L`enseignement caché de la mythologie

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L’enseignement caché
de la mythologie
Gilbert Andrieu
L’enseignement caché
de la mythologie
Du même auteur
Aux éditions ACTIO
L’homme et la force, 1988.
L’éducation physique au XXe siècle, 1990.
Enjeux et débats en E. P., 1992.
À propos des finalités de l’éducation physique et sportive, 1994.
La gymnastique au XIXe siècle, 1997.
Du sport aristocratique au sport démocratique, 2002.
Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX
Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et
20e siècles, 1992.
Aux éditions L’HARMATTAN
Les Jeux Olympiques un mythe moderne, 2004.
Sport et spiritualité, 2009.
Sport et conquête de soi, 2009.
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-96125-8
EAN : 9782296961258
À L’ORIGINE
Pour bien comprendre l’origine d’une démarche, il faut parfois tenir
compte de certains événements. Le livre écrit par Barthélémy Saint-Hilaire,
en 1860 : Le Bouddha et sa religion, devait être pour moi un véritable choc.
Pour ce grand traducteur d’Aristote, le Bouddha ne méritait que critiques
acerbes. Pour le lire intégralement il fallait avoir sérieusement envie de
comprendre les raisons d’une destruction pure et simple. Il n’y avait qu’un
comportement de chrétien intégriste, ne supportant pas la philosophie qui se
cachait derrière ce qu’il avait découvert, pour expliquer un tel discours…
Par mes lectures et certaines expériences, j’avais approché le
bouddhisme et l’hindouisme sans en être devenu un adepte inconditionnel. Je
m’efforçais surtout de comprendre le sens profond de la sagesse du
Bouddha.
Depuis la mort de ma mère, je m’informais sur le bouddhisme, le
Bouddha, sa philosophie, car le bouddhisme est essentiellement une
philosophie qui a largement traversé les frontières de l’Inde, le Tibet n’étant
que le plus connu de ces pays pour lesquels il est devenu autre chose qu’une
incroyable ineptie1. Autant vous dire que je restais médusé par tant de hargne
et de refoulement…
Inutile de multiplier de telles lectures. Ce qui reste le plus important
c’est que, spontanément, avant même de m’instruire sur un quelconque sujet,
il m’était devenu impossible de donner le moindre crédit à tout récit aussi
virulent et ne montrant pas la moindre soif de compréhension. Le propre de
la culture n’est-il pas d’aller vers l’inconnu, de rester curieux, d’être
accueillant vis-à-vis des autres, de croire, avant de critiquer2 ?
Du bouddhisme et de l’hindouisme il était facile de passer à la
mythologie indienne. C’est probablement la mythologie indienne qui devait
me conduire vers des interrogations toujours plus nombreuses et vers la
mythologie grecque, plus que mes observations architecturales ou
1
Il serait possible de trouver d’autres témoignages de ce genre de refus, de rejet pur et simple,
dans ce monde qui devrait être, par ailleurs, le lieu par excellence de l’échange et de
l’ouverture… L’intégrisme est partout, hélas, et c’est pourquoi l’homme du XXIe siècle n’a
guère progressé devant la mort ou devant la nature.
2
En poursuivant des recherches en histoire contemporaine, j’ai souvent surpris mes directeurs
de recherche en commençant par admettre tout ce qui était écrit avant d’exercer sur les textes
un esprit critique qui me permettait de nuancer chaque lecture. Je sentais qu’il importait de ne
rien perdre du sens que chaque auteur voulait donner à son récit.
5
sculpturales dans différents musées, de Paris, d’Athènes, d’Olympie ou de
Delphes... Les travaux de Max Müller, de Walter F. Otto, de Mircea Eliade
et surtout de Shri Aurobindo ne pouvaient que m’encourager à poursuivre
mes observations toutes personnelles en associant étroitement lectures et
méditation. Le cheminement de ma pensée devait passer ensuite par la
lecture des tragédies grecques, qui sont une reformulation de la mythologie,
puis les différentes légendes, avant d’affronter de nombreux travaux, tous
aussi captivants, les uns que les autres, mais tous aussi éloignés d’un besoin
très personnel3.
Une sorte de réticence à suivre aveuglément des analyses, en
apparence irréfutables, se développait en moi, et, peu à peu, je refusais celles
qui étudiaient les mythes sans s’interroger vraiment sur ce qu’ils présentaient
d’incroyable. En cherchant à justifier l’existence des divinités, en accordant
trop de rigueur aux efforts d’Hésiode ou aux récits d’Homère, elles ne
crevaient pas la surface du miroir qui s’interposait au regard inquisiteur.
Narcisse s’aimait au point de se noyer, Psyché perdait l’amour d’Éros en
suivant les conseils de ses sœurs jalouses, Héphaïstos pouvait être trompé
par Arès, ce qui n’avait aucune importance et faisait rire les dieux, comme
aujourd’hui n’importe quel mari trompé par une jolie femme… Les mythes
étaient pris au premier degré et il fallait apporter à leur lecture une autre
sensibilité pour en comprendre le sens.
La première erreur, dans la lecture des mythes, consiste à les
considérer comme des récits existant pour plaire à tous ceux qui écoutent les
aèdes de tous les temps, un peu comme les images de la télévision peuvent
plaire à ceux qui rentrent de leur travail fatigué et cherchent à se distraire.
Les poètes offraient aux hommes des histoires pouvant les subjuguer, les
faire rêver grâce à l’usage du merveilleux4. Or, les personnages des mythes
ne sont pas une invention des poètes et les divinités, dont ils racontent la vie,
ne sont pas nées avec le récit qui dévoile leur histoire. Ces divinités sont bien
antérieures et surtout ne sont pas propres à un pays, le cas de Dionysos
pouvant nous éclairer sur cette dimension quasi universelle, tout comme
l’Aurore que l’on retrouve aussi bien chez Homère qu’en Inde, bien des
siècles auparavant ! Très souvent si les noms changent les fonctions
demeurent.
La légende la plus impressionnante, peut-être, est celle d’Héraclès à
la conquête de l’immortalité. Pourquoi ce héros se bat-il constamment pour
3
À vrai dire, je suis parti de l’actualité, de l’observation du présent et j’ai été conduit à
remonter le temps petit à petit, d’un positivisme rayonnant à des philosophies de plus en plus
anciennes, puis à des mythes, des rituels et finalement des croyances.
4
J’ai longuement étudié le merveilleux dans les spectacles de cirque ou chez les hommes
phénomènes qui se montraient dans les rues autrefois. S’il fait rêver, il fait également peur et
cette peur provient de la différence incompréhensible entre l’acteur et le spectateur. Qui n’a
pas rêvé d’être fort comme « Hercule », puisque « Héraclès » est presque inconnu ?
6
finalement mourir sur un bûcher avant d’épouser Hébé ? L’opinion la plus
répandue est encore qu’il était un homme extrêmement fort et, depuis
longtemps, le fils de Zeus a laissé la place à des hercules de foire. Mes
études en histoire contemporaine sur les hommes phénomènes et sur le
cirque me montraient alors que la force n’était pas que le fruit d’une analyse
physique, physiologique, psychologique, philosophique ou sociologique.
Toute histoire légendaire a un sens et illustre le difficile retour à
l’immortalité, plus qu’à l’origine de la vie, autrement dit le retour au Chaos,
à Dieu, ou au vide originel. Or, des héros comme Héraclès, il n’y en a pas
beaucoup dans la mythologie grecque. Le plus souvent, ils s’arrêtent en
chemin, ou sont arrêtés lors d’une épreuve mal négociée et ne peuvent
accéder à l’immortalité. Il était évident que sous l’empire des sciences
objectives la force perdait son caractère intemporel, mystique, initiatique.
Cette première observation devait me conduire à penser qu’il n’est
pas si facile de faire demi-tour et de chercher à devenir immortel !
Une simple approche des mythes nous place devant des histoires
extraordinaires que nos savants ont voulu rendre explicites en les replaçant
dans un cadre sociopolitique ou en les comparant à des phénomènes naturels.
Rares sont les études qui ont évoqué le sens caché de telles histoires et j’ai
envie de dire qu’elles n’ont pu exister à cause d’au moins deux barrages
incontournables : les religions monothéistes d’abord, les sciences, dites
objectives, ensuite. Ces deux obstacles auraient pu servir de fondement à
d’autres interrogations, mais religions et sciences sont des interdits bien plus
que des sources de savoir. Comment expliquer les divinités anciennes à
partir d’un dieu unique et de toute une construction logique, se justifiant par
une histoire assez particulière, il faut bien le reconnaître ? Comment
expliquer les relations entre les dieux et les hommes à partir des sciences
dites exactes, encore que… ?
Une première remarque s’impose : il est difficile de parler de Dieu
dans un monde laïque, plus encore de prendre les légendes comme des récits
initiatiques dont il faudrait décrypter le sens caché. Il semble mal venu
d’associer objectivité et subjectivité, rationalisme et spiritualisme…
Comment oublier les sarcasmes de brillants universitaires parlant d’un
colloque sur l’énergie, ce dernier s’étant soldé par un impossible échange à
Tsukuba : les Occidentaux s’acharnant à la théoriser alors que les Orientaux
accumulaient des démonstrations sur son utilisation, sans s’attarder à en
donner une définition universelle. Cela se passait au Japon ! Pourquoi
s’acharner à chercher une définition acceptable d’un objet apparemment
connu, dès lors que l’on peut utiliser cet objet qui n’est plus à découvrir5 ?
5
N’oublions pas que la séparation de l’Église et de l’État n’est pas très ancienne. De plus, son
objectif était de délivrer l’enseignement de la puissance religieuse pour développer un esprit
7
J’étais encore dans le Dauphiné lorsque j’ai fait la connaissance du
docteur Schnetzler en tant qu’érudit d’abord, puis en tant que bouddhiste
accompli ensuite. C’est lui qui devait m’initier à la méditation et me faire
franchir un nouveau pas dans l’approche de la vérité que je cherchais6.
En travaillant avec Mikel Dufrenne pour approfondir les problèmes
portant sur l’esthétique, il avait été merveilleux de voir cet homme, d’une
générosité extrême, découvrir en riant, comme un enfant, comment la
gymnastique s’était intéressée à la beauté et comment elle en était arrivée à
concevoir un rapport étroit entre la force, la santé et la beauté. Dans le
domaine de l’esthétique, je découvrais un savant qui restait curieux et
m’accompagnait dans un domaine qu’il découvrait par mon intermédiaire :
celui du sport, celui de l’éducation physique, celui de l’accession à la santé
et à la beauté par un travail musculaire, si possible le corps dénudé et en
plein air.
Il y eut ensuite la rencontre avec Itsuo Tsuda à l’École de la
respiration ! Lire ses livres avait été un réel plaisir, mais le voir, l’entendre,
le sentir lorsque ses mains puissantes se posaient sur moi, m’avait ouvert à
une autre façon d’aimer. Je découvrais avec lui la respiration par les mains et
surtout le mouvement régénérateur que je retrouvais plus tard chez les
danseurs. Je découvrais aussi une autre culture, celle du Japon, celle d’une
autre médecine aussi bien physiologique qu’énergétique.
Enfin, en organisant un congrès à Chypre, sur le thème « Sports,
Arts et Religions », j’avais souhaité la présence de certaines personnalités
incontournables. Le professeur Ikémy, du Japon, ne pouvant venir, avait
délégué l’un de ses élèves. Or, cet élève était neurochirurgien et pratiquait
régulièrement zazen avant chaque opération. Cet homme rayonnait la
sagesse acquise auprès de son maître japonais. Dans le même espoir, j’avais
contacté Mary Madeleine Davy que je connaissais par ses écrits et ses
conférences. En me recevant chez elle, au milieu d’une forêt de livres, elle
devait s’excuser de ne pas pouvoir venir, mais aussi elle devait m’inonder de
lumière et me faire comprendre que le plus important était de trouver le sens
de la vie…
Autant dire que, depuis près de trente ans, la confrontation entre la
rationalité ordinaire et la spiritualité n’a fait que progresser en moi.
démocratique. Sous la poussée des positivistes, tous les rouages de la vie furent laïcisés. Les
querelles entre savants sont parfois le résidu de cette séparation.
6
Nous ne sommes pas seuls à vivre de telles rencontres… Lorsque je fus en présence de ce
médecin accueillant, que je pouvais observer, n’étant qu’accompagnateur d’une malade, j’ai
immédiatement été baigné par une lumière particulière, une lumière intérieure douce et
pénétrante qui ne devait s’expliquer que par un « plus » qui ne pouvait pas être rationnel. Cet
homme respirait une sagesse qui n’était pas celle des philosophes, il renvoyait la lumière du
ciel.
8
Ne pouvant échapper à un effet de synthèse et à la confrontation
avec le symbolisme, la beauté, telle qu’elle m’apparaissait en général dans
les livres, ne pouvait que bénéficier d’un nouveau regard7.
Certes, un « beau universel » n’est pas facile à définir et chacun de
nous peut avoir son propre idéal de beauté. Mais, en disant cela, je reste au
niveau des perceptions, de l’éducation des sens, qui dépendent plus des
autres que de moi-même. C’est ce type d’apprentissage qui se développait
dans les conservatoires, à une époque où je fréquentais celui de Marseille…
Comment ne pas percevoir aujourd’hui combien j’étais influencé par des
jugements académiques quand j’assistais à un concert8 ?
Tant que je me situais dans une analyse rationnelle, le beau ne
pouvait que rester un discours philosophique, voire biologique : les esthètes
de la fin du XIXe siècle ne sont-ils pas tombés dans la marmite de la
physiologie pour donner une définition du beau ? Il faudrait reprendre, par
exemple, l’histoire de la danse de théâtre pour s’en convaincre ou encore
celle des activités sportives, l’émotion esthétique restant pendant
longtemps étroitement liée à la pesanteur !
Il est pourtant possible de voir les choses autrement.
Ne peut-on pas dire que le beau nous est offert par une force
inconnue, ou par Dieu, pour faciliter notre retour aux sources de la vie ?
Certes, chacun peut trouver beau un objet qui ne le sera pas pour un autre.
Ce qui compte, ce n’est pas l’objet lui-même, ni sa beauté propre, mais
l’ensemble des objets qui établissent entre eux une progression telle que le
plus important est le cheminement vers un beau en soi, un beau divin, une
manifestation de la divinité elle-même. Tous les chemins qui mènent à Dieu
diffèrent, mais le but reste le même. Nous pourrions évoquer facilement
l’image indienne de la roue avec ses rayons et son moyeu. Chacun de nous
peut avoir sa propre progression ce qui ne l’empêchera pas de s’approcher
du but s’il poursuit son propre cheminement, s’il va au bout de sa démarche.
Tant que le beau est accompagné par le désir, celui de se l’approprier
par exemple, il n’est pas possible de dépasser le sens de l’avoir, de dépasser
les jugements superficiels et changeants. On ne peut pas s’approprier un
beau paysage, un beau lever de soleil, un beau crépuscule… mais, nous le
verrons mieux avec la mythologie, la beauté d’une femme est ce qui aurait
été conçu pour que le jeu des manifestations ne prenne jamais fin. C’est un
7
En travaillant objectivement sur l’esthétique, aux XIXe et XXe siècles, j’avais pu observer
nombre de démarches qui me paraissaient de moins en moins objectives.
8
Sans vouloir faire référence à une émission de radio « Le goût des autres », il est possible
d’ajouter que chacun de nous peut faire un choix d’interprétation sans faire référence à un
savoir acquis. Il suffit de s’isoler entièrement pour se trouver dans un état second où l’effet
ressenti ne dépend plus d’une comparaison. Peut-être faut-il « apprendre » avant d’être soi,
mais il nous arrive d’en douter.
9
peu ce que Zeus a voulu en créant Pandore et en lui donnant la beauté de sa
fille. Il est vrai que l’on ne peut dissocier l’existence de cette première
femme de celle de Prométhée, et de son frère Épiméthée, de la ruse du Titan
qui finira par voler le feu divin pour le donner aux hommes condamnés à
rester sur la terre. Bien entendu, il reste à passer de l’image mythique à
l’analyse philosophique, voire ésotérique, sans oublier l’effet qu’elle produit
profondément en nous.
Or, c’est en se dégageant de la matière, peu à peu, que l’homme peut
revenir sur ses traces. C’est en s’efforçant de retrouver ce qu’il y a de divin
en lui qu’il en vient à oublier l’avoir, donc la femme qui éveille ses instincts
de reproduction, qu’il s’éveille à un beau moins sensuel, moins matériel, de
plus en plus virtuel, de moins en moins « pensé ». Sans chercher à parodier
Platon, nous pourrions dire que l’homme s’élève de la beauté d’une femme à
celle de la femme en soi, puis à l’ensemble des objets matériels qu’il
convoite pour agrémenter sa vie. Il s’élève ensuite à la beauté des êtres sans
chercher à les classer à partir d’une appréciation personnelle, à la beauté
d’un être sage et à la beauté que les arts renferment, cette beauté laissant
apparaître ce qu’elle a de spirituel, comme l’écrivait Kandinsky. Enfin, il
peut échapper à toute représentation du beau et découvrir, au plus profond de
lui, cette beauté que son âme perçoit soudainement lorsqu’elle se trouve près
de la divinité à laquelle elle s’efforce de ressembler9.
Nous reviendrons sur cette rencontre avec le beau divinisé, le beau
immatériel, en étudiant la relation privilégiée qui existe entre Éros et Psyché.
Cet effort que l’homme mortel doit fournir, pour trouver le beau ensoi, est celui que doivent fournir tous les croyants, dès lors qu’ils souhaitent
fusionner avec celui qui l’a fait naître pour diriger le monde. Ce beau est
sans forme et ne peut être qualifié d’aucune façon. Il est une force qui se
montre à certains instants de la vie. Cette force, qui envahit tout et, pour être
plus concret, qui inonde tout lorsqu’elle se manifeste, se traduit par une sorte
de marée montante. Les larmes viennent submerger l’être qui ne peut résister
à la fusion soudaine10.
Le beau ainsi conçu, n’étant pas un jugement de valeur influencé par
les sens, ne peut évoluer à partir du jugement des autres, de la mode autant
que de l’éducation. Ne serait-il pas davantage une force au service d’un éveil
ou d’une réminiscence comme l’aurait dit Socrate ? L’homme est sensible au
9
PLATON Le Banquet. Paris, Presses Pocket, 1992. Pour Diotime, s’adressant à Socrate, la
progression est la suivante : « La vraie méthode pour s’initier soi-même à l’amour… c’est de
commencer par aimer les beautés d’ici-bas pour s’élever sans cesse, comme par échelons,
vers cette Beauté suprême, passant d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres ;
puis des beaux corps aux belles activités, des belles activités aux belles sciences, jusqu’à ce
que, des belles sciences, on arrive à cette science qui n’est autre que la science de cette
Beauté suprême, et qu’on parvienne enfin à connaître le beau tel qu’il est en soi. » (p.122)
10
Un son suffit parfois, peut-être même un silence, pour faire naître une émotion que l’on
pourrait prendre pour une implosion.
10
beau autant et probablement plus qu’au bien. Il y est sensible spontanément :
le beau l’aspire littéralement. Il semble bien que le beau est ici indépendant
du mental et que la force qui nous harponne est dirigée immédiatement vers
le cœur, l’organe qui reste le plus à l’écoute d’un langage divin. Nous
verrons que ce beau immatériel est comme le fil d’Or de la marionnette de
Platon, qu’il ne cesse de nous relier à ce monde oublié dont Éros a pris la
charge en sortant du vide primordial. Or ce fil d’Or relie le dieu Éros avec la
meilleure partie de nous-mêmes, celle qui reste toujours à son écoute,
autrement dit notre âme ou bien encore Psyché. Psyché est, en quelque sorte,
cette partie de nous qui peut capter l’amour d’Éros, un amour qui n’est pas
sans rapport avec une beauté, elle aussi immatérielle11.
Si l’instruction a faussé notre sensibilité, il n’en reste pas moins vrai
que le beau nous interpelle avant même que nous puissions en définir la
nature. Grâce au beau qui nous permet de sublimer la vie, ne sommes-nous
pas sur le chemin de la transcendance ?
Des expériences personnelles me montrent que cette rencontre
inattendue peut se vivre plus facilement avec la musique, peut-être aussi
avec la sculpture, à condition de l’apprécier par le toucher comme un
aveugle. La musique pénètre l’individu plus profondément que les autres
arts, le conduit, mieux que d’autres, à l’introspection et peut se déguster dans
l’isolement le plus total, ce qui facilite la rencontre avec ce qu’il y a de divin
dans l’art. Nous sommes loin de la transe dont on connaît les débordements
placés sous surveillance médicale ! Il ne faut pas tout confondre à partir d’un
désir d’explication comme cela fut fait il y a plus de cent ans en traquant les
démoniaques dans l’art.
Nous pouvons dire, ici, que l’audition est le sens qui est le moins
perturbé par tout ce qui se passe autour de nous. Le message sonore nous
touche profondément beaucoup plus vite que le message visuel ou tactile,
sans avoir à fournir le moindre effort de concentration. C’est le son qui nous
fait vibrer et non le sens qu’il renferme pour le mélomane raffiné12 !
Disons qu’il y a deux façons au moins d’écouter une symphonie de
Beethoven ou de Brahms, un concerto de Chopin ou de Mozart. Il est
possible, lorsque l’on est musicien, de suivre la partition et d’évaluer le
résultat, la performance, l’interprétation des musiciens, et dans ce cas la
dégustation du beau ne peut être que superficielle, déboucher sur un
11
Faut-il chercher à localiser l’influence du beau sur notre vie ? Avec Cupidon, avec l’amour,
petit archer joufflu, nous pensons immédiatement au cœur toujours secoué par nos sentiments,
mais nous pourrions la situer autrement en oubliant l’organe essentiellement responsable de la
circulation sanguine.
12
Sans étudier la Bible de façon savante, retenons simplement le Prologue de saint Jean qui
nous rappelle l’importance de la Parole : « Au commencement était la Parole… En elle était la
vie, et la vie était la lumière des hommes… » (Évangile selon Jean)
11
classement13. Par contre, il est possible de laisser la musique pénétrer en soi,
sans chercher à juger, ce qui souvent conduit à fermer les yeux, à ralentir
spontanément la respiration, à s’abandonner au point de devenir la musique
elle-même. Dans cette dernière approche, il est plus facile d’être réceptif à ce
qu’il y a de divin dans l’art, de vivre cette immersion inattendue qui réveille
l’âme et peut la faire sortir du corps pour s’élancer vers le ciel. Il devient
clair que nous pouvons distinguer un beau conventionnel et un beau délivré
des chaînes de l’érudition14.
Comment ne pas penser que ce beau qui nous élève est étroitement
lié à l’âme dont la fonction est de nous rappeler que nous ne sommes pas
définitivement enchaînés à la terre, que nous ne sommes pas essentiellement
des machines à tout mesurer ? Or, la beauté de Psyché, sa pureté et son
innocence vont de pair avec l’amour d’Éros, cet amour, dont l’âme, seule,
peut recevoir le baptême, nous y reviendrons plus longuement.
Le beau en soi, mieux que le bien en soi peut nous délivrer de la
matière et nous conduire au-delà même du royaume des immortels, j’en suis
convaincu de plus en plus.
Ce qui est vrai pour le beau reste vrai pour la mythologie en général.
La difficulté qui apparaît lorsque l’on veut rendre compte du sens caché de la
mythologie n’est autre que l’impossibilité de l’expliquer à l’aide de nos
raisonnements habituels. Nous sommes bien ici dans l’opposition des deux
cerveaux qui, pourtant, sont reliés entre eux, au point que nous pouvons,
constamment, passer de l’un à l’autre, du moins de l’usage de l’un à celui de
l’autre, de façon spontanée, involontaire, absolument naturelle. Si,
intuitivement, de nombreuses légendes disent comment l’on doit se
comporter pour revenir à la source de la vie, et, bien entendu, si tel est le
sens de la vie, il reste à les déchiffrer pour connaître le bon chemin.
Combien de fois les héros doivent-ils le chercher en faisant toutes sortes de
détours ou en le demandant, comme le firent Héraclès et Dionysos ? Or, les
mythes sont écrits à l’aide de symboles et c’est en utilisant un langage
symbolique qu’il est possible de passer sous la surface des récits. Le plus
important pour le personnage d’Achille n’est-il pas d’accepter une mort
glorieuse plutôt que de venger son ami Patrocle ?
Entre la raison et l’intuition, il existe parfois des expériences que la
raison ne peut expliciter, mais qui représentent un intermédiaire
13
En interprétant le concerto pour flûte et orchestre de Vivaldi : Le Chardonneret, j’ai perçu
très clairement le moment où l’expressivité n’est plus le produit du travail, mais la découverte
d’une mélodie qui surprend et touche le cœur en laissant le cerveau au repos. Alors que les
automatismes intervenaient pour reproduire la partition, je découvrais le plaisir d’un chant
que Vivaldi avait rendu merveilleux.
14
À ce stade de l’écoute, il peut se passer bien des choses. C’est ainsi qu’en écoutant le
deuxième concerto de Chopin, en suivant la mélodie du larghetto, j’ai été surpris de quitter
mon corps et de planer au-dessus d’une forme inerte.
12
fondamental. Traduire en mots un état d’âme n’est pas possible et il est
souvent très difficile de transmettre à d’autres le fruit d’une telle
information. Les mythes, comme ces expériences, sans avoir besoin de les
qualifier de religieuses, sont comme les rêves : il faut apprendre à les
interpréter15.
Les dieux sont-ils nés avant les hommes ? Les dieux sont-ils des
manifestations, comme les hommes, d’une force originelle, ou bien sont-ils
une création des hommes, à la fois pour représenter la nature à la fois pour
s’en protéger ? Ce qui semble essentiel c’est de comprendre pourquoi,
depuis des milliers d’années, dans toutes les régions du monde, l’homme
connaît ce type de relation avec des divinités, les honore et organise sa vie en
tenant compte de leur nature.
Pourquoi l’homme supporte-t-il la condamnation de Zeus, autrement
dit l’obligation de vivre sous l’influence de la « femme » ? La mythologie
grecque n’est pas seule à chercher une relation particulière avec la femme,
comme avec toute forme de propriété. Pourquoi ce difficile partage du
monde, pourquoi les mythes grecs sont-ils misogynes alors que les mythes
indo-aryens accordent à la femme un rôle essentiel dans le bon déroulement
de la vie divine ? La différence n’est-elle pas due essentiellement à
l’interprétation de la vie par les politiques ou les religions qui, pour certaines
d’entre elles, ont oublié leurs racines et figé leur autorité dans des dogmes ou
dans une morale utilitaire ? Pourquoi l’homme est-il devenu responsable de
l’éducation religieuse de la femme ? De quelle éducation ? Fallait-il
s’occuper de cette « race des femmes, femelles de leur espèce » dont
Hésiode nous dit à propos du prototype voulu par Zeus que « c’est d’elle que
proviennent, pernicieuses, la race et les tribus des femmes, grand fléau pour
les mortels…16 » ?
Si les femmes sont à ce point les ennemies des hommes, et si la
beauté est responsable de notre « incarcération », quel est le rôle exact de la
procréation, puisque le simple plaisir des sens doit être écarté ? La chaîne
qu’elle passe à notre cou ne serait-elle pas l’équivalent de celle qui attache
Prométhée au Caucase ? Dans ce cas, elle deviendrait une sorte d’interdit
caché, une obligation de procréation pour assurer le jeu de l’involution ! La
beauté serait alors un appât voulu par les Olympiens pour maintenir les
hommes à distance, en rendant tout retour aux sources pénible et
dangereux17 !
15
Dans Au-delà des mots, j’ai essayé de mettre en lumière cette difficulté et rapporté quelques
expériences personnelles pour illustrer les limites d’un langage ordinaire.
16
HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit par A. Bonnafé. Paris, Rivages
poche, 1993, p.113.
17
Ne peut-on pas dire que Pandore est, pour les mortels, l’équivalent de l’aigle, pour
Prométhée ?
13
Il est facile aussi de voir, dans la mythologie grecque, un discours
éducatif en faveur d’un bon comportement des hommes, alors qu’ils sont
étroitement liés à un régime politique monarchique, pour ne pas dire
tyrannique. Les mythes seraient une façon de mettre au ciel l’art de vivre et
sur terre tout ce que cela comporte de droits et de devoirs. Les tragédies
grecques qui reformulent les mythes ne font qu’accentuer cette dimension
morale et il n’en reste pas moins vrai que Zeus est le monarque éclairé qui
règle tout sur la terre comme au ciel ! Certes, il est un peu volage, Héra dirait
un peu trop, mais qui s’est soucié de voir comment il faisait l’amour avec
des mortelles et pourquoi ? Seraient-elles plus belles que les déesses ? Nous
devons en douter puisque Pandore a été gratifiée de la beauté d’Aphrodite !
Non, il y a mieux à comprendre dans ce genre de comportement
divin qui ressemble trop à un comportement mortel encore décrié de nos
jours. Les amours de Zeus ne sont pas quelconques et confirment l’idée qu’il
est permis de se faire des premiers dieux. Zeus démontre, en effet, par ses
agissements qui sont loin d’être mondains, qu’il utilise l’amour et la beauté
pour gouverner le monde.
On pourrait penser que l’analyse psychologique permettrait d’aller
plus loin dans l’étude des mythes. Mais, si l’on en reste à la psychologie
officielle, à l’existence du conscient et de l’inconscient, nous risquons de
passer à côté de la difficulté majeure qui est cette quête d’immortalité, de
divinité. Avec les mythes grecs, tout semble s’arrêter au niveau de l’Olympe,
là où l’on peut boire le nectar qui prolonge la vie. Il ne suffit pas de rendre
Zeus responsable du conscient et Poséidon de l’inconscient !
On peut se demander, aussi, pourquoi Hésiode, dans son effort pour
concevoir une théogonie, parle si peu des premiers dieux : Éros, Gaia et
Ouranos ! Fallait-il valoriser à ce point les Olympiens ? La mythologie
d’Hésiode n’occulte-t-elle pas l’essentiel de l’histoire des dieux ?
Petit à petit, au fil des lectures, j’ai perçu intuitivement qu’il fallait
donner une plus grande importance à Éros, sorti du Chaos, sorti du vide
originel. Ce dieu qui n’est pas olympien, mais qui devient responsable de
toutes les manifestations qui vont suivre, apparaît avec Gaia, la Terre, qui
elle-même engendre le ciel puis les premières divinités, sans qu’il soit
possible de parler de « bonne entente », comme le dirait Hésiode. Pourquoi
doit-elle les garder dans son ventre, jusqu’à ce que Cronos sépare le ciel de
la terre en castrant son père ? En réduisant à peu de chose l’existence des
premiers dieux, Hésiode ne commet-il pas une faute regrettable à moins que
son interprétation ne soit conforme à la situation politique du moment ?
Disons que sa Théogonie répond à un souci de justification du monde
visible, non à celui de rendre compte de la présence des dieux distinctement
des hommes. Dans son ensemble, elle reste incomplète et ne permet pas de
retrouver l’ensemble des mythes, du moins l’ensemble des acteurs de la
14
mythologie. La guerre contre les Titans occupe une grande place et son
poème devient souvent une sorte d’inventaire à la gloire de Zeus.
Je conviens qu’il n’est pas possible d’établir une véritable histoire en
donnant pour chacun une généalogie précise. La mythologie est une histoire
hors du temps et le lecteur doit éviter de rechercher systématiquement une
sorte de logique qui n’a pas lieu d’être. À moins ! À moins que cette logique
ne soit pas celle de la raison.
La séparation entre les dieux et les hommes n’est pas originelle et le
fait qu’elle soit le résultat d’une ruse doit avoir un sens. D’ailleurs, à propos
de cette fameuse ruse, le choix de la graisse et des os au lieu de la viande, il
est difficile d’admettre l’idée selon laquelle Zeus aurait pu se laisser berner
par Prométhée. Il semble, au contraire, que Zeus a utilisé cette ruse à son
avantage pour régler le sort des mortels. La grande victoire des dieux sur les
hommes ne serait-elle pas celle de l’appropriation d’un pouvoir qu’ils
n’avaient pas dans leurs diverses manifestations puisque les premiers
hommes étaient presque immortels, dînaient à la table des dieux et buvaient
de l’ambroisie ? La distinction entre les dieux et les hommes ne prolonge-telle pas la guerre entre les premiers dieux et les Olympiens ? Les enfants de
Gaia et d’Ouranos ne sont-ils pas les premiers dieux, même s’ils ne
correspondent pas à l’image anthropomorphique qui sera celle des
Olympiens ? Les Titans, les Cyclopes, les Hécatonchires auxquels il faudrait
ajouter bien d’autres enfants ne sont pas des hommes immortels. Pouvonsnous conclure, de cette fresque, que les premiers dieux, issus de la Terre et
de la Mer sont des monstres, parce que les dieux issus des enfants de Cronos
n’ont plus rien de chtonien, c’est-à-dire de souterrain, de menaçant et
peuvent éclairer la vie des mortels ?
À l’origine des manifestations, il a fallu une mère et il est assez
intéressant de voir des divinités des deux sexes s’efforcer de procréer sans
avoir recours à un partenaire de sexe opposé. Alors que la mère originelle,
dans la mythologie grecque, a engendré seule le premier mâle divin
autrement dit le Ciel, Ouranos. Cronos, Zeus et les autres ne seraient-ils pas
essentiellement des avatars d’Ouranos ou mieux encore d’Éros18 ? Cela dit,
ne faut-il pas s’interroger également sur le fait que cette guerre, pour le
pouvoir, ne peut exister avant que la Terre ne soit séparée du Ciel, que les
dieux enfermés dans le ventre de Gaia puissent devenir actifs, de véritables
adversaires pour Zeus ? Ne faut-il pas se demander si, symboliquement, la
guerre, qui se terminera par la victoire de Zeus, n’est pas une guerre
nécessaire pour installer le temps et l’espace dans l’imagination des
hommes ? Or, Cronos et Zeus ont peur du temps et s’efforcent
successivement de le maîtriser : Cronos, le premier, en avalant ses enfants,
18
En principe, on parle d’avatar à propos de Vishnou.
15
Zeus, ensuite, en avalant Métis. Comment Métis, qui symbolise la prudence,
a-t-elle pu finir dans le ventre de Zeus ? Ajoutons que Cronos, fils
d’Ouranos, Saturne pour les Romains, était déjà dans l’Antiquité la
personnification du temps. Dans le Dictionnaire des symboles, nous pouvons
lire :
« Cronos, même s’il n’est pas identifié à Chronos, joue le même rôle
que le temps : il dévore, autant qu’il engendre ; il détruit ses propres
créations… Bien plus, avec lui commence le sentiment de la durée… Cronos
est le souverain incapable de s’adapter à l’évolution de la vie et de la
société. C’est l’image du conservatisme aveugle et obstiné19. »
Autrement dit, l’histoire commence après la castration d’Ouranos et
avec la monarchie de Cronos. C’est aussi l’Âge d’Or durant lequel les
hommes vivaient comme des dieux selon Hésiode. Ils n’étaient pas
immortels, mais ne connaissaient pas la vieillesse. Au moment de mourir, ils
s’endormaient simplement. Ils n’étaient pas obligés de travailler, la terre
produisant naturellement tout ce dont ils avaient besoin. Les femmes
n’existaient pas encore ! C’était l’époque où régnait la justice et où le vol
était inconnu. Les mortels étaient végétariens, car on ne tuait pas. Toutefois,
il est permis de penser que ce cadre idéal n’était pas aussi parfait ! Si, pour
les Romains, Saturne est le dieu qui a introduit l’usage de la faucille pour des
raisons agraires, Cronos est bien celui qui utilisa cette faucille pour trancher
le sexe d’Ouranos.
Une fois encore il est bon de faire référence au dictionnaire des
symboles :
« Instrument de Cronos amputant Ouranos son père de ses organes
pour arrêter une création intempestive. À cet égard, elle est le symbole de la
décision tranchante, de la différenciation résolue sur la voie de l’évolution
individuelle ou collective. C’est le signe de la progression temporelle, la
nécessité évolutive elle-même, à partir de la semence originelle. » (p.428)
À tout moment, la mythologie ne nous donne de cette vision de la
vie qu’une image déformée ! Elle ne devient détaillée qu’à partir du moment
où les acteurs sont mis en place sur la scène d’un monde organisé, tel qu’il
apparaît aux yeux des citoyens du moment. Autrement dit, c’est bien le
moment qui compte le plus et non l’espace ou même les acteurs. Que ce
monde soit désormais formé de plusieurs étages : le Ciel, l’espace entre la
Terre et le Ciel, la Terre, les Enfers et le Tartare, qu’il possède des
Montagnes, un Océan, que les dieux soient localisés dans le Ciel et les
hommes sur la Terre, les bons au Ciel et les mauvais aux Enfers, tout cela est
sans grande importance. Il s’agit d’un décor auquel il faudra ajouter la mise
19
CHEVALIER J., GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Paris, Laffont, 1982,
p.327.
16
en scène d’une tragédie que les hommes devront jouer sous le regard des
divinités. Le moins important n’est-il pas ici de situer les ennemis de Zeus
dans le Tartare dont Poséidon a refermé les portes d’airain ? Les bons, les
Olympiens, vont séjourner dans le Ciel étoilé, là où Hébé, la jeunesse
éternelle, sert le nectar, boisson divine que Ganymède servira à son tour. Les
hommes seront enchaînés à la Terre, placés sous l’influence maléfique de la
femme, c’est-à-dire de Pandore, obstacle incontournable éloignant des
bénéfices du feu divin !
Cette vision idyllique, sans femme, de l’Âge d’Or, peut surprendre
dès lors qu’Hésiode lui-même parle de femelles aussi bien pour les dieux
que pour les hommes. Si le premier couple est un couple hors du commun,
Ouranos et Gaia ne formant qu’un seul corps, le second couple, royal cette
fois, celui de Cronos et de Rhéa est bien formé d’un mâle et d’une femelle,
au sens utilisé par le poète grec. Faut-il en déduire que Gaia n’est pas une
femelle au même sens que Rhéa ou plus tard Déméter ? Quelle différence
existerait-il entre Gaia et toutes les divinités femelles qui en dérivent : les
Titanides pour commencer, à savoir Théia, Rhéa, Thémis, Mnémosyne,
Phoebé et Téthys ? Si Déméter, seconde fille de Rhéa symbolise la déesse
maternelle de la terre, la divinité de la terre cultivée, si Rhéa est souvent
confondue avec Cybèle, appelée en Phrygie la Grande Mère, ne peut-on pas
dire qu’en Grèce Gaia représente la Terre en tant qu’élément primordial ?
Sans elle, il n’y aurait pas d’autres manifestations de la vie, autrement dit du
Chaos se subdivisant à l’infini sous l’influence d’Éros et d’Aphrodite, fille
de la Mer.
S’il est bon de reconnaître à Éros et Aphrodite un rôle essentiel dans
la cascade des transformations de la vie, à travers des formes changeantes, il
est également bon de reconnaître à Gaia une place originale et originelle.
Elle est la première matérialisation du Chaos, l’élément primordial à partir
duquel tout peut se produire et il n’est pas surprenant qu’Hésiode la fasse
émerger la première. Quant à se reproduire, les dieux se reproduiront entre
eux, entre mâles et femelles, certaines divinités restant vierges, tandis que les
mortels attendront leur déchéance et Pandore pour le faire.
La mythologie complique un peu les choses en nous offrant
plusieurs races d’hommes, toutes nées de la volonté des dieux. Si la race
d’Or leur était semblable, elle finit par disparaître, recouverte par la terre, dit
Hésiode20. La race d’Argent, violente et négligente envers les dieux, fut
anéantie par Zeus. La race de Bronze, qui la remplaça était influencée par
Arès, « elle ne connaissait pas la farine », dit Hésiode, mais son cœur était
« d’un acier redoutable » (p.102). Elle aussi fut exterminée par le roi de
l’Olympe. N’est-il pas surprenant de voir qui engendra la quatrième race, la
« race divine et formée de héros, ceux-là mêmes qu’on nomme demi-dieux »
(p.102) ?
20
HÉSIODE Les travaux et les Jours. Paris, Poche, 1999, p.101.
17
Deucalion, fils de Prométhée et Pyrrha, fille d’Épiméthée et de
Pandore, en furent les créateurs à l’issu d’un déluge qui extermina la race de
Bronze. À la fin du déluge, Deucalion et Pyrrha, ne voulant pas être seuls
pour repeupler la terre, reçurent l’ordre de Zeus de jeter par-dessus leurs
épaules les os de leur mère ! Il s’agissait des pierres qui appartenaient à la
Mère universelle. Les pierres jetées par Deucalion donnèrent les hommes,
celles de Pyrrha donnèrent les femmes. Hélas, cette quatrième race devait
être détruite devant Thèbes et devant Troie, certains demi-dieux terminant
leurs jours dans İles îles des Bienheureux.
La cinquième race, la race de Fer, est celle que nous connaissons
mieux puisque nous lui appartenons.
Il est très difficile de situer la ruse de Prométhée dans cette
succession de races. Hésiode ne le précise pas et juxtapose les événements
sans les lier entre eux. Ce que l’on sait c’est qu’avant le déluge Prométhée
conseille à Deucalion et Pyrrha de construire une arche pour se mettre à
l’abri. Ne faut-il pas placer la ruse du Titan après la naissance de cette
troisième race ? Pyrrha étant la fille de Pandore, le déluge ne peut avoir lieu
qu’avant la naissance de la quatrième race !
Autrement dit, le fléau inventé par Zeus n’avait pas été suffisant
pour corriger les mortels, il avait fallu le déluge !
Comment expliquer la délivrance de Prométhée par le fils de Zeus,
Héraclès, et le retour du fils de Japet dans le ciel, même s’il doit porter une
bague l’obligeant à se souvenir de sa punition ? Divin, il l'était, avant d’être
condamné, divin il le redevient sans véritablement avoir purgé sa peine. Zeus
aurait-il envoyé son fils secrètement ? Ce retour à l’immortalité, grâce à
Chiron, a-t-il un sens que la simple légende ne dévoile pas ?
Toute la mythologie est remplie de significations cachées.
Que faut-il donc penser du dieu Éros ?
Pour Hésiode, à l’origine, existait le Chaos. Puis, Gaia, « la Terre
aux larges flancs, universel séjour à jamais stable des immortels, maître des
cimes de l’Olympe neigeux… », ainsi qu’Éros, « celui qui est le plus beau
d’entre les dieux immortels (il est l’Amour qui rompt les membres) et qui, de
tous les dieux et de tous les humains, dompte, au fond des poitrines, l’esprit
et le sage vouloir21. » en furent les premières émanations. Il faudrait ajouter
d’autres apparitions : Erèbe, l’obscur, autrement dit les ténèbres infernales et
sa sœur, Nyx, la nuit noire.
Éros est une énigme si l’on veut. Platon a donné sa version dans Le
Banquet, par la bouche de différents orateurs. Dans son essai, Vernant
reconnaît qu’Éros pose problème, qu’il ne peut être considéré comme la
21
HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit du grec par Annie Bonnafé. Précédé
d’un essai de Jean-Pierre Vernant. 1993, Rivages Poches, p.65.
18
puissance d’attraction qui unirait mâles et femelles, ce que pourrait laisser
entendre Hésiode. Grimal pour sa part nous dit : « Éros demeurera toujours,
même au temps des enjolivements alexandrins de sa légende, une force
fondamentale du monde. C’est lui qui assure non seulement la continuité des
espèces, mais la cohésion interne du cosmos22. »
Grimal précise, pour compliquer la situation, qu’il y a un autre Éros,
fils d’Arès et d’Aphrodite. Mais, comme il y a également deux déesses
portant le même non, il y aurait un premier Éros, né du Chaos en même
temps que Gaia, et un deuxième Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite, fille de
Zeus ! En mythologie, il ne saurait y avoir de chronologie rigoureuse,
comme dans notre histoire événementielle, et il est difficile de refuser cette
double « existence ». Arès ne peut exister avant que naisse Héra et que cette
dernière épouse Zeus. Or Aphrodite née de la Mer naît au moment où le ciel
se trouve isolé de la Terre, au moment où le monde se met réellement en
place, du fait de l’acte de Cronos.
S’il existe une énigme, de nos jours, c’est peut-être parce que l’on a
fait d’Éros, confondu avec Cupidon, l’adolescent joufflu, le responsable de
cet amour terrestre qui assure toutes les naissances depuis que le cosmos
s’est mis à vivre sous l’influence du temps et de l’espace !
Comme nous pouvons le remarquer, Éros qui apparaît en même
temps que Gaia, Érèbe et Nyx ne semble pas directement responsable de nos
enfantements mortels, mais il est là lorsque Gaia donne naissance à Ouranos
sans avoir besoin d’un dieu mâle. La Terre enfante le Ciel, bien avant qu’il
ne devienne le royaume des dieux et, pour que cela se fasse, la présence
d’Éros n’est pas négligeable ! Éros et Gaia ne sont-ils pas les deux divinités
indispensables à tout ce qui va suivre, c’est-à-dire la suite ininterrompue des
enfantements divins ou mortels ?
Bien entendu, il faudrait s’interroger plus longuement sur la nature
du Chaos. Le sens que nous lui donnons ordinairement répond-il à notre
curiosité ? Le Chaos, ou le vide originel, qui est à l’origine aussi bien de la
Nuit que du Jour, de la Terre que du Ciel, enfin de tous les dieux, des
démons ou même des monstres, ne serait-il pas cet être qui contient tout
aussi bien que rien, qui se situe en amont de toutes les copies qui en seront
faites comme l’âme du monde et les âmes individuelles, les divinités aussi
bien que les hommes ? Comment penser l’amour d’Éros et de Psyché sans
les situer par rapport au Chaos ?
Éros est le premier des dieux, tout simplement parce qu’il est le
premier à pénétrer sur la scène du théâtre aux côtés de Gaia. L’un et l’autre
sont indispensables. Ils forment un couple particulier puisqu’ils sont à
l’origine de toutes les manifestations du Chaos originel et ne s’unissent
jamais que pour donner naissance aux dieux.
22
GRIMAL Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1991, p.147.
19
Il est difficile d’ignorer le point de départ d’une telle généalogie. Le
Chaos est aujourd’hui synonyme de désordre. Dans l’Antiquité, il était la
personnification du Vide Primordial antérieur à la création. Quoi qu’il en
soit, Gaia, Éros, Erèbe et Nyx émergent de ce Vide primordial ou de cet
ensemble désordonné, ce qui semble justifier l’existence d’une force ou
d’une divinité primordiale responsable de tout ce qui va suivre sur le plan de
la création et cette force ne peut être qu’Éros.
Gaia et Éros sont les deux divinités dont le Chaos avait besoin pour
se démultiplier à l’infini. Or, si Gaia est la matière indispensable, Éros est la
force qui donne vie à la matière de sorte que l’on retrouve dans chaque
manifestation une trace de la Terre mère aussi bien que d’Éros, ce dernier ne
pouvant être considéré ni comme son fils ni comme son mari. Pour Hésiode,
c’est lui qui pénètre dans chaque poitrine pour dominer l’esprit et la volonté
tout en rompant les membres. Il est clair que l’homme ordinaire ne peut
imaginer autre chose que la folie habituelle qui saisit les mortels amoureux.
Mais, est-ce bien de cela qu’il s’agit ?
Éros représente l’amour qu’il faudrait écrire avec un grand A pour
lui donner sa dimension divine, sa dimension essentiellement énergétique.
L’Amour qui domine ici le monde ce n’est pas l’amour possessif que Zeus
voudra instaurer, longtemps après, entre les hommes et Pandore. C’est un
amour absolu, un amour qui n’a aucun support matériel puisque la matière
c’est Gaia qui l’apporte. La force qu’il représente est une force originelle,
nécessaire à la continuité des transformations qui vont avoir lieu, sur la Terre
comme au Ciel, autrement dit chez les hommes comme chez les dieux. Si
cette force se pervertit en échappant à la divinité primordiale,
l’accouplement illicite d’Aphrodite et d’Arès n’est rien d’autre que le
premier signe d’une telle perversion, chez les dieux, il n’en demeure pas
moins vrai que l’amour est présent à tous les niveaux du monde organisé. Il
reste le lien, celui que Platon a peut-être imaginé avec sa marionnette en
parlant du fil d’Or, lien qui permet à l’homme de retrouver le chemin du ciel
en retrouvant Éros pour se joindre à lui. Si l’Amour est une force d’union, il
apparaît clairement qu’il n’est pas exclusivement une force de procréation…
Ce que je voudrais ajouter, sans attendre, c’est que ce n’est pas
l’homme mental, l’homme conscient, l’homme rationnel et raisonnable qui
appelle Éros. Éros qui est à l’origine de l’involution rend la vie possible
grâce à une force qui lui est particulière, autrement dit l’amour, un amour
qu’Hésiode envisage comme perturbateur avant tout. C’est lui qui anime les
mortels, mais les divinités aussi, nous le verrons avec Chiron, et il le fait par
l’intermédiaire de Psyché qui possède la beauté de la première Aphrodite.
Est-il attiré par la beauté sublime de Psyché comme Psyché sera séduite par
l’amour d’Éros lorsqu’elle sortira de son sommeil ? J’en reparlerai plus
tard…
20
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