L’enseignement caché de la mythologie Gilbert Andrieu L’enseignement caché de la mythologie Du même auteur Aux éditions ACTIO L’homme et la force, 1988. L’éducation physique au XXe siècle, 1990. Enjeux et débats en E. P., 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive, 1994. La gymnastique au XIXe siècle, 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique, 2002. Aux PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles, 1992. Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne, 2004. Sport et spiritualité, 2009. Sport et conquête de soi, 2009. © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96125-8 EAN : 9782296961258 À L’ORIGINE Pour bien comprendre l’origine d’une démarche, il faut parfois tenir compte de certains événements. Le livre écrit par Barthélémy Saint-Hilaire, en 1860 : Le Bouddha et sa religion, devait être pour moi un véritable choc. Pour ce grand traducteur d’Aristote, le Bouddha ne méritait que critiques acerbes. Pour le lire intégralement il fallait avoir sérieusement envie de comprendre les raisons d’une destruction pure et simple. Il n’y avait qu’un comportement de chrétien intégriste, ne supportant pas la philosophie qui se cachait derrière ce qu’il avait découvert, pour expliquer un tel discours… Par mes lectures et certaines expériences, j’avais approché le bouddhisme et l’hindouisme sans en être devenu un adepte inconditionnel. Je m’efforçais surtout de comprendre le sens profond de la sagesse du Bouddha. Depuis la mort de ma mère, je m’informais sur le bouddhisme, le Bouddha, sa philosophie, car le bouddhisme est essentiellement une philosophie qui a largement traversé les frontières de l’Inde, le Tibet n’étant que le plus connu de ces pays pour lesquels il est devenu autre chose qu’une incroyable ineptie1. Autant vous dire que je restais médusé par tant de hargne et de refoulement… Inutile de multiplier de telles lectures. Ce qui reste le plus important c’est que, spontanément, avant même de m’instruire sur un quelconque sujet, il m’était devenu impossible de donner le moindre crédit à tout récit aussi virulent et ne montrant pas la moindre soif de compréhension. Le propre de la culture n’est-il pas d’aller vers l’inconnu, de rester curieux, d’être accueillant vis-à-vis des autres, de croire, avant de critiquer2 ? Du bouddhisme et de l’hindouisme il était facile de passer à la mythologie indienne. C’est probablement la mythologie indienne qui devait me conduire vers des interrogations toujours plus nombreuses et vers la mythologie grecque, plus que mes observations architecturales ou 1 Il serait possible de trouver d’autres témoignages de ce genre de refus, de rejet pur et simple, dans ce monde qui devrait être, par ailleurs, le lieu par excellence de l’échange et de l’ouverture… L’intégrisme est partout, hélas, et c’est pourquoi l’homme du XXIe siècle n’a guère progressé devant la mort ou devant la nature. 2 En poursuivant des recherches en histoire contemporaine, j’ai souvent surpris mes directeurs de recherche en commençant par admettre tout ce qui était écrit avant d’exercer sur les textes un esprit critique qui me permettait de nuancer chaque lecture. Je sentais qu’il importait de ne rien perdre du sens que chaque auteur voulait donner à son récit. 5 sculpturales dans différents musées, de Paris, d’Athènes, d’Olympie ou de Delphes... Les travaux de Max Müller, de Walter F. Otto, de Mircea Eliade et surtout de Shri Aurobindo ne pouvaient que m’encourager à poursuivre mes observations toutes personnelles en associant étroitement lectures et méditation. Le cheminement de ma pensée devait passer ensuite par la lecture des tragédies grecques, qui sont une reformulation de la mythologie, puis les différentes légendes, avant d’affronter de nombreux travaux, tous aussi captivants, les uns que les autres, mais tous aussi éloignés d’un besoin très personnel3. Une sorte de réticence à suivre aveuglément des analyses, en apparence irréfutables, se développait en moi, et, peu à peu, je refusais celles qui étudiaient les mythes sans s’interroger vraiment sur ce qu’ils présentaient d’incroyable. En cherchant à justifier l’existence des divinités, en accordant trop de rigueur aux efforts d’Hésiode ou aux récits d’Homère, elles ne crevaient pas la surface du miroir qui s’interposait au regard inquisiteur. Narcisse s’aimait au point de se noyer, Psyché perdait l’amour d’Éros en suivant les conseils de ses sœurs jalouses, Héphaïstos pouvait être trompé par Arès, ce qui n’avait aucune importance et faisait rire les dieux, comme aujourd’hui n’importe quel mari trompé par une jolie femme… Les mythes étaient pris au premier degré et il fallait apporter à leur lecture une autre sensibilité pour en comprendre le sens. La première erreur, dans la lecture des mythes, consiste à les considérer comme des récits existant pour plaire à tous ceux qui écoutent les aèdes de tous les temps, un peu comme les images de la télévision peuvent plaire à ceux qui rentrent de leur travail fatigué et cherchent à se distraire. Les poètes offraient aux hommes des histoires pouvant les subjuguer, les faire rêver grâce à l’usage du merveilleux4. Or, les personnages des mythes ne sont pas une invention des poètes et les divinités, dont ils racontent la vie, ne sont pas nées avec le récit qui dévoile leur histoire. Ces divinités sont bien antérieures et surtout ne sont pas propres à un pays, le cas de Dionysos pouvant nous éclairer sur cette dimension quasi universelle, tout comme l’Aurore que l’on retrouve aussi bien chez Homère qu’en Inde, bien des siècles auparavant ! Très souvent si les noms changent les fonctions demeurent. La légende la plus impressionnante, peut-être, est celle d’Héraclès à la conquête de l’immortalité. Pourquoi ce héros se bat-il constamment pour 3 À vrai dire, je suis parti de l’actualité, de l’observation du présent et j’ai été conduit à remonter le temps petit à petit, d’un positivisme rayonnant à des philosophies de plus en plus anciennes, puis à des mythes, des rituels et finalement des croyances. 4 J’ai longuement étudié le merveilleux dans les spectacles de cirque ou chez les hommes phénomènes qui se montraient dans les rues autrefois. S’il fait rêver, il fait également peur et cette peur provient de la différence incompréhensible entre l’acteur et le spectateur. Qui n’a pas rêvé d’être fort comme « Hercule », puisque « Héraclès » est presque inconnu ? 6 finalement mourir sur un bûcher avant d’épouser Hébé ? L’opinion la plus répandue est encore qu’il était un homme extrêmement fort et, depuis longtemps, le fils de Zeus a laissé la place à des hercules de foire. Mes études en histoire contemporaine sur les hommes phénomènes et sur le cirque me montraient alors que la force n’était pas que le fruit d’une analyse physique, physiologique, psychologique, philosophique ou sociologique. Toute histoire légendaire a un sens et illustre le difficile retour à l’immortalité, plus qu’à l’origine de la vie, autrement dit le retour au Chaos, à Dieu, ou au vide originel. Or, des héros comme Héraclès, il n’y en a pas beaucoup dans la mythologie grecque. Le plus souvent, ils s’arrêtent en chemin, ou sont arrêtés lors d’une épreuve mal négociée et ne peuvent accéder à l’immortalité. Il était évident que sous l’empire des sciences objectives la force perdait son caractère intemporel, mystique, initiatique. Cette première observation devait me conduire à penser qu’il n’est pas si facile de faire demi-tour et de chercher à devenir immortel ! Une simple approche des mythes nous place devant des histoires extraordinaires que nos savants ont voulu rendre explicites en les replaçant dans un cadre sociopolitique ou en les comparant à des phénomènes naturels. Rares sont les études qui ont évoqué le sens caché de telles histoires et j’ai envie de dire qu’elles n’ont pu exister à cause d’au moins deux barrages incontournables : les religions monothéistes d’abord, les sciences, dites objectives, ensuite. Ces deux obstacles auraient pu servir de fondement à d’autres interrogations, mais religions et sciences sont des interdits bien plus que des sources de savoir. Comment expliquer les divinités anciennes à partir d’un dieu unique et de toute une construction logique, se justifiant par une histoire assez particulière, il faut bien le reconnaître ? Comment expliquer les relations entre les dieux et les hommes à partir des sciences dites exactes, encore que… ? Une première remarque s’impose : il est difficile de parler de Dieu dans un monde laïque, plus encore de prendre les légendes comme des récits initiatiques dont il faudrait décrypter le sens caché. Il semble mal venu d’associer objectivité et subjectivité, rationalisme et spiritualisme… Comment oublier les sarcasmes de brillants universitaires parlant d’un colloque sur l’énergie, ce dernier s’étant soldé par un impossible échange à Tsukuba : les Occidentaux s’acharnant à la théoriser alors que les Orientaux accumulaient des démonstrations sur son utilisation, sans s’attarder à en donner une définition universelle. Cela se passait au Japon ! Pourquoi s’acharner à chercher une définition acceptable d’un objet apparemment connu, dès lors que l’on peut utiliser cet objet qui n’est plus à découvrir5 ? 5 N’oublions pas que la séparation de l’Église et de l’État n’est pas très ancienne. De plus, son objectif était de délivrer l’enseignement de la puissance religieuse pour développer un esprit 7 J’étais encore dans le Dauphiné lorsque j’ai fait la connaissance du docteur Schnetzler en tant qu’érudit d’abord, puis en tant que bouddhiste accompli ensuite. C’est lui qui devait m’initier à la méditation et me faire franchir un nouveau pas dans l’approche de la vérité que je cherchais6. En travaillant avec Mikel Dufrenne pour approfondir les problèmes portant sur l’esthétique, il avait été merveilleux de voir cet homme, d’une générosité extrême, découvrir en riant, comme un enfant, comment la gymnastique s’était intéressée à la beauté et comment elle en était arrivée à concevoir un rapport étroit entre la force, la santé et la beauté. Dans le domaine de l’esthétique, je découvrais un savant qui restait curieux et m’accompagnait dans un domaine qu’il découvrait par mon intermédiaire : celui du sport, celui de l’éducation physique, celui de l’accession à la santé et à la beauté par un travail musculaire, si possible le corps dénudé et en plein air. Il y eut ensuite la rencontre avec Itsuo Tsuda à l’École de la respiration ! Lire ses livres avait été un réel plaisir, mais le voir, l’entendre, le sentir lorsque ses mains puissantes se posaient sur moi, m’avait ouvert à une autre façon d’aimer. Je découvrais avec lui la respiration par les mains et surtout le mouvement régénérateur que je retrouvais plus tard chez les danseurs. Je découvrais aussi une autre culture, celle du Japon, celle d’une autre médecine aussi bien physiologique qu’énergétique. Enfin, en organisant un congrès à Chypre, sur le thème « Sports, Arts et Religions », j’avais souhaité la présence de certaines personnalités incontournables. Le professeur Ikémy, du Japon, ne pouvant venir, avait délégué l’un de ses élèves. Or, cet élève était neurochirurgien et pratiquait régulièrement zazen avant chaque opération. Cet homme rayonnait la sagesse acquise auprès de son maître japonais. Dans le même espoir, j’avais contacté Mary Madeleine Davy que je connaissais par ses écrits et ses conférences. En me recevant chez elle, au milieu d’une forêt de livres, elle devait s’excuser de ne pas pouvoir venir, mais aussi elle devait m’inonder de lumière et me faire comprendre que le plus important était de trouver le sens de la vie… Autant dire que, depuis près de trente ans, la confrontation entre la rationalité ordinaire et la spiritualité n’a fait que progresser en moi. démocratique. Sous la poussée des positivistes, tous les rouages de la vie furent laïcisés. Les querelles entre savants sont parfois le résidu de cette séparation. 6 Nous ne sommes pas seuls à vivre de telles rencontres… Lorsque je fus en présence de ce médecin accueillant, que je pouvais observer, n’étant qu’accompagnateur d’une malade, j’ai immédiatement été baigné par une lumière particulière, une lumière intérieure douce et pénétrante qui ne devait s’expliquer que par un « plus » qui ne pouvait pas être rationnel. Cet homme respirait une sagesse qui n’était pas celle des philosophes, il renvoyait la lumière du ciel. 8 Ne pouvant échapper à un effet de synthèse et à la confrontation avec le symbolisme, la beauté, telle qu’elle m’apparaissait en général dans les livres, ne pouvait que bénéficier d’un nouveau regard7. Certes, un « beau universel » n’est pas facile à définir et chacun de nous peut avoir son propre idéal de beauté. Mais, en disant cela, je reste au niveau des perceptions, de l’éducation des sens, qui dépendent plus des autres que de moi-même. C’est ce type d’apprentissage qui se développait dans les conservatoires, à une époque où je fréquentais celui de Marseille… Comment ne pas percevoir aujourd’hui combien j’étais influencé par des jugements académiques quand j’assistais à un concert8 ? Tant que je me situais dans une analyse rationnelle, le beau ne pouvait que rester un discours philosophique, voire biologique : les esthètes de la fin du XIXe siècle ne sont-ils pas tombés dans la marmite de la physiologie pour donner une définition du beau ? Il faudrait reprendre, par exemple, l’histoire de la danse de théâtre pour s’en convaincre ou encore celle des activités sportives, l’émotion esthétique restant pendant longtemps étroitement liée à la pesanteur ! Il est pourtant possible de voir les choses autrement. Ne peut-on pas dire que le beau nous est offert par une force inconnue, ou par Dieu, pour faciliter notre retour aux sources de la vie ? Certes, chacun peut trouver beau un objet qui ne le sera pas pour un autre. Ce qui compte, ce n’est pas l’objet lui-même, ni sa beauté propre, mais l’ensemble des objets qui établissent entre eux une progression telle que le plus important est le cheminement vers un beau en soi, un beau divin, une manifestation de la divinité elle-même. Tous les chemins qui mènent à Dieu diffèrent, mais le but reste le même. Nous pourrions évoquer facilement l’image indienne de la roue avec ses rayons et son moyeu. Chacun de nous peut avoir sa propre progression ce qui ne l’empêchera pas de s’approcher du but s’il poursuit son propre cheminement, s’il va au bout de sa démarche. Tant que le beau est accompagné par le désir, celui de se l’approprier par exemple, il n’est pas possible de dépasser le sens de l’avoir, de dépasser les jugements superficiels et changeants. On ne peut pas s’approprier un beau paysage, un beau lever de soleil, un beau crépuscule… mais, nous le verrons mieux avec la mythologie, la beauté d’une femme est ce qui aurait été conçu pour que le jeu des manifestations ne prenne jamais fin. C’est un 7 En travaillant objectivement sur l’esthétique, aux XIXe et XXe siècles, j’avais pu observer nombre de démarches qui me paraissaient de moins en moins objectives. 8 Sans vouloir faire référence à une émission de radio « Le goût des autres », il est possible d’ajouter que chacun de nous peut faire un choix d’interprétation sans faire référence à un savoir acquis. Il suffit de s’isoler entièrement pour se trouver dans un état second où l’effet ressenti ne dépend plus d’une comparaison. Peut-être faut-il « apprendre » avant d’être soi, mais il nous arrive d’en douter. 9 peu ce que Zeus a voulu en créant Pandore et en lui donnant la beauté de sa fille. Il est vrai que l’on ne peut dissocier l’existence de cette première femme de celle de Prométhée, et de son frère Épiméthée, de la ruse du Titan qui finira par voler le feu divin pour le donner aux hommes condamnés à rester sur la terre. Bien entendu, il reste à passer de l’image mythique à l’analyse philosophique, voire ésotérique, sans oublier l’effet qu’elle produit profondément en nous. Or, c’est en se dégageant de la matière, peu à peu, que l’homme peut revenir sur ses traces. C’est en s’efforçant de retrouver ce qu’il y a de divin en lui qu’il en vient à oublier l’avoir, donc la femme qui éveille ses instincts de reproduction, qu’il s’éveille à un beau moins sensuel, moins matériel, de plus en plus virtuel, de moins en moins « pensé ». Sans chercher à parodier Platon, nous pourrions dire que l’homme s’élève de la beauté d’une femme à celle de la femme en soi, puis à l’ensemble des objets matériels qu’il convoite pour agrémenter sa vie. Il s’élève ensuite à la beauté des êtres sans chercher à les classer à partir d’une appréciation personnelle, à la beauté d’un être sage et à la beauté que les arts renferment, cette beauté laissant apparaître ce qu’elle a de spirituel, comme l’écrivait Kandinsky. Enfin, il peut échapper à toute représentation du beau et découvrir, au plus profond de lui, cette beauté que son âme perçoit soudainement lorsqu’elle se trouve près de la divinité à laquelle elle s’efforce de ressembler9. Nous reviendrons sur cette rencontre avec le beau divinisé, le beau immatériel, en étudiant la relation privilégiée qui existe entre Éros et Psyché. Cet effort que l’homme mortel doit fournir, pour trouver le beau ensoi, est celui que doivent fournir tous les croyants, dès lors qu’ils souhaitent fusionner avec celui qui l’a fait naître pour diriger le monde. Ce beau est sans forme et ne peut être qualifié d’aucune façon. Il est une force qui se montre à certains instants de la vie. Cette force, qui envahit tout et, pour être plus concret, qui inonde tout lorsqu’elle se manifeste, se traduit par une sorte de marée montante. Les larmes viennent submerger l’être qui ne peut résister à la fusion soudaine10. Le beau ainsi conçu, n’étant pas un jugement de valeur influencé par les sens, ne peut évoluer à partir du jugement des autres, de la mode autant que de l’éducation. Ne serait-il pas davantage une force au service d’un éveil ou d’une réminiscence comme l’aurait dit Socrate ? L’homme est sensible au 9 PLATON Le Banquet. Paris, Presses Pocket, 1992. Pour Diotime, s’adressant à Socrate, la progression est la suivante : « La vraie méthode pour s’initier soi-même à l’amour… c’est de commencer par aimer les beautés d’ici-bas pour s’élever sans cesse, comme par échelons, vers cette Beauté suprême, passant d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres ; puis des beaux corps aux belles activités, des belles activités aux belles sciences, jusqu’à ce que, des belles sciences, on arrive à cette science qui n’est autre que la science de cette Beauté suprême, et qu’on parvienne enfin à connaître le beau tel qu’il est en soi. » (p.122) 10 Un son suffit parfois, peut-être même un silence, pour faire naître une émotion que l’on pourrait prendre pour une implosion. 10 beau autant et probablement plus qu’au bien. Il y est sensible spontanément : le beau l’aspire littéralement. Il semble bien que le beau est ici indépendant du mental et que la force qui nous harponne est dirigée immédiatement vers le cœur, l’organe qui reste le plus à l’écoute d’un langage divin. Nous verrons que ce beau immatériel est comme le fil d’Or de la marionnette de Platon, qu’il ne cesse de nous relier à ce monde oublié dont Éros a pris la charge en sortant du vide primordial. Or ce fil d’Or relie le dieu Éros avec la meilleure partie de nous-mêmes, celle qui reste toujours à son écoute, autrement dit notre âme ou bien encore Psyché. Psyché est, en quelque sorte, cette partie de nous qui peut capter l’amour d’Éros, un amour qui n’est pas sans rapport avec une beauté, elle aussi immatérielle11. Si l’instruction a faussé notre sensibilité, il n’en reste pas moins vrai que le beau nous interpelle avant même que nous puissions en définir la nature. Grâce au beau qui nous permet de sublimer la vie, ne sommes-nous pas sur le chemin de la transcendance ? Des expériences personnelles me montrent que cette rencontre inattendue peut se vivre plus facilement avec la musique, peut-être aussi avec la sculpture, à condition de l’apprécier par le toucher comme un aveugle. La musique pénètre l’individu plus profondément que les autres arts, le conduit, mieux que d’autres, à l’introspection et peut se déguster dans l’isolement le plus total, ce qui facilite la rencontre avec ce qu’il y a de divin dans l’art. Nous sommes loin de la transe dont on connaît les débordements placés sous surveillance médicale ! Il ne faut pas tout confondre à partir d’un désir d’explication comme cela fut fait il y a plus de cent ans en traquant les démoniaques dans l’art. Nous pouvons dire, ici, que l’audition est le sens qui est le moins perturbé par tout ce qui se passe autour de nous. Le message sonore nous touche profondément beaucoup plus vite que le message visuel ou tactile, sans avoir à fournir le moindre effort de concentration. C’est le son qui nous fait vibrer et non le sens qu’il renferme pour le mélomane raffiné12 ! Disons qu’il y a deux façons au moins d’écouter une symphonie de Beethoven ou de Brahms, un concerto de Chopin ou de Mozart. Il est possible, lorsque l’on est musicien, de suivre la partition et d’évaluer le résultat, la performance, l’interprétation des musiciens, et dans ce cas la dégustation du beau ne peut être que superficielle, déboucher sur un 11 Faut-il chercher à localiser l’influence du beau sur notre vie ? Avec Cupidon, avec l’amour, petit archer joufflu, nous pensons immédiatement au cœur toujours secoué par nos sentiments, mais nous pourrions la situer autrement en oubliant l’organe essentiellement responsable de la circulation sanguine. 12 Sans étudier la Bible de façon savante, retenons simplement le Prologue de saint Jean qui nous rappelle l’importance de la Parole : « Au commencement était la Parole… En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes… » (Évangile selon Jean) 11 classement13. Par contre, il est possible de laisser la musique pénétrer en soi, sans chercher à juger, ce qui souvent conduit à fermer les yeux, à ralentir spontanément la respiration, à s’abandonner au point de devenir la musique elle-même. Dans cette dernière approche, il est plus facile d’être réceptif à ce qu’il y a de divin dans l’art, de vivre cette immersion inattendue qui réveille l’âme et peut la faire sortir du corps pour s’élancer vers le ciel. Il devient clair que nous pouvons distinguer un beau conventionnel et un beau délivré des chaînes de l’érudition14. Comment ne pas penser que ce beau qui nous élève est étroitement lié à l’âme dont la fonction est de nous rappeler que nous ne sommes pas définitivement enchaînés à la terre, que nous ne sommes pas essentiellement des machines à tout mesurer ? Or, la beauté de Psyché, sa pureté et son innocence vont de pair avec l’amour d’Éros, cet amour, dont l’âme, seule, peut recevoir le baptême, nous y reviendrons plus longuement. Le beau en soi, mieux que le bien en soi peut nous délivrer de la matière et nous conduire au-delà même du royaume des immortels, j’en suis convaincu de plus en plus. Ce qui est vrai pour le beau reste vrai pour la mythologie en général. La difficulté qui apparaît lorsque l’on veut rendre compte du sens caché de la mythologie n’est autre que l’impossibilité de l’expliquer à l’aide de nos raisonnements habituels. Nous sommes bien ici dans l’opposition des deux cerveaux qui, pourtant, sont reliés entre eux, au point que nous pouvons, constamment, passer de l’un à l’autre, du moins de l’usage de l’un à celui de l’autre, de façon spontanée, involontaire, absolument naturelle. Si, intuitivement, de nombreuses légendes disent comment l’on doit se comporter pour revenir à la source de la vie, et, bien entendu, si tel est le sens de la vie, il reste à les déchiffrer pour connaître le bon chemin. Combien de fois les héros doivent-ils le chercher en faisant toutes sortes de détours ou en le demandant, comme le firent Héraclès et Dionysos ? Or, les mythes sont écrits à l’aide de symboles et c’est en utilisant un langage symbolique qu’il est possible de passer sous la surface des récits. Le plus important pour le personnage d’Achille n’est-il pas d’accepter une mort glorieuse plutôt que de venger son ami Patrocle ? Entre la raison et l’intuition, il existe parfois des expériences que la raison ne peut expliciter, mais qui représentent un intermédiaire 13 En interprétant le concerto pour flûte et orchestre de Vivaldi : Le Chardonneret, j’ai perçu très clairement le moment où l’expressivité n’est plus le produit du travail, mais la découverte d’une mélodie qui surprend et touche le cœur en laissant le cerveau au repos. Alors que les automatismes intervenaient pour reproduire la partition, je découvrais le plaisir d’un chant que Vivaldi avait rendu merveilleux. 14 À ce stade de l’écoute, il peut se passer bien des choses. C’est ainsi qu’en écoutant le deuxième concerto de Chopin, en suivant la mélodie du larghetto, j’ai été surpris de quitter mon corps et de planer au-dessus d’une forme inerte. 12 fondamental. Traduire en mots un état d’âme n’est pas possible et il est souvent très difficile de transmettre à d’autres le fruit d’une telle information. Les mythes, comme ces expériences, sans avoir besoin de les qualifier de religieuses, sont comme les rêves : il faut apprendre à les interpréter15. Les dieux sont-ils nés avant les hommes ? Les dieux sont-ils des manifestations, comme les hommes, d’une force originelle, ou bien sont-ils une création des hommes, à la fois pour représenter la nature à la fois pour s’en protéger ? Ce qui semble essentiel c’est de comprendre pourquoi, depuis des milliers d’années, dans toutes les régions du monde, l’homme connaît ce type de relation avec des divinités, les honore et organise sa vie en tenant compte de leur nature. Pourquoi l’homme supporte-t-il la condamnation de Zeus, autrement dit l’obligation de vivre sous l’influence de la « femme » ? La mythologie grecque n’est pas seule à chercher une relation particulière avec la femme, comme avec toute forme de propriété. Pourquoi ce difficile partage du monde, pourquoi les mythes grecs sont-ils misogynes alors que les mythes indo-aryens accordent à la femme un rôle essentiel dans le bon déroulement de la vie divine ? La différence n’est-elle pas due essentiellement à l’interprétation de la vie par les politiques ou les religions qui, pour certaines d’entre elles, ont oublié leurs racines et figé leur autorité dans des dogmes ou dans une morale utilitaire ? Pourquoi l’homme est-il devenu responsable de l’éducation religieuse de la femme ? De quelle éducation ? Fallait-il s’occuper de cette « race des femmes, femelles de leur espèce » dont Hésiode nous dit à propos du prototype voulu par Zeus que « c’est d’elle que proviennent, pernicieuses, la race et les tribus des femmes, grand fléau pour les mortels…16 » ? Si les femmes sont à ce point les ennemies des hommes, et si la beauté est responsable de notre « incarcération », quel est le rôle exact de la procréation, puisque le simple plaisir des sens doit être écarté ? La chaîne qu’elle passe à notre cou ne serait-elle pas l’équivalent de celle qui attache Prométhée au Caucase ? Dans ce cas, elle deviendrait une sorte d’interdit caché, une obligation de procréation pour assurer le jeu de l’involution ! La beauté serait alors un appât voulu par les Olympiens pour maintenir les hommes à distance, en rendant tout retour aux sources pénible et dangereux17 ! 15 Dans Au-delà des mots, j’ai essayé de mettre en lumière cette difficulté et rapporté quelques expériences personnelles pour illustrer les limites d’un langage ordinaire. 16 HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit par A. Bonnafé. Paris, Rivages poche, 1993, p.113. 17 Ne peut-on pas dire que Pandore est, pour les mortels, l’équivalent de l’aigle, pour Prométhée ? 13 Il est facile aussi de voir, dans la mythologie grecque, un discours éducatif en faveur d’un bon comportement des hommes, alors qu’ils sont étroitement liés à un régime politique monarchique, pour ne pas dire tyrannique. Les mythes seraient une façon de mettre au ciel l’art de vivre et sur terre tout ce que cela comporte de droits et de devoirs. Les tragédies grecques qui reformulent les mythes ne font qu’accentuer cette dimension morale et il n’en reste pas moins vrai que Zeus est le monarque éclairé qui règle tout sur la terre comme au ciel ! Certes, il est un peu volage, Héra dirait un peu trop, mais qui s’est soucié de voir comment il faisait l’amour avec des mortelles et pourquoi ? Seraient-elles plus belles que les déesses ? Nous devons en douter puisque Pandore a été gratifiée de la beauté d’Aphrodite ! Non, il y a mieux à comprendre dans ce genre de comportement divin qui ressemble trop à un comportement mortel encore décrié de nos jours. Les amours de Zeus ne sont pas quelconques et confirment l’idée qu’il est permis de se faire des premiers dieux. Zeus démontre, en effet, par ses agissements qui sont loin d’être mondains, qu’il utilise l’amour et la beauté pour gouverner le monde. On pourrait penser que l’analyse psychologique permettrait d’aller plus loin dans l’étude des mythes. Mais, si l’on en reste à la psychologie officielle, à l’existence du conscient et de l’inconscient, nous risquons de passer à côté de la difficulté majeure qui est cette quête d’immortalité, de divinité. Avec les mythes grecs, tout semble s’arrêter au niveau de l’Olympe, là où l’on peut boire le nectar qui prolonge la vie. Il ne suffit pas de rendre Zeus responsable du conscient et Poséidon de l’inconscient ! On peut se demander, aussi, pourquoi Hésiode, dans son effort pour concevoir une théogonie, parle si peu des premiers dieux : Éros, Gaia et Ouranos ! Fallait-il valoriser à ce point les Olympiens ? La mythologie d’Hésiode n’occulte-t-elle pas l’essentiel de l’histoire des dieux ? Petit à petit, au fil des lectures, j’ai perçu intuitivement qu’il fallait donner une plus grande importance à Éros, sorti du Chaos, sorti du vide originel. Ce dieu qui n’est pas olympien, mais qui devient responsable de toutes les manifestations qui vont suivre, apparaît avec Gaia, la Terre, qui elle-même engendre le ciel puis les premières divinités, sans qu’il soit possible de parler de « bonne entente », comme le dirait Hésiode. Pourquoi doit-elle les garder dans son ventre, jusqu’à ce que Cronos sépare le ciel de la terre en castrant son père ? En réduisant à peu de chose l’existence des premiers dieux, Hésiode ne commet-il pas une faute regrettable à moins que son interprétation ne soit conforme à la situation politique du moment ? Disons que sa Théogonie répond à un souci de justification du monde visible, non à celui de rendre compte de la présence des dieux distinctement des hommes. Dans son ensemble, elle reste incomplète et ne permet pas de retrouver l’ensemble des mythes, du moins l’ensemble des acteurs de la 14 mythologie. La guerre contre les Titans occupe une grande place et son poème devient souvent une sorte d’inventaire à la gloire de Zeus. Je conviens qu’il n’est pas possible d’établir une véritable histoire en donnant pour chacun une généalogie précise. La mythologie est une histoire hors du temps et le lecteur doit éviter de rechercher systématiquement une sorte de logique qui n’a pas lieu d’être. À moins ! À moins que cette logique ne soit pas celle de la raison. La séparation entre les dieux et les hommes n’est pas originelle et le fait qu’elle soit le résultat d’une ruse doit avoir un sens. D’ailleurs, à propos de cette fameuse ruse, le choix de la graisse et des os au lieu de la viande, il est difficile d’admettre l’idée selon laquelle Zeus aurait pu se laisser berner par Prométhée. Il semble, au contraire, que Zeus a utilisé cette ruse à son avantage pour régler le sort des mortels. La grande victoire des dieux sur les hommes ne serait-elle pas celle de l’appropriation d’un pouvoir qu’ils n’avaient pas dans leurs diverses manifestations puisque les premiers hommes étaient presque immortels, dînaient à la table des dieux et buvaient de l’ambroisie ? La distinction entre les dieux et les hommes ne prolonge-telle pas la guerre entre les premiers dieux et les Olympiens ? Les enfants de Gaia et d’Ouranos ne sont-ils pas les premiers dieux, même s’ils ne correspondent pas à l’image anthropomorphique qui sera celle des Olympiens ? Les Titans, les Cyclopes, les Hécatonchires auxquels il faudrait ajouter bien d’autres enfants ne sont pas des hommes immortels. Pouvonsnous conclure, de cette fresque, que les premiers dieux, issus de la Terre et de la Mer sont des monstres, parce que les dieux issus des enfants de Cronos n’ont plus rien de chtonien, c’est-à-dire de souterrain, de menaçant et peuvent éclairer la vie des mortels ? À l’origine des manifestations, il a fallu une mère et il est assez intéressant de voir des divinités des deux sexes s’efforcer de procréer sans avoir recours à un partenaire de sexe opposé. Alors que la mère originelle, dans la mythologie grecque, a engendré seule le premier mâle divin autrement dit le Ciel, Ouranos. Cronos, Zeus et les autres ne seraient-ils pas essentiellement des avatars d’Ouranos ou mieux encore d’Éros18 ? Cela dit, ne faut-il pas s’interroger également sur le fait que cette guerre, pour le pouvoir, ne peut exister avant que la Terre ne soit séparée du Ciel, que les dieux enfermés dans le ventre de Gaia puissent devenir actifs, de véritables adversaires pour Zeus ? Ne faut-il pas se demander si, symboliquement, la guerre, qui se terminera par la victoire de Zeus, n’est pas une guerre nécessaire pour installer le temps et l’espace dans l’imagination des hommes ? Or, Cronos et Zeus ont peur du temps et s’efforcent successivement de le maîtriser : Cronos, le premier, en avalant ses enfants, 18 En principe, on parle d’avatar à propos de Vishnou. 15 Zeus, ensuite, en avalant Métis. Comment Métis, qui symbolise la prudence, a-t-elle pu finir dans le ventre de Zeus ? Ajoutons que Cronos, fils d’Ouranos, Saturne pour les Romains, était déjà dans l’Antiquité la personnification du temps. Dans le Dictionnaire des symboles, nous pouvons lire : « Cronos, même s’il n’est pas identifié à Chronos, joue le même rôle que le temps : il dévore, autant qu’il engendre ; il détruit ses propres créations… Bien plus, avec lui commence le sentiment de la durée… Cronos est le souverain incapable de s’adapter à l’évolution de la vie et de la société. C’est l’image du conservatisme aveugle et obstiné19. » Autrement dit, l’histoire commence après la castration d’Ouranos et avec la monarchie de Cronos. C’est aussi l’Âge d’Or durant lequel les hommes vivaient comme des dieux selon Hésiode. Ils n’étaient pas immortels, mais ne connaissaient pas la vieillesse. Au moment de mourir, ils s’endormaient simplement. Ils n’étaient pas obligés de travailler, la terre produisant naturellement tout ce dont ils avaient besoin. Les femmes n’existaient pas encore ! C’était l’époque où régnait la justice et où le vol était inconnu. Les mortels étaient végétariens, car on ne tuait pas. Toutefois, il est permis de penser que ce cadre idéal n’était pas aussi parfait ! Si, pour les Romains, Saturne est le dieu qui a introduit l’usage de la faucille pour des raisons agraires, Cronos est bien celui qui utilisa cette faucille pour trancher le sexe d’Ouranos. Une fois encore il est bon de faire référence au dictionnaire des symboles : « Instrument de Cronos amputant Ouranos son père de ses organes pour arrêter une création intempestive. À cet égard, elle est le symbole de la décision tranchante, de la différenciation résolue sur la voie de l’évolution individuelle ou collective. C’est le signe de la progression temporelle, la nécessité évolutive elle-même, à partir de la semence originelle. » (p.428) À tout moment, la mythologie ne nous donne de cette vision de la vie qu’une image déformée ! Elle ne devient détaillée qu’à partir du moment où les acteurs sont mis en place sur la scène d’un monde organisé, tel qu’il apparaît aux yeux des citoyens du moment. Autrement dit, c’est bien le moment qui compte le plus et non l’espace ou même les acteurs. Que ce monde soit désormais formé de plusieurs étages : le Ciel, l’espace entre la Terre et le Ciel, la Terre, les Enfers et le Tartare, qu’il possède des Montagnes, un Océan, que les dieux soient localisés dans le Ciel et les hommes sur la Terre, les bons au Ciel et les mauvais aux Enfers, tout cela est sans grande importance. Il s’agit d’un décor auquel il faudra ajouter la mise 19 CHEVALIER J., GHEERBRANT A. Dictionnaire des symboles. Paris, Laffont, 1982, p.327. 16 en scène d’une tragédie que les hommes devront jouer sous le regard des divinités. Le moins important n’est-il pas ici de situer les ennemis de Zeus dans le Tartare dont Poséidon a refermé les portes d’airain ? Les bons, les Olympiens, vont séjourner dans le Ciel étoilé, là où Hébé, la jeunesse éternelle, sert le nectar, boisson divine que Ganymède servira à son tour. Les hommes seront enchaînés à la Terre, placés sous l’influence maléfique de la femme, c’est-à-dire de Pandore, obstacle incontournable éloignant des bénéfices du feu divin ! Cette vision idyllique, sans femme, de l’Âge d’Or, peut surprendre dès lors qu’Hésiode lui-même parle de femelles aussi bien pour les dieux que pour les hommes. Si le premier couple est un couple hors du commun, Ouranos et Gaia ne formant qu’un seul corps, le second couple, royal cette fois, celui de Cronos et de Rhéa est bien formé d’un mâle et d’une femelle, au sens utilisé par le poète grec. Faut-il en déduire que Gaia n’est pas une femelle au même sens que Rhéa ou plus tard Déméter ? Quelle différence existerait-il entre Gaia et toutes les divinités femelles qui en dérivent : les Titanides pour commencer, à savoir Théia, Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoebé et Téthys ? Si Déméter, seconde fille de Rhéa symbolise la déesse maternelle de la terre, la divinité de la terre cultivée, si Rhéa est souvent confondue avec Cybèle, appelée en Phrygie la Grande Mère, ne peut-on pas dire qu’en Grèce Gaia représente la Terre en tant qu’élément primordial ? Sans elle, il n’y aurait pas d’autres manifestations de la vie, autrement dit du Chaos se subdivisant à l’infini sous l’influence d’Éros et d’Aphrodite, fille de la Mer. S’il est bon de reconnaître à Éros et Aphrodite un rôle essentiel dans la cascade des transformations de la vie, à travers des formes changeantes, il est également bon de reconnaître à Gaia une place originale et originelle. Elle est la première matérialisation du Chaos, l’élément primordial à partir duquel tout peut se produire et il n’est pas surprenant qu’Hésiode la fasse émerger la première. Quant à se reproduire, les dieux se reproduiront entre eux, entre mâles et femelles, certaines divinités restant vierges, tandis que les mortels attendront leur déchéance et Pandore pour le faire. La mythologie complique un peu les choses en nous offrant plusieurs races d’hommes, toutes nées de la volonté des dieux. Si la race d’Or leur était semblable, elle finit par disparaître, recouverte par la terre, dit Hésiode20. La race d’Argent, violente et négligente envers les dieux, fut anéantie par Zeus. La race de Bronze, qui la remplaça était influencée par Arès, « elle ne connaissait pas la farine », dit Hésiode, mais son cœur était « d’un acier redoutable » (p.102). Elle aussi fut exterminée par le roi de l’Olympe. N’est-il pas surprenant de voir qui engendra la quatrième race, la « race divine et formée de héros, ceux-là mêmes qu’on nomme demi-dieux » (p.102) ? 20 HÉSIODE Les travaux et les Jours. Paris, Poche, 1999, p.101. 17 Deucalion, fils de Prométhée et Pyrrha, fille d’Épiméthée et de Pandore, en furent les créateurs à l’issu d’un déluge qui extermina la race de Bronze. À la fin du déluge, Deucalion et Pyrrha, ne voulant pas être seuls pour repeupler la terre, reçurent l’ordre de Zeus de jeter par-dessus leurs épaules les os de leur mère ! Il s’agissait des pierres qui appartenaient à la Mère universelle. Les pierres jetées par Deucalion donnèrent les hommes, celles de Pyrrha donnèrent les femmes. Hélas, cette quatrième race devait être détruite devant Thèbes et devant Troie, certains demi-dieux terminant leurs jours dans İles îles des Bienheureux. La cinquième race, la race de Fer, est celle que nous connaissons mieux puisque nous lui appartenons. Il est très difficile de situer la ruse de Prométhée dans cette succession de races. Hésiode ne le précise pas et juxtapose les événements sans les lier entre eux. Ce que l’on sait c’est qu’avant le déluge Prométhée conseille à Deucalion et Pyrrha de construire une arche pour se mettre à l’abri. Ne faut-il pas placer la ruse du Titan après la naissance de cette troisième race ? Pyrrha étant la fille de Pandore, le déluge ne peut avoir lieu qu’avant la naissance de la quatrième race ! Autrement dit, le fléau inventé par Zeus n’avait pas été suffisant pour corriger les mortels, il avait fallu le déluge ! Comment expliquer la délivrance de Prométhée par le fils de Zeus, Héraclès, et le retour du fils de Japet dans le ciel, même s’il doit porter une bague l’obligeant à se souvenir de sa punition ? Divin, il l'était, avant d’être condamné, divin il le redevient sans véritablement avoir purgé sa peine. Zeus aurait-il envoyé son fils secrètement ? Ce retour à l’immortalité, grâce à Chiron, a-t-il un sens que la simple légende ne dévoile pas ? Toute la mythologie est remplie de significations cachées. Que faut-il donc penser du dieu Éros ? Pour Hésiode, à l’origine, existait le Chaos. Puis, Gaia, « la Terre aux larges flancs, universel séjour à jamais stable des immortels, maître des cimes de l’Olympe neigeux… », ainsi qu’Éros, « celui qui est le plus beau d’entre les dieux immortels (il est l’Amour qui rompt les membres) et qui, de tous les dieux et de tous les humains, dompte, au fond des poitrines, l’esprit et le sage vouloir21. » en furent les premières émanations. Il faudrait ajouter d’autres apparitions : Erèbe, l’obscur, autrement dit les ténèbres infernales et sa sœur, Nyx, la nuit noire. Éros est une énigme si l’on veut. Platon a donné sa version dans Le Banquet, par la bouche de différents orateurs. Dans son essai, Vernant reconnaît qu’Éros pose problème, qu’il ne peut être considéré comme la 21 HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit du grec par Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean-Pierre Vernant. 1993, Rivages Poches, p.65. 18 puissance d’attraction qui unirait mâles et femelles, ce que pourrait laisser entendre Hésiode. Grimal pour sa part nous dit : « Éros demeurera toujours, même au temps des enjolivements alexandrins de sa légende, une force fondamentale du monde. C’est lui qui assure non seulement la continuité des espèces, mais la cohésion interne du cosmos22. » Grimal précise, pour compliquer la situation, qu’il y a un autre Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite. Mais, comme il y a également deux déesses portant le même non, il y aurait un premier Éros, né du Chaos en même temps que Gaia, et un deuxième Éros, fils d’Arès et d’Aphrodite, fille de Zeus ! En mythologie, il ne saurait y avoir de chronologie rigoureuse, comme dans notre histoire événementielle, et il est difficile de refuser cette double « existence ». Arès ne peut exister avant que naisse Héra et que cette dernière épouse Zeus. Or Aphrodite née de la Mer naît au moment où le ciel se trouve isolé de la Terre, au moment où le monde se met réellement en place, du fait de l’acte de Cronos. S’il existe une énigme, de nos jours, c’est peut-être parce que l’on a fait d’Éros, confondu avec Cupidon, l’adolescent joufflu, le responsable de cet amour terrestre qui assure toutes les naissances depuis que le cosmos s’est mis à vivre sous l’influence du temps et de l’espace ! Comme nous pouvons le remarquer, Éros qui apparaît en même temps que Gaia, Érèbe et Nyx ne semble pas directement responsable de nos enfantements mortels, mais il est là lorsque Gaia donne naissance à Ouranos sans avoir besoin d’un dieu mâle. La Terre enfante le Ciel, bien avant qu’il ne devienne le royaume des dieux et, pour que cela se fasse, la présence d’Éros n’est pas négligeable ! Éros et Gaia ne sont-ils pas les deux divinités indispensables à tout ce qui va suivre, c’est-à-dire la suite ininterrompue des enfantements divins ou mortels ? Bien entendu, il faudrait s’interroger plus longuement sur la nature du Chaos. Le sens que nous lui donnons ordinairement répond-il à notre curiosité ? Le Chaos, ou le vide originel, qui est à l’origine aussi bien de la Nuit que du Jour, de la Terre que du Ciel, enfin de tous les dieux, des démons ou même des monstres, ne serait-il pas cet être qui contient tout aussi bien que rien, qui se situe en amont de toutes les copies qui en seront faites comme l’âme du monde et les âmes individuelles, les divinités aussi bien que les hommes ? Comment penser l’amour d’Éros et de Psyché sans les situer par rapport au Chaos ? Éros est le premier des dieux, tout simplement parce qu’il est le premier à pénétrer sur la scène du théâtre aux côtés de Gaia. L’un et l’autre sont indispensables. Ils forment un couple particulier puisqu’ils sont à l’origine de toutes les manifestations du Chaos originel et ne s’unissent jamais que pour donner naissance aux dieux. 22 GRIMAL Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris, PUF, 1991, p.147. 19 Il est difficile d’ignorer le point de départ d’une telle généalogie. Le Chaos est aujourd’hui synonyme de désordre. Dans l’Antiquité, il était la personnification du Vide Primordial antérieur à la création. Quoi qu’il en soit, Gaia, Éros, Erèbe et Nyx émergent de ce Vide primordial ou de cet ensemble désordonné, ce qui semble justifier l’existence d’une force ou d’une divinité primordiale responsable de tout ce qui va suivre sur le plan de la création et cette force ne peut être qu’Éros. Gaia et Éros sont les deux divinités dont le Chaos avait besoin pour se démultiplier à l’infini. Or, si Gaia est la matière indispensable, Éros est la force qui donne vie à la matière de sorte que l’on retrouve dans chaque manifestation une trace de la Terre mère aussi bien que d’Éros, ce dernier ne pouvant être considéré ni comme son fils ni comme son mari. Pour Hésiode, c’est lui qui pénètre dans chaque poitrine pour dominer l’esprit et la volonté tout en rompant les membres. Il est clair que l’homme ordinaire ne peut imaginer autre chose que la folie habituelle qui saisit les mortels amoureux. Mais, est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Éros représente l’amour qu’il faudrait écrire avec un grand A pour lui donner sa dimension divine, sa dimension essentiellement énergétique. L’Amour qui domine ici le monde ce n’est pas l’amour possessif que Zeus voudra instaurer, longtemps après, entre les hommes et Pandore. C’est un amour absolu, un amour qui n’a aucun support matériel puisque la matière c’est Gaia qui l’apporte. La force qu’il représente est une force originelle, nécessaire à la continuité des transformations qui vont avoir lieu, sur la Terre comme au Ciel, autrement dit chez les hommes comme chez les dieux. Si cette force se pervertit en échappant à la divinité primordiale, l’accouplement illicite d’Aphrodite et d’Arès n’est rien d’autre que le premier signe d’une telle perversion, chez les dieux, il n’en demeure pas moins vrai que l’amour est présent à tous les niveaux du monde organisé. Il reste le lien, celui que Platon a peut-être imaginé avec sa marionnette en parlant du fil d’Or, lien qui permet à l’homme de retrouver le chemin du ciel en retrouvant Éros pour se joindre à lui. Si l’Amour est une force d’union, il apparaît clairement qu’il n’est pas exclusivement une force de procréation… Ce que je voudrais ajouter, sans attendre, c’est que ce n’est pas l’homme mental, l’homme conscient, l’homme rationnel et raisonnable qui appelle Éros. Éros qui est à l’origine de l’involution rend la vie possible grâce à une force qui lui est particulière, autrement dit l’amour, un amour qu’Hésiode envisage comme perturbateur avant tout. C’est lui qui anime les mortels, mais les divinités aussi, nous le verrons avec Chiron, et il le fait par l’intermédiaire de Psyché qui possède la beauté de la première Aphrodite. Est-il attiré par la beauté sublime de Psyché comme Psyché sera séduite par l’amour d’Éros lorsqu’elle sortira de son sommeil ? J’en reparlerai plus tard… 20