J
,
Comte
H. DE LACOMBE
LA
PREMIÈRE Cf-t'OISÂDE
PRÊCH1E A CLERMONT
EXTRAIT
DU CORRESPONDANT
4
S
W
PARIS
DE SOYE ET FILS,
IMPRIMEURS
18,
RUE DES FOSSÉS-SAINT-JACQUES,
18
1895
Document
II II II II lI III 1111 1111111111111
0000005721795
LA PREMIÈRE CROISADE
P11ÊCIIIE A CLERMONT
Lorsque, au sortir de nos provinces du centre, ou entre en
Auve'gne, le contraste est saisissant et l'effet imposant. Tout à
l'heue, c'étaient les pays plats, aux horizons tranquilles, uni-
form,s et doux : fleuves qui se traînent lentement; longues plaines
sèchs où les moutons broutent immobiles; champs monotones où,
tantt, le boeuf rumine dans les pâturages et, tantôt, creuse son
sillon à pas égaux et lourds; bouquets d'arbres au bord des blés et
des ivoines qui ondulent à perte de vue dans l'étendue morne.
E i un instant, le décor change. La terre s'enfle comme une mer
qui grossit tumultueuse. Les montagnes se lèvent, se pressent,
s'entassent les unes sur les autres; leurs cimes s'échelonnent et
se [oui-suivent comme si elles voulaient se dépasser de la tête. Les
gra ides wases azurées et sombres fout cercle, semblables à des
vagues prodigieuses qui, figées soudain dans leur écume folle, se
tiei,draient frémissantes encore et debout sur elles-mêmes. Leur
mirage n'est pas trompeur; elles furent bien des vagues à la houle
de [eu avant de s'éteindre, avant de mettre le sceau, ou peut-être
le ;ignet sur leurs quatre cents cratères, les quarante volcans ont
jet en l'air, sur le ciel incendié, leurs flots de lave. A les voir
mintcnant enveloppées d'ombre, silencieuses et calmes dans leur
force, touchant de leur front pacifique la voûte bleue dont elles ont
la couleur chaude des jours (l'orage, on prendrait ces montagnes
peur d'immenses nuages accroupis et comme des tonnerres au
rcpos.
Certes, le théâtre est beau : c'est un cirque solennel et superbe,
ua Colisée bâti de main de Diu, avec l'aide de ses durs forge-
rns, la foudre dans la nue et le volcan sous terre. A ce théâtre
i faut des spectacles dignes de lui; il veut des combats et des
triomphes qui, eux aussi, vaincront les siècles.
LA PREMIÈRE CROISADE
En l'an 52 avant Jésus-Christ, il y avait un bruit d'armes
extraordinaire dans cet enclos de montagnes. Une des parties les
plus graves de l'histoire humaine s'y jouait. Rome serait-elle
maîtresse de la Gaule? César serait-il maître de home, désormais
la maîtresse du monde? César s'était enfoncé au coeur du pays
des Arvernes, pour y frapper au coeur la Gaule, qu'il avait déjà
conquise une fois et qu'une insurrection formidable, déchaînée
partout, avait failli lui reprendre. Il arrivait de Bourges, où sa
vengeance avait été sans pitié femmes, vieillards, enfants, ses
soldats avaient tout tué, et, de 40 000 habitants, ils n'en avaient
pas laissé 800 en vie'. Excité par son succès, César avait pénétré
dans la province que gardaient les montagnes; il campait
au
bord
de l'Allier, devant les pentes abruptes et les hauteurs inexpugnables
de la ville forte des Arvernes, Gergovie. Vercingétorix, le fils
glorieux de ces montagnes, s'y était retranché avec les contingents
de presque toutes les populations de la Gaule, qui, se décidant à
chercher le salut dans l'union, l'avaient salué comme leur chef.
Quelle proie pour César! S'il mettait la main dessus, s'il enfermait
tout ce monde dans Gergovie, qu'il prendrait de force, il enlèverait
aux Gaulois leur dernière armée. L'union qui devait les sauver les
aurait perdus; elle les livrerait tous, d'un seul coup,
à.
son joug.
Il en aurait fini avec cette guerre qui durait déjà depuis six ans.
La prise d'assaut de Gergovie mettrait sans retour à la discrétion
des Romains la race turbulente et intrépide qui, tant de fois, les
avait épouvantés, la race qui, plus osée même qu'Annibal, avait
fait à leur capitale l'affront de la violer.
Si telle était l'ambition de César, celle des Gaulois, non moins
impatiente, était plus haute et plus pure. Ils luttaient, non pour
la domination, mais pour la liberté. Au sein des communes souf-
frances qui avaient rappelé à. tous la famille commune, Vercingé-
torix, beau de hardiesse, d'enthousiasme et de courage, avait apparu
en armes, comme le premier-né de cette patrie qui s'ignorait
encore. A ces Gaulois que leurs jalousies, leurs rivalités, leurs
divisions intestines avaient isolés, énervés et décimés, il avait dit
avec assurance, même après le désastre de Bourges « Ne faisons
de la Gaule qu'un corps animé d'une même pensée, et nous pour-
rons défier tout l'univers
2
» Ils l'avaient cru; ils étaient accourus
de toutes parts, de la Seine, de la Loire, de la Garonne, se ranger
autour de ce jeune homme qui aimait la patrie. La jeunesse était
folle de lui. Elle criait aux prudents et aux timides que la sagesse
César donne Iui-mtme ces chiffres dans ses
Commentaires,
livre VII.
Unurn cousi[iuin totius GaIIia effecturum, cujus conseusui ne
orbis quidem terrarum possit obsistere... n
Commentaires, 1. VII, § 29.
PRÊCHÉE A CLERMONT
était de le suivre. Même les vieux séides de César, ceux qui étaient
venus jusque dans Rome implorer son bras contre leurs voisins des
Alpes et du Rhin, les Eluens, des bords de la Saône, se laissaient
gagner par la contagion; ils se demandaient, avec des bruits de
révolte, s'il ne leur vaudrait pas mieux être maîtres chez eux que
les protégés d'un maître.
La position où Vercingétorix avait appelé à lui ses frères de toute
la Gaule, était,
au
moins sur trois de ses versants, d'un accès
presque impossible. A l'extrême élévation d'où elle dominait et
surveillait la plaine, à la raideur, souvent à pic, de son escarpe-
ment, elle joignait une ceinture fortifiée, une bordure de remparts,
avec un chemin de ronde à l'entour, qui, permettant aux Gaulois
d'attendre ou d'attaquer à leur gré, les rendaient plus sùrs d'eux-
mêmes, plus confiants en leurs armes, dans leurs nouveaux com-
bats contre leurs éternels vainlueurs. Tout leur parlait à l'âme en ces
lieux; tout était fait pour les enflammer. Gergovie n'est plus aujour-
d'hui qu'un plateau désert, pareil à une aire d'aigles abandonnée,
battue des vents qui mugissent et pleurent dans sa solitude; elle n'a
gardé pour relique de son épopée d'autrefois que des tas épars de
pierres
«
Va, disait Dieu à Abraham, rassemble les pierres que tu
trouveras et fais-moi un autel ». Avec les pierres de Gergovie, un
autel aussi avait été dressé, un autel à la Gaule, à la vieille mère
malheureuse; il fuma d'un sang obscur et généreux. Cette terre
était religieuse; dans son antre de montagnes, sous la voùte de ses
cimes blanches de neige, ou roses rie lumière, ou, plus souvent
encore, noires de tempêtes, la mystérieuse Auvergne avait déjà
revêtu le caractère que, dans le silence de la conquête romaine,
elle affectera de plus en plus, celui d'un sanctuaire
1
.
Sur la colline
où Clermont s'élèvera un jour, un bois sacré étendait son ombre;
au sommet du Puy-de-Dôme, vers lequel montaient tous les regards,
un temple qui, tout chargé d'ex-voto, tout brillant d'or, de pier-
reries, de marbres, de mosaïques, deviendra peu à peu l'un des
grands pèlerinages du monde païen, une sorte de Delphes de
l'Occident, annonçait au loin la présence du dieu indigène et
national, de Dumias, le Mercure des Gaules.
Campé dans la plaine, César eut bien vite reconnu qu'il n'enlè-
verait pas Gergovie d'assaut. Ses défenses, comme ses défenseurs,
lui inspiraient une égale inquiétude; il désespérait de les aborder
de front, il ne se voyait aucune prise sur ce bloc de granit et de
fer. Tous les matins, à l'aurore, il apercevait au-dessus de lui, sur
les montagnes environnantes, un mouvement énorme de troupes,
Gallia,
par Camille Jullian, eh. xxiii, 2.
LA PREMIÈRE CROISADE
les tribus gauloises divisées par clans, leurs enseignes qui aidaient
à les compter, les chefs allant au rapport chez Vercingétorix pour
donner leurs renseignements et recevoir ses ordres. Les lances, les
épées, les arcs, les cuirasses de mailles de fer, les casques d'airain,
les longs boucliers garnis d'argent, les armures peintes et ciselées,
les saies aux couleurs bigarrées et éclatantes, les colliers et les
bracelets d'or dont les Gaulois avaient gardé le faste devant le péril
et la mort, comme au temps où te dictateur Sulpicius, pour perpé-
tuer sa victoire, en avait, dans le temple de Jupiter Capitolin, érigé
une pyramide qu'il avait fait entourer d'un mur de pierre; - tout cela
s'embrasait et resplendissait au soleil. Les clameurs de ces peuples
toujours portés à se répandre au dehors, les sonneries rauques,
tantôt joyeuses, tantôt furieuses, des cors et des trompettes, dont
leur humeur guerrière s'enivrait, se répercutaient d'une mon-
tagne à l'autre. Chaque jour, au inonient propice, Vercingétorix,
pour tenir ses troupes en haleine et leur faire la main, commandait
des sorties de cavalerie qu'appuyaient, entremêlés parmi les
cavaliers, ses solides archers.
César ne méprisait pas les barbares qu'il avait devant lui. IL
confesse que leurs mines fières et leur déploiement par ordre de
nations, à rangs pressés, sur leurs hauteurs inaccessibles, présen-
taient un aspect terrible'. Il savait leur constance, leur courage,
leur mépris de la mort qu'alimentait leur foi dans l'immortalité
3.
Que faire? Qu'attendre? Et d'ailleurs, pouvait-il attendre? Retenu
sur place, dépité de cette bataille qui se dérobait, à la fois joué et
menacé par un adversaire insaisissable, César craignait une levée
en masse de la Gaule, qui l'envelopperait. II n'ignorait pas que ses
embarras et ses lenteurs, avidement racontés par les émissaires
de Vercingétorix, jetaient le trouble dans les esprits, un doute sur
sa fortune et sur sa force. Dans ses aveux, il raconte encore qu'il
se serait éloigné de ce lieu fatal, si la politique ne l'avait décidé à
ne pas donner cette joie à ses ennemis gaulois', et, ce qu'il redoutait
et haïssait plus encore, à ses ennemis de Rome.
Enfin une occasion se présenta que, de guerre lasse, faute de
mieux, trop habite capitaine pour s'y fier sans réserve, il accepta.
Il avait remarqué, sur le versant méridional de Gergovie, un point
mal gardé, que Vercingétorix avait à peu près dégarni de troupes
«
Horribilem speciem prmbebat
»,
dit César dans ses
Commentaires,
1. VII,
36.
2
« Le dogme principal des Druides, c'est que les âmes ne périssent pas, et
qu'après la mort elles passent d'un corps dans un autre. Cette croyance
leur parait singulièrement propre à exciter le courage, en inspirant le
mépris de la mort,
Commentaires de César, 1. VI, § 14.
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