VI La Génétique : un atout ou un poids pour le trans

VI
La Génétique: un atout ou un poids
pour le trans-humanisme ?
D D
Lorsque l’on parle de trans-humanisme corporel, de transfor-
mation de l’Homme dans sa biologie, nous sommes généralement
confrontés à deux mouvements, à deux cadres conceptuels qui
curieusement font écho aux réflexions sur l’inné et l’acquis, sur
l’évolution de Darwin ou de Lamarck, sur les forces cognitives
centrifuges ou centripètes de Jean Piaget ou, aujourd’hui, sur les
rôles respectifs de la génétique et de l’épigénétique ; en résumé
la confrontation entre ce qui émane de notre intérieur et ce
qui nous est imposé par notre milieu extérieur. Dans le cadre
de ce colloque, cette opposition prend la forme de l’homme
augmenté face à l’homme modifié.
L’homme augmenté le sera soit par l’introduction de tech-
nologie, de capteurs, de facilitateurs, bref d’une augmentation
venant de l’extérieur. L’homme modifié lui, le sera par l’amé-
nagement de ses capacités intrinsèques. Dans le premier cas,
bien sûr, ces augmentations ne seront pas permanentes et donc
d’un intérêt très relatif vis-à-vis de l’avenir de l’espèce. Nous
savons depuis l’émergence de la génétique des populations, que
l’individu est une quantité négligeable du point de vue évolutif
et que seules les populations, seule la dissémination d’une
capacité particulière en assure la pérennité. Il ne faut donc pas
confondre un trans-humanisme transitoire n’impliquant que
quelques individus qui seraient équipés dès leurs naissances,
204 N  A
avecl’effort commun d’une espèce dans le but de se transformer
de façon irréversible, en modifiant son patrimoine génétique.
Pour un généticien fondamentaliste bien sûr, seule cette dernière
possibilité est digne d’intérêt à long terme et donc la question
que j’aimerais aborder aujourd’hui –sur un ton volontairement
provocateur– est naturellement celle de la possibilité d’une
modification génétique de nos capacités intrinsèques.
C’est une question qu’il est difficile d’aborder car la réponse
engage notre connaissance à la fois de l’existence et de la nature
d’un déterminisme génétique. Or si le déterminisme génomique
est bien entendu une évidence, je veux dire par là le fait que
notre génome détermine une grande partie de notre biologie (et
il n’est que de constater l’extraordinaire ressemblance des vrais
jumeaux pour s’en convaincre), le morcellement du déterminisme
de notre génome en des sous unités, des parties dont l’unité de
base en serait le gène est, me semble-t-il, plus problématique.
Pourtant, si l’on souhaite améliorer un trait particulier, encore
faut-il que ce trait résulte d’une cause précise permettant alors sa
modification. Existe-t-il donc un déterminisme associé à chaque
gène ? En d’autres termes, le génome dans son entier (à savoir
l’ensemble de notre matériel génétique) n’est-il que la somme de
ses parties ou existe-t-il un déterminisme que l’on pourrait appeler
«émergeant», telle une propriété émergente, qui ne pourrait
pas être décomposée et réduite à la seule addition de ses parties.
L’idée d’un déterminisme associé au gène est très fortement
ancrée dans la théorie de l’évolution telle que synthétisée par
Charles Darwin, bien que celui-ci ne connaissait ni la nature,
ni l’existence de notre matériel génétique, même à la fin de sa
vie apparemment, en 1882. La théorie présentée par Darwin
en effet met tout le poids sur le pilier de la sélection e origin
of species by means of natural selection, «L’origine des espèces
par le moyen de la sélection naturelle» publié en 1859 ou By
natural means of selection, comme il l’écrit dans la lettre envoyée
avec Wallace à la Linnean society une année auparavant. Par le
«moyen de la sélection naturelle» ou par le «moyen naturel
de la sélection», on voit que ces mots essentiels ont de la peine
à s’agencer mais, dans tous les cas, cela ne laisse quepeu d’im-
portance à la variation des caractères qui, danscette optique,
La Génétique: un atout ou un poids 205
est naturellement considérée comme pleinement aléatoire
donc infinie et par conséquent dénuée de causalité ; le bec des
pinsons «s’adapte» à la nourriture, il ne s’adapte pas «selon
ses possibilités».
En l’absence d’un mécanisme connu associé à la varia-
tion, l’importance de ce paramètre eut beaucoup de peine
–et aujourd’hui encore– à pleinement intégrer une théorie
de l’évolution et, de fait, on ne parle jamais d’une théorie
de la variation, que celle-ci soit libre ou contrainte. La force
motrice de cette théorie, héritée de Candolle –la nature est
en guerre– et de Malthus, est bien la bataille pour la survie
ce qui implique que la variation n’est que peu limitée et donc
que chaque trait particulier peut en principe être réduit à une
unité d’information, un gène qui serait libre de varier de façon
relativement autonome.
Ce concept d’unité minimale d’information génétique a
trouvé son alterego dans l’informatique ce qui, ajouté à notre
tendance ontologique à croire que nous sommes construits
comme des machines pensées, nous pousse à voir une relation
bidirectionnelle entre une unité génotypique d’une part, et
une unité phénotypique d’autre part. C’est en grande partie
parce que nous nous voyons comme un assemblage de parties
(nos doigts, notre nez, notre foie) que nous considérons notre
génome comme un assemblage de gènes. Cette vue particulière
a été bien sûr renforcée par les développements spectaculaires
de la génétique humaine, dont les grandes avancées ont pour
l’instant surtout mis en avant des maladies mono-géniques,
ceci principalement pour des raisons technologiques. Le télé-
thon en est un exemple frappant, où le but ultime de telle ou
telle recherche est souvent formulé en termes de découverte
du gène de telle ou telle maladie, renforçant en cela l’idée que
le gène est à la fois la cause générale de nos problèmes et, par
conséquent, une source possible de solutions. Et dès lors que
l’on parle d’amélioration de la santé d’un patient, pourquoi
ne pas parler d’amélioration d’un état bien portant, donc d’un
état qualifié de naturel ?
Si chacune de nos parties provient d’une cause distincte, on
peut en principe modifier cette cause pour produire un effet
206 N  A
différent. C’est là le postulat de base de l’homme génétiquement
modifié, c’est là où la génétique s’offre comme une alternative,
une solution pour le trans-humanisme. Il y a en fait deux façons
d’imaginer ces modifications. La première consisterait à agir
sur des rapports de quantités et d’équilibre entre ces unités
de causalité génétiques ; faire mieux avec le même matériel.
Ceci pourrait se faire par exemple en modifiant les forces en
présence, en renforçant telle ou telle activité catalytique d’une
télomérase, en diminuant notre production de radicaux libres,
en augmentant notre masse musculaire. C’est là le programme
de tous les mouvements actuels luttant par exemple contre le
vieillissement à la fois par des moyens «naturels» extérieurs, tels
que des régimes alimentaires, de l’exercice, et par un interven-
tionnisme génétique possible dans le but par exemple de mieux
réparer l’ADN et de prévenir le «vieillissement» des protéines.
La technologie requise est à disposition et les nouveaux systèmes
de modification des génomes tel que le CRISPR permettent
aujourd’hui de travailler avec quelques embryons seulement,
franchissant ainsi une barrière éthique importante, à savoir
l’origine des oocytes et le marché globalisé qui leur est associé.
La deuxième possibilité, plus intéressante à mon avis, mais
certainement moins réaliste, serait d’introduire des causalités
supplémentaires et originales afin d’induire un effet jusqu’alors
inconnu chez nous. Cela pourrait passer soit par du matériel
génétique provenant d’autres espèces soit, plus vrai sem bla-
blement, par du matériel synthétique produisant par exemple des
protéines inédites et inconnues du monde vivant, faites d’acides
aminés synthétiques artificiels. Cette alternative impliquerait de
rajouter quelques outils nécessaires à leur fabrication cellulaire,
tels de nouveaux ARN transferts, et cela commence à se faire
maintenant dans des systèmes cellulaires.
La première approche me semble à la fois décevante et
illusoire. Elle est décevante car ce n’est pas de simples amélio-
rations de fonctions existantes dont nous aurons besoin pour
atteindre l’homo novus, mais bien de changements plus ambitieux,
plus surprenants. Elle est également illusoire car nous savons
aujourd’hui que les systèmes de causalités génétiques sont beau-
coup plus diffus et beaucoup moins verticaux quenouslepensons
La Génétique: un atout ou un poids 207
depuis unsiècle. Nous savons aujourd’hui que les humains n’ont
pratiquement rien inventé en termes d’innovation morpholo-
gique ou physiologique, et que rien de nous n’a pu échapper
aux contraintes très fortes appliquées à notre développement et
à notre physiologie. À cet égard, le réductionnisme génétique
va de pair avec une perte progressive de déterminisme ; un
génome certes produit un animal et le même génome produira
toujours le même animal, mais un gène, en revanche, ne produit
pas une seule, unique et reproductible fonction, comme on le
pensait encore il y a une trentaine d’années. Un gène peut être
multifonctionnel, pléiotropique, et ses fonctions peuvent varier
grandement selon le contexte cellulaire et physiologique, selon
l’environnement, ce qui n’est pas surprenant, aposteriori, puisque
nous partageons l’essentiel de nos gènes avec les autres animaux
passés et présents. Cette simple constatation nous dit bien à quel
point notre déterminisme génétique est à considérer au niveau
global de notre génome, plutôt qu’au niveau de ses composants
génétiques. Cette remarque est accentuée si l’on remonte aux
composants même de nos protéines, les acides-aminés, qui eux
sont naturellement dénués de tout déterminisme biologique,
sans parler des atomes qui les composent.
Nous ne sommes le produit de nos gènes que d’une façon
indirecte, par l’intermédiaire d’interactions multiples et inces-
santes entre les effets directs de ces gènes (les protéines) et
d’autres systèmes de codage que nous commençons à peine
à appréhender. Bien sûr, quelques fonctions extrêmement
différenciées dépendent parfois de causes bien identifiées ; on
pourra certainement un jour ou l’autre augmenter notre niveau
d’insuline personnel grâce à une transformation génétique ou
améliorer une fonction musculaire ou digestive, mais cela n’a
rien à voir avec le trans-humanisme. Et c’est donc à cet égard
que la génétique qui est sans doute un atout puissant pour la
correction de certaines maladies ou pour la production future
de ce que j’appellerais des hommes légèrement augmentés, des
surhommes, est en fait un poids, un obstacle à la production
de transformations inédites et intéressantes ; nous sommes
condamnés à rester dans un cadre qui est fixé, dans ce qui nous
est autorisé par notre génétique.
1 / 11 100%

VI La Génétique : un atout ou un poids pour le trans

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !