l'Union européenne Etats membres Luxembourg Danemark Allemagne France Italie Grande-Bretagne Espagne Portugal Grèce En % de la moyenne de l'Union européenne 100 Pays candidats, première vague Slovénie République tchèque Hongrie Pologne Estonie Pays candidats, seconde vague Slovaquie Lituanie Bulgarie Roumanie Lettonie Ecu par tête d'habitant 17,260 169 116 110 107 103 96 77 67 66 29,140 19,960 19,070 18,520 17,770 16,580 13,230 11,620 11,320 59 55 37 31 23 10,110 9,410 6,310 5,320 3,920 41 24 24 23 18 7,120 4,130 4,210 4,060 3,160 Agenda 2000, Union européenne Ce travail n'aborde pas la question de l'ancienne Yougoslavie ni des pays tels que la Roumanie et la Bulgarie. Il n'aborde pas non plus l'élargissement potentiel à Malte ou à la Turquie. 27 Tableau repris de : The Long Term Implications of EU Enlargement: the Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies and the Forward Studies Unit of the European Commission, 1999, p. 95. PAGE 22 Les relations Europe-Russie ne font pas l'objet d'une étude dans cette thèse28. La Russie est seulement étudiée en terme d'impact possible sur la construction de l'Europe d'ici 2020. Pourquoi la grande Europe ? Car l'élargissement paraît être un acquis, une décision politique incontournable. La question depuis le début des années 1990 ne semble pas être de savoir si l'on doit ou non intégrer les pays d'Europe centrale et orientale mais plutôt à quelle échéance et sous quelle forme ? Ce travail cherche à révéler les problématiques et les opportunités et à offrir une nouvelle façon d'appréhender l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale. Il propose enfin de partir des systèmes de valeurs des pays candidats pour faciliter leur programme d'intégration au sein de l'Union européenne. SECTION 4 : LA QUESTION DES VALEURS Au fil de ce travail de recherche, la question de l'identité de l'Europe n'est apparue que partiellement quantitative (territoire, PNB…) et essentiellement qualitative (position géostratégique, culture, langues, ethnies…). Les dimensions très qualitatives de l'identité européenne se cristallisent dans la question : Y a-t-il des valeurs singulières à l'Europe ? L'analyse des valeurs occidentales, ouest-européennes et est-européennes prend une place centrale dans cette thèse. D'une part, l'évolution de nos valeurs, la superposition de valeurs traditionnelles, modernes et postmodernes sont la manifestation d'une complexité croissante. De l'autre, comme dans tout système complexe, elles peuvent faire émerger de nouveaux concepts ; elles sont aussi l'affirmation de nouvelles formes d'organisation. 28 L'auteur de cette thèse parle russe couramment et travaille avec la Russie depuis quinze ans. Mémoire de maîtrise de géopolitique, "Les problèmes géostratégiques et géopolitiques de la république de Russie" sous la direction de Jacques Soppelsa; mémoire de DEA, "La politique européenne de la Russie, juin 1990-juin1991" sous la direction d'Hélène Carrère d'Encausse et d'Anne de Tinguy; mémoires de Magistère de relations internationales, "le pouvoir politique dans l'URSS de Gorbatchev : statocratie ou Etat-parti?", "La politique européenne de la Russie, mai 1990-mars 1992". PAGE 23 Lorsque nous parlons de "nouvelles" valeurs, nous ne remettons bien évidemment pas en cause l'antériorité des valeurs, mais cherchons à mettre l'accent sur les valeurs porteuses de nouvelles formes d'appartenance identitaires et culturelles. Ces valeurs sont le signe d'une évolution des cultures ; elles sont la preuve de l'émergence d'une nouvelle culture. Ce qui est porteur de sens, c'est leur effet et non leur fin. En cela, on peut voir en elles, comme le souligne Gilles Deleuze, une forme de "spiritualisme renaissant", et non pas un cadre normatif et dogmatique. Brian Hall, chercheur et prêtre anglican, offre une définition du mot valeur à laquelle j'adhère : "les valeurs sont les idéaux qui donnent une signification (un sens) à notre vie, qui se reflètent dans les priorités que nous choisissons, et dans les actes que nous menons de façon consistante et répétée"29. Etant donné que la conscientisation des valeurs est source de savoir, celle-ci est reliée à la compréhension de la réalité qu'un individu se fait. Une des théories de Brian Hall est que "nos valeurs sont nos idéaux dans la vie et nos priorités dans nos comportements"30. La liste des 125 valeurs humaines et universelles et leurs définitions sont jointes en annexe. Dans la phase expérimentale des questionnaires sur les valeurs, Brian Hall se rendit compte que les valeurs de chacun évoluent en fonction du degré de conscientisation et de changement des priorités. Chaque individu est défini par un nuage de valeurs dans lequel une dizaine de valeurs prioritaires émergent comme valeurs clés pour l'individu au moment du questionnaire. Il n'y a pas de bonnes et mauvaises valeurs ; il ne s'agit pas de jugement de valeurs. Nos valeurs représentent notre vision du monde et notre conscience. Brian Hall distingue quatre phases de conscience. Chaque phase est une forme de représentation du monde à laquelle est associé un groupe de valeurs. Ces quatre phases sont la survie, l'appartenance, l'émancipation et l'interdépendance. Les travaux de Ronald Inglehart sont moins originaux mais plus accessibles que ceux de Brian Hall. Inglehart, professeur à l'Université de Michigan aux Etats-Unis, analyse les enquêtes des valeurs mondiales (World Values Survey) et anime un réseau mondial d'enquêteurs. Les enquêtes prennent en compte 43 pays. Les valeurs européennes 29 30 Traduit de l'anglais, Hall Brian, Values Shift, Twin Lights Publishers, 1994, p. 21. Idem, p. 31. PAGE 24 mesurées par les enquêtes d'Euro-baromètre sont prises en compte depuis 1970. Pour les autres pays, les enquêtes datent de 1981 et 1990. L'analyse de Inglehart l'amène à la conclusion que le monde dans son ensemble vit un "changement culturel" qui se manifeste par une "évolution des valeurs matérialistes vers des valeurs postmodernes"31. SECTION 5 : LES SOURCES D’INFORMATION Malgré l’ampleur du domaine auquel notre sujet est relié ("société de l’information et élargissement en Europe"), nous nous sommes focalisés sur la documentation ayant trait à ces deux thèmes tout en faisant appel au croisement avec d'autres sources telles que l'économie, la sociologie et l'épistémologie. A cela, il faut ajouter le complément apporté par la littérature dans le domaine de la prospective et des technologies, à moindres égards du management. Le recours à certains éclairages philosophiques classiques, modernes et postmodernes a donné un angle plus large et plus profond à l'étude de ce sujet. Dans l’ensemble les thèmes liés à la "révolution de l’information" ne sont pas encore très développés dans les travaux de science politique. A ce titre, le colloque "Le réseau dans la science politique" organisé par le département de Science politique de l’université Paris I Panthéon- Sorbonne en juin 2001 fait figure d'avant-garde. Par contre, les essais politiques en matière d'évolution de nos sociétés et des relations internationales sont très nombreux. Nous n'avons pu retenir ici qu'une sélection non exhaustive d'ouvrages. Une source majeure d'influence de cette thèse, qui aura servi de repère et de référence, est celle de Manuel Castells intitulée L'ère de l'information. Ce travail académique est conséquent et surtout récent. Il constitue une contribution importante aux théories de la "société de l'information" notamment à la conception théorique de l'information en tant que "mode informationnel de développement" pour reprendre la classification proposée 31 Inglehart Ronald, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic and Political Change in 43 societies, Princeton University Press, 1997. PAGE 25 par Frank Webster32. Manuel Castells propose une vision qui rompt avec l'ethnocentrisme en proposant des analyses géographiques et internationales très pertinentes et opératoires. Il a, par ailleurs, conseillé la Commission européenne sur les questions de "société de l'information", ce qui lui donne également une expérience pratique et une connaissance de l'Europe. Les sources de cette thèse comprennent un certain nombre d’informations officielles notamment de la Commission européenne mais également des sources diversifiées permettant une vue d’ensemble des particularismes et spécificités nationales. On remarquera cependant une prégnance des études anglo-saxonnes qui s'explique par l'importance de la recherche en sciences sociales aux Etats-Unis, par celle du sujet de la "société de l'information" considéré comme majeur aux Etats-Unis et par la domination très particulière des Etats-Unis dans le domaine des bases de données et des créations de contenu. A cela Georges Lavau ajoute dans la préface du livre de Bertrand Badie Le développement politique "alors qu'outre-Atltantique une masse considérable de livres, d'articles et de colloques ont été consacrés depuis la fin des années 50 au "développement" et à la "modernisation" politiques, la science politique-et même la sociologie politique-françaises ont relativement peu utilisé ces concepts. On pourrait même dire que le thème apparenté du "changement politique" n'a pas été un thème central de la science politique française, au moins jusqu'à une date assez récente"33. Par ailleurs, comme le souligne Daniel Durand, le grand mouvement de la systémique (concept clé de cette thèse décrit plus loin) s'est développé aux Etats-Unis, pays particulièrement pragmatique, ce qui correspond peut-être à un "besoin de disposer d'outil conceptuel nouveau, capable de résoudre des problèmes complexes"34. Enfin, il faut noter la place toute particulière que tient la Rand Corporation dans la genèse du concept et dans le développement des technologies qui lui sont reliées. En effet, la Rand Corporation est à l'origine de la pensée stratégique qui donne naissance à 32 Webster Frank, Theories of the Information Society, 2002 (second edition), p. 97-123. Badie Bertrand, Le développement politique, Economica, 1994. 34 Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit. 2002, p. 6. 33 PAGE 26 l'Internet ainsi qu'au développement d'une politique publique, militaire et civile pour la "société de l'information". A cela, il faut ajouter l'expérience de l'auteur de cette thèse qui depuis ces trois dernières années, a séjourné plusieurs fois en Californie et sur la côte Est des Etats-Unis dans le but de collecter des travaux et qui a rencontré un nombre conséquent d’experts dans le domaine. Une trentaine d'entretiens ont été menés dans le cadre de cette thèse, dont près d'un tiers aux Etats-Unis, un tiers en Europe (essentiellement à la Commission européenne et à Londres) et le reste en France. Une liste exhaustive figure en bibliographie. En ce qui concerne les données quantitatives sur les pays d’Europe centrale et orientale, les sources d'information déjà consolidées au niveau pan-européen ont été privilégiées, ce qui a amené à favoriser les sources de la Commission européenne et celles de l'OCDE. Une source d'information variée et de très grande qualité a été trouvée au sein de l'ancienne Cellule de prospective de la Commission européenne et du Programme de Recherche Conjoint de la Commission européenne. La Convention sur l'avenir de l'Europe, lancée au début de l'année 2002, a en outre légitimé un certain nombre d'analyses de prospective et a offert une source de discours des pays candidats. L’accès à certaines sources non publiques aura également été très précieux. En cela, l'auteur de cette thèse doit beaucoup à son activité professionnelle passée et présente qui lui aura permis de collecter des informations pendant près de dix ans : en tant que conseiller auprès du ministère des privatisations polonais et de ses activités de conseil en Russie et à Londres auprès de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), ensuite en tant que consultante auprès de la Commission européenne. PAGE 27 SECTION 6 : POSITIONNEMENT PHILOSOPHIQUE ET HERITAGE INTELLECTUEL Positionnement philosophique Gilles Deleuze, dans son analyse des Présocratiques, de Spinoza et de Nietzsche est à retenir comme principale source d'influence philosophique de la démarche de cette thèse. Pour John Lechte, Deleuze appartient au courant de "pensée post-structuraliste". Il donne une nouvelle vie à l'œuvre de Spinoza et de Nietzsche. Deleuze est plus qu'un historien critique de la philosophie, il est aussi un penseur original, caractérisé par cette célèbre formule de Foucault "un jour, peut-être, ce siècle sera deleuzien". Il rompt avec le courant existentialiste étouffé parfois sous le poids de la négativité et offre une nouvelle dimension au courant post-moderne, celle de l'"affirmation de l'affirmation"35. La philosophie de Deleuze est essentielle à deux titres pour cette thèse. Tout d'abord, parce que l'idée du sens est conçue, comme chez Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, comme "effet produit par une certaine machinerie"36. Deleuze explicite très clairement l'hypothèse principale de cette thèse. Celle-ci est importante et ne saurait être détournée de sa finalité. Pour l'auteur, "la notion de sens peut être le refuge d'un spiritualisme renaissant : ce que l'on appelle parfois "herméneutique" (représentation) a pris le relais de ce que l'on appelait après la guerre "axiologie". (…) Chez Nietzsche, chez Freud, la notion de sens n'est pas du tout un réservoir, ni un principe ou une origine, ni même une fin ; c'est un "effet", un effet produit, et dont il faut découvrir les lois de production"37. Deuxièmement, la philosophie de Deleuze est essentielle en ce qu'elle propose une alternative au schisme Dieu-Homme. Ce qu'on est en train de découvrir, actuellement, dit Deleuze, c'est un "monde très foisonnant fait d'individuations impersonnelles ou même de singularités pré-individuelles (c'est cela, le "ni Dieu, ni homme", dont parle 35 Kunzmann Peter, Burkard Franz-Peter et Wiedmann Franz, Atlas de la philosophie, Libraire Française pour la traduction française, 1993, p. 237. 36 Deleuze Gilles, L'île déserte et autres textes, Les Editions de Minuit, 2002, p. 190. 37 Idem, Deleuze Gilles, p. 189. PAGE 28 Nietzsche, c'est cela l'anarchie couronnée)". C'est ce qui lui vaut de relever l'expression de Spinoza : "l'homme expérimente l'éternité c'est-à-dire l'immortalité de l'âme"38. Ainsi lorsque nous parlerons d'individuation, nous ne concevons pas celle-ci dans un cadre fermé ; la singularité n'étant pas enfermée dans l'individu. C'est pourquoi, pour Deleuze, la révolution est dans une nouvelle conception de pensée, dans les modes de penser, dans ce que signifie penser. Nous ne cherchons pas dans cette thèse à dénoncer les erreurs et les forces du changement actuel, dont la "révolution de l'information" est un des éléments symptôme et signifiant, mais à comprendre en quoi ce changement participe à une révolution de la connaissance et de la pensée, et rompt en cela avec le passé. S'agit-il d'une "crise spirituelle"39 selon l'expression de Teilhard de Chardin ? Teilhard de Chardin constitue également une source d'inspiration philosophique par l'étude qu'il fait de la "place de l'homme dans la Nature". A priori d'un tout autre point de vue que celui de Deleuze, on retrouve chez lui des thèmes d'études communs. Par exemple, on peut voir un point commun entre l'individuation impersonnelle dont parle Gilles Deleuze et la définition de l'Homme par Teilhard de Chardin : "L'Homme, ce sur quoi, et en quoi, l'Univers s'enroule"40. Les deux conceptions de l'homme se rejoignent dans l'expérimentation métaphysique de Dieu, et ce, malgré leur appartenance philosophique et spirituelle différente, voire à l'opposé ; le premier étant reconnu comme athée tandis que le second est père religieux. Leurs analyses se rapprochent en ce que Deleuze consacre dans l'impersonnalité, un renouveau de la spiritualité, alors que Teilhard de Chardin fait de la "matière, la matrice de l'esprit" ("Il a fallu la Matière pour que, sur cette terre, pût apparaître l'esprit"41). Ainsi les deux philosophes se rejoignent dans ce que, pour le premier, l'idée de sens est effet, tandis que pour le second, la matrice de l'esprit est support et non principe. Deuxièmement, Teilhard de Chardin appréhende de façon limpide le concept d'altérité. Il distingue la notion d'individualité et celle de personnalité : "pour être pleinement 38 Spinoza, Pensées métaphysiques, Editions Flammarion, 1964, "Démonstration de l'immortalité de l'âme", p. 386. 39 Teilhard de Chardin, Etre plus, Editions du Seuil, 1968. 40 Teilhard de Chardin, La place de l'homme dans la Nature, Editions Albin Michel, 1956, Edit. 1996, p. 123. 41 Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, Editions du Seuil, 1961, p. 113. PAGE 29 nous-mêmes, c'est en direction inverse, c'est dans le sens d'une convergence avec tout le reste, c'est vers l'Autre qu'il nous faut avancer"42. Le comble de l'originalité, de la singularité de l'homme, n'est pas son individualité mais sa personne, qu'il trouve en s'unissant aux autres ("Pas d'esprit sans synthèse"). C'est là, nous semble-t-il, la conception que nous nous faisons de l'intégration des européens de l'Est au sein de l'Europe. Ce n'est pas dans le rejet de l'autre que l'on s'unit, mais en reconnaissant sa singularité. Troisièmement, Teilhard de Chardin nous marque par son analyse de l'évolution de l'Univers et plus précisément par ce qu'il appelle la "noosphère". Sous l'effet de la réflexion, la noosphère tend à se constituer en un seul système clos. La noosphère est cette "collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de superconscience, la Terre non seulement se couvrant de grains de pensée par myriades, mais s'enveloppant d'une seule enveloppe pensante, jusqu'à ne plus former fonctionnellement qu'un seul vaste Grain de Pensée, à l'échelle sidérale. La pluralité des réflexions individuelles se groupant et se renforçant dans l'acte d'une seule Réflexion unanime"43. Cette idée de "réflexion unanime" et de conscientisation nous paraît essentielle. Nous n'aurons de cesse d'insister tout au long de cette thèse sur la nécessité de penser et vivre en interdépendance. Le progrès humain, pour ne pas dire l'évolution humaine, passe par une conscientisation de l'homme aux problèmes de son temps. Le développement d'une nouvelle conception de la pensée est l'enjeu, peut-être même l'essence, du changement que nous vivons actuellement. C'est pourquoi le terme connaissance est plus approprié que celui d'information, la connaissance présupposant un certain degré de conscience. L'œuvre de Teilhard de Chardin apparaît aujourd'hui extraordinairement pertinente du fait du développement d'Internet qui donne à sa représentation, de la "noosphère" une dimension visionnaire. La Rand Corporation y fait directement référence dans l'ouvrage de David Ronfeldt et John Aquilla The Emergence of Noopolitik ("L'émergence de la noopolitique"). Dans ce sens, Teilhard de Chardin peut être considéré comme un des premiers théoriciens de l'utopie de la "société de l'information". 42 43 Idem, Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, p. 195. Ibid, Teilhard de Chardin, Hymne à l'Univers, p. 203. PAGE 30 Sources intellectuelles et politiques Les deux penseurs principaux dans lesquels l'auteur se retrouve et salue l'héritage intellectuel et politique sont Vaclav Havel et Denis de Rougemont. Par ailleurs, en tant que théoricien systémique, c'est Edgar Morin qui offre une base conceptuelle essentielle à la théorie de la connaissance. Vaclav Havel parce qu'il incarne le penseur du XXIème siècle en ce qu'il représente la somme d'un Tout : penseur, artiste et homme d'action (dissident puis homme politique). Une grande place dans cette thèse est donnée à l'étude de ses écrits politiques car ils contribuent, de façon majeure, au débat sur l'élargissement des pays d'Europe centrale et orientale mais aussi, et surtout, à la réflexion sur le changement actuel. Vaclav Havel incarne en quelque sorte l'idéal de ce qu'un est-européen, homme d'Etat et penseur postmoderne peut apporter à l'Europe. Certaines idées méritent d'être retenues parmi lesquelles le concept de "conscience planétaire", la place de l'homme dans la nature, la nécessité de prendre en compte les valeurs et de donner du sens à un projet ou une action mais aussi sa conception de l'Europe en interdépendance avec les Etats-Unis et le reste du monde. Le littéraire passionné et les idées de l'Européen convaincu caractérisent Denis de Rougemont. Tout d'abord à travers son livre L'amour et l'Occident, par la suite, à travers ses deux tomes Ecrits sur l'Europe. Bien que Suisse, son appartenance européenne fait figure de symbole pour les Européens de l'Est aujourd'hui. Ses écrits sont remarquables d'intelligence et de lucidité. Son œuvre ne fera pas l'objet d'étude en tant que telle mais certaines de ses pensées seront citées à plusieurs reprises. Edgar Morin est une référence en tant qu'auteur de systémique. Ses écrits sont des apports majeurs à la systémique, moins à la compréhension de l'Europe même si son livre Penser l'Europe est fort intéressant. Son travail sur la connaissance ou plus exactement sur la "connaissance de la connaissance" est une pierre importante à la recherche systémique. Son analyse riche en concepts sera utile pour expliciter les volets théoriques et philosophiques de la théorie de la connaissance et de la complexité. Sa PAGE 31 contribution est particulièrement majeure dans l'appréhension d'une nouvelle civilisation en émergence. SECTION 7 : CADRE D'ANALYSE ET METHODES Structuralisme Le structuralisme trouve son origine, en autres, dans la méthode d'analyse du langage inaugurée par Ferdinand de Saussure en 1916 dans son Cours de linguistique générale, et par l'Ecole de Moscou et l'école de Prague. Par la suite, on aura coutume d'associer au structuralisme, en France, des sociologues anthropologues comme Claude Levi-Strauss, des psychanalystes comme J.Lacan, des philosophes comme Michel Foucault et L.Althusser, des critiques littéraires comme Roland Barthes. Au structuralisme linguistique incarné par Saussure et au structuralisme anthropologique incarné par LeviStrauss, on peut ajouter le structuralisme psychologique incarné par Jean Piaget. La méthode structuraliste postule qu'il est possible de rapprocher des systèmes non pas malgré leurs différences mais à cause de celles-ci ; ce qui permet, par exemple, la communication d'une culture avec une autre. Le structuralisme implique la pluralité des ensembles ; la structure permettant de faire apparaître des ensembles différents comme des variantes les unes des autres. Le structuralisme prétend alors expliciter la règle de variation qui permet de passer d'un ensemble organisé à un autre. On reproche parfois au structuralisme de "résoudre le problème des rapports que nous sentons complexes entre les notions de forme, système, totalité, en les supprimant, c'està-dire en confondant toutes ces notions"44. Il s'agit ici plus d'une démarche que d'une théorie, qui rejoint la "définition intentionnelle" de Raymond Boudon c'est-à-dire celle 44 Lefebvre Henri, Le language et la société (1966), cité par Madeleine Grawitz, Méthodes des sciences sociales, Editions Dalloz, 2001, p. 433. PAGE 32 qui insiste sur le caractère interdépendant de la structure par opposition à la "qualification de l'objet structurel" qu'il nomme "définition effective"45. On peut donc ici retenir que l'approche structuraliste vise à insister sur des points qui passeraient pour invisibles du fait de la complexité des éléments à prendre en compte, et ce, dans le but d'éclairer une certaine représentation du monde. D'ailleurs cette dernière définition se rapproche de celle que donne Jean Piaget de la notion de structure : "système de transformations qui comporte des lois en tant que système et qui conserve ou s'enrichit, par le jeu même de ses transformations (…)"46. Même si cette thèse ne se définit pas selon les sous-systèmes structuro-fonctionnalistes décrits plus haut, elle se nourrit du courant structuraliste. Systémique Ce travail de recherche adopte une approche systémique avec l'objectif de mieux transcrire et d'analyser la complexité d’aujourd’hui. Cette approche peut être qualifiée de systémique en ce qu'elle cherche à prendre en compte une variété d’éléments en interaction ainsi que différents niveaux de complexité. La systémique se définit comme "l'analyse qui envisage les éléments d'une confrontation complexe, les faits (notamment les faits économiques), non pas isolément mais globalement, en tant que parties intégrantes d'un ensemble dont les différents composants sont dans une relation de dépendance réciproque"47. Pour Edgar Morin, la particularité de la "pensée complexe" est qu'elle cherche à "relier, contextualiser" mais en même temps à "reconnaître le singulier, l'individuel, le concret"48. Sept principes guident la pensée complexe parmi eux le principe systémique. Le principe systémique ou organisationnel lie la "connaissance des parties" à la "connaissance du tout". Le principe de Pascal de ses Pensées aide à concevoir cette idée : "Toute chose étant aidée 45 Raymond Boudon, A quoi sert la notion de structure? (1968), cité par Grawitz Madeleine, Idem, p. 428. 46 Piaget Jean, Etudes sociologiques, Droz, 1955, cité par Grawitz Madeleine, Ibid, p. 428. 47 Nouveau Larousse Encyclopédique, dictionnaire en deux volumes, 1994, Edit. 2001, p. 1504. 48 Morin Edgar, Le Moigne Jean-Louis, L'intelligence de la complexité, L'Harmattan, 1999, p. 258. PAGE 33 et aidante, causée et causante, je tiens pour impossible de connaître le tout sans connaître les parties et de connaître les parties sans connaître le tout". Pour Morin, la notion d'organisation comprend "les interactions entre les parties qui rétroagissent entre elles sur le tout". Chaque auteur de systémique met l'accent sur différents aspects de celle-ci. Pour Saussure, précurseur dans le domaine, "le système est une totalité organisée, faite d'éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de leur place dans cette totalité"49. Pour Jacques Lesourne, la systémique est l'étude des systèmes en tant qu'"ensemble d'éléments liés par un ensemble de relations"50. Joël de Rosnay, scientifique et auteur du livre Le macroscope définit la systémique comme "une nouvelle méthodologie permettant d’organiser les connaissances en vue d’une plus grande efficacité de l’action"51. "Si la méthode analytique consiste à découper la complexité en éléments distincts" ajoute-t-il, "la méthode systémique relie le tout à partir de ses éléments en tenant compte du jeu de leurs interdépendances et de leur évolution dans le temps"52. Daniel Durand distingue trois apports majeurs à la systémique : le structuralisme, la cybernétique et la théorie de l'information. C'est bien pourquoi l'usage de la systémique est un élément essentiel de la construction de ce doctorat. Dans l'information, on différencie le niveau technique, le niveau sémantique et le niveau de l'efficacité qui fait intervenir le pouvoir de communication. C'est bien évidemment dans le troisième niveau, celui du champ social et économique que s'inscrit cette thèse. L'information est donc un concept charnière aux systèmes, qu'ils soient physiques, biologiques ou anthropo-sociaux. Elle joue un rôle essentiel dans leur auto-organisation. Pour Armand Mattelart, "l'ambition du systémisme est de penser la globalité, les interactions entre les éléments plutôt que les causalités, d'appréhender la complexité des systèmes comme des ensembles dynamiques aux relations multiples et changeantes"53. 49 Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit. 1990, p. 7. Durand Daniel, op.cit. 51 de Rosnay Joël, Le macroscope, vers une vision globale, Editions du Seuil, 1975. 52 Idem, de Rosnay Joël. 53 Mattelart Armand, Histoire des théories de la communication, La découverte, 1995, 1997, p.34. 50 PAGE 34 Comme Simon Nora et Alain Minc, nous pensons que "la méthode systémique rend mieux compte d'une société multipolaire (…)"54. Cette thèse n'a pas pour vocation de cultiver la dialectique des causalités mais de fournir une analyse systémique qui sorte du cercle vicieux tel que le décrit Edgar Morin : "nous sommes de nouveau dans la boucle des causalités : la réforme de pensée nécessite une réforme des institutions qui nécessite elle-même une réforme de pensée. Il s'agit de transformer ce cercle vicieux en circuit productif"55. Pour lui la systémique constitue une "unité globale organisée d'interrelations entre éléments, actions ou individus"56. Les modèles prospectifs peuvent constituer des outils de l'analyse systémique. La prospective systémique connaît un essor important dans les années 1970 grâce en particulier aux activités de sensibilisation du Club de Rome. La démarche prospective systémique vise à mettre en évidence les facteurs clés qui conditionnent l'évolution du système (ou tendances lourdes des changements en cours) en les distinguant des phénomènes conjoncturels. La prospective systémique est également associée aux scénarios visant à déployer un certain nombre d'hypothèses et à déterminer ensuite comment le système devrait évoluer. Cette thèse tente de s'inscrire dans le mode de la "pensée complexe" à deux titres : tout d'abord, par la conception générale du monde des systèmes qui nous entourent, mais aussi par l'utilisation d'outils d'analyse systémique tels que les scénarios. Prospective Il a fallu attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour que l'on donne un nom particulier à ce regard sur l'avenir que l'on appellera prospective (de l'anglais future studies). Même si le terme semble avoir été utilisé pour la première fois pas Gaston 54 Nora Simon et Minc Alain, L’informatisation de la société : rapport à M. le Président de la république française, La documentation française, 1978, p. 120. 55 Morin Edgar, "Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l'Université", sur son site web personnel. 56 Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, Edit.1990, p. 8. PAGE 35 Berger, c'est aux Etats-Unis que la prospective a acquis ses lettres de noblesse. Depuis, elle est, en autre, pratiquée en Europe et au Japon. Michel Godet, qui a conduit un travail méthodologique visant à donner un cadre formel "à la française", définit la prospective comme "le regard sur l'avenir destiné à éclairer l'action présente"57. Pour lui la prospective présente six caractéristiques essentielles : vision longue, globalité, volontarisme, rationalité, prise en compte d'éléments qualitatifs autant que de données chiffrées, pluralité des futurs possibles. L'objectif est ici d'"éclairer l'action présente" pour reprendre l'expression de Michel Godet et de mettre en exergue les facteurs déterminants pour l'avenir de l'Europe à travers le thème du passage à la "société de l'information". Deux types d'éclairage sont proposés : un à long terme à travers les grandes tendances mondiales à l'horizon de 2050 en première partie de cette thèse ; l'autre à moyen terme, axé sur les scénarios à 2010 2020 de différents instituts de recherche proposés en troisième partie. La projection dans le futur constitue une démarche constructiviste et positive qui allie idéalisme et pragmatisme. Elle rejoint pour beaucoup la démarche géopolitique en ce qu'elle essaye de dégager des éléments structurants à partir d'une certaine grille de représentation. Elles cherchent à leur façon à mieux appréhender un ensemble de variables, parfois contradictoires, pour éclairer une certaine vision du monde. L'étude des pays d'Europe centrale et orientale renforce la pertinence de l'analyse géopolitique. En cela, la démarche géopolitique est proche de celle de la prospective. Nous partons du constat qu'une révolution est en cours, la "révolution de l'information", mais que celle-ci peut conduire à différents scénarios sur l'avenir de ce continent. La troisième partie de notre thèse n'a pas vocation à imaginer l'Europe (dans sa finalité) à 2020 mais à mesurer les impacts possibles de la politique européenne dans les années à venir. Ces impacts se mesurent en terme de : risques exogènes à l'Europe qui reprennent les points clés de notre première partie, facteurs de variabilité dans le processus 57 Hatem Fabrice, Introduction à la prospective, Economica, 1996, p. 7. PAGE 36 d'élargissement et scénarios noirs dans la mise en place de la politique en matière de "société de l'information". SECTION 8 : PLAN ET CONCLUSION Cette thèse repose sur l'analyse de savoirs académiques comme sur les diverses expériences acquises par son auteur. L'intérêt de ce travail ne réside pas tant dans les thèmes de départ ("Europe", "société de l'information", "valeurs") dorénavant classiques et bien documentés, mais dans la façon de délimiter le sujet en les croisant de façon singulière. Nous avons cherché ici à montrer que les transformations politiques et économiques concourant au développement de la "société de l'information" peuvent créer les conditions, facteurs et agents favorables à un élargissement réussi de l'Europe. Cependant, la "révolution de l'information" ne doit pas être comprise dans le sens qui lui est donné en Europe ou aux Etats-Unis par les institutions politiques. L'analyse des politiques publiques occidentales montre que la "société de l'information" se résume en grande partie au secteur des technologies de l'information et de la communication (TIC). Autrement dit, nous souhaitons montrer que la "révolution de l'information" implique un changement de perspective : c'est la connaissance en tant que mode de développement, et non le secteur des TIC, qui constitue une opportunité pour l'Europe à laquelle les pays candidats peuvent être associés. La thèse que nous entendons défendre dans les pages qui suivent, est que la connaissance en tant que mode de développement nécessite une reconnaissance de l'évolution des mentalités, une construction d'un nouveau modèle politique économique au-delà du modèle actuel néo-libéral, une modernisation des institutions politiques et des systèmes éducatifs de l'Europe. Elle permettra, en outre, de favoriser une dynamique d'intégration du système européen aux pays d'Europe centrale et orientale. Plan PAGE 37 Le plan de cette thèse est construit en trois parties. Une première porte sur les grandes tendances dans lesquelles s'inscrit l'Europe. Une seconde partie est consacrée à la "société de l'information" et à la politique européenne dans ce domaine. Une troisième partie plus prospective mesure les impacts de l'élargissement et de la politique européenne de la "société de l'information" et dégage des scénarios sur l'avenir de l'Europe. La première partie est consacrée à l'étude de la position de l’Europe dans le contexte mondial de passage à l’ère de l’information. A travers les grandes tendances du futur et les facteurs structurants, il est montré en quoi la politique européenne s’inscrit dans un cadre global et de plus en plus interdépendant. La mutation technologique engendrée par les technologies de l'information et de la communication est analysée ainsi que ses impacts économiques et sociaux. Nous cherchons à mettre en évidence que la "révolution de l'information" prend source et produit à la fois de profondes mutations au niveau des systèmes politiques et économiques. Des évolutions au niveau socio-culturel sont identifiées. A la fin de cette première partie, nous répondrons aux questions suivantes : quelles sont les forces et les faiblesses de l'Europe ? Peut-on parler de déclin ou de renouveau de l'Europe ? La seconde partie propose une analyse critique de la politique européenne en matière de "société de l'information", après avoir établi une classification mondiale des politiques publiques. Elle est suivie d'une étude des origines de la pensée en matière de "société de l'information" à travers une sélection de travaux d'auteurs académiques et de prospectivistes. Nous chercherons à répondre aux questions suivantes : Quelle est la position des pays d'Europe centrale et orientale (PECOS) en matière de "société de l'information" ? En quoi les valeurs des Européens de l'Est divergent-elles ou convergent-elles avec celle des Européens de l'Ouest ? Comment interpréter le changement de valeurs ? La troisième partie propose différents scénarios d'évolution après avoir mesuré l'impact de l'élargissement sur le futur de l'Europe. Des risques systémiques puis des "scénarios noirs" liés à l'élargissement et à la "société de l'information" sont proposés. La troisième PAGE 38 partie se termine par une réflexion sur l'opportunité que constitue l'élargissement dans le cadre de la construction d'une Europe de la connaissance. Nous chercherons à répondre aux questions suivantes : quelles sont les implications sur l'avenir de l'Europe que les scénarios nous font entrevoir ? Quelles peuvent être les bases du nouveau projet économique et politique de l'Europe ? Conclusion Pour conclure, nous insisterons sur la nécessité d’élargir l’Europe tout en créant un système politique et économique nouveau qui dynamise la compétitivité européenne. Ce nouveau système politique et économique est essentiel pour que le "fossé numérique", "l'inégalité devant l'information" et le "mur de la connaissance" ne remplacent pas celui de Berlin en créant une société déchirée dans ses valeurs et dans son projet. Au fond, cette thèse souligne la nécessité d'une révolution des consciences en Europe. Le processus européen doit se réinventer sur des valeurs partagées. La définition d’un nouveau projet politique et économique est essentielle. PAGE 39 PREMIERE PARTIE LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE DE L'EUROPE PAGE 40 INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE L'objectif de cette première partie est de présenter un panorama des tendances du futur en mettant en exergue les facteurs majeurs de rupture et d'évolution. Cette peinture du monde au début du troisième millénaire n'a pas pour but d'être exhaustive. Comme il a été signalé dans l'introduction générale, cette thèse s'inscrit dans une démarche de politique économique. Nous souscrivons à la vision de Niklas Luhmann pour qui la "politique n'est pas déterminée en tant qu'Etat mais en rapport avec l'Etat"58. Le champ du politique ne se limitera pas aux institutions mais il sera proposé une conception plus large des acteurs au titre desquels seront ajoutées les entreprises multinationales et la société civile. Nous appellerons cette relation tripartite la "triade des acteurs". Leurs formes d'organisation et leur expression politique sont très différentes les unes des autres. Elles forment ce que Niklas Luhmann appelle des "sous-systèmes sociaux" et participent en cela à la "différenciation fonctionnelle" de la société59. Notre approche se distance de la théorie orthodoxe-marxiste, qui conçoit "l'économie capitaliste comme dominante et l'Etat comme simple instrument d'exécution au service des capitalistes" mais aussi des théories de l'Etat-providence qui voient au contraire la tâche de la politique dans la régulation de l'économie60. Elle se distance également de la théorie ultra-libérale consistant à déroger à l'acte régulateur de la "main invisible" d'Adam Smith. Ce qui nous intéresse ici est de définir les facteurs émergents pouvant à terme aboutir à une nouvelle théorie d'économie politique. L'objet de cette thèse n'est pas de définir cette nouvelle théorie en tant que telle mais d'aboutir à une approche structurée des facteurs constitutifs et émergents en matière de politique économique. En cela notre démarche s'inscrit dans l'approche systémique et structuraliste qui vise, non pas à simplifier la complexité, mais à proposer une interprétation structurée de phénomènes complexes. 58 Luhmann Niklas, Politique et complexité, Editions du Cer, 1987, Trad. 1999, p. 88. Idem, Luhmann Niklas, p. 43. 60 Ibid, Luhmann Niklas, p. 42. 59 PAGE 41 Une dimension prononcée à l'étude des relations internationales sera donnée. Niklas Luhmann met en évidence dans sa théorie des systèmes, que ceux-ci se définissaient par leurs différences (ou "perdifférenciation") et par leur caractère propre (ou "autoréférentiel"). En d'autres termes, Joël de Rosnay a montré que les systèmes de haute complexité ou ouverts sont en "interaction constante, l'un modifiant l'autre, et se trouvent modifiés en retour"61. Ce qui nous intéresse dans cette partie est moins l'étude du caractère "autopoiétique"62 de ces systèmes que leur caractère inter-relationnel. Nous chercherons à faire ressortir le caractère d'interdépendance de ces systèmes, le processus de connexion ou chaotique entre ces sous-systèmes. Par comparaison avec l'évolution biologique, ce qui importe ici est véritablement le processus d'émergence c'est-à-dire la dernière phase de développement, celle de la transformation ou de la création où la molécule devient ADN63. Cependant, par soucis de clarté et afin de donner au lecteur des repères facilement identifiables, nous avons opté pour une division thématique découpée en cinq domaines : technologique, démographique et socio-économique, politique et culturel. Nous avons cherché à montrer que la "révolution de l'information" se caractérise par un volet technologique (chapitre I) et socio-économique (chapitre II) mais que celle-ci ne peut se comprendre sans prendre en considération les évolutions politiques (chapitre III) et culturelles (chapitre IV). Nous avons choisi également de tracer les grandes lignes des tendances démographiques qui sont importantes pour l'étude des scénarios (Partie III) même si celles-ci ne sont pas à proprement parler un facteur causal de la "révolution de l'information". Les tendances démographiques figurent en amont des tendances socioéconomiques (chapitre II). 61 de Rosnay Joël, Le macroscope, Editions du Seuil, 1975, p. 92-93. La théorie des systèmes de Niklas Luhmann s'articule autour des différences entre "système et environnement" et de leur "constitution autoréférentielle". Le concept des "systèmes autopoiétiques" désigne des "systèmes qui produisent eux-mêmes les éléments qui les constituent à travers le réseau fermé de ces mêmes éléments", Ibid, Luhmann Niklas, p. 52. 63 Les biologistes August Jaccaci et Mary Baker ont montré que le processus de développement biologique comprenait quatre étapes principales: le rassemblement ou collecte, la répétition ou multiplication, le partage et la transformation ou création. Par exemple, la "particule" devient "atome" qui devient "molécule" qui devient "ADN". Renesch John (editor), New Traditions in Business, BerrettKoehler Publishers, 1992, p. 40. 62 PAGE 42 Un des objectifs de cette première partie est de montrer que l'Europe ne peut se concevoir comme un système clos. Elle est un système en forte interdépendance avec le reste du monde et génère également sa propre dynamique. Nous chercherons à mettre en évidence les facteurs que nous percevons comme essentiels dans cette transformation mondiale. Ces facteurs serviront de base à l'analyse et seront repris dans les scénarios présentés dans la troisième partie de notre thèse. Le second objectif de cette partie est de répondre aux questions : Quelle est la place de l'Europe dans ces tendances ? Quelles sont les implications pour la compétitivité européenne ? La réponse à ces questions nous permettra de mettre en perspective et de renforcer le caractère critique de l'analyse de la politique en matière de "société de l'information" proposée en seconde partie de notre thèse. PAGE 43 CHAPITRE I LES GRANDES TENDANCES TECHNOLOGIQUES "Information technology would alter how we work and play, but more important, it would revise deeper aspects of our lives and of humanity: how we receive health care, how children learn, how the elderly remain connected to society, how governments conduct their affairs…Most people had no idea that there was a tidal wave rushing toward them.” Michael Dertouzos, What Will Be, 1997. “L’horizon de la recherche (sur Internet) était cinq ans, pas plus. Après, on verrait bien… Pendant très longtemps, Internet est resté un outil expérimental, même aux Etats-Unis. Le réseau mondial nous apparaissait techniquement faisable, mais nous n’espérions pas le voir de notre vivant". Propos de Louis Pouzin, l’un des fondateurs de l’Internet, recueillis par Jean-Claude Guédon, Internet, le monde en réseau, p.101. Nous souhaitons ici dégager les grandes tendances mondiales de la recherche scientifique à moyen et long terme ainsi que l'importance des technologies de l'information et de la communication (TIC). Ces technologies seront étudiées dans toute leur dimension, en tant qu'infrastructure, et en tant que produits et services. Les technologies de l'information et de la communication sont essentielles en ce qu'elles contribuent au secteur de la Recherche et Développement mais aussi aux activités économiques et sociales. Quelles sont les grandes révolutions scientifiques à venir et quels sont leurs enjeux ? Quelle est la position de l'Europe dans le domaine des technologies et, plus particulièrement, dans celui des TIC ? Quelles sont les dimensions sociales et politiques des TIC ? Quel est l'impact des technologies de l'information et de la communication et peut-on le quantifier ? PAGE 44 SECTION 1 : LES TROIS GRANDES REVOLUTIONS SCIENTIFIQUES L’évolution de la science peut se caractériser par trois grands types de révolution à venir : la révolution informatique, bio-moléculaire et quantique. Celles-ci fondent leurs piliers dans la matière, le vivant et l’esprit. Les Japonais se passionnent pour ces thèmes de recherche. Nous avons choisi de citer les travaux de Michio Kaku, prospectiviste scientifique japonais, qui décrit dans son livre Visions64 comment la science va révolutionner le XXI siècle. Selon Michio Kaku, l'activité scientifique d’ici 2020 peut être facilement anticipée. Elle s'oriente autour de deux axes majeurs que sont l’augmentation exponentielle de la capacité des ordinateurs et le séquençage de l’ADN. Les avancées scientifiques doublent presque tous les deux ans. Pour les ordinateurs, ce taux de croissance stupéfiant est quantifié par la loi de Moore, selon laquelle la puissance des ordinateurs double en gros tous les dix-huit mois65. On peut donc s’attendre à ce que d’ici 2020, "les microprocesseurs soient vraisemblablement aussi bon marché et abondants que le papier brouillon, disséminés par millions dans notre environnement, nous permettant de disposer des systèmes intelligents en tout lieu" 66. Les scientifiques espèrent également qu’Internet parviendra à câbler la terre entière pour devenir comme une membrane composée de millions de réseaux informatiques et créer une "planète intelligente". Enfin, il est à prévoir la fin des cartes à puces telles que nous les connaissons actuellement par les "cartes intelligentes". Jusqu'au début de l'an 2000, l'Europe disposait d'un avantage comparatif technologique dans le domaine. Nous reviendrons sur cet aspect. La montée en puissance de l’ordinateur va de pair avec notre capacité à entasser un nombre toujours croissant de transistors sur les microprocesseurs, tandis que le 64 Kaku Michio, Visions, Albin Michel, 1997, Trad. 1999. La loi de Moore n’est pas une loi scientifique au sens des lois de Newton, mais une règle empirique qui a prédit l’évolution de la puissance des ordinateurs depuis plusieurs décennies. Elle fut pour la première fois énoncée en 1965 par Gordon Moore, co-fondateur d’Intel Corp. 66 Idem, Kaku Michio, p. 33. 65 PAGE 45 séquençage de l’ADN est propulsé par l’informatisation. Ces technologies ne peuvent poursuivre indéfiniment leur croissance exponentielle. Michio Kaku prévoit que, vers 2020, toutes deux devraient atteindre des limites du fait notamment de la technologie des puces au silicium. Nous serons contraints d’inventer des technologies nouvelles dont les potentialités restent encore à explorer et tester. Il s’agit, par exemple, des ordinateurs optiques, moléculaires, à ADN et quantiques. R.Stanley Williams, directeur scientifique du département de Physique quantique des Laboratoires d’Hewlett Packard67, nous a expliqué la fin probable du microprocesseur et des premières pistes de recherche dans le domaine quantique. On pressent l’incroyable changement (révolution ?) qui se dessine tant il y a peu de points communs avec les microprocesseurs tels que nous les connaissons aujourd’hui. De même dans le domaine des biotechnologies, vers 2020 l’attention portera moins sur le séquençage de l’ADN que sur la compréhension des fonctions fondamentales de ces gènes et l’interaction complexe de gènes multiples. La théorie quantique offrira la capacité de fabriquer des machines de la taille des molécules, donnant ainsi naissance à une catégorie de machines aux propriétés inouïes, les nanotechnologies. La recherche dans le domaine des nanotechnologies a déjà suscité des débats. La publication de l’article de Bill Joy, cofondateur et directeur scientifique de Sun Microsystems, dans le magazine Wired68 a lancé un débat aux Etats-Unis sur l’évolution des inventions nanotechnologiques et leur impact probable sur notre environnement. Nous reconnaissons également la nécessité pour chaque chercheur scientifique de conscientiser, en amont, un certain nombre de questions éthiques, lesquelles sont à notre sens, indissociables du métier de chercheur69. A partir de 2050, les trois révolutions décrites par Michio Kaku se focalisent notamment autour de la robotique. Pour l'auteur, les robots pourraient graduellement atteindre un 67 Conférence « Information Society Technology » (IST), Nice, 6-8 November 2000. Joy Bill, "Why the Future Doesn't Need Us", Wired, April 2000. 69 Dartiguepeyrou Carine, “Innovation Beyond Technology : How to Build a Sustainable World”, mai 2000. http://www.mscetassocies.com 68 PAGE 46 degré de "conscience de soi" et de "connaissance propre"70. D'une part, ce discours est discutable philosophiquement et pour le moins. D'autre part, si l'on en juge d'après les recherches en robotique conduites au Xerox Park et à l'Université de Carnegie Mellon, on semble loin d'une conscience robotique à forme humaine. Dans le domaine des biotechnologies, on peut s’attendre d’après Michio Kaku à ce que la révolution de l’ADN permette la création de nouveaux types d’organismes impliquant le transfert, non plus seulement d’une poignée de gènes, mais de centaines. Cela offrirait notamment la possibilité d’accroître les ressources alimentaires, d’améliorer la médecine, mais également de créer de nouvelles formes de vie et d’orchestrer le développement physique et peut-être mental d’individus. Quant à la théorie quantique, elle devrait exercer une influence croissante à l’avenir notamment dans le domaine de la production d’énergie. On comprend que le caractère révolutionnaire de ces avancées scientifiques ne se limite pas à leur seul champ d'application. Leurs avancées sont maîtrisables et peuvent être anticipées tant qu'elles demeurent limitées à leur propre domaine. Elles prennent un caractère véritablement explosif dès lors où elles convergent et, par là-même, augmentent de façon exponentielle et non linéaire. Les technologies de l'information et de la communication s'inscrivent dans un futur plus complexe que l'on ne peut appréhender aujourd'hui. Ce n'est pas tant la révolution technologique propre aux technologies de l'information et de la communication qui reste à appréhender mais bien le croisement des recherches scientifiques, les technologies de l'information et de la communication étant un facteur accélérateur de leur efficacité. Le futur de l'Europe et sa compétitivité ne peuvent reposer sur les seuls domaines fermés des disciplines scientifiques. La recherche européenne sera de plus en plus amenée à s'inscrire dans une démarche interdisciplinaire et systémique incluant à la fois les applications et les infrastructures. 70 Ibid, Kaku Michio, p. 36. PAGE 47 Ce tableau introductif et prospectif dressé, focalisons-nous à présent sur les technologies de l'information et de la communication. SECTION 2 : LA POSITION DE L'EUROPE DANS LE DOMAINE DES TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION L'Europe a des vides technologiques qui sont dangereux pour son indépendance politique et économique. Les travaux de l'Institut de Prospective et des Technologies (Institute for Prospective Technological Studies), basé à Séville pour la Direction Générale du Centre de Recherche Conjoint de la Commission européenne, dans le cadre de son programme "The Future Project", propose une carte des technologies du futur pour l'Europe. Les "cartes" du positionnement de l'Union européenne permettent d'identifier les secteurs clés à développer. Les retards s'échelonnent sur la période des quinze ans de 2000 à 2015. Ces cartes figurent en annexe. On note un retard prononcé de l'Europe dans le secteur des technologies de l'information et de la communication. Dans le domaine des ordinateurs mobiles (Ubiquitous Computing), on constate un "fort retard" en particulier dans le secteur des semiconducteurs, des communications, des batteries-chargeurs, de l'affichage, de l'intelligence artificielle, ainsi que des applications et objets intégrés. Seule une présence en robotique rend la position de l'Europe dans le secteur de l'informatique un peu moins sombre. Dans le domaine du traitement de d'information et du management des connaissances, la position de l'Europe est, dans l'ensemble, moins sinistrée mis à part les secteurs de la surveillance et de l'authentification ; le positionnement en matière de reconnaissance vocale et d'interface visuelle devrait s'améliorer à partir de 2009. Dans le domaine des biotechnologies appliquées au secteur de la santé et de l'agroalimentaire, comme dans le domaine de l'énergie, la position de l'Europe est relativement bonne et "modérée". On note cependant un "fort retard" de l'Europe qui s'accentue à l'horizon 2015 dans les technologies environnementales ("maisons vertes", "énergies renouvelables", "cellules solaires"). La présence de l'Europe dans le domaine PAGE 48 des matériaux de toutes sortes (biologique, organique, céramique, métallique, électronique) se développe à partir de 2006. La position concurrentielle de l'Europe reste dans l'ensemble "faible" sinon "très faible". Dans le domaine des transports (télématique et systèmes à propulsion), la position de l'Europe est nettement meilleure et plutôt "forte" et "très forte" dans ce domaine. Cette mise en exergue des faiblesses témoigne du retard de l'Europe dans le domaine qui nous intéresse ici celui des technologies de l'information et de la communication. Les auteurs du rapport s'inquiètent en particulier de la dépendance européenne à l'égard de la production des puces, de l'intelligence artificielle et des technologies de visualisation et d'images71. Nous avons choisi de mentionner l'ensemble des autres secteurs afin de montrer le caractère interactif et interdépendant des technologies de l'information et de la communication sur les autres secteurs technologiques. En effet, comme nous le mentionnions déjà plus haut, l'impact du retard de l'Europe dans le domaine des technologies de l'information et de la communication a également des implications dans d'autres secteurs. L'IPTS note l'importance des technologies de l'information et de la communication en tant que "plate-forme" aux autres technologies, ce que nous appelions un peu plus haut "infrastructure" et ajoute : "Les secteurs des sciences du vivant, des transports et des matériaux sont menacés par la faiblesse des technologies de base des TIC"72. Mais l'Europe dispose d'atouts. Dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, elle est relativement bien positionnée dans le développement informatique, dans la communication mobile, et dans le développement des senseurs. Dans les autres domaines technologiques, elle est bien positionnée dans le domaine de l'électronique de grande consommation, dans la télévision digitale, dans le développement des médicaments, dans la production d'énergie en général, dans le recyclage et le management des déchets ainsi que dans la télématique pour les transports73. Les atouts de l'Europe sont donc diversifiés, et montrent la performance 71 Cahill Ieamon, Scapolo Fabiana (sous la direction de), The Futures Project, Technology Map, n°11, December 1999, p. 19. 72 Idem, The Futures Project, Technology Map, p. 65. 73 Ibid, The Futures Project, Technology Map, p. 5. PAGE 49 dans certains marchés "niches" plus que sur l'ensemble d'un secteur donné, ce qui montre la faible intégration de la recherche européenne. Par ailleurs, la position relativement bonne de l'Europe au début 2000 notamment en matière de téléphonie mobile et des télécommunications peut s'inverser du fait de la conjoncture internationale défavorable (rappelons la faillite de Worldcom en juillet 2002, l'effondrement des cours de France Télécom et des opérateurs mondiaux des télécommunications). D'autre part, l'exemple de la carte à puce est également significative. Alors que l'Europe disposait d'atout concurrentiel dans le domaine au début 2000, celui-ci est fragilisé du fait de la progression récente des Etats-Unis dans le domaine. La position technologique de l'Europe, bien que relative, offre une vue d'ensemble sur les domaines à développer ou en développement. Le tableau proposé par l'Institut de Prospective et des Technologies résume la "Position de l'Europe" (Indicative Position of Europe) par rapport aux Etats-Unis et au Japon74. Il est retranscrit ci-joint. Position de l'Europe Secteurs Union européenne Etats-Unis Japon technologiques Technologies de l'information et de la communication Sciences du vivant **+ **** *** **+ **** ** Energie *** *** *** Production environnementale et propre Matériaux *** *** *** ** **** *** Transports *** **+ *** IPTS Ce tableau confirme le faible positionnement relatif de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis et du Japon dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, dans les sciences du vivant et dans les matériaux. La "performance" de l'Europe, 74 Ibid, The Futures Project, Technology Map, p. 6. PAGE 50 représentée par le nombre d'étoiles, montre un niveau de performance assez proche de celui du Japon (sauf pour les technologies de l'information et de la communication, et les matériaux). En outre, on note l'incroyable domination des Etats-Unis dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, dans les sciences du vivant et dans les matériaux. SECTION 3 : LA DIMENSION ECONOMIQUE ET POLITIQUE DES TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION Pour Michio Kaku, les trois révolutions décrites plus haut constituent la clé de l'avantage concurrentiel des nations : "les nations devront leur essor et leur chute à la capacité à maîtriser ces trois révolutions"75. Par ailleurs, nous avons vu que les technologies de l'information et de la communication constituaient à la fois une clé aux infrastructures de recherche mais aussi les moteurs dynamiques de création de richesse et de prospérité, en tant que sources d'innovation. Ces technologies sont intéressantes en ce qu'elles sont également symptomatiques d'enjeux beaucoup plus profonds que sont le savoir et les compétences. Les technologies de l'information et de la communication renforcent et accompagnent l'importance croissante de la connaissance et de la création d'information dans les activités économiques et la création de richesse. Ce sont le savoir et la connaissance qui sont les véritables sources de création de richesse et d’avantages comparatifs. Comme dit Lester Thurow, "au XXIème siècle, les facteurs stratégiques essentiels seront l’intelligence, l’imagination, l’invention et les techniques nouvelles"76. Les enjeux stratégiques de l'Europe ne se limitent donc pas aux technologies de l'information et de la communication mais convoquent la science, l'innovation et le savoir dans leur ensemble. Pour Gérard Tobelem et Nicolas Georges, c'est dans sa 75 76 Ibid, Kaku Michio, p. 32. Thurow Lester C., Les fractures du capitalisme, Village mondial, Trad. 1997, p. 304. PAGE 51 "capacité d'évolution d'une économie industrielle à une économie fondée sur le savoir que l'Europe joue son avenir et donc la place qu'elle tiendra dans le monde"77. Les chefs d'Etat et de Gouvernement de l'Union européenne réunis au Conseil européen de Lisbonne les 23 et 24 mars 2000 se sont donnés comme mission de faire de l'Europe "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" d'ici 2010. Cependant comme nous l'avons noté dans la section précédente, la position des Etats-Unis en matière des technologies de l'information et de la communication, comme dans d'autres domaines technologiques, est meilleure que celle de l'Europe. D'ailleurs, notre entretien en mars 2002 avec Robert Verrue, Directeur Général de la "société de l'information" à la Commission européenne, confirme la domination des Etats-Unis et la faible chance de l'Europe de parvenir à satisfaire les objectifs du Conseil européen de Lisbonne, tout au moins, pour la partie technologique. Comme il dit, il paraît illusoire de penser que l'Europe parviendra à ses fins, que "l'Europe sera à égalité avec les EtatsUnis"78. Or, le retard de l'Europe dans la compétitivité mondiale et, plus précisément, dans le développement de la "société de l’information" ne peut être attribué à la seule dimension technologique. Il est aussi le couronnement du manque de coordination de la recherche européenne et de la limite de ses budgets de recherche. Au niveau des nations européennes, le retard est souvent le résultat de l'inégale performance en matière de recherche selon les domaines, de contraintes structurelles, administratives ou organisationnelles, du manque d'interpénétration entre les universités et le secteur privé, d'une trop forte centralisation de la recherche, d'un manque de capital risque et de prises de risque ou, plus généralement, d'un manque d'imagination et de vision. Par ailleurs, comme l'explique Joël de Rosnay, le retard de l'Europe est en partie dû à la méfiance culturelle de certains pays vis-à-vis des innovations technologiques venant des Etats-Unis79. Ce retard peut également s'expliquer par un mauvais choix stratégique. En 77 Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation, Fondation Robert Schuman, 2002, p. 13. 78 Entretien avec Robert Verrue, Directeur Général de la DG "Société de l'Information" de la Commission européenne, Bruxelles, le 8 mars 2002. 79 de Rosnay Joël, « La société de l’information au XXI siècle », Ramsès 2000, p. 152. PAGE 52 effet, l'histoire de l'Internet, notamment à travers le témoignage de Louis Pouzin cité en tête de chapitre, alors chef du projet Cyclades, montre que, bien que développés en France (au bénéfice du Minitel) et en Grande-Bretagne, les projets de recherche sur l'Internet furent suspendus en 1975 par les grands monopoles des télécommunications de l'époque, les PTT et le British Post Office80. Tandis que les Etats-Unis se lancent dans le développement de l'Internet, la France opte, elle, en 1978-1979 pour le développement du Minitel. Les grands opérateurs nationaux des télécommunications auraient considéré d'un mauvais œil, dans un premier temps, le développement d'une infrastructure mondiale (d'autant plus qu'elle était l'initiative des Etats-Unis) avant de se lancer, quelque temps plus tard, dans l'incontournable course aux méga-fusions avec l'espoir de briguer une présence internationale. Le positionnement de l'Europe est symptomatique de sa capacité technologique mais aussi de l'usage qui est fait de ces technologies. Plus généralement, le passage à la "société de l’information" implique des enjeux non seulement technologiques, mais également politiques, culturels, éthiques et économiques. "L’invention ne devient innovation que dès lors où elle ne fait plus qu'un avec son environnement"81. Dans son ouvrage Technique et idéologie, Lucien Sfez propose d'appeler "innovention" afin de faire la distinction entre "invention-innovation et son usage"82. Il offre ainsi une mise en perspective de la "diffusion, adoption, appropriation et répétition dans l'usage commun" de l'invention. Dominique Wolton va même plus loin et considère que "l'enjeu de la communication n'est pas technique, mais concerne la compréhension des relations entre les individus (modèle culturel) et entre ceux-ci et la société (projet social). C'est le choix entre socialiser et humaniser la technique ou techniciser la communication"83. Les aspects sociaux et économiques mais aussi pris dans leur ensemble culturel me paraissent déterminants dans le processus d’innovation. La nécessité de concevoir l’invention dans son caractère durable (de l’anglais "sustainable") est essentiel et 80 Guédon Jean-Claude, Internet, le monde en réseau, Gallimard, 1996, p. 32-33. Dartiguepeyrou Carine, Innovation Beyond Technology, conférence donnée à la Foundation for Global Community, Palo Alto, Californie, 18 juin 2001. 82 Sfez Lucien, Technique et idéologie, un enjeu de pouvoir, Editions du Seuil, 2002, p.79. 83 Wolton Dominique, Internet et après? Une théorie critique des nouveaux médias, Flammarion, 2000, p.197. 81 PAGE 53 détermine l’impact même des plus grandes inventions technologiques. Nous avons cherché ici à mettre en exergue l'importance des facteurs sociaux et culturels et la nature structurante de ces facteurs quant à l'utilisation, l'acceptation et l'évolution de ces technologies. SECTION 4 : LA QUANTIFICATION DU PHENOMENE ET SES LIMITES Derrière ces évolutions et révolutions scientifiques, il s’établit à présent un consensus à propos de la classification des révolutions scientifiques. Certaines nations comme le Japon, les Etats-Unis et la France (pour ne citer qu'eux) ont établi des listes de "technologies clés". Les technologies clés En 1990, la liste du MITI, ministère du commerce international et de l’industrie japonaise, comprenait les technologies suivantes : la micro-électronique, les biotechnologies, les télécommunications, l’industrie aéronautique civile, les machinesoutils et les robots, l’informatique (logiciels et matériels). Chacun de ces domaines clés s’enracine dans les trois révolutions. Cependant, ces technologies-clés ne montrent pas le caractère nouveau ou pas des technologies investies. Enfin, ce panorama n'explique pas non plus pourquoi le Japon a perdu sa place de leader au bénéfice des Etats-Unis, et ce, bien qu'à l'initiative du premier programme national des technologies de l'information et de la communication. D’après l’OST, les Européens orienteraient, quant à eux, moins leur recherche et développement industriel vers les technologies clés que les Japonais et les Etats-Unis. Un tableau statistique de 1993 note, en effet, que la part de l’Union européenne dans les technologies clés représente 39% contre 45,6% dans les technologies toutes confondues PAGE 54 alors que la part des Etats-Unis est respectivement de 36,6% contre 28,1%, et de 18,8% et 19,7% pour le Japon84. Si l’on recoupe cette information avec les trois grandes révolutions scientifiques décrites par Michio Kaku, on comprend la nécessité de développer les technologies du futur telles que les biotechnologies, les nouvelles technologies de l'information et de la communication (non comptabilisées ou indirectement comptabilisées), les nouveaux matériaux et inventions technologiques liées aux révolutions informatique et quantique. Cependant l'exemple du Japon est révélateur de l'importance des investissements dans le domaine de la recherche fondamentale. En 1996, le Japon opère un virage et augmente de 50% ses moyens consacrés à la recherche fondamentale85, et ce, malgré le très net ralentissement économique. Cet exemple illustre la différenciation entre, d'une part, l'investissement consacré aux technologies clés relevant de l'ordre du développement et de l'application de la recherche, de l'autre, l'investissement en recherche fondamentale. Les investissements en recherche et développement Aux Etats-Unis, la recherche constitue un instrument de puissance et de domination mondiale qui se justifie par des budgets considérables : 118 milliards d'euros en 2002 soit 13,5% d'augmentation comparé à 200186. Cet investissement public ne représente pourtant qu'un tiers de l'effort total de recherche et développement. Les sociétés américaines investissent également beaucoup plus en recherche et développement que les entreprises européennes. On note dans l'ensemble de la zone de l'OCDE une régression de la part du financement public au profit des dépenses des entreprises. Ainsi en 1975, le secteur public finançait la moitié de la R&D, en 1995 les administrations n'en finançaient plus qu'un tiers, ce qui 84 Tableau « Les positions comparées de l’Union européenne, des Etats-Unis et du Japon dans les technologies –clés et toutes les technologies (1993), cité par Papon Pierre, « Un New Deal pour la recherche et la technologie », Futuribles, février 1997, numéro 217, p. 50. 85 Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation, Fondation Robert Schuman, 2002, p. 20. 86 Idem, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 24. PAGE 55 s'explique en partie par la privatisation de certains groupes comme France Télécom en 1994. En Europe, le secteur public représentait 37,2% du financement de la R&D en 2000 contre 28,3% aux Etats-Unis87. La recherche fondamentale ne représente, par ailleurs, qu'une part minoritaire des dépenses publiques en recherche, de l'ordre de 30% dans la plupart des pays de l'OCDE. L'Union européenne joue un rôle croissant dans le financement de la recherche. Entre 1985 et 1995, la part des fonds généraux européens (PCRD) des pays européens alloués directement à la R&D civile est passée de 3% à 7%, plaçant la Commission européenne au cinquième rang pour le financement public de la R&D après l'Allemagne et la France (25%)88. Cependant, l'effort de recherche moyen de l'Union européenne n'a cessé de diminuer depuis 1988 et ne représente plus que 1,9% du PIB contre 2,7% aux EtatsUnis et 2,9% au Japon89. Les gouvernements des Etats européens privilégient la recherche nationale au détriment de la recherche européenne. Toutefois, le cinquième programme cadre (15000 M d'euros) et le quatrième PCRD (13215 M d'ecus) marquent cependant une augmentation notable des budgets de recherche, comparés au troisième PCRD (6600M ecus)90. Dans le secteur des hautes technologies, les Européens ne déposent que 36% des brevets enregistrés par l'Office européen des brevets. Le déficit commercial dans les échanges extérieurs des produits de haute technologie s'aggrave depuis 1990 et représente actuellement 28 milliards d'euros91. D’après l’OCDE, la part de la recherche dans le secteur des technologies de l’information et de la communication représentait 116 milliards PPP en 1997 soit 52% des dépenses aux Etats-Unis et 22% au Japon. La contribution de la R&D au secteur 87 Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 29. Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 34. 89 Eurostat, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, L'Europe : un espace pour la recherche et l'innovation, Fondation Robert Schuman, 2002. p. 23. 90 Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 64. 91 Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 57. 88 PAGE 56 privé de la R&D est de 51% en Finlande. Elle représente 24% dans l’Union européenne contre 35% dans les pays de l’OCDE92. A travers cette analyse qualitative et quantitative, l’enjeu de l'Europe apparaît comme devant parvenir à une meilleure coordination de la recherche européenne, à valoriser les avantages concurrentiels en matière de R&D et à combler les vides technologiques. En cela, même si les intensités de R&D en Europe de l'Est sont relativement basses en terme de PIB et varient entre 0,4% pour la Lettonie et 1,4% pour la Slovénie93, l'élargissement représente des atouts en matière de capital humain. Nous reviendrons dans la seconde et troisième partie sur ce sujet. Les indicateurs macroéconomiques d'investissement et d'innovation La nature des changements ne se mesure pas seulement en terme de technologies de l'information et de la communication et d'investissements en R&D. Toutes les économies, à commencer par les économies les plus développées, vivent des transformations profondes. Cependant, les statistiques ne parviennent pas encore à les rendre perceptibles. D'après l'OCDE, les investissements immatériels sont en forte augmentation depuis la seconde moitié des années 1990, notamment en Suède et en France où l'intensité y est la plus forte et représente plus de 10% du PIB94. L'Union européenne réalise une performance de peu inférieure aux Etats-Unis sur la période 1985-1995 avec un taux de croissance des investissements immatériels de 2,9% par an contre 3,1% pour les EtatsUnis. L'éducation et la formation absorbent la plus grosse part de l'investissement intangible, soit 50% dans la zone de l'OCDE et deux tiers au sein de l'Union européenne. Une corrélation existe entre les performances des principaux pays industrialisés et l'intensité en recherche et développement. Plus de la moitié de la croissance du PIB de 92 OECD, Measuring the ICT Sector, 2001. Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 61. 94 Ibid, Tobelem Gérard et Georges Nicolas, p. 15. 93 PAGE 57 ces trente dernières années serait liée à l'accroissement des connaissances en sciences et technologies. A titre d'exemple, deux tiers des nouveaux emplois depuis 1997 ont été créés par des entreprises de haute technologie auxquelles on attribue 40% de la croissance américaine. En Europe, 50% des emplois créés depuis 1997 reviennent à 4% de PME à fort potentiel de croissance. Par ailleurs, on constate que les deux tiers des exportations de la zone OCDE sont constitués de biens à forte composante technologique. Enfin, la croissance des demandes enregistrées de brevets a connu une augmentation de plus de 10% par an depuis 1995 aux Etats-Unis comme en Europe. L'indicateur du développement technologique Le PNUD a développé un indicateur de développement technologique (IDT) mettant en évidence les objectifs technologiques des pays, et ce, quel que soit leur niveau de développement. Cet indicateur prend en considération : l'innovation technologique, la diffusion de technologies récentes, la diffusion de technologies anciennes et les compétences humaines. Les pays les plus avancés en terme d'IDT c'est-à-dire avec un coefficient supérieur à 0,5 incluent la Finlande, les Etats-Unis, la Suède et le Japon95. Ces quatre pays sont nettement en tête du groupe des leaders qui inclut également la plupart des pays d'Europe occidentale. Le deuxième groupe de pays dont le coefficient est compris entre 0,35 et 0,49 comprend l'Espagne, l'Italie, la République tchèque, la Hongrie et la Slovénie pour ne citer que les premiers de la liste. Les limites de la quantification Les technologies-clés d’aujourd’hui ne semblent pas embrasser l’ensemble des révolutions scientifiques à venir. Tout d'abord, il est difficile d’évaluer quantitativement 95 PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2001, p. 48. PAGE 58 si les programmes européens de recherche et de dépôts de brevets sont appropriés pour l’avenir. Deuxièmement, il est tôt pour mesurer l’impact des percées technologiques sur l’économie. Quant aux outils statistiques, ils viennent juste d'apparaître notamment grâce aux travaux de l'OCDE et des agences des Nations Unies. Troisièmement, la difficulté concerne l’anticipation et la projection quantitative de ces technologies. Quatrièmement, des pans entiers de l'économie comme la recherche et le développement et le conseil en entreprise ont été totalement transformés. L’impact est majeur pour ces secteurs mais comment le quantifier ? Enfin, certains secteurs plus traditionnels comme le vin français pourrait laisser présager un refus à priori des technologies de l'information et de la communication. Il n'en est rien et la multitude de sites Internet de grands et petits exploitants, de sociétés de distribution comme d'associations nationales montrent une ouverture aux technologies de l'information et de la communication dans les secteurs même les plus agraires et les plus traditionnels. Pour les sceptiques, les technologies de l'information et de la communication permettent une accélération radicale de la capacité à traiter de l’information. Pour d'autres, la "révolution de l'information" se limite à un nouveau canal de distribution avec l'apparition du commerce électronique. Pour les plus optimistes, le développement des technologies de l'information et de la communication constitue une "révolution" au même titre que la révolution industrielle de 1900 en Angleterre. Certains parlent de "sixième continent" (Roger Nifle) ou de "continent invisible" (Kenichi Ohmae). Cependant, si l'on s'accorde à croire que les technologies de l'information et de la communication participent à un changement beaucoup plus radical, de nouveaux indices devront se créer. La métrologie96 permettra peut-être de mieux appréhender cet enjeu. Quoiqu'il en soit, on arrive à la conclusion que les critères classiques économiques ne sont plus adaptés aux enjeux de la "société de l’information". 96 Prospective de la connaissance, séminaire de Cerisy, mai 2001. PAGE 59 Conclusion de chapitre Les technologies de l'information et de la communication participent à la compétitivité de l'Europe à trois titres : en terme d'activité en recherche et développement, en tant que base technologique et infrastructure aux activités économiques, et en tant que produits et services contributeurs de création de richesse économique et sociale. Malgré l'ambition de l'Europe de devenir le "leader de l'économie de la connaissance" dans le monde, l'Europe accumule un retard technologique dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Comme nous l'avons vu, le retard technologique se répercute sur l'ensemble de l'activité économique et sociale, ce qui ne laisse pas présager que l'Europe puisse parvenir à ses objectifs d'ici 2010. Malgré une politique volontariste forte, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cette thèse, le Japon n'a pas maintenu sa position de leader dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Cela s'explique par le retournement des Etats-Unis dans les années 1980, et par le développement d'une politique d'investissements colossaux dans les domaines scientifiques et technologiques, dont une bonne partie sous couvert des programmes de Défense. Comme nous le verrons plus loin, la domination actuelle des Etats-Unis en matière technologique est le résultat d'une politique volontariste, centralisée et de type keynesien, qui contraste avec le discours libéral des Etats-Unis. L'Europe fait aujourd'hui face à des "vides technologiques" qui la rendent fragile et dépendante dans certains domaines clés. Ce contexte est essentiel pour comprendre la nature de la politique européenne en matière de "société de l'information" et l'importance donnée à la technologie qui seront analysées en détail dans la seconde partie de notre thèse. Cependant, le tableau n'est pas que noir et l'Europe dispose d'atouts scientifiques et technologiques de taille dans certains sous-secteurs des technologies de l'information et de la communication comme la communication mobile PAGE 60 ou la télévision digitale, mais surtout dans d'autres domaines technologiques tels que les transports et l'énergie. Enfin, l'analyse quantitative montre la nécessité de renforcer la coordination de la recherche européenne et de la focaliser sur des objectifs nodaux à long terme. L'interdisciplinarité est essentielle mais renforce la nécessité d'aligner les programmes de recherche en cherchant à valoriser les interactions entre secteurs d'étude. L'Europe tente de coordonner ses programmes de recherche depuis les années 1980 avec l'initiative du projet Esprit. Au-delà de la coordination en terme d'axes généraux de recherche laissant ainsi l'initiative au niveau local des laboratoires, la coordination européenne en matière de standardisation et, par projet, peut offrir un avantage concurrentiel tout aussi stratégique. Le cas du GSM est là pour nous le rappeler. Etudions à présent les tendances démographiques et sociaux-économiques. PAGE 61 CHAPITRE II LES FACTEURS DEMOGRAHIQUES ET SOCIO-ECONOMIQUES "Le grand espoir du XXI siècle pourrait être d'abord qu'il permette de resserrer les inégalités entre les nations : on a vu que c'était un espoir raisonnable. Il est aussi de souhaiter que les nations occidentales réapprennent à penser le politique, à l'heure où l'économique cesse de fortifier le lien social", Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, p.143. "Rather than paying people to behave like robots, we should let robots behave like robots, and let people do the jobs that make us of the unique creative abilities of the human mind. As the IBM slogan expressed it : 'Machines should work; people should think'. Plato’s goal for his ideal republic was a civilization governed by philosopher-kings; our goal should be a republic of philosopher-citizens," Douglas A. Robertson, The New Renaissance, p.184. INTRODUCTION : LE CONTEXTE DEMOGRAPHIQUE MONDIAL La population du monde a doublé depuis 1960, passant de 3 à 6 milliards d'hommes. D’après les statistiques consolidées par les Nations Unies97, la population mondiale représente, à la mi 2000, 6.1 milliards et augmente actuellement de 1,2% par an soit de 77 millions d’individus par an. D’ici 2050, la population mondiale devrait totaliser entre 7,9 milliards (bas variant) et 10,9 milliards (haut variant) avec un radiant moyen estimé à 9,3 milliards. Jean-Claude Chesnais fait remarquer que, depuis 1990, les estimations 97 Population Division, Department of Economic and Social Affairs, United Nations, World Population Prospects, The 2000 Revision, 28/02/2001. PAGE 62 sont régulièrement revues à la baisse par les Nations Unies98. C'est en fait pour l'Afrique que la marge d'incertitude est maximale. En ce qui concerne les estimations des populations des pays comme l'Europe et le Japon à décroissance, celles-ci sont fiables. La population des régions les plus développées, représentant actuellement 1,2 milliards, ne devrait pas varier de façon significative d’ici les 50 prochaines années du fait des niveaux de fertilité se situant au-dessous du taux de renouvellement des populations. Cependant d’ici 2050, les populations de 39 de ces pays seront inférieures à celles d’aujourd’hui. A titre d’exemple, les populations seront 14% plus inférieures au Japon et en l’Allemagne, 25% en Italie et en Hongrie, de 28 à 40% en Russie, Géorgie et Ukraine. On estime que la population des pays les moins développés augmentera de 4,9 milliards en 2000 à 8,2 milliards en 2050 (variant moyen). Cette projection a pour hypothèse une baisse régulière de la fertilité. En l’absence de baisse de la fertilité, la population avoisinerait 11,9 milliards au lieu de 8,2 milliards. Une augmentation particulièrement forte est prévue parmi les 48 pays les moins développés de cette catégorie. Leur population devrait tripler entre 2000 et 2050, passant de 658 millions à 1.8 milliards alors même que le taux de fertilité devrait décroître. Dans les régions les plus développées, la durée de vie est estimée à 75 ans. Dans les pays les moins développés, la durée de vie est estimée à 63 ans. D’ici 2050, les pays les moins développés devraient atteindre une durée de vie de 75 ans alors que les pays les plus développés devraient atteindre une durée de vie de 82 ans. Le différentiel entre les deux catégories de pays devrait donc diminuer. La population mondiale de personnes âgées (au-delà de 60 ans et plus) devrait tripler, passant de 606 millions en 2000 à 2 milliards en 2050. L’augmentation des plus de 80 ans devrait être également encore plus importante passant de 69 millions en 2000 à 379 millions en 2050! La population des plus de 60 ans représente aujourd’hui dans les régions les plus développées 20% de la population totale et devrait représenter 33% en 98 Chesnais Jean-Claude, "Vers une récession du monde planétaire?", Ramsès 2000. PAGE 63 2050. La population des personnes âgées a déjà dépassé la population des enfants (014ans). D’ici 2050, il devrait y avoir deux personnes âgées pour un enfant. Dans les pays moins développés, la proportion de la population des plus de 60 ans augmente aujourd’hui de 8 % et sera proche de 20% en 2050. La migration internationale devrait continuer à être importante tout au long du XXIème siècle. Les pays les plus développés devraient recevoir les immigrants étrangers à raison de 2 millions de personnes en moyenne par an sur 50 ans. Les migrations auront un impact fort sur la croissance de la population dans les pays les plus développés, du fait de leur fort taux de fertilité. Sans l’immigration, la population des pays les plus développés commencerait à décliner à partir de 2003 au lieu de 2025, et compterait 126 millions de personnes de moins que les 1.18 milliards estimés (hypothèse de migration continue). En terme géographique, on peut s'attendre à ce que la population asiatique double entre 2000 et 2050 et passe de 3 672 millions d'habitants à 6 430 millions d'habitants (haut variant). Elle représenterait alors trois fois plus que la population africaine estimée à 2 320 millions d'habitants en 2050 (haut variant) et près de deux-tiers de la population mondiale. Les pays où les taux de fertilité sont les plus importants incluent l'Afghanistan, les pays africains comme l'Angola, le Tchad, le Burundi, le Burkina Faso pour ne citer que ceuxlà. Les sociétés musulmanes notamment des Balkans, du Maghreb et d'Asie centrale ont connu entre 1965 et 1990, les taux de croissance les plus importants dépassant les 2%. Globalement, les musulmans représentaient 18% de la population mondiale en 1980 et pourraient représenter 20% en 2000 et 30% en 202599. La proportion des jeunes de 15-24 ans est essentielle pour comprendre la dynamique démographique mondiale. Le graphique "Le défi démographique : l'Islam, la Russie et l'Occident" figurant en annexe montre l'importance de la part des jeunes dans les pays musulmans. Celle-ci représente autour de 20% de la population totale et est la plus 99 Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 167. PAGE 64 importante au monde. Elle devrait se maintenir autour de 18% à partir de 2005. La part des jeunes en Russie et aux Etats-Unis, qui représentait 18% dans les années 1980, devrait se maintenir autour des 15% aux Etats-Unis tandis qu'elle devrait baisser considérablement en Russie à partir de 2005 pour atteindre 10% en 2015. La part des jeunes en Europe est en baisse régulière depuis 1985, date du pic des 16%, et devrait baisser à 12% à partir de 2000 et à 10% en 2020. Ce panorama montre le décalage démographique qu'il y a entre l'Occident et le reste du monde, l'importance de l'Asie et des jeunes générations islamiques. SECTION 1 : LES TENDANCES DEMOGRAPHIQUES EN EUROPE D’après les statistiques consolidées par les Nations Unies100, la population européenne devrait baisser de 727 millions en 2000 à entre 556 millions (variant bas) et 654 millions (variant haut) soit un variant moyen de 603 millions en 2050. Le nombre moyen d’enfant par femme (taux de fertilité) devrait rester au-dessous de la moyenne de 2 enfants par femme. Le taux de fertilité représentait 1.41 en 2000 et devrait évoluer en 2050 entre 1.41 (variant bas), 1.81 (variant moyen) et 2.20 (variant haut). La durée de vie à la naissance devrait augmenter de 73.2 ans en 2000 à 80.8 ans en 2050. En cette première moitié de siècle, l’âge médian du monde a augmenté de 3 ans pour passer de 23.6 à 26.5 en 2000. Dans les 50 prochaines années, l’âge médian devrait augmenter de 10 ans et passer à 36.2 en 2050. En Europe, l’âge médian était de 29.2 en 1950, de 37.7 en 2000 et devrait représenter 49.5 en 2050 soit plus de 13 ans de plus que l’âge médian mondial. L'âge moyen 100 Idem, United Nations, World Population Prospects. PAGE 65 européen est de loin le plus élevé avec l’Amérique du Nord (29.8 ans) en 2000 mais le différentiel devrait s’accroître d’ici 2050. Le médian américain devrait être de 41 ans en 2050. Le médian européen devrait être nettement supérieur au médian des pays les plus développés et pourrait représenter 46.4 ans en 2050. Aujourd’hui le Japon est le pays avec la plus vieille population (l’âge médian est de 41 ans) suivi par l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et la Suède avec des âges moyens de 40 ans. En 2050, l’Espagne devrait avoir la population la plus vieille avec un médian de 55 ans. L’Italie, la Slovénie et l’Autriche, avec des âges moyens de 54 ans, devraient également avoir des populations dominées par les plus de 50 ans. De fait, en Allemagne, Grèce, Italie et au Japon, il y a déjà 1.5 personnes de plus de 60 ans pour un enfant et d’ici 2050, en Espagne et en Italie, il devrait y avoir 4 personnes âgées pour un enfant. L’Europe est donc la région du monde où le vieillissement de la population est le plus avancé. La proportion des enfants devrait baisser de 17% en 2000 à 14% en 2050 alors que la proportion des personnes âgées devrait augmenter de 20% en 1998 à 37% en 2050. D’ici 2050, il y aura 2.6 personnes âgées par enfant et plus d’une personne sur trois auront plus de 60 ans. Les plus de 80 ans représentent actuellement 3% de la population européenne. Ils devraient continuer d’augmenter à raison de 2.06% par an sur la période 2000-2050. Sur cette même période, la population européenne devrait décroître en moyenne par an de – 0.37%. La raison est la baisse des moins de 14 ans (-0.82%) et des 15-59 ans (-0.84%), et de la hausse des plus de 60 ans (0.81%) mais surtout des plus de 80 ans (2.06%). D’ici 2050, 19 pays ou régions devraient avoir au moins 10% de leur population de plus de 80 ans : l’Autriche, la Belgique, les îles de la Manche, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, Hong Kong, l’Italie, le Japon, Macao, les Pays Bas, la Norvège, Singapour, la Slovénie, l’Espagne, la Suède, la Suisse et la Grande Bretagne. La situation en Europe de l'Est est très proche de celle d'Europe de l'Ouest en ce qui concerne les grandes tendances. On remarque cependant, à mesure que l'on se déplace à PAGE 66 l'Est, une durée de vie plus courte et une natalité qui reste faible (mises à part les populations musulmanes de l'ancienne Union soviétique). Même si la population esteuropéenne est relativement plus jeune que celle de l'Ouest, elle suit le même déclin qu'à l'Ouest. D'un point de vue démographique, l'élargissement ne constitue pas un apport de population en croissance. SECTION 2 : LES TENDANCES SOCIOECONOMIQUES Nous souhaitons dès à présent définir le champ d'étude des tendances socioéconomiques qui ne pourront être abordées dans leur totalité. Notre étude se limitera aux tendances ayant directement trait à l'émergence de l'économie de la connaissance et aux impacts sociaux des technologies de l'information et de la communication sur l'emploi. Ne pourront être abordées les questions essentielles liées à l'évolution de la famille, aux nouvelles générations, à l'éducation, à la qualité de vie, à la santé, à la protection sociale, et aux conflits sociaux tels que les conflits armés, la discrimination, la violence, la corruption et le crime. Ne pourra également être traité le rôle croissant des femmes dans nos sociétés tant au niveau de leur place dans le travail qu'au sein de la société civile. Ce dernier point est très important car il marque à lui seul une des évolutions majeures en terme de valeurs et pourrait faire l'objet d'une thèse. Nous souhaitons, à présent, dégager en terme macroéconomique, les grandes tendances mondiales de l'évolution structurelle des économies. Les données de l'OCDE, bien qu'offrant un panorama limité à bien des égards, sont à l'heure actuelle les plus riches et les plus consistantes. Nous définirons les liens entre les concepts des technologies de l'information et de la communication, de mondialisation, d'économie de la connaissance, d'inégalités et de pauvreté. Nous analyserons ensuite la nature des inégalités en émergence et leurs tendances à venir. PAGE 67 Emergence d'une économie de la connaissance L’économie mondiale à la fin des années 1990 est radicalement différente de celle du début des années 1980. Depuis 1970, les économies de marché se sont considérablement développées. Les systèmes basés sur les économies planifiées se sont démantelés petit à petit dans la plupart des pays ex-socialistes et brutalement dans d’autres. La plus grande partie des pays développés sont passés d’un régime économique basé sur la suprématie étatique dans la gestion du développement à une politique économique basée sur la captation d’investissements étrangers et sur le déploiement d'industries d'exportation. L'investissement direct à l'étranger s'est accru massivement augmentant trois fois plus vite que le commerce mondial. Les fusions acquisitions (M&A) représentent la forme la plus répandue d'investissements directs à l'étranger. Elles ont augmenté par cinq en valeur nominale au cours des années 1990. Certains pays comme la Hongrie, l'Argentine, le Brésil, la Turquie, la Thaïlande et l'Indonésie sont devenus extrêmement dépendants des investissements directs de l'étranger sur leur sol. La part du secteur industriel sous contrôle étranger est de 70% en Hongrie101. En terme d'emploi industriel, cette part représente autour de 50% en Irlande, en Hongrie et au Luxembourg. La part du secteur des services sous contrôle étranger est de 20% en Hongrie, Belgique, Irlande et Italie102. En terme d'emploi dans les services, elle représente 19% en Belgique, 14% en Hongrie et en Irlande. L'économie de la connaissance ne saurait cacher une réalité encore bien plus intangible, celle des échanges et de la spéculation sur les marchés des capitaux. D'après les estimations de la Banque des règlements internationaux, le montant des transactions financières internationales représente environ cinquante fois la valeur des échanges commerciaux internationaux. 25 000 milliards de dollars seraient le montant des actifs détenus fin 1996 par les compagnies d'assurance, fonds de pension et organismes de 101 OECD, Science, Technology and Industry Scoreboard, Towards a Knowledge-based Economy, 2001, p. 11. 102 Idem, OECD, p. 11. PAGE 68 placement collectif, ce qui équivaut à la richesse produite dans le monde par an103. Aux Etats-Unis, la valeur des actifs des fonds de pension était de 4 752 milliards de dollars en 1996 soit 62% du PIB américain ; celle des fonds de placement de 3 539 milliards de dollars soit 46% du PIB et celle des compagnies d'assurance s'élevait à 3 052 milliards soit 30% du PIB104. Au total, ces fonds détiennent l'équivalent de 138% du PIB américain. En France, la valeur des actifs détenus par les sicav était de 529 milliards de dollars soit 34% du PIB, et celle des compagnies d'assurance financières était de 582 milliards de dollars, soit l'équivalent de 38% du PIB105. De leur côté, la structure de la consommation et celle de la production ont connu des changements radicaux. Les services ont pris de l’importance par rapport à l’agriculture et l’industrie. Depuis les années 1970, de nouveaux produits liés aux nouvelles technologiques commencent à se développer sur les marchés. Les années 1980 et 1990 ont été marquées par des restructurations majeures dans le domaine des ingénieries et méthodes de production, des délocalisations géographiques d’actifs matériels et des structures et modes de management des entreprises. Aujourd'hui les changements rapides dans le domaine de la science et des technologies engagent les économies à progresser dans le domaine de la gestion de la connaissance. En même temps, les pays de l'OCDE sont de plus en plus intégrés au niveau mondial, à travers une internationalisation des biens et des services, de l'investissement, des personnes et des idées. La mondialisation est d'autant plus rapide que les flux sont de moins en moins matériels et concernent chaque fois davantage les services, les données informatiques, les télécommunications, les messages audiovisuels, le courrier électronique, les communications sur Internet. Les industries de la connaissance, définies par l'OCDE, comme les industries de haute et moyenne technologies et les services y afférant, représentent plus de 50% en 1999 du PIB de l'OCDE (45% en 1985)106. Les industries de la connaissance sont plus 103 Attac, Contre la dictature des marchés financiers, Editions La dispute, Syllepse, VO éditions, 1999, p. 41. 104 Idem, Attac, p. 43. 105 Ibid, Attac, p. 44. 106 OECD, Benchmarking Knowledge-based Economies, 1999, p. 10 et suivantes. PAGE 69 importantes dans les pays comme l'Allemagne, les Etats-Unis et le Japon. Depuis 1985, elles ont augmenté considérablement en Corée, au Portugal, en Australie, au RoyaumeUni, au Japon et en Finlande. Les services de la connaissance sont partout plus importants que les industries de la connaissance. Le tableau sur le "Commerce des services d'ordinateurs et de communications en 1998"107 présenté en annexe mesure les services immatériels. Après les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne sont les pays exportateurs de services d'ordinateurs les plus importants, tandis que le Japon et l'Allemagne sont les principaux pays importateurs. Les exportations de services informatiques dépassent les 3 milliards de dollars en 1997 soit 1.3% de l'ensemble des services exportés. En 1995, près des troisquarts des ventes de services d'information sont faits par les filiales américaines en Europe montrant ainsi l'importance du marché européen pour les ventes de services informationnels. De plus, ces données n'incluent pas les accords de licences dont les ventes atteignent 2.5 milliards de dollars en 1997. Les Etats-Unis sont de loin les principaux importateurs de services de communication du fait que la plupart des appels téléphoniques entre les Etats-Unis et les autres pays prennent leur source aux EtatsUnis. Après les Etats-Unis, l'Allemagne enregistre le second plus grand déficit en terme de services de communication représentant plus de 1 milliard en 1998. A titre de comparaison, la République tchèque comme la Hongrie enregistrent une balance import-export relativement équilibrée avec même un léger surplus de respectivement 61 millions de dollars et de 51 millions de dollars en terme d'exportation de services de communications en 1997. Les exportations de services de communication de la Pologne totalisent 386 millions de dollars (contre 234 millions de dollars d'importation). La balance de services informationnels et d'ordinateurs est équilibrée autour de 80 millions de dollars. Les économies de l'OCDE dépensent de plus en plus de ressources dans la production de connaissance. L'investissement en connaissance, défini par la somme de la R&D, les ordinateurs, dépenses publiques en éducation, représente 8% du PIB de l'OCDE. L'investissement immatériel est le plus important dans les pays Nordiques et la France 107 OECD, Information Technology Outlook, ICTs, e-commerce and the Information Economy, 2000. Table 8, p. 31. PAGE 70 (9-10% du PIB) et le plus bas en Italie et au Japon (6-7% du PIB). La moyenne de l'OCDE dépasse 10% du PIB lorsque les dépenses d'éducation et de formation dans le domaine privé sont comptabilisées. L'économie de la connaissance nécessite des compétences nouvelles et une qualité de ressources humaines comme facteur décisif pour l'invention et la diffusion de la technologie. En 1999, 65% de la population des pays de l'OCDE âgée entre 25 et 64 ans a l'équivalent du baccalauréat et le pourcentage dépasse 80% aux Etats-Unis, en République tchèque, en Norvège, Allemagne et en Suisse108. Par opposition, ce pourcentage est au-dessous de 50% en Turquie, au Portugal, Luxembourg, Espagne, Italie et Grèce. 14% de la population de l'OCDE âgée entre 25 et 64 ans a reçu une éducation supérieure. Les Etats-Unis constituent aujourd'hui la société la plus avancée dans le domaine de l'économie de la connaissance réduite à la terminologie d'"économie digitale" (digital economy) et au secteur économique des "technologies de l'information" (information technology). L'économie digitale américaine représentait 7% du PIB et une croissance économique de 21% par an entre 1996 et 2000109. Sur la même période, le secteur des technologies de l'information a contribué à 28% de la croissance globale des Etats-Unis. Le secteur a représenté plus de la moitié de la productivité dans la seconde partie des années 1990110. L'emploi dans le domaine de l'industrie des technologies de l'information a augmenté de près de 28% entre 1994 et 1998 et la part de l'emploi dans le secteur a augmenté de 22% sur la même période. Le secteur des technologies de l'information représente 5.6 millions de salariés en 2000 et des salaires moyens deux fois plus élevés que la moyenne111. Plus d'un tiers de la croissance dans les dépenses totales de R&D ont touché le secteur. Bien que les entreprises américaines soient leaders dans le secteur, les Etats-Unis enregistraient un déficit de la balance commerciale de 88 milliards de dollars dû aux filiales étrangères. 10% des entreprises "dot-com" (entreprises Internet) ayant reçu des fonds de capital risque ont fait faillite 108 OECD Science, Technology and Industry Scoreboard, Towards a Knowledge-based Economy, 2001, p. 8. 109 US Department of Commerce, Digital Economy, 2002. 110 OECD, Boyden John, "E-commerce and the Digital Economy- a Policy Perspective", 2001. 111 US Department of Commerce, Digital Economy, 2002. PAGE 71 entre janvier 2000 et décembre 2001. Cela a représenté 135 000 licenciements. Le ecommerce ne représente qu'un pour cent des ventes totales de détail. Le bilan est contrasté. Malgré le ralentissement économique de ces deux dernières années, les EtatsUnis parviennent à maintenir un taux de croissance de productivité de près de 2% sur la période 1995-2000. Le secteur des technologies de l'information représente un tiers de leur croissance globale, ce qui est très important. Ce tableau de l'économie de la connaissance ne saurait cependant cacher un ensemble de paramètres macroéconomiques importants tel que l'affirmation de l'économie chinoise qui enregistre un taux de croissance de 8% par an depuis les années 1980112. Selon la Banque mondiale, depuis 1993, la "zone économique chinoise" est devenue le "quatrième pôle mondial de croissance" avec les Etats-Unis, le Japon et l'Allemagne. L'Asie possède la deuxième (Japon) et troisième (Chine) économies mondiales dans les années 1990; elle regroupera quatre des cinq premières et sept des dix premières économies en 2020. A cette date, les pays asiatiques représenteront 40% du produit économique global113. Comme on le sait, la Chine s'est démarquée du communisme à partir de la fin des années 1970 et surtout après l'effondrement du modèle soviétique. Elle a adopté depuis, comme dit Samuel Huntington, une "nouvelle version du Ti-yong : capitalisme et participation à l'économie mondiale, d'un côté, autoritarisme et réengagement dans la culture chinoise traditionnelle de l'autre"114. L'impact sur le monde occidental peut être d'autant plus significatif que les valeurs d'Extrême-Orient accordent beaucoup plus d'importance à la collectivité qu'à l'individu. Cela entraîne des modes culturels particuliers notamment à l'égard de la discipline, du travail et de la loyauté. Par ailleurs, certains politiques asiatiques pensent que les valeurs asiatiques sont exportables et qu'elles recèlent en elles le caractère universaliste longtemps porté par les valeurs occidentales. "Les valeurs asiatiques sont des valeurs universelles ; les valeurs européennes sont des valeurs européennes" déclarait le Premier ministre malaisien aux chefs de gouvernement européens en 1996115. 112 Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 2000 pour la version française (1996 pour la version américaine), p. 145. 113 Idem, Hungtinton Samuel, p. 145. 114 Ibid, Hungtinton Samuel, p. 148. 115 The Economist, 9 mars 1996, p. 33. PAGE 72 De nouvelles formes d’engagement et d’interaction sociale apparaissent du fait du développement et de l’adoption des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Depuis ces deux dernières décennies, les technologies ont transformé radicalement les styles de vie, les processus et la communication. Mais que peut-on attendre des technologies de l'information et de la communication ? Selon la Banque mondiale, Internet devrait renforcer l’efficacité et accroître l’intégration des marchés, particulièrement dans les pays en développement qui sont les plus désavantagés par le manque d’accès à l’information116. Les sociétés en développement pourraient également brûler les étapes et adopter sans transition les technologies les plus avancées. La Banque mondial imagine même qu'un système de GPS puisse guider et améliorer la production écologique de l'agriculture et de la pêche en Afrique. Il est vrai que, par exemple, les pays d'Europe centrale sont parvenus à accomplir des réformes économiques et un saut technologique considérable depuis le début des années 1990, et ce, en un temps accéléré. Ils sont passés à l'âge numérique en moins de dix ans alors qu'il aura fallu beaucoup plus de temps dans les pays les plus développés. La téléphonie mobile et l'application de standards communs européens est un facteur très positif de ces pays dans leur intégration européenne. De même, on peut imaginer qu'un meilleur usage d'Internet puisse considérablement aider le développement des PME notamment à l'exportation (qui reste un des principaux enjeux du développement des PME). Les technologies de l'information et de la communication peuvent considérablement améliorer la vie des individus, des entreprises et des Etats. Cependant le développement des technologies de l'information et de la communication passe-t-il nécessairement par une fracture digitale ? En effet, la question se pose sur l’accès à ces nouvelles technologies et sur l’écart potentiel qu’elles peuvent créer au sein des pays développés comme dans les pays en développement. Le terme de "fracture digitale" (digital divide) est communément utilisé pour décrire ce risque. Aujourd’hui, l’accès au réseau Internet est inégal. Alors qu’un tiers de la population des pays développés a accès à un ordinateur, ils sont moins de 2% à avoir accès dans les pays en développement. Les pays de l'OCDE représentent 91% 116 World Bank, Global Economic Prospects and the Developing Countries, 2001. PAGE 73 des usagers d'Internet. L'exemple de l'Inde est intéressant. Bien que deuxième exportateur de logiciels derrière les Etats-Unis et premier exportateur d'informaticiens, le taux de pénétration de l'Internet était de 0,1% et le nombre de lignes téléphoniques de 20 millions en 2000117. D'autre part, comme nous l'avons analysé dans le premier chapitre de cette thèse, la diffusion et l'usage des innovations technologiques sont indissociables de l’environnement économique. Une combinaison de facteurs tels que la présence de classe d’entrepreneurs, de capital risque, de marché en terme de demande et de relative conscience sociale est caractéristique des lieux d’innovation. La notion d'usage des technologies de l'information et de la communication est importante. On constate que l'usage des technologies ajoute un degré de complexité par rapport au seul accès technologique. L'usage des technologies de l'information et de la communication est pour l'instant essentiellement lié aux catégories sociales et économiques privilégiées. Dans le domaine d'Internet, l'usage est fortement lié à la capacité d'apprivoisement de l'ordinateur et des outils de l'Internet, de "surfer" sur le net, de découvrir des sites que l'on choisit et éventuellement de "se connecter" à travers les "chats" (discussions) ou les jeux en réseau. La suprématie de la langue anglaise est un élément essentiel de l'usage de l'Internet. Malgré des recherches considérables dans le domaine de la traduction simultanée, l'anglais demeurent la langue dominante de l'Internet. Elle représentait 94.45% de l'activité e-commerce en 2000118. La domination de la langue anglaise est un facteur incontournable et essentiel du développement des technologies de l'information et de la communication ainsi que de la puissance des pays anglo-saxons. Elle est d'autant plus significative sur le "continent invisible" (l'expression est de Kenichi Ohmae pour désigner l'univers Internet) que l'anglais ne représentait plus que 7,6% des langues parlées par plus d'un million de personnes en 1992119. Le nombre de personnes parlant l'anglais comme le français, l'allemand, le russe et le japonais décline depuis 1958 ; le déclin du nombre de personnes pratiquant le 117 Chiffres cités par Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, Editions La découverte, 2001, p. 104. 118 OECD, Boyden John, "E-commerce and the Digital Economy- a Policy Perspective", 2001. 119 Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 75. PAGE 74 mandarin est moindre (15,2% des langues parlées en 1992) ; en revanche, la pratique de certaines langues comme l'hindi, le malais, l'arabe, l'espagnol, le portugais augmente de façon relative120. La garantie d'une sécurité et la notion de confiance sont également des concepts émergents et analysés par les institutions internationales, avec en tête de celles-ci, la Commission européenne. La cause principale du développement lent du e-commerce en Europe s'expliquerait par le manque de confiance des usagers notamment à l'égard des systèmes de paiement. Le e-commerce représentait 3-5 milliards de dollars en 1999 contre 17-33 milliards de dollars aux Etats-Unis121. Les estimations pour 2003 prévoient des marchés de respectivement 40-60 et 75-150 milliards de dollars122. Ces données doivent être prises avec méfiance étant donné le faible degré de maturité du ecommerce. Les notions de degré de transparence, de respect des données personnelles, de transactions sécurisées sont récentes et impliquent une adaptation de la société. Elles passent par une meilleure connaissance et un apprentissage de la sécurité personnalisée et collective ainsi que de l'Internet. Cette notion de sécurité, bien que peu traitée dans cette thèse, est essentielle au développement des technologies de l'information et de la communication, à l'usage mais également et surtout à la finalité éthique qui en est fait. Dans un contexte d’intégration économique croissante, de libéralisation et de changements technologiques, l’impact de la globalisation sur l’équité adresse un certain nombre de questions fondamentales. Quels sont les effets de la mondialisation sur les inégalités et la pauvreté ? S'agit-il d'effets directs ou indirects, permanents ou temporaires ? Dans le passé, le fait de posséder des terres ou des actifs, d’habiter ou pas la ville favorisant ou non l’accès à l’éducation, constituait un facteur important d'inégalités et de pauvreté. Aujourd’hui, il faut ajouter à cette liste l'accès aux technologies de l'information et de la communication qui dépasse les clivages traditionnels Nord-Sud. 120 Idem, Hungtinton Samuel, p. 75. Idem, Boyden John. 122 Ibid, Boyden John. 121 PAGE 75 Les inégalités sont croissantes et ne touchent plus uniquement les pays en développement mais également les pays les plus développés. La montée des inégalités Nous savons à présent que la mondialisation et la diffusion des technologies de l’information et de la communication ont accentué les fragmentations au sein du marché du travail123. Une partie de la montée des inégalités s’explique par les poussées technologiques qui ont accru la demande de travailleurs plus qualifiés et ont favorisé la baisse de la demande des travailleurs moins qualifiés. Dans certains pays en développement ou en transition économique, la privatisation et la restructuration des actifs industriels ont renforcé la tendance. Dans certains pays en développement, la dérégulation du marché du travail et le moindre interventionnisme étatique ont augmenté l’érosion des bas salaires. Le danger d'enclave et de concentration géographique entre régions riches et régions pauvres est réel et devrait se renforcer à l'avenir. La fracture Nord-Sud n'est plus la seule valable, et d'ores et déjà, les enclaves se renforcent dans les grandes agglomérations. Apparaissent des ghettos pour riches et pour pauvres dans les pays développés. Les inégalités se manifestent aussi à travers la polarisation de la richesse des nations et des individus. Dans ce contexte, la montée des inégalités n'est pas un phénomène récent. Comme nous le fait remarquer Daniel Cohen, en 1870 le revenu par tête des nations les plus riches est déjà 11 fois plus élevé que le revenu par tête des nations les plus pauvres. De 1870 à 1989, le rapport entre le revenu par tête dans les pays les plus riches et celui des pays les plus pauvres a été multiplié par 6 et l'écart type du PIB par tête a augmenté de 60 à 100%124. Dans une grande partie du monde, cette inégalité géographique dans la 123 Nations Unies, 2001 Report on the World Social Situation. Pritchett Lant, "Divergence, Big Time", The World Bank, Policy Research Working Paper, n°1522, 1995 cité par Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'Information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 95. 124 PAGE 76 création et l'appropriation des richesses a encore augmenté ces vingt dernières années. En 1995, les nations les plus riches sont plus de 50 fois plus riches que les plus pauvres125. A partir du tableau "PIB par habitant dans un échantillon de 55 pays" présenté en annexe, le Japon a presque rattrapé les Etats-Unis en quarante ans alors que l'Europe de l'Ouest, tout en améliorant sa position, reste encore à la traîne. Au cours de la période 1973-1992, on note un recul accru des pays d'Amérique du Sud, d'Afrique et des pays d'Europe de l'Est. Quant aux dix pays asiatiques dont la Corée du Sud, la Chine et Taiwan, ils étaient encore en 1992, en niveau absolu, plus pauvres que toute autre région du monde - Afrique exceptée. L'inégalité entre les personnes pauvres et riches n'a cessé d'augmenter. La population mondiale des 20% les plus pauvres a vu sa part de revenu global diminuer de 2.3% à 1.4% du PIB mondial ces trente dernières années tandis que la part des 20% les plus riches est passée de 10% à 85% du PIB mondial. En 1991, plus de 85% de la population du globe se partageait 15% seulement du revenu de la planète. Selon le PNUD126, les 20% les plus pauvres de l’humanité disposaient de 2,3% des ressources mondiales en 1969, ils n’en avaient plus que 1,1% en 1994. Sur la même période, les 20% les plus riches sont passés de 69% à 86% de ces ressources. Dans les 15 à 20 dernières années, la concentration des revenus s'est accrue en Amérique latine, en Europe de l’Est, dans les républiques baltes et au sein de la Communauté des Etats Indépendants (CIS), dans certains pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, ainsi que depuis le début des années 1980 dans près des deux-tiers des pays de l’OCDE. Ces vingt dernières années, l'inégalité des revenus a augmenté aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil, en Argentine, au Venezuela, en Bolivie, au Pérou, en Thaïlande et en Russie. En revanche, l'inégalité des revenus a diminué entre 1960 et 1990 en Inde, en Malaisie, à Hong Kong, à Singapour, à Taiwan et en Corée du Sud. Depuis 1980, on observe une poussée impressionnante de la croissance économique dans une quinzaine de pays, avec pour résultat une augmentation rapide des revenus d'une grande partie des 1.5 milliards d'individus habitant dans ces pays, soit plus d'un 125 Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 31. Chiffres cités par ATTAC, Enquête au cœur des multinationales, Editions Mille et une nuits, 2001, p 14. 126 PAGE 77 quart de la population mondiale. Cependant, sur la même période plus d'un quart de la population mondiale souffrait d'une baisse de revenus. De 1970 à 1985, alors que le PNB mondial s'est accru de 40%, le nombre de pauvres a augmenté de 17%127. Si l'on prend comme mesure d'extrême pauvreté, une consommation quotidienne équivalent à un dollar par jour, on constate que le nombre de ceux qui vivent en dessous de ce seuil est passé de 53.5% en 1985 à 54.4% en 1990 en Afrique subsaharienne, de 23% à 27.8% en Amérique latine et de 15.7% à 14.7% en Asie de l'Est et du Sud-Est (Chine comprise). La pauvreté se manifeste plus fortement dans les zones rurales. En 1990, la proportion des pauvres en zones rurales était de 66% au Brésil, 72% au Pérou, 43% au Mexique, 49% en Inde et 54% aux Philippines. Dans les sociétés industrielles, les disparités de revenus se manifestent par des différences entre catégories d'âge, sexes et ethnies. En particulier, les femmes gagnent moins que leurs équivalents masculins. Mais la pauvreté s'apparente aussi au ghetto technologique, ce que Manuel Castells appelle "l'apartheid technologique"128. En 1991, il n'y a avait qu'une ligne téléphonique pour 100 habitants en Afrique, à comparer aux 2,3 lignes dans l'ensemble des pays en développement et aux 37,2 lignes des pays développés. En 1994, l'Afrique ne représentait qu'environ 2% des lignes téléphoniques mondiales129. L'explosion du travail des enfants ces dix dernières années achève ce portrait déjà bien sombre et pourtant non exhaustif de l'impact des technologies de l'information et de la communication sur le travail et l'emploi. Selon un rapport du Bureau international du travail, les pays en développement comptent environ 250 millions d'enfants de 5 à 14 ans ayant une activité rémunérée130. Quelques 153 millions d'entre eux travaillent en Asie, 80 millions en Afrique et 17.5 millions en Amérique latine mais c'est en Afrique où le travail des enfants a proportionnellement la plus forte incidence, puisqu'il concerne environ 40% des enfants de 5 à 14 ans. Même si l'immense majorité de ces 127 PNUD, 1996, p. 1-2. Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'Information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 112. 129 Idem, Castells Manuel, p. 113. 130 Bureau international du travail, 1996. 128 PAGE 78 travailleurs juvéniles vivent dans les pays en développement, le phénomène se répand aussi dans les pays développés, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En 1992, le Ministère américain du travail a enregistré 19443 infractions à la législation sur le travail des enfants, soit deux fois plus qu'en 1980. La progression du travail des enfants en Amérique est attribuée à la détérioration des conditions de vie et à l'augmentation du nombre d'immigrés sans papiers. Cependant, une même progression est enregistrée au Royaume-Uni. A Birmingham, selon une enquête auprès de 1827 élèves de 10 à 16 ans, 43.7% ont une activité rémunérée ou l'ont eue dans un passé récent131. A ces enfants, il faut ajouter les enfants de la rue et ceux de la prostitution dont le nombre explose avec le tourisme planétaire qui connaît une croissance de 7% par an. Là encore, le nombre le plus important d'enfants de la prostitution se trouvent en Thaïlande (800 000 enfants), en Inde ( 500 000 enfants), au Sri Lanka (200 000 enfants), en République dominicaine (25 000 enfants), au Brésil (200 000 enfants). Mais depuis 1996, on note une croissance du phénomène en Russie, Pologne, Roumanie, Hongrie et République tchèque. Les pays développés sont également affectés par cette recrudescence. Selon une estimation du Conseil de l'Europe, il y aurait 10 000 enfants prostitués à Paris132! La croissance aux Etats-Unis et au Canada est l'une des plus fortes et l'on estimait entre 100 000 à 300 000 enfants prostitués en 1996. Aux Etats-Unis, le pourcentage de ceux dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté est passé de 11.1% en 1973 à 14.5% en 1994, ce qui représente plus de 39 millions d'Américains dont les deux tiers sont blancs et dont une proportion notable vit dans les zones rurales133. En incluant ceux dont le revenu est inférieur de moitié au seuil de pauvreté (7 571 dollars de revenu annuel pour une famille de quatre personnes en 1994), la pauvreté touchait environ 30% des pauvres en 1975 et 40.5% en 1994 soit 15.5 millions d'Américains. Ce phénomène est présent aux Etats-Unis et au Royaume-Uni mais l'Europe peut-elle rester à l'écart ? Et si oui, pour combien de temps ? 131 Travaux de Lavalette cités par Castells Manuel, Ibid, p. 176. Ibid, Castells Manuel, p. 181. 133 Ibid, Castells Manuel, p. 157. 132 PAGE 79 Pour Manuel Castells, la paupérisation de l'Europe est inévitable et s'explique par deux facteurs principaux. D'une part, parce que la dérégulation des marchés assortie d'une "recapitalisation du capitalisme" est générale à l'Europe. De l'autre, parce que l'intégration croissante du capital, des marchés et des entreprises rend très difficile pour tout pays de se démarquer de son environnement macroéconomique. La mondialisation, résultat du système économique libéral "instrumentalisé" par les Etats-Unis serait l'explication de la paupérisation. Comme en France au début des années 1980, le retour à une politique nationale keynésienne deviendrait impossible dans un contexte international de mondialisation. On retrouve là également une partie de l'analyse de mouvements politiques de l'altermondialisation comme Attac dont certains voient dans le "grand capital" et la mondialisation, une des raisons principales de cette paupérisation. De l'autre, les technologies de l'information et de la communication ne seraient pas le résultat direct de l'accroissement de ces inégalités mais auraient facilité une mondialisation effrénée. Pour Daniel Cohen, la "pauvreté des nations" résulte de la "misère de la politique" impuissante à concilier économie de marché et Etat-providence. Pour l'auteur, les inégalités ne seraient pas le résultat de la mondialisation, trop souvent définie comme le commerce avec les pauvres, mais celui de la "troisième révolution industrielle" ou "révolution informatique"134. Comment peut-on arriver à concevoir, d'un côté, cette progression générale en terme d'indicateur du développement humain, et de l'autre, cette polarisation et paupérisation de phénomènes liés à la mondialisation et amplifiés par les technologies de l'information et de la communication ? Comment croire, après ce tableau terrifiant, à un avenir meilleur ? Comment concilier ces paradoxes terribles ? Comme nous venons de le voir, l'Europe est encore partiellement à l'abris de ces inégalités, mais pour combien de temps ? Dans ce contexte, l'élargissement de l'Union européenne à l'Est de l'Europe ne nous oblige-t-il pas à anticiper ces différentes formes d'inégalités et conditions de vie plus difficiles qu'au sein de l'Union ? 134 Cohen Daniel, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 74 et 75. PAGE 80 Après ce panorama des inégalités, on ne saurait négliger le fait que le niveau de vie moyen de la population mondiale mesuré en terme "d'indice du développement humain" des Nations Unies n'a cessé de progresser depuis ces trente dernières années. L'indice du "développement humain" prend en compte l'espérance de vie, le niveau d'instruction et le revenu. Les causes principales sont l'amélioration de l'éducation et de la santé, traduite par une augmentation de l'espérance de vie laquelle est passée dans les pays en voie de développement de 46 ans dans les années 1960 à 62 ans dans les années 1990135. Au début des années soixante, dans presque tout le Tiers-Monde, moins d'un tiers de la population savait lire et écrire. Au début des années 90, seuls dans de rares cas (l'Afrique faisant exception), moins de la moitié de la population ne savait pas lire et écrire136. Le taux de scolarisation dans les pays en voie de développement représentait, en 1970, en moyenne 41% de celui des pays développés ; en 1992, il atteignait 71%137. Il semble que les inégalités décrites plus haut prennent source dans une variété de facteurs explicatifs. Comme nous avons cherché à montrer, la mondialisation et les technologies de l'information et de la communication sont des causes majeures de ces inégalités mais elles n'en sont pas les seules causes. Ces inégalités sont nouvelles en ce qu'elles ne concernent pas seulement les pays en voie de développement mais aussi les pays développés ; et au sein de ceux-ci, chaque groupe socioculturel et non plus les seuls intergroupes. Elles résultent d'une évolution profonde qui transforment les économies traditionnelles (agricoles et industrielles) tout en apportant de nouvelles donnes économiques et sociales symbolisées par la "société de l'information". 135 PNUD, 1996, p. 18. Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 113. 137 Idem, Huntington Samuel, p. 113. 136 PAGE 81 SECTION 3 : IMPACT DES TECHNOLOGIES DE L'INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION SUR LE TRAVAIL La part des technologies de l'information et de la communication dans l'emploi D'après Armand Mattelart, les premières estimations du poids de l'économie de l'information sur la société, datent de 1977 avec la publication par Marc Uri Porat, économiste américain d'origine française d'un rapport commandité par le gouvernement des Etats-Unis selon lequel l'information représenterait 47% de la force de travail et à peu près la même proportion du produit national brut dès 1966"138. Il est à noter que les méthodes traditionnelles qui analysent la productivité et l’efficacité du travail et du capital ne sont pas adaptées à la mesure de l’impact des technologies de l'information et de la communication. L'OCDE note à plusieurs reprises la difficulté de mesurer les données relevant des technologies de l'information et de la communication du fait des différentes méthodes adoptées par les pays. Il est apparemment plus facile de trouver des mesures comptables sur l'accès aux technologies que sur leurs usages. L'OCDE offre les premières études comparatives dans le domaine mais il faut prendre ces statistiques avec prudence. Seul un recul d'une dizaine d'années pourra permettre de rectifier les erreurs et de rendre fiable les indicateurs. L’OCDE est le premier organisme à s'être lancé dans la mesure du poids des technologies de l’information et de la communication, et ce notamment, à la demande du G7. Le secteur des technologies de l'information et de la communication (Information Communication Technology, ICT) inclut les industries et les services des technologies de la communication et de l'information. En 1997, on estime que ce secteur représentait 12.8 millions de personnes139. Les Etats-Unis représentait 35% du total, suivi du Japon (16%), du Royaume Uni (9%) et de l’Allemagne (8%). A eux seuls les pays du G7 totalisent 82% de l’emploi des technologies de l'information et de la 138 Mattelart Armand, Histoire des théories de la communication, Editions La Découverte, 1995, 1997, p. 73. 139 OECD, Measuring the ICT Sector, 2001. PAGE 82 communication des pays de l’OCDE. Les pays de l’Union européenne contribuent à hauteur de 35% du total. C’est en Suède où le secteur des technologies de l'information et de la communication représente la part de l’emploi la plus importante avec 6,3%. En 1998, les cinquante plus grandes entreprises des technologies de l'information représentaient 3.5 millions d'employés140. Les activités en demande touchent en particulier les domaines de la science informatique, de l'ingénierie électrique, du design informatique et de l'analyse des systèmes. Impact des technologies de l'information et de la communication sur le travail Pour Manuel Castells, les concepts même de secteur primaire, secteur secondaire et secteur tertiaire sont dépassés et nous enferment dans d'anciens paradigmes141. L'auteur cherche à mesurer ce qu'il appelle l'"informationnalisme" c'est-à-dire une façon de voir l'information comme mode de développement de l'économie et de la société, non pas uniquement comme secteur à part entière. A partir d'une étude de la composition interne de l'emploi de services et en analysant l'évolution de l'emploi et de la structure professionnelle dans sept pays de l'OCDE (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni et Canada) entre 1920 et 1990, Manuel Castells dégage des "traits communs fondamentaux qui semblent véritablement caractériser les sociétés informationnelles"142 : élimination progressive de l'emploi agricole ; déclin régulier de l'emploi industriel traditionnel ; essor des services aux entreprises (surtout des services d'affaires) et des services sociaux (en particulier de santé) ; diversification accrue des activités de services fournissant des emplois nouveaux ; multiplication rapide des gestionnaires, des spécialistes et des techniciens ; formation d'un prolétariat de "cols blancs", composé d'employés de bureau et de commerce ; relative stabilité d'une proportion substantielle d'emplois dans le commerce 140 OECD, Information Technology Outlook, 2000. Table 8, p. 40. Référence à Daniel Bell que nous étudierons dans la seconde partie de notre thèse. 142 Castells Manuel, La société en réseaux, tome 1 de l'Ere de l'information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 268. 141 PAGE 83 de détail ; accroissement simultané des niveaux supérieur et inférieur de la structure professionnelle ; relèvement relatif de la structure professionnelle dans le temps, les professions exigeant des qualifications supérieures, d'une part, et une éducation avancée, d'autre part, augmentant proportionnellement plus vite que les catégories inférieures. Ainsi, peut-on distinguer selon Castells deux modèles informationnels différents, celui de l'économie de services et celui de la production industrielle. Tout d'abord, le modèle de "l'économie de services", représenté par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Canada, se caractérise par une rapide érosion de l'emploi industriel depuis 1970. Ayant éliminé presque tout l'emploi agricole, ce modèle présente une structure professionnelle où la distinction entre les diverses activités de services devient l'élément clé d'analyse de la structure sociale. Il privilégie les services de gestion du capital sur les services aux entreprises, et présente un secteur social en développement, en raison d'une forte hausse de l'emploi dans la santé, et à un moindre degré, dans l'éducation. Il se caractérise aussi par l'expansion de la catégorie des managers, qui compte un nombre important de cadres moyens. Deuxièmement, le modèle de "production industrielle", incarné par le Japon et, dans une très large mesure, par l'Allemagne, se caractérise par le maintien de la part des tâches industrielles à un niveau relativement élevé (environ un quart de la population) au sein d'un processus beaucoup plus progressif qui autorise la restructuration des activités manufacturières à partir du nouveau paradigme socio-technique. Les services aux entreprises sont beaucoup plus importants que les services financiers et semblent plus directement liés aux firmes industrielles. Un autre trait qui singularise le Japon est que les services sociaux y sont sensiblement moins développés que dans les autres sociétés informationnelles. La France semble pencher vers le modèle de l'économie de services, tout en conservant une forte base industrielle et en développant à la fois les services aux entreprises et les services sociaux. L'Italie se distingue en conservant un quart de ses emplois dans le travail indépendant et constitue peut-être un troisième modèle fondé sur des réseaux de PAGE 84 petites et moyennes entreprises (PME) bien adaptés aux conditions changeantes de l'économie globale. Le marché du travail n'est pas devenu global. Seule une partie infime de la population active circule pour l'instant dans le réseau planétaire tels que les spécialistes hyperqualifiés de la recherche et développement des secteurs de pointe dont nous parlons ici, de l'ingénierie de pointe, de la gestion financière et des services avancés des affaires et du spectacle. Ce phénomène va de pair avec l'internationalisation des firmes multinationales et l'organisation d'un commerce international. Quel peut être à terme l'effet des technologies de l'information et de la communication sur l'emploi ? La projection à 2005 de la structure professionnelle aux Etats-Unis correspond dans l'ensemble précisément au modèle originel de la société informationnelle : les emplois agricoles disparaissent ; l'emploi industriel continue de diminuer, bien qu'à un rythme plus lent, pour se réduire à un noyau dur de professionnels et d'ingénieurs, et les nouveaux emplois industriels sont localisés dans les services ; les services aux entreprises, ainsi que ceux de santé et d'éducation, connaissent le taux de croissance le plus élevé, et deviennent aussi de plus en plus importants en nombre ; le commerce de détail et les services continuent de grossir les rangs des semi-qualifiés. Il semblerait que ce soit dans les économies industrielles les plus avancées technologiquement comme le Japon et les Etats-Unis que le plus grand nombre d'emploi ait été créé entre 1980 et 1990. D'après le Livre Blanc de la Commission européenne sur la Croissance, la compétitivité et l'emploi, entre 1970 et 1992, l'économie américaine a cru de 70% (en dollars constants) et l'emploi de 49%. Cette croissance est respectivement de 173% et 25% au Japon. Pendant la même période, la Communauté européenne a connu une croissance de 81% tandis que l'emploi n'a augmenté que de 9%143. Dans les années 1990, l'écart s'est encore creusé dans ce domaine entre l'Europe, d'une part, et les Etats-Unis, le Japon et l'Asie du Sud-Est, de l'autre. 143 Commission européenne, La croissance ,la compétitivité et l'emploi, 1994, p. 141. PAGE 85 De plus, entre 1993 et 1996, alors que la plus grande partie de l'Europe connaissait un chômage élevé, l'économie américaine, tout en accélérant la diffusion de la technologie dans les bureaux et les usines, a créé plus de 8 millions d'emplois plus qualifiés que la moyenne de la population active. L'élément caractéristique du nouveau marché du travail des deux dernières décennies est l'introduction massive des femmes dans la population active salariée : 69.1% d'entre elles en 1990 contre 48.9% en 1970 aux EtatsUnis ; 61.8% contre 55.4% au Japon ; 61.3% contre 48.1% en Allemagne, 65.3% contre 50.8% au Royaume-Uni, 59% contre 47.5% en France, 43.3% contre 33.5% en Italie et 42.8% au lieu de 29.2% en Espagne144. Cette forte augmentation de l'offre de travail ne s'est pourtant pas accompagnée, comme en Europe occidentale, d'un chômage élevé aux Etats-Unis et au Japon. L'accroissement du chômage en Europe occidentale depuis les années 1980 suscite de nombreux débats sans que la réponse soit tranchée. Au total, et en général, il semble qu'il n'y ait pas de relation structurelle systématique entre la diffusion des technologies de l'information et de la communication et l'évolution du niveau de l'emploi dans l'économie considérée dans son ensemble. Les impacts varient selon les pays. Cependant, il semblerait, comme l'exprime Paul Krugman, que "l'Amérique sans salaire et l'Europe sans emploi sont en fait les deux faces d'un phénomène identique"145. 144 145 OCDE, Main Economic Indicators, 1995. Cité par Cohen Daniel, Richesse des nations, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 102. PAGE 86 Conclusion du chapitre Les technologies de l'information révolutionnent l'activité économique et modifient la structure du travail par une nouvelle classe de travailleurs mais, également et surtout, par une incidence sur les modes de travail. Aux Etats-Unis, l'économie digitale enregistre la croissance la plus forte de tous les secteurs. La "révolution de l'information" se limite-t-elle pour autant au développement de l'informatique ? La réponse est négative. Ces technologies produisent dès à présent un impact sur les modes de travail. Un changement s'effectue mais il est encore trop tôt pour voir une transformation sur l'ensemble de la société. En 1998, l'Institut du Futur anticipait cinq grandes tendances et implications démographiques à l'horizon 2008 : un marché du travail plus hétérogène, de nouvelles formes de carrières, une place de pionnières dans le monde du travail pour les femmes, une culture des jeunes qui transformera le travail, un travail global qui deviendra local146. Il est fort probable que nous n'ayons pas à attendre 2008 pour voir se profiler ces tendances. Cependant, si ce panorama caractérise déjà les Etats-Unis, qu'en est-il de l'Europe ? Si l'on a pu constater une différence structurelle dans le domaine de l'économie de la connaissance et des inégalités entre les Etats-Unis et l'Europe, il semblerait que l'Europe soit en train de rejoindre les Etats-Unis sur le chemin des inégalités. On a également constaté que l'impact de la mondialisation et de la "révolution de l'information" ne crée pas seulement des inégalités entre pays développés et pays en voie de développement mais également au sein même des pays en développement comme des pays développés. La "société de l'information" est porteuse de nouvelles formes d'inégalités jusqu'alors inconnues. Alors que l'Union européenne se déclare plus sensible aux questions sociales et défend une "société de l'information pour tous", le chômage y demeure beaucoup plus 146 IFTF, Ten Year Forecast, 1998. PAGE 87 important qu'aux Etats-Unis et la dynamique de création d'emploi beaucoup moins forte. Comment expliquer cette contradiction si ce n'est par une gestion publique inadaptée et surtout par des comportements culturels qui ont du mal à évoluer et à se renouveller, ce que Schumpeter a appelé (la culture) de la "destruction créatrice" (creative destruction)? Doit-on y voir le manque de vision des élites politiques et économiques ou les limites du modèle économique néo-libéral ? Alfred Sauvy disait que "le XXI siècle sera le siècle du vieillissement". C'est certainement vrai pour l'Europe qui est devenue la région du monde où le vieillissement de la population est le plus avancé. D'ici 2050, on peut s'attendre à ce qu'un Européen sur trois ait plus de 60 ans si la proportion des enfants continue de baisser au rythme actuel. Les mêmes tendances concernent les pays d'Europe centrale et orientale même si le déclin est moins rapide (mise à part la Slovénie et sans parler de la Russie). Ce qui est sans aucun doute le plus inquiétant est la baisse des moins de 14 ans. A partir de 2007, le nombre des 55-65 ans devraient dépasser les 16-25 ans147. Or les jeunes générations sont essentielles pour palier à l'équilibre macroéconomique des retraites et des systèmes sociaux ainsi qu'au dynamisme économique. Il en est de même pour la relève politique du projet européen. Que deviendra l'Europe si le renouvellement ne s'effectue pas ? N'y a-t-il pas risque de voir une fuite des jeunes générations ? Devra-t-on faire appel à une population immigrée hors d'Europe ? Les personnes de plus de 60 ans se révèlerontelles porteuses d'un renouveau européen, d'une sagesse jusqu'à là non exprimée ? A court terme, on peut s'attendre à un départ massif à la retraite de la génération babyboom d'après guerre entre 2005-2010. La période 2010-2015 sera peut-être marquée par un dynamisme porté par les nouvelles générations. Cependant, qu'adviendra-t-il après 2020 ? Analysons à présent les tendances des systèmes politiques et économiques. 147 Ducatel Ken and Burgelman Jean-Claude (sous la direction de), IPTS, The Futures Project, Employment Map, December 1999, p. 5. PAGE 88 CHAPITRE III LES GRANDES TENDANCES DES SYSTEMES POLITIQUES ET ECONOMIQUES "It is increasingly clear that, while the rest of the world wants American engagement, American friendship and even American leadership, it does not want American direction," Charles Wiliam Maynes, "Two Blasts Against Unilateralism", Understanding Unilateralism in American Foreign Relations, p.38. "Que les Américains deviennent impérialistes, ou deviennent isolationnistes, ce sera bien notre faute dans les deux cas. Car il faut faire l'Europe, ou il faudra subir soit leur intervention, soit leur retrait", Denis de Rougemont, Ecrits sur l'Europe, volume 1, p.159. "Winston Churchill fit un jour cette remarque prophétique que "les empires de l'avenir sont les empires de l'esprit"; aujourd'hui, la prédiction s'est réalisée. Ce qui n'a pas encore été bien mesuré, c'est à quel degré - et cela, au niveau de la vie privée comme à celui des grands Etats - le rôle nouveau de l'"esprit" va, d'ici quelques décennies, transformer les réalités brutes du pouvoir", Alvin Toffler, Les nouveaux pouvoirs, p.27. PAGE 89 INTRODUCTION : L'EFFONDREMENT DE L'URSS Comme le fait remarquer Mario Telo, "plutôt que de changement, il vaut mieux parler d'une véritable rupture historique à propos de 1989-1991"148. Dix ans après l'effondrement de l'URSS, symbolisé à l'extérieur par la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et les révolutions en Europe centrale et orientale, et à l'intérieur par le démantèlement de l'URSS et le retour à la Russie, les répercussions sont loin d'être toutes ressenties. Comme le pense Eric Hobsbawm, la fin de la guerre froide consacre le début des incertitudes et d'une nouvelle ère dans le domaine des relations internationales : "Quoi qu'il en soit (…), la guerre froide fut une source d'équilibre pour le monde. Si elle n'a pas enrayé le risque de guerre, du moins a-t-elle rendu certains types de guerre, contrôlables, exactement comme au XIXème siècle. Cette situation n'existe plus (…). Pour le moment, ce qui lui succède, c'est l'incertitude, non seulement à cause de l'effondrement total de l'Union soviétique, mais encore de tout le système de relations internationales autour duquel le monde- ou en tout cas l'Europe était organisée depuis le XVIIIème siècle"149. Nous ne souhaitons pas ici revenir sur les causes et manifestations de l'effondrement du régime soviétique traitées dans plusieurs de nos mémoires universitaires mais plutôt donner la place aux principales tendances émergentes en matière de système politique et économique. La position de l'Europe ne peut se comprendre hors du contexte mondial. Nous avons choisi de parler de système politique et économique car cette notion, il nous semble, caractérise mieux les traits contemporains du "système monde" qui s'exprime de plus en plus dans sa complexité. Robert Dahl définit le système politique comme "n'importe quel ensemble constant de rapports humains qui impliquent, dans une mesure significative, des relations de pouvoir, de gouvernement ou d'autorité"150. Jean-Louis Vullierme complète cette définition en insistant sur le fait que la science politique ne se 148 Telo Mario (sous la direction de), L'Union européenne et les défis de l'élargissement, Institut d’Etudes européennes, 1994, p. 8. 149 Hobsbawm Eric, Les enjeux du XXI siècle, Editions Complexe, Trad. 2000, p. 54. 150 Dahl Robert, L'analyse politique contemporaine, p. 28. Cité par Jean-Louis Quermonne, Le système politique de l'Union européenne, Montchrestien, p. 8. PAGE 90 réduit pas à l'analyse réductionniste de l'organisation des pouvoirs, de leur équilibre ou de leur contrôle. Elle s'inscrit dans la relation sociale globale151. Cette définition, dans son caractère systémique, exprime mieux nous semble-t-il le caractère transitionnel, complexe et incertain du système monde. SECTION 1 : LE POUVOIR AMERICAIN Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont émergé comme puissance dominante ou hégémonique sur la scène internationale. Le tableau du rapport Ramsès 2000 comparant les dix principales puissances économiques de 1820 à 1992 est à ce titre intéressant152. En 1820, les Etats-Unis sont à la neuvième place loin derrière la Chine, l’Inde, la France, le Royaume-Uni, la Russie, le Japon, l’Autriche et l’Espagne. En 1992, les Etats-Unis sont en tête loin devant la Chine. En terme de croissance économique, les Etats-Unis semblent à présent diverger des autres pays de l’OCDE tandis que ces derniers convergent, généralement vers la moyenne de l’OCDE153. L’approche évolutionniste154 de la croissance économique suggère que les innovations radicales sont importantes pour la croissance économique et plus particulièrement pour les changements de tendance de croissance. Un certain degré de polarisation s’est produit sur les marchés pendant les années 1990 suggérant une divergence des compétences technologiques ainsi que des performances commerciales. Les Etats-Unis se distinguent des autres pays de l’OCDE sur ces critères. Malgré un déficit budgétaire considérable155, les Etats-Unis parviennent à dégager des périodes de croissance économique notamment celle des années 1990. Ils demeurent un des pays les plus endettés au monde. De 1980 à 1993, la dette extérieure des Etats-Unis 151 Cité par Durand Daniel, La systémique, PUF, 1979, 2002, p. 106. Compare le PNB en milliards de dollars PPA, 1990, Ramsès 2000, p. 246. 153 Verspagen Bart, Economic Growth and Technological Change: an Evolutionary Interpretation, STI Working Papers, 2001/1. 154 Idem, Verspagen Bart. 155 Le déficit fiscal a été relevé à 6.4 trillion de dollars en juillet 2002 par le Sénat. De l’ordre de 200 milliards de dollars dans les années 1980, le déficit des transactions courantes représentait 4,5% du PIB en 2000. Il était de 400 milliards de dollars en 2002 et 2001. Bureau of Economic Analysis, http://www.bea.doc.bea/glance.htm. 152 PAGE 91 calculée en pourcentage du PIB a plus que doublé ; en pourcentage de devises, elle a augmenté de 20%, pour représenter en 1993 près de dix fois ses réserves totales de devises ; en pourcentage des exportations, elle a augmenté de 133% ; et en pourcentage des dépenses publiques, elle a presque doublé, jusqu'à atteindre 41,7% des dépenses totales156. Et pourtant, les Américains parviennent à conjuguer croissance de leur productivité (passant de 1,5% sur la période 1990-1995 à 2,5% entre 1995-2000) et de l'emploi (passée de 0,9% à 1,4%) tandis que les Européens voient leurs gains de productivité baisser de 2% à 1,3%157. Après le rattrapage de l'Europe à la fin des années 1980, l'Amérique creuse encore l'écart. En 2001, le produit intérieur brut (PIB) par habitant dans l'Union était de 65% de celui des Etats-Unis158, son niveau le plus bas depuis un quart de siècle. Du point de vue politique, la présidence de Bill Clinton marque une période activiste de la politique étrangère des Etats-Unis. Au début de son mandat George Bush cherche à se démarquer d'une présence forte à l'international. Cependant les événements du 11 septembre 2001 l'amène à réviser son approche dans le domaine. La politique des EtatsUnis se replie depuis sur un axe militaire, qui rompt avec la tactique du soft power des années 1990 (développée plus loin), à travers la réforme de la pensée militaire qualifiée de "doctrine de prévention". Aujourd’hui encore, alors que certains comme Robert Gilpin159 anticipaient la fin de l’hégémonie américaine dans les années 1980, les Etats-Unis viennent de vivre près de dix ans de prospérité économique et politique. Les experts internationaux tels que Paul Kennedy160 ont été parmi les premiers à analyser la montée et le déclin de la domination américaine. D’autres comme Robert Keohane161 plaident pour une coopération et un management pluraliste qui pourraient selon eux marcher en l’absence d’hégémonie. Le changement de nature de l’économie internationale résulte dans la nécessité d’adopter 156 Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad. 1999, p. 302. 157 Leparmentier Arnaud, "L'écart de compétitivité se creuse entre l'UE et les Etats-Unis", Le Monde, 16 mai 2002. 158 Idem, Leparmentier Arnaud. 159 Gilpin Robert, The Political Economy of International Relations, Princeton University Press, 1987. 160 Kennedy Paul, The Rise and Fall of the Great Powers, Fontana Press, 1988. 161 Keohane Robert, After Hegemony, Princeton University Press, 1986. PAGE 92 une politique de coordination et un "leadership pluraliste"162. La détermination des politiques nationales dépend bien évidemment de la structure de l’économie en question et de la conduite de ces politiques. Les politiques nationales sont également déterminées par l’équilibre des pouvoirs relatifs et les talents politiques des pays (Keohane, Nye, Bergsten). Aussi de tout temps les chercheurs se sont-ils posés la question de la nature de la politique extérieure des Etats-Unis. L'attitude des Etats-Unis correspond-elle à une politique multilatérale, isolationniste, unilatéraliste ? Arthur M.Schlesinger note que l'isolationnisme des Etats-Unis touche les relations politiques et non les relations commerciales et culturelles. Il préfère la notion d'unilatéralisme pour caractériser la politique extérieure des Etats-Unis : "seule une menace directe à la sécurité nationale pourrait justifier la constitution d'alliances et la participation à des guerres à l'extérieur du territoire"163. Cette expression est intéressante à la lumière des événements du 11 septembre 2001, date à laquelle deux avions détournés s'écrasent sur le World Trade Center à New York. Cet acte terroriste a traumatisé considérablement les Américains. On connaît depuis les conséquences de l'entrée en guerre des Etats-Unis au rang desquels on peut citer l'invasion de l'Afghanistan et peut-être bientôt l'attaque de l'Irak. Depuis le mois de septembre 2001, le durcissement de la politique extérieure des EtatsUnis est clair, ceux-ci cherchant à travers le monde à renforcer leurs partenariats pour cautionner leurs contre-attaques. Peut-on dire que les Etats-Unis se sont réfugiés dans une politique unilatérale ? Les exemples de position américaine unilatéraliste et pré-11 septembre ne manquent pas: restrictions commerciales et violation du droit international en Iran et à Cuba ; utilisation du veto américain pour bloquer Boutros-Ghali dans son deuxième mandat au secrétariat général des Nations Unies ; financement restreint et inéquitable du Fond Monétaire International, de la Banque mondiale et de Nations-Unis ; imposition des 162 Idem, Gilpin Robert. Schlesinger Arthur M."Unilateralism in Historical Perspective", Gwyn Prins (Editeur), Understanding Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p.18. 163 PAGE 93 vues américaines au sein de l'OTAN. La liste est trop longue pour être citée de façon exhaustive. Charles William Maynes note que depuis 1993, les Etats-Unis ont imposé ou menacé d'imposer des sanctions économiques unilatérales à l'égard de pays commerçant avec l'Iran "soixante fois sur trente cinq pays ce qui représente 40% de la population mondiale"164. Les administrations de B.Clinton et G.Bush ont exprimé plusieurs fois leur souhait d'utiliser les sanctions des Nations Unies pour renverser le gouvernement irakien, et ce, alors que le conseil de sécurité ne l'a pas demandé. Plus récemment, le refus de mettre en œuvre un certain nombre de mesures environnementales adoptées lors du sommet de Rio a montré le caractère unilatéral et non solidaire des Etats-Unis. La politique américaine semble se définir plus à travers son caractère unilatéral qu'à travers son isolationnisme. Cela ne signifie pas, par ailleurs, que les Etats-Unis réfutent tout multilatéralisme. Cependant, lorsque les Etats-Unis se sentent menacés, cela a une incidence directe sur la conduite de leur politique extérieure. En outre, les Etats-Unis mènent depuis septembre 2001 une politique à caractère unilatéral sur les enjeux qui concernent de près ou de loin leur sécurité intérieure. Dans ce contexte la citation de John R.Bolton est particulièrement saillante : "à nombre d'égards, le clash des civilisations décrit par le professeur Samuel Huntington est moins une collision "entre l'Ouest et le reste du monde" qu'elle ne l'est entre les Etats-Unis et le reste du monde"165. En effet, pour Samuel Huntington, "l'axe central de la politique mondiale d'après la guerre froide est l'interaction entre, d'une part, la puissance et la culture de l'Occident et, d'autre part, la puissance et la culture des civilisations non occidentales"166. Il faut selon lui que les Etats-Unis renforcent leurs relations avec l'Europe, une "coopération saine" avec la France, l'Angleterre et l'Allemagne étant l'"antidote principale à la solitude du super-colosse"167. 164 Maynes Charles William "Two Blasts against Unilateralism", Gwyn Prins (Editeur), Understanding Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p.46. 165 Bolton John R."Unilateralism is not Isolationism", Gwyn Prins (Editeur), Understanding Unilateralism in American Relations, The Royal Institute of International Affairs, 2000, p. 56. 166 Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 1996, Trad. 2000, p. 25. 167 Huntington Samuel, "The Lonely Superpower", Foreign Affairs, Volume 78, n°2, March/April 1999. PAGE 94 Ignacio Ramonet résume bien la situation : "la prépondérance d'un empire ne se mesure plus à la seule emprise géographique. Outre de formidables attributs militaires, elle résulte essentiellement de la suprématie dans le contrôle des réseaux économiques, des flux financiers, des innovations technologiques, des échanges commerciaux, des extensions et des projections (matérielles et immatérielles) de tous ordres. A cet égard, nul de domine autant la Terre, ses Océans et son Espace environnant que les EtatsUnis"168. Que l'on parle des Etats-Unis en terme économique, politique ou militaire, ils apparaissent incontestablement comme la plus grande puissance mondiale. Ignacio Ramonet parle de "néo-hégémonie américaine". Depuis le milieu des années 1980, les enjeux de la finance internationale, le commerce international et les flux de monnaie sont devenus étroitement liés. La croissance de l’interdépendance force les politiques économiques à s’adapter à l’économie internationale et nécessite une adaptation des autonomies nationales aux normes et à la régulation internationale. SECTION 2 : MONDIALISATION ET GLOBALISATION La globalisation ou mondialisation du terme globalization en américain169, a toujours plus ou moins existé. Elle est le résultat de l'abolition de la distance et du temps, ellemême rendue possible avec les transports aériens (et routiers) et les technologies de l'information et de la communication. Ce qui change, c'est sa nature. Elle évolue avec le temps et superpose plusieurs facteurs170. Premièrement, l’internationalisation du commerce avec la poussée des exportations. Deuxièmement, l’internationalisation de la production à travers les investissements directs. Troisièmement, on assiste à une internationalisation plus intégrée, notamment grâce aux réseaux électroniques, des centres de recherche et développement ou des marchés financiers. On peut s'attendre à ce que la mondialisation perdure. Comme l'exprime Eric Hobsbawm, elle est un 168 Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 45. Le terme mondialisation est la traduction de globalization. Cependant, le terme globalisation est également utilisé en français. 170 The Globalisation of Industry in OECD Countries, STI Working Papers 1999/2. 169 PAGE 95 "processus historique qui s'est remarquablement accéléré au cours de la dernière décennie, mais qui poursuivra son évolution"171. Elle est rendue possible grâce à la systémisation de l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication. La mondialisation de l’économie modifie radicalement la nature de la concurrence. Désormais les acteurs internationaux s’ajoutent à ceux qui nationaux sont déjà en compétition sur "leur" marché. Cette nouvelle forme de concurrence accentue l’interdépendance entre les acteurs, et ce, au niveau mondial. Le terme globalisation semble exprimer le caractère global des activités des entreprises et à présent de nos sociétés, tandis que celui de mondialisation fait le plus souvent référence à l'internationalisation du commerce172. En France, les détracteurs du concept de globalisation font le plus souvent appel au terme mondialisation pour marquer que le terme globalization est de fait anglo-saxon. Comme le terme de "société de l'information", le terme "globalisation" porte en lui plusieurs significations et est souvent un moyen de parler d'un phénomène dont une bonne partie des impacts nous échappe encore. La globalisation marquerait-elle alors une étape au-delà de l’internationalisation en matérialisant une complexité et une organisation (peut-être même intégration) plus importante des relations entre acteurs ? Elle porte en elle la notion de "réseau" que nous développerons plus loin. La globalisation est un phénomène avancé et mesuré notamment du fait de l’essor des entreprises multinationales. L'OCDE estime que 70% du commerce mondial se fait entre industries et entreprises173. Les secteurs les plus globaux sont représentés par les ordinateurs, les instruments scientifiques, l’industrie pharmaceutique, l’électronique, les produits chimiques de base, les équipements électriques, l'industrie automobile et les services financiers. Le degré de globalisation de l’industrie dépend des caractéristiques individuelles des secteurs et non de la 171 Hobsbawm Eric, Les enjeux du XXI siècle, Editions Complexe, Trad. 2000, p. 71. Cohen Daniel, Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997, p. 14. 173 Reinicke Wolfgang, "Governance in a Post-Interdependent World", Forward Studies Unit, Globalizaton and Social Governance in Europe and the USA, 1995, p.30. 172 PAGE 96 spécialisation des pays. Face aux défis de la globalisation, les firmes modifient leur stratégie en renforçant leurs activités clés (core business), en cherchant à parvenir à une taille critique et en menant une croissance externe à travers des stratégies de fusions et acquisitions. Une des questions centrales de la mesure de la compétitivité réside dans les indicateurs. Les experts s’accordent à penser que les indicateurs économiques classiques ne sont plus adaptés aux nouvelles formes de compétitivité174. D’autre part, du fait de l’émergence des acteurs économiques tels que les entreprises, celles-ci deviennent de véritables "rivales"175 aux Etats jusqu’alors acteurs de mesure pour la compétitivité des pays. On note, à ce titre, la nécessité de se dégager de l’analyse nationale proposée par Michael E.Porter dans son ouvrage "L'avantage concurrentiel des nations"176. Nous proposerons plus loin une approche tripartite influencée par les terminologies de Susan Strange ("diplomatie triangulaire") et de Kenichi Ohmae (la "triade"177) que nous avons nommé la "triade des acteurs". La notion de mondialisation implique un certain nombre de conséquences que nous analysons tout au long de cette première partie. En particulier, elle remet à l'ordre du jour les théories d’interdépendance développées dans les années 1970. L’interdépendance apparaît dans un contexte différent de celui des années 1970. Il semble que nous soyons prêts aujourd’hui, plus qu’alors, à intégrer cette notion dans la vie quotidienne des individus comme dans celle des institutions et des nations. Quelques exemples ont été choisis afin d’illustrer ces champs d’application. On peut citer le contexte inflationniste du début des années 1980 qui a obligé les états européens à coordonner leur politique monétaire et économique pour que l’Europe puisse contrebalancer la forte hausse des taux d’intérêts aux Etats-Unis et l’augmentation du prix du dollar. Les économies nationales ne se conduisent plus en 174 Hatzichronoglou Thomas, Globalisation et compétitivité: indicateurs pertinents, OCDE, STI Working Papers, 1996/5. 175 Strange Susan, Rival States, Rival Firms, Cambridge University Press, 1991. 176 Porter Michael E., The Competitive Advantage of Nations, The Macmillan Press Ltd, 1990. 177 Ohmae Kenichi, La triade, émergence d’une stratégie mondiale de l’entreprise, Flammarion, 1985 (traduit de l’Anglais). PAGE 97 vase clos. Celles-ci sont à présent étroitement liées aux effets externes tels que le fonctionnement des marchés financiers, les protectionnismes régionaux, la concurrence entre les systèmes fiscaux et aux normes de toute sorte. La mondialisation se dénote également dans le passage du GATT à l’OMC178. Le GATT avait pour objectif de fournir un cadre de règles multilatérales dans le but de libéraliser les échanges. Il exerçait également le règlement des différends. L’OMC a pour rôle d’entériner l’ouverture existante au sein d’un accord multilatéral et de favoriser la réflexion sur les avantages de la libéralisation en tant que catalyseur. Le règlement des différends commerciaux relève à présent de l’ORD179 qui prend notamment des positions dans le cadre de différends transatlantiques180. La conscientisation de phénomènes plus globaux intervient également au titre de la coordination des politiques nationales et internationales. Sa mise en application à travers de nouveaux modes de gouvernance, comme nous le verrons plus loin, pêche pour l'instant par son manque d'ambition et d'efficacité. Toutefois, à long terme elle constitue une tendance lourde. L'Europe se construit dans ce paysage. SECTION 3 : INTERDEPENDANCE ET POST-INTERDEPENDANCE L’interdépendance prend une nouvelle forme du fait de la "révolution de l’information". Pour John Arquilla et David Ronfeldt, le terme "d'interconnexion" est plus à même que le terme d'interdépendance à décrire les transformations que nous vivons181. Ceci s'explique par les facteurs suivants au niveau mondial : l'évolution de la nature même de l'interdépendance, la montée d'acteurs non-étatiques et l'émergence de réseaux globaux. Le premier facteur concerne la formation de la noosphère qui caractérise le passage d'une structure "d'équilibre de pouvoir" à un "équilibre de connaissance". La notion de 178 Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Organe de Règlement des Différends (ORD). 180 Cas de la banane et du bœuf aux hormones. 181 Arquilla John et Ronfeldt David, The Emergence of Noopolitik, Rand publications, 1999, p. 35. 179 PAGE 98 "noopolitique" est étroitement liée au développement de la noosphère dont elle dépend. Le terme de "noosphère" (du grec "esprit") a été développé par le théologien français Pierre Teilhard de Chardin en 1925 dont les travaux ont été disséminés à titre posthume dans les années 1959 et 1960. Le terme de noosphère décrit un "circuit pensant", un "organe collectif pensant", une "enveloppe pensante", une "conscience planétaire". Pour Julian Huxley, la noosphère représente le "web de la pensée vivante". Dans la vision de Teilhard de Chardin, les êtres provenant de différentes nations, de races et de cultures différentes, développeront une conscience et une activité mentale à l'échelle de la planète. Dès lors réalisée, cette conscience élèvera le stade d'évolution de l'humanité. Bien que ce concept soit spirituel et non technologique, la communication est cause de cette évolution. Les concepts de "noogénesis", de "super-organisme" ont été repris depuis et constituent une base à la réflexion sur l'interdépendance. Deuxièmement, une nouvelle forme d'interdépendance prend forme du fait de l'émergence de nouveaux acteurs tels que les nouveaux médias, les services de communication électronique, les organisations humanitaires qui en viennent à questionner leur appartenance nationale et multinationale. Les capitaux, la technologie, l'information et autres flux évoluent à présent de façon interconnectée, en réseaux et non plus de façon sporadique et chaotique. Le meilleur exemple en est le système global financier. Ces réseaux, limités pour l'instant aux pays industrialisés, se construisent non pas à partir de territoires nationaux mais entre régions et surtout entre mégapoles connectées. Parmi elles, figurent New York, Londres, Frankfort, Tokyo, Hong Kong, Sydney, Singapour, Shangaï. Cette interconnexion est un processus complexe qui a des effets contradictoires et peut mener à de nouvelles formes (patterns) de coopération, de concurrence et de conflit, et ce, à tous les niveaux de la société, dans toutes les sphères d'activité, dans n'importe quelle direction et à n'importe quel moment. Le troisième aspect concerne le renforcement de la société civile mondiale. Il ne fait pas de doute que la "révolution de l'information" devrait conduire à des changements de nature des Etats sans pour autant que cela entraîne à court terme leur disparition. Toutefois les évolutions majeures devraient toucher avant tout le développement mondial des organisations non gouvernementales. Nous développerons ce thème dans la PAGE 99 section consacrée à la "triade des acteurs" c'est-à-dire au rôle croissant de la société civile aux côtés des Etats et des multinationales. Comme le notent John Arquilla et David Ronfeldt, les organisations non gouvernementales constituent des "organisations sensorielles" qui peuvent grandement aider en "matière d'anticipation, de prévention et de résolution de conflits"182. Ce qui est nouveau n'est pas bien sûr leur apparition mais l'ampleur et l'étendue de leurs activités. Le quatrième facteur se caractérise par la montée du soft power. D'après Joseph Nye, le "soft power" se définit par la "capacité d'accomplir des objectifs souhaités en matière d'affaires internationales grâce à la séduction (attraction) et non par la coercition (coercion)". Il repose sur la "capacité de convaincre les autres à accepter les normes et institutions qui produisent l'attitude requise"183. Le "pouvoir de l'information" est difficile à catégoriser dans le sens où il coupe à la fois à travers les ressources des pouvoirs militaires, économiques, sociaux et politiques, les renforçant ou les diminuant dans certains cas184. Toutefois, c'est lui qui remplace à présent le pouvoir nucléaire, ce qui entraîne par là même une réforme dans la stratégie militaire. Nous reviendrons sur cet aspect dans la troisième partie de cette thèse (scénario "Une Europe colonisée, en matière technologique et de défense, par les Etats-Unis"). Ce type de pouvoir repose évidemment sur la nécessité de pouvoir échanger l'information de manière libre. La noopolitik, telle qu'elle est définie par John Arquilla et David Ronfeldt, s'oppose à la realpolitik en ce qu'elle repose sur une essence non militaire et sur une stratégie d'information c'est-à-dire sur des "structures de connaissance" comme base de pouvoir (l'expression est de Suzan Strange). Le cinquième facteur concerne la notion "d'avantages coopératifs" par opposition à la notion "d'avantages concurrentiels" de Michael Porter. Les nations devraient moins chercher à développer leurs avantages comparatifs qu'à développer leurs avantages coopératifs. L'exemple du groupe de travail du Commissariat Général du Plan en France 182 Arquilla John et Ronfeldt David, The Emergence of Noopolitik, Rand publications, 1999, p. 38. Nye Joseph and Owens William, "America's Information Edge", Foreign Affairs, Volume 75, n°2, March/April 1996. 184 Idem, Nye Joseph and Owens William. 183 PAGE 100 sur le partenariat France-Allemagne est significatif. Le rapport recommande notamment la promotion d'une approche partagée de la compétitivité et le passage d'une logique intergouvernementale à des pratiques de mise en réseau des différents acteurs185. Le travail des commissions de rapprochement transatlantique telles que TiesWeb ou l'initiative du début de l'année 2002 du Président Georges Bush avec le soutien du Centre for Strategic and International Studies (CSIS) s'inscrit dans ce contexte. Dans un contexte de "révolution de l'information", le renforcement de partenariats nécessite le partage d'intérêts et de valeurs. Comme l'exprime David Gompert "(…) n'importe quel adversaire potentiel, dès lors qu'il souhaite bénéficier de la révolution de l'information devra s'adapter à coopérer (avec le cœur du pouvoir démocratique et d'économie de marché) sans oublier de partager ses intérêts voire même ses valeurs"186. Cela montre que la formation de partenariats ou de développement coopératif nécessite le partage explicite de valeurs. Nous aurons l'occasion de revenir en profondeur sur cette question. L'analyse de John Arquilla et David Ronfeldt sur la "noopolitique" est intéressante pour les raisons développées ci-dessus mais également parce ce qu'elle participe à la vision américaine de la "révolution de l'information". Non seulement elle dépasse dans ses concepts les travaux de l'école de l'interdépendance mais de plus elle prône la nécessité de constituer une "communauté informationnelle" (l'expression est de Cooper). Il s'agit donc bien d'une vision idéologique en ce qu'elle défend une idée et argumente son projet. L'écho que connaît la Rand auprès de la Maison Blanche en fait un objet d'analyse prospectif quant à l'évolution de la "révolution de l'information". SECTION 4 : LA "TRIADE DES ACTEURS" Dans les vingt dernières années, la politique macro-économique s’est détournée de l’approche keynésienne de gestion de la demande pour se tourner vers l’"économie de 185 Commissariat Général du Plan, Compétitivité globale : une perspective franco-allemande, rapport du groupe de travail franco-allemand sur la compétitivité, La documentation française, 2001. 186 Intervention de Gompert David au Club de prospective stratégique First in the Future, 21/11/2001. PAGE 101 marché". La dominance actuelle néo-libérale a résulté, en règle générale, en une intervention moins forte des Etats, en une politique de privatisation et de régulation anti-monopole, en une rigueur plus forte des dépenses publiques visant à réduire le déficit fiscal (à l’exception des Etats-Unis) et en une dérégulation du secteur privé. Ce mouvement néo-libéral a été particulièrement apparent dans les pays d’Europe centrale et orientale longtemps dominés par le paradigme d’économie planifiée. Certains pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne, se sont engagés dans des politiques d’économie de marché radicales. Le degré de compétition et l’environnement dans lequel la concurrence a pu s’exercer ont été des éléments essentiels du passage à l’économie de marché. Toutefois les changements institutionnels ont également valorisé le rôle social des Etats. L’Etat n’est plus vu comme un agent interventionniste (sauf peut-être en France) mais comme un régulateur, supervisant le marché et les relations avec le secteur privé et la société civile. La société civile quant à elle est toujours active au sein de l’opinion publique mais semble prendre une part plus active dans les débats internationaux et globaux. Lorsque fédérée au sein d’associations ou d’organisations non gouvernementales (ONG), son rôle se renforce et peut s’exercer en tant qu’interface aux gouvernements et aux intérêts du secteur privé. L'action de Georges Soros, à travers son organisation non gouvernementale Open Society, a eu un impact directement politique dans certains pays d'Europe centrale. Aux multiples sauvetages financiers par Georges Soros d'entreprises russes et de substitut au Fond monétaire international pendant l'année de crise de 1998, il faut ajouter le rôle de la fondation Open Society qui achète des livres et maintient en vie un certain nombre de libraires et centres universitaires dans toute la région. Les évènements d’Europe centrale et orientale de 1989 ont été la manifestation du pouvoir grandissant des individus. Le pouvoir évolue du contrôle étatique vers un pouvoir plus divers. La société civile de ces pays formée par les médias occidentaux a nourri en elle sa propre révolution. PAGE 102 La mondialisation rend également les enjeux de la responsabilité économique, sociale et éthique plus complexe. Alors que les emplois salariés dominent le monde du travail (même si depuis récemment la part des entrepreneurs augmente), le poids social des entreprises devient plus lourd. L’exacerbation de leur responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires (shareholders) et partenaires-parties prenantes (stakeholders) dénote une prise de conscience plus forte sur le rôle à jouer auprès des citoyens des pays développés. L’objectif premier des entreprises (listées sur les marchés des capitaux) d’accroître leur profit n’est plus vécu comme le seul critère de satisfaction et d’évaluation des partenaires- actionnaires. Même si ce critère demeure le plus lourd en terme de critère d’évaluation notamment par les analystes des institutions financières, il est à présent reconnu comme limité et ne prenant pas en considération les stratégies à long terme. De nouveaux critères tels que la création de valeur se répandent. Mais la proximité toujours plus forte des actionnaires "citoyens" devraient permettre la prise en compte de critères plus larges. On voit, en effet, émerger la gestion de fonds éthiques187 et des index liés au développement durable188. Selon un sondage réalisé par Taylor Nelson Sofres, 50% des gestionnaires de fonds européens privilégient les entreprises classées "socialement responsables" et près de 30% d'entre eux considèrent que leurs clients institutionnels ainsi que leurs clients particuliers sont demandeurs de produits éthiques. La responsabilité sociale, les valeurs et l’éthique des entreprises sont à présent plus conscientisées. Le lien entre employé - actionnaire et citoyen se fait à présent plus évident et participe à ce que nous appelons la nouvelle triade des pouvoirs ou "triade des acteurs". 187 Aux Etats-Unis, la valeur de ces fonds atteint 2 000 milliards de dollars en 2001 en augmentation d'un tiers depuis 1999. En Europe, le total des actifs des fonds d'investissement socialement responsable en Europe s'élevait à 14,7 milliards d'euros au 30 juin 2001. Source Le Monde, 9 et 10 décembre 2001. 188 Notamment l’ARESE SPI index et les index développés par l'Observatoire de l'Ethique (ODE). PAGE 103 Dans les années 1990, Susan Strange décrivait une nouvelle forme de diplomatie (la "diplomatie triangulaire") constituée par les relations entre gouvernements, entre entreprises et entre les entreprises-gouvernements189. Cette analyse a montré l’émergence du pouvoir des entreprises multinationales et leur rôle sur l’échiquier politique et économique international. Aujourd’hui, la triade des pouvoirs a évolué vers une nouvelle forme de "triade des acteurs" ou relation tripartite qui incluent : les Etats, les multinationales et la société civile. Précisons à ce stade que le "grand capitalisme" n'est pas perçu ici comme la cause de tous nos malheurs. On entend parfois que le capitalisme financier souhaite prendre la place des politiques ou des gouvernements. Une expérience au sein de la City ou des milieux financiers ne laisse aucun doute sur le fait que les dirigeants de ces institutions ne souhaitent pas prendre la place des gouvernements. Leurs objectifs demeurent, dans l'ensemble, financiers. Ils cherchent en règle générale à dégager une croissance de leurs rendements supérieurs d'année en année pour financer leurs coûts d'opération et se maintenir à leur poste. Leurs valeurs sont essentiellement liées à l'argent, base de l'ensemble du système. Cela ne veut pas dire pour autant que ces dirigeants soient dépourvus d'éthique ou de compréhension holistique des phénomènes sociaux et politiques. Parmi ceux qui ont le plus réussi, un grand nombre d'entre eux sont mécènes et investissent dans une multitude d'actions caritatives, parfois à grande échelle. Si en tant que gestionnaire d'entreprise, il leur revient de gérer des affaires sociales voire politiques, et que leur métier les appelle à rencontrer toutes sortes d'institutions, d'administrations et d'individus, ils ne constituent pas une alternative au rôle de l'Etat. La société civile est représentée par les organisations non gouvernementales, les associations et les individus. Celles-ci constituent des formes flexibles, organiques, des réseaux, en cela on peut dire, comme John Arquilla et David Ronfeldt, qu'elles sont plus sensibles aux phénomènes chaotiques et constituent des formes plus adaptées pour repérer et traiter les maux de nos sociétés. 189 Strange Susan, Idem., p. 22. PAGE 104 Certaines organisations non gouvernementales sont devenues incontournables en ce qu'elles assument un certain nombre de responsabilités citoyennes mondiales. Les actions d'Amnesty International, de Greenpeace, de Médecins sans frontières, d'Oxfam ont acquis une crédibilité à travers le monde dans des domaines aussi variés que la torture, la faim, la destruction écologique, le traitement médical, la vaccination etc… Elles sont déjà en quelque sorte des organisations de citoyenneté mondiale institutionnalisées. A celles-ci, il faut ajouter les micro-mouvements et associations qui s'auto-organisent à travers le monde. Parmi elles, les réseaux du savoir en France, les enfants de la rue du Père Ceyrac en Inde, les micro-crédits d'Amérique latine, l'organisation de la ville d'El Salvador au Pérou. Ces micro-organisations ont toujours existées. Cependant les technologies de l'information et de la communication leur permettent d'échanger à travers le monde, de se solidariser. A ces organisations de citoyenneté consacrées aux problèmes sociaux et économiques, il existe également des mouvements à vocation politique. Les nouveaux militants comme les "Tuti bianco" en Italie ou les Zapatistes du Mexique, cherchent à "marcher en pensant"190. En agissant localement contre l'injustice, ils cherchent à donner un sens à leur action, et se repèrent et se solidarisent grâce des technologies de l'information et de la communication. L'exemple du rassemblement des Tuti Bianco et des Zapatistes est la manifestation de la capacité de ces minimouvements locaux à créer une communauté du moment, c'est-à-dire à se fédérer globalement sur un projet ou action donnée. Cela n'implique pas une institutionnalisation de leur union. La manifestation de Gênes anti-G7 illustre également le processus organique de dissolution et l'éclatement d'un mouvement une fois l'action entreprise. On peut également noter l'accroissement du rôle des médias en tant que vecteurs d'information. On peut se demander si leur rôle dépasse à présent le cadre de leur responsabilité commerciale ou de service public. Peut-on parler d'acteurs à part entière du triangle des acteurs ? Manuel Castells offre un élément de réponse : "les batailles pour le pouvoir sont des batailles culturelles, elles se livrent d'abord dans les médias 190 L'expression est d'eux. "Les nouveau militants", Documentaire, Arte, 16 juillet 2002. PAGE 105 (…) mais les médias ne détiennent par le pouvoir. Le pouvoir, comme capacité d'imposer un comportement, réside dans les réseaux d'information, d'échange et de manipulation des symboles (…)"191. Au rang de ceux-ci la télévision, devenue un pouvoir colossal, et qui pour Karl Popper est devenue "potentiellement le (média) le plus important de tous, comme si elle (la télévision) avait remplacé la voix de Dieu"192. La mondialisation touche également les chaînes télévisées. Elles sont actuellement deux, Cable News Network (CNN) et Music Television (MTV) à être planétaires. Elles seront peut-être demain des dizaines. Les jeunes américains regardent l'écran en moyenne sept heures par jour tandis que le temps passé devant l'écran par les Français représente trois heures par jour. Comme le fait remarquer Dominique Pasquier193, les programmes de télévision comme Loft par leur "banalité fascinante" ne constituent pas en tant que tel des éléments de connaissance mais un élément de lien familial et une "grammaire amoureuse" pour les jeunes. C'est en tant que média de communication et base au dialogue que la télévision pourrait devenir un acteur essentiel de nos sociétés. Son rôle d'apport de connaissance ne peut être négligé même s'il doit être fortement nuancé. Internet est également un outil majoritairement utilisé pour l'échange, que se soit l'échange d'information ou de produits. Les "chats" sur Internet comme sur téléphone portable (SMS) représentent un mode d'échanges particulièrement utilisé par les jeunes. En France, 47% des utilisateurs ont entre 15 et 24 ans. Internet est également un outil de connaissance et de ressource documentaire pour les jeunes comme pour les adultes. C'est en cela qu'Internet offre une formidable plate-forme de communication et de connaissance. Deux limites au développement de ce média existent. Tout d'abord, le prix d'acquisition et de renouvellement de ce média (ordinateur, logiciels, communications téléphoniques), même si les cybercafés et centres de documentation favorisent l'accès dans certains pays. D'autre part, la capacité d'utilisation de cet outil 191 Castells Manuel, Fin de millénaire, tome 3 de l'Ere de l'information, Fayard, 1998, Trad. 1999, p. 411. Popper Karl, " Une loi pour la télévision" dans K.Popper et J.Condry, La télévision : un danger pour la démocratie, Editions 10/18, 1994. 193 Pasquier Dominique, "Sitcom et realtv : les raisons inattendues d'un succès", Sciences Humaines, mai 2002. 192 PAGE 106 qui dans l'ensemble se répercute en tant que phénomène générationnel. Un grand écart existe entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas l'utiliser. Les nouveaux comme les médias plus anciens de l'information et de la communication constituent des acteurs essentiels, à part entière et dont le rôle est croissant. Contrairement à Ignacio Ramonet qui voient dans les médias de masse, de nouvelles formes de pouvoir194, ils ne représentent pas pour l'instant, une forme à part entière d'acteurs politiques. Aux Etats-Unis, Benjamin Page et Robert Chapiro ont analysé sur une longue période les attitudes des citoyens envers les problèmes politiques et ont montré que, dans la plupart des circonstances, l'opinion publique collective fait preuve d'indépendance et de bon sens195. Aux Etats-Unis, l'affaire Monica Lewinski a montré que la population américaine, malgré les preuves et accusation contre Bill Clinton, ne s'est pas prononcée pour la destitution du Président. L'ensemble des chefs d'accusation était disponible sur Internet. Le témoignage de Bill Clinton retransmis sur les chaînes télévisées. Il n'empêche que les Américains ont fait preuve d'une relative indépendance par rapport à la pression du procureur Starr et des médias. Cependant, les médias favorisent-ils le passage d'une "démocratie de partis" à une "démocratie du public"196 ? Permettent-ils l'expression d'une nouvelle forme de démocratie celle des opinions publiques ? Certains entretiens que nous avons menés avec des membres du Parlement européen ou de la Commission tendent à confirmer cette direction. Cependant, il semblerait que les hommes politiques favorisent le court terme au long terme en répondant de plus en plus aux "crises" telles que la crise alimentaire, le conflit israëlo-palestinien, le post 11 septembre. Les citoyens peuvent à présent exprimer directement leurs revendications par Internet ou à travers les ONG. Par contraste, les partis ne sont plus les plate-formes les plus réactives aux crises des temps modernes. L'analyse des plate-formes d'expression des opinions publiques et de la 194 Ramonet Ignacio, Géopolitique du chaos, Editions Galilée, 1997, p. 74. Page Benjamin and Shapiro Robert, The Rational Public: Fifty Years of Trends in American's Policy Preferences, Chicago University, 1992, cité par Manuel Castells, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, Trad. 1999, p. 376. 196 Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber, 2002, p. 107. 195 PAGE 107 société civile restent à analyser en profondeur. Nous ne pouvons ici plus longuement nous étendre sur le sujet. En ce qui concerne les Etats, ceux-ci devraient continuer d'évoluer sans pour autant disparaître. En Europe, à défaut de défendre le "principe de séparation des pouvoirs", le "triangle institutionnel" tel que le décrit Jean-Louis Quermonne, se rapproche du "système en réseau"197. Les organisations politiques de demain devraient évoluer vers des types d'organisation où le contrôle et la hiérarchie sont remplacés par de nouvelles formes de communication et de coordination basées sur les valeurs et sur le sentiment d'appartenance identitaire. Le rôle accru et plus globalisé de la société civile participe à la complexité de la scène politique et économique internationale et au phénomène que l'on peut caractériser de post-interdépendance. SECTION 5 : GOUVERNANCE ET INSTITUTIONS Le concept de gouvernance est à présent considéré comme une des solutions possibles à cette gestion de plus en plus complexe sur la scène internationale. La notion de gouvernance était à ce jour appliquée au monde des entreprises, elle s'étend mais est à présent étendue au domaine des politiques internationales. Comme le fait remarquer Wolfgang Reinicke de la Banque mondiale, le concept de gouvernance se distingue de celui de globalisation consacrée à l'émergence des multinationales en tant qu'acteur sur la scène internationale. Le concept de gouvernance implique la prise en compte également "d'acteurs micro-économiques"198 sur l'échiquier international. Tandis que la globalisation s'inscrit dans l'âge de l'interdépendance (années 1970 et 1980), la gouvernance serait le mode nécessaire à développer pour évoluer vers un âge de post-interdépendance (décrit plus haut). Pour Philippe Herzog, les agences publiques, en l'absence de gouvernance entre les Etats-nations notamment 197 Quermonne Jean-Louis, Le système politique de l'Union européenne, Montchrestien, 2001. Reinicke Wolfgang, "Governance in a Post-Interdependent World", Forward Studies Unit, Globalizaton and Social Governance in Europe and the USA, 1995, p.30. 198 PAGE 108 au niveau du G7, seraient les piliers de la "gouvernance de la globalisation"199 : le FMI, en charge du bon fonctionnement de l'économie mondiale, la Banque Mondiale, en charge des investissements dans le monde, et l'OMC, plate-forme des négociations du commerce mondial. La Commission européenne vient de publier son livre blanc sur la "gouvernance européenne"200. Elle part du constat que les citoyens européens attendent beaucoup des dirigeants politiques européens mais ont de moins en moins confiance dans les institutions et la politique. Le livre blanc reprend les travaux sur la gouvernance initiés par la Cellule de prospective de la Commission européenne201. Les recommandations de la Commission européenne intègrent la nécessité d'adopter de nouveaux modes de gouvernance. Ceux-ci incluent la nécessité de gérer une diversité grandissante dans le cadre de l'élargissement de l'Union, de gouverner par objectifs et d'obtenir le soutien de l'ensemble du public202. Or, comme en témoignent Jean De Munck et Jacques Lenoble, il ne convient pas de concevoir la crise du politique comme "crise des modèles existants", mais comme "crise de l'idée même du modèle"203. Les auteurs mettent en évidence la nécessité de comprendre les "modèles cognitifs" avant de "guider les démarches de réarticulation des instances de pouvoir"204 de manière plus normative. La Commission européenne souhaite pouvoir incorporer des changements dans le cadre des traités en vigueur et lancer un débat plus large sur l’avenir de l’Europe. On peut voir une continuité de ces travaux dans le lancement de la Convention sur l'avenir de l'Union au début de l'année 2002. A l'heure où nous écrivons, il est encore trop tôt pour savoir si ces travaux aboutiront à quelques réformes ou à un véritable changement institutionnel. 199 Herzog Philippe, L'Europe après l'Europe, DeBoeck Université, 2002, p. 206. Commission européenne, La gouvernance européenne, livre blanc, 25/07/2001. 201 Cahiers de la Cellule de prospective, La gouvernance dans l'Union européenne, Publications des Communautés européennes, 2001. 202 Idem, La gouvernance dans l'Union européenne, p. 273 et suivantes. 203 de Munck Jean et Lenoble Jacques, "Les mutations de l'art de gouverner, approche généalogique et historique des transformations de la gouvernance dans les sociétés démocratiques", Cahiers de la Cellule de prospective, La gouvernance dans l'Union européenne, Publications des Communautés européennes, 2001, p. 31. 204 Idem, de Munck Jean et Lenoble Jacques, p. 31. 200 PAGE 109 Cependant, étant donné les critiques qu'a suscité le livre blanc, la tâche de la Convention sera difficile. Les dix dernières années de travaux de la Commission sur les enjeux de gouvernance n'ont pour l'instant abouti à aucun changement. C'est comme si l'adhésion des premiers candidats avait réveillé les technocrates et les politiques et leur avait soudain fait réaliser la nécessité de réformer le système institutionnel et politique. Toutefois, on peut se demander si le retard pris sur ces questions ne risque pas de freiner l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union. S'agit-il d'un subterfuge pour freiner le processus d'adhésion ? Le lancement tardif de la Convention a-t-il pour objectif de conduire à l'action ou d'éviter la réforme institutionnelle ? Enfin, la Convention intervient dans un contexte où un nombre croissant de nations enregistre une montée des partis d'extrême droite. Le cas de l'Autriche n'est plus isolé et le Danemark, l'Italie et la France, pour ne citer qu'eux, enregistrent près de 30% des suffrages exprimés en faveur de programmes politiques véritablement anti-européens. Dans ce contexte, on peut s'attendre à un renforcement du conservatisme des gouvernements à l'égard de la fédéralisation de l'Europe et de l'intégration politique. La seule politique commune qui bénéficie de ce contexte est la politique européenne de défense commune. Depuis le 11 septembre 2001, elle bénéficie en effet d'un contexte où l'insécurité est perçue, par beaucoup, comme une priorité essentielle. La gouvernance annonce une nouvelle conception de la pratique démocratique et politique. Elle met en évidence la nature intrinsèque et extrinsèque des acteurs du triangle. Elle accroît la nécessité pour ces acteurs de développer une vision systémique de leurs actions, impliquant un regard balancé entre les intérêts nationaux et internationaux. Elle sort la pratique politique (au sens de "polity") du cadre géographique, c'est-à-dire du territoire de l'Etat-nation et induit par là le développement de politiques publiques mondiales. Elle montre, par ailleurs, l'évolution possible des institutions vers des formes de réseaux administrant et coordonnant les politiques publiques à l'échelle mondiale. PAGE 110 La gouvernance implique pour ces futurs "réseaux administratifs" de gérer simultanément le privé et le public ainsi que les trois types d'acteurs du triangle. De fait, elle donne une nouvelle dimension politique aux concepts de solidarité, de pluralisme et de démocratie. Nous aurons cependant l'occasion de revenir sur les enjeux de gouvernance et institutions européennes dans la troisième partie de notre thèse. PAGE 111 Conclusion du chapitre Nous avons constaté que les relations internationales superposaient parfois plusieurs courants et phénomènes, certains en déclin, d'autres en émergence, et qu'il était difficile de mettre un nom à cette complexe combinaison. D'où l'idée de la notion de "postinterdépendance" qui caractérise, peut-être mieux que l'école de l'interdépendance, la nécessité de trouver de nouveaux modes d'organisation aux relations d'interdépendance. Le constat de l'interdépendance étant en quelque sorte fait, il s'agit à présent de déployer une "noopolitique", au cœur de laquelle les réseaux constituent les formes d'organisation de demain. Aux Etats et entreprises, il faut ajouter le rôle grandissant d'une société civile qui influence à présent directement les décisions publiques, et non pas seulement à travers les syndicats et les partis politiques, et s'organise en réseau planétaire. Il y a refonte des corps intermédiaires classiques au sens durkheimien. Les acteurs des relations internationales seraient au nombre de trois d'où l'idée de "triade des acteurs". Enfin, la nécessité de renforcer la coopération internationale et, avec elle, des institutions plus souples que les bureaucraties actuelles, pour porter ces projets en réseau. On comprend donc que dans cet univers du soft power, l'harmonie et le consensus apparaissent comme des forces maîtresses. Les individus, Etats, institutions, entreprises coopèrent à travers de nouvelles formes de partenariats où les règles de la loi et de l'argent ne sont plus les uniques forces motrices mais où les valeurs deviennent des éléments, de soudure et de gestion, d'union et de pérennité. Les organisations sont amenées à évoluer vers une nature plus organique et biologique. Il faudra pour cela apprendre à évoluer dans des espaces-temps changeants, dans la "destruction créatrice" des entités et dans une culture de reconnaissance virtuelle, presque télépathique, de valeurs communes. La notion de flux remet en cause la nature du pouvoir. Les Etats ont conscience depuis longtemps (bien avant l'ère de l'information) du contrôle de l'information en tant que base de leur pouvoir. PAGE 112 La France constitue un cas intéressant où la notion de secret est à la base du système politique français. En stockant l'information plus qu'en la diffusant et en la faisant circuler, la France parvient à l'opposé de l'ultime pouvoir. Elle se marginalise et se rétracte du monde des échanges ; elle se condamne à la paralysie et à son déclin. Les acteurs ne peuvent survivre et progresser qu'en créant du flux d'information. C'est à présent la capacité de gérer ce flux qui fait le pouvoir des Etats et des acteurs, non la rétention. L'autre revers est évidemment la désinformation. En inondant et noyant par l'information ; en se faisant les vecteurs à la Big Brother ; mais aussi, et surtout, comme dans le cas de l'administration américaine, par la conviction de défendre des valeurs adaptées à l'ensemble de la planète, en l'occurrence celles de la démocratie et du néolibéralisme ; d'imposer enfin un idéalisme à d'autres systèmes de représentation trop éloignés pour en partager les fruits. Quelles sont donc les facteurs structurants de cette évolution profonde, de ce changement de paradigme qui incite un redéploiement de nos champs de représentation? Pourquoi les valeurs sont-elles en train de ré-émerger comme manifestation de ces changements profonds ? Une présentation de différentes approches structuralistes en seconde partie nous permettra d'entrevoir une explicitation plus simple des changements profonds que nous sommes en train de vivre. Analysons à présent les tendances socioculturelles. PAGE 113 CHAPITRE V LES TENDANCES SOCIO-CULTURELLES ET VALEURS "Ce qui définit donc une culture, ce n'est pas la présence ou l'absence de tel trait ou de tel complexe de traits culturels, mais son orientation globale dans telle ou telle direction, son pattern plus ou moins cohérent de pensée et d'action", Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, p.36. "Ces deux paradigmes nouveaux - communication et marché constituent les piliers sur lesquels repose le système du monde contemporain au sein duquel ne se développent avec forte intensité que les activités possédant quatre attributs principaux : planétaire, permanent, immédiat et immatériel. Ce tétralogue est le fer de lance de la mondialisation, phénomène majeur et déterminant de notre époque", Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, p.69. "La pression uniformisante d'une culture mondiale à caractère matériel fait souvent naître des constellations nouvelles qui, loin de niveler les différences culturelles existantes, créent au contraire une diversité nouvelle de formes hybrides", Jürgen Habermas, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation politique, p.69. PAGE 114 SECTION 1 : TENDANCES SOCIOCULTURELLES De grandes tendances socioculturelles émergent dans ce contexte de mondialisation et d'ère de l'information. Comme l'explique Jürgen Habermas, "les études récentes en anthropologie de la consommation de masse attirent l'attention sur une remarquable dialectique entre le nivellement et la différenciation créatrice"205. Au-delà de l'homogénéisation commerciale, des "constellations nouvelles", "de nouvelles formes de vie collective" et de "nouveaux projets de vie individuels" semblent apparaître. Ce sont ces tendances singulières que nous cherchons ici à dégager. Comme le note Thierre Gaudin avec beaucoup d'humour, alors que plus de 95% de nos gènes se retrouvent dans ceux des chimpanzés, "nous entrons dans ce siècle avec des pouvoirs de demi-Dieu et des instincts de primate"206. L’interprétation qui consiste à penser que l’homme social soit en train de revenir à des formes tribales n’est pas à négliger. Michel Maffesoli207 en a fait l’étude. Les influences tribales se retrouvent à beaucoup de niveaux notamment dans un art et design qui fait appel à nos sensibilités primitives (au sens noble du terme). Elles participent d’une certaine façon aux crises ethniques telles qu’on les connaît ou a connu en ex-Yougoslavie, en ex- URSS ou en Afrique. Les tendances tribales se retrouvent également dans notre plaisir pour les grandes manifestations (match de football) où l'on a le sentiment d'appartenir à une même famille. La famille est, elle aussi, au cœur des changements. La notion traditionnelle de famille est en train de changer pour inclure d’autres formes de vie en commun. Par exemple, l’union libre ou l’expression libre de l’homosexualité sont plus fréquentes surtout dans les pays Nord-européens. Les ménages d’une personne représentent plus d’un tiers des ménages dans les pays nordiques208. On rencontre de plus en plus de ménages monoparentaux (la Grande Bretagne représente le taux le plus élevé d’Europe) et des 205 Habermas Jürgen, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Fayard, Trad. 2000, p. 69. Gaudin Thierry (sous la direction de), 2100 récit du prochain siècle, Editions Payot, 1990, 1999. 207 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Table ronde, 1991, 2000. 208 Cellule de Prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999. 206 PAGE 115 couples sans enfant. En Suède et au Danemark, près de deux tiers des enfants naissent hors mariage209. Pour Alain Touraine et Manuel Castells, la "fin de la famille patriarcale" s'explique par deux pressions indissociables : la transformation des femmes et de leur conscience210. Pour certains, le "retour" au féminin passe par une plus grande attention à la qualité de vie. L’amour devient une question de survie. Les valeurs féminines telles que la qualité des relations, l’affection, la protection de la vie, l’harmonie avec la nature, le respect des rythmes biologiques se font plus prégnantes. Les nouvelles identités comme le féminisme sont également porteuses de nouvelles formes de communautarisme. L'impact des femmes sur le travail et au sein de la famille est majeur et nécessiterait une étude à part entière. On ne peut hélas consacrer sa juste place dans cette thèse à l'étude de ce phénomène. Les "identités-résistances" selon l'expression de Manuel Castells sont essentielles pour comprendre nos sociétés de l'ère de l'information. Celles-ci parviennent à se fédérer grâce aux technologies de l'information. Ce même concept d'"identités-résistances" se retrouve chez Edgar Morin qui parle de "résistances collaboratrices". "Face à l'accroissement de la technique, (…), de l'atomisation des individus que le développement technique et économique ne fait qu'accélérer, on constate des contretendances"211. Henri Mendras conclue son livre L'Europe des Européens sur le "rôle déterminant de l'idéologie" définie dans ce contexte comme "l'ensemble de l'outillage mental d'une civilisation"212. "Les années récentes incitent à un regard plus lointain et à mieux voir que, sur le long terme, ce sont les innovations idéologiques qui sont les plus déterminantes. Le progrès millénaire est le triomphe final d'une conception du rapport de la créature à son Créateur, de l'homme et de la société"213. 209 Idem, Scénarios Europe 2010. Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad. 1999, p. 170. Alain Touraine, Cerisy, juin 2002. 211 Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 33. 212 Mendras Henri, L'Europe des Européens, Gallimard, 1997, p. 401. 213 Idem, Mendras Henri, p. 401. 210 PAGE 116 Henri Mendras illustre, par ailleurs, le progrès de l'individualisme au niveau européen à travers deux dimensions : civisme-incivisme et permissivité sexuelle214. Il constate un indice d'incivisme dont l'écart des extrêmes est de 20% à 45%. Les Scandinaves sont les plus "civiques", Irlandais et Italiens sont proches d'eux tandis que les plus "inciviques" sont les Français, les Belges et les Allemands. En ce qui concerne l'indice de permissivité sexuelle, celui-ci varie de 55% à 90%. L'Irlande, le Portugal et l'Espagne sont les moins "permissifs", les plus "permissifs" sont les Hollandais devant les Scandinaves, les Allemands et les Français. Même si "chaque civilisation a sa forme d'individualisme"215, soulignant par là la diversité de la notion même d'individualisme en Europe, le progrès de l'individualisme repose sur des valeurs. Henri Mendras note, en effet, "une permanence d'un socle de valeurs morales chrétiennes sur lequel une variété infinie de conceptions morales et esthétiques foisonne"216. Au niveau mondial, l’avant-garde socioculturelle se retrouve à travers certains portraits sociologiques tels que les "bobos" (bourgeois-bohèmes) ou les "créatifs culturels" (Cultural Creatives). Les "bobos" se définissent comme "les membres de la nouvelle élite de l’ère de l’information"217. Ils se disent définir la "culture hybride de notre ère" et concentrent à eux seuls une part importante des tendances à venir. L’idée de l’auteur est de décrire l’essence des "modèles culturels". Sa description se limite aux Occidentaux (essentiellement Américains) et est basée sur l’humour. Il nous semble intéressant ici de s'attarder sur le travail sociologique de Paul Ray et de Ruth Anderson encore peu connu en Europe. Leur analyse est fondée sur des données recueillies pendant près d'une quinzaine d’années aux Etats-Unis. Il faut donc prendre avec prudence l'application directe à l'Europe même si, à beaucoup d'égards, la classification est appropriée à l'ensemble des pays Occidentaux. Leur étude porte sur le 214 Ibid, Mendras Henri, p. 141. Ibid, Mendras Henri, p. 145. 216 Ibid, Mendras Henri, p. 399. 217 Brooks David, Les Bobos, Florent Massot, 2000, Trad. 2000. 215 PAGE 117 développement d’une nouvelle catégorie sociologique les "créatifs culturels"218. Les "créatifs culturels" se distinguent des "traditionnels" et des "modernes" par leur authenticité, leur goût pour l’éducation, leur idéalisme, leur sensibilité écologique, le respect de la place de la femme et la tolérance à l’égard des minorités. Le tableau cidessous résume les caractéristiques clés des trois catégories sociologiques décrites dans le livre de Ruth Anderson et Paul Ray The Cultural Creatives. Les tendances sociologiques Les modernes aiment : • Faire et avoir beaucoup d'argent • Progresser socialement • Paraître beau ou élégant • Consommer et avoir le choix • Etre à la mode • Participer au progrès technologique et économique au niveau national • Rejettent les valeurs des Traditionnels, des ruraux, des mystiques… Les traditionnels pensent que : • Les patriarches doivent dominer la vie de la famille • Le féminisme est un "gros mot" • Les hommes doivent rester dans leur rôle traditionnel ainsi que les femmes • La famille, l'Eglise et la communauté sont celles auxquelles on appartient • Les traditions religieuses doivent être conservées • Les styles de vie familiale doivent être maintenus • Le sexe, la pornographie et l'avortement doivent être régulés Les créatifs culturels se reconnaissent dans : • • • • • Le mouvement écologique anti-conventionnel Le féminisme Les formes de médecine alternative Le développement personnel La spiritualité avec une dimension psychologique @Ruth Anderson and Paul Ray D'après le sondage de 1999, les "créatifs culturels" représenteraient 27% de la population américaine. On estime que cette proportion est plus importante en Europe, de l'ordre de 30%219. La grande évolution est que les "traditionnels", qui représentaient 218 Ray Paul et Anderson Ruth, The Cultural Creatives, How 50 Million People are Changing the World, Harmony Books, New York, 2000. 219 Entretien avec Paul Ray, Mars 2001, Santa Cruz. PAGE 118 50% de la population américaine, sont en forte baisse et représenteraient à présent 25%. Les "modernes" représenteraient 48% de la population américaine. En résumé, le nombre des "traditionnels" diminuerait au profit des "modernes" et surtout des "créatifs culturels" dont la croissance dépasserait à présent celle des "modernes". Ces analyses rejoignent en partie les tendances décrites par les organismes tels que la Cofremca et les initiatives comme l'IDSA. Les premiers constatent l’emphase sur les thèmes du sensible, du féminin, du multiculturel, de l’accélération du temps pour ne citer que ceux là. Les tendances du futur telles qu’elles sont dessinées dans le monde du design intègrent aujourd’hui la simplicité, la sécurité, demain la qualité de vie, le tribalisme, la personnalisation et à plus long terme les valeurs220. La montée des "créatifs culturels", pour reprendre l'expression de Paul Ray, met en avant de nouvelles valeurs de consommation tournées vers l'authenticité, la polysensualité, le goût de l'aventure et de l'exotisme, l'écologie et le développement durable, la recherche de sens et d'éthique, l'engagement local ainsi que le développement personnel. Ces tendances succèdent en quelque sorte aux flux culturels socio-dynamiques des années 80 centrés en France sur l'individualisme, la transcendance, le symbolisme, la permanence, la modélisation, la hiérarchie, le monolithisme, l'hédonisme, le matérialisme et le dynamisme221. 220 IDSA, Trends and Strategies Seminar, 2001. Cathelat Bernard et Cathelat Monique, Panorama des styles de vie 1960-1990, Les Editions d'Organisation, 1991, p. 27 et suivantes. 221 PAGE 119 SECTION 2 : PARTICULARISME DE L’EVOLUTION SOCIETALE ACTUELLE : LES RESEAUX La notion de réseau est ancienne. La première trace du mot latin retis (filet) remonte au XIIème siècle222. La notion de réseau s'étendra à de nombreux domaines comme l'organisme humain, les postes, les routes, les réseaux d'eau. C'est avec Saint-Simon (1760-1825) que la vision organiciste du réseau prend de l'importance. Le réseau organise les différences et s'oppose à la structure. La structure, symbolise le solide, le stock tandis que le réseau symbolise la souplesse, le flux. Le terme connaît une résurgence ces dernières années avec le développement des technologies de l'information et de la communication. C'est dans ce cadre que nous l'étudierons à présent. Lucien Sfez offre une définition technique du réseau. Celui-ci est vu comme un "opérateur spatio-temporel, (…) hiérarchique, cybernétique, souple et qui relie des champs hétérogènes"223. C'est un "coordinateur décentralisé pour reprendre l'expression d'Offner"224. Le terme "hiérarchique" est à prendre avec prudence. Le réseau constitue, selon nous, une forme d'organisation alternative au mode "hiérarchique". Le terme "organisationnel" nous paraît plus adapté. Ce qui nous intéresse ici est, non pas l'étude des réseaux au champ idéologique, même si celui-ci est essentiel, mais la formation de nouvelles formes de réseaux en tant que particularités sociétales émergentes. Les réseaux apparaissent comme une nouvelle forme d’organisation sociale et devraient continuer à s'étendre. En cela, ils participent à l'évolution sociétale des modes d'organisation. Même si certains d'entre eux ne sont qu’à un stade récent de formation et de développement, ils constituent déjà des formes d'organisations majeures de demain. Les communautés d’internautes et celle des chercheurs constituent des exemples de réseaux opérationnels. 222 Encyclopédie universaliste. Sfez Lucien, Technique et idéologie, une enjeu de pouvoir, Seuil, 2002. p. 72. 224 Idem, Sfez Lucien, p. 72. 223 PAGE 120 Michel Saloff-Coste, dont l'analyse sera développée en profondeur dans la seconde partie de notre thèse, contribue à l'explicitation des réseaux en tant que forme d'organisation. Ils sont caractéristiques de l'ère "création-communication" qui est à mettre en perspective par rapport aux organisations de type tribal, pyramidal (hiérarchique) et matriciel225. Ces organisations sont chacune liées à une forme type de civilisations : "chasse-cueillette, agriculture-élevage, industrie-commerce et créationcommunication". Manuel Castells définit, quant à lui, les réseaux comme "la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés", "les réseaux sont des structures ouvertes, susceptibles de s'étendre à l'infini, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu'ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit qui partagent les mêmes codes de communication (par exemple des valeurs ou des objectifs de résultat)"226. Ils consacrent en eux, quelque part, la fin de l’Etat-nation et des valeurs telles que nous les connaissons depuis nos révolutions occidentales (française et américaine). Il s’agit donc là d’un mouvement d’évolution profond, à caractère international, même s’il est l’émanation de l’Occident. C’est dans son universalisme que l’on retrouve l’emblème de son caractère révolutionnaire. Pour lui, l'Europe est source d'innovations institutionnelles en réponse à la crise de l'Etat-nation. La formation d'une Union européenne entraîne la création de nouvelles structures de gouvernement aux niveaux national, régional et local, ce qu'il appelle "l'Etat en réseau"227. L'Europe est en train de faire émerger un foisonnement d'initiatives régionales et locales, aussi bien économiques que culturelles, liées horizontalement les unes aux autres et simultanément articulées sur les programmes européens, soit directement, soit à travers les gouvernements nationaux. Ce foisonnement est initiateur d'organisation en réseau où il y a mise en commun de la souveraineté bien plus que transfert de souveraineté à un niveau supérieur. Cette nouvelle forme d'état en réseau se 225 Saloff-Coste Michel, Le Management du Troisième Millénaire, Guy Trédaniel Editeur, 1987, 1999. Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 1, Fayard, 1996, Trad. 1998, p. 525 et 526. 227 Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad. 1998, p. 370. 226 PAGE 121 caractérise par le "partage de l'autorité à travers un réseau c'est-à-dire, en dernière analyse, par la capacité à imposer une violence légitime"228. Pour Castells, un réseau n'a pas de centre, il n'a que des points nodaux. Toutes les autorités décisionnelles ne sont pas égales dans le réseau européen ; les gouvernements nationaux détiennent toujours l'essentiel du pouvoir de décision, mais il y a d'importantes différences de pouvoir entre ces Etats. De plus, et malgré les asymétries, les différents points nodaux du réseau européen sont interdépendants, si bien qu'au moment de la décision politique, les plus forts ne peuvent pas ignorer les autres, si petits soient-ils. Cette définition du "réseau politique" est une des plus abouties. L'Europe constitue un véritable terreau de la complexité et permet de voir germer des formes caractéristiques de la "société de l'information". Le réseau politique est l'une d'elles et nous aurons l'occasion de revenir à plusieurs reprises sur, ce que nous avons appelé, le "terreau de la complexité". Henri Mendras relie quant à lui le réseau au progrès de l'individualisme présenté plus haut. "Le thème du réseau apparaît comme un contrepoint de l'individualisme, sorte de fil rouge qui relie les transformations de tous les comportements et de toutes les institutions"229. David Ronfeldt, chercheur à la Rand Corporation à Santa Monica, définit la nouvelle forme d’évolution sociale comme la montée des réseaux de collaboration. Le principe clé de cette forme sociale est "la collaboration hétérarchique (dit autrement panarchique) au sein de laquelle les membres peuvent être dispersés à travers de multiples, parfois petites entreprises ou parties d’organisation"230. Les réseaux ont historiquement toujours existé, cependant les formes pluriorganisationnelles sont à présent capables de mûrir et de se renforcer du fait des technologies de la communication. Les organisations sociales telles que les familles, les 228 Idem, Castells Manuel, p. 392. Mendras Henri, L'Europe des Européens, Gallimard, 1997, p. 396. 230 Ronfeldt David, Tribes, Institutions, Markets, Networks: a Framework About Societal Evolution, Rand Corporation, 1996, p 11. 229 PAGE 122 groupes, les élites, les institutions et les marchés font partie de réseaux de relations sociales, les réseaux constituant en fait "la mère de toutes ces formes"231. En d’autres termes, ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le "nouveau paradigme des technologies de l’information fournit les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière"232. Les réseaux sont des "ensembles de nœuds interconnectés, de structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infini, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit, qui partagent les mêmes codes de communication"233. Ces modes de communication reposent sur des valeurs implicites. C'est là, il nous semble, le caractère révolutionnaire des changements en cours. La nouveauté provient de l'évolution des valeurs, certaines d'entre elles étant encore au niveau implicite, ce qui donne le caractère transitoire de nos sociétés actuelles. S'agit-il de nouvelles valeurs ou s'agit-il de valeurs déjà existantes ? Pour Gilles Lipovetsky, "nombre de nos valeurs actuelles figurent déjà dans l'Ancien et le Nouveau Testament"234. Ce qui change pour lui, c'est qu'elles "ne fonctionnent plus de la même manière : il y a une nouvelle inscription sociale des valeurs, une nouvelle régulation sociale de l'éthique"235. Ce qui paraît intéressant ici, plus que d'élucider l'antériorité des valeurs, est de conscientiser et d'analyser celles-ci. C'est bien "l'inscription sociale des valeurs" qui peut nous aider à comprendre les changements en cours. Cependant essayons de comprendre la nature de cette émergence à travers les valeurs elles-mêmes. 231 Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad. 1998, p. 370. 232 Idem, Castells Manuel. 233 Ibid, Castells Manuel. 234 Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber, 2002, p. 33. 235 Idem, Lipovetsky Gilles, p. 33. PAGE 123 SECTION 3 : LE DEVELOPPEMENT DURABLE : ANNONCIATEUR DE NOUVELLES VALEURS ? On attribue souvent à le sommet de la Terre de Rio de 1992 le lancement du concept de développement durable même si les mouvements de sensibilisation aux écosystèmes datent de bien avant (les premières idées émergent dans les années 1960, les premiers engagements datent des années 1970). Le rapport intitulé Notre avenir à tous (1987), réalisé sous la direction de Mme Brundtland, alors Premier ministre norvégien, servit de socle au premier sommet de la Terre de Rio. L’importance de l’environnement est reconnue mais plus uniquement dans sa seule dimension écologique. Le développement durable célèbre l’interdépendance des champs écologiques, économiques et sociaux. L'énergie est un des plus grands débats du développement durable. On sait, par exemple, que la part de l’énergie fossile dans la demande mondiale d’énergie devrait passer de 66% en 1995 à 95% en 2020236. Si cela ne pose pas de problème du point de vue de la disponibilité énergétique (à ce stade), l’augmentation en parallèle de 69% des émissions de CO2 pose en revanche des questions d’équilibres environnementaux. D’ici 2050, certaines estimations prévoient des consommations énergétiques mondiales annuelles 3 fois supérieures à celles d’aujourd’hui soit 22 à 25 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep)237. Les estimations plus conservatrices prévoient de 12 à 15 milliards de tep/ an à la même époque238. En 2100, la divergence entre les scénarios dépasse le facteur 5239. Là encore, le plus inquiétant est la charge potentielle sur l’environnement. L’eau est également au cœur de la question du développement durable et devrait représenter dans les années à venir un enjeu déterminant au niveau politique et économique. Bien que les ressources en eaux soit abondantes (l’eau couvre 70% de la surface de la planète), seulement 2,5% de l’ensemble sont adaptés à l’activité 236 AIE cité par Chalmin Philippe, « Géopolitique des ressources naturelles : prospective 2020 », Ramsès 2000, p. 91-102. 237 Idem, AIE. 238 Ibid, AIE. 239 Ibid, AIE. PAGE 124 humaine240. 99% des ressources en eau douce sont inaccessibles pour l’homme avec les technologies actuelles. Aujourd'hui, un grand nombre de risques est envisagé : tout d'abord, les risques d’épuisement ou de raréfaction de certaines énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) non pas tant d’ici 2020 mais plutôt d’ici 2050 ; les risques géopolitiques dus à la répartition et aux évolutions possibles des répartitions géographiques des ressources naturelles d’ici 2020 ; les gaz à effet de serre accumulés dans la haute atmosphère ; les risques nucléaires civils et militaires (accidents, transport et stockage des déchets, risques de prolifération) ; les métaux lourds et la pollution chimique (pesticides, engrais. ..) emmagasinés dans les sols, dans les sédiments ou dans les océans; les stocks de pêche appauvris et sols érodés par une exploitation trop intensive ; les friches agricoles, industrielles ou urbaines. Espaces et paysages rendus artificiels ; le manque d’eau potable pour une grande partie de la planète alors que l’usage d’eau se fait toujours plus intense notamment dans l’agriculture des pays les plus développés ; l'abondance des déchets notamment municipaux et la forte augmentation des déchets des ménages. Des progrès ont été faits dans le recyclage mais restent à faire dans le recyclage de la production industrielle. La conscience des problèmes d’environnement est apparue tardivement au XXème siècle et surtout depuis les années 1970. La prise de conscience est étroitement liée au travail prospectif de cette époque241. Les premières actions entreprises dans les années 1970 notamment dans le domaine de la pollution de l’air, de l’eau ou de la protection des espaces originaux ont commencé à porter leurs fruits dès le début du XXIème siècle. D’ici 2030, les pressions sur l’environnement devraient augmenter encore sensiblement compte tenu notamment de l’augmentation de la production mondiale qui devrait tripler et de la production agricole qui devrait doubler242. Par exemple, le parc automobile devrait être multiplié par 15 d’ici 2030! 240 Ramsès 2000, p. 101. Meadows Dennis (sous la direction de), Halte à la croissance, 1971. 242 Theys Jacques, « Environnement au XXIème siècle », Futuribles, L’an 2000 et après …, hors série, janvier 1999. 241 PAGE 125 Comme nous l’avons vu précédemment, la population mondiale devrait s’accroître d’au moins 1.8 milliards de personnes d’ici 2050. 80% de la population sera urbaine. On devrait s’attendre à ce que la géographie des problèmes environnementaux soit également modifiée. Même si les pays les plus développés évoluent vers une économie de services et vers une société post-industrielle, la consommation en masse demeure importante notamment dans les pays en voie d'industrialisation comme la Chine. L’expérience montre, encore aujourd’hui, que l’informatique ne s’est pas substituée au papier ni les télécommunications aux transports. Cependant en combinant l’avantage de ces nouvelles formes d’économie et la conscience d’une vision durable, celle-ci pourrait intervenir à plus long terme243. Le phénomène de dématérialisation ne fait que commencer. Le développement durable est à présent étroitement lié à l’évolution d’une conscience plus globale, plus planétaire, certains diraient plus systémique. L’Institut du Futur (Institute For The Future) parle du passage des "commodités aux services d’écosystèmes"244. Le rapport Lugano fait part d’une économie en tant que "système ouvert dans un système fermé"245. Il ne s’agit plus non plus d’un débat lié à quelques rêveurs passionnés sur le sujet mais à un éveil qui touche les organisations non gouvernementales comme les individus et les entreprises. Certaines d’entre elles déploient des fonds significatifs et font preuve de créativité et d’initiatives intéressantes. Le cas de Ford en Amazonie est intéressant mais on pourrait également citer les actions menées par Hewlett Packard dans certains pays en voie de développement ou celle de Norsk Hydro en Inde246. Il reste que le panorama à venir est plutôt triste si l'on en croit les conclusions du rapport du WWF. Les écosystèmes naturels de la Terre ont décru de 33% au cours des 30 dernières années et la pression écologique de l’homme sur la Terre ("World Ecological Footprint") a augmenté de 50% au cours de la même période ce qui dépasse le taux de 243 Dartiguepeyrou Carine, « Innovation technologique et développement durable », Rand Europe, juin 2000. 244 IFTF, 2000 Ten Year Forecast. 245 George Susan, Le rapport Lugano, Librairie Arthème Fayard, 2000 (traduit de l’anglais, 1999), p. 21. 246 Dartiguepeyrou Carine, « Innovation Beyond Technology », Palo Alto CA, 18 juin 2001. PAGE 126 renouvellement de la biosphère247. Le développement durable est donc au cœur des grandes tendances du futur. A ce titre la Commission européenne et notamment le département des nouvelles méthodes de travail de la Direction Générale de la Société de l’Information travaille sur des projets pilotes afin de généraliser les meilleures pratiques dans le domaine248. L'Europe, en contraste avec les Etats-Unis, devrait y jouer un rôle moteur. Le développement durable, au-delà du phénomène de conscientisation et d'éducation qu'il entraîne, est porteur de nouvelles valeurs. Les jeunes développeront-ils une conscience plus systémique de ces enjeux ? Seront-ils plus enclins à développer des attitudes adéquates ? SECTION 4 : CHANGEMENT DE VALEURS L’évolution socioculturelle s’accompagne également d’un changement de valeurs. La post-modernité semble, pour certains, marquer "le retour du spirituel"249 face à l’idée que la Science peut apporter le meilleur comme le pire. La relativisation de la rationalité se mêle à la légitimité de la science mais celle-ci est revue "de manière à faire place à l’expérience subjective et à la perspective holistique". Une étude conduite en Grande-Bretagne montre que la spiritualité et la croyance étaient très importantes chez les jeunes mais que ceux-ci ne se retrouvent pas dans l’exercice social de la religion, ni dans les cultes et les églises. Il en est de même des "Européens qui semblent plutôt chercher d’autres manières d’exprimer leur spiritualité et attachent en réalité beaucoup plus d’importance à l’expérience spirituelle individuelle aux dépens des structures religieuses traditionnelles"250. 247 WWF, Living Planet Report 2000. « E-work 2000, Status Report on New Ways to Work in the Information Society”, 2000. 249 Lambert Yves, "Vers une ère post-chrétienne?", Futuribles, "L’évolution des valeurs des Européens", juillet-août 1995, numéro 200. 250 Cellule de prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999. 248 PAGE 127 Gilles Lipovetsky fait l'hypothèse que "nous sommes désormais passés dans la troisième phase de l'histoire de la morale, qu'il appelle la phase postmoraliste, et qui rompt, tout en le poursuivant, le processus de sécularisation mis en place à la fin du dix-septième siècle et au dix-huitième siècle. Cette société exalte davantage les désirs, l'ego, le bonheur, le bien-être individuel que l'idéal d'abnégation"251. Toujours pour l'auteur, il se peut que "le succès de l'éthique corresponde à la déroute des idéologies messianiques, à la faillite des grandes représentations du progrès et de l'histoire"252. L'éthique, plus qu'un "succès" et une "réaction aux promesses non tenues du politique"253, correspond à une nécessité suscitée par l'émergence de nouvelles formes de complexité et par la quête de sens. Les récentes recherches scientifiques en physique et cosmologie (Ilia Prigogine, La fin des certitudes) permettent d'appréhender, sur un mode à présent scientifique, les changements en cours et la nécessité d'accompagner la science d'une éthique pour en contrôler le développement technologique. Il est ainsi possible de faire le parallèle avec notre sujet, entre la nécessité de voir émerger une nouvelle forme d'éthique sociale et de nouvelles formes organisationnelles, face à l'inadaptation de certaines institutions politiques et modes de gestion publique. Il n’est pas improbable non plus que la mondialisation, en mettant en contact les différentes idéologies et religions du monde, ait ouvert de nouvelles voies de spiritualité. Le développement du Bouddhisme dans les pays Occidentaux est là pour nous le montrer. Enfin, la montée de l’individualisme, et avec elle l’influence du protestantisme anglo-saxon, peut également expliquer le refuge dans une spiritualité plus orientale qui équilibrerait l’influence protestante anglo-saxonne (Max Weber, Philippe d'Iribarne) et de diffusion du capitalisme, et plus généralement du néolibéralisme. Le processus d’individualisation constitue également un autre élément clé des évolutions socioculturelles. Pour Alain Touraine, nous sommes en train de vivre une 251 Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber, 2002, p. 36. 252 Idem, Lipovetsky Gilles, p. 42. 253 Lipovetsky Gilles, Métamorphoses de la culture libérale, éthique, médias, entreprise, Editions Liber, 2002, p. 51. PAGE 128 renaissance du "sujet", qui consacre un nouveau dialogue avec la "raison"254. L'individualisme ne s’oppose pas au tribalisme tel que nous l’avons décrit précédemment et l’homme demeure "social" au sens rousseauiste. Toutefois, l’individualisme est en progression sur le long terme255. Celui-ci implique la mise en exergue des systèmes de valeurs et de représentations de l’individu. Les tensions sur la scène internationale relèvent directement de cette relation à l’individualisme. Si les Européens se retrouvent dans un certain nombre de valeurs, les divergences, les conflits peuvent résulter de l’absence de communication ou d’incompréhension. L’impossibilité de communiquer à travers des systèmes différents de représentation peut expliquer en partie les défaillances du processus de coordination et d’intégration au sein de l’Europe politique. Nous reviendrons plus loin sur ces enjeux. Par ailleurs, l'expérience empirique de l'analyse des systèmes de valeurs au sein des entreprises montre l’importance de la prise de conscience des valeurs par l’individu256. En conscientisant ses valeurs, un individu parvient à mieux comprendre son environnement immédiat et vice-versa. En conscientisant les valeurs du groupe, l'individu comprend la singularité de son système de représentation tout en améliorant sa communication avec son entourage. Par ailleurs, plus un individu comprend en profondeur ses valeurs, plus il a de chance de parvenir à développer les attitudes qui y sont liées. L’important est de pouvoir franchir les divers champs de représentations des individus qui nous entourent et de trouver suffisamment de valeurs communes pour échanger. La référence à telle ou telle valeur n'est donc pas du tout anodine. Elle est révélatrice de l'environnement de l'individu. En cela, on peut dire que cette approche est systémique. 254 Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992. Schweisguth Etienne, "La montée des valeurs individualistes", Futuribles, "L’évolution des valeurs des Européens", juillet-août 1995, 2000. 256 L'expérience empirique repose sur deux missions de conseil auprès de France Télécom R&D et Sodexho France conduites respectivement en 2000 et 2001. Ces dernières ont impliqué, en autre, un travail en profondeur sur les valeurs de l'entreprise et celles des personnes qui ont répondu au questionnaire Hall/Tonna qu'ils s'agissent dans un cas de chercheurs ou dans l'autre de l'équipe de direction. La prise de conscience des valeurs du professionnel par rapport aux valeurs affichées de l'entreprise a permis dans les deux cas de franchir un niveau plus important de conscientisation des individus ainsi que de leur bien-être dans l'exercice de leur fonction. 255 PAGE 129 Deux chercheurs, quasiment au même moment, ont développé une grille d'analyse relativement similaire. Il s'agit de Brian Hall, docteur en psychologie et de Clare Graves, docteur en sociologie. Les deux approches sont influencées par l'approche systémique et proposent des grilles d'analyse relativement proches. Eric Schwarz, professeur et chercheur à l'université de Neuchâtel, a mis en évidence le parallèle entre la théorie de l'évolution des systèmes qui se définit en sept étapes (différenciation- morphogenèse, interaction- vortex, rétroaction, autopoïesis, autoréférence, auto-genèse), et les sept niveaux d'existence selon William Graves (organique, tribal, égocentrique, absolutiste, matérialiste, humaniste)257. Il est intéressant de noter la similitude des approches de Graves et de Hall qui ont d'ailleurs fait l'objet de thèses de doctorat à l'université de Hull en Grande-Bretagne connue pour ses travaux en systémique. Nous nous concentrerons sur les travaux de Brian Hall qui ont fait l'objet d'un plus grand nombre de publications. La grille de lecture sur l’évolution des valeurs258 (values shift) définit cent vingt cinq valeurs dites universelles réparties en quatre phases : la Phase I de "survie" (sûreté (stade 1) et sécurité (stade 2)), la Phase II "d'appartenance" (famille (stade 3) et institution (stade 4)), la Phase III "d'émancipation" (self-initiating) (vocation (stade 5) et nouveau système (stade 6) et la Phase IV d'interdépendance (worldwide order) (sagesse (stade 7) et conscience planétaire (stade 8)). Même si ces valeurs sont présentées sous forme de grille et se lisent de façon linéaire de gauche à droite, l'homme n'évolue pas de façon linéaire mais circulaire. Brian Hall a appelé ce mouvement l'effet de la genèse (the genesis effect). Chacun de nous évoluons suivant nos valeurs. Nous mettons plus d'énergie dans telle ou telle valeur selon notre environnement. Par exemple, une femme peu avoir des valeurs ancrées en Phase III et pourtant se situer en Phase II lors de sa grossesse. Il en est de même des organisations. Si elles sont majoritairement ancrées en Phase II, certaines d'entre elles passent en 257 Schwarz Eric, "Seven steps in the general evolution of systems. An application to the seven levels of existence by C.W.Graves", Systems, Journal of Transdiciplinary Systems Sciences, Wroclaw, Poland, vol.3, n°1, 1998. 258 Hall Brian, Values Shift, Twin Lights Publishers, 1994. La grille est présentée en annexe. PAGE 130 Phase I en cas de difficulté économique et sociale ou, au contraire, en Phase III lorsqu'elles sont dans une démarche de développement ou animées par une forte vision des fondateurs ou des dirigeants. La démarche de Brian Hall est très similaire à celle développée quasiment au même moment par Michel Saloff-Coste au travers de sa "grille de l’évolution" présentée dans le chapitre II de la seconde partie. La première renforce la seconde (et vis versa) en attribuant des valeurs précises et plus ou moins complexes aux différentes phases d’évolution de l’homme ou d’une civilisation. Si l'on se réfère à la grille des valeurs de Brian Hall, on constate donc une évolution des valeurs traditionnelles telles que la famille, la liberté, la concurrence, la philosophie vers des valeurs telles que la solitude/intimité, la connaissance, l’harmonie globale, l’interdépendance. On retrouve, en plus développé, l’ensemble des tendances socioculturelles proposées plus haut. Ces valeurs feraient échos aux différents types de civilisation proposés par Saloff-Coste. Même si chacun de nous est porteur de valeurs plus ou moins sophistiquées, il y aurait des valeurs plus représentatives de certains types de civilisation. Par exemple les valeurs de la Phase I et II et celles de la phase III et IV participeraient au passage d'une société de type "commerce-industrie" vers une civilisation de type "création-communication". Nous approfondirons cette analyse dans le chapitre III de la deuxième partie de notre thèse. Aux travaux de Brian Hall, il faut ajouter ceux menés par Ronald Inglehart, dans son analyse des World Value Surveys initiés en Europe et, par la suite, poursuivis dans quarante trois pays du monde259. Ronald Inglehart contribue de manière significative et macroéconomique à l'analyse de l'évolution des valeurs de modernisation vers celles de post-modernisation. Le passage de valeurs de modernité vers des valeurs postmodernes constitue selon lui un aspect majeur du changement culturel. Quarante variables manifestent ce changement, celles-ci ayant été établies sur la base d'un spectre très large de questions allant des orientations religieuses aux pratiques sexuelles. Elles concernent un échantillon de toutes les générations et s'étalent entre 1981 et 1990. 259 Ronald Inglehart, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic, and Political Change in 43 Countries, Princeton University Press, 1997. PAGE 131 Selon Ronald Inglehart, le développement économique, le changement culturel et politique évoluent selon des patterns de changement de valeurs et de systèmes de croyance "cohérents voir prédictibles"260. Il existe selon lui de forts liens entre les systèmes de valeurs et les variables politique et économique telles que la démocratie ou la croissance économique. En cela, l'approche de Ronald Inglehart s'inscrit dans celles des théoriciens de la modernisation tels que Karl Max, Max Weber et Daniel Bell. Toutefois, elle se différencie à quatre titres : premièrement, le changement n'est pas linéaire. Deuxièmement, il est non déterministe et se rapproche plutôt du processus de développement biologique. Troisièmement, la modernisation n'équivaut pas à l'occidentalisation. Enfin, la démocratie n'est pas inhérente à la phase de modernisation. Dans l'analyse de Ronald Inglehart, la modernisation et la post-modernisation ont chacune donné naissance à une dimension majeure de variation transnationale des croyances et des valeurs primaires à savoir la dimension "d'autorité traditionnelle/ rationnelle-légale" (traditional/ secular-rational) et la dimension "pénurie/bien-être" (survival/ well being). L'axe vertical traduit la polarisation entre autorité traditionnelle et autorité séculière-rationnelle produit par le processus de modernisation. L'axe horizontal représente la polarisation entre valeurs de pénurie et valeurs de bien-être. Ainsi d'après les enquêtes de 1981 et de 1990261, on constate que les systèmes de valeurs des pays riches diffèrent systématiquement de ceux des pays pauvres. On voit donc une corrélation entre valeurs et développement économique. Le communisme a clairement marqué les systèmes de valeurs des sociétés qu'il a dominées. L'Allemagne de l'Est se situe entre le système de valeurs de l'Allemagne de l'Ouest et ceux des expays communistes. Les Etats-Unis constituent un cas singulier en ce que leur système de valeurs demeure relativement traditionnel pour un pays riche économiquement. Les pays scandinaves et les Pays-Bas sont les pays les plus postmodernes. 260 Ronald Inglehart, Modernization and Postmodernization, Cultural, Economic, and Political Change in 43 Countries, Princeton University Press, 1997, p. 5. 261 Idem, Ronald Inglehart, p. 335. Le graphique figure en annexe. PAGE 132 Il existe également une corrélation entre les religions et les systèmes de valeurs. Selon Ronald Inglehart, les valeurs seraient le reflet du patrimoine historique d'une société. Les sociétés orthodoxes des pays d'Europe de l'Est constituent un groupe distinct et cohérent des sociétés catholiques des pays d'Europe de l'Est, ces dernières se trouvant à mi-chemin entre les sociétés orthodoxes et les sociétés catholiques d'Europe de l'Ouest. Le système de valeurs des protestants représente aujourd'hui la plus forte concentration de post-matérialistes. Même ci ces pays enregistrent aujourd'hui une pratique religieuse beaucoup moins forte qu'autrefois, leur système de valeurs est le reflet d'un héritage ancien. En cela la thèse de Max Weber, selon laquelle l'éthique protestante aurait contribué à l'essor du capitalisme, est coroborée par l'analyse de l'enquête mondiale sur les valeurs. Il apparaît également que la confiance interpersonnelle est fortement liée au développement économique. L'exemple des anciens pays communistes à la seule exception de la Chine est, à ce titre, illustratif car ceux-ci se caractérisent par des niveaux relativement faibles de confiance interpersonnelle. Cette enquête empirique permet de constater que 78% des sociétés ont évolué dans la direction prédite par la théorie de la modernisation. Huit sociétés ont évolué à l'opposé et forment un groupe particulier : la Russie, la Biélorussie, la Lituanie, l'Estonie, la Hongrie, la Chine, l'Afrique du Sud et le Nigeria. Or ces dernières ont connu des bouleversements politiques et économiques majeurs. La présence de certains pays d'Europe de l'Est est révélatrice de l'effondrement de leurs systèmes sociaux, économiques et politiques. Les pays d'Europe de l'Est tels que la Pologne, la Slovénie et l'Allemagne de l'Est, ont suivi la trajectoire de la modernisation et vécu la transition vers l'économie de marché de manière relativement plus rapide et moins douloureuse. Il est intéressant de noter la forte progression des Pays-Bas, de la Norvège, de la Finlande, de l'Islande, de la Suède, ainsi qu'à un moindre degré celui de la Suisse et de la GrandeBretagne qui représentent les pays comparativement les plus postmodernes et dont l'évolution est la plus rapide. PAGE 133 Conclusion de chapitre La "nouvelle inscription sociale des valeurs" telle que la définit Gilles Lipovetsky donnera peut-être naissance à une nouvelle catégorie sociologique telle que la définit Max Weber. A son époque, ce dernier mis en évidence le lien entre l'émergence de la "classe des entrepreneurs capitalistes" et le "protestantisme"262. Cependant, la "société de l'information" ne se limite pas à l'émergence d'une nouvelle classe de techniciens de l'information et d'informaticiens. La diffusion des technologies de l'information et de la communication n'explique pas à elle seule le changement de valeurs. Ce changement de valeurs est la manifestation d'une évolution profonde des modes économiques et politiques. Il est également le résultat d'une évolution sociale et culturelle qui se manifeste par le féminisme, l'individualisme au sens de solitude/intimité, la connaissance, l'harmonie globale (dont le développement durable) et l'interdépendance. Comme nous l'avons vu, les systèmes de valeurs évoluent. S'il est possible de voir émerger des tendances, celles-ci peuvent évoluer avec le temps et selon leur environnement. Comme le note Raymond Boudon, "les systèmes de valeurs constituent des systèmes ouverts. (…) La difficulté de la prévision tient précisément à ce que le système est ouvert. Sa capacité régulatrice ne dépend donc pas seulement de lui-même mais de l'environnement auquel il est confronté"263. Toutefois, nous pouvons retenir ici que le monde constitue une superposition de systèmes de valeurs. Ces valeurs pourraient être qualifiées de tribales, traditionnelles, modernes et postmodernes. Les valeurs tribales ne seraient pas le propre d'ethnies dites primitives encore présentes en Amérique latine ou en Afrique mais seraient également présentes dans les sociétés dites modernes. Ainsi dans les pays occidentaux, les valeurs modernes seraient les plus fortement représentées tandis que les valeurs traditionnelles seraient en forte baisse et les valeurs postmodernes en forte hausse. Les valeurs traditionnelles seraient représentatives des sociétés agricoles ou des sociétés dont l'économie repose en majeure partie sur les ressources naturelles. Les valeurs modernes 262 Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Edition Plon, 1964 pour la traduction française. 263 Boudon Raymond, Bouricaud François, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, seconde édition., p. 668-670. PAGE 134 seraient fortement représentées dans les pays occidentaux et industriels. Les valeurs postmodernes catégoriseraient une part minoritaire, plus ou moins fortement représentée selon les pays, mais en forte augmentation dans les pays européens notamment scandinaves mais aussi aux Etats-Unis et en Asie (Japon). Même si les approches structuralistes des systèmes de valeur ne peuvent être considérées comme théories, elles constituent une tentative louable et bien utile de mise en perspective de l'évolution humaine ainsi qu'un outil pédagogique de mise en scène de la complexité humaine. Elles offrent également une source de partage et d'échange de valeurs. Ces approches structuralistes sont, par ailleurs, particulièrement intéressantes dans la mesure où elles mettent en évidence des émergences. A ce titre, elles mettent en exergue l'importance des valeurs comme socle de communautarisation (et donc d'opposition) dans un monde où les réseaux prennent plus d'ampleur du fait notamment du phénomène de mondialisation. Les communautés quelles soient scientifiques, politiques, associatives se soudent et se séparent autour de systèmes de valeurs. Ces communautés peuvent elles-mêmes aboutir à de nouvelles formes de pouvoir. Celles-ci, contrairement aux formes de pouvoir traditionnel ou institutionnel, peuvent s'organiser en réseaux grâce aux technologies de l'information et de la communication. Leur action locale peut ainsi prendre quasi simultanément une dimension globale. Krista Beglung critique le caractère "objectiviste et concret" du terme civilisation employé par Samuel Huntington, oubliant ainsi l'essence "subjective" du terme "civilisation"264. Elle appuie sa thèse en partant des textes russes évoquant la notion de civilisation. Ce qui est en effet choquant, en particulier, est le caractère réductionniste des valeurs associées à chacune des civilisations. Moins que le "clash des civilisations", ne s'agit-il pas en fait du risque de voir s'exacerber des incompréhensions entre individus et Etats partageant des valeurs différentes ? La forme que peuvent prendre ces 264 Krista Berglund, "The Functions of the Concept of Civilisation : "Civilisation" in Contemporary Russian Textbooks of Political Science as a Challenge to Samuel Huntington "Civilisation", ECPR, 14-15 April 2000. PAGE 135 incompréhensions est beaucoup moins monolithique que semble le penser Samuel Huntington. La communication entre des typologies de valeurs différentes amène à une restriction du champ de compréhension et de communication. Plus que la division entre civilisations, le risque est de voir émerger des conflits liés à l'incompréhension et à la différence ou à des niveaux de progrès différents. C'est en cela que la grille de Michel Saloff-Coste nous offre une compréhension plus fine de la complexité entre "ères de civilisation". On comprend dès lors que l'enjeu, pour l'Europe et le reste du monde, est de parvenir à développer une culture de l'altérité où les différences, une fois conscientisées, permettent de dépasser les divisions. PAGE 136 CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE : L'EUROPE DANS LA MONDIALISATION Comme nous l'avons vu, l'Europe dispose d'un certain nombre d'attributs concurrentiels ou d'"avantages concurrentiels" pour reprendre l'expression de Michael Porter. Les forces de l'Europe résident dans les secteurs porteurs tels que les infrastructures, les transports, l'industrie du luxe, le tourisme, l'énergie et la biotechnologie. Les cartes intelligentes, le standard GSM et la communication mobile constituent des succès et des innovations européennes dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. L'Europe dispose également d'un réseau d'excellence dans le domaine de la recherche scientifique et d'une main d’œuvre de qualité. La diversité et les identités fortes constituent une richesse économique mais également culturelle. Elle s'accompagne d'une richesse des territoires (régions, nations), des traditions et des cultures (langues, ethnies). Cette richesse prend racine dans la pensée et dans la tradition philosophique occidentale. L'Europe a inventé la modernité, elle cherche à présent sa voie vers la post-modernité. Les sociétés européennes participent à très forte hauteur à la globalisation. Sur les 57 plus grandes entreprises multinationales (en terme de revenus 1999-2000), 21 sont européennes, 19 japonaises et 17 américaines265. Parmi ces 21 grandes multinationales européennes, on compte des groupes allemands comme DaimlerChrysler, Volkswagen, Siemens, Allianz, des groupes hollandais comme Shell Group ou ING Group, quelques groupes français comme Axa et TotalFinaElf. Les acquisitions de groupes américains par des entreprises françaises comme Lafarge ou Vivendi sont là pour rappeler le poids des entreprises européennes dans la concentration d'actifs au niveau international. D'autre part, les relations entre Etats membres, la Commission européenne, le Parlement européen et les pays non membres de l'Union ont amené l'Europe à construire de facto 265 ATTAC, Enquête au cœur des multinationales, Editions Mille et une nuits, 2001, p. 18. PAGE 137 un réseau politique entre institutions et acteurs. A l'ère informationnelle et dans un contexte d'émergence d'organisations en réseau, cela lui donne une avance considérable dans la gestion de la complexité et des relations d'interdépendance. Cependant, l'Europe montre également des faiblesses. Comme nous avons pu le voir, l'Europe est en retard dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Ces technologies sont décisives pour le développement d'autres secteurs d'activité. Cependant, ces technologies doivent également être accompagnées de compétences en matière d'innovation, de design, de créativité, de standards et de stratégie de marques. Comme le fait remarquer les auteurs du rapport du Futures Project sur la compétitivité de l'Europe (The Competiviness Map), au-delà de la haute technologie, l'enjeu de la recherche européenne est de parvenir à une intégration et application de ses produits et services266. La part des brevets européens décline proportionnellement ainsi que la part du PIB attribuée à la R&D. Les inventions scientifiques ont du mal à passer le cap de la commercialisation et de la marketisation, ce qui limite considérablement l'innovation. L'Europe n'est pas bien représentée dans le domaine des hautes technologies à l'exception de la Grande-Bretagne. Les PME, moteurs essentiels de la dynamique de marché et de l'innovation, ne sont pas aussi dynamiques qu'aux Etats-Unis du fait notamment des obstacles financiers, institutionnels et administratifs. L'Europe manque de vision stratégique pour la R&D au niveau des entreprises comme des Etats. La peur du processus de "destruction créatrice" et celle de la prise de risques sont étroitement liées au conservatisme de certaines cultures européennes. Elles sont plus ou moins renforcées selon la nature de l'intervention étatique. Les difficultés de l'Europe s'expliquent également en partie par la mauvaise gestion et organisation des entreprises. Le manque de reconnaissance de l’importance du management, des ressources humaines, de la formation en entreprise et du travail flexible sont également des facteurs explicatifs. Comme le note Michel Godet, l’hyperproductivité est souvent perçue comme la seule forme d’amélioration tandis que la 266 K.Mathias Weber, Mario Zappacosta et Fabiana Scapolo (sous la diection de), The Futures Project, The Competitiveness Map, December 1999, p. 3. PAGE 138 "productivité relationnelle", selon l'expression d'Alexis Jacquemin, n'est pas reconnue267. La dimension de production et de services immatériels n'est pas encore valorisée, ce qui reste vrai dans l'ensemble du monde. Le chômage demeure élevé, il était de 8,4% en avril 2002268, et ce, malgré une approche plus holistique des politiques publiques que dans les pays anglo-saxons où le chômage est moins important. Le chômage consacre quelque part l'échec de l’Europe sociale. Il est renforcé par une démographie en déclin qui nécessite le renforcement de la prise en charge des plus âgés par une population de jeunes en diminution. L'Europe reste peu ouverte sur le reste du monde. Les échanges intra-communautaires sont fortement majoritaires. En avril 2002, l'Europe était déficitaire dans le domaine du commerce extra-européen avec un excédent de 3,1 milliards d'euros pour un déficit de 4,5 milliards d'euros269. En terme d'investissement direct à l'étranger, l'Europe est derrière les Etats-Unis. Ces faiblesses accompagnées des changements profonds déboussolent l'Union européenne et les Etats membres, qui ont du mal à dégager une vision du futur, commune et partagée. Alors même que l'Union enregistre un formidable succès de sa politique depuis sa création, une augmentation du mieux être et un sentiment croissant d'appartenance de ses citoyens, elle se bloque dans l'intégration de nouveaux domaines comme la recherche dans les nouvelles technologies, et ne parvient pas à mettre en oeuvre un projet politique pourtant ambitieux. Rappelons que celle-ci s'est donnée l'ambition de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde" d'ici 2010. Dans ce contexte, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale apparaît comme un enjeu important mais, il faut bien le dire, secondaire, comme un processus et non comme une fin en soi. On comprend que l'Europe ne peut se limiter à une politique d'intégration sur la seule base de l'agriculture et de l'industrie. Elle doit se concevoir 267 Alexis Jacquemin, Compétitivité européenne, comportement des entreprises et cohésion sociale, 1999. Eurostat, http://www.europa.eu.int/comm/eurostat 269 Eurostat, http://www.europa.eu.int/comm/eurostat 268 PAGE 139 dans le cadre des tendances à long terme, décrites dans cette thèse, qui impliquent plus que jamais une intégration sur la base d'une société de la connaissance. Le panorama des tendances à long terme met en évidence l'urgence d'une politique européenne tournée sur le futur. Les technologies entraînent des changements majeurs dans le fonctionnement de la société, de l'économie et des entreprises. Comme nous avons cherché à le montrer, cette "révolution technologique" s'accompagne de répercussions sociales et politiques. Les principaux aspects de cette mutation technologique montrent que la connaissance devient un facteur clé de la croissance ; les entreprises et à moindre égard les Etats subissent une transformation profonde ; le processus contribue à l'accélération de la mondialisation ; le paradigme néo-libéral est remis en question par une minorité grandissante. Cette mutation implique une refonte des politiques publiques prenant en compte la promotion et l'accès aux technologies de l'information et de la communication. Comme nous le verrons en seconde partie, la formulation des Etats-nations diverge quant à la finalité de ces technologies, qu'elles soient considérées comme un secteur économique ou comme une source d'accroissement de bien-être de la société. Cette mutation remet également en question l'environnement institutionnel en privilégiant les formes d'organisation souples et organiques. L'ère de la complexité, de la rapidité et de la mondialisation renforcent la nécessité des acteurs internationaux à anticiper et à déployer des positions coordonnées et interdépendantes. Par ailleurs, nous avons montré que les valeurs européennes participent à la prise de conscience nécessaire à l'édification d'un nouveau projet politique si l'Europe souhaite relever les défis du troisième millénaire. Les valeurs européennes étant indissociables des valeurs occidentales, l'étude de la place de l'Europe dans le monde focalise la question du "déclin de l'Occident" selon l'expression d'Oswald Spengler. Les tendances du futur nous permettent-elles de trancher sur la question relative du déclin ou renouveau de l'Europe ? PAGE 140 Samuel Huntington offre une définition de l'Occident en huit points centraux : "l'héritage de la tradition classique", "la chrétienté occidentale", "les langues européennes", "la séparation du spirituel et de l'autorité temporelle", "la règle du droit", "le pluralisme social et la société civile", "les corps représentatifs" (institutions et mouvements), et "l'individualisme"270. L'auteur cherche à distinguer l'Occident de la modernité afin de montrer que le reste du monde devient plus moderne mais moins occidental. Cet argument nous semble intéressant. Nous le développerons plus loin (scénario "Les aspirations universalistes de l'Asie") et approfondirons la notion de modernité hors du champ occidental. Or, pour Samuel Huntington, si la modernité est en progrès, l'Occident est en déclin : le "déclin de l'Occident est encore dans sa phase lente"271 et son "effacement" se caractérise par une combinaison de facteurs géographiques, démographiques, économiques et militaires. Nous ne retiendrons que quelques illustrations des trois premiers. Au maximum de son expansion territoriale, dans les années 1920, l'Occident dominait 40 millions de km2 soit près de la moitié de la planète. En 1993, son territoire n'était plus que de 20 millions de km2. Par contraste, le territoire occupé par les sociétés musulmanes est passé de 2,5 millions de km2 en 1920 à plus de 15 millions de km2 en 1993. En 1900, les Occidentaux représentaient de l'ordre de 30% de la population mondiale, et les gouvernements occidentaux contrôlaient jusqu'à 48% de cette population en 1920. Les Occidentaux ne représentent plus aujourd'hui que 13% de la population mondiale et devraient atteindre 10% en 2025. Tandis qu'en 1950, l'Occident représentait à peu près 64% du produit mondial brut, il n'était plus que de 49% vers 1980. Selon certaines estimations, il ne représentera que 30% d'ici 2013. En 1991, quatre des sept économies dominantes étaient des nations non occidentales (le Japon, la Chine, la Russie, l'Inde). En 2020, des projections indiquent que les cinq premières économies comprendront trois pays occidentaux. 270 Samuel Huntington, "The West Unique, Not Universal", Foreign Affairs, Volume 75, n°6, November/December 1996. 271 Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Editions Odile Jacob, 2000 pour la version française (1996 pour la version américaine), p. 110 et suivantes. PAGE 141 Dans un monde en forte interdépendance, les défis de l'Europe de demain prennent donc source dans un contexte mondial. La question du déclin ou du renouveau de l'Europe est toute relative mais met bien en évidence le caractère interdépendant de l'Europe par rapport au reste du monde. L'affirmation économique de l'Asie, la mobilité sociale et la croissance démographique des populations islamiques, constituent de véritables défis et peuvent avoir des impacts considérables sur la politique mondiale. Les implications sociales et économiques du vieillissement de la population européenne, la destruction accélérée de nos écosystèmes, la montée des inégalités (dans les pays en développement comme développés) et le risque permanent de faillite financière des pays les plus riches sont autant de facteurs déterminants dans les années à venir. Les grandes tendances du futur nous permettent de dégager un contexte d'analyse sans lequel nous ne pourrions décliner les scénarios de l'Europe à moyen terme en troisième partie. Analysons à présent comment se décline, plus particulièrement, le passage à la "société de l'information" en Europe. Quelle est la politique européenne en matière de "société de l'information" et quelle part est faite à l'élargissement ? Quelles sont les théories et approches prospectivistes dans le domaine ? Quel sens donné au changement de paradigme et quelles sont les valeurs des pays d'Europe centrale et orientale ? PAGE 142 DEUXIEME PARTIE PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" PAGE 143 INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE Comme nous l'avons vu en première partie, l'intégration européenne est essentielle en ce qu'elle participe avec les Etats-Unis et le Japon à un "système mondial polycentrique"272 où chaque superpuissance interagit en interdépendance. L'Europe se caractérise par des atouts et des faiblesses d'ordre à la fois technologique, démographique, politique, social et économique. Elle représente un des pôles essentiels de la Triade (Etats-Unis, Europe, Japon). Certains experts comme Lester Thurow ou Manuel Castells ont mis en évidence les avantages compétitifs dont dispose l'Europe. Cependant, les Etats-Unis demeurent la puissance dominante du fait de leur prééminence technologique (et militaire). Est-ce que cela signifie que la dimension technologique constitue le principal moteur de la puissance des Etats ? Comme nous le verrons, le succès des Etats-Unis dans le domaine de la "société de l'information" est le fruit d'une politique volontariste à partir des années 1980 visant à développer exponentiellement les inventions scientifiques et technologiques à des fins civiles et militaires. A la même époque, la politique de l'Union européenne se caractérise par une politique très fortement ancrée sur la construction du marché intérieur et sur les enjeux économiques et financiers. Les projets européens technologiques, malgré des premiers succès, ne font pas l'objet d'une priorité et d'un même degré de focalisation qu'aux Etats-Unis. Notons dès à présent le caractère contradictoire entre la politique américaine qui se proclame libérale et antiinterventionniste mais qui est l'opposé (en tout cas du point de vue technologique), et la politique de l'Union européenne, qui s'affirme comme interventionniste et souhaite parvenir à une cohésion économique et sociale, mais dont l'action ressort comme fortement libérale voire antisociale. L'Europe prend conscience de l'importance de la "société de l'information" en 1993, soit un peu plus tard qu'au Japon et aux Etats-Unis. Les années 1990 sont marquées par une 272 L'expression est de Manuel Castells, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad. 1998, p. 370. PAGE 144 lenteur des progrès vers la "société de l'information" qui s'explique par une combinaison de facteurs tels que la réunification de l'Allemagne, le Traité de Maastricht, le départ de Jacques Delors en 1995, et la crise de la présidence de la Commission européenne à la fin des années 1990. Il faut attendre l'année 2000 pour que l'Europe se fixe comme objectif de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde" d'ici 2010. Alors que l'Europe enregistre un retard dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, cette ambition est-elle réaliste ? Le premier chapitre de cette seconde partie consacrera l'analyse de la politique de l'Union européenne en matière de "société de l'information". Celle-ci sera complétée par des éléments de comparaison avec le Japon et surtout les Etats-Unis. Une place sera faite à l'analyse de la politique en matière de "société de l'information" dans les pays d'Europe centrale et orientale. Nous proposerons ensuite une analyse historique des concepts porteurs de la "société de l'information". Nous nous concentrerons sur deux courants : le courant académique représenté mais non limité à Daniel Bell, Alain Touraine, Manuel Castells ; le courant prospectiviste représenté mais non limité à Peter Drucker, Alvin Toffler. Nous ne chercherons pas à retracer une étude historique aussi complète que celle proposée par Armand Mattelart (Histoire de la société de l'information) ou par Frank Webster (Theories of the Information Society) ni l'ensemble des courants utopiques ayant pu donner naissance au concept de "société de l'information" (Armand Mattelart, Histoire de l'utopie planétaire). Nous chercherons à distinguer les éléments porteurs du concept de "société de l'information" en tant que mode de développement. Après avoir concentré notre attention sur le volet institutionnel de l'Union européenne, nous reviendrons à la notion d'Europe, en tant que "communauté de destin" pour reprendre l'expression d'Edgar Morin, afin d'analyser les systèmes de valeurs des Européens y compris ceux d'Europe centrale et orientale. Nous chercherons à répondre à la question suivante : la "société de l'information" estelle révélatrice d'un changement de valeurs, d'un changement de paradigme ? En quoi PAGE 145 les pays d'Europe centrale et orientale participent-ils à ce changement de paradigme ? Les pays d'Europe centrale et orientale divergent-ils ou au contraire convergent-ils avec les valeurs européennes ? De quelles valeurs parle-t-on ? PAGE 146 CHAPITRE I LES POLITIQUES EN MATIERE DE SOCIETE DE L'INFORMATION "(…) la notion d'altérité est complémentaire et inséparable de celle d'identité. Tout au long de l'histoire du continent, le mépris et le rejet de "l'autre" européen ont constitué un obstacle majeur à la diffusion d'une identité collective embrassant tous les peuples de l'Europe - et cela continuera tant que les haines venues du passé et les mépris affichés à présent n'auront pas été occultés. En revanche, la reconnaissance de ces haines et de ces mépris permettrait sans doute d'asseoir l'identité européenne sur des bases plus solides et plus efficaces", Georges B. Dertilis, "L'origine moderne de l'identité européenne", publié dans Hélène Ahrweiler et Maurice Aymard (Edit.), Les Européens, p.442. "Nous sommes de moins en moins capables de comprendre et d'analyser ce dont nous disposons sous forme d'informations (…). Le savoir véritable suppose que l'on ait compris, l'information demande qu'on la croie", Jurgen Mittelstrass cité par Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Munchhausen, p.252. L'objectif de cette partie est de présenter la position de l'Europe en matière de "société de l'information". Nous nous concentrerons sur les politiques publiques de l'Union européenne en essayant de dégager les grands épisodes clés de la constitution de cette politique. Pour ce faire, nous avons choisi comme étude centrale la politique de l'Union européenne et chercherons à la comparer aux politiques publiques américaine et, à un moindre niveau, japonaise. Dans un second temps, nous dégagerons les grandes étapes clés de la politique en matière de "société de l'information" dans les pays d'Europe PAGE 147 centrale et orientale après avoir positionné ces pays en terme d'indicateurs de la "société de l'information". Nous finirons par une analyse critique de la politique européenne institutionnelle dans le domaine en prenant comparaison avec les Etats-Unis. SECTION 1 : LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LES DIFFERENTES APPROCHES MONDIALES EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" La première initiative d'élaboration politique de la "société de l'information" remonte au début des années 1970 au Japon. En 1971, un plan élaboré par le Japan Computer Usage Development Institute fixe la "société de l'information" comme "objectif national pour l'an 2000"273. Le MITI dont la mission est de stimuler les synergies entre la recherche et l'industrie, le secteur public et les grands groupes privés lance un certain nombre de projets tels qu'une banque centrale de données de l'Etat, un enseignement informatique, des systèmes médicaux à distance, un système d'information pour les PME dont le projet de Computepolis est le plus symbolique. On peut voir comme résultats de ce programme avant-gardiste, la percée des entreprises japonaises dans le domaine des mémoires, dans le lancement de l'ordinateur personnel en 1978, et dans la création de télévisions éducatives de grande audience. Aux Etats-Unis, au début des années 1970, une nouvelle politique publique émerge montrant que certains "problèmes nationaux peuvent être résolus à travers les télécommunications"274. On cherche à valoriser en terme de marché et d'applications ces nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les aires prioritaires sont alors : l'éducation, la santé publique, le système judiciaire et les services postaux. L'arrivée à la présidence des Etats-Unis de Ronald Reagan en 1982 rompt avec cette approche. Rapidement la libéralisation du système de communication aux Etats-Unis est reliée à l'initiative dite de "guerre des étoiles" et prend une tournure militaro-défensive (Strategic Defense Initiative). Elle sera relancée sous la forme du Strategic Computing Initiative par George Bush en 1989. Dès lors l'approche politique initiale consistant à concevoir les télécommunications et l'électronique au service de l'homme est 273 274 Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, Paris, La Découverte, 2001, p. 80. Idem, Mattelart Armand, p. 80. PAGE 148 abandonnée. La démarche initiale de la "société de l'information" aux Etats-Unis est détournée de son objectif initial par des enjeux de défense. En France, le rapport Nora-Minc (analysé plus loin), à la demande du président Giscard d'Estaing (1978), interviendra dans le contexte des premiers grands programmes lancés au Japon et en anticipation d'une crise économique annoncée. Ce rapport coïncidera avec le vote de la loi sur l'informatique et les libertés et la mise en place de la CNIL chargée de veiller à son application. Ce rapport deviendra une référence et sera considéré, au niveau international, comme une des premières analyses prospectivistes visant à définir une politique publique en matière de "société de l'information". C'est pourquoi nous analyserons son contenu en détail dans le second chapitre de cette partie. En 1991, l'administration de Bill Clinton relance auprès du monde des affaires la promotion du développement de l'infrastructure nationale de l'information. Quasiment au même moment Jacques Delors initie le Livre Blanc sur La croissance, la compétitivité et l'emploi qui en 1993 aboutira à la conclusion de lancer une politique de la "société de l'information" qui aboutira à la politique des technologies de l'information et de la communication (Information Communication Technology). Nous analyserons en détail cette politique dans la prochaine section de ce chapitre. Les deux approches sont sensiblement les mêmes en ce qu'elles partent toutes les deux des technologies de l'information et de la communication. Elles diffèrent en matière sociale et culturelle, l'Europe adoptant une approche plus holistique. En ce qui concerne la politique américaine, celle-ci met l'accent sur les "autoroutes de l'information" (information superhighways) et sur l'adaptation de son cadre réglementaire pour favoriser la concurrence. En septembre 1993, l'Administration américaine publie un Agenda pour l'action dans le domaine de l'infrastructure nationale de l'information (Agenda for Action on the National Information Infrastructure) visant à favoriser le développement des infrastructures par les entreprises privées. Elle renforce son rôle dans le domaine de la dérèglementation qui donnera naissance à la réforme des télécommunications de 1996 (Telecommunications Reform Act). La politique américaine aux Etats-Unis comme à l'étranger, se caractérise, dans le domaine des technologies de l'information et de la communication comme des autres domaines, par une volonté de favoriser la PAGE 149 concurrence, la croissance économique et le développement des entreprises nationales. Nous reviendrons dans la prochaine section de ce chapitre sur la comparaison de la politique de l'Union européenne avec celle des Etats-Unis. Il faut attendre le sommet de Detroit en 1994 pour que la question de la "société de l'information" soit abordée au G7. Le G7 demande alors à l'OCDE de réfléchir à l'impact potentiel de la "société de l'information" en terme d'emploi. Depuis, l'OCDE a conduit une somme importante de travaux sur l'impact des technologies de l'information et de la communication en matière quantitative et qualitative. A en croire John Dryden de l'OCDE, la définition d'économie digitale américaine s'impose rapidement et devient une sorte de référence en matière économique au sein des pays de l'OCDE275. L'économie numérique nécessite un climat de confiance (protection des consommateurs, confidentialité, authentification, cryptographie), l'accès et le développement des infrastructures de l'information (libéralisation des marchés des télécommunications, politiques publiques adaptées à la demande, enjeux de gouvernance, ouverture du marché mondial des télécommunications), un environnement législatif stable (taxation, politique commerciale, droit de la concurrence et développement du e-finance) et le déploiement d'une valorisation à tous les niveaux de la société (alignement des méthodes et de la comptabilisation des données, analyse de la fracture digitale, egouvernement, e-learning, meilleures pratiques pour les PME, développement de la coopération pour les plus pauvres, etc..)276. En 1995, les pays les plus riches du G7 entérinent le concept de "société mondiale de l'information" (Global Society of Information) et d'"infrastructure mondiale de la société de l'information". Les conclusions de la Présidence sont résumées dans le tableau cidessous277. 275 Dryden John, "E-business and the digital Economy, a Policy Perspective", OECD, 2001. Idem, Dryden John. 277 OCDE, Vers une société mondiale de la société de l'information, 1997, p. 13. 276 PAGE 150 Objectifs du G7 en matière de "société mondiale de l'information" Principes économiques • Promouvoir une concurrence dynamique • Encourager l'investissement privé • Définir un cadre réglementaire évolutif • Assurer un accès ouvert aux réseaux Principes sociaux et politiques • Garantir l'universalité de l'offre et de l'accès aux services • Promouvoir l'égalité des chances entre citoyens • Promouvoir la diversité des contenus, y compris la diversité culturelle et linguistique • Reconnaître la nécessité d'une coopération mondiale en prêtant une attention particulière aux pays moins développés Mesures • Promouvoir l'interconnexion et l'interopérabilité • Développer des marchés mondiaux pour les réseaux, les services et les applications • Assurer le respect de la vie privée et la sécurité des données • Protéger les droits de propriété intellectuelle • Coopérer en matière de recherche et développement de nouvelles applications; maîtriser les implications sociales et sociétales de la "société de l'information" G7, OCDE L'avènement de la "société de l'information" passe pour le G7 par l'accélération de la libéralisation des télécommunications et donc parachève le type de politique adoptée dans les années 1984-1985 aux Etats-Unis avec notamment le démantèlement de AT&T. Les rencontres du G7 aboutissent également à la nécessité de lancer une négociation en matière de libéralisation des télécommunications avec la mise en place d'un groupe chargé de ces questions au sein de l'OMC (Negotiating Group on Basic Telecommunications). Le second volet de la politique mondiale en matière de "société de l'information" concerne les accords de reconnaissance mutuelle (Mutual Recognition Agreements) dans le domaine des tests et de la certification qui ont pour objectif d'assurer la conformité des standards et des produits entre pays. Ces deux aspects de politique mondiale sont essentiels en ce qu'ils opposent l'Union européenne et les EtatsUnis dans des domaines très compétitifs. Le résultat des négociations témoignera en quelque sorte de la suprématie entre l'Europe et les Etats-Unis en matière de technologie et d'infrastructure des technologies de l'information et de la communication. Ainsi, si les Etats membres du G7 parlent de "société mondiale de l'information", on ne peut pas dire, à l'heure où nous parlons, qu'il y ait une véritable coordination politique PAGE 151 internationale à ce sujet. Certes les enjeux de la "société de l'information" sont reconnus dans leur caractère global. Cependant, ils font l'objet encore à l'heure actuelle d'enjeux de négociation entre les Etats-Unis et l'Union européenne. Nous verrons en troisième partie dans quelle mesure ils peuvent affecter le futur de l'Europe. Des différences existent entre les politiques nationales en matière de "société de l'information", et ce, même au sein de l'Europe. Elles sont pour beaucoup le résultat des différences culturelles et de la gestion des élites. La démarche de classification de la Rand Corporation est intéressante. Elle éclaire les différences d'emphase entre les régions du monde et le caractère culturel de ces politiques. Le monde se découpe en quatre grandes catégories de pays et de régions du monde. L’attitude nord-américaine dominante se caractérise par le caractère "déterministe de la révolution de l’information"278. La "révolution de l’information" est perçue comme inévitable. Des tensions devraient créer des formes de stress social et de stratification. Dans le domaine de la protection de la vie privée, des conflits sont attendus. Cependant, la "révolution de l’information" devrait prévaloir. L’Amérique du Nord est dans le camp de ceux qui acceptent la "révolution de l’information" comme un mouvement plus ou moins irréversible et bénéfique socialement. L'Europe elle, se focalise sur la nécessité de réaliser une valeur économique de la "révolution de l’information" tout en maintenant et en protégeant les valeurs culturelles et sociales. Les Européens pensent qu’ils peuvent et doivent modifier activement le cours de la "révolution de l’information" afin de parvenir à leurs buts. La détermination d’amoindrir les inégalités est beaucoup plus forte que dans le cas des Etats-Unis (Canada mis à part). Il y a également beaucoup d’inquiétudes quant aux aspects de protection de la vie privée. 278 Hundley Richard O., Anderson Robert H., Bikson Tora K., Dewar James A., Green Jerold, Libicki Martin, Neu Richard C., The Global Course of the Information Revolution : Political, Economic, and Social Consequences, Rand Corporation, 2000, p XV. PAGE 152 Dans la région d’Asie pacifique, l’emphase est sur la valeur économique de la "révolution de l’information". Il y a moins d’inquiétude quant aux disparités, et aux enjeux de protection de la vie privée. Le sentiment de confiance de réaliser la "révolution de l’information" prévaut. Les régions d'Asie du Sud, du Moyen-Orient et d'Afrique sont marquées par les différences d’intérêt entre les élites des pays et le reste de la population. Dans certains pays comme en Inde, il y a la volonté de ne pas rester en marge de la "révolution de l’information". La priorité est donnée aux technologies hors Internet telles que la téléphonie mobile, la télévision satellite et les cassettes vidéo pour ne citer que celles-là. A cette classification régionale du monde, la Rand Corporation propose également une classification et modélisation de la "révolution de l’information", mais cette fois, par pays279. Bien que celle-ci ne soit pas définitive (il s'agit d'une version de travail), elle nous donne une perception, en l'occurrence américaine, quant à la position des politiques nationales à l'égard de la "révolution de l'information". Elle part de l'idée que la "révolution de l'information" actuelle a commencé aux Etats-Unis. Les pays sont classés par rapport aux Etats-Unis (le rapport est destiné au National Intelligence Council), ce qui donne une vision "américano-centriste". La Rand distingue la tendance nord-américaine (North American pattern) des variations régionales (regional variations). Elle distingue dix profils types de pays présentés ici dans le tableau "Classification et modélisation de la révolution de l'information par pays" (IR Country Models : An Initial Assignment of Nations). La classification s'effectue sur la base de quatre dimensions (technologique, socioculturelle, politique et économique) en distinguant les facteurs explicatifs des facteurs résultants. Les critères d'évaluation sont présentés dans les tableaux ci-dessous "Facteurs explicatifs" (Causative Factors Shaping a Nation's IR Posture), "Facteurs résultants" (Resultant Factors Characterizing a Nation's IR Posture). 279 Hundley Richard O., Country Models of the Information Revolution: an Initial Set, Rand Corporation, January 2001. PAGE 153 Classification et modélisation de la révolution de l'information par pays AVANT GARDES Etats-Unis Canada Finlande Suède MODIFICATEURS France Allemagne Et autres pays de l'Union européenne VOLONTARISTES Grande-Bretagne Australie Irlande Israël Taiwan LENTS Japon RETARDATAIRES Pologne, République tchèque, Hongrie et autres pays d'Europe centrale EN TRANSITION SOCIETES CONFLICTUELLES Russie Chine Anciennes républiques de l'URSS Iran Indonésie La plupart des nations islamiques ARRIVISTES Inde ABANDONNES EN REJET La plupart des pays d'Afrique sub-saharienne Afghanistan Quelques pays d'Afrique du Nord Corée du Nord Rand Corporation Facteurs explicatifs Technologique Socioculturel Politique Economique Montant et qualité de la recherche en science et en technologie de l'information Comment la société s'adapte aux changements : - réaction de changement - mécanismes de changement La nature du régime juridique Le degré de mentalité en termes de prise de risques et d'entrepreneuriat Le degré et la nature du contrôle gouvernemental Le degré de support financier et institutionnel en matière de recherche en technologie de l'information Statut des infrastructures physiques et du capital humain Rand Corporation PAGE 154 Facteurs résultants Technologie Financier Politique Socioculturel Degré et nature de la Nombre de travailleurs Présence et nombre Degré des tensions pénétration des TIC dans de l'information d'acteurs politiques (non sociales crées comme la société limités à l'Etat) résultat des Montant et nature du edéveloppements de la RI Diffusion de l'activité commerce Mesure du changement des TIC dans la en matière de technologie et les Présence et nombre de gouvernance services clusters privés dans les TIC Montant de la "destruction créatrice" Mouvements migratoires des talents et personnes avec de l'expérience dans les TIC Rand Corporation Ce qui est frappant est la fragmentation du monde entre, d'un côté, les pays traversant à plus fort degré la "révolution de l'information" et, de l'autre, ceux à l'écart de cette "révolution", soit par manque de moyens soit par choix idéologique. Cette fragmentation est d'autant plus marquée que la nature même de l'exercice consiste à rassembler plus qu'à segmenter. Les pays européens sont éparpillés entre plusieurs catégories mais sont largement représentés dans la catégorie des "modificateurs". Parmi eux la France et l'Allemagne qui cherchent à façonner, à leur manière, le cours de la "révolution de l'information". La Grande-Bretagne est classée dans la catégorie des "volontaristes" au même titre que l'Irlande, Israël, l'Australie et Taiwan. Cette catégorie est très proche des "avant-gardes" mais, comme son nom l'indique, à plus tendance à suivre qu'à dominer dans le domaine. La Finlande et la Suède font partie de l'"avant-garde" au même titre que les Etats-Unis et le Canada. Ce point rejoint notre analyse faite dans la première partie de notre thèse sur la position de leader des pays scandinaves dans les domaines de l'économie de la connaissance, de la recherche et du développement, et de la pénétration des technologies de l'information et de la communication. Ceci est un facteur essentiel de leur succès et de leur poids croissant au sein de l'Union européenne et de la Commission européenne. On remarque que les pays d'Europe centrale et orientale sont considérés comme "retardataires", tandis que la Russie et les anciennes républiques de l'URSS sont hors jeu car "en transition". On peut reprocher à cette classification son caractère un peu grossier PAGE 155 notamment à l'égard des pays baltes que nous aurions tendance à classer dans la même catégorie que les "retardataires". En ce qui concerne la Slovénie, il nous semble que celle-ci pourrait aussi être positionnée dans la catégorie des pays de l'Union européenne. Enfin, rien n'est signalé sur les Balkans. SECTION 2 : LA POLITIQUE DE LA COMMISSION EUROPEENNE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L’INFORMATION" C'est le Livre Blanc sur La croissance, la compétitivité et l'emploi (1993) commandé alors par le Président de la Commission européenne de l'époque Jacques Delors, qui établit la "société de l'information" comme priorité de l'Union européenne. Le rapport reconnaît les implications générales du développement des technologies de l'information et de la communication sur l'emploi, la croissance économique et prône la nécessité pour l'Europe de devenir compétitive dans le domaine. Jacques Delors demande alors à Martin Bangemann de préparer un rapport qui sera présenté au Conseil européen en juin 1994. Le rapport mettra en avant la nécessité d'accélérer la libéralisation du secteur des télécommunications, le rôle essentiel du secteur privé dans le déploiement et le financement de la "société de l'information" ainsi que la nécessité de mettre en place une nouvelle réglementation ; l'Union européenne se positionnant comme aide au soutien et développement de celle-ci. En vue de la préparation du rapport Bangemann, un "Forum de la Société de l’Information" (The Information Society Forum, ISF) rassemblant des personnalités de tous les secteurs est initié en 1993 afin de définir les contours de la mise en place de la "société de l’information". Il est intéressant de noter la richesse du contenu des rapports du Forum qui tranche avec le rapport final (Rapport Bangemann) présenté au Conseil de l'Union. Le Forum rappelle que la "société de l'information est nécessairement globale" mais que l'Europe doit se démarquer par une approche distincte "européenne (The European Way) reposant sur les valeurs de liberté, égalité, fraternité, solidarité et pérennité (sustainability)"280. 280 Forum Information Society, A European Way for the Information Society, publication des Communautés Européennes, 2000. Disponible en annexe. PAGE 156 L'accès physique aux technologies est essentiel mais doit s'inscrire dans une approche de droits civiques de manière à préserver la confiance des consommateurs et la vie privée des individus. Le rapport met également l'emphase sur la nécessité de suivre tout au long de sa vie une formation et, avec elle, la nécessité de développer l'autoapprentissage et la démarche de se former. La "société de l'information" (avec ses technologies et sa faible consommation en ressources non renouvelables) peut contribuer de manière significative au développement durable. Cette dernière doit s'inscrire également dans sa dimension culturelle, et non pas seulement économique et environnementale. Il est important de mettre en place dans le cadre de l'OMC des mesures limitant le risque de développement d'une mono-culture. Au même titre, la "société de l'information" offre au service public européen une opportunité potentielle de développer ses services auprès des citoyens. Toutefois, celleci implique un changement de culture gouvernementale et des services publics qui doivent évoluer vers une "mentalité de réseau"281. Avec la "société de l'information", la transparence et l'ouverture des marchés est un des meilleurs instruments de compétitivité économique. L'économie européenne doit satisfaire cette condition si elle veut pouvoir être en mesure d'influencer le futur ordre mondial et dégager une nouvelle gouvernance mondiale reposant sur ses valeurs. Le développement économique de la "société de l'information" ne peut se faire sans une attention particulière au chômage. Enfin la "société de l'information" implique la participation de l'ensemble de la société civile et la constitution d'un dialogue à l'échelle planétaire. L'approche prônée dans ces rapports se distingue clairement de celle qui sera retenue par la Commission européenne. La "société de l'information", au travers des travaux du Forum, est traitée dans son ensemble, c'est-à-dire à travers les critères technologiques, économiques, politiques, sociaux et culturels. La "société de l'information" implique l'émergence d'une nouvelle culture dont les contours sont présentés. On peut constater 281 Idem, Forum Information Society, A European Way for the Information Society. PAGE 157 une influence de ces travaux dans la Charte Européenne des droits fondamentaux, la création de la Convention sur l'avenir de l'Europe ainsi que dans les travaux de la Cellule de prospective (scénarios 2010, gouvernance européenne). Le rapport Bangemann, quant à lui, rompt avec l'approche holistique des travaux du Forum. Le rapport propose le déploiement d'une politique en quatre axes essentiels : un cadre juridique et réglementaire ; des réseaux, services, applications et contenus ; les aspects sociaux, sociétaux et culturels ; ainsi que la promotion de la "société de l'information"282. Le premier axe comprend la proposition de libéraliser le secteur des télécommunications, sans toucher à l'infrastructure réseau, et de promouvoir l'interconnexion, le service universel, les licences, la télécommunication mobile et les communications satellites. Le second axe concerne les enjeux de la propriété intellectuelle tels que les droits d'auteur, la protection des messages encryptés et des services audiovisuels ainsi que la protection juridique des bases de données. Le troisième volet de la politique a trait à la nécessité de développer une indépendance technologique et une innovation dans les domaines des réseaux de télécommunications trans-européens, dans les programmes de recherche et développement ainsi que dans l'industrie des services et de la "société de l'information". Le quatrième aspect de la politique européenne reconnaît le caractère complexe de la dimension sociale et culturelle de la "société de l'information" et propose la création d'un groupe d'experts de haut niveau. En terme d'emploi, le rapport discute la probabilité que les technologies de l'information et de la communication puissent créer ou non de nouveaux emplois. Il met surtout en avant les changements organisationnels liés aux modes de travail qui devraient devenir plus souples et plus délocalisés. On constate que la politique de la Commission européenne se rapproche de celle menée par l'administration américaine à de nombreux titres : libéralisation des télécommunications, promotion du développement technologique et de l'innovation. 282 Martin Bangemann Report, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in Belgium, EU Information Society Guide, 1996/1997. PAGE 158 Cependant, l'Europe se différencie des Etats-Unis, mais également des autres régions du monde, par le second volet (droits d'auteurs…) et le quatrième volet (impacts sociaux). La direction générale de la Société de l'Information rapporte au Commissaire européen en charge des "Entreprises et de la Société de l'Information". Ce dernier remplace la fonction de la DGXIII en charge des "Télécommunications, du Marché de l'information et de la Valorisation de la recherche". Cela peut également expliquer en partie l'approche technologique et commerciale donnée aux questions de "société de l'information". Mais peut-on parler pour autant de "société de l'information"? Le fait que la "révolution de l'information" soit traitée par la direction en charge des "Télécommunications, Marché de l'information puis Entreprises" montre la prédominance de l'aspect économique de la politique d'origine développée par la Commission européenne. Pour Martin Bangemann "information et communication sont les mots clés des développements technologiques, économiques et sociaux qui peuvent être décrits comme une "nouvelle révolution industrielle. La société de l'information est une société trans-frontalière ; une société globale (…)" 283. Pour lui, le caractère global de la "révolution de l'information" nécessite une approche globale des infrastructures et affectera les entreprises dans leur stratégie de globalisation. Ces propos ne sont pas surprenants venant du Commissaire en charge des affaires industrielles et des technologies de l'information et de la communication. Le passage à la "société de l'information" au sein de la Commission se focalise sur la dimension économique de la révolution puisqu'elle est considérée comme une "nouvelle révolution industrielle". Dans le domaine social, la Commission souhaite se concentrer sur les enjeux politiques de sécurité de l'information, de protection électronique et de protection privée, sur la mise en avant d'exemples ou de projets pilotes afin de promouvoir la prise de conscience des personnes (awareness-building) et de développer la formation continue. Sur la base de notre participation depuis 2001 aux travaux de la Commission sur ces sujets, nous pouvons noter sans aucun doute les progrès faits au niveau des deux premiers aspects de la politique cités plus haut. Toutefois, l'impact de la "révolution de 283 Propos de Martin Bangemann, The EU Committee of the American Chamber of Commerce in Belgium, EU Information Society Guide, 1996/1997. PAGE 159 l'information" ne peut se réduire à la seule dimension de marché économique ou à la sphère privée. Dans le mécanisme décisionnel européen, tel qu'il fonctionne à l'heure actuelle, la légitimité de la Commission européenne passe par la reconnaissance des Etats membres de l'Union. Or, comme nous l'avons vu, les membres de l'Union n'ont pas la même conception de la "révolution de l'information". Ainsi, en cherchant à préserver la subsidiarité des Etats membres et en maintenant le difficile équilibre entre influence communautaire et pouvoirs nationaux, la Commission entretient le statu quo (consensus mou), compromet les prises de position et de décision politiques nécessaires. Cette situation nous apparaît absolument insoutenable à long terme. La question de la "société de l'information" est indissociable d'une approche systémique et nécessite une approche coordonnée de l'ensemble des domaines et des acteurs. De plus, celle-ci ne peut prendre une dimension véritable que si elle implique une communautarisation plus forte et une modernisation institutionnelle de l'Union. Nous reviendrons sur cette analyse en troisième partie. Depuis le départ de Jacques Delors en 1995 et de son Commissaire Martin Bangemann, la politique de la Commission se déploie en priorité sur les télécommunications et le volet techno-juridique. La vision de la Commission européenne en matière de "société de l'information" s'articule alors sur les bénéfices d'une industrie des télécommunications libéralisée et du secteur des technologies de l'information. Elle focalise son discours sur la promotion de ces technologies. Par la suite, la Commission élargit son discours au champ économique du "secteur". Le "secteur des technologies de l’information et de la communication" est considéré par la Commission européenne comme un secteur dynamique tant du point de vue de la technologie que de son développement, doté d’un immense potentiel de croissance et constituant par là-même une source non négligeable d’emploi et de croissance économique. En outre, le secteur des technologies de l’information et de la communication est perçu comme pouvant offrir un potentiel de croissance économique, une compétitivité plus grande, une transformation des modèles économiques mais PAGE 160 également des structures sociales sans parler de l’influence "diffusante"284 même du concept de "société de l’information". L’émergence de la "société de l’information" dans sa globalité est reconnue comme un instrument d’accroissement de la productivité, de l’amélioration de l’information, de la connaissance et d’autres secteurs. Le secteur est perçu comme pouvant apporter également des moyens de productivité et de management de l’administration publique permettant ainsi d’améliorer les services et la réactivité auprès des citoyens. Pour les consommateurs, le développement d’Internet et du commerce électronique devrait permettre l’augmentation sans précédent du choix de produits et de services. Dans le secteur de l’éducation, les méthodes de formation devraient révolutionner l’apprentissage à distance et les applications multimédia. De plus, la convergence digitale des médias et des contenus, la pénétration durable de l’Internet et de l’émergence de l’économie digitale devraient façonner le futur de l’Europe vers la nouvelle "société en réseaux". L'initiative e-Europe, lancée au Conseil européen à Helsinki les 10 et 11 décembre 1999 sous la direction du Commissaire Erkki Liikanen et de Robert Verrue (Directeur de la DG Société de l'Information), "vise à accélérer l'adoption des technologies numériques dans toute l'Europe et à faire en sorte que tous les Européens possèdent les compétences nécessaires pour les utiliser"285. Adopté au Sommet de Feira en juin 2000, le programme d'action e-Europe s'est doté d'un triple objectif : "rendre Internet moins cher, plus rapide et sécurisé"286. Ce plan d'action répond à quatre hypothèses majeures de départ explicitées ainsi : Internet devrait accroître la production potentielle de l'économie européenne grâce à une concurrence et une productivité accrues ; l'Europe ne tire pas suffisamment partie du potentiel global d'Internet ; l'Europe a besoin de marchés des capitaux dynamiques qui 284 « Pervasive » dans le texte original. "Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000. 286 Breakfast Meeting with Robert Verrue, "Making e-business a Reality : Challenges Ahead", 10 January 2001. 285 PAGE 161 soutiennent les nouvelles start-ups, d'un marché de l'emploi qui fournit une main d'œuvre compétente et flexible, et de marchés de produits concurrentiels qui maintiennent les prix à un niveau bas ; le niveau d'assimilation d'Internet varie fortement d'un Etat membre à l'autre, ce qui soulève des problèmes de cohésion sociale et de potentiel de croissance économique, étant donné que, dans une économie en réseau, il y a des avantages à maximiser le nombre de personnes connectées. Le programme propose dix axes majeurs : faire entrer la jeunesse européenne dans l'ère numérique, un accès moins cher à Internet, accélérer le commerce électronique, un accès Internet rapide pour les chercheurs et les étudiants, un accès électronique sûr grâce aux cartes à puce, du capital risque pour les PME de haute technologie, l'eparticipation des personnes handicapées, la santé en ligne, des transports intelligents, et l'administration en ligne. Nous reviendrons sur ce programme lorsque nous parlerons plus loin de la politique de la "société de l'information" et de l'élargissement. Le Sommet du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 marque une évolution dans la formulation d'une politique en matière de "société de l'information" plus ambitieuse. L'Union européenne se fixe alors comme "objectif stratégique" de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale"287. Cette vision se détache de la conception sectorielle des technologies de l'information et de la communication pour évoluer vers une dimension plus économique et sociale, celle de "l'économie de la connaissance". L'Union propose donc d'accélérer les réformes structurelles pour renforcer la compétitivité et l'innovation du marché intérieur; de moderniser le modèle social en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion sociale et de doser judicieusement les politiques macroéconomiques288. 287 "Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000. 288 Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Lisbonne 23 et 24 mars 2000. PAGE 162 Ainsi reconnaît Erkki Liikanen, le sommet de Lisbonne rompt avec le passé grâce à la "reconnaissance des enjeux réels et à l'engagement des leaders de l'Union européenne"289. Le programme est, en effet, très ambitieux et fort complet. Il comprend des objectifs, parfois à très court terme, dans les domaines suivants : une société de l'information pour tous, la création d'un espace européen de la recherche et de l'innovation, l'instauration d'un climat favorable à la création et au développement d'entreprises novatrices notamment de PME, des réformes économiques pour achever et rendre pleinement opérationnel le marché intérieur, des marchés financiers efficaces et intégrés, une coordination des politiques macroéconomiques pour favoriser la transition vers une économie de la connaissance. Le sommet de Lisbonne rompt avec le ton communément présent jusqu'alors en ce qu'il propose de "moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en créant un état social actif". A ce titre, il invite les Etats membres à remplir des objectifs quantitatifs tels que l'accroissement de l'investissement par habitant dans les ressources humaines et la réduction de moitié d'ici 2010 du nombre de personnes de 18 à 24 ans n'ayant accompli que le premier cycle de l'enseignement secondaire. Des propositions sont faites également afin de développer une politique active de l'emploi visant à porter le taux d'emploi en 2000 de 61% en moyenne à 70% d'ici 2010 et à faire en sorte que la proportion des femmes actives, actuellement de 51% en moyenne, dépasse 60% d'ici 2010290. Une modernisation de la protection sociale et une intégration sociale renforcée avec notamment la recommandation de lancer une étude sur l'évolution sociale et sur la viabilité des régimes de retraite dans une perspective à long terme. Au-delà des objectifs politiques justifiés bien qu'ambitieux, cependant peu réalistes en terme d'agenda, les recommandations en matière de processus apparaissent particulièrement innovantes et rompent avec le passé. La Présidence se fixe le souhait de "développer une nouvelle méthode ouverte de coordination" visant à renforcer le rôle d'orientation et de coordination du Conseil européen ainsi qu'à dégager des politiques économiques sur une base d'appréciation à moyen et long terme. 289 Liikanen Erkki, "Is there a Third Way for the Internet in Europe?", Global Internet Summit, Barcelona, 22 May 2000. 290 Conclusions de la Présidence, Conseil européen de Lisbonne 23 et 24 mars 2000. PAGE 163 Le premier bilan que l'on peut faire à l'automne 2002, concernant les ambitions de l'Union annoncées à Lisbonne, montre encore une fois que l'Europe parvient à progresser sur les chantiers à court terme. Le bilan se limite aux progrès enregistrés dans le cadre du plan eEurope 2002 décrit plus haut. Ce dernier est reconduit avec le plan eEurope 2005 qui a pour objectif de focaliser sur deux axes de développement prioritaires : l'accès haut débit et le développement d'une infrastructure des réseaux d'information sécurisée ; les services, applications et contenu en matière de service "en ligne" et de e-business291. On remarque que le volet technologique est encore largement dominant et que celui-ci se concentre sur l'ambition d'un accès Internet relativement peu cher, de qualité et offrant une large palette de services. Les deux autres objectifs enregistrent à court terme beaucoup moins de résultats. Le premier vise à développer les "compétences des citoyens afin de leur permettre de vivre et de travailler dans la nouvelle société de l'information". Le second a pour objectif de faire de "l'apprentissage tout au long de la vie une des priorités et un principe de base du modèle social européen"292. On comprend que les résultats ne puissent pas être aussi probants sur des objectifs à long terme. Par ailleurs, le bilan de eEurope 2002 cherche à mettre l'accent sur des résultats quantitatifs difficilement applicables à ces deux derniers objectifs. Cependant les objectifs que se fixe l'Union et qui sont gérés par la Commission dépendent de l'attitude et de la capacité de réaction des gouvernements des Etats membres. C'est là un point essentiel. L'étude de la politique en matière de "société de l'information" montre que la politique européenne se limite encore trop au plus petit dénominateur commun, en règle générale technique ou juridique. Satisfaire l'ambition de faire de l'Europe une économie de la connaissance "capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale" implique une vision politique et une volonté partagée ainsi que des instruments de politique communautaires. Nous pouvons donc conclure à ce stade que la politique européenne en matière de "société de l'information" montre les limites 291 "Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society", Commission européenne, Octobre 2002. 292 Idem, "Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society". PAGE 164 actuelles du système politique européen. Elle témoigne, en outre, de la nécessité de moderniser l'Europe institutionnelle et décisionnelle. Enfin, elle implique une transformation profonde du système économique et politique afin de faire de la connaissance le mode de développement des sociétés européennes. SECTION 3 : ANALYSE CRITIQUE DE LA POLITIQUE EUROPEENNE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" A L'EGARD DES ETATSUNIS S'il est à présent trop tôt pour mesurer l'ensemble des résultats des propositions du sommet de Lisbonne, il est cependant possible d'émettre une critique d'ensemble sur les premières années de politique européenne en matière de "société de l'information" notamment en la comparant à celle des Etats-Unis. En résumé, l'Union européenne est passée d'une politique axée sur la libéralisation du secteur des télécommunications et le cadre juridique, à une politique du secteur des technologies de l'information et de la communication. Depuis 2000, l'Union européenne cherche à lui donner une dimension plus holistique et à l'orienter vers une politique économique et sociale. Si la Commission européenne voit également dans le passage à la "société de l’information" une opportunité politique d'aide au processus démocratique, la défense et la promotion de la démocratie ne font pas l'objet des politiques publiques de l'Union européenne. Le rapport La démocratie et la société de l'information en Europe publié par la Cellule de Prospective de la Commission européenne traite du lien entre la démocratie et la "société de l’information". Les auteurs distinguent le scepticisme des citoyens européens à l'égard des institutions et représentations politiques et leur volonté de participer plus encore à une "démocratie participative". Certes, les nouvelles technologies de l'information et de la communication devraient favoriser une diffusion plus grande du savoir et une nouvelle forme de participation des citoyens. Toutefois, il est encore trop tôt pour définir si l’Internet favorisera ou non le processus démocratique. PAGE 165 Nous avons vu en première partie que les enjeux de gouvernance au sein de la Commission européenne étaient importants et constituaient une priorité politique déclarée. Cependant, comme dans le cas de la "démocratie participative", les débats sur la gouvernance initiés au sein de la Commission européenne suite au Rapport sur la gouvernance dans l'Union européenne publié en 2001 et poursuivis dans le cadre de la Convention sur l'avenir de l'Europe (qui débute en janvier 2002) marquent un début de réflexion sur ces enjeux mais une absence de mesures politiques dans le domaine. Pourquoi les questions de démocratie et de gouvernance ne font-elles pas l'objet de priorité au sein de l'Union européenne ? Comment expliquer une telle absence ? Celle-ci participe-t-elle à la cause ou à la conséquence des phénomènes réactionnaires politiques affluant dans les pays européens293 ? L'Europe se marque par une absence de convergence sur ces questions qui s'explique en partie par une attitude différente des élites nationales face au changement et par le manque de vision politique en général. En outre, le peu de débats jusqu'alors enregistrés au niveau institutionnel sur les questions de démocratie et de gouvernance est également symptomatique de l'absence de volonté de renouveller le projet politique en Europe. Contrairement à la volonté énoncée de l'Europe de ne pas négliger l'axe social dans la construction d'une "économie de la connaissance", la politique (propagande) américaine est animée par deux grands axes que sont la promotion de la démocratie et de l'économie de marché. En résumé, les Etats-Unis donnent la priorité aux axes politique et économique, la politique informationnelle découlant et nourrissant ces axes. De ce point de vue, si la politique européenne en matière de "société de l'information" donne la priorité à l'axe économique, le grand absent est l'axe politique. Ne pouvant comparer de façon rigoureuse les deux volets de la politique, nous nous concentrerons sur le volet économique. La politique européenne se distingue de celle des Etats-Unis à plusieurs titres. Tout d'abord, les Européens prennent, en règle générale, nettement moins de risques que les Américains dans le domaine économique. Tout changement économique et social est 293 Référence aux résultats des élections dans un certain nombre de pays européens au début des années 2000 mettant en lumière la montée de partis politiques anti-européens, nationalistes ou populistes. PAGE 166 considéré au moins avec scepticisme sinon méfiance. Les technologies de l'information ne sont pas exploitées comme elles pourraient l'être. Tous les Européens ne manient pas aisément la prise de risque et certains ont du mal à gérer l'aspect violent voire destructeur de toutes créations. Le processus d'incorporation des technologies de l'information et de la communication par le corps social est, en général, plus lent qu'aux Etats-Unis même s'il diffère susbtantiellement selon les pays. Deuxièmement, les Européens attachent beaucoup plus d'importance à l'équité sociale et moins à l'efficacité économique qu'aux Etats-Unis. L'Union souhaite développer une "société de l'information pour tous". Les Américains eux sont beaucoup plus prêts à accepter les inégalités et à voir récompenser certains groupes au détriment d'autres. Troisièmement, l'Europe est à la recherche d'une forme de "convergence" entre les nations qui font partie de l'Union et celles qui y aspirent. L'Europe cherche le consensus, elle cherche à avancer à travers les différences. Les Etats-Unis ne cherchent pas la convergence ni le consensus, mais cherchent à l'emporter. Ceci est lié au fait que les Etats-Unis donnent beaucoup plus d'importance aux forces de marché que les Européens. En Europe, les politiques gouvernementales sont considérées comme nécessaires pour réduire les écarts et les inégalités. Les politiques sont donc initiées du haut tandis qu'aux Etats-Unis, le gouvernement cherche à encadrer et établir des règles du jeu mais laisse les mains libres au secteur privé. Enfin, les Européens sont beaucoup plus sensibles aux enjeux de pérennité de la "révolution de l'information" que les Américains. La volonté de promouvoir un développement durable de la "société de l'information" est beaucoup plus présente en Europe qu'aux Etats-Unis où elle se limite à une partie minoritaire de la population. Même si l'Europe est forte d'opérateurs en télécommunications et en téléphonie mobile ainsi qu'en technologies de l'information et de la communication, les Etats-Unis dominent Internet. Cela pose des problèmes de dépendance à l'heure où la confiance dans de nouveaux systèmes d'information est plus que nécessaire. En cela, l'affaire PAGE 167 Echelon ne fera qu'ajouter au questionnement européen294. La question de la dépendance en terme d'infrastructure des réseaux d'information est une question cruciale pour l'Europe mais également pour le reste du monde. Elle est d'autant plus importante qu'elle met en évidence le quasi monopole des Etats-Unis dans d'autres domaines stratégiques tels que les logiciels et systèmes informatiques ainsi que les bases de données. Comment coordonner internationalement un réseau interdépendant sans pour autant se réduire à une domination américaine ? Comment proposer une réponse européenne afin de parer à cette dépendance sans rompre le lien indispensable d'interdépendance et sans se marginaliser ? Il nous semble que sousjacente à la politique européenne en matière de "société de l'information" se pose la problématique de comment construire une "société de l'information" durable ? Cependant, celle-ci ne se pose pas en ces termes au sein de l'Union européenne. Le clivage et les différences de perception à l'intérieur même de l'Union est bien trop importante pour parvenir à cette heure à une convergence de vue295. Cela montre que la phase de réflexion (Forum de la société de l'information) suivie d'un début de mise en place juridique et technique de considérations à dominante sectorielle (Télécommunications…) nécessite de progresser en terme de convergence européenne sur des questions comme les infrastructures, le contenu informationnel, la propriété intellectuelle. On constate encore une fois que les pays européens ne peuvent que gagner à être unis et à mener une politique européenne commune. En cela, la dépendance à l'égard des Etats-Unis n'est pas irrémédiable mais demande une position commune et représentative de l'ensemble de l'Europe. Elle implique une action concertée de l'ensemble des acteurs européens (Etats, entreprises, citoyens) et pas seulement de la Commission européenne. Mais, plus que, tout elle révèle la nécessité pour l'Europe de développer une stratégie (politique et action), un projet qui constitue une réponse claire et pensée à la dépendance américaine. 294 Les Européens découvrent que les Etats-Unis espionnent des entreprises commerciales européennes à partir de systèmes d'information sensés être destinés au domaine militaire. L'affaire éclate publiquement pendant l'année 2001. 295 Etude comparée des politiques publiques des pays européens en matière de société de l'information faite à la demande de la Commission européenne. PAGE 168 SECTION 4 : POSITION DES PAYS D'EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE EN TERME D'INDICATEURS DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" Si certains indicateurs tels que le passage au télétravail, la croissance du nombre de travailleurs de la connaissance ou l'évolution de la valorisation du capital intellectuel ne sont pas encore disponibles, les indicateurs en terme d'accès et d'usage des technologies de l'information et de la communication ont fait leur apparition. Une première série de données relatives aux pays candidats à l'adhésion en matière de "société de l'information" parue en juillet 2002 permet de donner une vision d'ensemble de la position des pays d'Europe centrale dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Par ailleurs, l'OCDE a consacré plusieurs séries de publications destinées aux technologies de l'information et de la communication ainsi qu'à l'économie de la connaissance. Grâce aux statistiques de l'OCDE, nous avons pu comparer la structure des économies des pays candidats qui nous intéressent avec d'autres pays de l'OCDE. A la fin des années 1990, les services représentent 69% de la valeur ajoutée des pays de l'OCDE contre 19% pour l'industrie manufacturière296. En Europe centrale, la part de l'industrie se situe au-dessus de la moyenne de l'OCDE avec des taux de plus de 25% en République tchèque, et un peu moins de 25% en Hongrie et en Slovaquie. La part des services se situe au-dessous de la moyenne de l'OCDE avec des taux au-dessous de 60% en Pologne, Slovaquie et République tchèque297. On constate que les pays mentionnés sont proches de la moyenne et ne s'en éloignent pas d'un point de vue structurel. D'après les données disponibles, on remarque l'importance de certains secteurs comme le commerce de gros (de détail, hôtels et restaurants) et la construction en Pologne ou l'agriculture et les transports en Hongrie, qui représentent des moyennes nettement supérieures à celles de l'OCDE. Dans les domaines de la finance-assurance et des services de communauté et sociaux, la Pologne et la République tchèque notamment, 296 297 OECD, STI Scoreboard 2001. Idem, OECD, STI Scoreboard 2001. PAGE 169 enregistrent des participations parmi les plus faibles en terme de contribution à la valeur ajoutée et bien au-dessous des moyennes de l'OCDE. La Hongrie et la République tchèque ont des industries de hautes et moyennes technologies qui contribuent plus que la moyenne de l'OCDE et de l'Union européenne en terme de valeur ajoutée298. La contribution de l'industrie haute technologie est plus importante en Hongrie qu'en République tchèque et se rapproche de pays comme le Japon, la Suède et la Finlande. Il est intéressant de noter que, dans le cas de ces deux pays d'Europe centrale, leur contribution en terme de valeur ajoutée est plus importante que dans beaucoup d'autres pays Ouest-européens tels que le Royaume-Uni, la France, l'Espagne et la Grèce. L'analyse de la contribution en matière de marché des services à forte intensité en connaissance299 révèle un positionnement de la Hongrie et de la République tchèque audessous de la moyenne de l'OCDE et de celle de l'Union européenne mais à des niveaux équivalents à ceux de l'Autriche et de l'Italie pour la Hongrie et de l'Espagne pour la République tchèque. A titre d'indication, les pays figurant au-dessus des moyennes de l'OCDE et de l'Union européenne n'incluent que la Suisse, les Etats-Unis, le RoyaumeUni, l'Allemagne, les Pays Bas et la France. En résumé, la structure économique, c'est-à-dire en terme d'activités économiques des pays d'Europe centrale et orientale ici étudiés, est alignée sur celle des pays Occidentaux. La différence relative vient de la valeur ajoutée de ces activités qui représente un poids plus grand pour l'industrie et plus faible pour les services que celui des pays leaders. En terme d'accès et d'usage des technologies de l'information et de la communication, les pays candidats (PCA)300 sont nettement moins bien positionnés que l'Union européenne et les Etats-Unis. Le tableau ci-dessous montre des ratios relativement 298 Ibid, OECD, STI Scoreboard 2001. 1998 pour la Hongrie, 1997 pour la République tchèque. En anglais knowledge-intensive "market" services ; incluent les postes et télécommunications, la finance et l'assurance et les services aux entreprises. 300 Attention les PCA incluent les 10 pays candidats d'Europe centrale et orientale, Chypre, Malte et la Turquie. 299 PAGE 170 faibles sur un ensemble varié d'indicateurs "clés de la société de l'information" collectés par Eurostat301. Vue d'ensemble des indicateurs clés de la société de l'information Nombre de PC (millions) - Pour 100 habitants Hôtes Internet (millions) - Pour 100 habitants Internautes (millions) - Pour 100 habitants Téléphones mobiles (millions) - Pour 100 habitants 12/ 2001 01/ 2002 12/ 2001 PCA EU-15 US Monde 12 115 178 495 7 31 65 8 1 13 13 147 1 4 5 2 13 119 143 499 8 32 50 8 54 275 127 941 31 72 44 15 12/ 2001 En terme de comparaison mondiale, la situation des pays candidats est relativement meilleure en ce qui concerne le nombre d'internautes pour 100 habitants. La position des pays candidats est supérieure à la moyenne mondiale en terme de téléphones mobiles soit 31 téléphones mobiles pour 100 habitants contre une moyenne mondiale de 15 téléphones mobiles pour 100 habitants. Le nombre d'hôtes Internet est particulièrement faible ainsi que le nombre de PC. Cette analyse montre notamment que le saut accompli par les pays d'Europe centrale et orientale dans la téléphonie mobile peut s'appliquer potentiellement à d'autres secteurs. Une augmentation de l'usage des technologies de l'information et de la communication est envisageable si elle est précédée d'investissement en infrastructure (PC). Le taux de croissance du nombre d'ordinateurs personnels dans les pays candidats, qui était de 301 Deiss Richard, "Statistiques de la société de l'information, Données relatives au pays candidats à l'adhésion", Eurostat, 17/2002. L'ensemble du dossier figure en annexe. PAGE 171 13,1% pour l'année 2000-2001, est supérieur à celui de l'Union des Quinze (8,5%)302. La Pologne enregistrait un taux de croissance dans le domaine le plus élevé des pays candidats avec 23,6% suivie par la Hongrie (14,9%) et l'Estonie (13,6%)303. En résumé, la République tchèque, la Hongrie, l'Estonie et la Pologne enregistrent une croissance d'équipement supérieure à l'Union européenne. Seule la Slovénie enregistre un taux de croissance de seulement 0,4% qui s'explique par un niveau d'équipement dans le domaine équivalent à celui de l'Union européenne304. Dans le domaine des hôtes Internet pour 100 habitants, la position des cinq pays d'Europe centrale et orientale (étudiés) est meilleure que la moyenne de l'ensemble des pays candidats mais inférieure à celle de l'Union européenne à l'exception de l'Estonie. Les taux de croissance dans le domaine sont plus irréguliers et montrent de fortes progressions dans les cinq pays d'Europe centrale et orientale avec des taux de croissance allant de 22,9% pour l'Estonie à 91% pour la Slovénie sur l'année 20012002305. Dans le domaine du nombre des internautes, la Hongrie et la Slovénie enregistrent des taux de croissance de 100% entre 2001-2002 comparés à la moyenne des Quinze (32,7%) et des pays candidats (38,9%). Là encore, l'Estonie et la Slovénie enregistrent une moyenne d'internautes pour 100 habitants équivalente à celle de l'Union européenne. Le graphique présenté ci-joint est intéressant en ce qu'il témoigne du positionnement de leader de la République tchèque, de l'Estonie et de la Hongrie dans les dépenses liées aux technologies de l'information et de la communication par habitant et en pourcentage du PIB pour l'année 2000306. Il montre un positionnement à part de la Slovénie dont les dépenses par habitant sont les plus importantes mais dont le pourcentage de PIB autour de 2% reste moyen. La Pologne se situe quant à elle dans une position plutôt moyenne- 302 Idem, Eurostat, 17/2002. Ibid, Eurostat, 17/2002. 304 Ibid, Eurostat, 17/2002. 305 Ibid, Eurostat, 17/2002. 306 Ibid, Eurostat, 17/2002. 303 PAGE 172 basse avec des dépenses par habitants de l'ordre de 80 euros et des dépenses en terme de PIB de 1,8%. Dépenses liées aux technologies de l'information et de la communication par habitant et en pourcentage du PIB pour l'année 2000, EITO Par habitants (euros) 200 Slovénie République 150 tchèque Hongrie 100 Pologne Estonie Slovaquie Turquie 50 Moyenne PCA Lettonie 0 Roumanie Lituanie Bulgarie Turquie En pourcentage 1,0 2,0 3,0 4,0 du PIB Ces données confirment la variété des pays candidats et la très bonne position, bien que relative, de la République tchèque, de la Hongrie, de la Slovénie et de l'Estonie, par rapport à la Pologne ou aux autres PECOS. On constate, par ailleurs, que les cinq pays d'Europe centrale et orientale sont bien positionnés par rapport aux autres pays candidats non PECOS, surtout à l'égard de la Turquie. A la fin de l'année 2001, les pays d'Europe centrale et orientale comptaient 37 millions d'abonnés de la Baltique aux Balkans soit un taux de pénétration régionale de 29%. Selon les estimations d'International Data Corporation (IDC), le taux de pénétration devrait atteindre 68% d'ici 2006307. Cependant, la croissance n'est pas uniforme car en République tchèque et en Slovénie, le taux de pénétration de la téléphonie mobile atteint 307 Smolek Jason, "Central/ Eastern Europe Sees Strong Mobile Growth", europemedia.net, 6 May 2002. PAGE 173 déjà près de 65% en 2001 contre 16-17% en Bulgarie et Roumanie, et 7% en Russie308. Ces taux de pénétration sont, dans leur ensemble, au-dessous de ceux d'Europe occidentale cependant, si l'on prend le cas de la Slovénie et de la République tchèque, ils sont largement dans la moyenne. Le commerce B2B ("Business to Business") c'est-à-dire le commerce électronique entre entreprises représentait 7.6 milliards d'euros en 2000 en Europe centrale et orientale et devrait atteindre 199 milliards d'euros d'ici 2005 selon les estimations d'IDC309. En Pologne, Hongrie et République tchèque, il atteint 1.4 milliards d'euros en 2001 et devrait atteindre 26 milliards d'euros d'ici 2006. Le succès du B2B e-commerce dans les pays d'Europe centrale et orientale s'explique en partie par la forte présence des industries pétrochimiques, énergétiques, de fer et d'autres matériaux de base qui commercent de façon traditionnelle sur les places de marché, le commerce en ligne leur permettant de simplifier leurs échanges. Dans ce contexte, la Pologne devrait devenir un acteur majeur du e-commerce B2B. Ainsi, le marché du e-commerce B2B n'équivaut pas au marché Ouest-européen mais offre des perspectives de croissance plus importante qu'en Europe de l'Ouest. La mesure quantitative de la position des pays d'Europe centrale et orientale en terme d'indicateurs de Recherche et Développement a été rendue possible grâce aux travaux de l'OCDE. La publication en 2001 des Principaux indicateurs de la science et la technologie nous a permis de mesurer le positionnement des pays d'Europe centrale et orientale avec les pays de l'Union européenne et ceux de l'OCDE. La comparaison pour les années 1998 ou 1999 a été possible pour la République tchèque, la Hongrie et la Pologne mais n'inclut pas la Slovénie. Dans le domaine de la recherche, la république tchèque se situe devant la Hongrie et la Pologne au-dessous de la moyenne de l'Union européenne. En terme d'Investissement Direct en Recherche et Développement (DIRD), indicateur mesuré par l'OCDE en 308 Smolek Jason, "Russia Making Mobile Gains", europemedia.net, 3 May 2002. McMahon Tansin, "Eastern Europe B2B e-commerce to Hit E199bn by 2005", euromedia.net, 7 May 2002. 309 PAGE 174 pourcentage de PIB310, la république tchèque est passée de 1994 à 1999 de 1.10% à 1.29%, tandis que la Hongrie est passée de 0.88% à 0.68% et la Pologne de 0.76% à 0.75%. A titre de comparaison, la moyenne de l'Union européenne est passée de 1.83% à 1.85%, la moyenne de l'OCDE de 2.10% à 2.24%. La moyenne de l'OCDE correspond au niveau de recherche des Etats-Unis qui est passé de 2.08% à 2.24% tandis que les pays nordiques enregistrent les plus forts taux et sont passés de 2.47% en 1995 à 2.79% en 1999. Toujours selon l'OCDE311, le nombre total de chercheurs ou diplômés universitaires représente en 1999, 56433 en Pologne, 15535 en République tchèque et 12579 en Hongrie contre 892249 au sein de l'Union européenne et 3.1 millions dans l'OCDE. Il est intéressant de noter le fort taux de croissance par an enregistré en 1999 en République tchèque et en Hongrie, soit respectivement 7.7% et 7.2% contre 0.5% en Pologne. Les taux de croissance de la République tchèque et de la Hongrie montrent un fort dynamisme dans le domaine étant donné que, sur la même année, la moyenne de l'Union européenne est de 4.2% et de 4.7% aux Etats-Unis. Elle est de 3.9% en 1998 au sein de l'OCDE. Le personnel total de recherche et développement des entreprises312 représente en 1999, 20314 personnes en Pologne, 12283 en République tchèque, 5899 en Hongrie contre 293130 en Allemagne (nombre le plus élevé de l'Union européenne), 152865 au Royaume Uni et 38323 en Espagne (un des taux les plus faibles de l'Union européenne). On constate que les trois pays d'Europe centrale et orientale représentent l'équivalent du personnel de R&D de l'Espagne. En terme de pourcentage du total national, les chercheurs du secteur de l'Etat313 représentent en 1999, 36.2% en Hongrie et 19.2% en Pologne. La Pologne est le pays où la part des chercheurs de l'Etat est la plus faible des pays d'Europe centrale et orientale, 310 OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 2001. Idem, OCDE. 312 Ibid, OCDE. 313 Idem, OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 2001. 311 PAGE 175 et est comparable à celle de l'Espagne (19.9%). La moyenne de l'Union européenne de 14.8% en 1998 se situe bien au-delà de la moyenne du Japon qui est de 4.7% en 1999. La part des pays d'Europe centrale et orientale dans la demande de brevets ramenée au total de l'Union européenne (1 053 092) en 1998 est de 10%. En cette même année, la demande nationale des brevets est de 41349 en Pologne, 39179 en République tchèque et 38666 en Hongrie314. A titre de comparaison, elle est de 123167 en France, 149493 en Allemagne et 135938 au Royaume Uni. Les Etats-Unis représentent un tiers des demandes de brevets de l'Union européenne soit 304269 et 10% du total de l'OCDE. Si la position des pays d'Europe centrale et orientale dans la demande de brevets nationale n'est pas mauvaise, leur position dans la demande de brevets à l'étranger est, comparativement aux autres pays de l'OCDE, moins bonne. En 1998, la Hongrie est la mieux placée en terme demande de brevets à l'étranger et représente 8775 brevets contre 3440 en République tchèque et seulement 1651 en Pologne315. La position de la Hongrie s'explique peut-être par la forte présence de l'industrie pharmaceutique qui a su attirer des investissements directs de l'étranger et tisser des partenariats de recherche à l'étranger316. A titre de comparaison, la demande de brevets en 1998 en France représente 244824 et 381096 au Royaume Uni. La part des pays d'Europe centrale et orientale dans la demande de brevets à l'étranger représente moins d'1% du total de l'Union européenne (1288888). La position des Etats-Unis est nettement supérieure que dans la demande de brevets nationale et représente deux fois celle de l'Union européenne soit 2161806. Le coefficient d'inventivité (demande de brevets résidants sur 10000 habitants) place les pays d'Europe centrale et orientale en 1998 en dessous de la moyenne de l'Union européenne (2.6 pour 10000 habitants) : 0.6 en République tchèque, 0.7 en Hongrie et 0.6 en Pologne. A titre de comparaison, le coefficient est de 3.5 aux Etats-Unis, 6.0 pour la moyenne de l'OCDE et 28.3 au Japon. 314 Ibid, OCDE. Ibid, OCDE. 316 On peut citer à ce titre le rachat par Bristol Myers Squibb de Pharmavit en 1996 ainsi que les programmes de recherche à l'étranger de l'ancien conglomérat pharmaceutique local. 315 PAGE 176 Si la position des pays d'Europe centrale et orientale en matière de R&D est proportionnellement au-dessous des moyennes de l'Union européenne et de l'OCDE, il n'en demeure pas moins que les pays d'Europe centrale et orientale participent à la fois quantitativement et qualitativement à la recherche et développement en Europe. Leur manque d'ouverture sur le monde, illustré par le faible nombre de demande de brevets à l'étranger (hormis la Hongrie), est la conséquence de pays fermés au monde occidental pendant le régime communiste. Les forts taux de croissance du nombre de chercheurs et universitaires enregistrés en République tchèque et en Hongrie sont encourageants. On note cependant le décalage de la Pologne par rapport à la République tchèque et la Hongrie mieux positionnées proportionnellement sur l'ensemble des indicateurs de science et de technologie. La chute du mur de Berlin et l'effondrement des économies planifiées a entraîné dans les pays d'Europe centrale et orientale un frein significatif des aides gouvernementales et surtout des investissements industriels dans le domaine de la recherche. Plus de la moitié des chercheurs dans les domaines techniques et industriels ont perdu leur emploi. Les industries qui sont restructurées évoluent également en terme de technicité. Ayant visité plus d'une centaine d'entreprises industrielles et agricoles dans les pays d'Europe centrale et orientale, nous avons noté qu'en règle générale, la reconversion des industries a été plus facile lorsqu'elles étaient de petites tailles et proches, en terme géographique et de valeurs, des marchés Ouest-européens. Dans le cas de l'industrie métallique ou de la chimie, nous avons constaté que la Slovénie et la Hongrie avaient réussi une reconversion de leurs industries bien avant les premiers investissements directs de l'étranger. Cela était moins le cas en Pologne et pas du tout le cas en Russie. Par ailleurs, même si les pays d'Europe centrale et orientale disposent d'un enseignement supérieur et de spécialité de qualité, certains enseignements dans les domaines scientifiques ou de management manquent. Le panorama est pour le moins contrasté mais il met en lumière un fort potentiel de développement. PAGE 177 SECTION 5 : LA POLITIQUE EUROPEENNE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" ET L'ELARGISSEMENT Comme nous l'avons vu dans la section 2 de ce chapitre, la Commission européenne engage une réflexion sur la "société de l'information" vers 1993. Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1990 que la Commission prend en compte les pays du "dehors de l'Union". L'objectif est de "développer le dialogue entre les pays d’Europe centrale et orientale et d’autres pays comme les nouveaux pays indépendants afin de promouvoir le modèle de l’Union européenne de la "société de l’information" au dehors de l’Union européenne, notamment dans le contexte du processus d’élargissement et de celui de la coopération économique avec les pays non candidats"317. Le dialogue dans le domaine de la "société de l’information" aux nouveaux pays indépendants sera renforcé dans le contexte du programme TACIS (2000-2006) dans lequel la "société de l’information" et les télécommunications sont déclarées comme secteurs de priorité. Les technologies de l'information et de la communication sont perçues comme pouvant être utiles au processus d'intégration. Le secteur de la "société de l’information" devrait permettre, en outre, de produire des outils de services et des méthodes de management facilitant la résolution de problèmes politiques, administratifs, sociaux et économiques liés au processus d’adhésion. A ce jour, la politique en matière de "société de l'information" est conduite dans les pays d'Europe centrale et orientale, comme dans le reste de l'Union, par différentes administrations publiques. En Pologne, comme dans la plupart des pays candidats étudiés, le Ministère des postes et télécommunications est en charge des aspects de déréglementation du secteur des télécommunications. Le Comité d'état pour la recherche scientifique et le site web du Forum polonais pour la "société de l'information" offrent des informations dans ce domaine. En Hongrie, un commissaire du gouvernement pour les technologies de l'information et de la communication coordonne l'ensemble des activités tandis que le Comité inter-départemental des 317 ISPO, Information Society Website, European Commission. PAGE 178 technologies de l'information gère les activités dans le domaine. En République tchèque, le cabinet du Premier ministre en coordonne les activités tandis que des sites comme le Bureau des systèmes d'information publique ainsi que le Forum tchèque sur la "société de l'information" offrent des informations dans ce domaine. La Slovénie se distingue des autres pays étudiés par la mise en place d'un Ministère de la Société de l'Information qui gère l'ensemble des activités dans le domaine y compris la réglementation des télécommunications. Le gouvernement a également mis en place un Centre de renseignements sur l'informatique, sur la stratégie e-commerce au sein de l'administration publique et pour la société civile. Des programmes européens comme le Global Cities Dialogue se mettent lentement en place afin de relier entre elles les administrations publiques ou les villes de la grande Europe. Global Cities Dialogue est un réseau ouvert à toutes les villes intéressées qui souhaitent participer à la réalisation d'une "société de l'information pour tous". L'appartenance au réseau est conditionnée par une implication personnelle du maire, par un apport concret d'expériences liées aux technologies de l'information et de l'information au service du citoyen et repose sur la signature au préalable de la déclaration d'Helsinki et de la Constitution de Brême318. Le réseau est né en novembre 1999 et s'adresse aux villes du monde entier. Il est intéressant de constater la forte participation des pays d'Europe centrale et orientale. En 2000, le réseau comprenait quatre villes de République tchèque, six villes de Pologne ainsi que des villes de Lituanie, d'Ukraine, de Hongrie, de Slovaquie et d'Estonie. Le sommet européen de Lisbonne du 23-24 mars 2000 consacre l'ambition de faire de l'Union européenne "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde". En réponse à cette déclaration le "plan d'action e-Europe" est lancé à Feira le 19 et 20 juin 2000. Avant cela, lors de la conférence ministérielle de Varsovie le 11 et 12 mai 2000, les pays d'Europe centrale et orientale reconnaissent l'objectif stratégique établi par les Quinze lors du sommet de Lisbonne, acceptent de 318 Site Internet, www.http://www.globalcitiesdialogue.org. PAGE 179 répondre à l'enjeu établi par le "plan d'action e-Europe" et décident de lancer pour les pays candidats leur propre "plan d'action e-Europe" qui sera appelé "e-Europe +"319. Le "plan d'action e-Europe +" s'articule autour de quatre axes principaux : Premièrement, l'accélération de la mise en place des infrastructures de base (buidling blocks) pour la "société de l'information" en accélérant la mise à disposition de services de communication accessibles à tous, en transposant et en mettant en place l'acquis communautaire relevant des questions de "société de l'information". Nombre de pays d'Europe centrale et orientale n'ont pas totalement libéralisé le secteur des télécommunications. Deuxièmement, un accès à Internet moins cher, plus rapide et en toute sécurité. En facilitant notamment le développement de réseaux sécurisés et les cartes intelligentes. Troisièmement, en investissant dans les personnes et les compétences, notamment auprès des jeunes, des personnes travaillant dans l'économie de la connaissance et par la participation de tous à l'économie de la connaissance. Quatrièmement, en stimulant l'usage d'Internet en accélérant le e-commerce, les services en ligne liés aux services publics et à la santé, mais aussi, par la mise en place d'un contenu numérique européen alimentant les réseaux globaux, d'un système de transports intelligents, et d'un service on-line consacré à l'information sur l'écologie. La Commission européenne part du principe, comme pour l'Union, qu'une libéralisation du secteur des télécommunications entraîne automatiquement un service plus concurrentiel donc plus efficace et moins cher. L'unité de mesure concerne le taux de pénétration de la téléphonie fixe et de l'accès à Internet par foyer. Dans le domaine du ecommerce, alors qu'une partie de l'Union européenne fait encore elle-même face à un manque de confiance dans le e-commerce, l'indicateur de mesure retenu concerne la législation adoptée dans le domaine. A ce stade, il nous semble que les recommandations d'ordre technologique, telles que la participation des pays d'Europe centrale et orientale au réseau mondial Internet et la recherche de standardisation dans le domaine de la télévision digitale, ont plus de chance de constituer un réel atout stratégique européen. Enfin, on peut noter le caractère positif de la stratégie e-learning 319 e-Europe 2003+, a Co-operative Effort to Implement the Information Society in Europe, Action Plan, prepared by the Candidate Countries with the Assistance of the European Commission, June 2001. PAGE 180 consistant à vouloir mettre en place un système de formation en particulier pour les technologies numériques et Internet. Cependant, on peut noter l'absence, à ce stade, d'outils auprès des jeunes permettant de valoriser les nouvelles méthodes d'apprentissage et de savoir ludique qu'offrent les technologies de l'information et de la communication. L'objectif de rendre accessible Internet à tous les enseignants et élèves paraît aller dans le bon sens mais cet objectif pose la question des moyens mis à disposition. Seront-ils suffisants ? Le programme s'oriente également sur un diagnostic et la mise en place d'indicateurs communs de mesure avec les Quinze dont les résultats sont escomptés en 2003 d'où le nom du programme "e-Europe 2003". Nous avons pu commenter à plusieurs reprises l'absence d'information consolidée et d'indicateurs consolidés pour les pays d'Europe centrale et orientale et ceux de l'Union. Seule l'OCDE offre à ce jour un système consolidé de données. La politique européenne dans le domaine de la "société de l'information" centrée, comme nous l'avons vu, dans le domaine des infrastructures, s'accompagne d'investissements dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, et plus généralement des médias et des télécommunications. Les organisations financières internationales ayant mises à disposition des instruments de financement incluent la Banque européenne internationale, la Banque mondiale et la Banque européenne de reconstruction et de développement. Nous avons choisi d'analyser les investissements co-financés par la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) qui constituent une part dominante des investissements dans les PECOS. Les activités de la BERD dans le domaine des télécommunications, des technologies de l'information et des médias représentent 1.7 millions de milliards d'euros de financement signés au 30 juin 2001320. On peut citer à titre d'exemple, les cofinancements de Digitel 2002 Rt., filiale hongroise de la Générale des Eaux et de Telekomunikacja Polska SA, opérateur télécoms polonais détenu à 35% par France Télécom. 320 "EBRD Activities in Telecommunications, Information Technology and Media", EBRD Information. PAGE 181 Après analyse des investissements de la BERD menés entre 1991 et 2001321, la Russie est de loin le pays où les investissements ont été les plus importants pour le domaine concerné. Celle-ci est suivie par la Pologne et l'on remarque un dynamisme particulier en Slovénie. A des fins d'étude comparative, nous nous concentrerons sur ces trois pays. De 1991 à 2001, la Russie a enregistré un total de 817269 milliers d'euros d'investissements directs et 112440 milliers d'euros provenant des fonds d'investissements régionaux soit un total de 13751305 milliers d'euros dans les domaines des télécoms, médias et technologies de l'information et de la communication confondus. Ce montant d'investissement est de loin le plus important et s'explique par les besoins et le dynamisme des investissements télécoms. On note cependant la création d'un fond d'investissement en capital pour les technologies de l'information et de la communication en 2000 d'un montant d'investissement prévu de 1118 milliers d'euros ainsi qu'un fond d'investissement régional pour les technologies de l'information et de la communication en 1999 d'un montant d'investissement prévu de 11881 milliers d'euros. Un fonds d'investissement en capital pour les technologies de l'information et de la communication a été également lançé en 1999 pour la Pologne avec un montant d'investissement prévu de 15815 milliers d'euros. Ce fonds ne représente cependant qu'une part infime des investissements en capital et régionaux prévus qui totalisent 11824590 milliers d'euros. A contrario, la part des investissements prévus dans le domaine des médias, télécoms et technologies de l'information et de la communication en Slovénie qui totalisent 235907 milliers d'euros représentent un peu moins d'un tiers des investissements totaux dans ce pays soit 1152212 milliers d'euros. D'un côté, le décalage de la Pologne s'explique par la lenteur de la dérégulation du marché des télécoms qui freine les investissements étrangers. De l'autre, par le moindre 321 EBRD Investments 1991-2001, published in 2002. PAGE 182 degré d'activités dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. PAGE 183 Conclusion de chapitre Ce chapitre retrace l'historique des concepts de "société de l'information", "économie digitale" et "économie de la connaissance". Le terme de "société de l'information" renferme une variété de significations et s'est développée à travers des politiques publiques très variées prenant en compte les différences culturelles des régions et des pays. La Rand Corporation a défini un premier niveau de segmentation, celui des blocs régionaux face à la "révolution de l'information" (l'Amérique du Nord, l'Europe, l'Asie pacifique et le reste du monde). Elle a également défini un second niveau de variations, celui des pays. On constate que l'Europe est divisée en trois groupes : les pays scandinaves qui sont à l'"avant garde", les autres pays de l'Union européenne qui cherchent une voie médiane et adaptée à leur marché, et enfin les pays d'Europe centrale qui sont à la traîne. La politique européenne se distingue des autres politiques en ce qu'elle ambitionne une "société de l'information pour tous". Le Japon a une politique très orientée sur les technologies. Les Etats-Unis sont eux aussi très focalisés sur les questions d'infrastructure mais aussi sur ce qu'ils appellent l"économie digitale". Les instruments politiques déployés depuis 1993 par l'Union européenne se sont tournés vers la déréglementation des marchés des télécommunications, les infrastructures technologiques et la mise en place de standards communs. Le sommet de Lisbonne de mars 2000 marque une rupture en définissant l'objectif de l'Union de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde". L'Europe souhaite ainsi donner une dimension plus économique et sociale à la "société de l'information". Bien qu'il soit trop tôt pour faire l'évaluation de cette politique, elle paraît ambitieuse en terme d'agenda. Quant aux pays d'Europe centrale et orientale, l'élargissement et le rapprochement de l'échéance de l'adhésion prévue pour 2004 ont poussé l'Union à intégrer ces pays dans leur programme d'action "e-Europe". Le programme "e-Europe+" est, comme nous l'avons vu, très similaire au programme de l'Union. Il a vocation à aligner les pays PAGE 184 d'Europe centrale et orientale sur la politique européenne en matière de "société de l'information". A travers le contenu des sites Internet des pays d'Europe centrale et orientale sur le sujet, on constate une présence minimale d'information, celle-ci ayant été développée en partie grâce à l'aide de l'Union. Dans certains domaines, comme celui de la déréglementation du secteur des télécommunications, on peut s'attendre à un bon positionnement de certains pays d'Europe centrale et orientale du fait de l'anticipation de certaines réformes engagées pendant la période de transition. En intégrant les pays d'Europe centrale et orientale en phase amont des projets et en cherchant à développer des infrastructures à l'Europe élargie, l'Union peut escompter de meilleurs résultats en terme d'intégration économique et de cohésion sociale. On peut donc espérer que la cohérence dans le domaine de la "société de l'information" soit plus effective que dans certains secteurs plus traditionnels. Pour conclure, on peut dire que l'Union européenne, malgré des différences au sein de ses Etats membres, construit une politique qui se différencie de celle des Etats-Unis tout en cherchant à établir une certaine forme de coordination transatlantique notamment en matière d'infrastructure. Les Etats-Unis se focalisent, d'un côté, sur le développement technologique à travers des budgets fédéraux considérables, de l'autre, sur la mise en place d'un cadre juridique favorisant les entreprises privées et l'innovation. L'Europe, elle, cherche à inventer un modèle qui laisse la place à l'émergence de l'entrepreneuriat (sans beaucoup de succès d'ailleurs) tout en cherchant à maintenir une cohésion sociale et politique. Ces différences se retrouvent également dans les analyses théoriques du concept de "société de l'information". Etudions à présent les théories fondatrices et les approches prospectivistes de la "société de l'information". PAGE 185 CHAPITRE II THEORIES ET APPROCHES PROSPECTIVISTES DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" "La transition des économies de la force brute, typiques de la Deuxième Vague, aux économies de la Troisième Vague, fondées sur la force cérébrale, n'est pas encore nulle part achevée. Même aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, la bataille intérieure pour le pouvoir entre les élites de la Deuxième et de la Troisième Vague n'est pas encore terminée", Alvin et Heidi Toffler, Créer une nouvelle civilisation, p.43. "The digital revolution has certainly provided an intriguing new toolkit for thinking through questions at any level, even the philosophical. What can't be allowed to go by is the claim, that by deciding we're computers, we've cracked the mystery of human life," Charles Jonscher, Wired Life, p.271. Après avoir retenu en première partie de cette thèse une certaine classification des grandes révolutions scientifiques en cours et à venir, nous avons montré l’impact socioéconomique des nouvelles technologies de l'information et de la communication. On ne peut comprendre l'Europe d'aujourd'hui sans appréhender l'ensemble des tendances qu'elles soient économiques, politiques, culturelles ou sociales. Après avoir analysé les étapes clés de la politique européenne en matière de "société de l'information", nous souhaitons à présent retracer les différents courants de la "théorie de l’information". L'objectif de ce chapitre n'est pas de proposer une revue exhaustive des nombreux contestataires de la "société de l'information" ou de la post-modernité comme David Harvey ou Zygmunt Bauman. Leur analyse est prise en compte mais ne fera pas l'objet d'une étude approfondie. Ce chapitre n'a pas vocation non plus à traiter l'ensemble des PAGE 186 théories de la "société de l'information". Ceux qui l'ont fait, comme par exemple Frank Webster, reconnaissent le caractère subjectif de leur analyse et surtout du choix des auteurs. Comme lui, nous cherchons à comprendre et à expliquer "l'émergence d'une nouvelle façon, en apparence, de concevoir nos sociétés contemporaines"322. Le concept de "société de l'information" recèle en effet des variantes sémantiques importantes. Par exemple, Krishan Kumar tend à minimiser le caractère révolutionnaire de la "troisième révolution industrielle"323. Pour Krishan Kumar, la véritable révolution est dans ce qu'elle participe à la post-modernité. Il souhaite ainsi mettre l’emphase sur la "fondamentale continuité" des progrès technologiques et de la "société de l’information". Pour Charles Jonscher par contre, le caractère révolutionnaire de l'information s'inscrit dans le passage à une société où l'information est la matière essentielle comme l'agriculture et l'industrie l'ont été en leur temps324. Certains auteurs se sont attachés à mettre en évidence les différents aspects du concept de "société de l'information". Ainsi Armand Mattelart s'est-il intéressé à retracer l'histoire des utopies de la "cosmopolis" à la "technopolis". Pour lui, notre système monde est la résultante "baroque" de processus aussi divers que l'impérialisme américain, la révolution managériale, la crise de l'universalité et la mondialisation : "(…) l'utopie néo-libérale a fixé au devenir du globe un horizon indépassable d'où a été banni l'idéal d'égalité et de justice dont la matrice utopienne s'est longtemps nourrie"325. C'est comme si la "société de l'information" avait entraîné avec elle la fin de l'idéologie et l'apogée des "fragments techno-utopiques à regard myope"326. Dans cette section nous nous centrerons sur l'analyse de trois auteurs principaux : Daniel Bell, Alain Touraine et Manuel Castells. Nous consacrerons, par la suite, une section aux théoriciens du management dont la contribution à la diffusion de ces concepts aura été importante. Les prospectivistes, dans le cadre de leur mission en 322 Webster Frank, Theories of the Information Society, Routledge, Second Edition, 2002, p. 1. Kumar Khrishan, From Post-Industrial to Post-Modern Society, New Theories of the Contemporary World, Blackwell Publishers, 1995, 1997. 324 Jonscher Charles, Wired Life, Bantam Press, 1999. 325 Mattelart Armand, Histoire de l'utopie planétaire, de la cite prophétique à la société globale, La Découverte, 1999, 2000. 326 Mattelart Armand, Histoire de l'utopie planétaire, de la cite prophétique à la société globale, La Découverte, 1999, 2000, p. 373. 323 PAGE 187 entreprises et de leur réflexion sur les nouveaux modes d'organisation, de pouvoir et plus généralement de société, ont de fait contribué de manière significative à l'anticipation et à la diffusion de certains concepts. Nous proposerons une sélection des travaux les plus originaux dans le domaine. Parmi eux, Alvin Toffler, Peter Drucker et Michel Saloff-Coste. Que signifie cette expression, devenue commune, de "société de l'information" ? Quelle en est la genèse ? Ne cache-t-elle pas un phénomène beaucoup plus profond ? SECTION 1 : LES THEORIES DU POST-INDUSTRIALISME, DE LA POSTMODERNITE ET DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" Les prémisses de la "société de l’information" sont à chercher dans la "théorie de la société post-industrielle" décrite par Daniel Bell. Ce dernier analyse, dès le début des années 1970, l'émergence de tendances liées aux technologies de l'information. Celles-ci comprennent : 1. La connaissance théorique comme base systématique à l'innovation technologique. 2. La création de nouvelles technologies 3. Le développement d'une classe sociale de professionnels et techniciens 4. L'évolution des biens vers les services 5. Le changement dans la nature du travail qui devient ludique 6. L'augmentation de la participation des femmes dans le travail 7. La science devient étroitement liée à la technologie, au pouvoir militaire et aux besoins sociaux 8. Le développement de conflits entre différents groupes sociaux et politiques et la possibilité de voir émerger une nouvelle classe sociale professionnelle 9. Une nouvelle forme de méritocratie basée sur les compétences et l'éducation 10. L'émergence de pénuries d'information et de temps et de problèmes d'allocation de temps PAGE 188 11. La nécessité d'établir une économie de l'information qui permette de définir une stratégie collective visant à augmenter la diffusion de la connaissance au sein de la société On constate que Daniel Bell s'intéresse au rôle de la technologie en tant que "source stratégique de changement et de levier sur les changements sociaux"327. Il découple les deux dimensions du concept marxiste des modes de production entre les relations sociales (propriété et pouvoir) et celui de techne. Pour lui, on ne peut parler de "révolution de la connaissance". Bell préfère le terme d'information au terme connaissance et se distingue de Manuel Castells dans la mise en évidence du processus informationnel en tant que générateur de connaissance328 et non mode de développement. Pour Daniel Bell, nous sommes dans la "troisième révolution technologique" et avons dépassé le stade de l'invention et de l'innovation pour entrer dans le stade de la diffusion329. La première révolution technologique était basée sur l'utilisation de la vapeur, la seconde révolution sur l'électricité et la chimie. La troisième révolution technologique ne se limite pas aux ordinateurs et aux télécommunications, elle implique quatre formes d'innovations : le passage à l'électronique, la miniaturisation, la digitalisation et le software. Pour Bell, la technologie ne détermine pas le changement social en tant que tel, elle offre des instruments et potentialités qui eux impliquent des choix sociaux330. Ce qui est particulièrement intéressant pour notre sujet est le concept d'échelles de développement (ladders of development) que propose Bell. Celui-ci distingue cinq étapes sur l'échelle technologique qui permettent une classification des sociétés : 1. Ressources de base, agraires ou basées sur les industries extractives 2. Industrie manufacturière légère (textile, chaussures, etc.) 327 Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, Basic Books, New York, 1973, 1999, page xviii. 328 Idem, Bell Daniel, page xxiv. 329 Idem, Bell Daniel, page xxxiv. 330 Ibid, Bell Daniel, page xL. PAGE 189 3. Industrie lourde (fer, les chantiers navals, l'automobile etc.) 4. Haute technologie (instruments, optique, micro-électronique, ordinateurs, télécoms) 5. Technologies du futur (bio-technologie, matériaux, stations spatiales et satellites) Cette classification est importante car elle permet de préciser la définition de ce que l'on entend par "post-industriel". Si l'on définit la "société post-industrielle" par le passage de l'industrie manufacturière aux services, alors la Grande-Bretagne, et presque tous les pays d'Europe occidentale, les Etats-Unis et le Japon sont entrés dans l'ère postindustrielle. Si l'on définit la "société de l'information" en tant que capacité à transformer en produits la science et la connaissance, ce que l'on appelle la haute technologie, alors seuls les Etats-Unis et le Japon peuvent prétendre être entrés dans l'ère de l'information. Au même titre que l'on peut parler d'échelle technologique, il y a l'échelle des types de consommation. Daniel Bell distingue cinq niveaux : 1. Subsistance 2. Besoins 3. Désirs 4. Plaisirs 5. Luxe On comprend que le développement d'une classe sociale moyenne est indispensable à la montée de l'échelle. En terme de définition, la notion de société ne se limite pas au système techno-économique et comprend également un ordre politique et une sphère culturelle. Cependant, pour Bell, les changements que connaît la société post-industrielle concernent en majeure partie le domaine de la sphère techno-économique, de l'éducation et du travail. Ces changements impliquent une remise en cause des principes PAGE 190 de la souveraineté et des modes de contrôle de l'ordre politique. Dans beaucoup de domaines, constate Bell, l'intégration se fait au niveau économique tandis que la fragmentation grandit au niveau politique. La société capitaliste est donc face à un dilemme culturel qui peut se résumer ainsi : elle doit reconnaître la montée d'une nouvelle classe et donc d'une nouvelle "idéologie" et la fin de l'ancien système de valeurs à l'origine du capitalisme (ou "fin de l'idéologie")331. La société post-industrielle bouleverse nos systèmes de valeurs par la nécessité de concevoir une nouvelle forme de communauté. La difficulté vient de ce que la science ne repose pas sur une conception philosophique et culturelle. Bell met donc l'accent sur la nécessité de créer une communauté de sens autour de cette diffusion scientifique. On peut voir là un lien certain avec l'analyse traitée dans la première partie c'est-à-dire la nécessité d'évoluer vers une gouvernance reposant sur une philosophie politique et non plus seulement sur une économie politique. Dans son livre The Coming of Post-Industrial Society, Bell montre comment la technologie et la connaissance théorique redéfinissent l'ordre techno-économique et avec elle la stratification du système social. Par la suite, dans son livre The Cultural Contradictions of Capitalism, il développera l'idée de modernité et les problèmes liés au management du politique (polity) devenus de plus en plus complexes notamment à cause de la séparation entre économie et culture. En 1978, deux experts Simon Nora et Alain Minc sont à l'origine d'une des premières réflexions françaises sur l'informatisation de la société qui deviendra œuvre de référence dans le monde. Le Président de la République Valéry Giscard d'Estaing souhaitait faire alors "progresser la réflexion sur les moyens de conduire l'informatisation de la société"332. 331 Bell Daniel, The coming of Post-Industrial Society, a Venture in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973, 1999, p. 479. 332 Nora Simon et Minc Alain, L’informatisation de la société : rapport à M. le Président de la république française, La documentation française, 1978, p. 3. PAGE 191 Les conclusions de ce rapport mettent en lumière la conviction des auteurs que "l'équilibre des civilisations modernes repose sur une alchimie difficile : le dosage entre un exercice de plus en plus vigoureux, même s'il doit être mieux cantonné, des pouvoirs régaliens de l'Etat, et une exubérance croissante de la société civile. L'informatique, pour le meilleur ou pour le pire, sera un ingrédient majeur de ce dosage"333. Pour eux, "l'informatisation croissante de la société est au cœur de la crise". La "révolution informatique" est considérée comme "innovation technique", qui se différencie des autres innovations techniques par le fait qu'elle "modifie le système nerveux des organisations et de la société tout entière"334. L'informatique annonce peutêtre un phénomène comparable à l'écriture (extension de la mémoire, prolifération et mutation des systèmes d'information, modification éventuelle des modèles d'autorité) qui devrait provoquer une mutation décisive dans la langue et le savoir. L'objet d'étude est le passage de l'informatique à la télématique ("imbrication croissante des ordinateurs et des télécommunications"), les défis produits par cette dernière en terme de croissance, de nouveaux jeux de pouvoir et d'indépendance nationale, et enfin les points d'appui c'est-à-dire les avantages concurrentiels de la France à développer : le pôle des télécommunications, l'Etat et les autres acteurs du jeu informatique et l'informatisation de l'administration. Ce rapport est une des premières études mettant en lumière la "nécessité de socialiser l'information", et de ne pas seulement prévoir les effets de la télématique. Les auteurs mettent en avant la désarticulation de la scène sociale du fait du "passage de la société industrielle, organique à la société d'information, polymorphe"335. Ces termes annoncent donc bien le caractère révolutionnaire des changements à venir. A cette même époque, le courant postmoderne se développe dans les domaines philosophique et politique. Né dans le milieu des écrivains latino-américains dans les années 1930, le courant traverse tous les milieux artistiques et littéraires. Toute une 333 Idem, Nora Simon et Minc Alain, p. 5. Ibid, Nora Simon et Minc Alain, p. 11. 335 Ibid, Nora Simon et Minc Alain, p. 120. 334 PAGE 192 série de travaux voit le jour en France dans les années 1970 et donnera lieu à ce que l'on appellera plus tard le postmodernisme. John Lechte établit le lien entre structuralisme et post-modernité et propose une classification : penseurs contemporains du structuralisme (Levi-Strauss, Serres…), de la post-modernité (Lyotard, Baudrillard…), de la pensée post-structuraliste (Deleuze, Foucault…), du post-marxisme (Touraine, Habermas, Arendt…)336. Nous ne souhaitons pas ici débattre de la pertinence de la classification mais simplement montrer le lien entre ces nombreux auteurs qui font l'objet de référence tout au long de cette thèse. Beaucoup d'entre eux s'inscrivent dans ce que l'on appelle généralement le courant post-moderne même s'il s'agit là d'une catégorie relativement large. Pour Jean-François Lyotard, premier philosophe du courant postmoderne (La condition post-moderne, 1979), les travaux de Daniel Bell et d'Alain Touraine "marquent l'arrivée de la post-modernité"337 dans le domaine de la sociologie. La connaissance remet en cause la suprématie de la science, qui ne devient plus qu'un langage au même titre que les autres. Bien qu'étant associé au courant post-moderne, Alain Touraine s'oppose au terme de post-modernité et défend le concept de modernité, d'une "modernité nouvelle", qui "ne se réduit pas à la rationalisation et y introduit le thème du sujet personnel et de la subjectivation"338. Pour lui, la post-modernité dissocie la culture de la rationalité c'est-àdire du progrès et rompt avec la tradition weberienne. Quatre courants de pensée rompent avec l'idéologie moderniste : le premier définit la post-modernité comme une hypermodernité de la même manière que Bell définit la société post-industrielle comme hyperindustrielle. Le second courant se différencie du premier, critique du modernisme technique, par la critique du modernisme social et politique. Parmi les adeptes de ce courant on peut citer Gilles Lipovetsky plusieurs fois cité dans cette thèse. Le troisième courant incarne le post-historicisme tandis que le quatrième, courant anti-esthétique, rejette la construction d'images du monde. 336 Lechte John, Fifty Key Contemporary Thinkers, from Structuralism to Postmodernity, Routledge, 1994. 337 Anderson Perry, The Origins of Postmodernity, Verso, 1998, p. 25. 338 Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p.15. PAGE 193 La classification que fait Touraine des courants postmodernes est intéressante mais se limite par trop au caractère déconstructif du postmodernisme. Pour lui, le postmodernisme met fin aux projets et valeurs, à l'action collective et au sens de l'histoire. De plus, il "détruit l'idée sur laquelle avait reposé jusqu'ici la sociologie : l'interdépendance de l'économie, de la politique et de la culture "modernes""339. Si nous ne partageons pas l'avis de l'auteur sur ce point particulier, c'est qu'il nous semble que la post-modernité participe au même courant que celui de l'interdépendance dans sa volonté de construire de nouveaux champs de représentation. Même si comme le fait remarquer Edgar Morin, l'opposition moderne/post-moderne renferme un "problème beaucoup plus radical et complexe que celui de l'épuisement de la modernité"340, le terme de post-modernité exprime bien une tendance. La post-modernité, en tant que post-histoire, c'est-à-dire au-delà de la modernité, constitue, il nous semble, un intérêt. C'est dans son caractère intrinsèque d'évolution, de mouvement et de tendance, que le terme postmoderne prend sens et est ici retenu. Que l'on choisisse d'appeler cela modernité ou post-modernité, l'enjeu ici n'est pas sémantique mais bien de définir une nouvelle conception de la modernité, forte de valeurs reconnaissant la diversité des cultures et des individus. Le courant post-moderne inscrit, selon nous, l'acceptation d'une relativité du temps et de l'espace. Manuel Castells a choisi l'expression "d'ère de l’information" ou "d'informationnalisme". Comme Daniel Bell, il distingue les modes de production (capitalisme, étatisme) des modes de développement (industrialisme, post- industrialisme ou informationnalisme). D'un point de vue sociologique, les sociétés s'organisent, selon lui, autour de processus humains fracturés par les relations historiquement déterminées entre la production, le pouvoir et l'expérience (cultures et identités collectives). Si l'industrialisme recherche la croissance économique, c'est-àdire la maximisation de la production ; "l'informationnalisme vise au développement technologique, c'est-à-dire à l'accumulation de savoir et à la complexité croissante du traitement de l'information"341. 339 Touraine Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p. 247. Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 27. 341 Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 1, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 39. 340 PAGE 194 S'inspirant de Bell et de Touraine, Castells analyse en profondeur les phénomènes sociaux qui caractérisent ce passage, caractéristiques que nous trouvons dans le panorama des tendances du futur. Pour lui, le deuxième millénaire consacre l'apparition d'un monde nouveau. Aux origines de son apparition, il y a la "coïncidence historique, dans les années 1968-1975, de trois processus indépendants : la révolution informatique, les crises parallèles du capitalisme et de l'étatisme, avec les restructurations qu'elles ont entraînées et l'essor de mouvements culturels et sociaux (revendications libertaires, féminisme, écologie, défense des droits de l'homme)342. La révolution informatique constitue l'origine de l'informationnalisme, fondement matériel d'un nouveau type de société. L'informatique est devenue un outil des restructurations socio-économiques. Son rôle est particulièrement important dans la mise en réseau. La crise des modèles du capitalisme et de l'étatisme, à partir des années 1970, a contraint les deux camps à entreprendre des restructurations. Dans cette économie mondialisée, interdépendante, de nouveaux concurrents (entreprises et pays) apparaissent au premier rang desquels la région d'Asie Pacifique. Les réseaux informationnels du capital, de l'information et du commerce relient entre eux toutes les activités, populations et localités qui ont de la valeur pour le capitalisme mondialisé, tout en déconnectant les peuples et territoires qui n'en ont pas. C'est ce que Castells appelle le "quart-monde"343. Dans ces territoires, certains groupes sociaux rejoignent la "filière perverse"344, celle du crime organisé. La restructuration de l'étatisme quant à elle s'est révélée plus difficile, surtout pour l'Union soviétique qui, incapable d'assimiler l'informationnalisme, n'a pu sauver le communisme soviétique : "dans son incarnation communiste, l'étatisme" serait mort dit-il. Il en serait de même du capitalisme industriel supplanté par le "capitalisme informationnel", tributaire de la culture et de la technologie, de la capacité du savoir et de l'information à agir sur le savoir, et de l'information dans un réseau d'échanges mondialisés. Enfin, les mouvements sociaux de la fin des années 1960 auraient amorcé le processus d'où est sortie la fracture fondamentale de toutes les sociétés actuelles. "D'un côté des élites actives, 342 Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 398. Idem, Castells Manuel, tome 3, chapitre II, p. 89-193. 344 Ibid, Castells Manuel, tome 3, chapitre III, p. 193-235. 343 PAGE 195 culturellement autonomes, qui édifient leurs propres systèmes de valeurs, de l'autre, des groupes sociaux de plus en plus incertains d'eux-mêmes, malheureux, privés d'information, de ressources et de pouvoir, et qui, pour résister, se retranchent précisément derrière ces mêmes valeurs établies que les révoltés de 1968 rejetaient"345. Castells nous fait percevoir là, la fracture entre les "valeurs d'interdépendance et d'émancipation" et celles de "survie et d'appartenance" telles que les définit Brian Hall (chapitre II, section 2). En conséquence, les analyses présentées ci-dessus nous amènent à la conclusion que nous évoluons vers une "société nouvelle". Celle-ci serait la conséquence de transformation structurelle dans les relations de production, de pouvoir et entre les personnes. Une nouvelle culture aurait également surgi, celle de la "virtualité réelle", c'est-à-dire un système où la réalité elle-même étant totalement immergée dans les images virtuelles et les simulacres, les symboles ne sont pas seulement des métaphores mais la réalité vécue. Cette nouvelle structure sociale de l'ère de l'information, que Castells appelle "société en réseaux", se compose de "réseaux de production, de pouvoir et de vie en commun qui construisent une culture de la virtualité à travers les flux planétaires qui transcendent le temps et l'espace"346. L'auteur rend compte, dans la lignée des Contradictions culturelles du capitalisme de Bell, des contradictions et des conflits de la société en réseaux. S'il est vrai que la logique de cette société en réseau ne s'applique pas à toutes les dimensions de la société, toutes les sociétés de l'ère de l'information sont belles et bien pénétrées, plus ou moins profondément, par cette logique de réseaux. SECTION 2 : APPROCHES PROSPECTIVISTES DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" Il paraît important de contextualiser les origines et les premières théories académiques citées plus haut sur la "société de l'information". En effet, il ne faut pas oublier que ces dernières sont arrivées, au mieux en parallèle, pour la plupart après les premières études 345 346 Ibid, Castells Manuel, tome 3, p. 403. Castells Manuel, L’ère de l’information, tome 1, chapitre V, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 413-414. PAGE 196 prospectivistes et de management d'experts sur le changement. Il est intéressant de noter que les travaux sur le management ont été parmi les premiers à révéler la nécessité d'adapter les modes de production et organisationnels aux changements économiques et sociaux. La profondeur des changements y était reconnue comme significative et impliquait une adaptation à trois niveaux : au niveau des Etats, des entreprises et des individus. Même s'il ne s'agit pas de travaux à proprement parler académiques, ces références sont intéressantes pour notre sujet d'étude. Les auteurs que nous allons à présent citer sont à la fois chercheurs, auteurs, enseignants et consultants. Ils se caractérisent par une recherche indépendante, une expertise appliquée et plus systémique que la plupart des chercheurs académiques. Dans leurs travaux, ils mixent des apports de la psychologie, de la sociologie, de la politique et de l'économie. Ils sont à la fois penseurs et acteurs. En cela, ils sont porteurs d'une nouvelle pensée mais également d'un nouveau positionnement social transversal. Leur démarche est d'anticiper le changement en analysant ce qui est du ressort de la société, des entreprises et des individus afin de mieux préparer les acteurs à ce changement. Dès 1970, Alvin Toffler, auteur américain, analyste de société et conseiller auprès des gouvernements, anticipe dans son livre Le choc du futur, la "crise générale du système industriel". Les changements ne sont pas uniquement politiques et touchent la "vie familiale, les affaires, la technologie, la culture et les valeurs"347. Face à la profondeur de ces changements, une approche cohérente du XXIème siècle s'impose. Il convient donc de créer une "nouvelle civilisation" qu'il résume dans son livre Créer une nouvelle civilisation. Le livre incorpore des extraits de trois autres livres La troisième vague, Nouveaux pouvoirs et Guerre et contre guerre. "Cette civilisation nouvelle entraîne dans son sillage de nouveaux modèles de structure familiale, elle modifie nos façons de travailler, d'aimer et de vivre, elle instaure un nouvel ordre économique, fait surgir de nouveau conflits politiques et aussi et surtout annonce l'avènement d'une nouvelle conscience"348. Pour lui, il s'agit d'une nouvelle civilisation en ce qu'elle "possède ses propres notions de temps, d'espace, de logique et de causalité"349. L'auteur s'oppose au concept de choc entre l'Occident et le reste du monde de Samuel Huntington, de déclin 347 Toffler Alvin, Future Shock, Bantam Books, 1970, 1990. Toffler Alvin et Heidi, Créer une nouvelle civilisation, Fayard, 1980, 1994, Trad.1995, p. 19. 349 Idem, Toffler Alvin et Heidi, p. 20. 348 PAGE 197 de l'Amérique de Paul Kennedy et de "fin de l'histoire" de Francis Fukuyama. Pour lui, le choc des civilisations est celui des trois civilisations décrites sous forme de vagues. Jusqu'à présent la civilisation avait connu la révolution agricole ou "première vague", la révolution industrielle ou "deuxième vague". A présent nous entrons dans la "troisième vague", celle du savoir. La ressource principale ou facteurs de production de l'économie de la troisième vague sont à présent les données, l'information, les images, les symboles, la culture, l'idéologie et les valeurs. La valeur des entreprises réside dans leur capacité d'acquérir, d'engendrer, de distribuer et d'appliquer le savoir de manière stratégique et opérationnelle. L'économie de la troisième vague se caractérise également par la démassification de la production, de la distribution et de la communication. Le travail est lui-même transformé et entraîne une montée des besoins en main d'œuvre qualifiée. La nécessité d'innovation favorise les petites et moyennes entreprises plus flexibles et plus à même de créer de nouveaux modes organisationnels tandis que les plus grosses entreprises cherchent à multiplier les alliances. Du fait de la montée de la complexité, l'intégration des systèmes et le développement des infrastructures se font plus essentiels. Le passage à la civilisation de la troisième vague implique la mise en place de structures politiques neuves dans lesquelles sont reconnus le pouvoir des minorités et le principe de démocratie semi-directe. Selon lui, la crise que le monde traverse aujourd'hui n'est pas uniquement politique et économique, elle est aussi idéologique. Elle remet en cause les "principes même du capitalisme, du marxisme, du libéralisme, de l'Etat providence et les doctrines du Tiers Monde"350. Puisque l'information est immatérielle, intangible, elle est potentiellement infinie. En cela, elle remet en cause le capitalisme et avec lui la notion de propriété privée. Le nouveau rôle du savoir, autrement dit l'essor du nouveau système de création de la richesse, entraîne des modifications majeures dans la répartition des pouvoirs et avec lui de "nouveaux pouvoirs". Le pouvoir social se définit à présent par le savoir, la capacité de violence et la richesse, plus leurs interactions351. Cependant, les deux sources de pouvoir que sont l'argent et la violence dépendent de plus en plus du savoir. 350 Toffler Alvin, Les cartes du futur, Edition Denoël, Trad.1983, p. 107. Toffler Alvin, Les nouveaux pouvoirs, savoirs, richesse et violence à la veille du XXI siècle, Fayard, 1990, Trad.1991. 351 PAGE 198 Peter Drucker, professeur américain et auteur d'une vingtaine de livres sur le management et la société, nous lègue une richesse d'analyse de la "société postcapitaliste" en particulier en terme d'impact pour les entreprises. La société capitaliste dont le pic s'est inscrit à la fin du dix-neuvième siècle, au plus tard avant la Seconde Guerre Mondiale, est en train de se transformer pour devenir une société post-capitaliste dont l'auteur prévoit l'avènement en 2010-2020352. Ce qui est certain nous dit l'auteur c'est que la ressource principale de cette nouvelle société sera la connaissance. S'il est prématuré de parler de "société de la connaissance", il est plus approprié de parler d'"économie de la connaissance". Pour lui, on est passé de la "révolution industrielle" à la "révolution de productivité" et on passe à présent à la "révolution manageriale" qui a émergé au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. L'auteur passe en revue la "triade des acteurs" c'est-à-dire les entreprises, les Etats et les individus et montrent en quoi leur situation est affectée par les changements profonds. Nous ne tenons pas à développer le sujet car, bien qu'intéressantes, les propositions de l'auteur paraissent redondantes et certainement moins exhaustives que le panorama donné en première partie de cette thèse. Ce qui est intéressant ici est le choix de l'expression "postcapitalisme" pour marquer les évolutions futures. Bien que non rendu explicite, l'auteur cherche à montrer que l'économie de la connaissance implique la création d'une nouvelle théorie de la connaissance qui supplantera le capitalisme et le marxisme. C'est en cela que sa position nous semble intéressante. En France, le travail de Thierry Gaudin au sein du Ministère de la recherche a marqué la prospective française. Avec son équipe, il dresse un panorama des scénarios de 1900 à 2100. Selon lui, on passe d’une "société de production" (1900-1940) à une "société de consommation" (1940-1980) 353. Nous serions à présent dans la "société du spectacle" (1980-2020) et devrions évoluer vers la "société d’enseignements" (2020-2060) puis vers la "société de libération" (2060-2100)354. La société spectacle, "cette nouvelle puissance de la tromperie" est "idéologie par excellence" pour reprendre l'expression de 352 Drucker Peter, The Post-Capitalist Society, Harper Business Press, 1994, p. 3. Gaudin Thierry, Prospective 2100, www.2100.org 354 Gaudin Thierry (Sous la direction de ), 2100 récit du prochain siècle, Payot, 1990, 1999. 353 PAGE 199 Guy Debord355. Pour l'équipe de prospective 2100, elle incarne le règne des médias. La société est envahie par l'information et la désinformation. Elle est source de plus grandes inégalités. Cette typologie ne met pas en évidence le passage de la société industrielle à la "société de l’information" en tant que telle mais sous-entend une évolution vers une société de la connaissance. L'influence de la connaissance dans les religions et traditions japonaises, chinoises et indoues est mise en évidence dans la "société d'enseignements". Trois grandes approches de la connaissance selon les régions du monde se rejoignent dès le début du troisième millénaire que sont la "science, la transe, et le langage des symboles et des signes"356. Le déploiement de la métaphysique aboutira à la "société de la liberté" dans laquelle les hommes chercheront à libérer leur potentiel créateur. Pour les auteurs, nous sommes à la veille d'un changement profond de civilisation. L'homme serait parvenu au dernier stade de l'Homo Faber et l'enjeu du XXI siècle serait de devenir l'Homo Sapiens Ludens, "espèce régulée par sa sagesse et sa prévoyance dans tous ces comportements essentiels : reproduction, santé, harmonie avec la Nature, respect de la vie, connaissance de soi et du monde"357. Cette analyse montre en quoi l'évolution humaine est étroitement dépendante de l'élargissement de sa conscience. Elle est originale par son style, en tant qu'histoire de la prospective, et par ses passages de rétroprospective. Dans le cadre de ces travaux de prospective, Michel Saloff-Coste propose quant à lui une "grille de l’évolution"358 visant à mettre en évidence à travers des métaphores, l’évolution humaine depuis les premiers temps. Cette approche structuraliste est intéressante dans la mesure où elle dresse une vision métaphorique et synthétique de l'évolution humaine. Développée dans le milieu des années 1980, elle s’est avérée fort visionnaire avec le temps. Dans sa première édition, l'auteur avait intitulé ses travaux Le management systémique de la complexité. 355 Debord Guy, La société spectacle, Buchet/Chastel, 1967, p. 172. Idem, Gaudin Thierry, p. 571 et 572. 357 Ibid, Gaudin Thierry, p. 585. 358 Saloff-Coste Michel, Le Management du Troisième Millénaire, Guy Trédaniel, 1987 pour Le management systémique de la complexité, 1999. 356 PAGE 200 La grille de l'évolution place en ordonnée, quatre phases ou différents types de civilisation : "la Chasse-Cueillette, l’Agriculture- Elevage, l’Industrie- Commerce et la Création-Communication". L'âge de la Chasse-Cueillette est l'époque du rapport fusionnel avec la nature. L'âge de l'Agriculture-Élevage est l'époque de la désignation hiérarchique de chaque objet. L'âge de l'Industrie-Commerce est l'époque de la théorisation uniformisante de la réalité. L'âge de la Création-Communication est l'époque de la découverte de l'altérité radicale des devenirs. Chaque type de civilisation est la métaphore de l'activité dominante. A la différence des trois vagues de Alvin Toffler, l'auteur prend en compte les sociétés primitives déterminantes dans le développement de nos civilisations comme le montre Jared Diamond dans son ouvrage Guns, Germs, and Steel, The fates of Human Societies359. En abscisse, la grille positionne les domaines caractéristiques de chaque époque. Les Outils représentent l'évolution des outils, en tant qu'extériorisations et prolongations de nos fonctions organiques, le Pouvoir représente l'évolution du facteur déterminant le pouvoir matériel et social, la Réflexion représente l'évolution dans la manière de réfléchir et de comprendre la réalité, la Communication représente l'évolution dans la manière de communiquer, l'Organisation représente l'évolution dans la manière de s'organiser au sein de la société, et l'Histoire représente l'évolution dans la manière d'appréhender le temps et l'histoire. Si l'on se concentre à présent sur l'ère "Création-Communication", celle-ci capture l’essence de la "société de l’information" à travers : les outils (symbole de la technologie) représentés par le "cerveau et les nerfs", le pouvoir autour de "l'émergence d'altérité", l’organisation en "réseaux" et tenant compte des "sensibilités", un type de réflexion "systémique et complexe" (par contraste avec le scientisme et le monothéisme), une communication basée sur l’interactivité, et enfin une histoire, celle de la "post-histoire"360. 359 Diamond Jared, Guns, Germs, and Steel, The Fates of Human Societies, New York, Norton & Company, 1997, 1999. 360 La post-histoire fait référence au manuscrit Post-histoire, rédigé en 1980 par Michel Saloff-Coste. PAGE 201 La grille de l'évolution ACTIVITÉ OUTILS POUVOIR RÉFLEXION COMMUNICATION ORGANISATION HISTOIRE CHASSE CUEILLETTE Ongles Osmose avec Intuitive Orale Mythe Préhistoire 3 000 000 d'années Dents la nature Animiste Bouche à Oreille Tribu Temps Circulaire AGRICULTUREÉLEVAGE Bras Possession de Analogique Écrite Monarchie Histoire sacrée 300 000 ans Jambes territoire Monothéiste Manuscrite Royaume Temps Linéaire INDUSTRIE COMMERCE Sens Disponibilité de Scientifique Audiovisuelle Démocratie Histoire profane 300 ans Viscères capitaux Réductionniste Mass-Media État Temps Homogène CRÉATION COMMUNICATION Cerveau Emergence Systémique Interactive Sensibilité Post-Histoire Nerfs d'altérité Complexe Informatique Réseaux Temps fragmenté ? © Michel Saloff-Coste Il faut souligner que l'auteur a nommé l'ère "création-communication" et non pas "société de l'information". Pour lui, la "société de l'information" est une vision "industrielle" de la nouvelle ère. Il montre que, dans le nouveau contexte social, économique et politique, l'enjeu n'est pas l'information en tant que telle, mais la capacité à "générer de l'altérité" par la création d'un sens nouveau. Dans la "société de l'information", ce n'est que l'information qui est porteuse d'une altérité qui a de la valeur. L'information "non porteuse d'altérité" est accumulée et ne sert que comme mémoire permettant de mesurer le caractère radical d'une altérité nouvelle. Selon Michel Saloff-Coste, ce qui caractérise cette nouvelle civilisation, c'est une "fuite éperdue dans l'altérité", "une explosion fractale dans la différence", par opposition à la société industrielle basée sur la reproduction du même, le conformisme et une culture de masse361. On voit bien que dans cette société de "création-communication", le pouvoir est en permanente révolution dans la mesure où il se déplace, comme le ballon dans un match de foot, d'une émergence d'altérité à une autre. D'où la valeur rattachée à tout ce qui est radicalement nouveau ou innovant dans l'économie de la connaissance. 361 Entretiens avec Michel Saloff-Coste. PAGE 202 L'auteur part du principe que chacun des "âges", chacune des "ères" traversées par l'humanité constitue un "tout" structurel, un système de cohérence et fait référence à un "système de croyance"362. Les quatre niveaux de civilisation ont été plus ou moins bien assimilés, selon les pays, les entreprises ou les individus. Certains sont restés à une étape, d'autres en intègrent deux, trois ou quatre. En synthétisant les concepts clés qui président à chaque strate de développement, on peut retrouver dans un individu, une entreprise ou un pays, les caractéristiques liées aux quatre phases du développement des civilisations. Cette approche permet, de façon concise, de dégager les grandes "civilisations" et nous fait entrevoir les contours de l'ère "Création-Communication". Le paradoxe de la pensée de Michel Saloff-Coste est qu'il se positionne à la fois comme postmoderne et critique d'une vision linéaire de l'espace et de l'histoire, mais arrive néanmoins à reconstituer une méta-théorie de l'évolution qui fait sens. Comme dans le cas d'Alvin Toffler et Peter Drucker, la composante applicative au monde de l'entreprise et des individus a été essentielle. Il faut dire que ces trois chercheurs venus d'horizons totalement différents (Alvin Toffler, ouvrier, syndicaliste, journaliste puis auteur à succès ; Peter Drucker, professeur et chercheur académique dans le domaine du management ; Michel Saloff-Coste, artiste et philosophe, mais aussi chercheur et consultant) ont développé quasiment en parallèle, des approches dont les conclusions sont très convergentes. 362 Saloff-Coste Michel, "Vers l'ère de la création-communication", Revue L'armement, "Horizon 2030", DGA, mars 2000. PAGE 203 Conclusion du chapitre La "société de l'information" constitue un enjeu majeur pour l'Europe, pour l'Union européenne comme pour les pays candidats. Les fondements de certaines théories et approches prospectivistes de la "société de l'information" montrent que la "révolution" ne se limite pas aux technologies de l'information et de la communication. Bell nous a offert une démonstration du post-industrialisme. Castells nous permet de comprendre en quoi cette "ère de l'information" annonce une "société nouvelle", la "société en réseaux". Michel Saloff-Coste laisse entendre, à travers ses "quatre ères", que cette société de "création et communication" est peut-être à l'origine d'une "nouvelle civilisation". L'expression "société de l'information" nous paraît donc inappropriée en ce qu'elle ne remet pas en cause les fondements de la société industrielle. En réduisant la "révolution informationnelle" au secteur des technologies de l'information et de la communication, elle prolonge le cycle de l'industrialisme où les fondamentaux du libéralisme, base du capitalisme, en viennent même à être dénaturés en hyper-libéralisme, plus communément appelé néo-libéralisme. C'est une fuite vers l'hyper-modernité et non un passage à la post-modernité. Or, l'ambition que s'est fixée l'Europe de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde" nécessite une transformation profonde de ses sociétés. Elle implique selon nous que la connaissance soit placée au cœur du développement économique de l'Europe et soit reconnue en tant que mode de développement. Ce n'est qu'à se titre que l'intégration au sein de l'Union européenne des pays d'Europe centrale et orientale prend sens. L'Union européenne en annonçant une politique en matière de "société de l'information" plus sociale cherche-t-elle à véritablement évoluer ou s'agit-il d'un "principe lampédusien"363 qui affirme vouloir tout changer afin que rien ne change ? Comme nous avons vu en première partie, la compétitivité européenne à moyen terme dépend de sa capacité à acquérir une indépendance technologique (qui passe par une politique de 363 Wallerstein Immanuel, l'Utopistique ou les choix politiques du XXIème siècle, Editions de L'Aube, Trad.2000, p.130. PAGE 204 défense autonome des Etats-Unis) et à générer une société créatrice de nouveaux savoirs, de compétences et de bien-être social. Mais elle implique également le développement d'un nouveau modèle alternatif au modèle néo-libéral dont les EtatsUnis sont les porteurs les plus caricaturaux. Nous montrerons en troisième partie en quoi le développement d'un tel modèle passe par la reconnaissance de valeurs postmodernes ainsi que par la prise en compte du respect de nos écosystèmes et donc d'un "développement durable". La diversité de l'Europe révèle la problématique des "quatre ères" par sa position très particulière de plaque-tournante entre les pays à tradition "chasse-cueillette" comme les pays africains, les pays encore fortement ancrés dans l'héritage "industrie-commerce" comme les Etats-Unis ou dans l'héritage "agriculture-élevage" comme la France et la Pologne, et les régions en voie de "création-communication" comme la Californie, la Scandinavie, et de pôles en voie de "création-communication" comme Sophia-Antipolis, ou certaines régions d'Irlande et de Grande-Bretagne. Tout l'enjeu de l'Europe, dans ses relations d'interdépendance avec le monde comme dans son élargissement, est de parvenir à gérer cette complexité. A travers leurs analyses, les prospectivistes nous permettent d'appréhender les contours de cette "nouvelle ère" qui émerge. Leur apport nous paraît particulièrement important dans le domaine des modes organisationnels. Avec eux émergent les notions de réseau, de travailleurs de la connaissance, d'entreprise flexible, de développement personnel. La prise en considération et la dissociation dans l'analyse des acteurs étatiques, des entreprises et des individus sont particulièrement intéressantes. A l'"ère de l'information", l'interdépendance ne peut se limiter à la seule sphère étatique et doit conjuguer des sous-systèmes différenciés aux intérêts multiples. Enfin, les prospectivistes nous offrent une vision des tendances sociologiques et économiques. En effet, on ne peut pas ne pas noter l'étroit recoupement entre les facteurs décrits plus haut comme la recherche de projet personnel ou le travail en réseau, et l'évolution des valeurs qui ressort des enquêtes sur les valeurs et des analyses socioculturelles en général. On comprend enfin que sous-jacente à ces changements à venir, socle fondateur du partage et de l'émergence, se trouve la question des valeurs. Etudions à présent plus en PAGE 205 détail le changement de valeurs. Comment se manifeste-t-il ? Peut-on parler de nouveau paradigme ? PAGE 206 CHAPITRE III CHANGEMENT DE VALEURS ET NOUVEAU PARADIGME "La puissance n'est pas fatalement le contraire de la liberté. Non, la Communauté n'existera véritablement que si elle a les moyens de défendre ses valeurs et d'être généreuse. Soyons assez puissants pour nous faire respecter et pour promouvoir nos valeurs de liberté et de solidarité", Jacques Delors, Biographie, Notre Europe. "Je suis en effet convaincu que nous sommes entrés dans un monde véritablement multiculturel et interdépendant, qui ne peut être compris, et transformé, qu'à partir d'une perspective plurielle unissant l'identité culturelle, la mise en réseau globale et des politiques multidimensionnelles", Manuel Castells, La société en réseaux, tome 1 de l'Ere de l'information, p.49. "L'humanité est encore en rodage et nous sommes déjà aux approches de la post-humanité", Edgar Morin, La méthode, tome 5, L'identité humaine, p.244. SECTION 1 : CHANGEMENT DE VALEURS Selon Brian Hall, la révolution scientifique qui débuta dès le seizième siècle est "porteuse de valeurs telles que l'indépendance, l'égalité/libération, un nouvel ordre social"364. L'essence de la révolution industrielle et du capitalisme s'inscrit dans une certaine "philosophie" et conception des valeurs de "productivité, de raison, d'éducation, de travail/labeur, de technologie/science". Si l'on se rapporte au tableau ci-dessous, il est intéressant de noter que les valeurs porteuses de la révolution scientifique s'ancrent en 364 Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 29. PAGE 207 Phase III stade 5 et 6 et que celles qui ont résulté de ce mouvement, résultant dans l'avènement de la société industrielle, sont ancrées en Phase II stade 3 et 4. Démonstration de changement de paradigme (le cas de la "Révolution industrielle") STADE 3 PHASE II STADE 4 Famille Confiance en soi Prestige/image Droits/respect Affirmation sociale Tradition STADE 5 PHASE III STADE 6 VALEURS DE BUTS Croyance/philosophie Egalité/libération Travail/labeur VALEURS DE MOYENS Equité/Droits Hiérarchie/ordre Loi/Guide Honneur Education Indépendance Loi/règle Propriété Raison Technique/Science Productivité Construction/nouveau système Dignité humaine Education/connaissance Justice/ordre social Communauté/groupe de soutien Collaboration Sélection à partir des valeurs de Brian Hall Les découvertes d'Einstein, dont la théorie de la relativité publiée en 1921, consacrent un changement de paradigme qui amène à une nouvelle représentation du monde. Comme il a été explicité en première partie, nous sommes en train de passer de "l'âge industriel à l'âge de l'information" pour reprendre l'expression de John Naisbitt. Par ailleurs, Brian Hall montre qu'avec les travaux sur la relativité, ceux sur l'inconscient prennent une nouvelle dimension. On accepte l'idée d'une conscience de la conscience, le processus de penser la pensée même. Les expériences scientifiques sur les états modifiés de conscience de ces cinq dernières années confirment les hypothèses émises en ce début de siècle365. Au cœur de ces travaux, la notion de temps est ellemême remise en cause. Selon Gregory Bateson, "rien de ce que nous savons ne peut être défini ou compris, sans qu'il ne se réfère à d'autres éléments"366. En d'autres termes, l'information de l'ère 365 366 Mario Varvoglis, ancien chercheur au MIT, conférence sur l'inconscient, Club FIF, mars 2002. Cité par Brian Hall, Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 33. PAGE 208 informationnelle est dans son essence relative, potentiellement contradictoire. Il nous reste à nous citoyens de décider quel avenir nous voulons créer. La création de sens, d'un sens non autoritaire, nous paraît en cela fondamentale. Du point de vue organisationnel, le changement se manifeste par l'évolution de valeurs de travail, de service, d'efficacité, de devoir, de hiérarchie, de loi vers des valeurs de communauté, d'intimité, de responsabilité, de justice, de dignité humaine. La création de l'arme nucléaire et son utilisation à Hiroshima entraîne une augmentation de la conscientisation des valeurs de sécurité, de sûreté et de survie. Ce que Brian Hall n'explique pas, c'est l'évolution probable du futur. Si l'on applique la logique entre les valeurs de la révolution scientifique et celle du monde industriel, les premières portant les secondes, et que l'on utilise sa grille de lecture, on peut déduire l'analyse suivante : les valeurs "d'interdépendance" devraient porter les valeurs "d'émancipation" (self initiating). La société pourrait donc évoluer d'une société basée sur l'appartenance et de type institutionnel vers une société basée sur l'émancipation individuelle et de type participatif. Si l'on projette cette même logique, les valeurs clés de la Phase IV devraient annoncer les valeurs clés de la Phase III. Nous avons sélectionné dans le tableau ci-joint un certain nombre de valeurs qui nous paraissent particulièrement caractéristiques de notre propos. Certaines valeurs de la Phase IV ici retranscrites telles que vérité/sagesse, interdépendance, diversité/unicité, transcendance/écologie (ecority), technologie conviviale, droits de l'homme devraient annoncer certaines valeurs clés de la Phase III telles que recherche/sens/espoir, responsabilité/éthique, communauté/groupe de soutien, recherche/connaissance de l'intimité, éveil spirituel. L'ensemble des valeurs de la Phase III et de la Phase IV figure dans la grille présentée en annexe. PAGE 209 Démonstration du changement de paradigme actuel STADE 5 Adaptabilité Recherche/sens/ espoir PHASE III STADE 6 STADE 7 VALEURS DE BUTS Art/beauté Vérité/sagesse Eveil spirituel Contemplation PHASE IV STADE 8 VALEURS DE MOYENS Recherche Diversité/unicité Interdépendance Responsabilité éthique Synergie Communauté/groupe de Transcendance/ soutien solitude Détachement Mission/objectifs Recherche/connaissance de l'intimité Transcendance/écologie Monde/prophétie Technologie conviviale Justice globale Droits de l'homme Equilibre macroéconomique Sélection à partir des valeurs de Brian Hall Derrière ces quelques mots clés, se trouve bien évidemment une richesse de concepts et de définitions (disponibles en annexe) et une expérience empirique. Brian Hall a développé cet outil et ces définitions après avoir parcouru le monde, et affiné ses définitions au contact de plusieurs langues, de multiples cultures et religions. Son travail se focalise sur l'étude du rapport entre le "soi" et l'environnement, sur le processus de la réalité interne et de sa conscientisation du monde extérieur, ce qu'il appelle "minessence". En cela, ses travaux n'ont pas de vocation macro et se destinent au travail sur l'individu et l'entreprise. Le caractère universel de cette grille d'analyse se rapproche de l'interprétation quantitative des questionnaires sur les valeurs de Ronald Inglehart. Brian Hall et Ronald Inglehart partagent l'idée que les individus et les sociétés n'évoluent pas de la Phase I à IV ou de valeurs modernes vers postmodernes de façon linéaire. Le processus de genèse décrit précédemment s'apparente plutôt à un mouvement en boucle (progression, régression). Pour Brian Hall, les individus demeurent ancrés dans une phase tant qu'ils n'ont pas atteint un certain stade de maturité. La conscientisation, la croissance et le développement sont donc à la base de l'évolution vers des valeurs plus complexes. Les PAGE 210 quatre représentations du monde que l'on appelle "Phase" se découpent en sept cycles de développement correspondant au stade de développement humain et spirituel : primaire, familial, institutionnel, intra-personnel, communal, mystique et prophétique367. Ces analyses portent en elle le passage du modernisme au post-modernisme. Ronald Inglehart parle du passage de la modernisation à la post-modernisation. L'essor des valeurs postmodernes se caractérise par l'égalité des droits pour les femmes, par la volonté d'ériger des institutions politiques démocratiques, par le soucis de protection de l'environnement au-détriment de la croissance économique à tout prix, par des clivages fondés sur des problèmes culturels et des enjeux de qualité de vie plus que sur des conflits de classes sociales. La post-modernisation marque une mutation des stratégies de survie, le passage de la valorisation du profit économique à une valorisation de la survie et du bien-être, à travers des changements de styles de vie. Elle implique, comme dans la pyramide de Maslow, qu'un individu ne peut évoluer dans ses valeurs que si ses besoins primaires sont satisfaits. Selon Inglehart, sur la base des données recueillies au sein des sociétés industrielles avancées, il y a eu une évolution des valeurs matérialistes vers des valeurs post-matérialistes entre 1970 à 1994. Cette analyse fait d'ailleurs l'objet d'une confirmation par l'enquête sur "les valeurs des Européens" de 1999 dont les premiers résultats sont parus au mois de juillet 2002. Cette enquête montre, en effet, une poursuite de la montée du post-matérialisme. Du fait du ralentissement du développement économique, les "valeurs post-matérielles continuent à se diffuser mais en se conformant au nouveau contexte de croissance réduite". Les conditions matérielles apparaissent de fait comme un "préalable à la satisfaction d'aspirations moins matérielles telles que l'intérêt du travail ou les possibilités de développement personnel". Il en est de même au niveau de la famille, l'épanouissement ne pouvant exister sans une réelle stabilité de l'environnement familial" (ce qui les conduit à valoriser aussi la fidélité dans le mariage ou le respect des devoirs réciproques)368. 367 368 Hall Brian, The Genesis Effect, Don Bosco Press, 2000, p. 94. "Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 178-179. PAGE 211 Par ailleurs, il est marquant de retrouver des points communs entre les valeurs des Phases III - IV et les tendances socio-culturelles énoncées en première partie de nos travaux parmi lesquelles le bonheur et le bien-être (Gilles Lipovetsky), la spiritualité (travaux de la Commission européenne), l'engagement, l'éthique écologique, la recherche de sens, la responsabilité locale (Paul Ray). On retrouve ce qui caractérise les "créatifs culturels" et les distingue des "traditionnels" et des "modernes" par leur authenticité, leur goût pour l’éducation, leur idéalisme, leur sensibilité écologique, le respect de la place de la femme et la tolérance à l’égard des minorités. L'enjeu de nos sociétés occidentales serait de parvenir à une "sécurité" au sens plein du terme (sécurité intérieure et collective, psychique et physique) permettant une refonte de nos systèmes de pensée et de pouvoir. Les travaux d'analyse de Ronald Inglehart montrent que le passage à la post-modernité implique une confiance personnelle, un certain développement économique ainsi qu'une sécurité intérieure et réelle. Ici encore, le lien entre valeurs personnelles de l'individu et valeurs communautaires se fait évident. Anthony Giddens a donné une place majeure à la notion de "confiance" dans son analyse du monde contemporain notamment dans son livre Les conséquences de la modernité. Il distingue les "environnements de confiance" des époques pré-moderne et moderne. Le tableau retranscrit offre une explication du lien entre niveau de confiance et perception des risques. Même si Anthony Giddens analyse la notion de confiance entre les périodes pré-moderne et moderne, et non entre les périodes moderne et postmoderne, son analyse nous éclaire sur certains antécédents au passage à la postmodernité ou à ce que l'auteur préfère appeler "la radicalisation de la Modernité" ou l'"ordre post-moderne"369. 369 Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, Trad.1994, p.108. PAGE 212 Environnements de confiance et environnements de risque dans les cultures prémodernes et modernes PRE-MODERNE MODERNE Contexte général : prééminence de la Contexte général : relations de confiance confiance localisée vis-à-vis de systèmes abstraits dé-localisés ENVIRONNEMENT DE CONFIANCE Relation de parenté Relations personnelles Instrument organisationnel de stabilisation D'amitié ou d'intimité sexuelle : des liens sociaux dans le temps et l'espace stabilisation des liens sociaux Communauté locale en tant que lieu donnant un milieu familier Cosmologies religieuses Croyances et pratiques rituelles, interprétation providentielle de la vie humaine et de la nature Systèmes abstraits Stabilisation des relations à travers des champs spatio-temporels indéfinis Connexion du présent au passé à travers une pensée futuriste, projective Tradition Lien entre présent et futur; tourné vers le passé en temps réversible ENVIRONNEMENTS DE RISQUE Menaces et dangers naturels : Menaces et dangers issus de la réflexivité Maladies infectieuses, instabilité de la modernité climatique, inondations et autres catastrophes naturelles Menace de la violence humaine née de l'industrialisation de la guerre Menace de violence humaine : Pillages des armées, seigneurs de la guerre Menace de perte de sens au niveau de locaux, brigands ou voleurs l'individu, découlant de la réflexivité de la modernité appliquée au moi Risque de perte de protection religieuse ou d'influence magique néfaste Anthony Giddens Nombre de ces analyses développées plus haut sont d'ailleurs confirmées par l'enquête européenne de 1999 (European Values Survey). Par exemple, elle montre que les pays d'Europe de l'Est sont les plus sélectifs et les moins confiants de tous les pays européens. Depuis 1990, on note une baisse de la confiance interpersonnelle dans des pays aussi différents que l'Irlande, l'Espagne, la Grande-Bretagne, la France, la Roumanie, la Slovénie ou la Russie370. En matière de tolérance, la courbe d'évolution 370 "Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 18. Graphique disponible en annexe. PAGE 213 positive est confirmée. La déclaration de "tolérance à l'égard de l'homosexualité" connaît une croissance très forte depuis 1990, et ce sur l'ensemble des pays, même les plus traditionalistes comme l'Italie et l'Irlande371. Dans le domaine de la religion, Yves Lambert distingue trois types de tendances principales : "la poursuite de la sortie de la religion", en terme d'appartenance religieuse, "la réaffirmation d'un christianisme de conviction", à travers la remontée de critères de religiosité mais hors appartenance, et enfin, "le développement d'un religieux hors piste chez les sans religion"372. S'agirait-il là de l'émergence d'une nouvelle forme de spiritualité, d'un "spiritualisme renaissant" selon l'expression de Gilles Deleuze ? Rendre explicites des valeurs, les partager sont les deux premières étapes nécessaires pour bâtir un projet. Cependant elles nécessitent également qu'elles soient portées par les actions au quotidien. Elles impliquent une réconciliation entre "le réseau et le soi" comme dirait Manuel Castells, autrement dit entre "le nous et le je", entre "la société et le soi". Cette réconciliation est dépendante d'une capacité à établir une sécurité intérieure, c'est-à-dire quelque part une forme de sagesse. Celle-ci renvoie à des conceptions philosophiques de la conception de l'évolution humaine. Comme il a été explicité en introduction, cette thèse s'inscrit dans une démarche constructiviste postmoderne sans pour autant participer au caractère sceptique voir nihiliste du mouvement post-moderne des années 1970. L'enquête sur les "valeurs des Européens" montre ce rapport du "nous au je" à travers ce que Olivier Galland nomme "intégration et individualisme". Les données disponibles en annexe montrent une distanciation des pays dits "modernes intégrés" comme l'Islande, la France, voire à tendance "hyperpermissive" comme le Danemark, la Suède, les Pays-Bas, et les "traditionalistes peu intégrés" au rang desquels figurent l'Italie, le Portugal, la Grande-Bretagne et la Belgique373. Les Européens, mais aussi l'ensemble des citoyens, s'ils ont à choisir, préfèrent construire un monde de paix qu'un monde d'inégalités et de conflits. C'était l'idéal du projet européen au lendemain de la seconde guerre mondiale autour des valeurs de 371 Idem, "Les valeurs des Européens", p. 38. Graphique disponible en annexe. Ibid, "Les valeurs de Européens", p. 153-155. Tableau et graphiques disponibles en annexe. 373 Ibid, "Les valeurs des Européens", p. 32. Tableau disponible en annexe. 372 PAGE 214 stabilité, de prospérité et de liberté. Pour progresser à nouveau et construire un projet, l'Europe doit hisser de nouvelles valeurs. Il nous paraît inadéquat de prétendre que les valeurs ne sont pas le symbole d'un régime politique. En France, par exemple, les valeurs du Général Pétain, défendues pendant la période de collaboration, de "travail, famille, patrie", aujourd'hui reprises par le Front National, sont à la base d'une société de survie et d'appartenance sociale d'après la grille de Brian Hall. Ces valeurs sont respectables mais ne constituent pas les socles à un projet post-moderne. Elles sont même, dans le contexte européen actuel, régressives. La relance du projet européen passe nécessairement, selon nous, par l'adoption de nouvelles valeurs représentant les acquis d'émancipation (liberté, égalité, fraternité) et d'interdépendance (solidarité, responsabilité, tolérance). Elles doivent prendre en compte toutes les identités y compris les "identités résistances", pour reprendre l'expression de Castells, telles que le féminisme, l'écologisme, le droit des minorités ethniques, raciales et sexuelles ainsi que les acquis en matière de droits de l'homme. Pour Castells, celles-ci incluent : "la sauvegarde de l'Etat providence, la solidarité sociale, la stabilité de l'emploi et les droits des travailleurs, la volonté de défendre les droits de l'homme et d'arracher le quart-monde à son malheur, la réaffirmation des principes démocratiques, et l'extension de leur application aux niveaux régional et local, la défense des cultures enracinées dans l'Histoire et le territoire, le refus de s'abandonner à la culture de la virtualité réelle"374. R.Kidder quant à lui propose huit valeurs communes à l'humanité : "tolérance, amour, vérité, sens moral, liberté, responsabilité, unité, respect de la vie et de la personne humaine"375. Pour Jacques Attali, la "fraternité" est la valeur essentielle du projet utopique qu'il propose. Celle-ci est définie comme un "système institutionnel cohérent, rationnellement nécessaire, fondé sur de nouveaux droits et capable de régler des problèmes concrets, tels ceux du chômage, de la dégradation de l'environnement et de la misère morale"376. Cette valeur s'accompagne de trois autres "éternité, libertés, égalités", l'ensemble constituant les objectifs de son utopie. 374 Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998, p. 394. 375 Kidder R., Shared Values for a Troubled World, 1994, cité par Hatem Fabrice, Introduction à la géopolitique, Economica, 1996, p. 72. 376 Attali Jacques, Fraternités, Fayard, 1999, p. 24. PAGE 215 Sur la base de l'analyse présentée ci-dessus, nous proposerons les suivantes : authenticité, tolérance, solidarité, interdépendance (ou responsabilité) et éthique de l’altérité. Définir l'Europe est aussi difficile que de définir la culture européenne. Dominique Wolton note que la culture européenne consacre une certaine philosophie de l'homme. "C'est probablement autour de la définition de l'homme et de la personne si on y adjoint les valeurs religieuses que se fonde l'unité de la culture européenne"377. L'auteur met en évidence, bien que sans jamais citer le terme d'altérité, l'importance de l'individu et de l'autre, en tant que "legs et posture" plus que "construction positive et cohérente"378. Audelà de cette philosophie humaniste, la culture européenne se définit à travers trois piliers que sont le "rationalisme, l'humanisme et la science". Il est intéressant de noter que ces valeurs à l'origine européennes, se sont occidentalisées et universalisées. Ces valeurs sont également celle de la modernité. Or, le conflit radical entre intérêt et valeurs, qui existe depuis le XVIIIème siècle, est devenu crucial depuis un demi-siècle, "depuis que l'idéologie moderniste n'est plus contrebalancée par d'autres systèmes de valeurs". Ainsi on comprend dès lors qu'une des "faiblesses majeures du paradigme moderniste est la difficulté à penser l'identité"379. Même si Dominique Wolton ne rend pas cette affirmation explicite, ne souhaite-t-il pas dire que la modernité renferme en elle ses propres limites symbolisées par ses valeurs ? N'entend-il pas que l'émergence de nouveaux systèmes de valeurs est essentielle pour que l'Europe puisse revigorer son identité, qu'il serait alors utile d'appeler post-moderne ? Comme Alain Touraine dans sa Critique de la modernité (étudié au chapitre précédent), Wolton se fait le brillant critique de la modernité sans jamais adopter le terme de "post-modernité" ni proposer une esquisse des contours de l'identité européenne en construction. Comme le fait remarquer Carmen Innerarity, "la culture post-moderne est étroitement liée à la société dans laquelle nous vivons à présent, celle de la profusion de la 377 Wolton Dominique, Naissance de l'Europe démocratique, Flammarion, 1993, p. 314. Idem, Wolton Dominique, p. 314. 379 Ibid, Wolton Dominique, p. 80. 378 PAGE 216 communication"380. La culture ne se définit plus en terme de centre mais en terme d'ouverture à toutes les expressions. La technologie facilite l'accumulation progressive du savoir et la transparence. Carmen Innerarity se demande si l'on est dans la "société de l'information" ou si l'on ne se trouve pas plutôt dans celle de l'"interprétation"381. La "société de l'information" porte en elle des risques parmi lesquels celui d'un "nouveau totalitarisme" qui implique que l'on fasse de cette société, une "société d'intelligence" et non pas seulement d'information. La création de sens passe également par la création d'un ethos défini à travers trois valeurs fondamentales que sont l'authenticité, la tolérance et la solidarité. Nous partageons l'analyse de l'auteur et notons l'étroite correspondance avec les valeurs proposées plus haut. SECTION 2 : ANALYSE DU CHANGEMENT DE PARADIGME A TRAVERS LES VALEURS EUROPEENNES (CHARTE ET CONVENTION) Les textes et documents de l'Union européenne, notamment ceux ayant trait aux droits fondamentaux, sont révélateurs de l'évolution des valeurs européennes. Analysons en particulier la Charte européenne des droits fondamentaux de l'Union européenne récemment développée (disponible en annexe). Le traité de Maastricht de 1992 introduit la notion de citoyenneté européenne, et pose déjà les principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme, des libertés fondamentales et d'Etat de droit. C'est à Cologne le 3 et 4 juin 1999 que le Conseil européen de l'Union décide d'élaborer une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. D'après Pierre Moscovici, le projet de la Charte européenne se serait concrétisé grâce à la participation de la Grande-Bretagne (refusée jusqu'à l'arrivée de Tony Blair au pouvoir en 1997), à l'initiative de l'Allemagne et au soutien actif de la France382. 380 Dumort Alain et Hermann Werner (éditeurs), La préparation des Européens à la société de l'information, publié par la Commission européenne, 1995. Innerarity Carmen "Information Society and Postmodern Culture", p. 186. 381 Idem, Innerarity Carmen, p. 191. 382 Moscovici Pierre, L'Europe, une puissance dans la mondialisation, Seuil, 2001, p. 131-139. PAGE 217 Cette Charte est définie à la fin des années 1990 et offre aujourd'hui un message politique intéressant. Elle désigne la nécessité de réaffirmer les droits fondamentaux qui fondent la construction européenne. Elle intervient également dans un contexte de multiples adhésions, à une époque où tous les Etats membres et les citoyens se disent porteurs des mêmes valeurs sans véritablement parvenir à dégager une vision commune en matière politique. Les droits fondamentaux des citoyens européens sont développés et explicités autour de six valeurs : dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice. Le caractère juridique de la Charte ne prendra de valeur contraignante que dès lors où celle-ci sera intégrée dans un traité. Pour l'instant, le Conseil européen n'a pas décidé de l'incorporer dans un traité. Elle est actuellement débattue dans le cadre de la Convention sur l'avenir de l'Union. Toutefois, le travail de la Charte européenne des droits fondamentaux est important en ce qu'il rend explicite une évolution et une sophistication des valeurs européennes. Par exemple, l'article 2 "droit à la vie" mêle une valeur de survie (Phase I) alinéa 1 "toute personne a droit à la vie" avec une valeur très sophistiquée d'interdépendance (Phase IV) alinéa 2 "Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté". Il nous semble que le caractère particulièrement révolutionnaire de cette Charte réside dans les chapitres consacrés à la solidarité et à la citoyenneté. Elle institutionnalise des valeurs de type traditionnel (de survie et d'appartenance) mais elle élève le degré d'exigence morale ayant trait à la "sécurité sociale", à "l'aide sociale", au "droit à la santé", et à un niveau élevé de protection de l'environnement et des consommateurs. A titre d'exemple, l'article 37 "protection de l'environnement" fait directement allusion à la nécessité de développer des politiques de l'Union "conformément au principe de développement durable". Rappelons ici que la notion de développement durable fait appel à un respect des équilibres dans les domaines sociaux, économiques et écologiques. PAGE 218 Les valeurs de la Charte sont intéressantes et renforcent, par leur caractère explicite, l'héritage européen. La Charte porte en elle l'héritage de textes tels que la Convention européenne des droits de l'homme établis par le Conseil de l'Europe, les droits politiques spécifiques aux traités et la Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs (1989). La Convention européenne des droits de l'homme établie en 1950 (disponible en annexe) se distingue de la Charte par son ancrage dans des valeurs de sécurité (stade I.2. chez Brian Hall) à travers le respect du droit à la vie (article 2), à la liberté et sûreté (article 5), à un procès équitable (article 6), au respect de la vie privée et familiale (article 8). Les valeurs de sûreté (stade I.1) sont également représentées par l'interdiction de la torture, de l'esclavage et du travail forcé (articles 3 et 4). Le respect des droits de l'homme (article 1) et de la liberté de pensée et de religion (article 9), et d'expression (article 10) sont ancrés en Phase d'appartenance, plus précisément en stade II.3, même si ces valeurs participent à la valeur des droits de l'homme ancrée en stade IV.8. Il est intéressant de noter que les amendements du Conseil de l'Europe des droits de l'homme, sur le clônage383 et la bioéthique384 notamment, font appel à des valeurs beaucoup plus sophistiquées que celles érigées en 1950 sur la base de la Déclaration universelle des droits de l'homme. On constate donc là aussi une évolution des textes vers des valeurs des Phases III et IV chez Brian Hall. L'analyse de la Charte européenne des droits fondamentaux de l'Union européenne et de la Convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe permet de mettre en évidence une évolution des valeurs européennes. Les valeurs traditionnelles (sûreté, sécurité, famille et institution) constituent le socle de base du droit européen. D'autres plus sophistiquées, exigeantes et subjectives constituées par les valeurs de 383 Protocole additionnel STE n°168 à l'égard des applications de la biologie et de la médecine, portant interdiction du clonage d'être humains, entrée en vigueur le 1 mars 2001. 384 Protocole additionnel STE n°186 sur la transplantation d'organes et de tissus d'origine humaine, signée le 24 janvier 2002. PAGE 219 "nouveau système" (new order) et de "conscientisation planétaire" (worldwide order) sont en train d'émerger. PAGE 220 SECTION 3 : EMERGENCE D'UN NOUVEAU PARADIGME Le changement de paradigme se manifeste comme nous venons de le voir par une évolution des valeurs. Pour certains chercheurs et scientifiques, les changements que nous vivons actuellement sont profonds et impliquent, de part leur nature, une remise en cause des systèmes de représentation mais aussi des systèmes sociaux, économiques et politiques jusqu'alors dominants. De nouvelles théories scientifiques émergent sur les pas de la théorie de la relativité (et de ses limites) et de la mécanique quantique qui dans la première partie du XX siècle révolutionnent la notion d'espace-temps, d'une part, et la nature et la continuité de la matière, d'autre part. Rappelons que Godël démontre l'incomplétude d'un système tandis qu'Heisenberg montre qu'on ne peut connaître, au niveau subatomique, à la fois avec précision l'emplacement et la vitesse d'une particule à un moment donné. Pour Daniel Durand, ces deux cas scientifiques sont symptomatiques de la pensée systémique par opposition à la pensée rationaliste385. Au sujet de la connaissance, Emmanuel Kant cherche à produire une épistémologie qui admette que la physique newtonienne soit vraie absolument. L'espace et le temps sont les formes à priori de la sensibilité, les filtres à travers lesquels notre esprit "lit" le monde. La pensée kantienne ("L'esprit ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui prescrit"), est remise en cause par Karl Popper qui montre que nos actes résultent directement de notre représentation du monde, de notre philosophie. La théorie scientifique évolue avec la notion de "paradigme" de Thomas Kuhn qui "modifie de façon radicale la perspective intellectuelle de notre époque"386. Pour lui, toute science travaille plus ou moins implicitement, dans le cadre d'un certain paradigme. Le paradigme dans lequel on travaille influence aussi la perception de la nature. Il montre l'importance de la révolution et non pas de l'évolution lorsqu'un scientifique propose un nouveau paradigme et la résistance que cela entraîne dans la 385 Durand Daniel, La systémique, PUF, 2000, p. 116. Jarrosson Bruno, "Stratégie et constructivisme", Témoignage dans Saloff-Coste Michel, Le management du troisième millénaire, Guy Trédaniel, 1999, p. 364. 386 PAGE 221 communauté scientifique. La démarche d'Imre Lakatos est proche de celle de Thomas Kuhn mais propose les notions de "noyau dur" et d'"anneau protecteur" et vise à minimiser la confrontation entre paradigmes chez les chercheurs. Par opposition, la méthode de Paul Feyerabend remet en question les "règles fixes et universelles" de la science considérées comme "utopiques et pernicieuses"387. La multiplication des congrès et colloques organisés sur la question du sens et des différents courants épistémologiques de la science témoigne du foisemment dans le domaine de la théorie de la connaissance388. Comme le fait remarquer Bruno Jarrosson, le paradigme, "cœur de la représentation du monde", est l'"ultime rempart de la théorie contre le chaos"389. Les dissonances entre les faits et notre représentation du monde créent une tension. C'est cette tension, source de créativité, qui éveille notre conscience. C'est en cela, me semble-t-il, que la connaissance est indissociable de la notion de conscience (et par là-même d'inconscience). Tandis que la méthode cartésienne consiste à diviser et ordonner du plus complexe au plus simple, la pensée systémique vise à théoriser en respectant la complexité, et non pas à la simplifier. Hazel Henderson propose une vision post-cartésienne des "principes de la représentation du monde scientifique" (A Post-Cartesian Scientific Worldview)390. Son tableau est retranscrit et traduit ci-dessous. 387 Jarrosson Bruno, Invitation à la philosophie des sciences, Seuil, 1992, p. 170. Notamment la série de colloques organisée par l'Université Interdisciplinaire de Paris à l'UNESCO (1997-2002), qui a rassemblé un nombre important de Prix Nobel sur la question "Sens et sciences". 389 Ibid, Jarrosson Bruno, p. 188. 390 Henderson Hazel, Paradigms in Progress, Life Beyond Economics, Berrett-Koehler Publishers, 1991, 1995, p.52. 388 PAGE 222 Principes de représentation du monde scientifique post-cartésien INTERCONNECTIVITE A tous les niveaux REDISTRIBUTION Recyclage de tous les éléments et structures HETERARCHIE Réseaux et hiérarchies; web, intercommunication beaucoup de variables plus de que systèmes interactifs; auto-organisation; causalité mutuelle COMPLEMENTARITE Remplace les logiques dichotomiques et recadre à travers des méta-logiques du type "yin-yang" et "gagnantgagnant" plutôt que des jeux à somme nulle INCERTITUDE Passage des modèles statiques, d'équilibre et mécaniques aux modèles probalistiques, morphogénétiques, oscillatoires et cycliques. Vision biologique de l'autoorganisation, de l'auto-renouvellement, et auto- référencement des systèmes vivants. CHANGEMENT Focalise sur les phénomènes irréversibles mais aussi sur les modèles traditionnels réversibles, vision évolutive, espace-temps macroscopique, changement fondamental, certitude limitée. Hazel Henderson L'analyse de Michel Saloff-Coste est intéressante en ce qu'elle illustre le "changement de paradigme" par l'évolution d'une "vision mécaniste du monde à une vision holistique". Le tableau du changement de paradigme est ici retranscrit391. Par vision holistique, Michel Saloff-Coste fait bien évidement référence à la vision holistique systémique. L'intérêt de ce tableau est de montrer comment le changement de paradigme et de représentation du monde modifie en profondeur notre manière de vivre à travers nos actes les plus triviaux et les plus concrets. On sent bien à travers ce tableau à quel point le passage à, ce que l'auteur appelle, "l'ère de la création-communication" est réellement l'émergence d'un nouveau type de civilisation. 391 Saloff-Coste Michel, Le management du troisième millénaire, Guy Trédaniel, 1987, 1999, p. 282. PAGE 223 Changement de paradigme Vision Mécaniste Nous sommes séparés de ce que nous voulons. Il faut trouver la cause de l'effet. Vision Holistique Chaque désir fait un avec sa réalisation, et fait un avec nous. La synchronicité est un signe révélant le chemin à prendre. Cela demande de la force et de l'effort pour Plus nous sommes cohérents, moins nous que les choses se fassent. avons à faire d'efforts. Nous sommes insignifiants et devons peiner Nous sommes attirants et magnétiques. pour nous faire remarquer. Nous attirons à nous les ressources nécessaires et les personnes que nous avons besoin de connaître. Nous sommes focalisés de façon continue sur L'information est holographique. ce qui est rationnel et observable. L'intuition et les sentiments sont des moyens puissants pour découvrir ce qui se passe en réalité. Finalement nous vivons dans un monde miné Finalement, il n'y a que des processus. par l'échec. Le processus est la finalité et l'ultime La réussite est difficile et il faut se battre pour récompense. passer devant les autres. Réussir est simple comme sourire. Ce que nous faisons est ce que nous sommes. Nous sommes ce que nous faisons. Michel Saloff-Coste Si la pensée systémique s'est beaucoup développée aux Etats-Unis, l'Europe a généré un grand nombre de théoriciens. Parmi eux, Edgar Morin, sociologue et chercheur au CNRS, qui a écrit plus de dix livres sur la systémique notamment Introduction à la pensée complexe et la Méthode en cinq tomes qui étudie la systémique et les différents niveaux de complexité. Il nous fait appréhender et pressentir la nature profonde de la révolution actuelle et l'émergence d'un nouveau paradigme. Nous ne pourrons consacrer une étude exhaustive à l'œuvre d'Edgar Morin, mais nous souhaitons ici présenter une sélection des concepts qui illustrent le mieux l'objet de notre étude. Du fait de la complexité actuelle et de la crise des fondements, "la connaissance a besoin de se réfléchir, reconnaître, situer, problématiser"; "il n'y a pas de connaissance sans connaissance de la connaissance"392. Toute théorie scientifique est biodégradable selon Karl Popper et implique donc une relativité de la vérité. Notre 392 Morin Edgar, Pour sortir du XX siècle, Fernand Nathan, 1981, p. 206. PAGE 224 connaissance est partielle ; c'est à travers le chaos que nous construisons notre représentation du monde. L'autocritique nécessite pour Morin une "éthique de la connaissance". Elle part du principe que seul un sujet conscient peut lutter contre sa subjectivité. L'auteur fait ici référence à la "conscience de soi" c'est-à-dire à la connaissance réflexive de soi par opposition à la "conscience cognitive" c'est-à-dire à la connaissance des activités de l'esprit par ces mêmes activités393. Dès lors, l'éthique vient de cette "passion pour la vérité et de l'auto-réflexion critique"394. Hall dirait qu'elle vient de l'alignement entre les valeurs et les comportements de l'individu. Celle-ci implique, de façon plus pragmatique que la connaissance, une conscientisation des singularités du soi et de l'autre. La pensée d'Edgar Morin rejoint ce que Michel Saloff-Coste appelle l'"écologie de la part maudite" : "nous ne survivrons au futur que si nous apprenons à comprendre notre part maudite. (…). Si je refuse une partie de moi-même, je crée un mensonge qui s'enfle et devient d'autant plus intense que je lui dénie toute réalité. Le mal, c'est le refoulé, l'exclus, le non-recyclé"395. L'étude du sujet est, on le comprend, fondamentale. Comme dit Edgar Morin, "le problème crucial n'est pas seulement d'apprendre, de désapprendre, mais de réorganiser notre système mental pour réapprendre à apprendre". C'est ce qu'il appelle également la "réforme paradigmatique"396. Edgar Morin s'inspire probablement des travaux de Paul Watzlawick sur La réalité de la réalité lorsqu'il explicite la difficulté d'établir la réalité du chaos, du vide, du néant. L'incertitude sur l'allégorie de la caverne de Platon demeure: nous ne voyons peut-être que l'ombre des choses. La connaissance commence donc par la conscientisation ; elle nécessite un travail (déconstruction, reconstruction) mais on comprend, que même si elle est chaotique et non linéaire, elle obéit à des niveaux de réalité. 393 Morin Edgar, La méthode (tome 3), La connaissance de la connaissance, Seuil, 1986, p. 192. Morin Edgar, La méthode (tome 2), cité dans La complexité humaine, Flammarion, 1994, p. 310. 395 Idem, Saloff-Coste Michel et Dartiguepeyrou Carine, p. 59. 396 Morin Edgar, La méthode (tome 1), cité dans La complexité humaine, Flammarion, 1994, p. 322. 394 PAGE 225 Nous venons donc de montrer que l'émergence d'un nouveau paradigme provient de cette superposition de différents niveaux avec des niveaux dont le degré de conscientisation de soi est plus important. C'est en cela que les valeurs sont universelles et dépassent le caractère géographique des nations. C'est en cela que tout Est-européen, au même titre que tout individu, est porteur de son degré de conscientisation, incomplet et limité. Il n'en demeure pas moins que ce qui est important, c'est qu'il soit dans un processus d'apprentissage qui lui permette de mener, à sa façon, sa propre "réforme paradigmatique". C'est en cela que la tolérance est essence de tout projet communautaire et qu'une éthique de l'altérité n'en est que l'attribut comportemental. Joël de Rosnay, dans son ouvrage Le macroscope, vers une vision globale offre un regroupement des principales critiques et dégage les valeurs fondamentales sur lesquelles s'appuie la "nouvelle pensée". Nous proposons de retranscrire son projet de société car il représente l'une des premières démarches structuralistes et systémiques de conceptualisation de ce que l'auteur appelle "vision globale" et "écosociété"397. Ce projet de société s'articule autour de la "critique de l'autorité", du "travail", de la "raison", des "rapports humains et de la société"398. Les principaux axes de la critique sont retranscris ci-dessous sous forme de tableau. Joël de Rosnay cherche à faire ressortir les points de transition entre les valeurs traditionnelles ("attitude traditionnelle") et les valeurs émergentes ("attitude émergente"). Ces "nouvelles valeurs" ne se substituent pas aux anciennes mais se juxtaposent, coexistent et complémentent les anciennes. En cela, la conception des "nouvelles valeurs" se rapproche de celle Joël de Rosnay. Les valeurs d'interdépendance, de tolérance, d'authenticité et d'altérité, proposées plus haut dans ce chapitre, font écho à celles de Joël de Rosnay. 397 398 de Rosnay Joël, Le macroscope, vers une vision globale, Seuil, 1975, p. 277. Idem, de Rosnay Joël, p. 249-260. PAGE 226 Principes critiques de la nouvelle pensée Attitude traditionnelle Attitude émergente Critique de l'autorité Autorité fondée sur le pouvoir, la puissance, le savoir non partagé (secret) Respect de la hiérarchie institutionnelle, dévotion aux institutions établies, sens du devoir et des obligations Elitisme et dogmatisme, centralisation des pouvoirs. Rapports de force Autorité fondée sur le rayonnement, l'influence, la transparence des motifs, la compétence Evaluation permanente d'une hiérarchie fondée sur les compétences, importance de l'innovation institutionnelle, nécessité d'une motivation intérieure Participation, ouverture et critiques. Décentralisation des responsabilités, rapports de compétence Critique du travail Importance des diplômes, responsabilité fondée sur Importance de l'expérience vécue, responsabilité l'âge, l'acquis théorique, le rang social fondée sur l'aptitude à résoudre des problèmes et à motiver les hommes Carrière linéaire, trajectoire programmée, Carrières multiples, succession de choix et compétition, honneurs, réussite d'objectifs. Coopération, joies personnelles, accomplissement personnel Valorisation de la contribution et de l'effort Valorisation de la création et du mérite collectif. personnel, travail dur, dévotion à une organisation. Travail créatif à son rythme, engagement pour une Valorisation des "signes extérieurs de travail" cause, valorisation de l'efficacité pour atteindre un objectif donné Sécurité matérielle de la situation, nécessité de la Liberté procurée par l'acceptation d'un risque et par domination hiérarchique et de la discipline. la diversité des fonctions. Nécessité de la "Boulot" spécialisé coopération et de la communication. "Rôle" à responsabilité sociale et humaine. Critique de la raison Logique d'exclusion (manichéisme). Unidirectionnelle, causaliste, séquentielle Principe de raison suffisante. Postulat d'objectivité. Méthode analytique Logique d'association (écosystèmique). Mutualiste, globale Contribution de la subjectivité partagée. Complémentarité des faits objectifs et de l'expérience vécue. Méthode systémique Connaissance pure Pensée inventive Non remise en cause de la finalité de la science et Critique des finalités de la science et de la technique de la technique Acceptation du progrès technique, de la croissance Acceptation du progrès technique en fonction des et de la puissance économique, de la domination de besoins sociaux. Equilibre et répartition. Partnership la nature avec la nature Critique des rapports humains et du projet de société Sectarisme, intransigeance Agressivité, cynisme, scepticisme Utilisation des autres à des fins personnelles. Donner une image de force, de dureté Domination. Intérêts privés Uniformité. Homogénéité Quantitatif Tolérance Ouverture, naïveté, enthousiasme, sentiment d'utilité Respect des autres. Etre vrai avec soi-même Coopération, communauté d'intérêts. Recherche d'une morale des groupes Pluralisme Qualitatif PAGE 227 Puissance nationale. Bien-être des individus. Croissance économique Patriotisme. Chauvinisme. Nationalisme. Impérialisme Rayonnement national. Plus-être des individus. Equilibre et répartition Internationalisme. Interdépendance des nations et des cultures. Contribution des religions et des croyances Capitalisme sauvage. Communisme bureaucratique Convivialité, gauchisme, maoïsme, écologisme Joël de Rosnay Pour Marc Luyckx Ghisi, ancien conseiller des Présidents Delors et Santer à la Cellule de prospective de la Commission européenne, les paradigmes sont au nombre de trois : "prémoderne, moderne/ postmoderne et transmoderne". "Lors d'un changement de paradigme tel que celui qui marque notre époque", dit-il, c'est "la relation de chaque valeur avec toutes les autres qui se modifie. Ces changements modifient de fond en comble les manières de voir et d'agir de la civilisation entière"399. Ce qui fait l'intérêt de la pensée de Marc Luyckx Ghisi est l'importance qu'il accorde à la dimension spirituelle et religieuse à travers le "clergé, la science et le sacré". Marc Luyckx Ghisi est docteur en théologie et mathématicien. Il a notamment marqué son passage à la Cellule de prospective par l'animation de travaux sur les questions de religions, d'identités et de politiques liées au changement de société400. Il a, par ailleurs, contribué à l'introduction des travaux de Paul Ray en Europe, à l'enquête confiée à Research International sur Les styles des valeurs des Européens et aux rapports comme "Cilizations and Governance", "Citoyenneté, droits et devoirs" ainsi que "Les religions face à la science et à la technologie, églises et éthiques après Prométhée" sous la direction de Riccardo Petrella. Son hypothèse repose sur le fait que les religions sont traversées par des conflits de paradigmes, et que ces conflits traversent eux-mêmes les sphères des sociétés du monde. Les confits de paradigme seraient plus dangereux que les conflits entre civilisations (thèse de Samuel Huntington) et des religions officielles, "précisément parce qu'ils ne sont pas analysés en tant que tels". Comme nous, l'auteur s'attache à montrer l'importance de la prise de conscience en tant que chemin vers la tolérance. 399 Luyckx Ghisi Marc, Au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme, La société réenchantée?, L'Harmattan, 2001, p. 111. 400 Entretien à Bruxelles avec Marc Luycks Ghisi, le 8 mars 2002. PAGE 228 Le tableau ci-joint représente la "Comparaison entre les trois paradigmes"401 à travers différents critères de différenciation. Comparaison entre les trois paradigmes Critères Prémoderne Moderne Postmoderne Transmoderne Pouvoir Vertical Vertical/privé Démocratique Patriarcalité Patriarcal Patriarcal Post-patriarcal Vérité Intolérant= une Vérité Intolérant= une Vérité Pas de vérité Tolérance Sécularité Blasphème Libération Repenser le lien religion/ société Stabilité Oui Non : progrès Non : transformation Enchantement Oui Non : désenchantement Oui : réenchantement Clergé Oui pouvoir politique et Experts technocrates Pas d'intermédiaires religieux économistes Science Seule la théologie et Naissance des sciences philosophie Le sacré est naturel Le sacré est banni Sacré Redéfinition de la science et du sacré Redécouverte du sacré de la vie Marc Luyckx Ghisi Le second volet qui me semble être particulièrement original chez Marc Luycks Ghisi est le lien qu'il fait entre ce qu'il appelle le "quatrième niveau de changement"402, celui de la situation politique et des institutions, et la position de l'Europe aujourd'hui. La dichotomie entre la grande majorité d'Européens en faveur d'un monde de paix et d'unification du continent, et la critique qu'ils font du fonctionnement des institutions politiques. L'enjeu pour l'Europe est à présent "d'oser affirmer que nous sortons de la modernité"403. C'est à l'Europe, créatrice de la modernité, de se donner une nouvelle 401 Luyckx Ghisi Marc, Au-delà de la modernité, du patriarcat et du capitalisme, La société réenchantée?, L'Harmattan, 2001, p. 51. 402 Les quatre niveaux de changement sont: la vie et la mort, le changement de paradigme, le changement d'outil de production et la mutation de la politique et des institutions. Idem, Luyckx Ghisi Marc, p. 89141. 403 Ibid, , p. 182. PAGE 229 "âme" pour reprendre l'expression de Jacques Delors qui disait en 1993 : "Les citoyens européens ne parviendront pas à s'identifier à un marché. Si dans les dix ans qui viennent, nous ne parvenons pas à donner une âme à l'Europe, nous aurons perdu la partie"404. Pour Marc Luycks Ghisi, les enjeux de l'Europe passent par le déploiement d'une politique étrangère post-hégémonique, d'une nouvelle politique de défense, d'une politique agricole mondiale soutenable et juste et de nouveaux concepts de gouvernance ainsi qu'une politique économique durable et axée sur la créativité. Nous aurons l'occasion de revenir sur les chantiers de l'Europe qui nous paraissent essentiels dans la section "Pour une Europe de la connaissance". 404 Propos de Jacques Delors non officiel, cité par Luyckx Ghisi Marc, p. 187. PAGE 230 Conclusion du chapitre Les valeurs sont essentielles à plusieurs titres. Tout d'abord, parce qu'elles sont l'expression de singularités individuelles. Deuxièmement, parce qu'elles peuvent être le socle social d'union ou de distanciation entre individus ou entre entités. Au niveau politique, elles peuvent être à l'origine d'un projet ou de sa déconstruction. Sur une période donnée, elles reflètent les évolutions et les tendances. En cela, elles sont porteuses de sens. Elles sont des éléments de partage. Si l'on passe à présent du niveau micro, celui de l'individu, au niveau macro, celui des relations internationales, on comprend également leur intérêt. L'énoncé et la conscientisation des valeurs sont les étapes indispensables d'un Etat ou d'une nation dans sa relation à l'autre. Elles sont constitutives des liens entre sous-systèmes, ce que nous avons appelé l'inter-relationnel; elles sont effet, processus et non pas fin. Elles ne sont pas en tant que telles créatrices de systèmes mais annonciatrices de formes. Pour toutes ces raisons, nous pouvons définir les valeurs comme des éléments à caractère inter-relationnel dont le processus conduit à l'émergence et au développement de formes. Nous avons vu que le changement de paradigme était indissociable d'une prise de conscience et, en particulier, de la conscientisation des valeurs. Comme l'exprime Edgar Morin, "la trop grande rapidité de l'évolution contribue à empêcher notre prise de conscience (…)"405. Plus un coureur va vite, plus il faut qu'il regarde loin. Il en est de même de notre civilisation. Plus l'évolution est rapide, plus il faut se projeter et anticiper. C'est pourquoi nous consacrerons la troisième partie de notre thèse au futur de l'Europe. Toujours selon Edgar Morin, "nous sommes dans une période préliminaire d'un possible changement de civilisation, où les relations travail/capital, technique/administration, ville/campagne, nature/culture, vie quotidienne seraient transformées". Plus important que tous, les plans et projets seront les processus divers formant égrégore (synthèse d'une force collective qui contient les buts, les espoirs et les désirs de l'ensemble des 405 Morin Edgar, Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002, p. 31. PAGE 231 individus qui s'y rattachent) et allant vers leur synergie"406. Les impératifs d'une politique de civilisation sont : "solidariser (contre l'atomisation et la compartimentation), ressourcer (contre l'anonymisation) ; convivialiser (contre la dégradation de la qualité de vie) ; moraliser (contre l'irresponsabilité et l'égocentrisme)407. Nous reviendrons sur certains de ces thèmes en troisième partie dans la section intitulée "Pour une Europe de la connaissance". Les changements de paradigme dans le domaine politique et économique participent à l'émergence d'un changement de civilisation. Cependant comme le note Marc Luyckx Ghisi, nous pouvons encore évoluer vers deux scénarios, l'un négatif, l'autre positif. Si les résistances sont fortes et les prises de conscience encore limitées à une minorité, on constate des évolutions dans un certain nombre de domaines. L'économie de la connaissance et les enjeux de gouvernance participent à cette prise de conscience. Ils révèlent l'importance de la connaissance dans les facteurs de production et de création de richesse, ainsi que la nécessité d'évoluer vers une dimension des relations internationales plus collective et solidaire. Cependant comment se caractérise la diversité européenne ? Quels en sont les facteurs structurants ? Quelles sont les valeurs des pays d'Europe centrale et orientale ? Ne portent-elles pas en elle cette même diversité ? 406 407 Idem, Morin Edgar, p. 38. Ibid, Morin Edgar, p. 45. PAGE 232 CHAPITRE IV LES VALEURS A L'EST DE L'EUROPE "Que peut donc nous offrir l'Occident ? Etre libre de quelque chose, c'est beaucoup, mais c'est bien moins que d'être libre pour quelque chose", Czeslaw Milosz, La pensée captive, p.61. "Qui n'a pas saisi la dimension intemporelle de la construction européenne ne comprend pas l'élément majeur de l'européanisme spirituel", Vaclav Havel, Pour une politique post-moderne, p.42. "Le problème actuel de la révolution, d'une révolution sans bureaucratie, ce serait celui des nouveaux rapports sociaux où entrent les singularités, minorités actives, dans l'espace nomade sans propriété ni enclos", Gilles Deleuze, L'île déserte et autres textes, p.201. SECTION 1 : ATTITUDES POSSIBLES DES PAYS D'EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE PAR RAPPORT A L’INTEGRATION EUROPEENNE On peut dès à présent anticiper un certain nombre de positions que les pays d'Europe centrale et orientale (PECOS) sont susceptibles de prendre au sein de l'Union européenne. Comme le montrent les débats sur l'avenir de l'Europe408, la conception de l'Europe demeure une question d'actualité. Les positions des gouvernements des Etats candidats sur l'élargissement de l'Union européenne, dans le cadre du Livre Blanc sur 408 Référence à la Convention sur l'avenir de l'Europe qui inclut 39 membres des pays candidats sur un total de 105. PAGE 233 l'élargissement de l'Union européenne (1999) ainsi que les débats et travaux suscités par la Convention sur l'avenir de l'Europe (2002) offrent une source incomparable de vues est-européennes sur le futur de l'Europe. L'ensemble des discours prononcés par les pays candidats lors de la séance introductive aux travaux de la Commission est, à ce titre, édifiant409. Les craintes sont relativement communes à l'ensemble des pays candidats et reposent sur la peur du manque de transparence, de clarté et de démocratie dans les processus de décision et dans la division des compétences de l'Union, de l'inégalité entre les pays membres et de l'absence de prise en compte des langues nationales. Les pays candidats revendiquent dans l'ensemble trois domaines majeurs : la souveraineté de leur pays, la sécurité du continent et la prospérité de leurs économies. Sur le plan économique, les pays d'Europe centrale et orientale perçoivent l'adhésion comme un facteur de modernisation et comme une source supplémentaire d'investissements. Ils comptent beaucoup sur les fonds structurels et, en ce qui concerne la Pologne, sur l'aide financière de la PAC. Pour eux, une entrée dans l'Union pourrait les aider à équilibrer le poids économique et politique croissant de l'Allemagne en République tchèque et en Pologne notamment. L'intégration sociale n'est vécue que comme une valeur secondaire. Cependant ce qui paraît contradictoire est que la solidarité est perçue comme un acquis et ne constitue pas en tant que tel une crainte explicite410. Pour reprendre l'expression de Jozf Oleksy, représentant de la Sejm en Pologne : "La solidarité doit demeurer une idée qui prévaut". Leur souhait pour l'avenir de l'Union est de voir se renforcer la puissance économique de l'Union, la transparence des mécanismes décisionnels et le renforcement des institutions. Les valeurs explicitées comprennent : la paix, la liberté, la prospérité, la sécurité et la solidarité. 409 L'ensemble des discours sont disponibles sur le site de la Convention pour l'avenir de l'Europe. On peut noter en particulier le discours Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais). 410 Contribution de Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais) à la convention sur le futur de l'Europe, 21 mars 2002. Discours disponible en annexe. PAGE 234 Sur le plan institutionnel, la position des pays d'Europe centrale et orientale quant à la nécessité de rédiger un traité constitutionnel est unanime. La Pologne a déjà également pris parti pour la constitution d'une fédération d'Etats-nations. Comme l'exprime Jozef Oleksy : "Nous souscrivons à l'idée d'une fédération d'états nationaux, aux fortes institutions communautaires et à la richesse des différentes cultures des Etats-nations". La Pologne souhaiterait que la réforme institutionnelle se fasse après l'élargissement avec l'objectif de défendre sa position. Cependant les plus petites nations comme la Slovénie redoutent la création d'une avantgarde intégrationniste et défendent la sur-représentation des petites nations au Présidium de la Convention411. Dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité notamment, les PECOS sont particulièrement réticents quant à l'intégration politique même s'ils pensent, comme la Pologne, pouvoir apporter beaucoup à l'Union. Celle-ci met en avant l'atout de sa position géographique et ses relations avec la Russie sous-entendant que cette politique relève du domaine national412. Analysons à présent l'attitude de la population des pays d'Europe centrale et orientale. Les sociétés civiles post-communistes demeurent méfiantes à l'égard de leur gouvernement (39% en moyenne) et à l'égard de leur Parlement (55% en moyenne)413. Ce manque de confiance dans l'économie et les institutions politiques est un trait significatif des PECOS et s'inscrit dans le contexte d'après guerre. Comme réplique Adam Michnik en réponse au discours de J.Fischer sur l'avenir de l'intégration européenne : " (…) je serai citoyen de la Pologne jusqu'à ma mort. Bien sûr, je serai 411 Contribution écrite de Matjaz Nahtigal, représentant du Premier Ministre de la République de Slovénie à la Convention sur le futur de l'Union européenne, 21 mars 2002. 412 Contribution de Jozef Oleksy, représentant de la Sejm (parlement polonais) à la convention sur le futur de l'Europe, 21 mars 2002. 413 Rose R.and Haerpfer C., New Democracies Barometer, 1998, p. 92. Cité par Franciszek Draus, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement d'études et de recherches Notre Europe, note 11, novembre 2000. PAGE 235 citoyen de la Pologne appartenant à l'Union européenne"414. Cet exemple, pris parmi un Polonais pro-européen, montre le caractère primordial de l'appartenance nationale. Selon une enquête menée en juin 2001, les populations des pays d'Europe centrale et orientale se disent avoir vécu "une véritable dégradation au cours des dix années écoulées"415. Elles sont, en règle générale, pessimistes sur la situation de leur pays et manifestent des inquiétudes pour l'avenir, certainement même plus que celles des pays de l'Union. Ces inquiétudes sont de trois ordres : la rapidité des mutations en cours qu'il s'agisse des évolutions technologiques ou économiques. Le sentiment fréquent d'une perte de valeurs et de la cohésion du tissu social. Le constant d'excès ou de dérives du libéralisme économique. A noter que parmi les pays les plus pessimistes, figurent la Pologne et la Lettonie. Les citoyens des pays candidats à l'adhésion ont généralement une vision large et assez claire de ce qu'est l'Union européenne et de ce à quoi elle tend. Elle apparaît pour la plupart comme une union à la fois économique, politique et potentiellement militaire qui a pour but le renforcement mutuel dans les domaines les plus divers. Il est intéressant de noter que l'Europe est perçue comme une "puissance face aux Etats-Unis et aux autres grands pays ou ensembles"416. Seuls certains Tchèques, Estoniens et Polonais interviewés ont une conception plus restrictive, plus limitée à l'économie et moins empreinte d'idéal. Nous souhaitons à présent développer ce thème et nous étendre sur les différentes conceptions et visions de l'Europe par des intellectuels, représentants politiques et citoyens des pays d'Europe centrale et orientale. 414 Michnik Adam, Gazeta Wyborcza, 13 mai 2000. Optem pour la Commission européenne, Perceptions de l'Union européenne, attitudes et attentes à son égard, étude qualitative auprès du public des 15 Etats membres et de 9 pays candidats à l'adhésion, juin 2001. 416 Idem, Optem pour la Commission européenne. 415 PAGE 236 SECTION 2 : L'EUROPE VUE PAR LES EST-EUROPEENS Il nous semble essentiel de comprendre la ou plutôt les conceptions de l'Europe par les pays d'Europe centrale et orientale pour appréhender le futur de l'Europe. La diversité de vue dans les pays d'Europe centrale et orientale offre une richesse et une opportunité pour l'Europe, encore faut-il pouvoir la valoriser. Le débat sur la conception de l'Europe remonte à la fin des années 1980. On se rappelle que l'Europe de l'Ouest, notamment à travers ses hommes politiques, s'est distinguée par son indécision ou son silence tout au long de la première partie des années 1990. On peut dire que les premières expressions sur la conception de l'Europe sont apparues en Europe centrale et orientale. Le début des années 1990 a été une période très riche pour l'expression des intellectuels et hommes politiques tels qu'Adam Michnik, Bonislaw Geremek, Vaclav Havel, Alexandre Zinoviev et Michael Gorbatchev. Les révolutions qui en sont le terreau ont vu fleurir toute une classe influente d'anciens dissidents, d'intellectuels, de syndicalistes et même d'hommes politiques porteurs de réflexion politique, souvent philosophique, ayant trait à l'Europe. Ces hommes ont joué un rôle considérable dans l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale. Ils sont la preuve de la richesse intellectuelle des pays d'Europe centrale et orientale et de leur capacité, si souvent peu reconnue, d'apporter une dimension intellectuelle, philosophique et pragmatique à l'Europe. Leurs écrits et discours sont l'illustration de leur appartenance mais surtout de leur participation active aux valeurs européennes. Une grande place sera ici faite à l'étude de l'œuvre de Vaclav Havel. La première formalisation d'un renouveau de la conception de l'Europe, dans un esprit post-guerre froide, se trouve dans la proposition de "maison commune" exprimée par Michael Gorbatchev, lors d'une visite en Tchécoslovaquie en avril 1987. Le choix de la Tchécoslovaquie, cœur de l'Europe géographique, ne fut pas anodin comme il l'exprime dans ses Mémoires417. L'idée de "maison commune" intervient avant les révolutions de l'Est et le démantèlement de l'URSS. Michael Gorbatchev proposait alors un "certain 417 Gorbatchev Michael, Mémoires, Editions du rocher, Trad.1997, p. 545. PAGE 237 degré d'intégration, même si les Etats appartiennent à des systèmes sociaux différents et à des alliances politico-militaires opposées"418. Le concept était avant-gardiste en ce qu'il mettait en lumière la nécessité de développer une approche globale, systémique, une "politique pan-européenne" du fait de l'interdépendance des deux blocs de l'Europe en matière de capacité nucléaire militaire et civile, d'armes conventionnelles et d'environnement. La grande nouveauté pour l'époque est qu'il invitait à une réduction des armements à des fins défensives et à ce que les deux blocs coordonnent leur aide dans le domaine des relations Nord-Sud. Michael Gorbatchev, proposait également la mise en place d'une large coopération scientifique et technologique dans les domaines de l'électronique, de la biotechnologie, de l'exploration de l'espace, de l'énergie thermonucléaire, des mathématiques et de l'optique. Notons qu'à l'époque, la coopération dans le domaine de l'électronique était celle qui opposait le plus d'opposition à l'égard de l'URSS par des "barrières artificielles"419 puisque considérée comme "technologie sensible" par l'Occident. La notion de "maison commune" de Michael Gorbatchev était donc axée sur la nécessité de pérenniser la paix au sein de l'Europe, jugée comme possèdant le "mouvement pacifiste le plus vaste et le plus affirmé". Pour lui, l'Europe se définit de "l'Atlantique à l'Oural". Elle est une "entité historico-culturelle soudée par l'héritage commun de la Renaissance et des Lumières, ainsi que par les grands enseignements philosophiques et sociaux des XIXème et XXème siècles"420. L'héritage culturel de l'Europe était reconnu comme un "formidable potentiel pour une politique de paix et de bon voisinage". Toutefois, le caractère avant-gardiste et réellement innovant pour l'époque dans la proposition de Michael Gorbatchev de "maison commune" contraste avec sa position sur la division de l'Allemagne. Rappelons à l'époque que l'Allemagne était encore divisée entre la RFA et la RDA, et ce, depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale à la demande des alliés. La position de Gorbatchev sur la question allemande 418 Gorbatchev Michael, Perestroïka, Editions j'ai lu, Trad.1987, p. 288. Idem, Gorbatchev Michael, p. 302. 420 Ibid, Gorbatchev Michael, p. 292. 419 PAGE 238 est intéressante. Pour lui, les "Etats allemands sont animés par leurs propres valeurs" et "dotés de systèmes politiques et sociaux différents". Gorbatchev était loin de penser que la réunification se ferait quelques années plus tard lorsqu'il écrit : "Et quant à ce qu'il adviendra dans cent ans d'ici, laissons l'histoire en décider"421. Sa position en matière d'interdépendance proposait que chaque Etat reste dans son système politique et économique tandis qu'une politique pan-européenne harmoniserait l'ensemble. Sa conception de "maison commune" pour l'Europe, bien que limitée à beaucoup d'égards, n'en a pas moins contribuée de façon significative à la sortie de la Guerre froide. Elle est apparue alors que, nulle part ailleurs, une telle conception ne s'était exprimée depuis De Gaulle. Elle a ouvert un débat et conduit aux révolutions de l'Est. En cela, elle nous semble avoir contribuée, de façon considérable, à ce que Michael Gorbatchev a appelé bien avant l'heure, la "pensée nouvelle". Vaclav Havel est l'un des pionniers du renouveau de la pensée est-européenne. Il s'oppose à Michael Gorbatchev, en particulier, par son anticommunisme. Son œuvre et son expérience sont considérables, par son engagement politique pendant le régime communiste et ses années de prison, par ses écrits avec la Charte 77, ses pièces de théâtre et ses essais, ainsi que par son rôle de président de la Tchécoslovaquie puis de la République tchèque422. D'un point de vue philosophique, l'œuvre de Vaclav Havel s'articule autour de trois dimensions majeures : la conscience, la spiritualité et la politique. Pour lui, les enjeux européens, euro-américains et planétaires sont indissociables et interdépendants. La crise de la responsabilité humaine de nos sociétés vient de ce qu'elle ne pose pas la "question du sens de l'Etre"423. La réflexion politique passe par la réflexion sur le problème de conscience. Pour donner un sens à ses actes et pour espérer leurs succès politique, dit-il, "il faut d'abord donner des réponses justes aux problèmes éthiques essentiels de notre temps"424. 421 Ibid, Gorbatchev Michael, p. 295. Vaclav Havel met fait à son mandat à la présidence tchèque en février 2003. 423 Havel Vaclav, Pour une politique post-moderne, Editions de l'Aube, Trad.1999, p. 19. 424 Idem, Havel Vaclav, p. 73. 422 PAGE 239 Sur la question de l'Europe, Vaclav Havel défend une "association européenne véritable, donc paneuropéenne"425. L'intégration des PECOS au sein de l'Europe est vécue comme une nécessité historique et dont la responsabilité morale doit être assumée par les Occidentaux : "ce sont les puissances occidentales qui ont choisi d'abandonner la moitié de l'Europe à l'influence soviétique. L'Occident assume une part de responsabilité morale de cette situation (…). La division de l'Europe a été ensuite confirmée et aggravée (en particulier sur le plan économique) par le fait que, sous la pression de l'Union soviétique, les pays satellites d'Europe ont dû rejeter le plan Marshall (…). Une fois encore, les pays de l'Europe occidentale ont ainsi contracté une sorte de dette à l'égard des pays situés de l'autre côté du rideau de fer"426. Dans son livre Pour une politique post-moderne, Vaclav Havel parle de "coresponsabilité historique" des Occidentaux vis à vis de l'Europe. On remarque que l'auteur ne parle pas de la responsabilité ou coresponsabilité des Européens de l'Ouest mais de celle des Occidentaux. En effet, la conception de l'Europe de Vaclav Havel s'articule autour de deux axes majeurs résumés lors de la remise du prix Charlemagne par François Mitterrand en 1991: d'un côté, l'intégration de toute l'Europe passe par une "dimension atlantique" ; de l'autre, la "configuration européenne n'est (pas) pensable sans les peuples européens de l'Union soviétique qui font partie de l'Europe et sans interférences avec la société multinationale que devient l'Union soviétique aujourd'hui"427. En termes de valeurs, il est intéressant de noter que Vaclav Havel revendique une appartenance à l'Occident : "en revendiquant notre appartenance à ce que l'on appelle l'Occident, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité par rapport à une civilisation, à une culture politique, à des valeurs spirituelles précises et des principes universels"428. Pour lui, le système de valeurs euro-américain est cohérent et basé sur "l'idée des droits de l'homme et des libertés, fondée sur le respect de la dignité et de l'être humain dans ce qu'il a 425 Ibid, Havel Vaclav, p. 41. Citation reprise par Franciszek Draus, Un élargissement pas comme les autres…., Etudes et Recherches n°11, novembre 2000, p. 3. Citation de Vaclav Havel donnée par Kulalowski J., L'élargissement de l'Union européenne aux pays de l'Europe centrale : un point de vue de l'autre Europe, dans CFDT, Une nouvelle Europe, Editions de la découverte, 1998, p. 241. 427 Mitterrand François et Havel Vaclav, Sur l'Europe, Editions de l'Aube, 1991, Allocutions prononcées le 9 mai 1991 à l'occasion de la remise du prix Charlemagne, p. 34. 428 Idem, Mitterrand François et Havel Vaclav, p. 36. 426 PAGE 240 d'unique (…) ; la démocratie, fondée sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et juridique, sur le pluralisme politique et la liberté de vote ; et le respect de la propriété privée et les règles d'une économie de marché"429. Comme Samuel Huntington, il craint "le choc des civilisations" même si le risque est plus prégnant dans une "guerre (potentielle) entre diverses sphères de civilisations, de cultures ou de religions" qu'entre civilisations430. Seules la diffusion des valeurs fondamentales de l'Occident que sont la "démocratie, les droits de la personne, la société civile et l'économie de marché"431 permettront d'échapper à ces guerres de civilisation. Pour lui, la "renaissance de la spiritualité" prendra vraisemblablement la forme d'une "réflexion complexe et multiculturelle, source d'une éthique, d'un esprit et d'un style nouveaux ainsi qu'un nouveau comportement civique". Cette analyse corrobore les grandes tendances développées dans la première partie de cette thèse. Il convient de se rappeller à nouveau le contexte du début des années 1990. La conception de l'Europe de Vaclav Havel s'opposait alors à celle de François Mitterrand. Ce dernier la décrivait menacée ("que de menaces nouvelles, inconnues, oubliées depuis longtemps, qui surgissent un peu partout"432) et focalisée sur la nécessité de construire une "Europe plus unie" économiquement et politiquement (Traité de Maastricht). L'allocution de François Mitterrand qui contraste avec celle de Vaclav Havel, paraît aujourd'hui décalée. Alors que les Européens de l'Est attendent des signes de l'Ouest, François Mitterrand ne propose aucune conception de l'Europe et aucune proposition d'intégration n'est alors formulée. Ce peu de vision prospective, pour ne pas dire politique, montre cependant le chemin accompli depuis la révolution de 1989 et les difficultés surmontées pour arriver à un élargissement en cours plus de dix ans après. Si cette responsabilité morale et historique semble être à présent reconnue par bon nombre d'Etats membres et par la Commission en charge de l'élargissement, la conception de l'Europe demeure diverse. Alexandre Zinoviev partage l'analyse occidentaliste de Vaclav Havel mais condamne la globalisation de la société que les 429 Havel Vaclav, Il est permis d'espérer, Calmann-Lévy, Trad.1997, p. 118-119. Idem, Havel Vaclav, p. 15. 431 Ibid, Havel Vaclav, p. 74. 432 Mitterrand François et Havel Vaclav, Sur l'Europe, Editions de l'Aube, 1991, Allocutions prononcées le 9 mai 1991 à l'occasion de la remise du prix Charlemagne, p.18. 430 PAGE 241 valeurs occidentales imposent sous couvert de leur universalisme. Ici la post-modernité est synonyme du royaume des "supra" ("suprasociété", "supragouvernement", "supraéconomie") que constitue la "supracivilisation occidentiste"433. La "société globale" est le résultat de "l'occidentisation" menée depuis le temps de la guerre froide et visant à instaurer un nouvel ordre mondial. Pour Alexandre Zinoviev, cette occidentisation éradique tous germes pouvant conduire à une évolution différente et consacre l'avènement du totalitarisme démocratique. Ici encore, on note le caractère plus global de la conception de l'Europe ; L'Europe se définie moins en tant que telle que par rapport au reste du monde ; pour certains, elle est le symbole de la modernité décadente, pour d'autres, l'espoir d'une post-modernité plus humaine. Les conceptions de l'Europe par les intellectuels sont indicatives mais il faut également présenter les vues de l'opinion publique pour obtenir une compréhension d'ensemble de la perception de l'Europe vue de l'Europe de l'Est. Les sondages sont, à ce titre, révélateurs même si leurs résultats peuvent varier de façon significative d'un sondage à l'autre434. L'approbation des Tchèques se situe en moyenne autour de 35% dans la première moitié des années 1990. Ils étaient 46% en faveur lors du sondage de décembre 2001. Les Hongrois sont également proches des 50% à souhaiter rejoindre l'Union européenne. Ils étaient 60% lors du sondage de décembre 2001. Les enquêtes entre 1997 et 1999 témoignent d'une recrudescence du scepticisme polonais. Les Polonais se disaient notamment avoir peur de ne pas pouvoir faire face à la concurrence ouest-européenne. Ils n'ont, par ailleurs, pas confiance dans les processus de communication des technocrates et des dirigeants politiques. Ils étaient 3 à 6% contre l'adhésion en 1997, ils étaient 10 à 11% en 1999, la grande majorité d'entre eux étant pour une adhésion sans empressement435. Dans les années 1994-1996 les Polonais souhaitaient à 80% rejoindre l'Union européenne. Les chiffres varient depuis entre 45% et 65%. Ils étaient 51% à se 433 Zinoviev Alexandre, La grande rupture, L'Age d'Homme, Trad.1999. Etude comparée entre les données historiques de Frantiszek Draus et celles plus récentes de l'Eurobaromètre de décembre 2001 "Applicant countries: Public Opinion in the Countries Applying for European Union Membership". 435 Institut OBOP, Varsovie, 16-18 octobre 1999. Cité par Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes Notre Europe, n°11, 2000, p. 37. 434 PAGE 242 déclarer en faveur lors du sondage de décembre 2001. Le 15 mai 2002 soit six jours après le début de la campagne pour l'intégration dans l'Union européenne, deux cents paysans polonais du groupe "Auto défense" occupaient le Ministère de l'Agriculture pour manifester leur opposition aux négociations de la PAC436. Au niveau des entreprises des pays d'Europe centrale et orientale, le degré d'information varie selon les pays mais reste faible. 49% des pays interrogés admettent ne pas avoir entamé leurs préparatifs d'adhésion. 60% des entreprises de droit letton, lithuanien et hongrois se déclarent être informées contre 39% des entreprises slovènes et 27% des entreprises estoniennes437. Seul un dixième des sociétés considère qu'elles seront prêtes pour la fin 2003. Cependant, 93% des entreprises interrogées dans la région se disent favorables à l'adhésion contre seulement 3.8% se disant opposées438. Les entreprises sont donc en majorité plus favorables à l'intégration dans l'Union européenne que le grand public, 54% selon ce même sondage439. Cependant, là encore on note de fortes disparités au niveau des résultats. La Slovénie, la Bulgarie et la Lituanie affichent le niveau de satisfaction le plus élevé de l'ordre de 70% contre respectivement 40% et 51% pour les entreprises hongroises et polonaises et 27% pour les entreprises lettones440. Les évolutions permettent aujourd'hui de réunir les conditions nécessaires afin de construire un futur pour l'Europe. Pour les pays d'Europe centrale et orientale, la chute du communisme a offert à l'Europe "la chance d'instaurer enfin un ordre véritablement équitable"441. Toutefois le débat n'est pas à l'égalitarisme mais à la tolérance. Le chemin est encore long pour certains citoyens de l'Union européenne de créer un espace commun égalitaire. Aujourd'hui nous aimerions espérer, non pas seulement "rêver", comme V.Giscard d'Estaing, dans son discours introductif à la Convention sur l'avenir de l'Europe, que la perspective d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, dans sa diversité culturelle se fasse garante de tolérance. 436 "Farmers Protest", polishnews.com, 15 May 2002. Sondage Eurochambres, "Les entreprises des pays candidats et l'adhésion", DREE, 19 juin 2002. 438 Idem, Sondage Eurochambres. 439 Idem, Sondage Eurochambres. 440 Idem, Sondage Eurochambres. 441 Interview avec Vaclav Havel, Le monde, 19 novembre 1998. 437 PAGE 243 SECTION 3 : VALEURS EST ET OUEST EUROPEENNES : CONVERGENCE OU DIVERGENCE ? L'analyse empirique de sondages que nous allons à présent présenter vise à montrer que la diversité des opinions et des valeurs entre les Est-européens et Ouest-européens va bien au-delà des différences entre l'Ouest et l'Est de l'Europe. Le sondage sur "les valeurs européennes" mené en 1991 compare trois groupes de pays Européens : le premier groupe représente un échantillon des premiers membres de l'Union que sont l'Allemagne de l'Ouest, les Pays-Bas et l'Italie ; le deuxième groupe représente un échantillon des derniers membres à avoir intégrés l'Union à savoir la Grande-Bretagne, l'Irlande du Nord et l'Autriche ; le troisième groupe représente un échantillon des pays candidats, la Hongrie, la Slovénie et la Pologne. On constate que le second groupe se distingue assez nettement du premier et troisième groupe qui sont relativement alignés. A la question "devrait-il y avoir des prières journalières à l'école?", le second groupe répond oui à 74.4% contre 35.8% pour le premier groupe et 30.0% pour le troisième. Une telle disparité de résultats s'explique-t-elle par la présence de l'Irlande du Nord dont on sait que la religion est un facteur structurant de la société ? S'il semble difficile de pouvoir généraliser de tels résultats en terme de groupe, ce qui semble intéressant de retenir ici est la cohésion entre les réponses du premier et du troisième groupe. Un autre éclairage provient de l'enquête sur les valeurs mondiales de 1995-1997 avec notamment des questions sur l'homosexualité, la prostitution, l'avortement et le divorce visant à mesurer le degré de tolérance des pays ouest et est-européens442. Le tableau des résultats est disponible en annexe. Certains pays comme la Géorgie, la Macédoine, la Moldavie et la Pologne figurent parmi les moins tolérants avec des taux de dogmatisme dépassant les 60%. Le degré de tolérance en Europe de l'Est est très faible et varie entre 14.5% pour la Bulgarie et 0.5% pour la Géorgie et 4.5% pour la Pologne. Aucun pays 442 Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 79. PAGE 244 ouest-européen ne dépasse les 45.3% de tolérance. La Slovénie avec 20.1% figure parmi les pays les plus tolérants. La Hongrie et la République tchèque ne sont pas représentés. Un troisième sondage à l'égard de la confiance répondant à la question "en règle générale, pouvez-vous avoir confiance dans les gens ou devez-vous être prudent dans vos relations aux gens ?" figure également en annexe. Les résultats montrent que seuls la Norvège et la Suède montrent un degré de confiance supérieur à 50%. Tous les autres pays, qu'ils soient est ou ouest-européens, témoignent d'un fort degré de méfiance. On constate une diversité qui va bien au-delà de l'ancienne fracture est-ouest notamment pour ce qui est de la question sur la tolérance et du premier sondage sur les opinions religieuses. On note, par ailleurs, une certaine cohérence d'ensemble pour ce qui est de la question sur la méfiance. La Slovénie et la Pologne diffèrent radicalement dans les résultats en matière de tolérance et de confiance, la première étant sur une position d'ouverture tandis que la seconde est sur une position de fermeture. La Slovénie apparaît comme beaucoup plus progressiste que la Pologne et que certains pays ouest-européens. Une analyse plus approfondie du système de valeurs pourrait montrer un pays sur la voie du post-modernisme tandis que la Pologne plus traditionnelle migrerait vers le modernisme. Si les pays d'Europe centrale et orientale sont longtemps apparus comme constituant un bloc, un seul voyage permet de vite se rendre compte de la diversité de ces pays et de leurs peuples. Dix ans de vie et de voyage dans ces pays permettent de comprendre la richesse et la diversité de cette partie du monde trop souvent encore ramenée à un bloc. La diversité des valeurs de ces pays s'explique par la culture et l'histoire de ces pays. Au-delà de l'empirisme des sondages, l'histoire de ces pays permet-elle d'apporter quelques éléments d'analyse supplémentaire ? PAGE 245 En ce début de XXIème siècle, les deux Europe héritent d'évolutions politique et économique différentes. Les Européens de l'Ouest émergent doucement d'une phase libérale, plus ou mois ultra-libérale suivant les pays, centrée sur l'intérêt individuel tandis que les Européens de l'Est sortent d'une phase communiste centrée sur l'intérêt des "masses" (même si cette dernière qualification est un peu caricaturale). Si l'on pense en terme linéaire, les deux types de société ne partent pas du même "champ" (ou stade), du même cohérentiel de valeurs même si, on l'a vu, elles partagent un certain nombre de valeurs communes. De même, alors que les Ouest-européens entrent dans une phase post-matérielle tournée vers une consommation de plaisirs intellectuels et de loisirs, les pays est-européens sont en pleine émancipation consumériste (pour ceux qui le peuvent) de biens d'équipement et biens de consommation. La volatilité des marques et la difficulté pour les entreprises de fidéliser leurs clients en est la preuve. L'intervention étatique n'a pas la même connotation dans les ex-pays communistes. A l'opposé de certains pays qui voient dans l'intervention étatique des valeurs progressistes, les postmodernes des pays d'Europe centrale et orientale ne se retrouvent pas dans cette caractéristique443. Il en est de même de la conception des politiques économiques et notamment de la croissance économique. Les postmodernes des ex-pays communistes n'ont pas la même conception de l'économie que d'autres pays occidentaux. La notion de citoyenneté ne fait pas partie de la culture de certains pays d'Europe centrale et orientale. Seules la Pologne et la Hongrie se retrouvent dans le terme de "nation", héritage du dix huitième siècle. Ailleurs, l'identité nationale est assimilée à une ethnie, à une langue ou à une culture. Pour conclure, l'expression de divergence ou convergence n'est pas adaptée à l'échelle des pays d'Europe centrale et orientale en tant que bloc. Nous préférons le terme "cohérentiel" qui nous semble plus adapté. Il y a donc cohérence entre les valeurs ouest443 Abramson Paul R. and Inglehart Ronald, Value Change in Global Perspective, The University of Michigan Press, 1995, p. 114. PAGE 246 européennes et est-européennes, certains pays d'Europe centrale et orientale se rapprochant plus de certains pays d'Europe de l'Ouest en terme de valeurs. De plus, les valeurs des pays d'Europe centrale et orientale varient fortement entre elles. A l'échelle pan-européenne, les valeurs diffèrent bien au-delà des blocs Est-Ouest. Il y a donc une véritable diversité culturelle. SECTION 4 : LA POLOGNE, UN CAS D'EXCEPTION ? Le cas de la Pologne nous est apparu intéressant à soulever. Sur la base de l'enquête de 1990-1993, nous avons découvert que la Pologne constituait une exception. La Pologne n'appartient à aucun groupe cohérent de valeurs. Le graphique présenté en annexe illustre la position de la Pologne proche de celle de l'Inde et de la Turquie qui se distingue des autres pays d'Europe centrale et orientale par un système de valeurs beaucoup plus traditionnel que celui des autres pays ex-communistes444. Cette caractéristique est intéressante et peut s'expliquer par plusieurs facteurs. Tout d'abord la Pologne, ce "pays de nulle part" selon l'expression de Kazimierz Brandys, est un pays tiraillé à travers son histoire par les invasions successives des empires germanique et russe. Dès l'origine, la Pologne aurait été conçue comme un rempart entre l'Ouest et l'Est de l'Europe. Les Polonais auraient ainsi développé une "métaphysique de l'occupation"445. Pour Adam Michnik, "le drame de l'Etat polonais réside dans sa situation géographique"446. Le pacte Ribbentrop-Molotov d'août 1939 préfigura le début de la seconde guerre mondiale par le partage de la Pologne entre le III Reich d'Hitler et la Russie soviétique de Staline. 444 Inglehart Ronald, Modernization and Postmodernization, Princeton University Press, 1997, p. 93. Brandys Kazimierz, En Pologne, c'est-à-dire nulle part…, Seuil, Trad.1978. 446 Michnik Adam, La deuxième révolution, La Découverte, Trad.1990, p. 178. 445 PAGE 247 Aujourd'hui encore, la "re-colonisation" germanique à l'Ouest de la Pologne (région de Wroclaw) depuis le début des années 1990 est parfois mal vécue par les populations et les politiques même si celle-ci n'est pas explicite. Lorsque Kazimierz Brandys parle de "pays de nulle part", il fait référence à la culture polonaise. Selon lui, "la liberté, la tolérance et la solidarité nationale n'ont jamais embrassé la société tout entière"447. D'où "l'irréalité polonaise" s'expliquant par l'absence d'expérience historique, par le fait que la Pologne n'ait connu ni grands mouvements sociaux ni pouvoir centralisé. Ce qui effraie le plus l'écrivain, c'est que le "sarmatisme" (nationalisme passéiste) soit à présent officialisé. Brandys parle de la Pologne des années 1970 mais cette analyse ne pourrait-elle pas expliquer ce différentiel de valeurs noté plus haut ? Pour Kazimierz Brandys, la liberté résulte moins d'une évolution sociale et d'un progrès de civilisation que de la prise de conscience individuelle. A ce titre, le Polonais est loin de lui-même et loin du monde. L'appartenance à des valeurs plus traditionnelles peut s'expliquer par l'importance du christianisme, la Pologne étant le rempart catholique à l'Est de l'Europe. Ses attachements à l'Europe peuvent s'expliquer pour cette "civilisation née de Rome" selon l'expression de Czeslaw Milosz448. Contrairement à d'autres pays d'Europe centrale et orientale, la religion catholique et la pratique religieuse se sont maintenues pendant les années de régime communiste. Ceci peut expliquer en partie l'importance des valeurs traditionnelles en Pologne. Par ailleurs, la Pologne se distingue d'autres pays d'Europe centrale par l'importance de son agriculture, qui même pendant la période communiste, est demeurée privée en grande majorité et peu affectée par le collectivisme. La mentalité agraire, de défense de territoire, est donc très présente en Pologne. 447 448 Ibid, Brandys Kazimierz, p. 30. Milosz Czeslaw, La pensée captive, essai sur les logocraties populaires, Gallimard, Trad.1953, p. 40. PAGE 248 Pour Adam Michnik, la fidélité des paysans à la terre constituait une forme de résistance à l'impérialisme soviétique449. De même, la fascination pour la civilisation occidentale et la fidélité à l'Eglise catholique ont participé à la forteresse spirituelle de la Pologne. La nature de cette résistance, peut donc expliquer l'ancrage de la Pologne dans des valeurs plus traditionnelles que celles de ces voisins d'Europe centrale. Elles seraient liées à la "métaphysique de l'occupation" dont parle Kazimierz Brandys. 449 Michnik Adam, La deuxième révolution, La Découverte, Trad.1990, p. 11. PAGE 249 Conclusion du chapitre Franciszek Draus note que les pays d'Europe centrale et orientale ne considèrent pas "la culture institutionnelle occidentale comme traduction historique de l'idéal moderne de la liberté et de la démocratie, mais comme une technologie politique et administrative devant leur assurer une transformation rapide, une prospérité économique et une stabilité politique". Les systèmes institutionnels de ces pays sont selon lui "artificiels au double sens du terme : parce qu'ils ont été établis à partir de modèles occidentaux et qu'ils ne possèdent pas d'enracinement sociétal propre"450. Cet argument est intéressant car il révèle explicitement le poids et le rôle des valeurs dans chacun de ces pays. Pendant leur isolement les pays d'Europe centrale et orientale ont développé des systèmes administratifs lourds mais adaptés à des économies planifiées et industrialisées à outrance. C'est en cela que le choc de l'effondrement des "démocraties populaires" (l'expression est de François Fejto) rend la période de transition nécessaire. Leur volonté de rejoindre l'Europe passe par l'acquisition du modèle néo-libéral occidental (ou acquis communautaire), sans que pour autant, une culture propre se soit développée et permette une appropriation du modèle européen. Au niveau des enquêtes sur les valeurs, le passé des Européens de l'Est a plusieurs implications. Tout d'abord, venant de l'économie planifiée, les Européens de l'Est aspirent à une économie de marché, leur vision économique est donc plus libérale. D'autre part, dans le domaine politique cette vision libérale est portée par les réformistes de droite ce qui réduit la gauche aux communistes. La distinction gauche-droite n'est donc pas la même qu'en Europe de l'Ouest. Dans d'autres domaines comme celui de la religion, le régime communiste, bien qu'officiellement anti-religieux, a laissé une situation très diverse. L'enquête sur les valeurs des Européens de 1999, disponible en annexe, montre une forte religiosité des pays catholiques (Pologne, Croatie, Slovaquie, Lituanie, Slovénie pour une part), une 450 Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes Notre Europe, n°11, 2000, p. 15. PAGE 250 religiosité moyenne (Lettonie, Hongrie) ou faible (République tchèque, Estonie) des pays mixtes. Dans les pays orthodoxes, le contraste est fort entre la Roumanie, très religieuse, et la Bulgarie et la Russie, assez peu religieuses451. En terme d'appartenance à une religion et de pratique cultuelle, les sondages se rapprochent donc de ceux d'Europe de l'Ouest. Les valeurs de "stabilité, prospérité et liberté" qui sont les valeurs d'origine du projet européen des premières Communautés sont reprises aujourd'hui à la Convention sur l'avenir de l'Europe par les représentants politiques des pays d'Europe centrale et orientale. Au-delà des dissensions politiques, les valeurs exprimées montrent un attachement aux valeurs d'origine. Il est intéressant de noter que les conceptions de l'Europe, décrites par certains intellectuels de l'Est comme Vaclav Havel, inscrivent l'appartenance nationale dans une dimension européenne, occidentale et même parfois planétaire. Pour eux, l'appartenance à l'Europe est signe d'appartenance au monde occidental. Ce sentiment d'appartenance explique aussi leur attachement à l'égard des Etats-Unis et aux relations transatlantiques. Cependant, ce sentiment commun d'appartenance occidentale ne saurait cacher une nette différence de valeurs entre celles évoquées par les intellectuels, qui incluent les valeurs de solidarité, de conscience planétaire, de respect de l'autre, de tolérance, intégrant des concepts sophistiqués comme unicité/diversité et sens/action, et celles des représentants politiques dont le discours dénote, à quelques nuances politiques près, une forme de "pensée unique". D'autre part, en comparant les valeurs des pays candidats et celles des pays membres, à travers les discours du Livre Blanc sur l'Elargissement de l'Union européenne, il ressort deux traits principaux. Tout d'abord, les discours de la Finlande et dans une certaine mesure, de la Grande-Bretagne sont ponctués de valeurs plus sophistiquées (Phase III et IV de Brian Hall, "émancipation et interdépendance") que celles par exemple de l'Autriche, de la Belgique ou de la France (Phase I et II de Brian Hall, "sécurité et 451 "Les valeurs des Européens", Futuribles, juillet-août 2002, p. 156. PAGE 251 appartenance"). Cependant dans l'ensemble, les valeurs dominantes, à la fois dans les discours des représentants politiques est-européens et ouest-européens s'ancrent dans des valeurs de type institutionnel et d'appartenance. Il y a donc, au niveau des discours, une forte cohérence entre les représentants politiques de l'Est et de l'Ouest de l'Europe. PAGE 252 CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE : LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" EN EUROPE Nous avons constaté qu'une analyse des valeurs permet une compréhension d'un ensemble complexe de données soit individuelles, organisationnelles ou sociétales. Les valeurs sont propres aux individus ou aux sociétés. Il n'y a pas de bonnes et mauvaises valeurs. Il ne s'agit pas de transformer les valeurs de chacun en jugement de valeurs. On conçoit que cette notion fait appel à un respect de l'autre, à une tolérance ontologique, à une "éthique de l'altérité"452. La réponse peut-être laïque, religieuse, mystique, spirituelle ; comme on l'a vu, elle commence déjà par l'individu et une conscientisation de son propre soi et de son environnement. D'où l'importance attribuée à la notion de sujet et de singularité dans les questions de modernité. Au niveau économique, comme le souligne Amartya Sen, "la bonne marche d'une économie d'échanges repose sur la confiance mutuelle et sur le recours à un ensemble de normes implicites et explicites"453. Au niveau social, cela implique une reconnaissance des valeurs de l'autre et un respect pour ces valeurs. Au niveau politique, les instances publiques sont amenées à prendre en compte non seulement les exigences de justice et la portée des valeurs mais également les valeurs auxquelles adhèrent les individus. Nous avons montré dans cette seconde partie en quoi la Charte européenne est porteuse de nouvelles valeurs et témoigne de l'évolution des systèmes de valeurs des Européens. Elle reconnaît implicitement que le premier projet politique de l'Europe construit sur la défense des valeurs de liberté, prospérité et sécurité implique à présent, du fait des transformations du système-monde (première partie), de construire un nouveau projet politique sur la base de nouvelles valeurs qui restent à partager. Nous avons proposé les suivantes : interdépendance-responsabilité, tolérance, authenticité, solidarité. 452 453 Saloff-Coste Michel et Dartiguepeyrou Carine, Les horizons du futur, Guy Trédaniel, 2000. Sen Amartya, Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 1999, Trad. 2000, p. 262. PAGE 253 En se plaçant de ce point de vue, on comprend alors que l'élargissement aux PECOS peut devenir une opportunité pour l'Europe dès lors où le processus d'intégration s'appuie, à travers le dialogue et la conscientisation des enjeux européens, sur le partage de ces nouvelles valeurs. Les valeurs n'ont pas vocation à dicter une finalité politique. Dans un contexte politique et économique (première partie) où la complexité et le chaos rendent l'union, l'harmonie et la cohérence difficiles, les valeurs permettent de souder, le plus souvent de façon implicite, des communautés de personnes. La thèse que nous cherchons à défendre est qu'une conscientisation des valeurs peut servir en tant que processus, à commencer par le processus d'intégration, à l'édification d'un projet européen. Les "nouvelles valeurs" peuvent également nous aider à repérer les formes en émergence. L'enjeu de l'Europe est d'offrir cet espace de liberté et de conscientisation aux Européens mais également aux Européens de l'Est. Dans le contexte d'élargissement, la dimension de frontières territoriales perd de son importance. Il reste à l'Europe de mettre au service ses valeurs avant-gardistes, humanistes et à présent postmodernes, comme elle l'a fait dans le passé, à des fins politiques et sociales. L'Europe est aussi terreau de la complexité en ce qu'elle doit composer entre les "traditionnels", les "modernes" et les "postmodernes" ou "créatifs culturels"454. Les "traditionnels" demeurent importants en Europe, de l'ordre de 20%, et sont en baisse mais la remontée de l'influence de l'extrême droite semblerait exprimer un certain repli de cette population sur elle-même et une certaine régression vers des valeurs de base. Une partie d'entre eux représentent la frange anti-européenne, les nationalistes et les extrémistes de droite présents en Europe de l'Ouest comme en Europe de l'Est. Les "modernes", sont estimés représenter 50% de la population. Ils sont très fortement représentés au sein des institutions comme des entreprises. Ils sont globalement proeuropéens dans un esprit d'amélioration de la fluidité des marchés et de la modernisation politique des pays. Ils conçoivent la "société de l'information" et l'élargissement comme une opportunité économique pour la société industrielle, non comme un changement profond qui implique la construction d'un projet sociétal autour de la connaissance. Les 454 Référence aux travaux de Paul Ray développés dans le chapitre V de la première partie de cette thèse. PAGE 254 "créatifs culturels" ou "postmodernes" sont de l'ordre de 25% à 30% en Europe. Il semblerait qu'ils représentent la catégorie dont la croissance est la plus rapide. Ils sont fortement représentés dans les organisations non gouvernementales et dans les professions indépendantes. Les écrits du Forum de la Société de l'Information et des travaux de la Cellule de prospective de la Commission européenne, porteurs de valeurs "de libération" et "d'interdépendance" (Phases III et IV de Brian Hall) et les programmes politiques développés par l'Union, porteurs de valeurs sécuritaires et institutionnelles ( Phases I et II) illustre ce décalage455. Par ailleurs, à l'ère des technologies de l'information et de la communication, des réseaux, des communautés, des micro-projets et mouvements, d'une société civile en demande de "démocratie participative", l'absence relative de débats en matière de démocratie et de gouvernance au sein de l'Europe institutionnelle contribue à renforcer la thèse du différenciel paradigmatique tel que le décrit Thomas Kuhn. Il y a "révolution" au sens kuhnien du terme en ce que la révolution politique en Europe se fait aujourd'hui en dehors des institutions et "vise à changer les institutions par des procédés que ces institutions elles-mêmes interdisent"456. Cet énoncé renforce l'argument selon lequel les technologies de l'information et de la communication peuvent faciliter le processus de "démocratie participative". Cette analyse confirme, par ailleurs, le rôle fondamental de la société civile au sein de laquelle un nouveau projet politique a plus de chance d'éclore. La "sortie de la modernité" de l'Europe est douloureuse et polarise à elle seule un certain nombre de résistances au niveau de l'intégration européenne. Tant du point de vue de l'Europe des Quinze que de l'Europe élargie, l'Union semble vouloir progresser dans son intégration, sans parvenir à mettre en oeuvre. Comment expliquer cette impression de chaos et d'ordre à la fois ? Ordre parce que la construction du projet européen avance ; chaos parce que l'on vit des transformations sans savoir ce qu'il en adviendra. La pensée complexe reconnaît cette apparente contradiction dans ce qu'elle appelle la dialogique qui unit "deux principes ou notions antagonistes, qui apparemment devraient se 455 Référence aux travaux de Brian Hall développés dans le chapitre V de la première partie et dans le chapitre III de la seconde partie. 456 Kuhn Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1962, Trad.1970, p. 134. PAGE 255 repousser l'un l'autre, mais qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité"457. Comment alors ne pas pouvoir déboucher sur une compréhension de ce rapport chaos-ordre ? Il n'est pas possible de "deviner" ce qu'il va advenir car nous savons à présent qu'un système est lui-même producteur et causateur de ce qui le produit (principe de récursion). On pourrait donc dire que le monde, et donc l'Europe, sont dans une période du règne de l'incertain. Pour Edgar Morin, le monde est dans une phase particulièrement incertaine parce que les "grandes bifurcations historiques ne sont pas encore prises", "que nous sommes dans une époque où nous avons un vieux paradigme, un vieux principe qui nous oblige à disjoindre, à simplifier, à réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer sans pouvoir faire communiquer ce qui est disjoint et sans pouvoir concevoir des ensembles, et sans pouvoir concevoir la complexité du réel". Nous sommes, ajoute-il, dans "une période entre deux mondes" ; l'un qui est en train de mourir mais qui n'est pas encore mort, et l'autre qui veut naître, mais qui n'est pas encore né"458. Nous pensons qu'il en est de même du projet européen. La "société de l'information" n'existe pas ; pas plus que l'utopie d'une Europe de la connaissance. L'analyse de la politique européenne en matière de "société de l'information" montre que l'Europe a su réagir plus vite que dans les autres domaines de la politique communautaire en incorporant les pays en cours d'adhésion relativement tôt dans le processus. Même si la politique en matière de "société de l'information" des PECOS est très alignée sur celle de l'Union européenne, il n'en demeure pas moins que l'Europe reconnaît l'importance de développer une plate-forme commune ne serait-ce qu'au niveau de la sécurisation de l'infrastructure technologique. En cherchant à étendre le processus de déploiement d'instruments politiques avant même la confirmation de l'adhésion des pays candidats, l'Europe montre une capacité d'anticipation et de proactivité à l'égard des PECOS. Cette attitude témoigne de la capacité de l'Europe à valoriser à travers un projet, en l'occurrence ici "la société de l'information", une intégration de ses futurs Etats membres. Cette analyse conforte notre idée selon laquelle le développement de processus d'apprentissage et de connaissance peut contribuer de 457 458 Morin Edgar, Le Moigne Jean-Louis, L'intelligence de la complexité, L'Harmattan, 1999, p.254. Idem, Morin Edgar, p.40. PAGE 256 manière significative à l'intégration économique, sociale et politique de pays membres de l'Union. Par ailleurs, notre analyse montre que l'Europe cherche à exprimer sa singularité, en particulier par rapport aux Etats-Unis, à travers les dimensions sociales (emploi et apprentissage tout au long de la vie), culturelles (droits d'auteurs, exception culturelle), politique et économique (économie de la connaissance et non économie digitale) de la "société de l'information". Cependant, la politique européenne en matière de "société de l'information" porte en elle également les limites actuelles du système politique et économique de l'Union européenne. D'une part, elle montre les limites de l'équilibre du "triangle institutionnel" tel que le définit Quermonne (première partie), du consensus inter-gouvernemental et d'un système qui stagne. Elle illustre, en outre, la nécessité pour l'Union européenne de développer une vision et politique commune plus ambitieuse et véritablement européenne. Elle marque les limites du modèle économique néo-libéral à travers une course à la compétitivité reposant sur des critères de création de valeur dépassés, des indicateurs économiques de mesure inadaptés et des objectifs à trop court terme. Elle tend à nuire in fine aux intérêts des petites et moyennes entreprises à la recherche d'un environnement flexible et favorisant la prise de risque ; à défendre des règles anticoncurrentielles arbitraires (par exemple, dans le cas de la volonté de rachat par Schneider Electric de Legrand) ; à ériger des systèmes réglementaires favorisant le lobbying (donc des entreprises les plus puissantes) et handicapant les entreprises déjà engagées dans une responsabilité sociale supérieure à la moyenne (par exemple, EDF). Enfin, la politique européenne en matière de "société de l'information" témoigne de l'importance de la connaissance en tant que mode de développement des sociétés européennes sans pour autant véritablement se donner les moyens de mettre en œuvre. C'est à ce titre que nous pensons que la mise en place d'une société reposant sur la connaissance implique une transformation du modèle économique sur la base de valeurs postmodernes. Certains comme Armatya Sen, prix Nobel de l'économie, montre le chemin de la transformation de la pensée économique. La thèse que nous défendons est PAGE 257 donc que la dynamique de l'intégration du système européen ouvert aux PECOS réside avant tout dans les processus de production, de coordination, de transmission de connaissances associées à des structures de valeurs postmodernes. Ainsi cet "entre-deux" dont parle Edgar Morin se ressent-il dans les limites du système sur lequel l'Europe s'est batie ces derniers siècles sans pour autant qu'elle puisse voir se dessiner les contours d'un nouveau système. Immanuel Wallerstein rejoint ce constat d'incertitude lorsqu'il écrit : "Les systèmes naissent tout d'abord ; ils vivent de longues années (de longs siècles) selon certaines règles ; à un moment critique, ils entrent en déséquilibre, ils bifurquent et se transforment en quelque chose d'autre. La période finale, la transition, est particulièrement imprévisible, mais en même temps extraordinairement perméable aux entrants individuels et de groupe (…)"459. Cet incertain nous amène donc naturellement à essayer de le palper, de le décrire, de s'en rapprocher. Ce sera l'objet de notre troisième partie où nous chercherons à répondre aux questions suivantes : Quelles sont les visions de l'avenir de l'Europe ? Incorporentelles les enjeux liés à la "société de l'information" ? Dans quelle mesure l'élargissement impact-il le futur de l'Europe ? Quelles sont les facteurs structurants et les facteurs variables ? Nous proposerons pour finir notre vision de l'avenir, celle de l'Europe de la connaissance. 459 Wallerstein Immanuel, L'utopistique ou les choix politiques du XXIème siècle, L'Aube, Trad. 2000, p.136. PAGE 258 TROISIEME PARTIE IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET DE LA POLITIQUE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE L'EUROPE PAGE 259 INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE L'analyse des grandes tendances du futur à l'horizon 2020-2050 en première partie avait pour objectif de positionner l'Europe dans un contexte mondial. Nous avons analysé en seconde partie la politique européenne en matière de "société de l'information" dans la perspective de l'élargissement. Elle nous a permis de comprendre les particularismes de la politique européenne. Nous avons, en outre, pu analyser les fondements théoriques de la "société de l'information". Ceux-ci nous ont montré le lien avec l'évolution de phénomènes plus complexes, caractérisés par un changement de paradigme. Il semblerait, que les changements que nous vivions impliquent un changement radical de nos modes de représentation. Pour certains, ce changement de paradigme pourrait conduire à l'émergence d'une nouvelle civilisation. S'il n'est pas possible de trancher sur cette question à ce stade, nous cherchons à montrer tout au long de cette thèse l'importance de la prise de conscience. Pourquoi l'Europe ne parvient-elle pas à mettre en œuvre son projet politique ? Pour Castells, la mondialisation, l'affirmation identitaire et la crise de l'Etat-nation influencent le processus "d'unification de l'Europe" et, à travers lui, le monde du siècle prochain. Cette unification de l'Europe est à la fois une tentative de riposte à la mondialisation et son expression la plus avancée. Riposte, parce qu'elle répond à des objectifs avant tout politiques ; expression, car les critères de convergence fixés par le Traité de Maastricht ressemblent beaucoup à ceux imposés par le Fonds monétaire international. Cette analyse met en lumière le fragile équilibre entre les intérêts politiques et économiques du projet européen. Plus que cela, elle met en évidence le difficile arbitrage propre à l'ère de l'information entre flux et identités. L'exercice démocratique, en donnant plus de pouvoir d'exécution à la Commission européenne, détrône le nationalisme qui, pourtant plus que le fédéralisme, accompagne l'unification de l'Europe. Manuel Castells exprime bien, il nous semble, cette complexité entre identités PAGE 260 nationales et identités en terme de langue et d'ethnicité. Il fixe le mouvement de l'Europe entre internationalisation économique et décentralisation culturelle. Cependant sur quelle base l'intégration européenne peut-elle se construire ? L'unification européenne ne peut se faire, selon lui, sur la base du Christianisme du fait du déclin du sentiment religieux, ni sur celle de la démocratie du fait de la crise de l'Etat-nation, ni sur l'ethnicité du fait de sa trop grande diversité. L'unification n'interviendra que si l'Europe développe une identité qui repose sur un "projet" ce qu'il appelle "l'identité-projet"460. Quel est donc cet "identité projet" ? En quoi l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale peut-il influencer l'avenir de l'Europe ? Quels sont les scénarios envisagés sur l'avenir de l'Europe ? Nous ne sommes pas optimistes quant au futur de l'Europe. Nous avons donc retenu des scénarios sur les risques systémiques et des scénarios noirs. Cependant, nous ne pouvions finir cette thèse sur un ton "apocalyptique". Les propos de Jean Monnet sont là pour rappeler que "les obstacles (de la construction européenne), on ne peut en douter, seront de plus en plus nombreux à mesure que l'on s'approchera du but parce que, dans la construction de l'Europe comme dans tout autre grande entreprise, les hommes poussent devant eux les difficultés les plus graves, laissant à leurs successeurs le soin de les résoudre"461. C'est pourquoi nous finirons la troisième partie par une section intitulée "Pour une Europe de la connaissance" qui ouvre de façon constructive sur des propositions pour l'Europe d'ici 2020. 460 Castells Manuel, La société en réseau, L’ère de l’information, tome 3, Fayard, 1996, Trad.1998, 1996). p 394. 461 Monnet Jean, Mémoires, Fayard, 1976, p. 612. PAGE 261 CHAPITRE I L'ELARGISSEMENT DE L'UNION EUROPEENNE "L’Europe n’est pas seulement sans vraies frontières. Elle est aussi dépourvue d’unité géographique interne. De ce point de vue, son originalité est, pour ainsi dire, son manque d’unité (…)", Edgar Morin, Penser l'Europe, p.41. "(…) la question de l'élargissement est la plus fondamentale qui soit pour l'avenir de la construction européenne", Jacques Attali, Europe(s), p.164. SECTION 1 : LES FRONTIERES DE L'EUROPE : "FIN DE L'HISTOIRE" OU FIN DE LA GEOGRAPHIE ? Aujourd'hui, l'élargissement de l'Europe répond moins à une définition de l'Europe géographique qu'à des contraintes économiques et politiques. Les débats d'une Europe allant de l'Atlantique à l'Oural ou seulement élargie à l'Europe centrale ne sont plus aussi véhéments que pendant la seconde moitié du vingtième siècle. Encore présents au début des années 1990, ils disparaissent peu avant la seconde moitié des années 1990. L'appartenance à l'Europe des anciennes "démocraties populaires" ne se pose plus en terme géographique. C'est comme si les pays d'Europe centrale et orientale avaient pris ou plutôt repris leur place au sein de l'Europe. Cette révolution coïncide avec un des rapports de la Commission européenne soumis au sommet de Lisbonne (26-27 juin 1992) constatant "qu'il n'est ni possible, ni opportun d'établir les frontières de l'Union européenne, dont les contours seront encore redéfinis dans les années à venir". Et la Commission de noter que le terme "européen" n'a pas été officiellement défini par les traités, "ce terme combinant des éléments géographiques, PAGE 262 historiques et culturels qui contribuent tous à l'identité européenne". "L'expérience commune de proximité, d'idées, de valeurs et d'interaction historique ne saurait être conduite à une simple formule et suppose d'être revue par chaque nouvelle génération"462. Le caractère constructif et pour certains "élusif"463 de l'Europe est un élément essentiel de son essence. En définissant ainsi le caractère européen, les dirigeants européens se laissent une marge de manœuvre considérable en vue de demandes d'adhésion potentielles. On peut cependant se demander, par exemple, dans quel cadre s'inscrit, par exemple, le refus de la demande d'adhésion du Maroc en 1987 et la confirmation de l'éligibilité de la Turquie (dont la demande d'adhésion a suivi en 1987) qui intervient après plusieurs refus. Dans ce contexte, les "frontières intérieures" de l'Union posent un problème relatif à une Union destinée à s'étendre. Les conclusions du rapport de la Cellule de prospective de la Commission européenne sur l'impact à long terme de l'élargissement insistent à la fin des années 1990 sur la nécessité de développer une institution pour la défense des minorités et pour la gestion des migrations. Aujourd'hui soit deux ans avant l'adhésion formelle prévue pour 2004, l'impact des migrations est-européennes se fait déjà sentir. Pour certains, l'impact des migrations est déjà présent et ne devrait pas augmenter de manière significative après l'adhésion. On estime entre 7 et 8.5 millions les minorités romano-gitanes en Europe464. Celles-ci sont intéressantes par leur mode de survie qui s'apparente en partie au premier type de société "chasse-cueillette" décrite par Michel Saloff-Coste. En effet, pour ce dernier, le type "chasse-cueillette" est caractéristique des sociétés en mode minimal de survie. Ces minorités constituent un enjeu pour l'Union dans le sens où elles échappent à tout sentiment d'appartenance européenne et ne se retrouvent pas dans l'idéal de communauté en création. Les migrations économiques venant de l'Est proviennent à l'heure actuelle pour 85% de "touristes" (visa de tourisme) 462 Propos cités dans Le Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe, des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, 1999, p. 149-150. 463 Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 10. 464 Idem, Final Report on the Reflection Group, p. 78. PAGE 263 qui viennent travailler pour une période allant de 2.5 à 3 mois. Ces "touristes" sans permis de travail sont estimés entre 600 000 et 700 000 et font plusieurs voyages dans l'année465. Parmi les travailleurs déclarés, 300 000 viennent d'Europe de l'Est. A cela, il faut ajouter les personnes qui traversent les frontières de l'Allemagne et de l'Autriche notamment de façon journalière. En Pologne, on les appelle les "fourmis". Leurs activités de vente n'ont pas d'impact financier majeur pour l'Union. La troisième catégorie de migrants est représentée par les étudiants qui, à la suite d'une bourse, peuvent décider de rester dans le pays où ils ont fait leurs études. Enfin, certains professionnels, en général, jeunes et diplômés peuvent s'installer dans l'Union pour bénéficier de salaires plus importants mais aucune indication de leur nombre n'est disponible. Cependant, même si l'on peut s'interroger sur les frontières internes, celles-ci ne posent pas de problèmes insurmontables. Les mouvements de migration, bien que présents, ont des incidences bien moins négatives que positives puisqu'elles participent à la libre circulation des personnes. Dans un monde d'interdépendance où les inégalités augmentent, ce sont, de fait, les "frontières extérieures" qui posent des problèmes plus fondamentaux liés aux disparités économiques et politiques entre pays. Si l'idée semble être acceptée d'étendre le territoire géographique de l'Europe notamment aux PECOS, la question de la gestion des migrations se pose dès lors pour les frontières de la Pologne avec la Biélorussie, la Russie (Kaliningrad), la Lituanie et l'Ukraine. Aucune adhésion à l'Union n'est prévue pour ces pays sauf pour la Lituanie. En ce qui concerne l'entrée potentielle de la Turquie dans l'Union, celle-ci impliquerait des frontières extérieures avec la Géorgie, l'Arménie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. Le cas de la Turquie n'est pas traité dans cette thèse malgré tout l'intérêt géopolitique de ce pays. Bien que son ancrage dans la religion dominante musulmane, la Turquie moderne a opté pour la laïcité de l'Etat. Elle est également un pays au poids géopolitique significatif du fait de son positionnement dans les Balkans, de ses relations avec la Russie et les anciennes républiques soviétiques, et de son "rôle stabilisateur"466 avec le Proche-Orient. Elle constitue en outre une base militaire stratégique pour les Américains et pour l'OTAN. 465 Ibid, Final Report on the Reflection Group, p. 51. Béhar Pierre, Une géopolitique pour l'Europe, vers une nouvelle Eurasie?, Editions Desjonqueres, 1992, p. 154. 466 PAGE 264 La question n'est déjà plus pour l'Union européenne de gérer l'élargissement aux pays candidats ici étudiés (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne et Lituanie) mais aux pays du dehors qui ne sont pas encore candidats mais aspirent pourtant à en faire partie. Cela implique, on le voit, la nécessité de développer une politique étrangère de l'Union européenne, ouverte sur le monde. Cela suppose que les Etats membres s'entendent sur la politique intérieure de l'Union et évitent de rentrer dans une attitude d'Europe "forteresse" coupée de l'extérieur. Le critère géographique se fait moindre au bénéfice de la culture et de l'appartenance identitaire des pays en question. Pour Samuel Huntington, les conflits les plus importants auront lieu "entre peuples appartenant à des entités culturelles différentes"467. Les tensions au Moyen-Orient et Proche-Orient sont la marque des oppositions entre religions. Pour lui, les pays d'appartenance catholique seraient plus prédestinés à intégrer l'Europe que les pays musulmans comme la Turquie ou orthodoxes comme la Serbie ou la Russie. Traitant du cas de la Pologne, Gilles Lepesant propose trois types de "références territoriales"468. Le territoire institutionnel et économique relié à l'Union européenne, le territoire imaginaire de type historique, et une référence identitaire liée à l'appartenance centre-européenne. Par ailleurs, la présence de moyens de transport de plus en plus rapides donne une autre représentation des distances. La notion d'éloignement et de contrainte de déplacement diminue, celle de proximité géographique se renforce. Enfin, le développement des transferts d'information à travers les sociétés postales comme DHL, les réseaux de communications Internet ou Intranet, le travail sur ordinateur en réseau notamment dans le domaine des marchés financiers compriment la notion de temps. 467 Huntington Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, Trad. 2000, p. 23. Lepesant Gilles, "Quelles frontières pour l'Union européenne élargie?". Chargé de recherches au CNRS. 468 PAGE 265 Les contraintes géographiques semblent "exploser" elles aussi avec l'accélération des échanges et le passage à une "société de l'information". La notion même de géographie se réinvente au regard des nouvelles réalités temporelles. C'est comme si la notion de territoire devenait quelque part obsolète. Ce qui importe, c'est l'expérience culturelle de l'individu dans son nomadisme. C'est ce rapport entre "lieu et non lieu" décrit par Marc Augé469. Comme l'exprimait déjà Michel Foucher en 1993, le continent européen se caractérise par une unité de lieu mais pas encore une unité de temps. Dix ans plus tard, l'émergence de la "société de l'information" nous mène vers cette unité de temps. De fait, la fracture devient plus forte entre ceux qui ont/ ceux qui n'ont pas accès (à l'eau, la nourriture, l'information, l'éducation etc…), entre le monde rural et le monde urbain, entre le territoire qui fait ou pas partie du réseau. Il y a plus de disparités entre villes et campagnes hors réseaux qu'entre réseaux de villes connectées, entre les lieux où il y a des investissements directs et là où il n'y a en a pas470. On peut donc se demander si la fin de la réflexion sur la géographie de l'Europe ne correspond pas finalement à "la fin de l'histoire" (pour reprendre l'expression de Fukuyama), celle de l'histoire des démocraties populaires. Les frontières de l'Europe prennent une nouvelle forme politique. Comme nous l'avons vu en première partie, l'Europe doit se construire en interdépendance avec le reste du monde. Le renforcement de sa communauté interne doit l'aider à renforcer sa diplomatie à l'extérieur de l'Union. L'élargissement n'est donc pas une fin en soi. Il est une dynamique. Il participe en cela à une construction et maximise la gestion des différences à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Union. En cela, l'Europe constitue un fabuleux terreau de la complexité. SECTION 2 : LE CADRE POLITIQUE DE L'ELARGISSEMENT La décision d'intégrer les PECOS au sein de l'Union remonte au Conseil européen de Copenhague du 22 juin 1993. Ce n'est que quatre ans plus tard, lors du Conseil de 469 470 Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994. Le dessous des cartes, émission télévisée sur ARTE, 15 décembre 2001. PAGE 266 Luxembourg du 12 et 13 décembre 1997, que l'ouverture des négociations avec six pays (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne, Estonie et Chypre) est décidée. Les négociations d'adhésion débutent en 1998 pour l'Estonie, la Hongrie, la Pologne et la Slovénie et en 2000 pour les autres pays candidats. Le 13 octobre 1999, la Commission européenne décide de commencer les négociations avec l'ensemble des pays candidats et non plus seulement les six de l'Agenda 2000. Les négociations sont ouvertes avec la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Lituanie et la Lettonie. L'accord de Berlin du 24 et 25 mai 1999, définit un ensemble de réformes du budget de l'Union et de mécanismes d'intervention de la Commission européenne concernant essentiellement les fonds structurels et la Politique Agricole Commune (PAC). Le sommet de Cologne sous la présidence allemande signale le début d'une phase de réforme institutionnelle prévue pour aboutir en 2001. Le sommet de Helsinki de décembre 1999 décide de mettre à pied d'égalité l'ensemble des treize pays (Hongrie, Slovénie, République tchèque, Pologne, Estonie, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie, Lituanie, Lettonie, Chypre, Malte et la Turquie) pour l'adhésion à l'Union. Le Conseil européen de Nice (décembre 2000) et les déclarations du commissaire Gunter Verheugen, en charge de l'élargissement, selon lesquelles les premières adhésions devraient intervenir avant 2005 donnent une accélération à l'élargissement471. Cette relance du processus d'élargissement intervient plus d'une dizaine d'années après l'effondrement du mur de Berlin, symbole de la fin de la guerre froide. Cela explique en partie pourquoi le processus est perçu comme lent pour ceux qui souhaitent intégrer. Les accords d'association visant à établir une zone de libre-échange à l'horizon 2002 sont signés au début des années 1990 et les demandes d'adhésion interviennent au milieu des années 1995. Le Conseil européen de Laeken (décembre 2001) confirme la clôture des négociations avant la fin 2002 exception faite de la Roumanie et de la Bulgarie. 471 Les premiers propos de Gunter Verheugen proposaient que les premiers pays adhérents puissent voter aux élections européennes de 2004. Il se félicitait également de l'espoir du président Kwasniewski de Pologne de faire entrer son pays en 2003. Gunter Verheugen, "The enlargement process after Nice", Brussels, 16/01/2001. Les discours de Gunter Verheugen sont accessibles sur le site www.europa.eu.int/comm/enlargement/docs/speeches/index.htm PAGE 267 Les critères d'adhésion retenus sont de trois ordres : politiques, économiques et administratifs, ce dernier étant connu sous le terme d'acquis communautaire472. Le critère politique consacre la nécessité pour le pays candidat d'être muni d'un système démocratique libéral et plus généralement de souscrire "aux finalités politiques" c'est-àdire aux objectifs de long terme de l'Union européenne, garantissant la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection. La grande majorité des pays candidats satisfont aux critères politiques bien que des résultats insuffisants aient été relevés par la Commission européenne dans le cadre de la modernisation de l'administration publique. Beaucoup plus graves, des phénomènes régressifs sont notés tels que le renforcement des niveaux de corruption, le développement de la mafia ainsi que l'apparition de la traite des femmes et des enfants. Les critères économiques exigent l'existence d'une économie de marché viable qui puisse résister face à la pression concurrentielle et aux forces du marché intérieur. Les pays candidats mettent en place depuis le début des années 1990 les leviers d'une économie de marché mais ne sont pas considérés comme pouvant faire face à une pression concurrentielle et aux forces de marché. Certains à court terme comme l'Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, d'autres à plus long terme comme la Lituanie, la Lettonie et la Slovaquie. La Roumanie et la Bulgarie (ainsi que la Turquie) ne satisfont pas deux des trois critères économiques. Les limites des progrès liés à l'adoption, à la mise en œuvre et au respect de "l'acquis communautaire" se situent principalement dans l'absence d'institutions dans les pays candidats capables de gérer ces critères. C'est dans la négociation des 31 chapitres de l'Union que résident bon nombre d'opacités et l'évaluation au cas par cas qui apparait parfois comme trop subjective. C'est également grâce à cet espace subjectif que chaque pays peut négocier avec la Commission européenne un prolongement dans la mise en place de certains volets de l'acquis communautaire. 472 "Stratégie pour l'élargissement et rapport www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e50005.htm PAGE 268 sur les progrès des candidats", Il est intéressant de noter et ce, dès à présent, que les conditions d'admission ne sont pas soumises au caractère "européen" d'un pays mais à "un accord entre les Etats membres et l'Etat candidat"473. L'identité européenne basée sur des éléments géographiques, historiques et culturels ne constitue pas en tant que telle un critère. Nous trouvons là l'un des facteurs explicatifs de la difficulté du processus d'élargissement. Celui-ci se fait dans un cadre politique, économique et légal. Les valeurs européennes sont implicitesnon explicites et ne sont pas déclinées en terme d'objectifs à satisfaire et de degré de maturité à atteindre. C'est là une des raisons principales des difficultés du processus d'élargissement. Chaque pays, qu'il soit candidat ou membre, dispose de son propre champ de représentation et de valeurs ainsi que de sa propre expérience et maturité sociétale. Chacun évalue à sa propre image. L'éventail de valeurs entre, par exemple, la France, la Suède, la Pologne, la Russie et le Kazakhstan est donc très large, ce qui rend difficile une compréhension en profondeur des enjeux européens. L'écart qui apparaît comme parfois important entre les Quinze ne peut pas être négligé avec les pays d'Europe centrale. Les valeurs sont donc essentielles et doivent guider le déploiement d'une politique sur la base d'objectifs partagés. Nous reviendrons sur ces questions. "La nouvelle stratégie pour l'élargissement" s'accompagne donc de deux volets d'évaluation. Les pays candidats sont évalués par rapport aux progrès réalisés par rapport aux critères d'adhésion (décrits plus haut) et par rapport aux négociations d'adhésion474. On peut célébrer le caractère herméneutique du processus qui cherche à construire en avançant. Cependant, à certains égards, il pourrait faire l'objet d'une anticipation plus holistique. Le programme n'est pas décliné véritablement à court et moyen terme, encore moins à long terme. La tâche à remplir est lourde juridiquement et administrativement. Elle ne permet pas de réflexion sur les grands axes politiques et ne constitue pas de fait une base appropriée pour le débat. Dans ce contexte, le déploiement d'une communication politique sur l'élargissement conditionne le succès du processus. L'inconvénient est que cette communication politique fait figure plus de propagande que de réelle plateforme de débats. 473 Paragraphe 2, article 237 du Traité de Rome et article 0 du Traité de Maastricht. "Stratégie pour l'élargissement et rapport sur les progrès www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e50005.htm 474 PAGE 269 des candidats", Par ailleurs, les négociations avec les premiers pays adhérents ont lieu alors que l'Union tarde à régler d'importants dossiers politiques tels que la Politique Agricole Commune, le budget, le processus de décision et les réformes institutionnelles. Sans ces réformes, l'élargissement paraît utopique. Les Conseils européens de Madrid (décembre 1995) et d'Amsterdam (juin 1997) notent et questionnent le nécessité de réformer "au préalable" la Politique Agricole Commune et le système institutionnel avant tout accroissement des membres de l'Union européenne475. Les négociations devraient intervenir au cas par cas suivant les critères économiques des pays candidats et sur la base de l'acquis communautaire. On note que, malgré la volonté politique de certains membres de la Communauté européenne, les critères économiques sont prépondérants et justifient un conservatisme politique. Sur la base de cette analyse, l'élargissement pourrait s'étaler entre 2005 et 2015 en ce qui concerne les premiers pays candidats. Il paraît difficile de refuser l'entrée à ces derniers sur la seule base de critères économiques. Le développement de modalités progressives d'intégration européenne devient à ce titre nécessaire. L'adhésion politique à l'Union serait consommée mais l'intégration se déclinerait sur plusieurs années selon des objectifs à court, moyen et long terme. L'intégration politique dicterait alors les critères économiques et non le contraire. Les propositions du Hongrois Andras Inotai sont, à ce titre, intéressantes car elles s'inscrivent dans une approche politique. Il note le "caractère urgent de mettre en oeuvre un plan d'accession offrant une variété de stades d'élargissement"476. Nous partageons l'analyse d'Andreas Inotai car elle propose l'établissement d'un processus et d'une stratégie d'élargissement à long terme. Pour que cette forme d'élargissement succède à la présente, il faut réinventer un processus d'intégration qui puisse également anticiper l'entrée d'autres pays candidats aussi divers que Malte, la Turquie, la Russie et la Serbie pour ne citer qu'eux. 475 "Elargissement : préparation à l'adhésion", www.europa.eu.int/scadplus/leg/fr/lvb/e40001.htm Inotai Andras, "Some Reflections on Possible Scenarios for EU Enlargement", Institute for World Economics of the Hungarian Academy of Sciences, Working Paper n° 122, December 2001, p.13. 476 PAGE 270 L'intégration des pays d'Europe centrale et orientale est un enjeu politique et économique important pour ces pays comme pour l'Union européenne. C'est pourquoi, les pays qui ne sont pas prêts doivent peu à peu se mettrent à niveau à travers une participation accrue aux projets européens et continuer de bénéficier des aides communautaires notamment pour poursuivre leurs travaux d'infrastructure. Comme l'exprime Vaclav Havel, "Si l'Union européenne s'élargit, (…) c'est dans son intérêt vital (…) d'aider (les nouvelles démocraties) à restaurer et développer une société civile"477. Le projet politique doit s'étendre à l'ensemble des Européens et ne pas se limiter aux dirigeants et technocrates. Mais l'Union européenne a également une responsabilité indirecte dans les affaires politiques intérieures des PECOS. Le processus d'élargissement peut également constituer un outil formidable d'éveil et de débat au sein des sociétés civiles des PECOS. Cette opportunité ne semble pas avoir été saisie pour l'instant. SECTION 3 : LES "REALITES" ECONOMIQUES : LE DECALAGE ET LE RATTRAPAGE ECONOMIQUE DES PECOS Le décalage économique des pays d'Europe centrale et orientale se mesure en terme de Produit Intérieur Brut (PIB) par tête. Les méthodes de mesure sont différentes mais convergent sur le fait que les pays d'Europe centrale et orientale ont du retard par rapport aux économies de l'Union européenne. Un tableau comparant les PIB par tête en terme de parité de pouvoir d'achat pour l'année 1995 des Etats-membres et des pays candidats figure dans l'introduction générale de cette thèse. Des chercheurs du FMI ont projeté ce que le PIB par tête (1992) aurait pu être pour les pays d'Europe centrale et orientale s'ils n'avaient pas connu un régime d'autarcie communiste depuis 1937. Deux projections de taux de croissance sont effectuées sur la base de celle des pays de l'Ouest. Le résultat retranscrit ci-dessous est criant478. Les pays 477 Havel Vaclav, "Overcoming the Division of Europe", Challenge Europe, 15 juin 2000. Fisher, Sahay et Vegh, Rapport du FMI sur les PECOS, 1998, Rapport du Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 42. 478 PAGE 271 d'Europe centrale et orientale enregistreraient entre 15 et 30 ans de retard (méthode Barro) et entre 18 et 29 ans de retard (méthode Levine-Renelt) ; les deux pays étant représentés respectivement par la République tchèque et la Roumanie. Retard de certains pays anciennement communistes de l'Europe orientale Pays PIB par tête 1992 (réel) PIB par tête 1992 (prédit) Taux de croissance annuel en pourcentage (méthode Barro) Nombre d'années de retard Taux de croissance annuel en pourcentage (méthode LevineRenelt) Nombre d'années de retard Bulgarie 4054 14000 5,06 25 5,31 24 République tchèque 6845 15845 5,66 15 4,73 18 Hongrie 5638 15448 5,19 20 4,74 22 Pologne 4726 14584 5,54 21 5,06 23 Roumanie 2565 13102 5,61 30 5,85 29 Yougoslavie 3887 13446 5,62 23 5,42 24 Fischer, Sahay et Végh En 1994, 36% des employés en Pologne remplissaient les critères de pauvreté. Le nombre de personnes vivant au-dessous du niveau de subsistance minimum s'élevait en 1995 à 3 millions en Hongrie c'est-à-dire à près d'un tiers de la population. Un tiers de la population roumaine (1996) et 70% de la population bulgare (1998) vivaient au-dessous du niveau de subsistance minimum479. Dans le domaine de la durée de vie, la moyenne pour les hommes était de huit ans de moins en Hongrie, 6 ans en Roumanie, 4.6 ans en Pologne et 4.3 ans en Bulgarie que la moyenne de l'Union480. Il faut cependant relativiser ces indicateurs économiques. Si les salaires déclarés sont très bas, ils témoignent rarement de l'ensemble des revenus de la famille. Le marché noir est encore répandu et les Européens de l'Est n'ont que très rarement une seule 479 Final Report on the Reflection Group on The Long Term Implications of the EU Enlargement : The Nature of the New Border, The Robert Schuman Centre for Advanced Studies, European University Institute with the Forward Studies Unit, European Commission, 1999, p. 29. 480 Idem, Final Report on the Reflection Group, p. 29. PAGE 272 source de revenus. Par ailleurs, l'agriculture de subsistance est encore très répandue notamment dans les pays du Sud ce qui permet d'apporter un complément important aux familles. Les clivages existent moins entre Européens de l'Ouest et de l'Est qu'entre les villes et les campagnes. Les capitales est-européennes enregistrent des salaires, dans certains domaines comme le secteur privé, proche de ceux pratiqués à l'Ouest. L'émergence de nouvelles classes d'entrepreneurs entraîne également une explosion des revenus, jusqu'alors inconnue. Comme dans les pays occidentaux, les véritables disparités en Europe de l'Est résident entre campagne et ville ainsi qu'entre villes connectées et villes non connectées. Les clivages existent entre les personnes éduquées et celles qui ne le sont pas, entre les générations qui ont connu le communisme et celles qui ne l'ont connu qu'enfant. Les frontières culturelles et sociales sont donc très difficiles à établir en terme géographique et par rapport aux Etats. Celles-ci consacrent une nouvelle forme de géographie plus complexe et éclatée. Dans le domaine des échanges avec l'Union européenne, le poids des pays d'Europe centrale et orientale ne représentait en 1996 que 2,5% des importations de l'Union et 3,5% de ses exportations481. Pourtant aujourd'hui, deux tiers des importations des pays candidats à l'adhésion proviennent des Etats membres de l'Union européenne482. En Hongrie, les filiales des firmes internationales réalisent 70% des exportations du pays. Une équipe de chercheurs du Courrier des pays de l'Est a estimé à quel horizon les pays cinq pays d'Europe centrale et orientale pourraient "rattraper" économiquement l'Union européenne483. Leur année de référence et de départ est 1993. Ils ont projeté le différentiel de croissance du PIB par rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union européenne, et ce, à un rythme de croissance de 5 à 7% par an. Sur cette base, la Slovénie pourrait rattraper économiquement (sur la base du taux de croissance par 481 Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 54. 482 Zabarina Tatiana, "Les entreprises françaises et européennes dans les pays en transition de l'Europe de l'Est", Synthèse 45, Fondation Robert Schuman. 483 Le courrier des pays de l'Est, "L'élargissement à l'Est de l'UE", n°1014, avril 2001. PAGE 273 rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union européenne) en 2010-2015, 2020-2025 pour la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie et 2030 pour la Pologne. Cette analyse est intéressante à plusieurs titres. Premièrement elle montre le caractère limité bien qu'intéressant des hypothèses de départ : base 1993 et rythme de croissance de 5 à 7% par an. Ce qui signifie que pour rattraper l'Union européenne, les pays d'Europe centrale et orientale devront maintenir des taux de croissance supérieurs à ceux de la moyenne de l'Union européenne. Deuxièmement, la projection du différentiel de croissance par rapport à la moyenne des 15 pays de l'Union européenne est pertinente mais bien sûr on ne peut dire que cet indicateur dénote à lui seul le rattrapage économique en tant que tel d'un pays. Troisièmement, cette analyse alimente la position des sceptiques, quant à l'élargissement, qui voient là un danger plus qu'une opportunité. Quatrièmement, ce type d'analyse est également présente chez les réalistes qui mesurent l'ampleur du fossé économique entre les pays d'Europe centrale et orientale et l'Union européenne. Ainsi peut-on retenir de cette analyse que, suivant le choix des indicateurs ou hypothèses de départ, le rattrapage économique des pays d'Europe centrale et orientale peut varier de façon considérable et prendre jusqu'à un siècle. Etant donné la faiblesse des moyens d'aide prévus, il est difficile d'envisager une accélération du rattrapage économique à plus court terme. D'autre part, le taux de croissance macroéconomique des pays d'Europe centrale (pays baltes inclus) était de 2.9% en 2001 et est estimé à 2.7% en 2002484. En cela, l'échéancier entre 2010 et 2030 semble réaliste et intéressant. De plus, la sélection chronologique des pays paraît corroborer l'expérience et la réalité que nous avons de ces pays. Les plus petits pays sont privilégiés par leur proximité près de l'Allemagne, premier investisseur dans la région. Enfin, d'après Wladimir Andreff, les pays d'Europe centrale et orientale auraient commencé à réduire l'écart avec l'Union européenne en terme de développement économique depuis 1993485. Cela montre qu'il est pertinent de ne pas seulement signaler 484 485 EBRD Transition Report 2001. Andreff Wladimir, "Nominal and Real Convergence and at what Speed?", conference paper, ROSES. PAGE 274 les écarts de divergence nominale, mais de s'intéresser aux facteurs de convergence réelle. SECTION 4 : LE COUT ECONOMIQUE DE L'ELARGISSEMENT Il paraît utile de compléter la notion de rattrapage économique avec celle de coût économique. En 2000, les 105 millions d'habitants des dix pays candidats représentent 28% de la population de l'Union européenne des Quinze et 4,5% de son PIB global. Cette participation en terme d'indicateurs économiques de richesse est faible. Ce phénomène comporte deux aspects. D'une part, ce faible apport de richesse permet de mesurer les limites de l'apport à l'Union des pays d'Europe centrale et orientale en terme de PIB. De l'autre, l'effort financier que l'Union devra fournir n'en sera que plus limité du fait de la petitesse relative des pays, la seule véritable difficulté résidant dans l'entrée de la Pologne. La population des pays d'Europe centrale et orientale représente quant à elle près d'un tiers de celle de l'Union des Quinze. A titre de comparaison, l'adhésion du Portugal, de l'Espagne et de la Grèce représentait 18% de la population de la Communauté européenne d'alors. Si l'on prend en compte les cinq pays étudiés ici, ils ne représentent que près de 17% de la population de l'Union européenne des Quinze, la Pologne représentant à elle seule 10%. On peut noter que le coût actuel pour l'Union européenne de la pré-adhésion de ces pays représente en terme de PIB total de l'Union européenne 0,04% et 3% du budget communautaire. Ces chiffres sont extrêmement faibles. On peut donc conclure que le coût de pré-adhésion de ces pays se mesure pour l'instant plus en terme de ressources humaines (gestion de la pré-adhésion, décision politique…) qu'en terme de coût financier. Si l'élargissement constitue un enjeu politique pour l'Union européenne, il représente à ce jour un coût économique très faible. Il est donc intéressant d'estimer quel pourrait être le coût économique pour la période d'adhésion. PAGE 275 Les propositions de la Commission européenne en matière de perspectives financières, communiquées à la suite de l'Agenda 2000 en mars 1998, reposent sur l'hypothèse d'une adhésion des 5 pays d'Europe centrale et orientale et de Chypre en 2002. Un montant de 80 milliards d'euros est prévu pour l'adhésion et la pré-adhésion sur la période 20002006, 22 milliards d'euros pour la pré-adhésion puis 58 milliards d'euros en cas d'adhésion486. Dépenses liées à la pré-adhésion et à l'adhésion Millions d'euros-1999 Crédits d'engagements Instruments de pré-adhésion : • Agricole • Structurel • PHARE Total pour la pré-adhésion 2000 520 1040 1560 3120 2001 520 1040 1560 3120 Actions pour l'adhésion : • Agriculture • Actions structurelles • Politiques internes • Administration Total pour l'adhésion 2002 2003 2004 2005 2006 Total 520 1040 1560 3120 520 1040 1560 3120 520 1040 1560 3120 520 1040 1560 3120 520 1040 1560 3120 3640 7280 10920 21840 1600 2030 2450 2930 3400 12410 3750 5830 7920 10000 12080 39580 730 370 760 410 790 450 820 450 850 450 3950 2130 6450 9030 11610 14200 16780 58070 79910 Total pour l'adhésion et la pré-adhésion 3120 3120 9570 12150 14730 17320 19900 Total exprimé en point de PIB des Quinze 0,04 0,04 0,12 0,15 0,18 0,22 0,25 Commission européenne, CGP Le tableau "Dépenses liées à la pré-adhésion et à l'adhésion" ci-dessus, présente une segmentation des chiffres par type de politique. Les actions structurelles représentent 39 milliards d'euros au total suivies de 12 milliards d'euros pour l'agriculture, les politiques internes et l'administration représentant respectivement 4 milliards et 2 milliards d'euros. 486 Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p.284. PAGE 276 Ce coût correspondrait à une évolution de 0.04% en 2000 à 0.25% du PIB des Quinze. Rappelons que le montant maximal de dépenses est de 1.27% du PIB. A titre de comparaison, l'effort mis en place pour le Plan Marshall (1948-1951) aurait représenté l'équivalent de 1.13% du PIB américain de l'époque487. En terme d'intensité de l'aide, le programme européen serait donc six fois moins généreux lorsque le niveau d'aide est ramené au PIB des pays qui aident et serait de 75% plus généreux lorsqu'il est ramené au PIB des pays aidés. Les six premiers candidats devraient donc bénéficier d'une aide ramenée au PIB de 3,3% pour les six premiers candidats, au-dessous du niveau de la Grèce et du Portugal qui bénéficient respectivement de 3,7% et 3,98%488. Dans le domaine de la Politique Agricole Commune, ces propositions reviendraient à octroyer 7,5% des dépenses aux cinq pays candidats après quatre années de transition alors que ces pays représenteront près de la moitié de la population active agricole de l'Union élargie. Sur cette même base, les pays adhérents recevraient une aide douze fois inférieure à celle des Quinze489. L'extension de la politique agricole commune, telle qu'elle est programmée dans l'Agenda 2000, impliquerait un coût supplémentaire de 3 milliards d'euros pour les cinq premiers pays candidats et de 5 milliards d'euros pour les dix. Le surcoût lié à l'application complète de la politique agricole commune réformée serait de 10 milliards d'euros par an soit 70 milliards d'euros sur la durée pleine de 7 ans pour les dix candidats et de l'ordre de 5 milliards d'euros par an soit 35 milliards d'euros sur cette période pour les cinq premiers candidats490. Ces chiffres doivent être pris avec précaution. Selon les hypothèses retenues, les analyses peuvent varier de façon significative. Par exemple, le taux de croissance moyen retenu est de 4% par an pour les pays candidats mais les estimations pourraient varier considérablement si celui-ci s'avérait plus élevé ou plus faible. D'autre part, étant 487 The Futures Project, The Wider Picture, Enlargement and Cohesion in Europe, December 1999, p. 13. Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 303. 489 Idem, Commissariat Général du Plan, p. 289. 490 Ibid, Commissariat Général du Plan, p. 297. 488 PAGE 277 donnée la lenteur de l'attribution de projet Phare dans les pays candidats, on peut s'attendre à ce qu'il en soit de même de l'aide financière. Toujours dans le domaine des variations à prendre en compte selon les hypothèses, le Courrier des pays de l'Est a dressé une étude comparative des coûts de l'élargissement pour la politique agricole commune491. Ce tableau, figurant en annexe, montre une variation de 4 à 38 milliards d'écus! En conclusion, on peut retenir qu'en terme budgétaire, sans modifier le plafond des ressources propres, l'adhésion représenterait 1,27% du PIB de l'Union. La Pologne serait le bénéficiaire majoritaire. En effet, une analyse de ventilation du coût de l'élargissement sur les 5 pays d'Europe centrale et orientale montre que la Pologne absorberait 54% du financement total destiné aux pays d'Europe centrale et orientale 492. SECTION 5 : LA QUESTION DE LA RUSSIE Le plus grand déterminant du poids futur de la Russie est sans aucun doute sa capacité à se redéployer économiquement. Comparée au facteur économique de reprise économique et de stabilité politique nationale, la capacité de la Russie à recréer une fédération ou communauté d'états est secondaire. Le type de régime politique en place, qu'il soit représenté par Boris Eltsine ou Vladimir Poutine, et que nous qualifierons de patriarcho-autoritaire, devrait se maintenir. La Russie est amenée à poursuivre ses efforts diplomatiques à l'égard des pays voisins connus sous le nom "d'extérieur proche" que constituent les anciennes républiques de l'Union soviétique. Les 25 millions de Russes vivant à "l'extérieur proche", les enjeux énergétiques et la nécessité de préserver un espace "tampon" de sécurité vont dans ce sens. Les études de prospective européennes et américaines s'accordent à présent à croire que "la Russie ne constituera pas (à court terme) de menace pour "l'extérieur 491 Le courrier des pays de l'Est, "L'élargissement à l'Est de l'UE", n°1014, avril 2001. Stankovsky, Plasser et Ulram, cité par le Commissariat Général du Plan, L'élargissement de l'Union européenne à l'est de l'Europe : des gains à escompter à l'Est et à l'Ouest, La documentation française, 1999, p. 287. 492 PAGE 278 proche" ni pour le reste du monde"493. La Russie comme l'Union européenne et les PECOS chercheront à préserver ce "tampon" que constitue l'Ukraine. Bien que l'Ukraine soit un enjeu géopolitique intéressant, ce pays ne constitue pas un facteur déterminant pour le futur de l'Europe. Tant que l'Ukraine se satisfait de sa position et n'a pas de velléité d'en modifier l'équilibre géostratégique, elle ne constitue pas une variable pour les scénarios du futur de l'Europe. Seule sa demande d'adhésion à l'Union européenne pourrait vulnérabiliser la politique de la Russie. Il en est de même avec l'adhésion des Pays Baltes. La Russie cherchera à négocier une position pas trop défavorable pour elle, notamment dans le cas de l'enclave de Kaliningrad. Cependant, sa marge de manœuvre est faible. L'unique alternative diplomatique dans ce domaine devrait être celle du soft power. Le passage à une économie de marché est un enjeu majeur pour la Russie à la fois d'ordre interne et externe. De ce point de vue, l'engagement de la Russie sur la voie du capitalisme semble ferme. De la politique dite "thérapie de choc" à la Polonaise du début des années 1990 à la une politique économique déflationniste et plus progressive à partir de la crise financière de 1998, les dirigeants montrent leur détermination à transformer leur pays en économie de marché, quitte à en offrir la version la plus sauvage qu'il soit. En interne, le capitalisme russe devrait continuer d'entraîner l'émergence de nouvelles classes sociales mais également des tensions sociales dues à la paupérisation de certaines classes telles que les militaires, les retraités, certains apparatchiks non reconvertis et, plus généralement, l'ensemble des gens vivants autrefois de ressources publiques (chercheurs, acteurs…). Selon l'Institut d'études sociopolitiques de Moscou, l'élite composée par les hommes d'affaires les plus riches, les hommes politiques, les journalistes vedettes, les hommes de culture représenteraient de 2 à 3% de la population russe ; les cadres dirigeants, les hommes d'affaires de niveau moyen, les employés du secteur des services, des fonctionnaires de 10 à 12% ; la "classe moyenne" c'est-à-dire les avocats, journalistes, élite intellectuelle, ouvriers qualifiés de 15 à 18% ; la population aux revenus bas de 55 à 60% ; et les exclus de 18 à 20%. On constate donc une forte polarisation de la 493 Cellule de Prospective de la Commission européenne, Futurs de la Russie, préface de Jérôme Vignon, 1998, p. 8. PAGE 279 population russe qui est assez représentative de la tendance mondiale même si elle s'accompagne d'une part impressionnante de la population aux revenus bas et des exclus et qu'elle est très segmentée. Il faut tempérer la faiblesse des revenus par le fait que les revenus déclarés représentent, d'après le Comité d'Etat de la statistique, de l'ordre de 64% des revenus réels. Olga Vendina pense, pour sa part, qu'à Moscou, la part des salaires déclarés représente 43 à 46% des salaires réels dans le pays et 30 à 35% à Moscou494. A l'extérieur, la Russie choisira l'économie de marché comme seule voie d'intégration au monde occidental et dans le processus de mondialisation. Son salut passe par son maintien au sein des pays développés. Elle fera tout pour se rendre le partenaire privilégié des grandes puissances occidentales. Elle espère ainsi négocier, en échange de son statut de puissance en voie de développement, une place diplomatique au sein des pays développés. En ce qui concerne la politique étrangère, celle-ci demeure constante depuis la constitution de la Fédération de Russie sous Boris Eltsine et surtout la politique étrangère menée par Andrei Kozyrev, ancien Ministre des affaires étrangères. Elle s'oriente sur une politique occidentale axée sur l'Europe et les Etats-Unis. De même, elle s'attache à renforcer la coopération avec ses partenaires traditionnels tels que l'Irak, l'Iran et l'Inde mais aussi avec les deux grandes puissances asiatiques que sont la Chine et le Japon. Contrairement à l'Union soviétique, la Russie cherche à s'intégrer dans le concert occidental et à garder une place au niveau international. Elle essaye de conserver des liens directs avec les Etats-Unis. Les questions d'intervention américaine au Moyen-Orient, de combat contre le terrorisme et contre les mafias ainsi que l'élargissement de l'OTAN lui donnent une plateforme de dialogue avec les Etats-Unis. Les événements du 11 septembre 2001 donnent une occasion à Vladimir Poutine qu'il saura saisir. Ce dernier va tout de suite marquer son soutien aux Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme (et non contre l'Islam) aidant ainsi Georges Bush à sauver la face pour sa malencontreuse expression de "croisade". Il présentera la Russie comme un 494 Vendina Olga, "Bilan de la décennie 1991-2001 à Moscou, mutation et alternatives du développement", Hérodote, n°104, premier trimestre 2002, p. 181. PAGE 280 partenaire privilégié des Etats-Unis. Vladimir Poutine parvient à mettre en avant à la fois l'appartenance européenne de la Russie, son importante population islamique et sa position géostratégique vis-à-vis des pays musulmans du Proche et Moyen-Orient. Cette action politique lui vaut, comme l'indique Hélène Carrère d'Encausse, de se "libérer de la pression que les Etats-Unis imposaient en faisant passer loin de ses frontières les nouvelles voies pétrolières en provenance d'Asie centrale. La Russie sait maintenant qu'elle peut desserrer l'étau"495. Par ailleurs, on peut s'attendre à ce que la Russie cherche une intégration économique et politique renouvelée, jusqu'alors exercée à travers le Conseil de l'Europe, au sein de l'Union européenne. Dans ce contexte, peut-on entrevoir la Russie comme candidat potentiel à l'Union européenne ? La question n'est pas simple tant on sait que la Russie représente à elle seule un continent à cheval sur l'Europe et l'Asie. Son intelligentsia pro-occidentale a fortement influencé notre perception de la Russie. Les échanges historiques sont là pour rappeler cette étroite connivence entre nos personnalités du XVIIIème siècle et celles des tzars à la recherche d'une Russie éclairée. La Russie constitue une richesse essentielle pour l'Union européenne et peut-être encore plus dans le contexte d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale. L'Union européenne ne peut se concevoir comme puissance mondiale sans la perception russe et le soutien de celle-ci pour la paix et le maintien de certaines valeurs universelles. Ces dernières sont plus que jamais essentielles dans un contexte mondial de plus en plus interdépendant. L'intelligentsia russe, porteuse de valeurs universelles peut contribuer de façon significative à ce rapprochement. Cependant en l'état actuel, l'entrée de la Russie au sein de l'Union européenne est impensable. Comme l'expriment Dominique Moïsi et Jacques Rupnik, "l'appartenance à l'Europe n'est pas qu'une question géographique ou de tradition culturelle. Du point de vue des valeurs, l'Amérique est plus européenne que l'URSS (…). A l'inverse, la Russie pourrait devenir européenne en devenant simplement démocratique"496. Même si l'avis 495 Entretien d'Yves Lacoste avec Hélène Carrère d'Encausse, Hérodote, n°104, premier trimestre 2002, p. 28. 496 Moïsi Dominique et Rupnik Jacques, Le nouveau continent, plaidoyer pour une Europe renaissante, Calmann-Lévy, 1991, p. 20. PAGE 281 des auteurs sur les valeurs américaines est discutable, la question du régime politique en Russie est, par contre, un point essentiel de l'avenir de la Russie et de son intégration occidentale quelle que soit la forme qu'elle prend. Le tissage d'une relation privilégiée est indispensable. Les propositions faites dans le domaine incluent la "maison commune" de Michael Gorbatchev et celle de la "confédération européenne" de François Mitterrand. Ces options, qui vont dans le même sens, ont l'avantage de rapprocher la Russie de l'Europe sans pour autant offrir une intégration au sein de l'Union européenne. Elle paraît une solution à moyen terme tout à fait réaliste. Bien que le retard accumulé et notamment l'absence de "révolution de l'information" ait contribué à l'effondrement de l'URSS, il n'est pas impossible de voir la Russie valoriser à nouveau ses potentiels scientifiques, technologiques et éducatifs. Rappelons que la Russie est un pays où le taux d'alphabétisation et d'éducation est parmi les plus élevés au monde. L'effondrement de l'URSS a entraîné la baisse fulgurante des budgets de recherche et de formation, la fuite de certains "cerveaux" parmi les plus importants, l'inutilisation de forts potentiels intellectuels. La part de la recherche dans le budget de l'Académie des sciences russes est passée de 14% en 1989-1990 (à l'époque de l'URSS) à 2,6% en 1992. La part de la recherche civile est passée de 1% du PIB en 1990 à 0,32% du PIB en 1995497 (contre aujourd'hui 1,9% du PIB de l'Union européenne, 2,7% aux Etats-Unis et 2,9% au Japon). Un bon tiers des plus grands savants ont quitté la Russie au début des années 1990. Cela a notamment entraîné une baisse du rythme des dépôts de brevets de 90% qui heureusement remonte depuis le milieu des années 1990. On sait, par exemple, que les Etats-Unis comblent leurs besoins en mathématiques à 50% avec des chercheurs russes. En Russie, au début des années 1990, près de 500000 chercheurs se seraient reconvertis dans les affaires. La crise financière de 1998 a également accentué la première vague de départ notamment parmi les cadres supérieurs et moyens. Les départs ont principalement pour destination les Etats-Unis et le Canada, à un moindre degré l'Allemagne et la Grande-Bretagne, très peu la France. Les migrations vers Israël ne comptent plus parmi les migrations privilégiées. Il s'agit donc bien de migration de personnes diplômées, de chercheurs et de professionnels de haut qualibre. Aujourd'hui, 25% des jeunes diplômés des meilleures écoles de mathématiques 497 Sokologorsky Irène, "Les lettres, les sciences et les arts dans la Russie d'aujourd'hui", Hérodote, "La Russie, dix ans après", premier trimestre 2002, n°104, p. 201 à 203. PAGE 282 s'installent à l'étranger. Les diplômés de physique trouvent en particulier du travail aux Etats-Unis. De nombreux élèves de lettres et de sciences humaines parviennent à continuer leurs études à l'étranger avant de s'y installer. L'emploi dans une multinationale installée en Russie est également la voie de prédilection pour les meilleurs éléments. Sur dix jeunes employés à la sortie des universités moscovites, deux seulement restent à Moscou. Les autres travaillent à présent au Royaume-Uni et aux Etats-Unis tandis que près d'un bon tiers ont intégré des programmes de Management Business Administration en Europe et aux Etats-Unis. L'enjeu pour la Russie est donc de préserver les îlots d'excellence qui semblent se maintenir malgré le panorama d'ensemble plutôt sombre. Le marché mondial de l'espace est un exemple. Beaucoup de Russes vivant à l'étranger, qu'ils soient écrivains, artistes ou chercheurs continuent à publier en Russie dès qu'ils en ont les moyens. Irène Sokologorsky voit également un élément positif dans le retour de Soljenitsyne en Russie qui marque le symbole d'un retour possible des anciens dissidents. Et de mentionner qu'après "avoir été le pays où l'on lisait le plus, la Russie est peut-être le pays où l'on écrit le plus"498. Par ailleurs, la capacité de fidéliser cette diaspora, qui reste en majeure partie très attachée à son pays, est déterminante pour l'avenir de la Russie. Le milliardaire d'origine hongroise Georges Soros est un bon exemple du rôle de mécène et de soutien que peut jouer cette diaspora. La fondation Open Society de Soros a investi plus de 200 millions de dollars en actions diverses rien qu'en Russie. C'est un des éléments qui peut faire penser que la Russie cherchera à développer et à renforcer ses réseaux à travers le monde. Si l'économie parallèle, à travers les réseaux mafieux, est à juste titre mise en avant, ne négligeons pas l'impact de l'économie de la connaissance à travers les réseaux de "matière grise" en émergence. On peut facilement imaginer que le déploiement d'une infrastructure des technologies de l'information et de la communication puisse permettre à la Russie de dépasser les contraintes géographiques et de participer au réseau planétaire des mégapoles connectées. Les investissements dans les technologies de l'information et de la communication sont de 50 dollars par habitant comparés aux 1000 dollars en Suisse et 498 Sokologorsky Irène, "Les lettres, les sciences et les arts dans la Russie d'aujourd'hui", Hérodote, La Russie, dix ans après, premier trimestre 2002, n°104, p. 216. PAGE 283 800 dollars aux Etats-Unis499. Cependant, le montant des investissements directs entre 1991 et 2001 dans les télécoms, fonds des technologies de l'information et de la communication compris, représentaient 817269 milliers d'euros ; un montant bien supérieur à celui investi dans les pays d'Europe centrale et orientale500. Les montants investis depuis 1991 par les fonds régionaux ciblés dans le domaine des technologies de l'information et de la communication et des télécoms représentent quant à eux 112440 milliers d'euros. Par ailleurs, l'argument de la responsabilité morale des Européens, si elle s'applique aux pays d'Europe centrale, est difficile à évacuer pour les peuples partageant nos mêmes valeurs qu'ils soient Russes ou non. Les valeurs sur lesquelles l'Europe a choisi de construire un projet pour la paix sont universelles pour ceux qui les défendent et les portent. Sur cette base, la Russie doit pouvoir faire partie de cette communauté si elle le souhaite. Même si l'ambition est grande, la formation d'une telle communauté peut s'inscrire à l'horizon 2030. Pour ce qui est de notre projection de l'Europe à 2020, la Russie offre un facteur de risque relativement stable et limité. Nous ne pensons pas que l'évolution de sa situation puisse impacter à court terme la construction de l'Europe. Par contre, la Russie est un pays intéressant dans le cadre de la définition des contours de l'Europe. Pour Samuel Huntington, la Russie fait partie des "pays déchirés" mais contrairement à la Turquie et au Mexique, elle est également "l'Etat phare d'une grande civilisation"501. 499 Idem, Irène Sokologorsky, p. 204. EBRD Investments 1991-2001. Ces investissements sont exprimés en valeur projet c'est-à-dire incluent les investissements prévus mais pas forcément investis par la BERD et ses partenaires. 501 Hungtinton Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1996, Trad.2000, p. 199. 500 PAGE 284 Conclusion de chapitre L'héritage culturel, politique et institutionnel des pays d'Europe centrale et orientale diffère à de nombreux égards de celui des pays de l'Union européenne. Cependant le cas de la Grèce ou de l'Espagne, qui ont connu des régimes dictatoriaux avant leur entrée dans la Communauté européenne, montre la capacité de transformation de ces pays. Fort de cette expérience, on peut espérer que les pays d'Europe centrale et orientale s'approprient, pour le meilleur, le système européen et développent, par la même, leur propre culture politique et institutionnelle. C'est peut-être ce qu'ils entendent lorsqu'ils parlent de rejoindre une communauté de valeurs exprimant l'héritage culturel de la civilisation européenne. De plus, la volonté politique des pays d'Europe centrale et orientale de rejoindre l'Union européenne entraîne, de part et d'autre de l'Europe, des débats et une maturation de concepts au sein de la société civile. Les travaux sur la gouvernance et la Convention sur l'avenir de l'Europe anticipent cette nouvelle donne. Ne serait-ce qu'en cela, l'élargissement à l'Est de l'Europe n'offre-t-il pas un potentiel de renouveau au sein de l'Union européenne ? L'élargissement force les Etats membres à remettre en cause leurs objectifs pour l'Europe. Peut-être parviendra-t-il à aider l'Union à dépasser l'éternel dilemme entre diversité et unicité, entre élargissement et intégration ? Contrairement à l'intégration de l'Autriche et de certains pays scandinaves, l'élargissement à l'Est interpelle véritablement les fondements politiques de l'Union européenne. Pourquoi ? Nous pensons que le processus d'intégration des pays d'Europe centrale et orientale réveille, et ce dès aujourd'hui, une conscientisation des valeurs et de la culture européenne à un niveau inégalé jusqu'à présent. L'élargissement aux pays à l'Est de l'Europe constitue un véritable enjeu, plus qu'un enjeu économique et politique, il représente un enjeu culturel. Autrement dit, l'enjeu de l'Europe est dans l'intégration (et non dans l'adhésion) des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne c'est- PAGE 285 à-dire dans le dépassement des différences culturelles entre Européens de l'Ouest et ceux de l'Est. Les critères d'adhésion sont indispensables, mais l'expérience empirique montre dans les affaires comme dans le domaine des politiques publiques, que pour qu'une alliance se réalise, il faut que les partenaires partagent les mêmes valeurs. Les résultats des sondages portent à croire que les citoyens ouest-européens interviewés sont 67% à voir dans l'élargissement la réunification du continent européen et 63% à penser que l'Union européenne n'en sera que plus forte politiquement502. Ils ne sont que 12% à déclarer que l'élargissement sera bénéfique à l'ensemble des Etats membres et sont 45% à penser que l'élargissement n'améliorera pas la qualité de vie dans leur pays503. Ils sont enfin 62% à être en faveur de l'Union européenne504. Ces sondages sont révélateurs d'une société civile qui, parfois en avance sur ses représentants politiques, affirme sa "responsabilité morale" pour reprendre l'expression de Vaclav Havel et sa solidarité culturelle. Ces résultats confirment un réel sentiment d'appartenance pour les citoyens de l'Union. L'enjeu réside donc dans le maintien de cette solidarité civile au sein de l'Union. Les risques liés aux tendances nationalistes et anti-européennes existent de part et d'autre de l'Europe et sont réels. Ils peuvent être aggravés à l'Est par des sociétés qui se positionnent "en attente" par rapport à l'Union. L'élargissement peut être porteur d'un idéal d'intégration de nouveaux peuples, qui peut aider l'Union élargie à retrouver un dynamisme. En dépit de la décision de la présidence danoise de décembre 2002, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale suscite encore des craintes au sein de l'Union. L'Espagne et le Portugal se sont, pendant un temps, opposés à l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale, de peur de voir l'aide de l'Union diminuer à leur égard. Pour certains hommes ou partis politiques, la population active des pays d'Europe centrale et orientale est une menace pour l'emploi en Europe et risque d'accroître les migrations et le chômage. Certains agriculteurs de l'Union s'inquiètent de la concurrence potentielle qui peut être générée par l'entrée des 502 The Enlargement of the EU; Support for European Integration, Eurobarometer 56.3 "Special Bureaux", 2000. 503 Idem, The Enlargement of the EU; Support for European Integration. 504 En forte augmentation depuis le sondage Eurobaromètre du 24 juillet 2000. L'Eurobaromètre montrait alors que 49% des personnes interrogées estiment positive l'appartenance de leur pays à l'Union européenne. PAGE 286 pays d'Europe centrale et orientale. Enfin, d'autres ou les mêmes pensent que l'élargissement permettra aux mafias d'Europe centrale de renforcer leur présence en Europe. On peut espérer après tout que cet élargissement créé du "désir" et non pas seulement de la crainte. Si l'on arrivait tant soit peu à ce but cela pourrait changer véritablement le sens du processus. Comme dit Franciszek Draus, "L'élargissement de l'Union demande de la générosité, de l'enthousiasme, et pas seulement des chiffres et des critères objectifs"505. Par ailleurs, l'intégration des pays candidats passe par le règlement d'un certain nombre de chantiers qui datent tels que la Politique Agricole Commune, l'emploi et les migrations. D'un côté, en lançant la Convention sur l'avenir de l'Europe au début 2002, l'Union européenne réagit à la nécessité de réformer les politiques et institutions européennes. De l'autre, le retard que prennent les réformes freine l'entrée des pays candidats. Toutefois, il nous semble que l'Union européenne a raison d'avancer de front tant sur le chemin des réformes que sur celui de l'élargissement. Ce mouvement créatif, approfondissement - élargissement, est le propre de son essence. La difficulté réside dans l'amélioration et la simplification du processus même. On ne peut écarter, dès à présent, l'idée que ce retard puisse avoir des répercussions au niveau des politiques nationales des pays d'Europe centrale et orientale. Nous souscrivons à la vision de Vaclav Havel506 lorsqu'il dit, en d'autres termes, que les conséquences d'un retard de l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union européenne seraient bien plus graves que celles de les faire entrer avant d'avoir réglé l'ensemble des problèmes d'ordre institutionnel. Enfin, le passage à la "société de l'information" nous permet d'entrevoir les bases d'une nouvelle forme d'intégration. Les pays d'Europe centrale et orientale auront besoin d'aide financière pour réformer leur agriculture et rendre plus écologique leur industrie manufacturière. La Pologne est le principal pays concerné. Cela nécessite donc de restructurer le budget communautaire. En ce qui concerne la "société de l'information", rappelons que ce qui nous paraît essentiel et prioritaire est l'entrée de ces pays dans le 505 Draus Frantiszek, Un élargissement pas comme les autres…, Groupement de Recherches et d'Etudes Notre Europe, n°11, 2000, p. 3. 506 Havel Vaclav, "Overcoming the Division of Europe", Challenge Europe, 15 juin 2000. PAGE 287 "réseau". De ce point de vue, leur "connexion" avec les pays Occidentaux, que ce soit l'Europe ou les Etats-Unis est indispensable. C'est également dans ce contexte que l'entrée de la Russie dans l'Union prend également une nouvelle dimension. De même qu'une alliance de l'Union avec les Etats-Unis, en terme d'infrastructure technologique, de politique étrangère et économique (surtout de défense) paraît réaliste ; de même une alliance de l'Union avec la Russie, qui cherche à rester proche des Etats-Unis, me semble tout aussi réaliste. Cependant, ces évolutions, si elles se confirment, ne devraient voir le jour qu'à moyen ou long terme. Il faudra que le monde continue de s'enfoncer un peu plus dans les difficultés sociale, économique, politique et culturelle, pour que les Etats-Unis, l'Europe élargie et la Russie (plus d'autres ?) décident de consolider leur réseau. S'il n'est pas sûr que l'initiative de gouvernance mondiale revienne à l'Europe, elle en a pourtant tous les moyens. Quelles sont les visions d'avenir de part et d'autre du continent et de l'Atlantique ? PAGE 288 CHAPITRE II VISIONS SUR L'AVENIR DE L'EUROPE- VARIATIONS SUR SCENARIOS "Contrairement aux analyses de tendance ou aux extrapolations qui sont nécessairement quantitatives, le scénario repose sur une vision du monde qualitative. (…). Peut-être n'est-il pas exagéré de penser que la méthode des scénarios constitue en quelque sorte une application pratique du constructivisme, c'est-à-dire la "projection" consciente de réalités afin d'en déduire des indications pour des décisions concrètes", Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Munchhausen, p.170-171. "(…) s'il y a auto-destruction, le rôle de la politique, de la science, de la technologie et de l'idéologie sera capital, alors que la politique, la science, la technologie, l'idéologie, s'il y avait prise de conscience, pourraient nous sauver du désastre et transformer les conditions du problème", Edgar Morin, Pour sortir du XX siècle, p.338. Nous souhaitons dans ce chapitre présenter plusieurs scénarios qui n'ont pas été développés par nos soins mais qu'il nous semble utile de mentionner à ce stade. Ces scénarios proviennent de différentes institutions et ne peuvent être comparés entre eux. Après une brève description de chacun de ces scénarios, nous ferons ressortir les points qui nous semblent clés. Certains scénarios figurent en annexe dans leur intégralité. Ce chapitre a également pour principal objectif de donner un contexte à l'approche structuralo-systémique qui sera développée dans le chapitre suivant. Pour soucis de clarté, le tableau ci-dessous dresse une liste des scénarios qui seront développés dans ce chapitre : PAGE 289 Variation sur scénarios Institution Nom de l'exercice Commission européenne, Cellule de prospective Scénarios Europe 2010 Royal Institute of Foreign Affairs, Chatham House Horizons ouverts à 2020 Europe 2020 Scénarios d'élargissement Rand Corporation Six alternatives de mondes stratégiques à 2025 Scénarios Le triomphe des marchés Les cents fleurs Responsabilités partagées Les sociétés de création Voisinages turbulents La marche rapide vers le marché Les conseils des sages La tempête atlantique La tentation bureaucratique L'illusion pragmatique La responsabilité historique L'ordre modifié de la guerre froide Le partenariat atlantique Bipolarité européenne La dominance de l'Europe occidentale Rivalité et fragmentation L'ordre pan-Européen DEFINITION DES SCENARIOS ET METHODES DE PROSPECTIVE D’après le Laboratoire de Prospective Industrielle (LIP), la méthode des scénarios vise à construire des représentations des futurs possibles, ainsi que les cheminements qui y conduisent. L’objectif de ces "représentations est de mettre en évidence les tendances lourdes et les germes de rupture de l’environnement général et concurrentiel de l’organisation, d’un pays ou d’une région"507. Un scénario est un "ensemble formé par la description d’une situation future et du cheminement des événements qui permettent de passer de la situation d'origine à la situation future"508. 507 Monti Régine et Roubelat Fabrice, La boîte à outils de prospective stratégique et la prospective de défense : rétrospective et perspectives, LIP, Entretiens et Défense, 1998. p 5. 508 Idem, Monti Régine et Roubelat Fabrice, p. 5. PAGE 290 D’après l’école française de la prospective représentée principalement par Hugues de Jouvenel et Michel Godet509, il existe deux grands types de scénarios. Les scénarios exploratoires partant des tendances passées et présentes et conduisant à des futurs vraisemblables. Les scénarios d’anticipation ou normatifs construits à partir d’images alternatives du futur qui sont conçus de manière rétroprojective. Eleonora Barbieri Masini distingue trois types de méthodes510. Les méthodes dites objectives récentes ou méthode des scénarios. Celles-ci intègrent les deux grands types de scénarios présentés plus haut par l’école française mais aussi des scénarios dits plus spécifiques tels que les scénarios d’Herman Kahn, chercheur à la Rand Corporation, qui introduisit dans les années 1950 le terme et la méthode de scénarios. Herman Kahn mis l’accent sur les "séquences hypothétiques d’événements, construites dans l’intention d’attirer l’attention sur les processus causaux et les éléments de décision"511. Parmi les autres scénarios spécifiques, on peut également citer le scénario "Interfuturs" dont l’hypothèse centrale est l’interdépendance croissante des pays du monde512. Les méthodes dites subjectives intègrent notamment la méthode Delphi. L’objectif de la méthode est "de davantage réunir le degré de consensus représentatif parmi les experts contribuant à l’exercice"513. Comme la méthode des scénarios, la méthode Delphi est inventée en 1953 à la Rand Corporation grâce à Olaf Helmer et Norman Dalkey. Leur objectif est alors de déterminer des estimations quantifiées d’événements futurs en faisant converger, grâce à plusieurs interrogations successives, les réponses d’un panel d’experts. Depuis la "méthode Delphi a connu d’innombrables applications, s’est diffusée bien au-delà du simple milieu de la prospective et est encore, avec les scénarios, une des méthodes de prospective les plus utilisées, en particulier en prospective technologique"514. 509 Ibid, Monti Régine et Roubelat Fabrice, p. 5. Barbieri Masini Eleonora, Penser le futur, l’essentiel de la prospective et de ses méthodes, Dunod, Trad.2000. 511 Idem, Barbieri Masini Eleonora, p. 121. 512 Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 128. 513 Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 142. 514 Monti Régine et Roubelat Fabrice. Op.cit, p. 2. 510 PAGE 291 Les modèles mondiaux constituent une méthode systémique. C’est J.Forrester qui en 1971 développa le premier la "méthode des dynamiques de systèmes"515. Il fut le premier à prendre en compte, pour l’analyse d’un système urbain, la croissance de la population, l’investissement en capital, la pollution et les ressources naturelles. L’année d’après "Halte à la croissance" développé avec D.Meadows établit que la croissance exponentielle des variables d’interdépendances atteindrait une limite à laquelle le système ne serait plus capable de la contenir. Pour J.Forrester, l’année 2000 serait cette limite, pour D.Meadows l'horizon serait 2100516. Ce bref historique permet de dégager un contexte aux approches et méthodes qui vont être développées plus loin. Il est intéressant de noter, d’ores et déjà, la complémentarité des méthodes. Nous présenterons l’approche européenne à travers les Scénarios Europe 2010 développés par la Cellule de prospective de la Commission européenne. Ils ont été publiés en 1999. Ils ont donc le mérite d’être récents et accessibles au grand public. Définis et traités au sein de la Commission européenne, les scénarios sont une bonne illustration de la pensée prospectiviste au sein de l’Union européenne (même s’ils ne sont pas à caractère officiel). Ces scénarios européens seront complétés par Les horizons ouverts développés par une équipe de prospectivistes de Chatham House puis par les scénarios d'élargissement d'Europe 2020. Nous finirons le tour d'horizon des scénarios par une vision américaine développée par la Rand Corporation des enjeux européens et de leurs alternatives stratégiques. SECTION 1 : "SCENARIOS EUROPE 2010" DEVELOPPES PAR LA CELLULE DE PROSPECTIVE DE LA COMMISSION EUROPEENNE Définition de l'approche des "Scénarios Europe 2010" 515 516 Barbieri Masini Eleonora. Op.cit, p. 149. Ibid, Barbieri Masini Eleonora, p. 149. PAGE 292 La méthode de prospective développée par la Cellule de prospective de la Commission européenne pourrait constituer en elle-même un sujet de thèse. Toutefois, nous limiterons le traitement du sujet à l’explicitation de la méthode. L’objectif est de produire une analyse critique et synthétique de la méthode ainsi que du contenu des scénarios globaux qui en découlent. Le travail sur les scénarios a été initié en 1997 par la Commission européenne et s’étendra sur deux ans. Les objectifs essentiels de ces scénarios étaient de : "stimuler le débat sur l’avenir de l’intégration européenne, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Commission européenne et de développer un outil permettant de mettre les politiques et les stratégies de l’Union dans une perspective plus large et de contribuer ainsi à leur amélioration"517. Les scénarios sont de nature entièrement qualitative. Ils présentent "plusieurs images possibles et cohérentes de l’avenir de l’Europe"518 mais sans toutefois leur attacher de niveau de probabilité. La Cellule de prospective a également défini une certain nombre de grandes tendances du futur afin de contextualiser les scénarios globaux pour l’Europe. Celles-ci sont décrites séparément et ne sont pas intégrées. Cette méthode a été baptisée la méthode des facteurs et acteurs structurants ("shaping factors, shaping actors"). Elle se présente comme la rencontre de "travaux effectués avec le Conservatoire National des Arts et Métiers français, l’institut néerlandais Clingendael, le réseau anglo-américain Global Business Network, le think-tank allemand EUCIS, l’association Futuribles international ainsi qu'avec les unités de réflexion stratégique de grandes entreprises comme Shell"519. 517 Cellule de Prospective de la Commission européenne, Scénarios Europe 2010, Editions Apogée, 1999, p. 6. 518 Idem, Scénarios Europe 2010, p. 7. 519 Ibid, Scénarios Europe 2010, p. 95. PAGE 293 Elle s’articule en deux temps : l’élaboration de scénarios partiels, la synthèse de ces derniers sous forme de scénarios globaux. Cinq thèmes sont retenus pour l’élaboration des scénarios partiels : institutions et gouvernements, cohésion sociale, adaptabilité économique, élargissement de l’Union européenne et contexte international. Les cinq groupes de travail d’une douzaine de membres sont constitués de fonctionnaires de l’Union européenne. Afin de limiter le nombre de scénarios partiels, des variables pivots sont identifiées c’est-à-dire celles les "plus susceptibles de faire la différence entre les divers avenirs possibles". Deux critères sont retenus : l’incertitude et l’impact. A partir de là, cinq scénarios sont retenus par groupe de travail thématique puis rédigés sous forme narrative. Les scénarios partiels sont classés par degré de cohérence520 puis sélectionnés par une "évaluation subjective de leur pertinence". Sur la base d’une relecture des scénarios partiels, un certain nombre de facteurs déterminants est sélectionné. Les "scénarios squelettes" (fils conducteur) sont alors visualisés par un panel de personnalités de la Commission et du dehors. Les critiques et commentaires sont incorporés dans la rédaction des scénarios globaux puis sont, une fois de plus, discutés au sein des groupes de travail constitués par la Cellule de prospective. La version actuellement discutée est donc la version finale des scénarios globaux. Cinq scénarios sont retenus : 1. Le triomphe des marchés 2. Les Cent Fleurs 3. Responsabilités partagées 4. Les sociétés de création 5. Voisinages turbulents 520 Scénarios Europe 2010, Op.cit., p. 97. PAGE 294 Les facteurs-clés sont : la technologie et organisation du travail, culture et valeurs, gouvernance (vie politique, grand public, administration), institutions de l’UE, marché du travail et politiques sociales, autres politiques économiques, mondialisation, sécurité régionale, Europe centrale et orientale, Méditerranée, Etats-Unis, Russie, Asie. Limites de l’approche et de la méthode développée par la Cellule de prospective de la Commission européenne Les limites de l’approche et de la méthode proposée sont de trois ordres. Premièrement, elle concerne le travail amont in vitro de la Commission européenne. Il aurait été intéressant d’incorporer des membres extérieurs de la Commission ne serait-ce que dans la phase de brainstorming. Deuxièmement, le vote par degré de cohérence ne semble pas dégager une impression d’ensemble de cohérence de la méthode. Il ressort une impression "d’entre deux" entre la volonté de donner un ensemble cohérent et celle de ne pas négliger pour autant la diversité des scénarios. Enfin le caractère didactique et peu synthétique des scénarios rend la vision d’ensemble difficile. L’utilisation des métaphores éveille l’imagination des lecteurs mais limite le caractère explicite des scénarios. Michel Godet, titulaire de la chaire de prospective industrielle du Conservatoire national des arts et métiers français (CNAM) en fait une critique plus acerbe. En premier lieu et selon lui, la "méthode dite "shaping factors, shaping actors" se prétend originale alors qu’il s’agit d’une copie imparfaite de celle développée par le CNAM depuis la fin des années 80"521. Selon Michel Godet, la processus décrit correspond en d'autres mots aux mêmes étapes et mêmes techniques ("construction de mini-scénarios puis de scénarios globaux par l'intermédiaire de l'analyse morphologique modulaire") que celles utilisées par le Cnam. 521 Godet Michel, La prospective en quête de rigueur : portée et limites des méthodes formalisées, Laboratoire d’investigation prospective et stratégique du CNAM. PAGE 295 La deuxième critique concerne la vraisemblance des scénarios retenus. Le nombre de variables structurantes et d'hypothèses est selon lui trop important et enfreint à la vraisemblance globale qui, sous forme quantitative de chance de se réaliser, ne dépasserait pas les 15 à 20%522. L’article de Jacques Lesourne, professeur au Cnam et président de l’association Futuribles International, a probablement également influencé les travaux de la Cellule de prospective. Jacques Lesourne y décrit six futurs possibles : le "grand marché, le grand espace, l’Union élargie, l’Union restreinte, l’accident opératoire et une crise dans l’Union économique et monétaire"523. Malgré l’intérêt des scénarios présentés, nous ne proposerons pas une analyse en profondeur étant donné l’ancienneté de ces travaux. La plupart des scénarios sont à présent obsolètes. On peut cependant noter la pertinence des facteurs à partir desquels les scénarios sont déclinés : l’instauration d’une monnaie commune, le contenu des propositions adoptées à la Conférence Intergouvernementale ainsi que l’élargissement de la Communauté à de nouveaux pays, de l’Europe centreorientale notamment. Sous-jacentes à ces critiques, on devine le caractère plus ou moins arbitraire des études de prospective. On remarque également le caractère quelque peu artificiel des classifications des méthodes prospectives développées plus haut. Enfin, si le produit final est important, le processus est lui-même déterminant. Description des "Scénarios Europe 2010" La description des scénarios Europe 2010 a été largement retranscrite à partir de la synthèse même des auteurs publiés dans la revue Futuribles. Laissons la synthèse à ses auteurs524. On trouvera l’ensemble de la synthèse en annexe. 522 Idem, Godet Michel, p. 6. Lesourne Jacques, "Scénarios pour l’Union européenne", Futuribles, septembre 1996, numéro 212, p. 5-13. 524 Bertrand Gilles, Michalski Anna, Pench Lucio R., "Europe 2010 : cinq scénarios", Futuribles, octobre 1999, numéro 246, p. 5-23. 523 PAGE 296 "Le triomphe des marchés" Ce premier scénario s’inscrit dans un mouvement presque uniforme du monde vers le libre-échange et l’économie de marché. Il met en scène une Europe qui a su d’adapter à la dynamique mondiale et dont la prospérité économique semble assurée- au prix d’une concentration excessive sur la rentabilité de court terme et de concessions majeures par rapport à ses valeurs traditionnelles de solidarité et de cohésion sociale. "Les Cent Fleurs" "Les cent fleurs" est un scénario contrasté, dans lequel coexistent des éléments de dynamisme au plan local et micro avec des risques de paralysie des grandes structures de la vie collective. Ce scénario se présente donc en 2010 comme une mosaïque d’Etats, de régions, de villes et de fiefs dépourvue de logique d’ensemble. Les inégalités y sont profondes, l’état de droit durablement affaibli, mais des signes de "renaissance par le bas" sont sensibles au niveau local. "Responsabilités partagées" A l’inverse des scénarios "Le Triomphe des marchés" et "Les Cent Fleurs", "Responsabilités partagées" est un scénario dans lequel l’acteur public joue un rôle prépondérant. Ce scénario présente toutes les caractéristiques d’un scénario de compromis permanent et de réforme venue d’en haut. D’une part, les mécanismes de décision se sont considérablement alourdis : la vie politique n’est compréhensible que pour une minorité de "citoyens actifs". D’autre part, l’acteur public demeure extrêmement présent, au risque de retomber dans des travers bureaucratiques ou dirigistes. Néanmoins, la politique de consensus assure, une fois les décisions prises, une bonne application des différentes mesures dans les Etats membres. Ce scénario illustre en quelque sorte un exercice un peu austère d’équilibrisme permanent, sur fond de relative indifférence du grand public. "Les sociétés de création" "Les sociétés de création" est également un scénario de transformation profonde des systèmes économiques et politiques. Il est à la fois plus révolutionnaire et plus introverti que le scénario précédent, mais on y voit l’Europe se mettre en mouvement au nom de PAGE 297 nouvelles valeurs sociales et écologiques. Dans l’horizon de temps de ce scénario, il demeure impossible de dire si cette Europe postmoderne est en train d’ouvrir la voie vers une renaissance immatérielle planétaire- ou si elle prend tout simplement sa retraite des réalités mondiales. "Voisinages turbulents" Le cinquième scénario est fortement conditionné par la dégradation accélérée de la situation économique et politique du voisinage de l’Europe. L’Europe des "Voisinages turbulents" tente en vain de s’ériger en forteresse et la sécurité, intérieure, comme extérieure, devient la préoccupation numéro un de l’opinion publique. Ce scénario annonce donc une Europe houleuse tant sur le front interne qu’extérieur. Mais au-delà du cadre strictement européen, c’est l’ensemble du système politique mondial qui est en train de glisser dans une logique de repli non coopératif. SECTION 2 : SCENARIOS DES "HORIZONS OUVERTS A 2020" DEVELOPPES PAR LE ROYAL INSTITUTE OF INTERNATIONAL AFFAIRS Nous changeons à présent de scénarios et nous concentrons sur l'étude des scénarios intitulés "Horizons ouverts à 2020". Définition de l'approche des "Horizons ouverts à 2020" L'Institut de Chatham House Forum à Londres a été établi au Royal Institute of International Affairs (Institut royal des affaires internationales) en 1995 afin d'aider les organisations à penser et planifier leur futur. Le Forum comprend des analystes et des planificateurs venant des milieux d'affaires et du gouvernement. Le rapport sur Les horizons ouverts fait suite à deux rapports : Les temps incertains (Unsettled Times) et Naviguer en eaux troubles (Navigating Uncharted Waters) publiés respectivement en 1996 et 1997. PAGE 298 Les horizons ouverts analysent en particulier les piliers institutionnel, sociétal et commercial du progrès. Les rédacteurs des scénarios mettent en avant l'importance des choix des individus, des organisations et des sociétés afin de mieux capter le phénomène de complexité. Description des scénarios "Horizons ouverts à 2020" La marche rapide vers le marché ("Market Quickstep") Ce scénario intervient dès lors où la complexité est très largement laissée à la "main invisible". Dans ce scénario, les nouvelles technologies transforment rapidement les principes fondamentaux des organisations. Les structures industrielles se dissolvent tandis qu'une plus grande transparence s'installe. La société tend à se fragmenter. Le monde développé est organisé autour de grandes ville-états. La politique n'obéit pas dans un cadre rationnel et révise ses jugements sans fondements. Les conseils des sages ("Wise Counsels") Ce scénario diffère du premier à travers deux traits de caractère majeur. Le premier concerne l'intégration ses systèmes inter-liés et le second le management de la complexité. Dans un monde dirigé par des gens d'expérience (allusion au vieillissement de la population et à la sagesse des anciens), malgré les changements rapides, l'homme parvient à trouver des formes d'organisations qui permettent de valoriser l'apport technologique. Les professionnels parviennent à transférer l'expertise individuelle en systèmes. Un des résultats est la création de structures résilientes qui permettent d'établir des limites prédictibles à l'érosion de la compétition. Enfin de nouvelles formes de retours sur investissement se développent et créent des horizons infinis d'expertise et de compétences. La tempête de l'Atlantique ("Atlantic Storm") Ce scénario décrit un tableau beaucoup plus sombre que les deux premiers. Les forces d'érosion se développent beaucoup plus rapidement que celles qui créent des opportunités. De graves problèmes sociaux apparaissent liés à l'absence de protection à PAGE 299 l'égard des personnes âgées. Les Etats-Unis souffrent d'inflation chronique tandis que l'instabilité des marchés des capitaux s'accroît. Les politiques nationales sont fortement influencées par différents groupes de pression qui deviennent de plus en plus extrémistes dans leurs revendications. La fragmentation mondiale s'accroît : les EtatsUnis devenant plus orientés vers le marché, l'Europe devient plus protectionniste et collectiviste tandis que le reste du monde s'enfonce dans l'instabilité, l'idéologie et l'introversion. Les tendances implicites des scénarios "Horizons ouverts à 2020" Les auteurs des scénarios de la Chatham House Forum notent que leurs scénarios reposent sur des hypothèses de départ qu'ils qualifient de "tendances implicites". Cellesci incluent les tendances en terme de : Démographie : la population devient de plus en plus âgée dans le monde développé tandis qu'elle est plus jeune ailleurs. Le pic devrait atteindre 9-12 milliards de personnes d'ici 2050. Technologie : notre capacité à valoriser des tâches conceptuelles ou pratiques devrait considérablement se renforcer. D'ici 2020, nos capacités renforcées dans le domaine des sciences physiques, dans le domaine biologique, dans la compréhension et la maîtrise des systèmes sociaux et des machines devraient nous ouvrir des horizons de recherche plus larges. Information : les technologies de l'information devraient contribuer à développer l'économie de la connaissance dont le champ devrait être considérable d'ici 2020. Ressources humaines : il devrait y avoir au moins un milliard de diplômés d'ici 2020 comparé à quelques millions en 1920. Les consommateurs deviendront plus sophistiqués et mieux informés que jamais. PAGE 300 Capital : on peut s'attendre à ce que le stock du capital intellectuel, bien qu'il s'agisse là d'une donnée intangible, ait doublé d'ici 2020. Mixte ("coupling") : l'économie, les cultures et les centres politiques se lient au-delà des frontières nationales. Mal à propos appelé "globalisation", ce phénomène exprime plus la fusion des bassins de production et de consommation que l'économie d'échelle. Ce phénomène de fusion ("coupling") est révélateur de la compétition mais aussi de la complexité des enjeux socio-politiques. Compétition : ce facteur est un de ceux les plus analysés car au cœur des travaux prospectivistes de ce groupe. Pour ce groupe prospectiviste, la compétition a augmenté pour les raisons suivantes : les sources d'épargne et d'investissement (marchés des capitaux) ont fusionné, les meilleurs rendements étant à présent accessibles sur l'échiquier planétaire. Le deuxième aspect de l'augmentation de la compétitivité provient du développement des places de marché où les consommateurs peuvent comparer les produits. Troisièmement, l'information gratuite est à présent devenue plus accessible; le consommateur peut s'informer et faire des choix en conséquence. Convergence : la structure des coûts industriels converge extraordinairement ce qui entraîne une baisse significative des prix et des profits. Lorsque la productivité croît plus vite que la consommation, le niveau de l'emploi et des salaires décroît. Production de base : l'augmentation de la compétition durant ces quinze dernières années a accéléré le processus de productivité et de production en masse de biens primaires. Au-delà de ces tendances implicites, le groupe insiste en particulier sur les risques de collision du fait notamment du vieillissement des populations des pays avancés ainsi que des conséquences du chômage (perte de potentiel économique, problèmes de santé, de famille, de dépendance et de criminalité). PAGE 301 Limites et atouts des scénarios "Horizons ouverts à 2020" Une première limite de ces scénarios tient tout d'abord à leur caractère très fortement économique. Ils se focalisent sur le domaine économique et du monde des entreprises. Cependant, les tendances implicites complètent ce spectre par une approche plus systémique en mettant en avant notamment les facteurs démographiques et technologiques. Par ailleurs, on peut noter le caractère occidental britannique de l'analyse qui articule deux scénarios de type européen et un dernier de type atlantique. Nous avons choisi de présenter ces scénarios parce qu'ils apportent une vision européenne différente, certainement plus atlantique que celle des scénarios de la Commission européenne. Le scénario intitulé "Les conseils des sages" est intéressant pour sa dimension systémique. Toutefois ce qui à notre sens est à retenir, sont les "trois piliers du progrès" (institutionnel, sociétale et commercial du progrès). L'analyse met en évidence l'interdépendance de ces trois axes. Par exemple, si un pays évolue suivant un seul axe donné, cela peut compromettre son développement. Ainsi selon cette analyse, le "processus de développement économique nécessite des progrès dans les domaines institutionnel et social"525. SECTION 3 : SCENARIOS D'ELARGISSEMENT DEVELOPPES PAR EUROPE 2020 Définition de l'approche d'Europe 2020 Le Club Europe 2020 est très dynamique sur les questions de prospective. Il a décliné au début de l'année 2002 trois scénarios possibles d'élargissement de l'Europe à 2020526. 525 526 Open Horizons: Three Scenarios for 2020, The 1998 Report from the Chatham House Forum, p. 17. Europe 2020, "Les trois scénarios de l'élargissement d'Europe 2020", n°10, 15 janvier 2002. PAGE 302 Ces scénarios ont le mérite d'être récents et se focalisent sur le processus d'élargissement. Description des scénarios d'élargissement d'Europe 2020 Scénario 1 : "La tentation bureaucratique" Concevant l'élargissement de l'Europe comme une approche essentiellement bureaucratique, ce scénario repose sur des phénomènes d'intégration de l'acquis communautaire, de mise à niveau juridique et administratif. Cette approche de l'élargissement vise à transformer les pays candidats en des communautaires "standards". Conçue sur un calendrier court, elle fait abstraction complète du facteur démocratique et pérennise un monopole administratif sur la construction européenne. Ce scénario implique donc le règlement de problèmes institutionnels. Faisant abstraction de la nature essentiellement politique des élargissements de l'Union européenne, ce scénario se propose d'appliquer des critères d'adhésion, et des calendriers individualisés et objectifs. Fin 2001, devant à la fois l'impossibilité d'appliquer une telle objectivité et les impératifs politiques croissants, il s'orientait vers une approche plus globale dite du "Big Bang". Scénario 2 : "L'illusion pragmatique" Prenant en compte la réalité de l'année 2002, à savoir les promesses en tout genre tenues aux pays candidats par l'Union européenne depuis quelques années, comme la volonté des leaders des pays candidats de pouvoir capitaliser en interne sur des progrès rapides. Tout en reconnaissant que rien n'est prêt dans l'Union européenne pour accueillir ces nouveaux membres sans risquer un arrêt brutal de tout le processus d'intégration, et que les opinions publiques de l'EuroLand ne sont pas prêtes à remettre en cause l'intégration accélérée que l'Euro vient de leur faire vivre brutalement, les décideurs politiques de l'EuroLand entament une marche forcée pour doter l'EuroLand d'une structure politique intégrée forte (exécutif et législatif) d'ici fin 2003. Parallèlement, ils s'engagent à respecter un calendrier rapide d'adhésion à l'Union européenne dans le cade d'un BigBang (excluant la Turquie et Chypre). PAGE 303 Scénario 3 : "La responsabilité historique" Reconnaissant d'une part que l'Union européenne n'a pas su se préparer sérieusement à l'élargissement et que les pays candidats ne sont pas non plus prêts à une adhésion d'ici deux-trois ans, prenant conscience de l'immense responsabilité historique que constitue la réussite de l'élargissement, quelques leaders politiques de l'Union européenne et des pays candidats (trois ou quatre) proposent courant 2002 d'ajourner le processus d'adhésion de cinq ans afin de permettre aux deux parties de s'y préparer efficacement. L'Euro, la Convention, la Conférence inter-gouvernementale et les élections européennes de 2004 servant d'étapes à la transformation de l'Union européenne en une entité capable de poursuivre la construction européenne de 25 ou 30. Les citoyens de l'Union européenne et des pays candidats sont préparés au processus et à ses conséquences. Les risques et problèmes potentiels des scénarios d'élargissement d'Europe 2020 Scénario 1 : "La tentation bureaucratique" Un premier facteur est lié au risque de blocage institutionnel généralisé lié à un élargissement à 25 ou 30 membres qui ne serait pas viable. Un autre est le risque de conflit majeur entre ce scénario et les aspirations démocratiques au sein de l'Union européenne. Le risque de rejet par l'opinion publique (en raison des craintes évoquées dans le chapitre I de la troisième partie de cette thèse) et enfin celui de conflits importants sur la question du financement de l'élargissement au sein de l'Union européenne comme entre l'Union et les pays candidats. Scénario 2 : "L'illusion pragmatique" Ce scénario implique un dérapage potentiel vers le scénario 1 si les pays de l'Euroland ne sont pas en mesure de procéder à une intégration politique rapide des pays d'Europe centrale et orientale. Deuxièmement, des problèmes de conception et d'organisation institutionnelle entre l'Euroland et l'Union européenne risquent de se produire ainsi que des difficultés de positionnement pour les institutions communautaires existantes. Enfin PAGE 304 d'autres risques concernent l'absence de visibilité du financement de l'élargissement à long terme et celle de réflexion sur le fonctionnement de l'Union élargie. Scénario 3 : "La responsabilité historique" Ce scénario n'offre pas de risques majeurs cependant il implique une communication et un leadership politique fort de la part des leaders de l'Union européenne et des pays candidats. En termes financiers, cela permet de programmer l'élargissement dans le cadre des budgets post-2006 en assurant une bonne visibilité financière. Ce scénario permet dès à présent de consacrer les montants disponibles pour 2003/2006 à une dernière étape de mise à-niveau pré-adhésion. Les limites et atouts de l'approche des scénarios d'élargissement d'Europe 2020 Une première limite de ces scénarios réside dans leur caractère extrême même si celuici contribue de fait à leur intérêt. Ces scénarios se basent sur des "vecteurs" mettant en scène des acteurs et des organes de pouvoir différents. Le premier scénario met en scène les administrations communautaires en faveur de l'élargissement, le second les politiques et administrations communautaires en faveur de l'intégration et le troisième la volonté politique forte de quelques Etats membres de l'Union. Le caractère synthétique de ces scénarios permet une bonne vue d'ensemble. Troisièmement, la position des pays candidats n'est pas développée. Les scénarios 1 et 2 sous-entendent une position des pays candidats en bloc et en faveur de leur intégration. Pourtant des divergences de vue existent entre les pays candidats sur leur conception de l'Europe. Ces positions ne tiennent pas compte de l'opposition croissante d'une partie de l'échiquier politique et des populations est-européennes à l'égard de l'Union européenne. Enfin, le dernier scénario d'arrêt total de l'élargissement me paraît plausible. Ce qui me paraît plus incertain est "la communication et le leadership politique fort de la part d'une PAGE 305 poignée de décideurs de l'Union européenne et des pays candidats". Cela impliquerait que l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne pour ne citer qu'eux développent une vision politique commune. Depuis le départ de François Mitterrand et d'Helmut Khol, la dynamique franco-allemande est en crise. Les ambitions britanniques de leadership au sein de l'Union sont fragilisées en partie du fait de la Grande-Bretagne n'appartienne pas à l'EuroLand et de son passé très conservateur et anti-européen à l'égard des questions d'intégration politique et de politique sociale. L'interview de son président Frank Biancheri a révélé que ce scénario est le favoiri d'Europe 2020. Pour notre part nous restons à ce jour très sceptiques sur les tentatives de rapprochement entre la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France, et leurs capacités à améliorer le processus de décision au niveau de l'Union. Ce scénario repose, en outre, sur l'apparition à terme d'un leader européen charismatique, probablement son futur Président, que tout le monde attend sans pour autant pouvoir à ce stade le repérer. Nous reviendrons sur le manque de projet européen lié à l'absence de vision partagée. SECTION 4 : UNE VISION AMERICAINE DU FUTUR DE L'EUROPE ET DE L'ANCIENNE UNION SOVIETIQUE Nous changeons à présent de scénarios. Nous avons choisi de présenter l'analyse de John Van Oudenaren, chercheur à la Rand, qui est intéressante en ce qu'elle analyse les risques de conflits potentiels en Europe. L'étude dresse l'ensemble des risques dans le monde et se focalise sur les implications militaires pour la force militaire de l'air des Etats-Unis. C'est à ce titre que l'on peut parler de vision "américaine" même si nous ne savons pas si cette vision est celle retenue par le gouvernement américain. Les intérêts américains pour l'Europe, pour les pays d'Europe centrale et orientale et pour l'ancienne Union soviétique L'intérêt des américains peut se résumer en quelques points. Les Etats-Unis souhaitent bannir toutes formes de conflits en Europe, pouvoir compter sur leurs alliés régionaux PAGE 306 en vue d'intervention en Afrique et au Moyen-Orient et élargir l'OTAN aux anciens pays communistes. A ce titre, l'apparition de conflits en Europe occidentale, centrale ou méridionale auraient des incidences beaucoup plus fortes pour les Etats-Unis qu'en cas de conflits dans l'ancienne Union soviétique. Car même si ceux-ci constituent des risques bien moins probables, ils nécessiteraient une intervention des Etats-Unis. Les Etats-Unis souhaitent promouvoir l'économie de marché. L'Europe constitue un partenaire de poids dans les échanges527. Le commerce transatlantique des services entre les Etats-Unis et l'Europe représente deux-tiers du commerce des biens manufacturiers et continuent d'augmenter rapidement. L'Europe de l'ouest est également la source la plus importante d'investissements directs américains tandis que les investissements directs américains augmentent rapidement dans les pays d'Europe centrale et orientale ainsi que dans l'ancienne Union soviétique. Les investissements dans le domaine de l'énergie, de l'automobile et des biens de consommation sont stratégiques pour les entreprises américaines. L'intérêt des Etats-Unis réside également dans la nécessité de collaborer avec les pays européens dans le cadre du G8, G10 et de l'OCDE. Le second axe de promotion des Etats-Unis est celui de la démocratie. Il repose moins sur des chiffres que sur des communications politiques visant à insister sur le caractère démocratique des réformes, comme dans le cas de l'Europe centrale et orientale. Il est le second élément clé de la politique étrangère américaine. La vision de l'Europe et de l'ancienne Union soviétique à 2025 Les Américains s'attendent à ce que la situation reste chaotique en Europe du fait de l'effondrement du communisme et du démantèlement de l'Union soviétique. Cependant, il est très intéressant de noter que pour eux qu'à l'horizon 2025 l'Europe sera plus 527 L'Union européenne représente 22.8% des exportations et 19.7% des importations américaines. Khalizad Zalmay et Lesser Ian O., Sources of Conflict in the 21st Century, Rand Corporation, p. 235. PAGE 307 déterminée par "ses tendances majeures stratégiques et par son interaction avec le reste du monde"528. Nous sommes convaincus de cette analyse. C'est elle qui a conduit notre démarche présente de "recadrer" le futur de l'Europe dans une perspective plus large et pas seulement recentrée sur les effets de l'effondrement du mur de Berlin. En d'autre terme l'Europe sera une "puissance dans la mondialisation" pour reprendre l'expression de Pierre Moscovici ou ne sera pas. Les six alternatives de mondes stratégiques L'ordre modifié de la guerre froide ("Modified Cold War Order") Ce scénario se caractérise par une relative forte Russie et ancienne Union soviétique, prolongement de la guerre froide. Le partenariat atlantique ("Atlantic Partnership") Ce scénario est proche du premier en ce que les Etats-Unis et l'Europe occidentale s'unissent dans un contexte de fort et potentiellement menaçant pouvoir de la Russie. Ce scénario inclut également la possibilité d'avoir un partenariat plus fort entre les Européens de l'Ouest et les Etats-Unis dans les opérations de défense au Moyen-Orient. Bipolarité européenne ("European Bipolarity") Ce scénario se caractérise par un équilibre entre l'Europe de l'Ouest et celle de l'Est, un renforcement de la défense européenne qui implique un rôle relativement moins important pour les Etats-Unis dans le domaine militaire. La dominance de l'Europe occidentale ("West European Dominance") La Russie et les autres pays de l'Union soviétique demeurent faibles et fragmentés tandis que l'Europe occidentale se développe en tant que puissance globale et régionale. 528 Zalmay Khalizad et Ian O.Lesser (sous la direction de ), Sources of Conflict in the 21st Century, Rand Corporation, p. 240. PAGE 308 Rivalité et fragmentation ("Rivalry and Fragmentation") Dans ce scénario, l'intégration européenne et sa constitution en puissance globale et régionale est un échec. L'ordre pan-européen ("Pan-European Order") Ce scénario se caractérise par une transcendance presque complète des rivalités politiques en Europe, et par une convergence sur l'ensemble du continent qui à terme peut conduire à l'élargissement des institutions ouest-européennes comprenant la Russie et la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Les atouts et limites de l'approche de la Rand Corporation Les limites de l'approchent résident dans le caractère subjectif des scénarios présentés. Ce qui me semble intéressant c'est qu'aucun de ces scénarios ne se rapproche de la situation actuelle. C'est comme si ces scénarios étaient encore emprunts de "guerre froide". La vision européenne n'est pas fine. Toutefois les implications pour les EtatsUnis sont intéressantes. Peu importent les modalités de la construction européenne que l'Europe soit unifiée ou pas, pourvu que le continent soit pacifique. Les scénarios 1 et 2 impliquent un plus fort investissement de la part des Etats-Unis que les scénarios 3, 4 et 6. Le scénario 5 peut entraîner un degré fort variable de l'implication des Etats-Unis. Peut-on en conclure comme Pierre Moscovici que "l'intérêt manifeste (des Etats-Unis) est davantage de disposer d'alliés peu organisés, si ce n'est par un marché ouvert que de véritables interlocuteurs"529 ? Les scénarios laissent présager du contraire - l'intérêt pour les Etats-Unis à disposer d'alliés forts et indépendants. Les Etats-Unis sont-ils réellement guidés contre l'intégration et l'élargissement de l'Union européenne de peur de voir s'ériger un rival à leur hauteur ? Ou au contraire, comme le pense David Gompert que la mondialisation entraîne la nécessité de renforcer les alliances reposant sur les liens politique et économique et sur les valeurs occidentales530 ? 529 Moscovici Pierre, L'Europe, une puissance dans la mondialisation, Editions du Seuil, 2001, p.55. Gompert David, ancien conseiller à la Maison Blanche et président de la Rand Europe, "Les implications géopolitiques du 11 septembre 2001", Club First in the Future, Paris, le 21/11/2001. 530 PAGE 309 SECTION 5 : ETUDE COMPAREE DES SCENARIOS Les scénarios présentés ci-haut n'ont pas été choisis à l'origine pour être comparés. En procédant à la recherche de scénarios sur l'avenir de l'Europe, nous avons été tout d'abord marquée par le peu d'intérêt que constitue l'avenir de l'Europe en dehors des pays de l'Union européenne. Ce n'est qu'aux Etats-Unis que nous avons constaté l'existence de réflexion sur l'avenir de l'Europe. La seconde constatation est que ce type d'exercice se limite aux think tanks c'est-à-dire aux instituts de recherche centrés sur la réflexion en matière de politique publique. Troisièmement, si les scénarios se sont développés dans le contexte de guerre froide, ceux-ci ont été, de tout temps, orientés sur les enjeux militaires. Il nous a donc été difficile de trouver des scénarios se consacrant principalement aux enjeux politiques et économiques. Les scénarios de la Cellule de prospective de la Commission européenne et ceux de Chatham House constituent en cela des exceptions particulièrement intéressantes et sont riches d'enseignement pour notre sujet. Nous avons retenu les scénarios de Van Oudenaren, chercheur de la Rand Corporation, car bien que centrés sur les enjeux militaires, prennent en considération une variété de facteurs. La quatrième considération est que les scénarios couvrant la période post-guerre froide sont rares. Cela est d'autant plus surprenant que les évolutions ou plutôt les incertitudes depuis le début des années 1990 auraient pu amener à un redéploiement de la réflexion prospective. Les méthodes et approches variées utilisées pour ces scénarios rendent toute analyse comparative désuète. Les scénarios font appel à diverses méthodes : travail d'un seul analyste expérimenté dans le cas de la Rand Corporation ; le cas de l'association Europe 2020 c'est-à-dire d'une équipe de jeunes analystes passionnés, ne représentant aucune institution ni parti politique en particulier. On peut qualifier ce groupe de représentants de la société civile engagés dans la réflexion politique ; le cas de Chatham House est également particulièrement original en ce qu'il représente au-delà des exercices de prospective propre au Foresight, l'initiative d'experts en prospective venant du monde de la recherche comme de celui de l'entreprise. Ce groupe est particulièrement intéressant pour notre sujet car il se focalise véritablement sur les aspects politiques et économiques de l'avenir de l'Europe. Il se caractérise également par une approche pragmatique en PAGE 310 utilisant des formes de support à la réflexion sous forme graphique plutôt que rédactionnelle. Le groupe met ainsi en évidence les liens d'interdépendance entre les facteurs ainsi que la complexité des enjeux. Enfin, le groupe des scénarios de la Commission européenne dépasse de loin la seule équipe de la Cellule de prospective ayant mis à contribution un mixte d'experts internes et externes. Ce groupe de travail est le plus important en nombre. D'où le questionnement de certains analystes comme Godet sur la capacité d'un tel groupe à faire remonter des scénarios pragmatiques plutôt qu'utopiques. Les scénarios de l'Europe 2010, de part leur caractère sophistiqué, rendent toute éventualité peu plausible. Au-delà de la variété des approches, les scénarios sont également variés dans leur contenu. Comme nous l'avons signalé les scénarios de la Rand Corporation mettent en avant les facteurs militaires et l'implication politique liée à ces facteurs. L'Alliance atlantique et l'attitude possible des Européens à l'égard des Etats-Unis sont au centre des enjeux. Ces scénarios sont donc américano-centristes et représentent la façon dont les Américains perçoivent leurs intérêts en Europe. Au-delà des scénarios, ils offrent une interprétation de la conduite politique des Américains depuis le début des années 1980 (Reagan). Ils montrent que le scénario favori des Etats-Unis reste une Europe soudée entre elle et solidaire de ses alliés. L'axe politique mené par les Etats-Unis à l'étranger se caractérise par la promotion de l'économie de marché et celle de la démocratie. Ces facteurs ont gagné contre le régime soviétique et ont favorisé, comme on le sait, le passage à l'économie de marché dans les pays d'Europe centrale et orientale dans les années 1990. Ces scénarios révèlent, en outre, la prépondérance donnée à la politique d'intégration des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'OTAN. Cette étape sera parachevée le 21 novembre 2002 à Prague avec l'entrée de sept pays ex-communistes (Bulgarie, Roumanie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Slovénie), en plus de la Pologne, Hongrie, République tchèque entrés en 1999 au sein de l'OTAN531. Les scénarios de l'association Europe 2020 se caractérisent par leur caractère institutionnel et l'impact du processus de décision au sein de l'Union européenne. Ces scénarios devancent de quelques mois le début des débats sur la réforme institutionnelle 531 Le monde diplomatique, janvier 2003. PAGE 311 au sein de la Convention européenne. Leurs auteurs se focalisent sur la nécessité de réfléchir de façon pragmatique à l'implication de l'élargissement de l'Union européenne aux pays adhérents. Ils mettent en évidence la nécessité de mener une réforme institutionnelle de l'Union avant l'élargissement et de souder le processus de décision de l'Union autour de l'Euroland. Différents scénarios sont mis en lumière mais une seule voie est favorisée par les auteurs. On peut donc caractériser ces scénarios de courttermistes, de plus tournés sur l'action plus que sur la réflexion à long terme. Les scénarios de la Cellule de prospective sont eux caractérisés par une somme importante de données qualitatives et par un style que nous avons qualifié de métaphorique. Il se dégage donc un manque de spécificité dans le contenu. Ainsi est-il difficile de faire la différence et de se représenter véritablement les scénarios de type libéral comme "Le triomphe des marchés" et "Les cent fleurs". Le scénario qui concerne le plus directement notre étude, celui des "sociétés de création", porte en lui des contradictions. Le scénario met en lumière une transformation profonde des systèmes économiques et politiques tout en concluant sur le caractère utopique de ce scénario, ce qui tend à annuler le caractère prospectif de ce scénario. D'autre part, le scénario "Voisinages turbulents" met en scène une dégradation accélérée de la situation économique et politique au sein de l'Union, qui paraît plausible, tout en l'associant à une cause externe à l'Union, celle des pays du Sud, ce qui limite la validité du premier facteur. De sorte que l'on constate de façon récurrente une sélection à outrance des facteurs explicatifs des scénarios qui amenuisent la caractéristique propre de ceux-ci. Enfin, les scénarios de Chatham House font ressortir trois tendances majeures qui peuvent donner naissance à plusieurs voies ou solutions. Premièrement, du fait des avancées technologiques et des transformations sociales l'économie de marché s'emballe, les fractures se creusant entre le monde politique et le monde des affaires. Deuxièmement, le vieillissement de la population valorise les personnes d'expérience et permet de consolider les prises de décision de façon constructive. Troisièmement, l'instabilité des marchés financiers et les problèmes sociaux s'accroissant, la fragmentation mondiale se renforce amenant l'Europe à devenir plus protectionniste tandis que les Etats-Unis eux choisissent la voie de l'ultra-libéralisme. On constate donc PAGE 312 la prédominance donnée aux facteurs économiques et politiques. Contrairement aux scénarios de la Commission européenne, le contenu de l'analyse se caractérise par son caractère pragmatique. Différents questionnements sont tirés de ces tendances. Celles-ci nous paraissent particulièrement intéressantes car elles ne négligent pas, comme dans le cas des autres scénarios, l'importance des avancées technologiques et leurs implications au niveau de l'organisation des entreprises comme de celle de la société civile. PAGE 313 Conclusion du chapitre L'avenir de l'Europe, s'il répond à des axes variés d'étude, ne diffère pas tant que cela dans ses finalités. Les scénarios conduisent presque tous à la même problématique : intégration-élargissement, dépendance-indépendance, puissance internationale- puissance régionale de l'Europe que ce soit à travers les dimensions financière et économique, institutionnelle et juridique, internationale et de défense. Les deux grandes variantes qui se dégagent sont donc le degré d'alignement économique, politique, culturel et militaire dans la relation transatlantique ainsi que la capacité de l'Europe à devenir une puissance et donc à balancer la superpuissance américaine. Ces vecteurs dictent fortement les scénarios. Nos recherches n'ont conduit à aucun scénario traitant de la "société de l'information". Les travaux de la Rand Corporation sur la classification des pays en matière de "révolution de l'information" développés dans le chapitre premier de la seconde partie de cette thèse, sont intéressants mais ne constituent pas pour autant des scénarios. Seule la Cellule de prospective à travers le scénario "Les sociétés de création" met en scène une "transformation profonde des systèmes économiques et politiques" et la mise en mouvement de "nouvelles valeurs sociales et écologiques". Ce chapitre sur les scénarios témoigne donc d'une absence de réflexion prospective politique sur les enjeux en matière de "société de l'information". Comme nous l'avons vu en première partie, seuls les travaux prospectifs dans les domaines de la recherche et de la technologie existent. Nous avons choisi de présenter une "variation sur scénarios" moins pour le contenu des scénarios que pour ce qu'ils évoquent en terme culturel et politique à travers les visions américaine, britannique, française ou européenne. Le scénario américain est empreint de considérations militaro-politiques et positionne la Russie au cœur des enjeux européens. Le scénario britannique met l'accent sur la dimension économique néo-libérale ainsi que sur les relations de l'Europe avec les Etats-Unis. Le scénario français développé par l'association Europe 2020 met l'accent sur la dimension institutionnelle et celle du pouvoir politique de l'Union européenne dans le cadre de l'élargissement. Nous pouvons PAGE 314 retenir de ces exercices que chaque vision du futur porte en elle l'empreinte culturelle de ses auteurs, que soit au niveau des individus comme au niveau institutionnel. L'analyse de ces travaux de prospective met en lumière l'importance du dialogue et du processus et l'expression bien connue des prospectivistes : "l'avenir est ce que nous en faisons". Cependant l'analyse souligne également les limites d'un tel exercice. Rarement les exercices prospectivistes permettent de sortir des modèles préconçus. Cet exercice montre, en outre, la nécessité de réfléchir au préalable au caractère utopiste des transformations à venir est indispensable si l'on cherche à échapper aux conceptions non linéaires et mécanistes de la réalité. Il témoigne, par ailleurs, de l'absence de prise en compte des mutations technologiques, économiques, sociales en cours dans un cadre politique et des enjeux de la "société de l'information" dans les visions sur l'avenir de l'Europe. Cette absence marque peut-être aussi la pertinence et l'intérêt de traiter de la "société de l'information" en tant que mode de développement du projet européen, ce que nous tenterons de faire dans les chapitres suivants. Dans un premier temps, nous proposerons une vision personnelle des risques et scénarios de l'avenir de l'Europe. Nous proposerons ensuite notre vision de "l'Europe de la connaissance" qui reste à construire. PAGE 315 CHAPITRE III RISQUES EXOGENES ET IMPACTS ENDOGENES DE LA POLITIQUE DE LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" EN EUROPE – SCENARIOS NOIRS "Le problème de notre civilisation est d'une extrême complexité, d'une part parce que cette civilisation comporte en même temps des traits exceptionnellement positifs et des traits exceptionnellement négatifs, dont on ne peut prédire lesquels deviendront dominants, d'autre part parce qu'elle constitue un ensemble inter-relationné en boucle, où chaque élément est à la fois produit et producteur, cause et effet, et où l'on ne peut isoler un déterminant "en dernière instance", qui permettrait à un maître-mot de tout expliquer et, par-là, de trouver aisément une solution simple", Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, p.26. "On ne peut exclure tout à fait qu'il soit possible à terme d'élaborer les principes d'une science du changement en tant que phénomène sui generis. Dans ce contexte, la futurologie scientifique contemporaine aura certainement un rôle important à jouer", Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Munchhausen, p.254. En mars 2000, l'Union européenne se fixait comme objectif de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde"532. Nous sommes partis de cet objectif pour discuter la possibilité de l'Europe de satisfaire cette ambition. Nous avons présenté une analyse critique de la politique de l'Union européenne en matière de "société de l'information" dans la seconde partie de notre thèse. Nous avons 532 "Une société de l'information pour tous", rapport d'avancement pour le Conseil européen extraordinaire consacré à l'emploi, aux réformes économiques et à la cohésion sociale-vers une Europe fondée sur l'innovation et le savoir", Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000. PAGE 316 ainsi montré que l'Europe (comme le reste du monde) vivait une période de flottement et que cette incertitude correspondait probablement à un changement de paradigme en cours mais non finalisé. Par ailleurs, nous avons démontré en termes de politique publique les raisons pour lesquelles l'Europe aurait du mal à satisfaire ses ambitions d'économie de la connaissance la plus compétitive au monde. Forts de la présentation des scénarios des différentes institutions présentés dans le chapitre précédent et de leur caractère limité, nous cherchons à présent à dégager les facteurs probables d'évolution de l'Europe. Le point central de notre analyse reste l'Europe dans son passage à la "société de l'information". Cependant, comme dans le cas de notre première partie, nous chercherons à montrer que l'Europe est fortement dépendante de facteurs exogènes. Nous présenterons donc une sélection de risques systémiques pouvant impacter l'Europe. Nous focaliserons ensuite notre attention sur le contexte particulier de l'Europe à travers son processus d'élargissement. Nous verrons ainsi en quoi l'entrée des PECOS peut impacter la politique de l'Union. Enfin, nous dresserons une vision de l'Europe de la "société de l'information" à travers trois scénarios noirs. Pour faire écho à la citation ci-dessus d'Edgar Morin, nous essayons de capturer la "complexité de notre civilisation", au risque de la simplifier, afin de dégager des pistes de construction européenne. A cette vision quelque peu "noire" de l'avenir de l'Europe sera proposée une réplique positive, dans notre chapitre suivant, à travers une vision constructive de l'Europe de la connaissance. SECTION 1 : RISQUES SYSTEMIQUES DE DESTABILISATION ET DE DESINTEGRATION DE L'EUROPE Nous avons voulu présenter un ensemble de risques qui nous paraissent clés. Nous les qualifions de systémiques car ils sont animés par leur propre cycle et leur propre processus. Ils peuvent donc évoluer et donner naissance à d'autres risques, opportunités ou tout simplement disparaître. Les facteurs internes sont indissociables des facteurs externes. Ils sont interdépendants c'est-à-dire que peu importe, dans un sens, si ces PAGE 317 facteurs se déroulent sur le sol européen ou pas. L'Europe peut en être tout autant affectée. La faillite des puissances occidentales Tout d'abord, le tableau alarmiste de la dette des Etats-Unis dépeint en première partie ne saurait cacher une réalité qui hélas ne se limite pas aux Etats-Unis. Le tableau de la "dette publique globale brute", figurant en annexe, indique que si les Etats-Unis enregistrent une dette publique de l'ordre de 60% du PIB en 1995, la Belgique, l'Italie, la Grèce, le Canada, l'Irlande, le Japon et la Suède les dépassent de bien loin avec des taux variant entre près de 140% pour les premiers à plus de 80% pour les derniers. Le cas de l'Allemagne est particulièrement impressionnant puisque sa dépendance à l'égard du capital étranger a augmenté beaucoup plus vite que celle des Etats-Unis. Suite à la réunification, la dette extérieure a augmenté de 538,5% par rapport au PIB, de 325,3% par rapport aux réserves de devises et de 590,8% par rapport aux exportations533. Par ailleurs, le Congrès américain vient de relever le niveau de la dette américaine à 6.4 trillions de dollars pour pallier son déficit fiscal534. En cette année 2002, les marchés des capitaux commencent à sérieusement se soucier de la chute du cours du dollar, de l'attitude unilatéraliste de l'Administration américaine (Protocole de Tokyo, Cour internationale de justice, obsession avec l'Irak, nouvelles mesures protectionnistes dans le commerce de l'agriculture, de la métallurgie…), mais aussi du manque de transparence de la comptabilité américaine et de l'attitude peu ouverte des actionnaires par rapport aux marchés. Depuis 2001, les marchés des capitaux enregistrent des baisses de cours inconnues jusqu'alors. La crise souvent comparée à celle de 1929 est quotidienne et représente des sommes bien plus conséquentes que les pertes enregistrées alors. Le cas de la faillite d'Enron, de celle annoncée de WorldCom, et des chutes de valeurs de Vivendi et de France Télécom sont là pour le confirmer. Le risque à court terme n'est donc pas à l'inflation mais à la déflation. A plus long terme un risque inflationniste est envisageable. 533 Castells Manuel, Le pouvoir de l'identité, tome 2 de l'Ere de l'information, Fayard, 1997, Trad.1999, p. 302. 534 EconForecast, 24 juillet 2002, World Business Academy. PAGE 318 Or, la dépendance des Etats-nations à l'égard des marchés des capitaux est énorme. Elle ne concerne pas seulement leur rôle traditionnel en matière de liquidité mais également leur rôle dans le domaine du marché des actions, donc des grandes entreprises ainsi que du marché des obligations et du refinancement de la dette des Etats. Il est à signaler qu'en cas de fortes dépenses gouvernementales, par exemple dans le cas d'une intervention des Etats-Unis en Irak ou de faillite en chaîne des entreprises allemandes nécessitant une intervention de l'Etat auprès des banques, on peut anticiper une augmentation de l'offre obligataire. L'impact des marchés des capitaux n'est pas seulement financier mais également économique et social. Par ailleurs, du fait de leur globalisation, aucun pays ne se trouve à l'abri de conséquences d'actions entreprises dans un pays tiers. On ne saurait donc négliger le risque de faillite financière qui pourrait être causée comme nous l'avons vu par une augmentation des dépenses étatiques. Pour cela, une augmentation majeure des dépenses d'un seul pays occidental peut avoir un impact majeur, largement supérieur au cas de l'Argentine. Cette faillite pourrait prendre la forme d'un affaissement des biens monétaires. Cette présence de risques financiers constitue l'un des risques majeurs de désintégration mondiale à laquelle l'Europe ne pourrait échapper. Une aggravation du conflit au Moyen-Orient, une guerre éventuelle ou la désintégration économique d'un Etat occidental, pourrait précipiter et aggraver d'autant plus cette faillite. Rappelons que la seule guerre du Golfe a coûté 13 milliards de dollars aux pays Occidentaux. Aggravation des conflits au Proche et Moyen Orient Une combinaison de facteurs risque de voir les crises au Proche et Moyen Orient perdurer. Le poids de la population musulmane, le renforcement du fondamentalisme, une jeunesse importante qui ne demande qu'à redonner sens à sa vie. Il s'agit là d'un premier facteur civilisationnel et démographique que nous avons étudié en première partie. Pour reprendre l'expression de Samuel Huntington, les conflits seraient d'ordre civilisationnel entre l'Occident et l'Islam. A cela, il faut ajouter l'importance de la PAGE 319 présence pétrolière et de l'augmentation de tensions dans les années à venir étant donnée la polarisation et la baisse relative des réserves pétrolières, et ce, alors que l'adoption d'alternatives énergétiques est lente. A la fin du XXème siècle, on estimait que le monde disposait de 40,9 ans de pétrole535. Deux tiers des réserves prouvées en 1998 se trouvent au Moyen Orient (25% en Arabie saoudite, 10% en Irak, 9% au Koweit ainsi qu’aux Emirats). Les pays de l’OPEP du Moyen Orient qui pèsent aujourd’hui 27% de la production mondiale devraient représenter 62% en 2020536. Il ne resterait alors plus de pétrole en Amérique du Nord, en Afrique, en Europe ni en Russie. L'enjeu de l'énergie fossile est donc avant tout géopolitique et s'inscrit dans un horizon à quinze ans. Le contrôle des gazoducs de la région participe à la même dimension géopolitique. Le différent entre la Palestine et Israël, qui s'est de nouveau enflammé depuis le début de l'année 2000, paraît à ce jour insoluble. Les problèmes politiques notamment en Algérie, en Tunisie, en Afghanistan au lendemain de l'intervention des Etats-Unis, sans parler du Pakistan (par ailleurs, allié de la Chine) rendent la situation explosive. Ces différents à l'extérieur de l'Europe peuvent cependant avoir des effets considérables tant au niveau de sa politique étrangère que de son activité économique. Ils pourraient entraîner des migrations potentielles et une limitation à l'accès de certaines ressources notamment les ressources énergétiques et primaires. Ils pourraient aggraver ou être à l'origine du premier scénario de faillite financière de certains Etats parmi les plus riches de la planète. L'industrialisation de la Chine et d'une partie de l'Asie La Chine, du fait de son développement économique et de la taille de son pays, reprend un poids géopolitique considérable dans le monde. Avec l'industrialisation très performante économiquement de certains pays asiatiques, les puissances occidentales industrielles enregistrent un déclin réel de leur système productif. L'Asie du Sud-Est est un pôle de dynamisme économique qui rompt avec les faibles croissances enregistrées 535 Chalmin Philippe, « Géopolitique des ressources naturelles : prospective 2020 », Ramsès 2000, p. 91102. 536 Idem, Chalmin Philippe. PAGE 320 aux Etats-Unis et en Europe. Ces pays attirent les capitaux étrangers mais aussi, grâce à leur diaspora à travers le monde occidental, parviennent à tisser des réseaux internationaux particulièrement actifs. En 2020, la Chine accompagnée de Taïwan et de Singapour représentera une population totale presque trois fois plus importante que celle de l'Europe (1455 millions contre 484 millions)537. La différence devrait s'accentuer en 2050. Par ailleurs, à l'heure où la domination culturelle du modèle américain voire occidental, sinon son hégémonie, n'est pas objet d'admiration de tous et est parfois rejeté, quel rôle la Chine peut-elle être amenée à jouer ? Comme le souligne Samuel Huntington, si certains pays asiatiques peuvent rejeter l'Occident, ils n'en rejettent pas pour autant la modernité. Selon l'analyse de l'enquête des valeurs mondiales développée en première et seconde partie de notre thèse, une partie de la Chine demeure très fortement ancrée dans la tradition. Son stade économique et politique la prédispose à exporter des valeurs de modernité538. La grande interrogation concernant les pays asiatiques en voie d'industrialisation repose sur leur capacité à accompagner l'adoption d'un mécanisme de marché de règles morales et de codes de conduite. Quel sera le chemin que prendra la Chine en matière de structures institutionnelles et de règles de comportement adaptées au fonctionnement du capitalisme ? Suivra-t-elle les absences de libertés politiques et de transparence de la Russie ou parviendra-t-elle à rénover le centralisme actuel bureaucratique du parti ? Beaucoup de Chinois et d'autres asiatiques (hors Japon) cherchent à accéder à présent à un certain niveau de confort matériel. L'industrialisation à outrance de ces pays contraste avec l'ère post-industrielle des pays occidentaux. La conscientisation du maintien de nos écosystèmes par le contrôle de la pollution ne rencontre pas les mêmes considérations. Quel serait l'impact d'une influence plus importante de la Chine dans un monde de plus en plus globalisé ? Pourrait-elle remettre en cause l'émergence de résistances (valeurs postmodernes), d'un dialogue anti-néolibéral, d'une recherche de politique économique de la troisième voie ? Même si comme le décrit Kou Houng Ming, la force de l'esprit chinois réside dans sa "délicatesse, sa bonté, sa subordination", 537 Rapport de l'IFRI sur le commerce international, Le Figaro économie, 10/02/03. Rappelons que cela ne veut pas dire pour autant que certains Asiatiques, au niveau individuel, ne soient pas porteurs de valeurs postmodernes. 538 PAGE 321 des conflits pourraient se développer liés à l'incompréhension et à une mauvaise communication entre les différents systèmes de valeurs539. Le Japon, îlot "occidental" en Asie, sous la pression de ses voisins asiatiques, cherche à limiter son soutien au dollar et à trouver une solution interne à ses difficultés économiques. Comment interpréter sa position de refus en 2002 vis-à-vis de la demande de financement des Etats-Unis en vue de leur intervention militaire en Irak 540 ? S'agit-il d'un manque de moyens financiers ou d'une position plus ferme pour freiner les velléités américaines ? Si parfois les systèmes de valeurs asiatiques sont caractérisés comme un tout, il n'en est rien. Comme nous l'avons développé dans la seconde partie de notre thèse à partir de l'exemple des systèmes de valeurs en Europe occidentale et en Europe centrale, ceux-ci dépassent les blocs et sont bien plus hétérogènes. Il en est de même de l'Asie, qui représente une extraordinaire richesse. Même si le confucianisme est prégnant en Asie, il ne constitue pas l'unique source d'inspiration philosophique en Asie auquel if faut ajouter le rôle du Boudhisme, du shintoïsme et des diverses appartenances culturelles et spirituelles. Il n'en demeure pas moins que la plus grande inconnue de ce scénario réside dans la forme que prendra l'industrialisation de certains pays asiatiques et le cadre de normes et de valeurs qui sera défendu. Nouvelle géopolitique des ressources naturelles On peut envisager une accélération des problèmes environnementaux liés aux ressources naturelles qui conduisent à une redistribution des richesses naturelles et 539 Houng Ming Kou, L'esprit du peuple chinois, Editions de l'Aube, 1927, Trad. 2002. Selon des sources confidentielles proches de l'Administration américaine, l'intervention en Irak est planifiée depuis longtemps et pourrait intervenir début 2003. Lors de la journée d'étude "Penser le 11 septembre" du 10 septembre 2002 au CERI, Madame Postel-Vinay a confirmé la volonté des Japonais de ne pas participer au financement de la guerre en Irak. Quant au Chancelier allemand Gerhard Schröder, il est opposé à l'intervention américaine en Irak. 540 PAGE 322 potentiellement des migrations majeures en Europe ou dans le reste du monde. La part de l’énergie fossile (charbon, pétrole, gaz naturel) dans la demande mondiale d’énergie devrait passer de 66% en 1995 à 95% en 2020541. Si cela ne pose pas de problème du point de vue de la disponibilité énergétique d'ici 2050, l’augmentation en parallèle de 69% des émissions de CO2 devrait en revanche aggraver considérablement les déséquilibres environnementaux. D’ici 2050, certaines estimations prévoient des consommations énergétiques mondiales annuelles 3 fois supérieures à celles d’aujourd’hui. Celles-ci pourraient avoir des conséquences considérables sur l'homme voir même entraîner des migrations majeures à plus court terme. Il en est de même des ressources en eau qui bien qu'abondantes (l’eau couvre 70% de la surface de la planète), seulement 2,5% de l’ensemble sont adaptés à l’activité humaine542. 99% des ressources en eau douce sont inaccessibles pour l’homme avec les technologies actuelles. La distribution est inégale et l’accès aux ressources pourrait représenter des sources de conflits importants. En 1950, 6 pays souffraient de pénuries hydriques, en 1995, ils étaient 19 pays (principalement dans la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient) soit une population de 166 millions. En 2050, on estime que 2,3 milliards de personnes pourraient connaître une situation de stress hydrique et 1,7 milliards de personnes pourraient être touchées par la pénurie. Les régions d’Inde, d’Iran, du Mexique, l’Ouest des Etats-Unis, le Nord de la Chine, le Nord-Est du Brésil, l’Asie centrale et certaines grandes villes en développement pourraient connaître des problèmes d’eau à l’avenir. Des risques géopolitiques majeurs dus à la répartition et aux évolutions possibles des répartitions géographiques des ressources naturelles d’ici 2020 sont à prévoir. Catastrophes écologiques On peut également envisager une accélération ou un effet "boom rang" liés à une série de facteurs dont l'ampleur deviendrait un élément de déstabilisation pour l'Europe car ils modifieraient totalement les stratégies de développement. A ce titre, on peut citer plusieurs menaces au titre desquelles le gaz à effet de serre accumulé dans la haute atmosphère, la destruction accrue de la couche d'ozone, la réduction accélérée de la bio541 542 AIE. Ramsès 2000, p. 101. PAGE 323 diversité, un accident nucléaire civil ou militaire à grande échelle ou une pollution majeure de métaux lourds, une pollution chimique (pesticides, engrais. ..) détruisant l'équilibre biologique des sols, des sédiments ou des océans. Dans son article cité en première partie, Bill Joy nous met en garde contre l'effet potentiel des nanotechnologies qui pourraient asphyxier la planète par une végétation débordante. On peut également imaginer une accélération des allergies, asthmes et autres problèmes respiratoires liés au changement climatique et à des impacts néfastes de la flore sur l'homme. C'est en partie déjà le cas puisque depuis ces dix dernières années, les cas d'allergies par exemple, touchent en France une personne sur dix alors qu'elles touchaient une personne sur cent auparavant543. Cette alternative, à la différence de la précédente, est moins réaliste mais pourrait avoir des implications à plus court terme, tout aussi catastrophiques pour l'homme. Comme dit un proverbe chinois, "si nous ne changeons pas la direction dans laquelle nous marchons, nous allons probablement nous retrouver exactement à l'endroit vers lequel nous nous dirigeons". Ce proverbe décrit bien la situation. Epanouissement mafieux Une africanisation ou balkanisation de l'Europe qui ne serait plus en mesure de contrôler ses conflits ethniques et une paupérisation avancée due à une combinaison de facteurs tels que : la corruption des politiques, la mafia contrôlant l'économie et les lois. Ce scénario pourrait également s'accompagner du rejet de l'Europe par les institutions internationales. L'Europe serait rejetée de l'extérieur et confrontée à sa perte de contrôle à la fois économique, politique et sociale. Un peu comme le Mexique dans les années 1990, l'Europe deviendrait un maillon essentiel du crime organisé. L'évolution vers une Europe devenue plaque tournante de la drogue et de la prostitution pourrait se faire en partie avec l'aide ou sous le contrôle de réseaux mafieux enracinés dans des pays extérieurs tels que la Russie, l'Afghanistan ou la Chine. 543 Entretien avec un docteur généraliste sur l'impact des dérèglements climatiques, juillet 2002. PAGE 324 SECTION 2 : FACTEURS DE VARIABILITE EN MATIERE D'ELARGISSEMENT ET D'INTEGRATION. IMPACT DE L'ENTREE DES PECOS SUR LA POLITIQUE DE L'UNION. Les facteurs de variabilité En matière d'élargissement, on peut distinguer deux types de variabilité. Tout d'abord, la variabilité dans le temps. Si l'on évolue, par exemple, vers une intégration économique et une politique renforcée, quand sera-t-il possible de mesurer l'évolution dans ce domaine ? La variabilité dans le temps affecte tous les facteurs structurants. Il en est de même pour la variabilité dans l'espace mais celle-ci est plus facile à appréhender. La variabilité dans l'espace concerne essentiellement les questions d'élargissement territorial de l'Europe. La Commission européenne s'est déjà exprimée sur une différenciation des candidats. On retrouve aujourd'hui quatre types de candidats : Les premiers pays adhérents venant d'Europe centrale et orientale que sont la Pologne, la Slovénie, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie. On peut s'étonner du choix des pays baltes et de la Slovaquie. Dans le cas des pays baltes, le signe politique est fort et marque la volonté de la Commission européenne de ne pas limiter les frontières de la nouvelle Europe à l'Europe centrale et d'inclure une ancienne république de l'Union soviétique. L'Europe orientale fait donc partie intégrante de la première vague d'adhésion. Le second étonnement vient du choix de la Slovaquie, longtemps considérée par l'Union comme trop réactionnaire du fait de son gouvernement nationaliste. La deuxième groupe de pays qui dicte un autre cadre temporel d'adhésion potentielle concerne la Roumanie et la Bulgarie. Ce groupe ne comprend pas les pays d'exYougoslavie. Il est très probable que ce groupe de pays intégrera l'Union cependant la différence économique et politique entre les pays devrait rendre difficile leur intégration en bloc. Il est probable que cette nouvelle vague d'adhésion se fasse à différentes vitesses d'intégration. Par exemple, si la Roumanie paraît mûre pour intégrer une PAGE 325 Europe politique, sa situation économique rend l'intégration de l'acquis communautaire plus difficile. Une troisième catégorie concerne les pays tels que la Turquie et Malte. Deux cas de figure très différents. La question de Malte est moins difficile que celle de la Turquie étant donnée la taille et le poids politique et économique de Malte. La décision de la présidence danoise à la fin 2002 d'incorporer Malte dans la première série d'adhésions conforte notre argument. Par contre, le cas de la Turquie est majeur et nécessitera une volonté politique beaucoup plus forte qu'elle ne l'est actuellement pour voir ce pays intégrer l'Europe. L'analyse de Samuel Huntington est à ce titre intéressante. Il note l'importance de la religion musulmane dans le choix de ne pas intégrer la Turquie. Le choix naturel d'une Europe chrétienne (sans préjugés ni jugements) ne pourrait selon lui s'orienter sur un pays musulman. Nous pensons que l'intégration de la Turquie ne se fera qu'en cas de force majeure, que sur un changement radical au sein de la Commission européenne, par exemple, sur la demande des premiers pays adhérents ou dès lors où une guerre ou conflit nécessiterait l'intégration d'un allié musulman du bassin méditerranéen. Enfin, un dernier groupe de pays inclut la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et l'exYougoslavie. Il n'est pas improbable de voir certains de ces pays intégrer l'Europe avant certains de la deuxième catégorie. Il nous semble que l'Europe gagnerait à développer une forme de participation de ces pays à l'Europe avant même la clôture des négociations avec les pays de la seconde catégorie. La mise en place d'un partenariat avec la Russie et l'Ukraine notamment nous paraît essentielle. Il en est de même avec certains pays de l'ex-Yougoslavie comme la Serbie. On ne peut dans une économie de la connaissance construire un nouveau mur de Berlin qui serait celui de la connaissance. On ne peut à l'heure de la mondialisation et de l'émergence d'une gouvernance mondiale ne pas bénéficier de la richesse intellectuelle que ces pays offrent. Les enjeux économique, politique, de défense et de sécurité sont tels que l'on ne peut pas ne pas inventer avec eux un nouveau continent de paix. Nous pensons que la Commission européenne a conscience de ces enjeux et trouvera une forme adaptée d'intégration PAGE 326 européenne différente de celle de la première vague de pays et qui devrait également résoudre les problèmes d'intégration des pays du deuxième et quatrième groupe. La variabilité dans le temps est beaucoup plus difficile à appréhender. Il nous semble que toutes les variations sont possibles. Celle d'une intégration rapide, celle d'une intégration lente. Nous pensons, pour notre part, que l'Union européenne gardera le flou entre adhésion et intégration. Il est revenu à la présidence danoise le 12 et 13 décembre 2002 d'arrêter la liste des pays pour l'adhésion de 2004. Celle-ci correspond à la première catégorie énoncée plus haut à laquelle il faut ajouter Malte. L'adhésion de la seconde catégorie de pays ne devrait intervenir qu'en 2007. Bien que depuis ces dix dernières années les opposants à l'entrée des PECOS soient nombreux, notre expérience de terrain nous a toujours conforté dans l'idée que l'adhésion des pays d'Europe centrale aurait lieu. La question qui nous semble à présent rester sans réponse est la capacité d'intégration des PECOS comme de l'Union. Notre sentiment est que l'adhésion des premiers pays interviendra comme prévue en 2004 mais que la période d'intégration (adoption de l'acquis communautaire) sera lente et difficile. Elle sera déjà limitée du fait de l'absence de réforme institutionnelle qui, bien que nécessaire, ne se mettra pas en place avant 2004. La Pologne est le pays qui nous semble susciter le plus d'incertitudes. Ce sera également celle dont l'intégration sera la plus longue et devrait prendre au moins quinze ans. Par ailleurs, on peut s'attendre à ce que la difficulté de l'intégration des premiers membres puisse également influencer sur le processus d'adhésion des autres pays candidats. Il se peut que la Roumanie et la Bulgarie bénéficient d'un nouveau processus d'élargissement, celui-ci laissant la place à une intégration de fait plus importante avant l'adhésion formelle. Comme dans le cas des projets de politique en matière de "société de l'information", on peut anticiper l'incorporation de ces pays dans un ensemble de politiques prioritaires telles que l'éducation, l'apprentissage tout au long de la vie, la formation des fonctionnaires ou la recherche pour ne citer que ces exemples. L'intégration de fait devrait être plus longue que dans le cas des pays d'Europe centrale et prendre donc plus de quinze ans. PAGE 327 En ce qui concerne l'adhésion de la Turquie, il n'est pas improbable qu'elle intervienne avant celle la Roumanie ou de la Bulgarie. Dans ce cas, l'adhésion sera plus tardive mais l'intégration plus rapide. Nous entrevoyons une adoption des acquis communautaires en cinq ans après une adhésion qui pourrait intervenir dès 2005. La quatrième groupe de pays au rang desquels se trouve la Russie ne pose pas le même type de question que les précédents. Une nouvelle terminologie qui évite les termes d'adhésion et d'élargissement est envisageable par la Commission européenne. Il est également possible que l'intégration de ces pays ne se fasse pas au niveau de la Commission européenne mais intervienne dans le cadre d'une Union réformée ou de façon plus réaliste, au niveau du Conseil de l'Europe. Cela suppose que l'Union ait bien avancé sa réforme institutionnelle et qu'alors de nouvelles formes de coopération puissent être envisagées. Il est possible d'anticiper que les Etats occidentaux, sur la base de valeurs communes, cherchent à développer de nouvelles formes de confédération ou de communauté. Il est également opportun d'imaginer un règlement du conflit au Moyen-Orient sur la base de cette nouvelle forme de coopération. Dans ce même ordre d'idée, il n'est pas impossible d'envisager une forme d'intégration de la Russie, sous réserve qu'une nouvelle forme juridique d'association soit mise en place. Comme nous l'avons indiqué au début de cette troisième partie, la Russie peut jouer un rôle significatif dans la "société de l'information". Si elle a raté le coche dans les années 1970, elle ne peut pas se permettre de rester à l'écart des technologies de l'information et de la communication. Comment ne pas imaginer qu'elle cherche à valoriser son mode de développement dans le domaine informationnel? Suite au feu vert de la Commission européenne donné en décembre 2002 d'intégrer les premiers candidats, les risques majeurs de remise en cause du processus d'intégration se situent à présent dans le camp des PECOS. Si au cœur de l'Union européenne beaucoup considèrent l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale comme un problème, l'attitude de la population à l'Est de l'Europe montre également une forme d'angoisse et de scepticisme qui peut avoir des conséquences sur l'avenir de l'Union. Il nous semble que dans le cadre des pays d'Europe centrale et orientale, il convient de séparer la PAGE 328 Pologne des autres pays candidats. Les pays comme la Slovénie, la République tchèque et la Hongrie sont de petite taille. La République tchèque, à elle seule, équivaut à la taille d'une grande mégapole comme Moscou ou Londres. Ces pays sont plus proches géographiquement des pays core de l'Union. Ils ne sont pas source, comme dans le cas de la Pologne, d'enjeux avec leurs frontières orientales. Aussi, les risques de rupture sont-ils plus prégnants en Pologne. Le premier cas de figure est que l'Union propose à la Pologne un compromis et des restrictions inacceptables pour, en quelque sorte, forcer le ralentissement de son adhésion. La Commission pourrait déployer une tactique de dissuasion portant sur les subventions moindres envisagées dans le cadre des fonds structurels, de la politique agricole commune ou de la réforme du système institutionnel avant l'entrée de la Pologne. Le second cas de figure est le vote non au référendum de l'entrée de la Pologne prévu au printemps 2003 au sein de l'Union par une population inquiète, la campagne du gouvernement polonais ayant contribué de façon significative à retourner les Polonais contre l'adhésion. Le troisième cas de figure peut provenir d'une crise sociale et ethnique. Les gouvernements des pays candidats pourraient être amenés à freiner leur entrée dans l'Union du fait d'une opposition de type nationalo-réactionnaire représentant les catégories sociales défavorisées. Rappelons que les populations vivant au-dessous du seuil de pauvreté représentaient en Pologne 36% de la population en 1994, plus de 30% en Hongrie en 1995 et plus de 70% en Bulgarie en 1998544. Le chômage atteint actuellement 18% en Pologne. Le quatrième cas de figure est une juxtaposition à la crise sociale d'une dimension ethnique qui pourrait provenir de la manipulation des partis politiques à des fins de conflits internes. Elle rappelle étrangement le début de la crise en Bosnie-Herzégovine qui conduira à la tragédie européenne que nous connaissons. Cette option, bien que peu 544 Amato Guiliano et Batt Judy, The Long-Term Implications of EU Enlargement : the Nature of the New Border, 1999, p. 29. PAGE 329 probable, est tout de même possible. Ce scénario serait particulièrement envisageable en Hongrie ou en Slovénie, moins en Pologne. Enfin, il nous semble intéressant d'analyser en quoi l'entrée des PECOS au sein de l'Union est susceptible d'affecter la politique de l'Union. Nous avons vu quelles étaient les variables envisageables dans le processus d'intégration. Analysons à présent les variables possibles en terme de politique européenne. Impact de l'entrée des PECOS sur la politique de l'Union Nous cherchons ici à analyser la position potentielle des PECOS une fois entrés au sein de l'Union européenne. Il ne s'agit pas, comme dans la seconde partie de notre thèse, de mettre l'accent sur la diversité des acteurs, qu'ils soient intellectuels, citoyens ou représentants gouvernementaux. Nous cherchons ici à anticiper le point de vue des représentants politiques est-européens, eux-mêmes étant influencés par leurs opinions publiques et les débats des intellectuels, qui affecteront demain la politique européenne. Pour se faire, nous utiliserons comme source d'information une enquête auprès des dix pays ayant demandé leur adhésion (étude demandée par la Cellule de prospective de la Commission européenne)545 que nous complèterons par notre analyse. Les pays d'Europe centrale et orientale voient avant tout dans leur intégration européenne des avantages en matière économique et de sécurité. Ils se sentent peu ou moins concernés par la politique sociale, celle de la pêche ou celle à l'égard des pays en développement. Leur position dans le domaine institutionnel est encore plus incertaine. Ils ne se prononcent pas sur une position fédéraliste ou intergouvernementale, sauf pour la République tchèque, la Slovaquie et la Bulgarie qui privilégient une approche intergouvernementale et souhaitent à ce titre conserver leur veto national. 545 Forward Studies Unit, European Commission, Survey of National Identity and Deep-Seated Attitudes towards European Integration in the Ten Applicant Countries of Central and Eastern Europe, Working Paper, 1998. PAGE 330 Dans les relations avec les voisins européens, il est à prévoir qu'ils défendront l'accession de l’Ukraine, qu'ils s'opposeront à celle la Russie, et interviendront peut-être en faveur de celle de la Turquie dans le but de favoriser les relations est-européennes avec le Sud. Dans le domaine de la politique étrangère, les pays d'Europe centrale et orientale restent en faveur d'un rapprochement toujours plus poussé avec les USA tant du point de vue économique qu’en matière de sécurité. Le Japon, la Chine et l’Asie du Sud-Est sont considérés comme des pays importants, moins l’Amérique latine. La priorité est donnée à l’OTAN plus qu’à la sécurité européenne. Cette position est importante car elle peut considérablement impacter les scénarios de l'avenir de l'Europe. Nous reviendrons sur cet aspect un peu plus loin. Complétons à présent les points de l'enquête par ce qui ressort des débats sur la Convention de l'avenir de l'Europe ainsi que de notre expérience de ces pays. Tout d'abord, on peut anticiper que les PECOS rendent prioritaires un certain nombre d'axes politiques qui touchent directement à leur intégration : les aides en matière d'agriculture et plus généralement la réforme de la Politique Agricole Commune surtout dans le cas polonais ; la redistribution des fonds structurels avec une bataille probable à envisager avec l'Espagne et le Portugal ; la remise en cause du niveau de participation au budget du même ordre que la position britannique ; la réforme institutionnelle qu'ils préfèreront freiner plutôt que de ne pas y participer à parité. Dans ce contexte, on peut s'attendre à ce que les PECOS ne soient pas aussi pro-actifs sur un certain nombre de domaines notamment à l'égard des politiques à caractère prospectif. On sait que celles-ci demandent énormément d'énergie et de travail de la part des Etats membres engagés. On peut s'attendre également à ce que les PECOS ne participent pas autant aux questions ayant trait à la politique étrangère, à la gouvernance mondiale, au développement durable, à l'aide des pays en développement, à certains enjeux sociaux tels que le handicap ou le rôle des femmes pour ne citer que ceux-là. PAGE 331 Ceci peut s'expliquer par un manque de moyens mais également par une priorité donnée aux enjeux à court terme et non à long terme. Cependant, on ne saurait occulter le caractère incertain de l'impact des PECOS. Cette incertitude réside selon nous dans la diversité de ces pays. Contrairement à ce que nous avons dit plus haut, il est possible d'envisager la prise de position active de certains pays dans certains domaines. Nous pensons en particulier aux enjeux du développement durable et à la position des pays Baltes. Il sera également intéressant de voir les alliances se confirmer ou se défaire lors de l'entrée de ces pays au sein de l'Union. Mais cette incertitude peut également se situer dans la rapidité d'intégration de ces pays qui peuvent, comme depuis ces dix dernières années de transition politique et économique, surprendre par leur capacité à réformer leurs systèmes. Une certaine absence de conscience de leurs intérêts nationaux, comme le faisait remarquer Andreas Inotai, et une faible maturité en matière d'alternatives politiques (anti-mondialisation, anti-capitalisme, anti-propagande occidentale) peuvent facilement se renverser. Il en est de même de la conscientisation de certains enjeux. N'oublions pas qu'en 1998, 60% des maires français répondaient lors d'une enquête de 1998546 ne pas savoir ce que signifie le terme de développement durable! Quatre ans après, rares sont les régions de France qui ne savent pas à présent ce qu'est le développement durable. En entrant dans l'Union, on peut s'attendre à ce que les PECOS conscientisent un certain nombre d'enjeux. En outre, l'enquête témoigne d'un fort degré d’incertitude chez les PECOS dans le domaine des orientations politiques et dans le processus de décision au sein de l'Union. Cela s'explique en partie par la centralisation institutionnelle qui demeure importante dans beaucoup de ces pays et limite l'appropriation des acquis communautaires par les régions. Par ailleurs, les négociations avec la Commission et la volonté d'intégrer "à tout prix" l'acquis communautaire rendent la tâche lourde et administrative. Les pays d'Europe centrale et orientale n'ont pas à ce jour véritablement valorisé l'opportunité que pouvait offrir l'adhésion à l'Union à travers des débats de fonds sur leurs intérêts à rejoindre l'Union (sauf l'aspect économique et le sentiment d'appartenance à l'Europe). 546 Tubiana Laurence, Environnement et développement durable, l'enjeu pour la France, Rapport au Premier ministre, La documentation française, 2000. PAGE 332 D'ailleurs, certains pays aux rangs desquels la Pologne ont renforcé leur position nationaliste depuis la seconde moitié des années 1990. Celle-ci s'est notamment manifestée en Hongrie par un ralentissement des privatisations, en Pologne par une mise en valeur de la production nationale et le lancement de produits et labels "Made in Poland". Enfin, il convient de rappeler que pour les Européens de l'Est l'attachement à l'Europe passe indispensablement par l'appartenance à l'Ouest, c'est-à-dire à l'Occident. Nous avons montré dans la seconde partie de notre thèse que les Européens de l'Est partageaient les valeurs occidentales au même titre que les Européens de l'Ouest. Nous avons également constaté que les systèmes de représentation des intellectuels comme Zinoviev ou Havel reposent sur l'Occident. L'appartenance à l'Europe participe du sentiment historique, l'entrée dans l'Union de l'opportunité économique. On peut dire par comparaison que leur revendication à l'égard de l'Occident et donc à l'égard des Etats-Unis est d'ordre politique, marquant ainsi la fin du joug soviétique et de l'internationalisme communiste. Cette dimension est fondamentale. On ne peut comprendre sinon les raisons de l'attachement des PECOS à l'Otan et aux Etats-Unis. Ceci explique en partie le soutien des PECOS aux Etats-Unis dans leur demande d'intervention en Irak mais cela n'est pas conjoncturel547. On peut donc anticiper que l'entrée des PECOS au sein de l'Union renforce la position atlantiste et pro-américaine de l'Union au côté des Britanniques. En conclusion, nous pouvons retenir, comme nous l'avons montré en seconde partie, que les Est-européens se retrouvent dans les valeurs du projet européen d'après guerre c'està-dire dans les valeurs de prospérité, de liberté et de sécurité. Cette dimension est importante car elle montre que les Est-européens dans leur ensemble sont encore de fervents défenseurs de la modernité. Ils entreprennent depuis le début des années 1990 une transformation radicale de leurs systèmes économique et politique. Leur volonté est d'effectuer au plus vite la transition vers l'économie de marché et de sortir de l'économie planifiée. Leur priorité est de "s'intégrer" institutionnellement au sein de l'Europe. Leurs 547 La crise qui a éclaté au grand jour en février 2003 oppose les Etats-Unis soutenus par le Royaume Uni, l'Espagne et l'Italie (pour une intervention américaine en Irak) à la France, l'Allemagne et à la Belgique (contre l'intervention américaine en Irak). PAGE 333 positions quant à la politique en matière de "société de l'information" développée dans la seconde partie de notre thèse renforce ce point. Les PECOS, bien qu'ayant des positions variées, conservent dans l'ensemble et à ce jour un caractère de "suiveur". De ce fait il est peu probable que leur intégration, bien que nécessaire et offrant des opportunités par ailleurs, contribue à faire évoluer l'Europe vers la post-modernité. SECTION 3 : SCENARIOS NOIRS DE LA SOCIETE DE L'INFORMATION Trois scénarios noirs de la "société de l'information" Nous verrons tour à tour les causes et les conséquences de ces scénarios noirs. Nous chercherons à décliner ces facteurs au niveau de l'ensemble des acteurs (Etats, entreprises, société civile). Nous traiterons de l'impact de chaque scénario en terme d'intégration par rapport aux PECOS. Comme nous l'avons noté à plusieurs reprises, nous partons du fait que l'élargissement aux pays candidats étudiés aura lieu. Par ailleurs, nous chercherons à éclairer ces scénarios des risques systémiques énoncés plus haut et à montrer en quoi ces risques peuvent contribuer à l'aggravation de certains scénarios. Nous ne reviendrons pas sur les tendances évoquées en première partie. Rappelons notamment que le vieillissement de la population, non freiné par l'entrée des PECOS, constitue une tendance de fond importante à l'ensemble de ces scénarios. Premier scénario : une Europe désintégrée économiquement et socialement Ce scénario focalise l'attention sur la faillite économique de l'Europe qui compromet l'ambition européenne de devenir "l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde d'ici 2010". Le passage à la "société de l'information" ne peut se faire. Il s'agit donc d'un scénario qui prend ses racines dans la situation économique et financière actuelle de l'Europe et compromet l'avenir d'une Europe de la connaissance à moyen terme. Ce scénario part d'une constante structurelle, les dépenses budgétaires de l'Europe. Ces dernières dépendent de la contribution de ses Etats membres. Le budget européen, bien PAGE 334 qu'en augmentation constante, témoigne de la bonne ou de la mauvaise santé des Etats européens. La tension autour de la négociation du budget européen est en partie la résultante des problèmes budgétaires dans les Etats. Les équilibres budgétaires, dans le cadre des paramètres de Maastricht, sont de plus en plus difficiles à tenir du fait de l'augmentation des dépenses nationales. Cette augmentation s'explique en partie par le poids du chômage, de la santé et des retraites. L'arrivée à l'âge de la retraite des "babyboomers" à partir de 2005-2010 nécessite un remaniement structurel des dépenses nationales. En l'absence de migrations compensatrices, la population active de l'Allemagne commence à baisser à partir de 2010548. En Italie, la population inactive dépasse la population active vers 2050. Le vieillissement de la population contribue à l'accroissement des dépenses de santé et de retraite. De façon surprenante, le départ à la retraite ne coïncide pas forcément avec le remplacement par de nouveaux effectifs. Au problème budgétaire s'ajoute le problème d'intégration économique post-Euro qui se marque par des tensions entre membres de l'Union du fait de la divergence de vue et de recommandations entre les Etats membres, d'une part, et la Banque centrale européenne, d'autre part. Les ambitions européennes de privilégier une politique économique coordonnée et à plus long terme (sommet de Lisbonne) sont anéanties par les divisions sur la façon d'appréhender les difficultés à court terme. Les tensions économiques et financières remettent en cause les progrès accomplis dans l'intégration de la politique économique. En outre, la baisse des dividendes sur les marchés des capitaux, l'accélération des cracks boursiers depuis 2001, l'augmentation du prix du pétrole depuis la crise vénézuélienne, le début d'inflation aux Etats-Unis du fait du financement des troupes américaines dans le Moyen-Orient, accroissent le comportement irrationnel des acteurs, que ce soit au niveau des entreprises comme des individus. Dans ce contexte instable, les entreprises et les ménages gèlent leurs investissements ce qui, à moyen terme, contribuent à l'endiguement de la crise économique. La politique fiscale européenne ne parvient pas à s'harmoniser et à endiguer la fuite des capitaux hors de l'Union. Les délocalisations des entreprises vers l'Asie s'accélèrent. 548 Chesnais Jean-Claude, "Vers une récession démographique planétaire?", Ramsès 2000. PAGE 335 En conséquence, les Etats se retrouvent dans une situation rendue encore plus difficile et doivent compenser par un endettement plus important. Les marchés des obligations ne permettent pas de satisfaire l'ensemble de la demande. Les Etats membres font face à plusieurs risques de grandes faillites bancaires ou industrielles (Deutsche Telekom, Vivendi Universel et France Télécom dont la dette nette s'élève début 2003 à respectivement 24,6 milliards, 23,3 milliards et 20,7 milliards d'euros) et compenser les baisses de revenus envisagés au début des années 2000 comme les licences télécoms. Certains des principaux Etats membres sont structurellement déclarés en faillite. A ces facteurs économiques et financiers, s'ajoutent les facteurs sociaux : crises sporadiques sociales dans les entreprises qui ferment leurs portes et dans les administrations qui sont obligées de couper leurs budgets ; augmentation considérable du chômage du fait de la chute du nombre de création de PME ; paupérisation des classes moyennes. Les secteurs du troisième âge, de la santé et de l'enseignement, qui s'annonçaient à la fin des années 1990 comme des secteurs créateurs d'emploi, accélèrent leur déclin du fait de l'absence de compétences et du manque de budget pour créer des emplois. Ces tensions économiques et sociales compromettent la relation entre les acteurs c'est-àdire entre les Etats, les entreprises et les citoyens. La politisation des mouvements à fort accent anti-européen se renforce : augmentation des mouvements radicaux antimondialisation et anti-libéraux, croissance exponentielle des mouvements antieuropéens et nationalistes à l'exemple de ceux que l'on voit aujourd'hui en France, en Italie, en Autriche ou aux Pays-Bas. Ce scénario implique une remise en cause du renforcement de la politique commune européenne et une critique exacerbée des modèles politiques de type néo-libéral. La politique maastrichtienne, la politique de la Banque centrale européenne et celle des ministres des finances de l'Union sont perçues comme renforçant le chaos économique et financier. Le modèle néo-libéral, aligné sur celui des Etats-Unis, est reconnu comme inadapté alors même qu'un retour à un modèle de type keynésien est rendu impossible du fait de la forte interdépendance des économies des pays développés. PAGE 336 Débordée par la dégradation à court terme, l'Europe ne parvient plus à dégager des objectifs à moyen terme. Les ambitions du sommet de Lisbonne d'investir dans la formation tout au long de la vie, de revoir les modes d'enseignement, d'accroître la recherche européenne, de développer de nouveaux processus de coopération entre acteurs (pour ne citer que ceux-là) sont abandonnés. Le début d'ébauche d'une politique européenne en matière de "société de l'information" est stoppée. La législation se fige, la volonté de la Commission européenne de développer les fonds d'aide régionale afin de réduire les risques de fracture numérique semble hors d'atteinte. L'entrée de la première vague d'adhésion augmente de façon significative les écarts de revenus au sein de l'Europe des 23: de 2,6 à 4,4. Le revenu moyen de l'Union baisse de 13% et les tensions dans la redistribution des fonds de cohésion augmentent la tension déjà forte du fait de la dégradation économique. Le taux de chômage qui passe de 7,4% (moyenne des 15) à 13% avec les nouveaux adhérents continue son ascension. Les taux de croissance des PECOS, qui étaient jusqu'alors supérieurs à ceux de l'Union, se tarissent et s'alignent sur les taux de croissance proche de zéro de l'Union. Le processus d'intégration des nouveaux candidats est partiellement suspendu, en tout cas freiné, faute de moyens. Les aides spécifiques sont gelées et les programmes d'intégration n'ont pas lieu. Ce scénario peut être accentué par certains risques exogènes évoqués plus haut. La prolifération de la mafia paraît réaliste. Les investissements en matière de développement durable sont repoussés. La désintégration de l'Union a des conséquences terribles dans le reste du monde et surtout à la périphérie de l'Europe. Un affaiblissement économique de l'Europe peut avoir des conséquences importantes dans le Maghreb et en Afrique. Cela peut se solder par un accroissement des immigrations sur le sol européen. Il ressort de ce scénario une régression possible de l'Europe vers des valeurs de survie. La vision d'une société en dynamique de progrès est compromise par la régression économique et sociale. L'Europe, à défaut de construire une "économie de la connaissance", se replie sur une économie plus traditionnelle redonnant de l'importance aux micro-projets et aux initiatives locales. PAGE 337 Deuxième scénario : une Europe colonisée, en matière de technologie et de défense, par les Etats-Unis Ce scénario donne la priorité au volet technologique de la politique européenne en matière de "société de l'information". Malgré les efforts de la Commission européenne de développer des infrastructures technologiques communes à la grande Europe, cette dernière ne parvient pas à combler le retard avec les Etats-Unis. La dépendance s'accroît au point que, dans un contexte international instable, celle-ci devient un réel handicap pour l'Europe. Comme nous avons vu en seconde partie de notre thèse, la politique européenne en matière de "société de l'information" s'est marquée depuis la seconde moitié des années 1990 par une progression de la législation en matière technologique. Le volet technologique est représenté en matière législative dans les domaines des télécommunications, de la recherche comme du développement d'infrastructures communes. Bien que le volet technologique soit dominant en matière politique, la dépendance en matière de technologie et plus généralement des bases de données à l'égard des Etats-Unis est très importante. A titre d'exemple, Microsoft stocke la liste des fichiers des utilisateurs Office sur l'ensemble de la planète. Sa position de monopole est bien connue. Cependant comment garantir la non-utilisation de ces données ? Il en est de même des réseaux Internet. Les enjeux de propriété intellectuelle et de liberté individuelle sont loin de faire l'unanimité. Ces technologies étant en développement et ouvertes rendent difficile toute réglementation dans le domaine. Après des progrès certains enregistrés depuis 2000 avec notamment les initiatives visant à renforcer la recherche européenne dans le domaine des technologies de l'information et de la communication, la sensibilisation en matière de confiance dans les réseaux Internet, la mise en place du brevet européen (mars 2003), les efforts dans le domaine se tarissent du fait des échecs notamment dans le domaine spatial. Dans le domaine spatial civil, les Etats-Unis dégagent des budgets quatre à cinq fois supérieurs à ceux de PAGE 338 l'Europe. Cela sans compter les budgets militaires bien plus importants que les budgets civils aux Etats-Unis. En Europe, le repli dans l'industrie des télécommunications a des incidences fâcheuses dans le domaine du lancement des satellites de télécommunications sans compter l'échec du lancement Ariane-5 le 11 décembre 2002549. La baisse des budgets de l'Agence européenne de l'espace compromet les grands projets. Les retards du projet Galileo, visant à permettre aux Européens de s'affranchir du GPS américain, creuse le différentiel technologique entre les Etats-Unis et l'Europe. Ce scénario envisage une Europe colonisée par les Etats-Unis du fait, en majeure partie, de son retard technologique (et de sa dépendance en matière de défense). Ce scénario part de la thèse de Joseph Nye pour qui la nouvelle forme de pouvoir, le "pouvoir de l'information" ou soft power rend incontournable la réforme de la stratégie de défense (il parle de celle des Etats-Unis qui doit s'adapter aux nouveaux acteurs)550. Ainsi la dimension technologique est indissociable de la dimension militaire même si leurs relations n'ont pu être analysées en détail dans cette thèse. Les intérêts nationaux et européens sont mis en gérance sous le prétexte de protéger la sécurité. L'Europe ne parvient pas à maintenir la course aux technologies de l'information et de la communication, ce qui a des incidences dans le domaine militaire comme civil. Elle perd des positions importantes dans le cadre des négociations de l'OMC et sur les accords de reconnaissance mutuelle en matière de technologies de l'information et de la communication. Cela s'explique en grande partie par l'absence d'union politique, de coordination européenne et d'intégration politique dans les domaines de la recherche et du développement. Les échecs dans le domaine spatial et le lancement de satellites viennent s'ajouter à cette liste. L'Europe accentue son retard dans le domaine des infrastructures des technologies de l'information et de la communication du fait en partie de la faillite de ses opérateurs 549 Augereau Jean-François et Le Hir Pierre, "L'Europe spatiale en quête d'un nouvel élan", Le monde, 11 mars 2003. 550 Nye Joseph and Owens William, "America's Information Edge", Foreign Affairs, Volume 75, n°2, March/April 1996. PAGE 339 télécoms lancés dans la bataille de la troisième génération de la téléphonie mobile, faillite orchestrée inconsciemment par les Etats-nations. Elle est totalement dépendante des Etats-Unis dans le domaine des microprocesseurs, des logiciels et des bases de données. Le "Big Brother" d'Orwell est bien réel : l'Europe est devenue transparente aux satellites américains et des antennes de la National Security Agency (NSA)551. Dès lors son retard dans le domaine de la recherche comme du développement technologique continue de s'accentuer exponentiellement. En terme de compétences et de travail, l'Europe ne peut combler le décalage et les pénuries notamment dans le domaine de la haute technologie et des systèmes informatiques signalés dès la fin des années 1990552. Vingt ans plus tard, ce décalage n'affecte pas seulement le marché de l'emploi mais l'ensemble de la société. Certains risques systémiques décrits plus haut contribuent à l'aggravation de la situation européenne. Ainsi la situation de crise et de guerre au Proche et Moyen Orient accroît les tensions au sein de l'Union comme dans les relations transatlantiques. Dans un contexte de forte instabilité politique, la politique étrangère européenne devient clé. Cependant, là encore comme dans le scénario précédent, loin de renforcer la solidarité entre Européens à court terme elle l'amenuise. Les tensions économiques et financières rendent également toute coordination en matière de politique étrangère désuète. Les conflits sont épars et affectent à la fois les relations transatlantiques comme les relations au sein de l'OMC et des organisations internationales comme le FMI, la Banque mondiale ou l'ONU. La Chine comme l'Inde bénéficient du déclin relatif de l'Europe en matière technologique. La délocalisation d'une partie du développement des grandes entreprises technologiques renforcent le dynamisme de ces pays en route vers l'industrialisation. L'Europe se trouve dépourvue d'une partie de ses activités de développement au bénéfice de nouveaux pays technologiques en émergence. 551 Bamford James, Body of Secrets, Anatomy of the ultra-secret National Security Agency, Doubleday, New-York, 2001. 552 IPTS, The Futures Project, The Employment Map, December 1999, p. 6. PAGE 340 Cette forme de paralysie en Europe touche également les entreprises privées qui ralentissent leurs programmes d'investissement. L'Etat essaye dans un premier temps de palier à ce déficit dans les technologies d'armement et les hautes technologies. Cependant, le manque de capacité de financement rend bientôt toute initiative impossible. Ces manques de moyens sont renforcés par une perte de confiance dans le développement d'une politique de la recherche commune et de grands programmes technologiques. La division des Etats membres, entre les atlantistes et les sceptiques, rend toute coordination impossible. Les suspicions d'espionnage des Etats-Unis sont renforcées par les suspicions à l'intérieur de l'Union entre les "chevaux de Troie" des Etats-Unis. Dans ce contexte de division politique à l'intérieur de l'Union, les PECOS sont perçus comme renforçant la dépendance de l'Union à l'égard des Etats-Unis. Ceux-ci se réarment et s'équipent en biens technologiques auprès des Etats-Unis (allusion à la commande d'avions faite par la Pologne au début 2003)553. Leur position clairement occidentaliste et atlantiste choquent les champions de l'indépendance européenne. Dans ce contexte, le processus d'intégration est freiné. L'Europe élargie se limite à une zone de libre échange. Les enjeux politiques ne sont pas débattus et l'on sent tient au plus petit dénominateur commun. Ce scénario consacre l'échec du renforcement politique de l'Europe à travers l'élargissement aux PECOS. La dynamique de réforme institutionnelle de l'Union est suspendue faute de parvenir à un accord politique entre Etats membres. Le processus d'intégration ne valorise pas la connaissance en tant que mode de développement. L'ambition de développer un projet politique et économique commun autour de l'économie de la connaissance n'est plus d'actualité. Ce scénario cherche à mettre en avant le caractère régressif d'une Europe qui perd les moyens de son indépendance technologique et, par la même, de son indépendance en matière de "société de l'information". L'Europe est divisée politiquement entre les libéraux atlantistes et les indépendantistes européens. Par ailleurs, nous avons essayé de montrer à travers ce scénario que la décadence technologique peut engendrer des 553 Intervention de Mme Noëlle Lenoir, Ministre déléguée aux affaires européennes, lors du colloque organisé par l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et la Fondation Robert Schuman, "Le devenir des institutions européennes et les relations transatlantiques", Paris, 17 janvier 2003. PAGE 341 conséquences bien plus holistiques que purement technologiques. La politique en matière de "société de l'information" est à double tranchant ; d'un côté, elle peut constituer une formidable opportunité pour les Européens, de l'autre, elle peut contribuer à l'accélération de la dépendance européenne à l'égard des Etats-Unis et renforcer la position hégémonique de ces derniers. Troisième scénario : l'échec de la "société de l'information" et la responsabilité des élites Ce scénario cherche à mettre en avant l'échec de la "société de l'information" par la conduite des élites européennes. Ce scénario prend source dans le type d'analyse de Michel Crozier ou de Philippe d'Iribarne. La politique européenne en matière de "société de l'information" se désintègre du fait de l'incapacité de certaines élites administratives et politiques à orchestrer la conduite du changement. Cela ne touche pas l'ensemble des Etats membres ni l'ensemble des acteurs. Il suffit pourtant de l'action de certains personnes pour que le projet ambitieux et sociétal de l'Union européenne s'écroule. Après le Sommet de Lisbonne de 2000, une période faste d'échanges et de réflexions s'ensuit. La Convention sur l'avenir de l'Europe lancée au début de l'année 2002 est suivie par le Sommet mondial de la société de l'information à Genève à la fin de l'année 2003. Ces événements consacrent l'avènement de la sensibilisation des Européens et de la société civile aux enjeux de la connaissance et à la nécessité de réformer l'Union. Cependant, les tensions économiques et politiques sur la scène internationale se renforçant, les ambitions européennes s'amenuisent. L'ambition européenne de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde d'ici 2010" nécessite le renforcement de la volonté des représentants politiques et la mise en oeuvre de politiques communes. Or loin de s'accroître, celle-ci s'amenuise. Les élites administratives et politiques se sentent peu à peu affaiblies voire menacées par les changements que la politique européenne en matière de "société de PAGE 342 l'information" peut leur faire encourir. Elles sentent que leur modèle de gouvernance n'est plus adapté mais refusent de se remettre en cause. Par ailleurs, la politique européenne nécessite la mise en place d'instruments politiques et de nouveaux processus de coordination entre acteurs (typiquement privé-public). Les administrations nationales se sentant dépassées ne parviennent pas à se former et à évoluer assez vite. Il s'ensuit un découragement pour la plupart, des oppositions pour d'autres. La nécessité de progresser sur un agenda à très court terme (2010) rend la tâche insurmontable. Comme le note Crozier, c'est le "système" même qui se bloque. A défaut de progresser, les administrations régressent. Les élites quant à elles comprennent que la "logique de l'honneur" n'est plus adaptée mais ne se sentent pas capables de réagir de peur de perdre leur acquis. Elles préfèrent freiner l'Europe de la connaissance en comprimant les efforts de recherche, en nihilisant les évolutions d'enseignement nécessaires (technologies des matériaux, design, engineering, science de la nature, déontologie etc…), en favorisant une "politique de l'autruche" c'est-à-dire en évitant que la prise de conscience s'accompagne d'un changement. Dans le domaine social, la politique des élites se marque par une série de facteurs : le travail des femmes est marginalisé dans des travaux à faible qualification ; le travail flexible est remis en cause. Le rôle des femmes et des "jeunes" retraités qui aurait pu contribuer de façon significative à la "société de l'information" n'est pas valorisé. Les jeunes sont confinés à des travaux temporaires et les perspectives d'évolution se font toujours plus fines. La politique de l'emploi stagne. D'une part, les pénuries de compétences et le non renouvellement des départs à la retraite, de l'autre, le chômage à très longue durée. Il n'y pas assez de travail de pointe et de qualité, ce qui aggrave la fuite des professionnels qualifiés et des "cerveaux" vers les Etats-Unis et des entrepreneurs vers l'Asie. La politique en matière de "société de l'information" donne en fait le prétexte à certains gouvernements de renforcer le contrôle sur Internet. Certains Etats membres cherchent à adopter des instruments politiques similaires à ceux déployés en Chine ou sous le PAGE 343 régime soviétique. L'accès au savoir, l'intégration des technologies de l'information et de la communication, le développement scientifique, les données personnelles ainsi que la liberté de presse et d'expression sont contrôlées. D'autres Etats membres se distinguent par une politique plus ambitieuse et des résultats positifs. Il s'ensuit une division dans les modes de développement politique et économique dans les pays en matière de "société de l'information". Le paradoxe noté en seconde partie de notre thèse se renforce dans la mise en ouvre de la politique en matière de "société de l'information": les pays les moins interventionnistes sont ceux qui finalement parviennent à diffuser les nouvelles technologies de façon la plus efficace. La différenciation au sein de l'Europe dans le mode de conduite de la politique (tableau comparatif des politiques IR par la Rand en seconde partie) se creuse. Les pays scandinaves, du fait de leur capacité à réagir et de leur expérience à se mouvoir entre différents types d'acteurs, enregistrent des succès importants. Certains pays d'Europe centrale comme la Slovénie et les pays baltes suivent l'exemple. A moyen terme, dans les pays où une restriction en matière de liberté est menée, les premiers effets se font ressentir. Dans le milieu des affaires, les niveaux d'investissement en capital risque et les taux de création des PME, vecteur de l'innovation et du changement, chutent. Les disparités en terme de connectés et non connectés, "in and out" dans une société de plus en plus mondialisée, précipitent la fuite des étudiants, scientifiques et intellectuels. Par ailleurs, la division entre les Etats et la société civile se renforce. Les thèmes d'insécurité intérieure et extérieure sont portés par les médias et manipulés par les gouvernements pour rendre la société civile plus docile et moins revendicative. Le contexte de "big brother is watching you" compromet le développement des échanges hors institutions. Les réactions anti-activistes sont renforcées dans des Etats de plus en plus policés. En contrepartie, la résistance de la société civile s'organise. Les pays scandinaves et baltiques y jouent un rôle actif. Des organisations secrètes luttant pour l'information et la connaissance alternative se mettent en place de façon souterraine. Le samizdat à la russe refait surface, même si cette fois-ci ce sont les réseaux Internet parallèles qui les distribuent. L'Europe ressort divisée avec d'une part, les pays où la politique de l'information est contrôlée et policée, de l'autre où elle est en libre accès. PAGE 344 En parallèle le processus d'élargissement poursuit son cours. Cependant alors que dans certains pays les nouvelles technologies de l'information et de la communication facilitent l'intégration, dans d'autres, elles ne sont pas utilisées. La façon dont les politiques sont menées au sein des pays d'Europe centrale et orientale est également fragmentée. L'élargissement de l'Union aux PECOS ne constitue pas un frein mais renforce la fragmentation dans l'attitude des représentants et administrations dans la gestion de la politique en matière de "société de l'information". Ce scénario est peu influencé par les risques exogènes cités plus haut. Seule la mafia bénéficie à travers les réseaux Internet d'un nouveau marché. Cependant là encore certains pays parviennent à mieux contenir le développement que d'autres. Comble du paradoxe, la Chine devient un exemple de politique contenue en matière de "société de l'information" pour certains pays européens. Ce scénario cherche à montrer l'importance de la gestion publique en matière de politique et en particulier dans le cas de celle de la "société de l'information". Cette dernière nécessite, en effet, une acceptation du changement et une expérience des processus de changement qui n'est pas la panacée de tous les pays. Elle tend également à favoriser les petits pays ou ceux dont la collaboration entre acteurs est déjà en usage comme les pays scandinaves et baltiques. PAGE 345 Conclusion de chapitre Nous avons cherché à montrer, à travers ces scénarios noirs, trois volets en particulier de la politique en matière de "société de l'information" : le volet "économique", le volet "technologique" (de défense) et le volet "sociologique". Chacun des scénarios a traité l'ensemble des acteurs (Etats, entreprises, société civile) en prenant cependant comme point de départ l'étude des politiques publiques. Les risques systémiques et les facteurs de variabilité constituent une étape intermédiaire aux scénarios. Au-delà du caractère "futuriste" de ces derniers, nous avons tenté de montrer l'importance de certains facteurs dans la politique de la "société de l'information". Parmi ceux-ci, l'incontournable interdépendance économique et financière des pays développés et les limites du système néo-libéral, le poids croissant de l'Asie dans la globalisation, l'importance d'une politique européenne commune renforcée, l'élargissement des compétences européennes en matière de recherche et de développement technologique, l'importance des élites politiques et administrations dans la conduite du changement, le dynamisme de la société civile facilité par les technologies de l'information et de la communication. L'Europe n'a pas choisi de voie précise, elle oscille entre les contraintes du néolibéralisme tout en essayant de donner une face sociale à ses actions. L'approche sociale ne produit pas de succès véritable par rapport au relatif succès en matière économique. Cependant, ne s'agit-il pas d'une troisième voie impraticable ? Cette voie n'est-elle pas de fait le résidu d'un compromis anti-pragmatique ? La "société de l'information" nécessite un changement radical de ses fondements et non pas une adaptation des économies de type industriel. Il ne suffit pas "d'informatiser" la société ou de "rajouter" des technologies mais de modifier les processus de création de richesse sur la base de la connaissance et du capital humain. Nous avons montré que l'Europe allait à l'échec si elle ne transforme pas véritablement sa politique économique. Le point de vue de l'universitaire américain Lester Thurow, fervent supporteur de l'Europe, est intéressant lorsqu'il dit : "Politiquement, le chômage est le problème le plus PAGE 346 pressant en Europe occidentale, mais le véritable problème économique est quelque chose de très différent. Pour l'avenir de l'Europe, le véritable danger vient de son impuissance face aux déséquilibres sociologique, technologique et de développement qui, ailleurs, sont des facteurs de prospérité. Derrière ce vrai problème se cache un manque de ces agents du changement que sont les entrepreneurs"554. Nous partageons l'avis de Lester Thurow sur les dangers de l'impuissance de l'Europe même si nous avons montré que le manque d'entrepreneurs n'est pas l'unique raison de la désintégration économique de l'Europe. Nous avons vu que de sérieux risques politiques existaient, tels que le frein des élites envers la "société de l'information" ou l'incapacité à étendre le champ de coordination politique entre Etats membres. La politique en matière de "société de l'information" révèle, en outre, l'importance du projet politique européen. Il est indispensable que, pour éviter la désintégration, l'Europe parvienne à rénover son projet politique afin de construire sur ses acquis, et non pas seulement dans le cadre de ses acquis, une société articulée autour de la connaissance ; de construire son projet sur une nouvelle identité, ce que Manuel Castells appelle "l'identité-projet". Quels peuvent être les points clés d'un tel projet ? 554 Thurow Lester, La pyramide de la prospérité, la nouvelle économie du savoir, Editions du Village Mondiale, Trad.2000, p. 95. PAGE 347 CHAPITRE IV UN PROJET POLITIQUE POUR L'EUROPE "La tendance universelle est aux technologies exigeantes en savoir. Un pays ne peut s'assurer un avantage concurrentiel durable à long terme que par son excellence dans l'éducation, les compétences et le savoir. Or c'est précisément là que l'avance de l'Europe est la plus nette. L'Europe est riche en capital humain. Alors comment se fait-il qu'elle reste à la traîne quand il s'agit de créer de la richesse ?", Lester Thurow, La pyramide de la prospérité, la nouvelle économie du savoir, p.92. "Est Européen celui qui a une conscience d'appartenir à un tout. (…) Mais on n'est pas européen sans le vouloir.", Rémi Brague, L'Europe, la voie romaine, p.14. Nous avons montré dans les chapitres précédents les forces et les limites de la politique européenne de la "société de l'information" ainsi que les liens d'interdépendance de cette politique avec d'autres enjeux politiques. Les scénarios et risques systémiques décrits plus haut nous ont permis de conclure que la mise en place de la politique en matière de "société de l'information" ne peut que s'inscrire dans un projet plus holistique, celui du projet politique de l'Europe. La mise en œuvre par chaque Etat membre de la politique européenne en matière de "société de l'information" risque à terme de diviser l'Europe. Ce chapitre vise à présent à illustrer les facteurs propres de ce "projet politique". Il vise tout d'abord à montrer que la politique en matière de "société de l'information" ou l'ambition de l'Europe de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive d'ici 2010" nécessite une approche systémique. La politique ne peut se limiter à une PAGE 348 approche sectorielle ou à une dimension économique, sa mise en place à l'échelle européenne nécessite une coordination politique renforcée de l'Union. Elle passe, par ailleurs, par sa modernisation institutionnelle. Deuxièmement, ce chapitre cherche à montrer que la politique en matière de "société de l'information" ne peut se limiter à l'aspect informationnel mais doit prendre en compte la connaissance en tant que processus et mode de développement. Cela implique un changement de représentation de la politique telle qu'elle est développée aujourd'hui. Ce chapitre est donc l'aboutissement d'une démarche structuralo-systémique qui vise, comme son nom l'indique, à structurer un système complexe. Nous en proposons ici notre propre représentation. SECTION 1 : UNE UNION POLITIQUE ET ECONOMIQUE RENFORCEE ET REFORMEE Des pays d'Europe centrale et orientale intégrés et un élargissement réussi Au titre des facteurs structurants, nous incluons comme premier facteur l'élargissement de l'Europe aux six pays candidats (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Estonie). Le processus d'élargissement à l'ensemble des PECOS (pas seulement les 5) paraît lourd et incertain. Qui en effet ne peut partager l'inquiétude de Marjorie Jouen lorsqu'elle intitule ses articles : "Europe à 30, peut-on encore parler de l'élargissement de l'Union européenne ?", "L'élargissement de l'Union : un projet à construire", "Le dilemme de l'élargissement"555. Nous pensons toutefois que l'élargissement à ces pays aura lieu et que l'Union pourra compter ses trente membres d'ici 2020. Cependant, comme nous l'avons vu précédemment, la question de l'élargissement de l'Europe n'est pas tant de savoir si l'élargissement aura lieu ou non. Le processus d'intégration fait partie de l'essence même du projet européen, projet en construction. La question est de savoir se donner les moyens politiques et économiques d'intégrer les 555 Jouen Marjorie, articles pour le groupement d'études et de recherches "Notre Europe". PAGE 349 pays candidats. La seconde question importante en matière d'élargissement est l'objectif de cette construction. Quel est l'objectif d'intégrer ces nouveaux membres, pour quel projet ? Troisièmement, cet élargissement implique une pro-activité de la part des pays candidats qui passent aussi par une réflexion et des débats chez eux. Dès 1994, Jacques Attali proposait cinq scénarios de l'architecture européenne à 2020556. Deux scénarios à son sens les moins probables : une "Union fédérale" privilégiant l'approfondissement avant l'élargissement ; une "Union souverainiste" résultant d'une crise majeure économique ou politique557. Deux scénarios plus vraisemblables : une Union floue et l'Union atlantique. L'"Union floue" c'est-à-dire élargie aux trente-cinq membres sans réformes institutionnelles, ni adoption de mécanismes et de règles de fonctionnement appropriées. Le scénario de "l'Union atlantique", c'est-à-dire d'une Union avec les Etats-Unis, centrée sur la défense, est pour l'auteur le futur le plus probable car réunissant le plus grand consensus. Un scénario, celui souhaité de "l'Union plurielle" c'est-à-dire élargie aux nouveaux membres mais auparavant réformée. Une Union qui généralise les "coopérations polycentriques en réseau sans hiérarchie ni finalité généralisable". Ce scénario se rapproche en partie de l'idée de "réseau politique" où l'Europe pourrait valoriser son système décisionnel complexe sans pour autant le bureaucratiser. On constate qu'en cette année 2002, l'Union européenne opère selon le mode "d'Union floue" avec l'ambition de parvenir, en partie, à une "Union plurielle". Un élément essentiel de l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale a trait au budget qui y sera affecté. Jacques Attali parle de 1000 milliards d'euros pour l'élargissement à trente cinq et au moins du double si l'on prend en compte la Russie, l'Ukraine et la Turquie558. Nous partageons l'idée de Jacques Attali sur la nécessité d'établir un système d'intégration à "droit progressif". Celui-ci permettrait un élargissement rapide mais une intégration à degré variable. 556 Attali Jacques, Europe(s), Fayard, 1994, p. 179-192. Ce scénario est très proche du scénario noir de désintégration et déstabilisation de l'Europe que nous avons développé plus haut. 558 Attali Jacques, Europe(s), Fayard, 1994, p. 198. 557 PAGE 350 Une Union réformée dans ses institutions Nous avons dépeint les forces et les limites du système institutionnel européen. Cette réforme est souhaitée par certains depuis le début des années 1990 mais l'Union ne se donne pas véritablement les moyens de la mettre en place. L'expérience de la Convention est intéressante bien que fort tardive à nos yeux. Le passage à la "société de l'information" comme l'élargissement implique une conscientisation et une connaissance des élites politiques de réformer l'Union. L'entrée des pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union rend la méthode à la majorité qualifiée intenable. Elle implique une réforme de la majorité des voix en prenant en compte la majorité de la population de l'Union ainsi que la minorité de blocage. Les changements doivent s'inscrire dans une définition à la Crozier c'est-à-dire par l'ouverture du pouvoir à une élite plus diversifiée et une modernisation du système559. Comme l'indique Jean-Louis Quermonne, la méthode de gouvernement communautaire caractérisée par le "triangle institutionnel" (Commission, Conseil des ministres et Assemblée parlementaire) n'est pas adaptée au déploiement de politiques communes autres que celles du premier pilier du Traité de Maastricht560. L'Union européenne a besoin à présent de disposer d'un gouvernement, à la fois repérable à l'extérieur et responsable politiquement et démocratiquement. C'est pourquoi toujours selon JeanLouis Quermonne, l'Europe doit se doter d'un "pacte constitutionnel" et se transformer en "Fédération d'Etats et de Peuples" pour incarner cette double légitimité561. La réforme institutionnelle fait à présent partie de l'agenda européen depuis le Traité de Nice et la déclaration de Laeken. Elle est au cœur des propositions que fera la Convention sur l'avenir de l'Europe présidée par V.Giscard d'Estaing et mise en place au 559 Crozier Michel, La crise de l'intelligence, essai sur l'impuissance des élites, InterEditions, 1985. Quermonne Jean-Louis, Le système politique de l'Union européenne, Montchrestien, p. 34. 561 Idem, Quermonne Jean-Louis, p. 136. 560 PAGE 351 début de l'année 2002562. Les débats sur la nature du cadre institutionnel de la future Union européenne sont nombreux. Sans entrer dans les détails, ils peuvent se résumer à trois scénarios : Premièrement, une Europe économique autour de l'EuroLand, du marché unique et limitée au noyau des 15 membres. Cette option constituerait un statu quo politique et aucun pas ne serait engagé sur la refonte institutionnelle. Deuxièmement, une Europe fédérale impliquant des transferts de souverainetés et le passage à un modèle de type nord-américain. Ce modèle impliquerait la volonté forte de certains Etats membres de construire une puissance publique européenne, ce qui ne semble pas être le cas aujourd'hui. Troisièmement, une Europe "d'avant garde" constituée autour d'un centre de gravité politique, activée par la synergie entre la Commission et le Conseil, et unifiée par le leadership d'un président élu. Cette option développée par Jacques Delors est connue sous le nom de "troisième voie"563, ce que Jean-Louis Quermonne reprend sous le terme de "fédéralisme coopératif"564. Quelque soit ces options, il revient à la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne de décider de la façon dont elles entendent réformer le processus décisionnel et la part qu'elles accepteront d'attribuer à l'Union plutôt qu'aux Etats-membres. Nous avons montré que les différents facteurs rendent la réforme institutionnelle de l'Union européenne indispensable tant pour des raisons endogènes c'est-à-dire à l'intérieur de l'Europe (pour la Commission, le Parlement et les Etats membres) que pour des raisons exogènes (gouvernance mondiale, compétitivité économique et politique). Le phénomène de mondialisation ne permet pas un retour en arrière sur l'acquis communautaire et pousse à une plus forte harmonie de l'intégration économique et politique de l'Europe. Le point de gravité se fait à présent de plus en plus lourd et nécessite l'intégration politique des instances communautaires. Jean Monnet, père de l'Europe insistait beaucoup sur l'aspect transitionnel de l'Europe. Les derniers mots de ses Mémoires sont à ce titre révélateurs : "Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la 562 "Discours introductif du Président V.Giscard d'Estaing à la Convention sur l'avenir de l'Europe", 26 février 2002. 563 Ibid, Jean-Louis Quermonne, p. 147. 564 Commissariat Général du Plan, L'Union européenne en quête d'institutions légitimes et efficaces, rapport de groupe de réflexion présidé par Jean-Louis Quermonne, La documentation française, 1999. PAGE 352 Communauté elle-même n'est qu'une étape vers les formes d'organisation du monde de demain"565. En cela, le "réseau politique" en émergence entre les Etats, la Commission, le Conseil et le Parlement va dans ce sens et constitue une solution potentielle. L'Union est amenée à aller plus loin encore dans la démocratisation et la simplification de son processus institutionnel même si ces dernières ne remplacent pas la volonté qui fait qu'un projet avance ou non. L'Union ne pourra ainsi progresser que si elle combine "coopération renforcée" et "consensus fédéral". Une intégration économique qui se poursuit Un troisième facteur structurant l'évolution de l'Europe est l'intégration économique, grand succès des pères de l'Europe, qui espérons-le continuera de se renforcer au-delà de Maastricht et de l'Euro à la carte. Il est cependant à prévoir que les politiques économiques soient de plus en plus difficiles à coordonner dans le cadre des indicateurs et des équilibres macroéconomiques de Maastricht. La coordination économique sera également amenée à dégager des orientations à plus long terme comme l'a proposé le sommet de Lisbonne de mars 2000. Les politiques économiques auront à s'adapter aux différents modes de création de richesse selon la nature des acteurs de l'économie. A moyen terme, on peut s'attendre à ce qu'en parallèle du durcissement de la création de richesse financière du secteur privé se développe une économie de troc basée sur les échanges de services et de savoir. A court terme, l'intégration économique devrait persister du fait du phénomène couramment appelé "régime néo-libéral" qui oblige les économies européennes à tenir le cap des indicateurs macroéconomiques ou critères de convergence de Maastricht (en étroite collaboration avec le Fond Monétaire International). En effet, ce système contribue à une forme d'intégration, de solidarité, pour ne pas dire de discipline des pays de l'Union. C'est pourquoi, il paraît incontournable que les nations ne faisant pas actuellement partie de "l'Euro-ring" entrent à terme dans le système. 565 Monnet Jean, Mémoires, Fayard, 1976, p. 617. PAGE 353 En parallèle, il est probable que la mondialisation à outrance liée à l'explosion scientifique et technologique nous amène à un point de rupture sociale et en partie éthique. Les changements les plus visibles devraient perdurer dans le domaine économique. A commencer par, dans les quinze ans à venir, une multiplication des faillites boursières et spéculatives, et une restructuration des institutions financières déjà entamée. Les ruptures de nature sociales et/ou éthiques interviendront en réaction au système néo-libéral. Cette rupture fera émerger la nécessité de passer à un cycle nouveau de mode de développement et favorisera un nouvelle forme de gouvernance mondiale déjà émergente, et probablement empreinte d'une nouvelle théorie économique post-libérale. L'intégration économique mondiale et d'abord européenne devrait se renforcer dans un contexte mondial de ruptures potentielles. Une Union politique européenne renforcée Nous pensons que, malgré des tensions possibles à court terme (voir scénarios), la coordination politique de l'Europe devrait s'accentuer dans nombre de domaines tels que: la recherche scientifique, les droits de l'homme, la lutte contre la criminalité et le terrorisme, la sécurité alimentaire, les questions de défense et l'envoi de troupes à l'étranger, les questions d'environnement, la politique étrangère, économique et l'immigration. Ce rôle politique accru de l'Europe résulte de la volonté des citoyens européens qui se manifeste d'ailleurs par un changement d'attitude dans les sondages. Le sondage de la Sofres pour la Fondation Robert Schuman et les Enjeux les Echos de novembre 2001 est, à ce titre, révélateur et montre la reconnaissance par une majorité de Français interviewés de la nécessité d'un rôle politique accru de l'Europe. Sur dix-huit compétences soumises à leur appréciation, une majorité de Français estime que onze seraient mieux assumées par l'Europe que par les nations. Ces onze compétences incluent les neuf précédemment citées auxquelles il faut ajouter la protection des consommateurs et les problèmes de sécurité566. 60% des Français estiment que la France 566 Sondage de la Sofres, voir www.robert-schuman/sondage/fiche-technique.htm PAGE 354 bénéficie de son appartenance à l'Union européenne, 69% que l'Union est un atout face à la mondialisation et 61% que l'euro va rendre l'Europe plus forte vis-à-vis du reste du monde567. Il en est de même dans le reste de l'Union européenne, les Européens étant 62% à être en faveur de l'Union européenne568. Le renforcement du rôle politique de l'Union européenne passe par le règlement d'une série de facteurs : la réforme institutionnelle de l'Union pour faciliter les processus de décision, un rôle plus important donné au Parlement européen et au Conseil de l'Europe; une condamnation des rigidités et corruptions administratives ; une représentation au sein des Parlements d'organisations communautaires ou de mouvements de citoyens, au même titre que les partis politiques, défendant des valeurs démocratiques, non régressives et d'Etat de droit; une mise à disposition sur Internet d'informations sur les droits, devoirs et valeurs des citoyens européens à tous les niveaux géographiques de la vie politique c'est-à-dire locale, régionale, nationale et européenne ; la protection des données informatiques et des libertés des citoyens européens à l'échelle européenne. Une Europe, initiatrice d'une gouvernance mondiale et exemplaire dans ses relations avec le reste du monde Le renforcement de l'intégration économique et du rôle politique de l'Europe devrait faire évoluer dans les années à venir la politique étrangère de l'Europe. L'émergence d'une nouvelle forme de gouvernance mondiale permet l'organisation au niveau de l'Europe d'une plate-forme de communication et d'échanges avec le reste du monde, et ce, sous une forme plus structurée politiquement que ne l'est l'OMC destinée aux échanges commerciaux. Au lendemain du 11 septembre 2001, on a pu noter l'absence de plate-forme institutionnelle dans le dialogue entre Européens et Américains, et ce, audelà des interventions de communication du Parlement européen et des Etats-membres. Le dialogue entre organisations non gouvernementales et sur Internet a explosé. Comme nous l'avons analysé plus haut, de nouvelles formes de pouvoir moins hiérarchiques et 567 Sondage de la Sofres, voir www.robert-schuman/sondage/fiche-technique.htm En forte augmentation depuis le sondage Eurobaromètre du 24 juillet 2000. L'Eurobaromètre montrait alors que 49% des personnes interrogées estiment positive l'appartenance de leur pays à l'Union européenne. 568 PAGE 355 plus sensorielles, devraient être amenées à jouer un rôle plus important au niveau mondial. Les dissidents d'Europe centrale et l'organisation samizdat ont compris cela depuis bien longtemps. Les nouvelles formes de terrorisme, les "netwars"569 peuvent en être également l'expression la plus noire. Nous pouvons donc aujourd'hui pressentir le renforcement de leur importance. C'est pourquoi nous partageons l'opinion de Jürgen Habermas pour qui les défis de la mondialisation impliquent que les européens parviennent à développer une "nouvelle constellation politique" c'est-à-dire une "constellation post-nationale" autour de "formes nouvelles d'autorégulation démocratique de la société"570. Le début de conscientisation de l'impact des technologies de l'information et de la communication sur la démocratie ; l'émergence d'une "conscience cosmopolitique" telle que la définit Jürgen Habermas571 ; la participation dans les mouvements associatifs ; le rôle des Européens dans la création d'organisations non gouvernementales comme Oxfam, Médecins sans frontières, Amnesty International (pour ne citer qu'eux) ; le rôle des Italiens dans la conceptualisation de la société civile et ces nouvelles formes; tout ces facteurs nous autorisent à penser que l'Europe peut jouer un rôle important dans la gouvernance mondiale en matière de démocratie. L'Union européenne, malgré ses inconvénients et ses dissonances, malgré ses nécessaires réformes institutionnelles, offre un exemple de "réseau politique". La Commission européenne, dans ses projets de "société de l'information" notamment, cherche à inventer de nouvelles formes organisationnelles laissant la place aux réseaux et à la rencontre de communautés alliant les mondes de l'entreprise, des administrations, des universités et de la société civile. Les exemples de projets en matière de sécurité informatique (Dependability Development Support Initiative) comme de management de la connaissance (réseau Internet du European Knowledge Management) sont là pour le prouver. Les relations complexes entre Etats-nations, entre la Commission et les 569 L'expression est de David Ronfeldt. Arquilla John and Ronfeldt David, Swarming and the Future of Conflict, 2000. 570 Habermas Jürgen, L'après Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Fayard, Trad.2000, p.89. 571 La "conscience cosmopolitique" est en quelque sorte une "conscience de la solidarité cosmopolitique". Ce qui manque à la culture politique de la société mondiale, c'est la dimension commune, d'ordre éthicopolitique" (…). Idem, Habermas Jürgen, p. 118 à 123. PAGE 356 sommets de l'Union, la présidence de l'Union et celle de la Commission sans parler du Parlement Européen et du Conseil de l'Europe sont des sources d'expériences en réseaux, entre communautés d'individus, pas seulement entre institutions. L'Europe peut donc également apporter son expérience en matière de réseau politique. Enfin, l'Europe a une avance dans le domaine de la conscientisation politique de ses valeurs. Les citoyens européens restent passionnés de politique, même s'ils votent moins et ne se retrouvent pas dans les partis politiques d'après guerre. Ils peuvent aujourd'hui contribuer à travers les réseaux de la société civile ou directement auprès de leurs parlementaires à une meilleure qualité de vie locale qui peut parfois prendre également une dimension globale. L'Europe a un rôle à jouer étant donné le degré de conscientisation plus élevé notamment qu'aux Etats-Unis en matière de droit des femmes, d'égalité entre races et de droits de l'homme. Dans ces domaines propres aux valeurs d'émancipation et d'interdépendance, l'Europe peut contribuer. Cela passe d'abord par une redéfinition du socle du projet européen. On ne peut donc hélas s'attendre à des progrès notables de cette gouvernance mondiale avant les années 20122015. SECTION 2 : LA CONNAISSANCE, MOTEUR DU DEVELOPPEMENT POLITIQUE DE L'EUROPE Une recherche et technologie à la pointe Une technologie à la pointe n'est pas forcément une technologie de pointe. Ce qui compte n'est pas tant d'être en avance mais de faire en sorte que ces technologies s'intègrent socialement et soient accessibles en terme d'usage. La technologie nécessite également un équilibre entre la course aux inventions et le développement d'applications en terme de produits et de services rendant la vie plus facile aux Européens. Cette forme d’innovation résulte le plus souvent d'interactions entre le privé, le public et les universités. Les réussites dans le domaine montrent qu'elle découle souvent d'initiatives spontanées et de l'entente entre individus. Elle peut être initiée par l'Etat et enregistrée des succès technologiques considérables comme en Finlande ; lorsqu'elle est dictée par PAGE 357 l'Etat, comme c'est souvent le cas en France, le résultat ne peut ne pas être toujours probant572. Les programmes technologiques du futur qui ont fait l'objet d'un travail de recherche initié par la DG de la Recherche de la Commission européenne et dirigé par l'Institut de Prospective Technologique et Scientifique (IPTS) de Séville ont été étudiés en première partie de cette thèse. De cette étude, il ressort des propositions de recherche dans les domaines suivants : technologies et sciences de la connaissance, technologies et sciences de la santé, technologies pour le développement durable, sciences sociales en support de la construction européenne, technologies du génome, technologies de l'information et de la communication, matériaux avancés, technologies de précision, nanosciences et nanotechnologies, systèmes complexes et complexité ainsi que science fondamentale573. Deuxièmement, l'analyse développée en première partie a mis en lumière la nécessité d'aborder les inventions scientifiques et leurs déploiements technologiques d'un point de vue systémique. Deux dimensions en particulier paraissent essentielles : la dimension éthique et la dimension écologique. En matière d'éthique, l'Europe a mis en place un comité des sages qui statut sur un certain nombre de questions fondamentales comme le génome humain. Cette démarche est essentielle. En ce qui concerne la dimension écologique, la situation en Europe est plus fragmentée. Par exemple, dans le domaine des technologies écologiques, les Français sont en retard alors que les Hollandais, les Scandinaves et les Suisses intègrent plus facilement dans leurs économies et modes de vie des matériaux et technologies écologiques574. A l'ère de l'information et de la nécessité de favoriser les flux, il parait important que les communautés de recherche, qui travaillent depuis déjà longtemps avec Internet, adoptent plus systématiquement des modes organisationnels en réseau. En effet, les modes d'organisation hiérarchiques ou pyramidaux sont plus adaptés à des structures de type agraire (fiefs) qu'à des structures destinées au partage et à la création d'information. 572 Commissariat Général du Plan, Recherche et innovation : la France dans la compétition mondiale, rapport du groupe présidé par Majoie Bernard, La Documentation Française, 1999. 573 IPTS, The Futures Project, Emerging Thematic Priorities for Research in Europe, December 2000. 574 Dartiguepeyrou Carine, Stimulating Industrial Innovation for Sustainability: the Case of France, 2000. Published by Rand Europe as part of the report Stimulating Industrial Innovation for Sustainability :an International Comparison, 2000. PAGE 358 L'organisation en réseau facilite le travail en projets et surtout permet un renouvellement et développement des compétences beaucoup plus importants. Donner une dimension plus holistique aux technologies implique une plus grande autodiscipline au niveau de la recherche comme de son application. Les technologies doivent être développées à l'échelle européenne, en forte coordination internationale notamment eue égards aux standards et aux normes, et dans une démarche holistique et pluridisciplinaire. Cela implique également de développer des plateformes de transports écologiques et les énergies renouvelables. Enfin, penser en terme systémique, c'est aussi savoir anticiper le futur. La recherche, les politiques publiques et les stratégies d'entreprises doivent s'inscrire dans des démarches plus anticipatrices et tournées vers le futur. Les formations d'études secondaires et supérieures doivent pouvoir offrir une sensibilisation aux écoles de pensée dans le domaine. Les scénarios "technologies ambientes"575 (ambient technologies) développés par la Commission européenne vont dans ce sens. Ceux-ci ne se limitent pas aux enjeux purement technologiques mais prennent en compte le "paysage" de la recherche future. Ils mettent en scène la capacité de concevoir des projets en favorisant les liens entre le secteur privé, public et universitaire. Une "société de l'information pour tous" Une "société de l'information pour tous" implique que l'accès et l'usage dépassent les structures familiales et soient mis à disposition, à commencer par les écoles. L'apprentissage de l'ordinateur, de l'Internet et du multimédia doit se faire dès l'école maternelle sous forme ludique. En accompagnant l'apprentissage de cet outil, on donne un cadre à l'enfant (il n'est pas seul devant son ordinateur à la maison). Surtout on lui apprend à différencier ce qui est un contenu de ce qui est publicité ; ce qui est information, de ce qui est connaissance ; qu'il a le droit de rejeter des images qu'il ne comprend pas (pornographie par exemple). Dans une "société de l'information", 575 ISTAG, Scenarios for Ambient Intelligence in 2010, February 2001. PAGE 359 l'apprentissage du virtuel et réel doit se faire le plus tôt possible en système éducatif, que ce soit à l'école ou à la maison. De nombreux sites Internet d'information dont nous avons déjà parlés, doivent pouvoir être facilement accessibles et pédagogiques. La pornographie est aujourd'hui une des plus grandes fréquentations sur Internet. La protection des enfants contre l'agression et les traumatismes des technologies de l'information et de la communication participe à la politique de la "société de l'information" surtout si cette dernière s'adresse à tous. Un référencement des sites agressifs et violents doit pouvoir être traité automatiquement par l'enfant et suivi par les administrations judiciaires. Le second volet concerne la nécessité de rendre les technologies de l'information et de la communication accessibles à tous à travers une interface c'est-à-dire un design simple et une infrastructure technologique standardisée européenne sinon mondiale. Cela est essentiel pour les personnes âgées ou les adultes qui se mettent à utiliser la téléphonie mobile ou les ordinateurs sans avoir eu d'apprentissage initial. Sur la base des "réseaux du savoir" mis en place en France grâce notamment à l'énergie de Claire Héber-Suffrin, on pourrait imaginer un même système de réseaux informels pour l'apprentissage des plus anciens à l'informatique. Le principe du "réseau de savoir" est tout simplement le troc de connaissance et part du principe que chaque personne est riche d'enseignement. Cette démarche est solidaire et orchestre un "échange réciproque de proximité"576. Le troisième volet de cette "société de l'information pour tous" implique le progrès des logiciels traducteurs de langues mais aussi le respect des langues régionales, nationales, européennes. Elle implique la mise en place de chaînes multimédias plurilinguistiques et l'apprentissage par tous de langues communes comme l'anglais et l'espagnol. Comme nous l'avons analysé à plusieurs reprises, les conflits de demain risquent de plus porter sur l'incompréhension entre les systèmes de valeurs et de représentations qu'entre les civilisations ou les Etats. Il est donc essentiel de valoriser les richesses culturelles tout comme il est essentiel d'établir des ponts entre ces richesses. La langue anglaise constitue aujourd'hui un de ces ponts. 576 Sous la direction de Héber-Suffrin Claire, Partager les savoirs, construire le lien, Chronique sociale, avril 2001. PAGE 360 Le quatrième volet concerne la gestion de la complexité à travers le respect des différentes valeurs partagées. Si l'on reprend la classification de Paul Ray, l'enjeu est la gestion du respect des valeurs de chacun que l'on soit "traditionnel, moderne ou postmoderne". On se rappelle que la catégorie qui croît le plus vite est celle des "créatifs culturels" qui pourrait représenter, selon nos estimations, près de 40% de la population européenne d'ici 2015-2020. Les "modernes" sont les plus nombreux tandis que les "traditionnels" représentent de l'ordre de 25%. Ceci n'est pas sans compter des variations notables selon les pays européens comme on l'a vu. Cet enjeu est peut-être l'un des plus complexes à gérer. L'expérience empirique dans une organisation montre que le degré de tolérance devient d'autant plus élevé que les différences sont conscientisées. On peut donc penser qu'il en soit de même au niveau européen. Il est essentiel que les projets culturels deviennent une priorité budgétaire des communes comme des Etats pour valoriser et conscientiser l'expression identitaire et le sens des citoyens européens. Une économie de la connaissance En toile de fonds de tous les changements à venir, il y a le passage à la "troisième révolution industrielle" ou à une "économie post-industrielle". Nous préférons l'expression "économie de la connaissance". Nous pensons qu'il s'effectue à l'heure actuelle un véritable changement de paradigme qui affecte nos sociétés en profondeur mais n'est encore qu'à peu d'égards visible. Ce changement de paradigme serait le symptôme d'une évolution humaine où les recherches scientifiques dépassent à présent un degré de complexité inconnu jusqu'alors, ce que Prigogine intitule "La fin des certitudes". Nous commençons à palper un certain degré d'infinité. Nos actions et recherches nécessitent de s'inscrire dans un plus fort degré de conscientisation des enjeux éthiques et écologiques sans quoi nous conduirons notre civilisation à sa perte. Plus que le passage à la "société de l'information", ce changement de paradigme offre une représentation du monde et donc de l'Europe différente. C'est là un point clé que nous souhaitons mettre en exergue dans cette thèse. Selon la représentation (ou la PAGE 361 réalité) que l'on se fait de l'Europe, celle-ci n'est pas la même. Raison de plus de croire que l'Europe de demain ne sera pas non plus la même. Ainsi si l'on considère l'Union européenne dans sa dimension agricole (la moitié du budget européen est dédié à la Politique Agricole Commune), l'élargissement à l'Est est un coût réel pour les acquis des agriculteurs de l'Union des 15. La redistribution des aides et subventions implique que certains perdront au détriment d'autres nouveaux entrants. Si l'on considère l'Union européenne dans sa dimension industrielle, non pas celle de la haute technologie mais celle déjà passée dans la courbe descendante du cycle de vie de certains domaines industriels (miniers, métallurgiques, chimiques…), l'entrée des PECOS rendra la restructuration plus difficile. A la restructuration industrielle des 15, il faudra ajouter celle des PECOS hautement plus complexe. Dans certains domaines industriels où le facteur travail reste important, les PECOS pourront concurrencer le reste de l'Union. Il s'ensuivra des tensions inévitables de part et d'autre de l'Europe. Toutefois, s'il l'on se représente l'Europe sur les pas de l'économie de la connaissance, l'intégration de l'Europe centrale et orientale devient alors une réelle opportunité. Elle permet de valoriser les talents de part et d'autre de l'Europe, de valoriser les réseaux technologiques, de recherche, plus généralement de savoir. Or ce mouvement vers une économie de la connaissance implique une remise en cause du mode opératoire de nos systèmes économiques. (Pour faire simple) alors que les modes de production, le travail et le capital impliquaient dans l'économie industrielle le travail en échange d'un salaire, lui-même constituant l'épargne qui permet à son tour d'investir pour créer plus d'outils de production et ainsi de suite ; à l'ère de l'information, l'argent n'est plus la valeur d'échange mais l'échange de connaissance. La valeur de la connaissance remplace la valeur monétaire ; elle implique une reconnaissance mutuelle, réciproque et valorise le flux plutôt que le stock. Le stock est d'autant plus riche que le flux est grand. On voit que dans cette nouvelle économie, le capital physique n'est plus le seul reconnu et s'accompagne du capital humain. Le terme de nouvelle économie ne s'arrête pas aux "dot.com" de la Silicon Valley ni à la bulle spéculative de l'année 2000 comme certains tentent de nous le faire croire. PAGE 362 Les recommandations de certains économistes comme Hazel Henderson ou le prix Nobel Armartya Sen, auprès de certaines institutions internationales commencent à porter leurs fruits notamment au niveau des indicateurs de mesure. Au capital humain, il faut ajouter les récents efforts pour valoriser le capital naturel. Selon le PNUD, le capital physique, du capital naturel, du capital humain représenteraient respectivement 16%, 20% et 64% du PIB mondial. Il ne s'agit pas uniquement d'une "troisième révolution industrielle" qui met les services au cœur de l'échange monétaire caractérisé par l'hégémonie financière des années 1980. Il y a changement de paradigme économique en ce que l'homme est reconnu comme centre du capital. Le travail n'a pas seule vocation à satisfaire un capital (stock) mais également un flux d'échanges, un troc où chacun offre quelque chose. Cela implique de fait une valorisation de chaque échange. C'est la "fin du travail" pour reprendre l'expression de Jeremy Rifkin, en ce que la valeur de ce que l'on donne n'est pas standardisée et fragmentée en parcelles d'échange. La valeur est dans la singularité. Elle n'a pas de prix taylorisable mais elle peut se donner et s'échanger contre une autre singularité. Cette analyse peut paraître bien utopique, cependant cette forme d'échanges existe déjà et se développe très rapidement577. Comme nous l'avons vu en première partie, elle existe au niveau de micro-mouvements ou associations, au sein des entreprises qui se posent de façon holistique la question de la "création de valeur", des syndicats comme le MEDEF français qui s'interroge sur les valeurs avant la création de valeurs578 ainsi que dans les communautés informelles ou les "identités-résistances" pour reprendre l'expression de Castells. Elle existe au sein de la "triade des acteurs", terme que nous avons également explicité en première partie. Même en France, elle fait l'objet d'étude et de recommandation en matière de politique publique579. Cependant, l'économie de la connaissance n'implique pas non plus l'éradication des anciens modes économiques, elle est une tendance et se superpose aux anciens. A court terme, la 577 D'après l'EconForecast du 24 juillet 2002 de la World Business Academy, le troc est train de prendre des proportions inconnues jusqu'alors en Argentine. Plusieurs millions d'Argentins font du troc pour survivre à la crise économique et financière que connaît leur pays. Le Venezuela est également réputé pour avoir conclu douze accords de barter internationaux. La Chine est en train de mettre au point un troc entre les produits d'équipement téléphonique bas de gamme et les produits agricoles. 578 "Valeurs et création de valeurs", Université d'été 2001 du MEDEF. 579 Rapport de Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, mission "Nouveaux facteurs de richesse", à la demande du Secrétaire d'Etat à l'économie solidaire, janvier 2001. PAGE 363 reconnaissance du changement de paradigme économique passe par le développement de nouveaux indicateurs de mesure qui ouvrent les champs du capital humain et écologique. A plus long terme, elle inscrit le progrès dans une dimension, pas uniquement technicienne, mais technologique, écologique et sociale, celle de la qualité de vie et du bien-être. Si les Etats-Unis et le Japon font preuve d'une incontestable avance sur l'Europe en matière d'informatique, l'Europe, elle, dispose d'une base productive en réseau réellement mondialisée et d'atouts économiques considérables pour devenir une Europe de la connaissance. Elle ne doit pas se limiter à ses succès agricoles et industriels passés, et doit se redonner un nouveau projet, un nouveau sens empreint des progrès accomplis et des inégalités à surmonter. Un développement durable Les scénarios noirs en matière de "société de l'information" décrits plus haut témoignent de l'importance de prendre en compte l'aspect humain en matière de politique. La politique européenne en matière de "société de l'information" doit s'accompagner d'une politique économique et sociale et ne peut se limiter au seul caractère technique du volet technologique. Elle doit inscrire, comme nous l'avons noté, dans une approche transversale et systémique. Sa durabilité dépend de la profondeur du processus de changement qui sera effectué. On ne peut s'en tenir à l'opportunité sectorielle que constituent les technologies de l'information et de la communication. La révolution de l'information implique la prise en compte écologique des mutations en cours. Les mutations sont telles, technologiques, économiques et sociologiques, qu'elles impliquent une adaptation radicale de nos systèmes de représentation. Sans une prise de conscience et sans le développement d'une écologie de l'être ou d'une éthique de l'altérité, les chances de réussite d'une politique en matière de "société de l'information" sont fines. La politique en matière de "société de l'information" crée, comme nous l'avons vu, l'opportunité pour l'Union de se moderniser et d'utiliser le processus d'élargissement au PECOS de façon constructive. PAGE 364 La politique européenne en matière de "société de l'information" implique également une prise en compte des enjeux à court terme, tels que les risques d'accroissement des divisions au sein de l'Union (scénarios noirs), ainsi qu'à long terme à travers une plus grande solidarité et coopération au sein de l'Europe élargie. Mais cette dimension de solidarité ne peut s'appliquer uniquement à l'Union, elle doit également prendre en compte l'ensemble des pays notamment ceux les moins privilégiés. Les disparités et inégalités sont complexes et dépassent, comme nous l'avons vu en première partie, les frontières Est-Ouest de l'Europe et Nord-Sud du monde. Celles-ci nécessitent la prise en compte de la solidarité spatiale mais également temporelle entre les générations et les différents stades de développement des cultures et des peuples. Le développement durable de la politique européenne en matière de "société de l'information" implique une plus grande coordination au niveau du local comme du global. Le développement des réseaux, à travers l'utilisation des technologies de l'information, et la participation croissante des individus aux décisions (en matière d'écologie notamment), appellent de fait à de nouvelles formes de gouvernance. De nouveaux modes de gouvernance sont nécessaires afin d'arbitrer entre les enjeux spatiaux (villages, villes, régions, provinces, nations, fédération…) et temporels (finalités à court et moyen termes). L'expérience de l'Europe en matière de gestion des différences et de la complexité peut être valorisée. Cet aspect constitue un avantage significatif pour la mise en place de politiques communes au sein de l'Union. Enfin, le développement de politiques durables, implique de positionner le facteur humain au cœur de son environnement naturel et de ses responsabilités individuelles et communautaires. Le passage à la "société de l'information" passe par le développement politique durable de l'Union. En d'autres termes, elle place le processus de connaissance au cœur du processus de développement et oblige la mise en œuvre de réformes et d'instruments politiques, dans un contexte de conscientisation renouvelée, prenant en compte les évolutions des mentalités, les systèmes de valeurs et de représentations des différents acteurs. PAGE 365 Conclusion de chapitre Nous manquons de "désir d'Europe" disait Claire Lejeune. Il nous semble que plus précisément, l'Europe est en recherche de projet commun. Cependant lorsque nous parlons d'Europe, nous parlons des Européens. L'Union européenne fête ses cinquante années d'existence et avec elle des années de réussite. Nous ne saurions rappeler la réussite d'une politique construite sur les valeurs de liberté, prospérité et sécurité par les pères de l'Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale. L'Europe a été portée par de grands hommes au sens hégélien du terme. Une partie du succès du projet européen de l'époque repose sur le socle de valeurs conscientisées, partagées et défendues par une grande majorité de citoyens. Ce qui compte ce n'est pas de se dire Européen ou pas, ce qui compte c'est de se reconnaître dans les valeurs d'un projet et d'en partager les objectifs. Il semble aujourd'hui que la relative stagnation de l'Union européenne vient de ce que l'Europe institutionnelle se cherche et surtout cherche ses citoyens. La dichotomie entre les aspirations des citoyens et les représentations politiques perturbent les gouvernements nationaux et les gestionnaires européens. Le renouvellement de l'Union européenne, et par là-même de l'Europe, passe par une redéfinition des valeurs et une ré-appropriation d'un projet commun à tous. La conscientisation des valeurs des Européens de l'Ouest comme de l'Est offre une opportunité de construire un rôle politique accru pour l'Union. Une des méthodes serait d'identifier les valeurs par pays Européens qui définirait le cohérentiel de valeurs en commun des Européens quelque soit les religions, les ethnies et les cultures. Ce cohérentiel pourrait servir de base à la rédaction de la future Constitution européenne et permettrait de valider la Charte des droits fondamentaux. On comprend que l'objectif n'est pas tant d'ériger des règles et des textes juridiques que de créer un processus de partage et d'intégration de ces valeurs. Un tel processus faciliterait le respect de la différence et de la diversité. Il permettrait de déployer les valeurs telles que l'authenticité, la tolérance, la responsabilité et l'interdépendance que nous proposons comme valeurs clés. PAGE 366 Ce travail sur les valeurs prend sens s'il participe aux projets culturels mentionnés plus haut et s'il s'inscrit dans une démarche éducative. Il paraît essentiel de mettre en place un enseignement laïque de l'histoire des religions et de la spiritualité ainsi que de l'éthique et de la déontologie, et ce, dès l'enseignement primaire. Au même titre que le projet d'enseignement de langues étrangères dès la maternelle pour tous, l'éthique et l'histoire de l'Europe, à travers ses mythes et ses réalisations, pourraient faire l'objet de programme du primaire à l'université. On ne créera une société de la tolérance qu'en lui attribuant une place majeure dans la société. De cette façon, nous maximisons nos chances de développer une éthique de l'altérité. Les scénarios systémiques et les scénarios noirs avaient pour objectif d'expliciter les raisons de notre pessimisme quant à l'avenir de l'Europe. Ils cherchaient à dégager des évolutions possibles ainsi que des positions de rupture potentielle. Nous avons souhaité ainsi montrer que l'enjeu n'est pas de produire une "société de l'information" mais de construire une "société de la connaissance". Ne serait-ce qu'en France, le thème de l'avenir de l'Europe ou du projet européen suscite heureusement quelques propositions politiques, à gauche comme à droite, au titre desquelles on peut citer L'Europe de nos volontés de Pascal Lamy et Jean Pisani-Ferry, Europe(s) de Jacques Attali, Quelle frontière pour l'Europe ? de Denis Badré, L'Europe, une puissance dans la mondialisation de Pierre Moscovici, ou L'Europe après l'Europe de Philippe Herzog. Si la plupart de ces travaux proposent des plans d'action à l'égard notamment de l'élargissement à l'Est de l'Europe, aucun d'eux ne parlent des enjeux de la "société de l'information". La réflexion sur la "société de l'information" demeure très rare. Elle commence à être abordée au sein de l'UDF avec le "Manifeste pour une société de la connaissance et une économie sur le savoir" ou, à gauche, avec le rapport de Patrick Viveret "Reconsidérer la richesse". Si les modalités de l'intégration des pays d'Europe centrale et orientale restent encore à préciser, les enjeux de la "société de l'information" sont bien plus considérables. Comme nous l'avons montré dans cette thèse, ils ne se limitent pas à la seule pénétration des technologies de l'information et de la communication et impliquent un changement de paradigme et de nos modes de représentation. En cela, ils constituent les enjeux PAGE 367 majeurs pour l'avenir de l'Europe et nous pouvons nous attendre à ce qu'ils focalisent une part importante de la réflexion politique dans les années à venir. L'édification d'une "société de la connaissance" n'est pas pour les dix ans à venir, au mieux devrait-on entrevoir les premières prémisses à partir de 2015. Elle implique pour cela le déploiement d'un projet politique, à travers ses trois étapes que sont la réflexion, la discussion et la formulation, à tous les niveaux des acteurs de la triade (Etats, entreprises et société civile). La politique en matière de "société de l'information" développée par l'Union européenne n'en est qu'à ses balbutiements. PAGE 368 CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : POUR UNE EUROPE DE LA CONNAISSANCE La meilleure façon d'appréhender le futur reste de le construire. Regarder loin devant soi permet d'anticiper ses actions et de donner du temps à sa réflexion. Nous savons que dans chaque scénario repose une représentation du monde, et avec elle son essence culturelle. Il n'y a donc pas une représentation du monde mais plusieurs. L'enjeu pour l'Europe est de gérer cette complexité des représentations. Elle peut, si elle le souhaite, valoriser ce terreau de la complexité. Nous avons proposé quelques scénarios noirs et une liste de risques systémiques. Etant donnée la multitude des risques et leur étroite interaction, l'Europe a plus de chance de se désintégrer que de se construire. D'ici 2010-2015, il est plus probable de voir l'Europe vivre des ruptures économiques et sociales, endogènes et exogènes, de la voir se replier sur elle-même que de s'ouvrir. Cependant, à mesure que les évolutions se feront plus nettes et que quelques réformes auront été entreprises au niveau de l'Union, l'Europe décidera certainement de s'ouvrir et de redéployer un projet plus interdépendant et ouvert sur le reste du monde. Comme nous l'avons vu, elle en a les moyens potentiels et peut jouer un rôle significatif dans le domaine de la gouvernance mondiale. L'Europe, peut-être plus que toute autre région, a un rôle à jouer du fait de l'existence de son "réseau politique" (tel que le définit Manuel Castells), de son degré d'intégration économique (marché intérieur, Euro, entreprises multinationales d'origine européenne) et de son caractère multidimensionnel (entre nations, régions, localités). La "révolution de l'information" et l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale lui offrent l'opportunité de gérer cette complexité et d'en faire une expérience réussie. PAGE 369 Il serait dommage de ruiner les perspectives de développement d'une économie de la connaissance en ajournant toute progression sociale et politique dans le domaine. Le déploiement d'une "société nouvelle" est nécessaire à l'heure de l'explosion des technologies de l'information et de la communication. Une conscientisation des différences sous-jacentes à chaque type de sociétés qu'elles soient agricole, industrielle ou informationnelle, semble essentielle. Elle permettrait également d'améliorer les processus d'intégration qu'ils soient géographiques, sociaux ou économiques sans menacer l'évolution vers la "société de l'information". Partant du constat de domination de l'économique sur le politique, des limites de la gestion économique néo-libérale telle qu'elle s'est développée depuis les années 1970, il paraît nécessaire de reprendre l'analyse sous une autre logique. Pour Alain Touraine, "l'économie semble l'avoir emporté une fois pour toutes sur les préoccupations proprement politiques ou culturelles. On pourrait parler des pionniers de la modernité, les Hollandais et les Anglais, même si aujourd'hui c'est plutôt l'empire américain qui est le plus fortement animé par ces conceptions"580. La construction d'une "société de l'information" sur fonds de modèle économique néolibérale conduit à l'accroissement des inégalités (première partie de notre thèse), à une société se limitant à la technologie, à une activité économique confinée au secteur des technologies. Cette société est celle des excès, de l'hyper-modernité, et non de la post-modernité. Elle est le versant régressif de la société industrielle, qui décline et broie toutes innovations sur son chemin. Au-delà des critiques anti-américaine, anticapitaliste, anti-techno, anti-propagande ou anti-idéologique qu'inspire la "société de l'information", il nous a paru important de proposer une critique du système politicoéconomique et un modèle alternatif pour une société de la connaissance. On peut en particulier espérer que la première moitié du XXIème siècle donnera au thème de l'éducation une importance de taille comme l'anticipe Thierry Gaudin. Cela implique un changement radical des systèmes d'éducation mais également une modification de notre attitude à l'égard de la connaissance. Cela revient à faire de la 580 Touraine Alain, "Y-a-t-il des valeurs naturelles?", Revue du MAUSS, n°19, 2002-1. PAGE 370 connaissance un des modes principaux du développement de nos sociétés. Au côté du capital financier, du capital écologique, une nouvelle valorisation du capital humain s'impose. Dès lors l'élargissement ne constitue qu'un aspect du développement européen. L'Union est en mal de projet européen mais un projet ouvert sur le monde et porté par des valeurs permettant de le faire évoluer au-delà du projet fondateur de stabilité, de prospérité et de liberté ; un projet qui construise un avenir politique et qui aille au-delà du projet communautaire économique. C'est pourquoi il apparaît, même si ce sujet est polémique, que l'Europe doit entériner les progrès accomplis et définir en cela de nouvelles valeurs, plus exigeantes et porteuses d'un nouveau sens. L'édification d'un nouveau projet européen passe, en effet, par l'adoption de valeurs postmodernes. Alain Touraine illustre notre propos lorsqu'il affirme : "il faut aller maintenant beaucoup plus loin et mettre en lumière les limites encore plus fondamentales d'une gestion économique de la société. (…). Il est plus important encore d'admettre que le fonctionnement des domaines importants de la vie sociale doit être placé sous l'autorité de ce qu'il faut appeler des valeurs, pour souligner qu'elles relèvent d'une logique différente de celle de la gestion socio-économique"581. Nous avons proposé les suivantes : authenticité, responsabilité, solidarité, interdépendance et éthique de l'altérité. On l'aura compris, ce qui importe ce n'est pas de dicter de nouvelles valeurs mais de proposer un processus d'émergence et de partage comme socle au projet européen. Là encore, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale offre une formidable opportunité. Ce dernier ne peut donc se réduire à l'acquis communautaire, les pays d'Europe centrale et orientale doivent porter leurs propres valeurs. Même cohérentes avec les valeurs ouest-européennes, les valeurs des pays candidats varient fortement entre elles. Le succès de l'intégration dépend de l'affirmation des valeurs des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union. 581 Idem, Touraine Alain. PAGE 371 Il reste qu'une conscientisation des valeurs du continent élargi aux pays d'Europe centrale et orientale, et à peut-être d'autres membres, apparaît comme une priorité absolue et comme la seule base possible à un projet commun d'avenir. Comme nous l'avons vu plutôt, ce travail de conscientisation est une condition nécessaire si l'on souhaite réellement parvenir à une intégration des pays d'Europe centrale et orientale. Comme a dit Jean Monnet à la fin de sa vie : "si c'était à refaire, je commencerais par la culture"582. L'Union européenne ne devrait-elle pas suivre ce conseil ? A l'heure de la mondialisation, la capacité des Européens de se mouvoir dans l'interculturalité est un atout que nous envient en particulier les Américains. Nous avons proposé des pistes pour une "Europe de la connaissance". Au cœur de la prospective se situe une démarche, une conscientisation des enjeux. On l'aura compris dans cette thèse, ce qui compte ce n'est pas tant la finalité que le processus, ce n'est pas tant la "fin que l'effet" comme dirait Gilles Deleuze. C'est peut-être là où l'homme peut le plus influencer le cours des choses, c'est peut-être également l'essence de la construction européenne. Cette prise de conscience est peut-être le phénomène majeur de notre temps, et en cela, celui de la post-modernité. La construction du projet européen est une des empreintes de cette "conscience planétaire" dont parle Vaclav Havel. Les pays de l'Est nous font prendre conscience de cet attachement occidentaliste qui parfois irrite les Européens. Mais certains y voient, comme Havel, un lien qui va bien au-delà du paysage européen définit dans ses attributs endogènes, un lien avec le reste du monde. Quelque part les Européens de l'Est n'ont-ils pas reconnu cette appartenance bien avant que la mondialisation soit reconnue ? Du fond de sa prison, Havel, comme dans la caverne de Platon, contempla les ombres. Une intuition plus profonde lui fit comprendre que la connaissance est peut-être le propre de l'évolution humaine et que les projets politiques n'en sont que les produits utopiques, étape pourtant indispensable d'un monde qui se cherche. 582 Cité par Moïsi Dominique et Rupnik Jacques, Le nouveau continent, Calmann-Lévy, 1991, p. 183. PAGE 372 Sur les valeurs de prospérité, de liberté et de stabilité, une conscience d'appartenance s'est développée. Le succès effectif de la construction d'une communauté européenne, celui que nous envient les pays à l'Est de l'Europe, est bien ce sentiment d'appartenance, cette conscientisation de l'autre. Comme nous l'avons montré, les valeurs européennes sont parties prenantes des valeurs occidentales. Ce que les pays candidats nous envient, ce ne sont pas les valeurs, à proprement parler, mais leur conscientisation et leur partage. Là encore, les pays à l'Est de l'Europe cherchent plus à intégrer un processus qu'une finalité qu'on leur dicterait. L'émergence d'un nouveau projet politique pour l'Europe passe par la consolidation des valeurs acquises, par une conscientisation des valeurs ouest et est-européennes, et par l'adoption de valeurs plus complexes, des valeurs de vision qui nous tirent vers l'avant et nous aide à construire ensemble. Dans ce sens, on peut imaginer un élargissement de cette conscientisation collective à la Russie ou aux Etats-Unis. A l'ère de l'information, l'enjeu n'est pas tant le territoire que le sentiment identitaire d'appartenance à une culture, à un réseau ou à une communauté. La "société de l'information" redéfinit avec elle les fondements de la culture. Elle impose un nouveau regard à la nation et au territoire, et redore le blason de la communauté et du réseau. En cela, l'Union européenne constitue un terreau d'avant-garde. L'Europe a disposé en un temps de cette capacité à concevoir la modernité. Il lui reste à présent à inventer la postmodernité. N'est-ce donc pas une chance que d'autres nations cherchent à l'enlever, comme dans le mythe d'Europa, vers de nouveaux horizons, un continent redéfini, afin d'enfanter un nouveau projet ? PAGE 373 CONCLUSION FINALE "Nous sommes encore à la préhistoire de l'esprit humain", Edgar Morin, Pour sortir du XX siècle, p.345. "La seule voie sensée est la plus exigeante : elle consiste à entreprendre de transformer systématiquement notre civilisation en une civilisation véritablement multiculturelle qui permette à chacun d'être lui-même sans jamais pour autant priver quiconque des possibilités qu'elle offre. Une civilisation qui cherche non seulement la voie d'une coexistence tolérante entre différentes identités culturelles, mais aussi le moyen d'articuler clairement ce qui les unit et qui peut devenir pour elles ce fonds commun de valeurs et de normes qui leur permettrait une coexistence créative", Vaclav Havel, Il est permis d'espérer, p.115. "L'Europe peut créer un exemple de valeur. Le monde se trouve aujourd'hui à la croisée des chemins et la direction qu'il prendra dépend largement de la position politique de l'Europe", Michael Gorbatchev, Perestroïka, p.309. "Il me semble que lorsqu'on veut estimer la valeur d'une civilisation (…), ce qu'il faut examiner avant tout, c'est le type d'humanité qu'elle a su produire (…)", Kou Houng Ming, L'esprit du peuple chinois, préface. PAGE 374 SECTION 1 : LA REVOLUTION EN EUROPE OU L'EUROPE EN REVOLUTION ? Comme nous avons essayé de le montrer dans le corps de cette thèse, l'Europe ne peut plus se concevoir comme une "forteresse", comme un projet fermé, limité à une construction interne. L'évolution mondiale des changements technologiques, économiques, sociaux et politiques ainsi que celle des mentalités impose à l'Europe de se construire en interdépendance avec le reste du monde. Cela implique au moins deux conséquences : d'une part, de combattre à l'échelle mondiale les nouvelles formes d'inégalités du fait de la mondialisation et des technologies de l'information et de la communication (TIC), en terme Nord-Sud mais également à l'intérieur des pays développés. D'autre part, de construire un mode de gouvernance adaptée à la complexité et à la dimension de ces enjeux. La notion même d'interdépendance, telle qu'elle a été formulée dans les années 1980 dans le domaine des relations internationales, nous paraît avoir évolué vers une nouvelle conception, en partie remise en cause en partie par les TIC, que nous avons nommée post-interdépendance. Il s'agit moins à présent de parvenir à établir des relations entre Etats-nations que d'interagir en réseau, à l'échelle planétaire et entre les trois types d'acteurs (Etats, entreprises et société civile). L'enjeu est moins de gérer le choc des civilisations que de poursuivre le dialogue, de ne pas s'enfermer dans la différence et dans les conflits ; il est de réduire d'avantage les fractures et de parvenir à communiquer dans la différence. Avec les révolutions est-européennes, l'effondrement du bipolarisme, et l'avènement du système néo-libéral, le système monde est arrivé à une sorte d'avènement. Que se soit au niveau des entreprises, des Etats ou individus, on sent bien les limites d'un régime économique dépassé par les effets de la mondialisation et par l'impact des technologies de l'information et de la communication. A l'ère marxiste et néo-libérale, le projet économique européen a été un outil de réponse visionnaire au primat de l'économique et à la conception matérialiste de l'histoire. On l'aura compris à travers cette thèse. Une PAGE 375 nouvelle politique économique émerge, fondée sur de nouvelles représentations du monde et portée par les changements profonds. Cette période de changement, pour Immanuel Wallerstein et Edgar Morin, participe du caractère incertain de notre système. A la question posée en introduction : "Les deux chantiers (économie de la connaissance et élargissement) ne couvent-ils pas en eux les germes d'une profonde "révolution" ?", la réponse est affirmative. Ils sont l'incarnation de changements mondiaux profonds, durables mais aussi brutaux. Le concept de "révolution", à travers son dualisme entre continuité et rupture, caractérise la nature de cette transformation. Il y a bien "révolution en Europe" au sens kuhnien. On ne saurait donc négliger les causes de cette crise que traverse l'Europe ainsi que l'opportunité qu'elle constitue en terme de dynamique. Cette crise cache en fait une quête de sens qui se caractérise par une recherche d'identité (projet politique européen, réforme institutionnelle, Convention sur l'avenir de l'Europe) au détriment parfois de l'altérité c'est-à-dire à l'égard de ce qui est "autre", qui ne relève pas de l'institutionnel. Marc Augé apporte des éléments explicatifs à ce sujet. Selon lui, la crise de la modernité pourrait être plutôt imputée au fait que "l'un des deux langages (celui de l'identité) l'emporte aujourd'hui sur l'autre (celui de l'altérité)"583. Il met ainsi l'accent sur le fait que la crise de la modernité ne se limite pas seulement à la crise de l'identité mais inclut également une "crise d'altérité". Si l'on accepte l'hypothèse de Augé que l'identité se construit par "négociation avec diverses altérités"584, lorsqu'il y a crise d'identité, c'est qu'il y a une crise plus profonde, celle de l'altérité. Ainsi la crise que connaît l'Europe (et le monde) proviendrait-elle de son incapacité à élaborer une pensée de l'autre. Nous avons vu en quoi le processus d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale témoigne de cette difficulté à concevoir l'intégration avec l'autre. Mais que cette incapacité à intégrer la singularité de l'autre est un fait global : elle touche de façon générale l'ensemble des peuples, que ce soit dans la communication au sein de l'Union européenne, dans les relations transatlantiques ou internationales. 583 584 Augé Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994, p. 87. Idem, Augé Marc, p. 130. PAGE 376 En outre, l'Europe est cause et produit de sa révolution. D'après l'approche systémique, elle est elle-même révolution en ce qu'elle expérimente, au sens spinozien du terme, deux manifestations du changement de paradigme. C'est pour cela qu'il nous apparaît indispensable que l'Europe parvienne à développer une "éthique de l'altérité"585, c'est-àdire à générer des codes de conduite à partir de ce qu'il y a de singulier dans l'autre. Cela doit s'entendre au niveau des acteurs comme de celui des cultures. Dès lors la question de la modernité- post-modernité ne se pose plus en terme sémantique mais s'éclaire par cette question de crise identité –altérité. La sortie de la modernité coïnciderait avec la recomposition d'un sens de l'Europe construit autour de cette dialectique identité- altérité. SECTION 2 : CRITIQUE DE LA POLITIQUE EUROPEENNE EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" Le changement de paradigme qui sous-tend les enjeux politiques de l'Europe ne se limite pas à la "société de l'information" en tant que "paradigme techno-informationnel qui aurait pour fonction de garantir le réaménagement géoéconomique de la planète autour des valeurs de la démocratie de marché"586 pour reprendre l'expression de Armand Mattelart. Il faut distinguer le discours technocratique de la "société de l'information", limité comme on l'a vu à une politique technologique – résultat du pragmatisme anglo-saxon néo-libéral, à une vision plus systémique, laissant émerger les traits sociaux, économiques et politiques d'une société tournée vers la connaissance. Limiter la politique de la Commission européenne et plus généralement celle de l'Union européenne à une vision purement techno-bureaucratique serait injuste. Les initiatives telles que la volonté de construire une "société de l'information pour tous", la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la déclaration de "devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde capable d'une 585 Saloff-Coste Michel, Dartiguepeyrou Carine, Les horizons du future, nouvelle économie et changement de culture, Guy Trédaniel, 2000, p. 27-32. 586 Mattelart Armand, Histoire de la société de l'information, La Découverte, 2001, p. 92. PAGE 377 croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale" montrent l'émergence d'une vision forte, reposant sur des valeurs sophistiquées, que l'on peut qualifier de postmodernes. La formulation de la politique européenne rompt avec celle des EtatsUnis dans sa vision plus solidaire, égalitaire et sociale. Elle fait appel à des valeurs d'interdépendance beaucoup plus humanistes et holistiques que celles affichées par l'Administration américaine. Cependant, comment expliquer le manque d'instruments politiques dans les domaines sociaux, économiques et politiques de la "société de l'information" ? Seraient-ils plus difficiles à déployer dans ces domaines que dans le domaine technologique ? La raison de cette politique technologique nous paraît autre. Premièrement, elle résulte d'une priorité de l'acquisition des infrastructures technologiques. L'Europe ne peut influencer le reste du monde que si elle-même est indépendante, ou au minimum interdépendante, et qu'à la pointe de l'innovation, elle puisse affirmer ses valeurs. Cette approche est donc le reflet d'une vue pragmatique des enjeux européens. L'Europe ne pourra proposer une politique sociale et culturelle dans le domaine de la "société de l'information" que si elle dispose des infrastructures technologiques et ne dépend pas totalement des Etats-Unis. Deuxièmement, elle prend ses racines dans le décalage technologique de l'Europe vis-àvis des Etats-Unis. Reconnaissant son retard dans le domaine des infrastructures technologiques et la nécessité de déployer une approche globale, l'Europe a décidé de mener le même type de politique qu'aux Etats-Unis. Cette approche, comme nous l'avons vu, est le résultat d'une politique libérale au cœur de laquelle l'individu, l'entrepreneur ou le capitaliste est reconnu comme force majeure de changement et de créativité. Cette approche s'oppose à la démarche traditionnelle des politiques européennes, celles de l'état centralisateur ou providentiel. Troisièmement, ne pas reconnaître par contre les dangers que représente la mondialisation en terme du respect de la diversité culturelle est un point essentiel. Il faut PAGE 378 parvenir à dissocier le processus d'internationalisation du commerce et de l'économie qui se nourrit des avancées technologiques et sur lequel il paraît bien chimérique de s'opposer, au processus idéologique lié à la domination d'une culture dominante. La richesse de l'Europe repose sur son inter-culturalité. C'est en cela que les politiques ne doivent pas se limiter à une politique de "l'information" mais bien de la "connaissance" qui intègre le processus culturel de transformation de l'information propre à chaque individu. Quatrièmement, le développement économique post-industriel ne peut se faire que sur la base de facteurs économiques et sociaux accessibles à tous (éducation, santé, accès au financement…). En cela, le passage à la "société de l'information" ne peut se faire que si le développement économique s'accompagne de libertés politiques, de garantie de transparence et de sécurité. Ces facteurs expliquent en partie pourquoi les Etats-Unis ont failli dans le développement d'une politique de la "société de l'information". L'administration américaine, a reconnu à plusieurs reprises et dans des cadres différents587, la faiblesse de ses instruments sociaux et éducatifs ainsi que le manque d'impact sur les acteurs économiques. Les événements du 11 septembre 2001 sont là pour nous rappeler que la domination technologique des Etats-Unis n'est que bien peu de chose si elle ne s'accompagne pas d'un ensemble d'autres paramètres. Toutefois, on peut se demander pourquoi les instruments dans les domaines sociaux et culturels sont-ils absents et ne sont-ils pas développés en parallèle de la stratégie technologique. En cela, la Commission européenne a peut-être une responsabilité dans la gestion de ses politiques. Au-delà de sa dépendance technologique et en terme de contenu, la politique européenne en matière de "société de l'information" porte donc en elle les limites du système économique néo-libéral. A travers deux scénarios noirs, nous avons montré les risques d'un frein au passage à la "société de l'information". D'une part, une décomposition du système néo-libéral qui remettrait en cause les changements 587 Conférence InforWarCon, septembre 2001, WDC. Interview avec un expert de la Rand de WDC conseiller à la Maison Blanche, juin 2001. PAGE 379 en cours. De l'autre, des élites qui suspendraient le processus de changement se sentant trop remis en cause. C'est à travers sa singularité et en développant une politique d'interdépendance qu'elle pourra jouer un rôle dans le cadre de la "société mondiale de l'information". En cela, une politique de la "société de l'information" élargie à la grande Europe constitue un élément de compétitivité européenne. L'étude de la "société de l'information" révèle les limites du système néo-libéral, de la dépendance technologique, du poids des élites et de la nécessité d'évoluer sur ces trois niveaux. Elle montre, par ailleurs, que la richesse de la "société de l'information" vient de ce qu'elle permet d'offrir un processus de connaissance et d'intégration, la démonstration ayant été faite à partir de l'exemple des PECOS. SECTION 3 : L'ELARGISSEMENT AUX PECOS, REVELATEUR DU CHANGEMENT DE PARADIGME Nous avons découvert que les débats et freins à l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union européenne reposaient sur un différentiel de valeurs implicites. Nous avons pu montrer que la Pologne constitue un cas à part. Ces valeurs demeurent traditionnelles et se démarquent des tendances économique, politique, sociale des pays développés. Etant donnée la nature du processus d'adhésion retenue par la Commission européenne, l'intégration la Pologne a de forte chance d'arriver à une impasse. Il serait utile d'établir un plan d'intégration partant d'une analyse des valeurs de la société polonaise. Ce différentiel de registre de valeurs, tant qu'il ne sera pas conscientisé par les personnes engagées dans le programme d'intégration, devrait créer de graves incompréhensions pouvant conduire jusqu'à la rupture éventuelle des négociations. Cette analyse peut se révéler appropriée pour d'autres pays, nous pensons en particulier à la Turquie. Par ailleurs, nous avons essayé de montrer que lorsque l'on parle d'atout ou de frein à l'Union européenne en ce qui concernent les pays d'Europe centrale et orientale, il PAGE 380 convient de préciser sur quel champ de représentation l'on se base. Si l'on se place sur le plan agricole, l'entrée des pays d'Europe centrale et orientale, est problématique pour l'agriculture des quinze en pleine mutation et dont la réforme a du mal à se faire. Si l'on se place sur le plan industriel, la compétitivité des pays candidats n'est pas équivalente à celle des pays de l'Union. Des périodes transitoires sont actuellement négociées pour permettre aux pays candidats de mener à bien les investissements nécessaires dans le domaine de la politique industrielle notamment eu égard au cadre écologique et environnemental. Dans une "société de l'information" ramenée au critère des technologies de l'information et d'infrastructure, les pays d'Europe centrale et orientale ont beaucoup à faire mais il n'est pas improbable qu'ils mènent à bien un saut technologique, économique et social beaucoup plus rapide que dans l'Europe des quinze. La privatisation des télécommunications et le développement de la téléphonie mobile est là pour nous le rappeler. Le taux de pénétration des téléphones mobiles dans les pays d'Europe centrale et orientale devrait passer à 68% d'ici 2006588. Dans une société post-industrielle caractérisée par la part des services en terme de valeur ajoutée, les pays d'Europe centrale et orientale sont assez bien positionnés. Par exemple, celle-ci représente 60% en Pologne, République tchèque et Slovaquie soit un peu moins que la moyenne des pays de l'OCDE. Enfin, si l'on se place sur le plan d'une société de la connaissance à construire, l'entrée des pays candidats constitue une formidable opportunité du fait notamment de la concentration relative de matière grise, de chercheurs et de professeurs de grands talents. Vaclav Havel disait des systèmes totalitaires qu'ils sont "l'avant-garde de la crise globale de la civilisation et un portrait prospectif du possible du monde occidental (…) dans le sens où ils montrent jusqu'où peut mener ce que Belohardsky appelle "l'eschatologie de l'impersonnalité""589. Il est possible de faire un parallèle avec les pays d'Europe centrale et orientale d'aujourd'hui qui, à maints titres, nous offrent un éclairage sur les enjeux du monde de demain. L'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale nous donne un avant-goût de la difficile gestion des différences entre valeurs, sphères de civilisation 588 589 Smolek Jason, "Central/ Eastern Europe Sees Strong Mobile Growth", europemedia.net, 6 May 2002. Havel Vaclav, Essais politiques, Calmann-Lévy, Trad.1990, p. 235. PAGE 381 et cultures. Il nous fait appréhender, plus que tout autre, le changement de paradigme qui nous force à réinventer notre solidarité, nos responsabilités et à prendre le chemin de l'interdépendance. On peut d'ailleurs se demander, si dans un contexte d'avènement de la "société de l'information", organisée en réseaux, une interdépendance plus forte avec la Russie et les Etats-Unis ne pourrait pas être envisagée ? Comme nous l'avons vu, certaines régions de Russie, participent déjà au réseau planétaire informationnel. Parlera-t-on alors encore d'Union européenne ou s'agira-t-il dès lors d'une grande Union, Alliance ou Réseau englobant les civilisations ou pôles reposant sur les valeurs postmodernes par opposition à ceux reposant sur des valeurs plus traditionnelles ? Le problème actuel de la "révolution" comme l'exprime Gilles Deleuze, est "celui des nouveaux rapports sociaux où (entreraient) les singularités, minorités actives, dans l'espace sans propriété ni enclos"590. Il s'agit bien ici de laisser libre cours aux "individuations impersonnelles" dans un espace sans propriété ni enclos. Tel est l'enjeu, exprimé de façon métaphorique, de l'Europe à l'heure actuelle. Par "individuation impersonnelle", rappelons que Gilles Deleuze entend ce qui fait le lien entre l'homme et Dieu, ce qui libère la singularité de l'individu ; autrement dit, l'empreinte de l'homme dans son univers métaphysique. L'enjeu de l'Europe est d'offrir cet espace de liberté et de conscientisation aux Européens. L'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale confronte l'Union à l'obsolescence en partie de ses modes d'intégration et de son cadre institutionnel. Elle l'oblige à refonder son projet politique. Le processus d'élargissement à l'Est offre à l'Union la possibilité de se réformer en profondeur, de se moderniser. Par ailleurs, elle révèle aux pays d'Europe centrale et orientale la nécessité de conscientiser leurs valeurs et leurs identités. Même inconsciemment, elle les incite à développer des attitudes et des comportements alignés avec leurs valeurs. Cependant adopter un modèle économique de marché nécessite aussi l'adoption de structures institutionnelles et des règles de 590 Deleuze Gilles, L'île déserte et autres textes, Editions de Minuit, 2002, p. 201. PAGE 382 comportements adaptées. Le développement de la mafia dans les ex-pays soviétiques est là pour nous rappeler l'importance de ces deux composants. Il reste à présent à travailler à l'intégration de ces valeurs dans le dialogue, éternel recommencement et perpétuel effort de l'Union européenne. Mais ce processus n'est-il pas l'essence même du projet de communauté européenne ? SECTION 4 : LES LIMITES DE NOTRE TRAVAIL Nous voyons deux types de limites à notre travail. L'une d'ordre méthodologique, l'autre en terme de contenu. Par ailleurs, cette étude nous a conduit a dégagé une analyse et des conclusions qui elles-mêmes nous amènent à d'autres questionnements. Nous ne pourrons y donner réponse mais nous tenons à adresser ces questions. La première limite vient du choix de notre sujet. Nous avons choisi deux champs d'étude qui font l'objet de nombreuses recherches (Europe en cours d'élargissement et "société de l'information"). En choisissant de traiter du lien entre ces deux champs, nous avons dû limiter l'étude des champs en tant que telle, afin de mettre en évidence la relation singulière entre les deux notions. Nous avons choisi ce sujet car en l'an 2000, peu de travaux académiques existaient alors sur l'analyse de la position de l'Europe en matière de "société de l'information" et surtout aucune étude n'existait sur la position des PECOS sur ce même plan. La seconde limite tient au manque de recul dans l'analyse de la politique européenne en matière de "société de l'information" qui ne débute réellement qu'au milieu des années 1990. Cependant, la période étant riche, les sept ans d'étude ont montré une certaine évolution de la politique européenne. Par ailleurs, les transformations technologiques, politiques, économiques, sociales et culturelles développées en première partie évoluent en tant que telles. Elles sont PAGE 383 porteuses de leur propre évolution ce qui rend toute analyse difficile. Nous avons cherché à mettre en évidence les points de rupture, non les continuités. La quatrième limite provient de ce que l'on n'a pu se limiter à l'Union européenne, et ce, afin de montrer que les changements n'affectaient pas seulement l'Europe institutionnelle mais l'ensemble de ses acteurs (Etats, entreprises, société civile). Par ailleurs, un nombre de questions sur le contenu demeurent à la fin de cette thèse. Au-delà de la mise en lumière de l'évolution des valeurs sociétales, de la cohérence entre les différents types de valeurs européennes, du différentiel en ce qui concerne la Pologne ; au-delà de notre proposition de partir des valeurs nationales pour mener un programme d'intégration et non pas uniquement sur la base des acquis communautaires, certaines questions demeurent. Jusqu'à quel différentiel de valeurs doit-on intégrer un pays ? Y-a-t-il un seuil en dessous duquel il est contre-productif d'intégrer des systèmes de valeurs trop différents? Pourrait-on définir un certain stade de maturité ou de conscientisation qui permette de définir ce seuil ? L'intégration peut-elle se faire une fois le pays entré dans l'Union sous forme de règles d'exception ou le Traité doit-il pouvoir être totalement accepté avant d'entrer dans l'Union ? Si cette thèse est partisane d'inclure la Pologne, exemple type de pays, partageant les mêmes valeurs, mais étant à des stades de maturité ou de conscientisation différents, il faudra attendre pour analyser les implications d'un tel avis. Le cas de la Pologne est essentiel, en ce qu'il est annonciateur d'autre pays d'Europe orientale dont les conditions économiques et politiques laissent entrevoir un même cas de figure. Et ceci sans parler des ex républiques soviétiques. PAGE 384 L'Europe doit-elle faire entrer dans l'Union des pays qui clairement n'ont pas le même stade de priorité en terme de valeurs que l'ensemble de l'Union ? Ne pas les faire entrer, ne reviendrait-il pas à faire accroître ce différentiel de valeurs ? Les faire entrer, ne risque-t-il pas de compromettre la construction européenne ? Ce différentiel de valeurs, qui comme on l'a vu, dépasse les blocs Est-Ouest, ne met-il pas aussi en exergue les régressions nationales qui existent en Europe occidentale ? Comment conjuguer les différentiels entre systèmes de valeurs qui vont bien au-delà des nations et mettent en lumière des degrés divers de conscientisation au niveau des individus ? Alors que pour Denis de Rougemont "l'Occidental christianisé se distingue de l'Oriental par son pouvoir d'approfondir l'être créé dans ce qu'il a de particulier"591, ces questions ne seraient-elles que le reflet d'une vision par trop occidentale ? Cette introspection des valeurs, qui rompt avec "la sagesse orientale qui cherche la connaissance dans l'abolition progressive du divers"592, n'est-elle pas vaine et décalée ? SECTION 5 : L'EUROPE, TERREAU DE LA COMPLEXITE ET CHAMPS D'EMERGENCE- VERS UNE NOUVELLE CIVILISATION DE LA CONNAISSANCE ? La "société de l'information" ne peut se limiter au seul champ de représentation de l'âge industriel. Elle ne peut non plus se réduire à la valeur économique de l'information. Elle doit partir de la volonté de concevoir les technologies de l'information et de la communication au service de l'homme. Elle devient créatrice de valeur en transformant l'information en connaissance. La "société de l'information" prend toute sa signification dans un âge où "la création et la communication" (l'expression est de Michel SaloffCoste) sont les vecteurs du développement et du bien-être de l'homme. Elle n'a donc 591 592 de Rougemont Denis, L'amour et l'occident, Libraire Plon, 1972, p. 345. Idem, de Rougemont Denis, p. 345. PAGE 385 d'intérêt que dès lors où elle est au service de l'homme. Et, par la même, ouvre les champs éthiques du possible humain. Elle ne peut, par ailleurs, se limiter à un placage mécanique de techniques dévitalisées. Sa pérennité, et avant elle celle de l'homme, s'ancre dans les maillages éthiques et sociétaux. Elle repose enfin sur la nécessité de concevoir notre monde en tant que "grande Humanité" (l'expression est de Teilhard de Chardin593). Le plus grand enjeu de l'Europe élargie est donc aussi universel en ce qu'il nécessite de vivre en interdépendance, en harmonie et en respect de nos différentes valeurs. L'Europe ouvre une nouvelle dimension au concept de "société de l'information" en ce qu'elle marque les limites d'un système économique néo-libéral, ouvre vers de nouveaux champs sociaux, environnementaux, économiques portés par les valeurs postmodernes. En cela la politique européenne est manifeste de la superposition de différents champs de représentation (agraire, industriel et post-industriel), d'une évolution de la modernité vers la post-modernité et d'un changement de paradigme à travers l'emphase de certaines valeurs. Toute la difficulté de l'Europe est de parvenir à gérer cette complexité. Dans le court terme, il est à prévoir une régression vers les valeurs les moins sophistiquées. C'est ce qui explique en grande partie mon pessimisme à l'égard de l'avenir de l'Europe. La conscientisation des différences devra se renforcer entre les Etats-membres de l'Union du fait de l'accroissement du nombre de membres. Un gros travail de conscientisation devrait faciliter le processus et permettre l'édification d'une "conscience de communauté de destin" pour reprendre l'expression d'Edgar Morin. A mesure que cette prise de conscience devient de plus en plus profonde, elle diffuse et rend incontournable le paradigme systémique. Cette thèse s'inscrit dans la "dialogique" d'Edgar Morin en ce que "le génie européen n'est pas seulement dans la pluralité et dans le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement"594. L'Europe se conçoit dans sa diversité et dans sa complexité. Elle peut avoir comme 593 594 Teilhard de Chardin Pierre, Sur le bonheur, Seuil, 1966, 1997, p. 23. Morin Edgar, Penser l'Europe, Gallimard, 1990, 1997, p. 149. PAGE 386 vocation à devenir un "centre de réflexions et d'innovations pour pacifier les humains, instaurer ou restaurer les convivialités, civiliser notre Terre-Patrie"595. Ce modèle de société européenne, Denis de Rougemont l'entrevoit comme une troisième alternative aux propositions d'Arnold Toynbee qui, en 1953, expliquait lors d'une table ronde du Conseil de l'Europe que "deux avenirs possibles s'ouvraient aux Européens : ou bien l'Europe prend sa retraite et tente de vivre sur son passé culturel ; ou bien l'Europe s'efforce de s'assurer une position morale dominante, en se transformant en communauté modèle"596. Pour Denis de Rougemont, la troisième possibilité serait "la réponse particulière des Européens au défi de la crise de civilisation désormais déclarée à l'échelle mondiale"597. L'Europe se doit de porter un "autre modèle de civilisation que celui de la croissance industrielle conduisant à la guerre atomique, exporté sous le nom de progrès". On retrouve là encore la nécessité de concevoir nos sociétés au-delà de la notion de progrès traditionnellement acceptée afin de la concevoir dans sa dimension environnementale et plus holistique. Il est nécessaire de changer de "cap" pour reprendre l'expression de Denis de Rougemont et d'évoluer d'un "progrès matériel à un bien-être moral". Pour Hazel Henderson, nous sommes déjà en train de quitter "l'âge de l'information", basé sur les technologies électroniques, vers un "âge de la lumière" ou "âge solaire" (basé sur les lasers, la fibre optique, les scanners optiques et plus empreint du respect de la nature)598. Dans ses livres Creating Alternative Futures et The Politics of the Solar Age, l'auteur met en avant que "la décimation de l'information devrait permettre l'émergence de réseaux de citoyens qui pourraient court-circuiter les vieilles structures de pouvoir, permettrent le développement de l'apprentissage des savoirs et initier une reconceptualisation de la politique, transformant notre vue parcellaire du monde en un nouveau paradigme basé sur la conscience planétaire ainsi qu'une nouvelle vision de la nature humaine"599. 595 Idem, Morin Edgar, p. 260. de Rougemont Denis, Ecrits sur l'Europe, Volume second, Editions de la différence, 1994, p. 455. 597 Idem, de Rougemont Denis, p. 455. 598 Henderson Hazel, Paradigms in Progress, Life Beyond Economics, Berrett Koehler, 1995, p. 39. 599 Idem, Henderson Hazel, p. 54. 596 PAGE 387 Hazel Henderson rejoint Daniel Bell dans l'idée que le "progrès économique" coïncide avec le "secteur des services" même si elle-même préfère le terme de "secteur bureaucratique"600. Cependant, l'âge informationnel ne constitue pas, selon elle, un bon guide pour le futur. L'âge de l'information se focalise toujours sur les technologies d'infrastructure, la production de masse, les modèles économiques d'efficacité et de concurrence, et constitue en cela, plus une "extension des idées et méthodes de l'ère industrielle qu'un nouveau stade dans le développement humain"601. L'économie n'aurait plus d'avenir car elle repose sur le principe même de l'industrialisation et de la production de biens matériels associant les progrès technologiques. Toujours selon elle, le monde s'inscrit dans une représentation postcartésienne qu'elle définit à travers les axes d'interconnexion, de redistribution, d'hétérarchie, de complémentarité, d'incertitude, et de changement. Le tableau de cette représentation post-cartésienne est retranscrit dans le chapitre III de la seconde partie. Il s'agit donc de la fin de l'économie au sens où on l'entend aujourd'hui. Les travaux de ce chercheur s'inscrivent dans un courant de pensée présent en Europe, à travers la New Economics Foundation, mais surtout aux Etats-Unis. On peut citer parmi ce courant d'autres chercheurs comme Willian Irwin Thompson Pacific Shift (1985), Fritjof Capra The Turning Point (1981), Barbara Marx Hubbard The Evolutionary Journey (1982), Erich Jantsch The Self-Organizing Universe (1980), Peter Russel The Global Brain (1982) et Jean Houston The Possible Human (1982). Hazel Henderson a également travaillé avec Willis Harman (Global Mind Change, 1987, 1998), lui-même étant à l'origine de l'Institut des Sciences Noétiques. On voit bien là que la notion de changement de paradigme va bien au-delà d'une évolution économique ou politique de nos sociétés. Ce courant futuriste met l'accent sur une prise de conscience planétaire conduisant à un nouveau stade de développement humain. Cette analyse se retrouve aujourd'hui, en outre, chez Ken Wilber (A Brief History of Everything, 2000, The Spectrum of Consciousness, 1977, 1997), Duane Elgin (Global Consciousness Change : Indicators of an Emerging Paradigm, 1997), Erwin 600 601 Ibid, Henderson Hazel, p. 55. Ibid, Henderson Hazel, p. 55. PAGE 388 Laszlo (Les défis du troisième millénaire, 1997), Michel Saloff-Coste (Le management du troisième millénaire, 1987, 1999), Edgar Morin (Pour une politique de civilisation, 2002) qui posent la question de savoir si les changements fondamentaux auxquels on assiste ne participent pas d'un changement plus profond en s'inscrivant de fait dans un "changement de civilisation". Si ce courant de pensée est relativement nouveau et encore marginal, il trouve racine dans les philosophies présocratiques, spinozistes ou religieuses comme celle de Teilhard de Chardin. Pour la première, "Il est sage de convenir qu'est l'Un-Tout"602 ; pour la seconde l'homme expérimente l'éternité c'est-à-dire l'immortalité de l'âme603 ; pour Teilhard de Chardin "L'Homme : (est) ce sur ce quoi, et en quoi, l'Univers s'enroule"604. Ce courant futuriste, pluridisciplinaire est intéressant en ce qu'il prône une vision globale et même holistique de l'évolution humaine et propose un modèle sociétal systémique, et non plus seulement économique. Il est à l'origine de la promotion d'un certain nombre de valeurs d'interdépendance telles que le développement durable, la technologie à des fins éthiques, la solidarité humaine. Il est également à l'origine d'initiatives telles que le sommet de Rio sur le développement durable en 1992 et est généralement porté par ce que Paul Ray nomme les cultural creatives605 (les créatifs culturels). Se peut-il que ces personnes aient raison, d'une nouvelle raison (post-cartésienne), où les tendances décrites dans cette thèse ne soient que la partie émergée de l'iceberg ? Se peut-il que nous évoluions vers une nouvelle conscientisation planétaire ? Se peut-il que celle-ci nous mène à un changement de civilisation et à un nouveau stade du développement humain ? 602 Héraclite déclare que: "Le Tout est, divisé indivisé, engendre inengendré, mortel immortel, Logos éternité, père fils, Dieu droit ; Si ce n'est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, Il est sage de convenir qu'est l'Un-Tout", Les présocratiques, Edition La pléiade, p. 157. 603 Spinoza, Pensées métaphysiques, Flammarion, 1964, "Démonstration de l'immortalité de l'âme", p. 386. 604 Teilhard de Chardin Pierre, La place de l'homme dans la Nature, Editions Albin Michel, 1996, p. 123. 605 Décrit partie I, chapitre 4. PAGE 389 Ainsi peut-on espérer qu'au-delà du collectif, de "l'hyper-personnel" pour reprendre l'expression de Teilhard de Chardin, l'Homme s'aperçoive enfin que "l'Homme en tant qu'objet de connaissance est la clef de toute Science de la Nature"606. Alors peut-être la "société de l'information" deviendra véritablement une nouvelle civilisation de la connaissance, les analyses ci-jointes n'en étant que les faibles prémisses chaotiques. 606 Teilhard de Chardin Pierre, Le Phénomène humain, Seuil, 1955, p. 283. PAGE 390 BIBLIOGRAPHIE THEMATIQUE Cette bibliographie comporte dans l'ensemble les dernières versions d'ouvrage de références en relations internationales. Nous nous sommes focalisés sur les ouvrages depuis la fin de la guerre froide c'est-à-dire sur l'ensemble de la décennie des années 1990. En ce qui concerne la recherche d'articles de périodiques ou d'ouvrages, nous sommes arrêtés au printemps 2002. Nous avons cherché à sélectionner les textes, articles et documents à caractère prospectif ou ayant une vision des évolutions en matière technologique, économique, politique et sociale. Nous avons donc trouvé un nombre limité d'information avec cette dimension ce qui nous a amené à dépasser le cadre des textes uniquement académiques. Nous avons par ailleurs, privilégier les ouvrages d'auteurs anglo-saxons, français et esteuropéens et n'avons pu offrir une sélection réellement internationale. Cependant, les travaux de la Commission européenne notamment au niveau de la Cellule de prospective, des travaux prospectifs en matière de Recherche ou des débats de la Convention sur l'avenir de l'Europe ont été des sources d'information importante. Il en est de même des données quantitatives de l'OCDE. SOCIETE DE L'INFORMATION, CONNAISSANCE ET MODERNITE Cette section bibliographique comporte trois thèmes d'étude : les auteurs en matière de théories de l'information et de la communication parmi lesquels Daniel Bell, Manuel Castells, Peter Drucker, Armand Mattelart, Don Tapscott, Paul Watzalwick, Frank Webster ; les auteurs sur les questions de modernité et de post-modernité dont Anthony Giddens, Jean-Francois Lyotard, Alain Touraine, Immanuel Wallerstein ; les auteurs de référence sur les questions de connaissance et de technologie dont Jurgen Habermas et Karl Popper. PAGE 391 Ahtisaari Martti, "L’avenir de la société de l'information : une perspective européenne", Politique étrangère, 4/1999. Anderson Perry, The Origins of Postmodernity, Verso 1998. Anderson Robert H., Anton Philip S., Bankes Steve, Bikson Tora K., Caulkins Jonathan, Denning Peter J., Dewar James A., Hundley Richard O., and Neu C. Richard, The Global Course of the Information Revolution : Technological Trends, 2000. 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Les publications qui figurent ci-joint ont été choisies sur la base de leur caractère prospectif. Elles traitent dans leur ensemble de l'avenir de l'Europe. Nous proposons également une sélection d'essais sur l'Europe afin de donner une place importante aux auteurs ouest et est-européens sur leur vision de l'Europe. Abélès Marc, En attente d’Europe, Hachette Livre, 1996. Aglietta Michel (Edit.), "Repenser le soutien de la communauté internationale à l’Europe de l’Est", Observations et diagnostics économiques, n°42, octobre 1992, p.199-248. Ahrweiler Hèlène, Aymard Maurice, Les européens, Hermann, 2000. An E., Gde nahoditsa vostocnaa Evropa ? (Où se trouve l’Europe orientale ?), MEMO, n°12, 1990, p. 67-78. Art Robert J., "Why Western Europe Needs the United States and NATO ?", Political Science Quarterly, Volume 111, n°1, 1996. Attali Jacques, Europe(s), Fayard, 1994. Avery Graham and Cameron Fraser, The Enlargement of the European Union, Sheffield Academic Press, 1998. 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Une place est également donnée aux ouvrages de référence sur la Chine et sur les Etats-Unis avec en particularité une sélection de publications dédiées à l'Europe vue de l'extérieur. Allan Pierre (Ed.) and Kjell Goldmann, The End of the Cold War : Evaluating Theories of International Relations, Lonson, 1992. Arquilla John and Ronfeldt David, Swarming and the Future of Conflict, Rand Corporation, 2000. Aquilla John and Ronfeldt David, The Emergence of Noopolitik, Toward an American Information Strategy, Rand Corporation,1999. Baudry Pascal, L'autre rive : comprendre les Américains pour comprendre les Français, à paraître chez Village Mondial, 2003. Beltran Jacques et Bozo Frédéric (sous la direction de), Etats-Unis – Europe : réinventer l'Alliance, Institut Français des Relations Internationales, 2001. PAGE 405 Bergsten C.Fred, "America and Europe : Clash of the Titans ?", Foreign Affairs, March/April 1999. 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Enfin, cette section incorpore un certain nombre d'ouvrages et d'auteurs de référence sur les questions d'évolution des sciences tels que Thomas Kuhn, Michio Kaku, Ervin Laszlo, Pierre Teilhard de Chardin. Amato Giuliano et Batt Judy (sous la direction de), The Long-Term Implications of EU Enlargement : the Nature of the New Border, Groupe de réflexion du Robert Schuman Centre for Advanced Studies et du Forward Studies Unit de la Commission européenne, Editions du European University Institute, Working Papers de la Cellule de prospective de la Commission européenne, 1999. Barbieri Masini Eleonora, Penser le futur, l’essentiel de la prospective et de ses méthodes, Dunod, 1993, Trad.2000. Beaud Michel, L'art de la thèse, La Découverte & Syros, 1985, 2001. Bertrand G., Michalski A., Pench Lucio R., "Europe 2010 : cinq scénarios", Futuribles, n° 246, octobre 1999. Bindé Jérôme, Les clés du XXI siècle, Editions du Seuil/ Unesco, 2000. 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"Ambient Technologies", IST 2001 , conférence, Dusseldorf, 3-5 décembre 2001. "Early Stage Investing", conférence, San Francisco, 11-12 octobre 2001. "KM Forum 2001", conférence, Paris, 24 et 25 septembre 2001. "InfoWarCon", conférence, Washington DC, 5-6 septembre 2001. "La création de valeur, le respect des valeurs", Université d'été du Medef, HEC, 29 au 31 août 2001. "Prospective de la connaissance", séminaire de prospective, Cerisy, 27 mai au 2 juin 2001. "The Future of Information Revolution in Europe : An International Conference", Château de Limelette, Belgique, 25-27 avril 2001. "Innovation Tour", séminaire sur l’innovation, Palo Alto, Californie, 17-22 avril 2001. "Cyber Security, A Transatlantic Perspective", La Hague, Pays Bas, 9 avril 2001. "Beyond the New Economy", Futuract, conférence, Paris, 19 et 20 décembre 2000. "The Information Society for All", IST 2000, conférence, Nice, 6-8 novembre 2000. "KM Forum 2000", conférence, Paris, 24 et 25 octobre 2000. 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l'Industrie, Paris Frank Biancheri, président de l'association Europe 2020, Paris Maarten Botterman, directeur des technologies de l'information, Rand Europe, Leiden Patrice Cardot, chargé de mission Europe, Délégation interministérielle aux restructurations de défense, Ministère de la Défense, Paris Ralph Dassa, ancien SGCI, directeur du Centre des Etudes Européennes de Strasbourg Jean-Luc Delpeuch, ancien SGCI, Convention européenne, directeur de l'ENSAM Cluny Christian Deubner, chargé de mission, coopération renforcée, Commissariat Général du Plan Marie-Laure Djelic, professeur, ESSEC Duane Elgin, écrivain, Californie David Gompert, président de la Rand Europe, Leiden Brian Hall, president de Values Technology et auteur de Value Shift, Scott Valley Bruno Hérault, chargé de mission auprès du Commissaire, Commissariat Général du Plan Agnès Hubert, Commission européenne, anciennement Cellule de prospective, Bruxelles Mohamed Harfi, chargé de mission, économie de la connaissance, Commissariat Général du Plan, Paris Marjorie Jouen, conseillère du président, Notre Europe, Paris PAGE 432 Charles Jonscher, président de Central Europe Trust, Londres Hans Peter Lankes, ancien directeur du département économique, BERD Mark Luycks, anciennement à la Commission européenne, Cellule de prospective, Bruxelles Eric de la Maisonneuve, président de la revue Stratégie, Paris Alessandro Missir di Lusignano, anciennement à la délégation européenne de la Commission européenne en Pologne Edgar Morin, sociologue systémique, Paris Charles Petrie, directeur du Stanford Networking Research Centre, Stanford University, Palo Alto Paul Ray, sociologue et auteur des Cultural Creatives, San Francisco Michel Rocard, ancien premier ministre, président de la commission de la culture au Parlement européen, Paris David Ronfeldt, chercheur, Rand Corporation, Santa Monica Michel Saloff-Coste, président de MSC et Associes et auteur du Management du Troisième Millénaire, Paris Robert Verrue, Commission européenne, direction de la Société de l'Information, Bruxelles PAGE 433 TABLE DES MATIERES REMERCIEMENTS, p.3 SOMMAIRE, p.5 INTRODUCTION GENERALE, p.7 Section 1: Introduction au thème et hypothèses de départ, p.7 Section 2 : Introduction et délimitation du sujet, p.9 § Introduction au sujet § Délimitation du sujet Section 3 : Définition des concepts, p.13 § "Société de l'information" § "Perspective d'élargissement" Section 4 : La question des valeurs, p.23 Section 5 : Les sources d'information, p.25 Section 6 : Positionnement philosophique et héritage intellectuel, p.28 § Positionnement philosophique § Héritage intellectuel et politique Section 7 : Cadre d'analyse et méthodes, p.32 § Approche structuraliste § Approche systémique § Essai de prospective Section 8 : Plan et conclusion, p.37 § Plan § Conclusion PAGE 434 PREMIERE PARTIE: LES GRANDES TENDANCES DU FUTUR ET LA PLACE DE L'EUROPE INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE, p.41 Chapitre 1 : Les grandes tendances technologiques, p.44 Section 1 : Les trois grandes révolutions scientifiques, p.45 Section 2 : La position de l'Europe dans le domaine des technologiques de l'information et de la communication, p.48 Section 3 : La dimension économique et politique des technologies de l'information et de la communication, p.51 Section 4 : La quantification du phénomène et ses limites, p.54 Conclusion de chapitre, p.60 Chapitre 2 : Les tendances démographiques et socioéconomiques, p.62 Introduction : Le contexte démographique mondial, p.62 Section 1 : Tendances démographiques, p.65 Section 2 : Tendances socioéconomiques, p.67 Section 3 : Impact des TIC sur le travail, p.82 Conclusion de chapitre, p.87 Chapitre 3 : Les tendances des systèmes économiques et politiques, p.89 Introduction : L'effondrement de l'URSS, p.90 Section 1 : Le pouvoir américain, p.91 Section 2 : Mondialisation et globalisation, p.95 Section 3 : Interdépendance et post-interdépendance, p.98 Section 4 : La "triade des acteurs", p.101 Section 5 : Gouvernance et institutions, p.108 Conclusion de chapitre, p.112 PAGE 435 Chapitre 4 : Les tendances socioculturelles et changement de valeurs, p.114 Section 1 : Tendances socioculturelles, p.115 Section 2 : Particularisme de l'évolution sociétale actuelle : les réseaux, p.120 Section 3 : Le développement durable : annonciateur de nouvelles valeurs ?, p.124 Section 4 : Changement de valeurs, p.127 Conclusion de chapitre, p.134 CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE : L'Europe dans la mondialisation, p.137 DEUXIEME PARTIE : PASSAGE DE L'EUROPE A LA "SOCIETE DE L'INFORMATION" INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE, p.144 Chapitre 1 : Les politiques en matière de "société de l'information", p.147 Section 1 : Les politiques publiques et approches mondiales en matière de "société de l'information", p.148 Section 2 : La politique de la Commission européenne en matière de "société de l'information", p.156 Section 3 : Analyse critique de la politique européenne en matière de "société de l'information" notamment à l'égard des Etats-Unis, p.165 Section 4 : La position des pays d'Europe centrale et orientale en terme d'indicateurs de la "société de l'information", p.169 Section 5 : La politique européenne en matière de "société de l'information" et l'élargissement, p.178 Conclusion de chapitre, p.184 Chapitre 2 : Théories et approches prospectivistes de la "société de l'information", p.186 Section 1 : Théories du post-industrialisme, de la post-modernité et de la "société de l'information", p.188 PAGE 436 Section 2 : Approches prospectivistes de la "société de l'information", p.196 Conclusion de chapitre, p.204 Chapitre 3 : Changement de valeurs et nouveau paradigme, p.207 Section 1 : Changement de valeurs, p.207 Section 2 : Analyse du changement de paradigme à travers les valeurs européennes (Charte et Convention) , p.217 Section 3 : Emergence d'un nouveau paradigme, p.220 Conclusion de chapitre, p.230 Chapitre 4 : Les valeurs à l'Est de l'Europe, p.232 Section 1 : Attitudes possibles des pays d'Europe centrale et orientale par rapport à l'intégration européenne, p.232 Section 2 : L'Europe vue par les Est-Européens, p.236 Section 3 : Valeurs est et ouest-européennes: convergence ou divergence ?, p.243 Section 4 : La Pologne, un cas d'exception ? , p.246 Conclusion du chapitre, p.249 CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE : La "société de l'information" en Europe, p.252 TROISIEME PARTIE : IMPACTS DE L'ELARGISSEMENT ET EN MATIERE DE "SOCIETE DE L'INFORMATION" SUR L'AVENIR DE L’EUROPE INTRODUCTION DE LA TROISIEME PARTIE, p.258 Chapitre 1 : L'élargissement de l'Union européenne, p.259 Section 1 : Les frontières de l'Europe: "fin de l'histoire" ou fin de la géographie ?, p.261 Section 2 : Le cadre politique de l'élargissement, p.266 PAGE 437 Section 3 : Les "réalités" économiques : le décalage et le rattrapage économique des PECOS, p.270 Section 4 :Le coût économique de l'élargissement, p.274 Section 5 : La question de la Russie, p.277 Conclusion de chapitre, p.284 Chapitre 2 : Visions sur l'avenir de l'Europe- variations sur scénarios, p.288 Introduction : Définitions des scénarios et méthodes de prospective, p.288 Section 1 : Scénarios "Europe 2010" développés par la Cellule de prospective de la Commission européenne, p.291 Section 2 : Scénario "Horizons ouverts à 2020" développés par le RIIA, p.297 Section 3 : Scénarios d'élargissement développés par Europe 2020, p.301 Section 4 : Une vision américaine du futur de l'Europe et de l'ancienne Union soviétique, p.305 Section 5 : Etude comparée des scénarios, p.309 Conclusion de chapitre, p.313 Chapitre 3 : Risques exogènes et impacts endogènes de la politique de la "société de l'information" en Europe- scénarios noirs, p.315 Section 1 : Risques systémiques de déstabilisation et de désintégration de l'Europe, p.316 Section 2 : Facteurs de variabilité en matière d'élargissement et d'intégration. Impact de l'entrée des PECOS sur la politique de l'Union, p.324 Section 3 : Scénarios noirs en matière de "société de l'information" et d'élargissement, p.333 Conclusion de chapitre, p.345 Chapitre 4 : Un projet politique pour l'Europe, p.347 Section 1 : Une Union politique et économique renforcée et modernisée, p.348 §Des pays d'Europe centrale et orientale intégrés et un élargissement réussi §Une Union réformée dans ses institutions §Une intégration économique qui se poursuit PAGE 438 §Une union politique européenne renforcée §Une Europe, initiatrice d'une gouvernance mondiale et exemplaire dans ses relations avec le reste du monde Section 2 : La connaissance, moteur de développement politique de l'Europe, p.324 §Une recherche et technologie à la pointe §Une "société de l'information pour tous" §Une économie de la connaissance §Un développement durable Conclusion de chapitre, p.365 CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE : Pour une Europe de la connaissance, p.368 CONCLUSION FINALE, p.373 Section 1 : La révolution en Europe ou l'Europe en révolution ?, p.374 Section 2 : Critique de la politique européenne en matière de "société de l'information" , p.376 Section 3 : L'élargissement aux PECOS, révélateur du changement de paradigme, p.379 Section 4 : Les limites de notre travail, p.382 Section 5 : L'Europe, terreau de la complexité et champs d'émergence. Vers une nouvelle civilisation de la connaissance ?, p.384 BIBLIOGRAPHIE, p.390 TABLES DES MATIERES, p.433 ANNEXES, p.440 RESUME ET MOTS CLES EN FRANCAIS PAGE 439 RESUME ET MOTS CLES EN ANGLAIS PAGE 440 LISTE DES ANNEXES La carte géographique de l'Europe, p.442 Définitions des valeurs Hall-Tonna, p.443 Cartes technologiques, p.445 Graphique : Le défi démographique : l'islam, la Russie et l'Occident, p.454 Tableau : PIB par habitant dans un échantillon de 55 pays, p.455 Tableau : La grille des valeurs universelles d'après Brian Hall, p.456 Graphique : Les systèmes de valeurs dans le monde (1981-1990) d'après Ronald Inglehart, p.457 A European Way for the Information Society, Forum Information Society, European Commission, p. 458 Towards a knowledge-based Europe, The European Union and the information society, October 2002, p.491 Statistiques de la société de l'information, données relatives aux pays candidates à l'adhésion, Eurostat, 17/2002, p.504 Les valeurs des Européens, Futuribles, juillet-août 2002, n°277, p.510 Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Document, 364/01, p.515 Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, telle qu'amendée par le Protocole n°11, Conseil de l'Europe, 4/11/1950, p.534 Contribution of Mr Jozef Oleksy, Representative of the Polish Sejm in the Convention on the Future of Europe, Brussels, March 21st, p.552 Tableau : Tolérance dans les pays européens et les PECOS (sondage), p.556 Tableau : Confiance dans les pays européens et les PECOS (sondage), p.557 Graphique : Les systèmes de valeurs dans le monde (1990-1993) d'après Ronald Inglehart, p.558 Coût pour la PAC de l'élargissement de l'UE : retour sur quelques résultats, p.559 PAGE 441 Europe 2010: cinq scénarios de la Cellule de Prospective de la Commission européenne, p.560 Les 3 scénarios de l'élargissement d'Europe 2020, p.577 PAGE 442