Le théâtre dans Le premier jardin d`Anne Hébert.

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Le théâtre dans Le premier jardin d’Anne Hébert.
Étude d’une odyssée mémorielle portée par la convocation et
l’emprise
Mémoire
Marie-Pier Hébert Doyon
Maîtrise en études littéraires
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
©Marie-Pier Hébert Doyon
RÉSUMÉ
Ce mémoire vise à mettre en lumière l’influence qu’exerce le théâtre dans le roman
Le premier jardin d’Anne Hébert. Il s’efforce de démontrer que l’intrigue s’articule autour
d’une dichotomie fondamentale entre la remémoration d’un passé collectif, où la
protagoniste participe en tant que comédienne, et la résurgence de souvenirs où elle devient
spectatrice de son propre passé qui envahit et détracte le présent. Ainsi, cette étude révèle
comment les thèmes de la convocation et de l’emprise investissent l’odyssée mémorielle de
Flora Fontanges et parvient également à dégager la vision de l’Art et de la création qui
anime le roman tout comme le parcours de l’auteure.
iii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ............................................................................................................................ III
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................... V
DÉDICACES ..................................................................................................................... VII
REMERCIEMENTS ......................................................................................................... IX
INTRODUCTION ................................................................................................................ 1
ÉTAT DE LA QUESTION ............................................................................................... 2
CADRE THÉORIQUE ..................................................................................................... 4
CHAPITRE 1 - CONVOCATION AUX QUATRE COINS DE LA VILLE ET DE
L’HISTOIRE ......................................................................................................................... 7
1.
INTRODUCTION ......................................................................................................... 7
1.1
COMPOSITION DU ROMAN : PREMIÈRES CONSTATATIONS .............. 8
1.2
FLORA ET LE THÉÂTRE : CONVOCATION ET EMPRISE ..................... 10
1.3
UN ROMAN DE LA « MISE EN SCÈNE » ...................................................... 14
1.4 LE DÉCOR : DÉCLENCHEUR D’UNE ODYSSÉE DANS LA MÉMOIRE
COLLECTIVE ................................................................................................................ 18
1.5
LA TRANSITION VERS SOI : AURORE MICHAUD ................................... 26
1.6
CONCLUSION ..................................................................................................... 28
CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE .................................... 31
2
INTRODUCTION ....................................................................................................... 31
2.1
LA MÉMOIRE EN REPRÉSENTATION ET SES « REVENANTES » ....... 32
2.2 UN PAS VERS L’ACCEPTATION : QUAND LE DÉTACHEMENT
PERMET L’AFFRONTEMENT ................................................................................... 39
2.3
D’UNE IDENTITÉ À L’AUTRE : LE THÉÂTRE .......................................... 44
2.4
LA CATHARSIS PAR LE THÉÂTRE .............................................................. 46
v
2.5
CONCLUSION ET RETOUR DE MAUD ........................................................ 51
CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES FRAGMENTS DE
SOI ET DE L’HISTOIRE ................................................................................................. 53
3
INTRODUCTION....................................................................................................... 53
3.1
LE DIALOGUE INTERTEXTUEL .................................................................. 54
3.2
INVENTAIRE DE L’INTERTEXTE THÉÂTRAL ........................................ 55
3.3
LE THÉÂTRE ET L’HISTOIRE AU SEIN DE L’INTERTEXTE ............... 61
3.4
FLORA AU PAYS DE L’ENFANCE ................................................................ 65
3.5
LA SCÈNE AU CŒUR DU ROMAN................................................................ 68
3.6
PLEINS FEUX SUR LA CRÉATION ............................................................... 71
CONCLUSION ................................................................................................................... 77
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 83
vi
DÉDICACES
À Raphaël, à son regard
d’enfant qui me ramène vers
mon premier jardin
vii
REMERCIEMENTS
Avant tout, je tiens à remercier Marie-Andrée Beaudet sans qui je n’aurais jamais
entamé ce projet. Merci d’avoir semé cet intérêt pour la magnifique œuvre d’Anne Hébert,
d’avoir été une lectrice dévouée malgré le temps que j’ai pris pour finir cette odyssée et
d’avoir su quoi me dire lorsque les doutes m’envahissaient.
Merci à mes amies littéraires, Sabrina et mes deux Stéphanie, d’avoir été des
sources de motivation constante et des amies fidèles malgré la distance qui nous sépare.
Merci à la belle gang d’amis qui m’entoure depuis plus de dix ans. Chaque souper,
soirée, marche ou activité avec la marmaille est un souvenir précieux. Vous m’avez
soutenue et changé les idées quand j’en avais le plus besoin.
Un grand merci à ma famille et à ma belle-famille qui ont cru en moi, qui ont
compris les efforts que cela pouvait représenter. Merci d’être toujours là.
Un merci spécial à Julie pour la mise en page du travail et à Sabrina pour la
correction.
À mon amoureux, merci de croire en moi quand je suis découragée, de m’endurer
quand je suis nerveuse et de m’aimer depuis toutes ces années. Merci d’avoir partagé avec
moi les instants difficiles de la rédaction et de m’avoir écouté te lire des pages entières
même si tu ne comprenais pas mon travail. Je t’aime.
Ma maîtrise a débuté avec l’annonce de l’arrivée de Raphaël, le petit bonhomme qui
inonde mon quotidien de rires et d’amour. Elle se termine aussi sur une note heureuse avec
l’arrivée d’un autre trésor qui commence déjà à bouger dans mon ventre…
ix
INTRODUCTION
« All the world’s a stage1. » Voici comment Le Premier jardin2 d’Anne Hébert
convoque, dès son épigraphe, l’un des plus grands dramaturges de l’Histoire, William
Shakespeare. On peut traduire l’expression par « le monde entier est un théâtre », ce qui
invite le lecteur à entamer, dès le seuil du récit, une réflexion sur les frontières qui
existent entre l’être et le paraître. Ce roman qui constitue le corpus de notre étude est
perçu, autant par le public que par la critique, comme particulièrement touchant en raison
de ses évocations poétiques de la ville de Québec et de son Histoire. Dans une allocution
de présentation, Jeanne Lapointe l’introduisait ainsi : « Le Premier jardin, malgré le
sous-titre roman, bouscule les règles du genre3. » En effet, celui-ci fait figure de synthèse
de l’imaginaire hébertien en élaborant un dialogue très soutenu entre les formes
artistiques que l’auteure a pratiquées ; la poésie, le récit et le théâtre. Si les rapports
intergénériques constituent un terrain d’enquête littéraire fertile, les multiples références
au genre dramatique présentes dans l’œuvre nous inclinent néanmoins à penser que l’art
théâtral occupe dans ce roman un statut particulier, autant sur le plan thématique que
formel. Aussi, notre mémoire visera-t-il à éclairer la nature et les modalités d’opération
de ce dialogue entre les genres narratif et dramatique, phénomène renforcé par le fait que
la protagoniste, Flora Fontanges, exerce elle-même le métier de comédienne.
L’intrigue s’amorce lorsque Flora quitte la France pour revenir dans sa ville natale,
Québec, afin d’interpréter le rôle de Winnie dans la pièce Oh les beaux jours4de Samuel
Beckett et de revoir sa fille Maud. Cependant, à son arrivée, Maud a une fois de plus
fugué et Flora est accueillie par les amis de sa fille, qui se font un devoir de lui faire
visiter la ville. Le trajet de leurs errances amène l’actrice à confronter de vieux souvenirs
refoulés qui ressurgissent. Incarner des personnages semble alors la seule façon de tenir
1
Citation célèbre de William Shakespeare, provenant de la pièce Comme il vous plaira, acte 2, scène 7.
Anne Hébert, Le premier jardin, Montréal, Boréal (Coll. Compact), 2009, p.9. Désormais, les renvois à
cette édition seront signalés par la seule mention PJ- suivie du numéro de la page.
3
Jeanne Lapointe, « Notes sur Le premier jardin d’Anne Hébert », dans Écrits du Canada français, nº65
(premier trimestre, 1989), p. 47.
4
Samuel Beckett, Oh les beaux jours ; pièce en deux actes, Paris, éditions de Minuit, [1963] 1970, 89 p.
2
1
son enfance à distance : habiter d’autres vies pour faire la paix avec la sienne,
principalement des destinées féminines qui sont reliées à l’histoire de sa collectivité.
Anne Hébert fait sienne la conviction proustienne selon laquelle « l’art est le seul antidote
à l’identité perdue5 ». Toutefois, l’instance narrative ne fait pas que raconter le passé de
Flora, elle l’offre littéralement en spectacle et c’est pourquoi nous tendons à lier cet effet
au terme de « spectacle de l’esprit », proposé par Jacqueline Viswanathan-Delord dans
son livre Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre6. Le lecteur
assiste au spectacle de la conscience de la comédienne qui se présente comme un
assemblage de courtes scènes puisant leurs effets dans le langage théâtral. Si les pièces
hébertiennes, comme le Temps sauvage, ou encore L’Île de la demoiselle, sont héritières
d’un théâtre de la parole destiné à la lecture plutôt qu’à la représentation,
paradoxalement, le roman à l’étude fait « voir » un véritable théâtre. Un réseau de motifs
liés à l’Art se décèle également, dont ceux de la convocation et de l’emprise sur lesquels
nous allons nous attarder plus particulièrement, car ils s’avèrent, à notre avis, les plus
fondamentaux. En somme, ce mémoire cherche à analyser la part structurante accordée
au langage théâtral dans Le premier jardin, observation déjà faite par la critique, mais
jamais encore explorée en profondeur. Cette recherche permettra de montrer comment la
narration dessine une opposition primordiale entre la reconstitution d’une mémoire
collective, à laquelle Flora participe en convoquant et en interprétant les destins de
femmes de la communauté, et d’une mémoire individuelle qui transforme la protagoniste
en spectatrice sous l’emprise d’un passé qui phagocyte le réel. Nous souhaitons du même
coup dégager la vision de l’Art qui anime ce roman, tout comme l’ensemble du parcours
artistique de cette auteure phare, et qui semble ici intrinsèquement liée à l’Histoire et à la
recherche identitaire.
ÉTAT DE LA QUESTION
L’œuvre d’Anne Hébert a suscité une abondante quantité de commentaires
critiques, comme en témoigne d’ailleurs la riche bibliographie publiée aux Presses de
5
Daniel Marcheix, « Pratiques de signes et fascination de l’informe dans les romans d’Anne Hébert » dans
Voix et Images, vol. XVII, nº2 (80, hiver 2002), p. 331.
6
Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2000, 266 p.
2
l’Université de Montréal sous la supervision de Nathalie Watteyne7. Elle demeure
l’œuvre québécoise la plus étudiée au Canada comme à l’étranger. Pour traduire sa
complexité, les critiques ont souvent pris le parti d’articuler l’analyse autour de couples
antagonistes, par exemple, l’ombre et la lumière ou la vie et la mort. On constate
toutefois que les commentateurs les plus récents tendent plutôt vers un certain
dépassement de ces oppositions, preuve qu’il reste beaucoup à dire sur cette œuvre, qui
après tout ce temps, amène encore la critique à se renouveler au fil des ans.
Publié en 1988, le roman qui nous intéresse représente, selon André Brochu, un
point tournant dans l’œuvre hébertienne puisque : « l’évènement structurant, dans les
romans antérieurs, était une manifestation sauvage, agressive du désir, ici il se ramène à
une fatalité8 ». En effet, l’incendie de l’orphelinat où Flora a vécu sa petite enfance n’est
dû qu’à un mauvais entretien du bâtiment. Alors que les romans précédents se
déployaient plutôt autour de figures incapables de résister à leurs pulsions, ici, le meurtre
n’est pas au premier plan et la protagoniste, sans racine et victime de cette « épreuve du
feu9 », finira par confronter volontairement le passé qui revient la hanter. En cela, Flora
Fontanges, premier véritable alter ego de l’écrivaine « inaugure une nouvelle série de
figures chez Anne Hébert10 ». La romancière en témoigne d’ailleurs elle-même lors d’un
entretien avec Pierre Hétu, où elle dit :
Jeune, j'aurais aimé monter sur les planches. Je considère encore que c'est un très
beau métier. En écrivant l'histoire de Flora Fontanges, j’ai en quelque sorte transposé
une vie d’écrivain en une vie de comédienne. Elle entre dans ses rôles de la même
façon que moi j’essaie de m’incarner dans mes personnages.11
7
Nathalie Watteyne [dir.], Anne Hébert. Chronologie et bibliographie, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, 2008, 315 p. [En collaboration avec Anne Ancrenat, Patricia Godbout, Lucie Guillemette et
Daniel Marcheix.]
8
André Brochu, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa (Coll.
Œuvres et auteurs), 2000, p. 203.
9
Daniel Marcheix, «‘’L’épreuve du feu’’ dans Le premier jardin : de la confiscation des origines à la
‘’vivifiante hystérie’’», dans Madeleine DUCROCQ POIRIER [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre,
Montréal, Hexagone, 1997, p. 355-367.
10
André Brochu, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa (Coll.
Œuvres et auteurs), 2000, p. 201.
11
Anne Hébert citée par Pierre Hétu, « Entre la mer et l’eau douce », dans Nuit blanche, le magazine du
livre, n°34, 1988-1989, p.42.
3
Bien des éléments rapprochent en effet l’auteure de sa protagoniste : les deux
femmes, nées au Québec en 1916, partagent une même passion pour le théâtre et ont
choisi de vivre en France pour se consacrer à leur art. Même si l’objectif du présent
mémoire n’est pas de se fonder sur des éléments biographiques en vue d’éclairer l’étude
du texte, force est de constater que de multiples points communs relient la figure de Flora
Fontanges à celle d’Anne Hébert. Les critiques reconnaissent l’importance du Premier
jardin en tant que carrefour de l’imaginaire social hébertien. Précisons que dans les
études consacrées à ce roman, ce sont les perspectives historiques, féministes et
identitaires qui ont jusqu’ici été majoritairement privilégiées, contrairement à la
perspective générique que nous souhaitons emprunter pour aborder la façon dont le
théâtre articule la représentation de l’odyssée mémorielle de Flora Fontanges et comment
celui-ci se fonde sur une logique d’oscillation entre deux modes de rapport à la mémoire
tournant autour des motifs de la convocation et de l’emprise. C’est d’ailleurs ce qui
distingue notre présente étude du mémoire de maîtrise de Blandine Rollin, intitulé « Le
théâtre dans le Premier jardin d’Anne Hébert ». Dans son ouvrage Une écriture de la
passion12, consacré au roman Kamouraska, Robert Harvey évoque déjà la dimension
théâtrale qui englobe le récit second, celui du passé de la protagoniste Élisabeth Rolland.
Le théâtre et la mise en scène romanesque revêtent une importance encore plus
considérable dans le Premier jardin, car ils englobent tous les niveaux temporels.
Du reste, puisqu’il est déjà établi que des rapports biographiques sont perceptibles
entre le personnage de Flora Fontanges et son auteure, Anne Hébert, cette recherche
permettra également de dégager la symbolique des intertextes du roman et de mettre en
lumière ce qu’apporte le processus créatif, à la fois chez le comédien et chez l’écrivain.
CADRE THÉORIQUE
Dans un premier temps, c’est en étudiant les multiples effets qui rapprochent le
romanesque du dramatique ainsi que l’empreinte de la protagoniste comédienne sur les
procédés narratifs au regard des constatations que Jacqueline Viswanathan-Delord
présente dans son livre Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre
12
Robert Harvey, Kamouraska d’Anne Hébert : une écriture de la passion : suivi de Pour un nouveau
Torrent, Montréal, Hurtubise HMH, « Cahiers du Québec » (Coll. Littérature), nº69, 1982, 211 p.
4
que nous pourrons dévoiler les caractéristiques intergénériques qui se manifestent dans la
première partie du roman. Cette dernière se concentre, en effet, sur le déclenchement des
remémorations de Flora qui vont de pair avec les micro-récits historiques, fortement
inspirés par sa visite de la ville qu’elle effectue avec l’ami de sa fille, Raphaël. Nous nous
interrogerons sur la façon dont les lieux conditionnent l’odyssée de Flora en nous
appuyant sur la brève, mais éclairante, étude de François Ricard intitulée « Le décor
romanesque »13. Nous verrons aussi comment l’espace du roman nous informe sur l’état
d’esprit du personnage qui l’observe.
Dans un deuxième temps, nous définirons ce qui distingue la deuxième partie du
roman où le passé de Flora prend le dessus sur son présent et suscite une véritable
emprise. L’ouvrage d’Elizabeth R. Jackson14 qui porte sur la notion de « mémoire
involontaire » dans l’œuvre de Marcel Proust nous sera utile pour rendre compte du
changement qui s’opère dans la nature des souvenirs qui l’assaillent. Nous pourrons
ensuite mettre en lumière le double renversement qui s’effectue, touchant le champ de
présence de la comédienne ainsi que le schéma théâtral qui s’était déployé dans la
première partie. Ce sont les écrits de Daniel Marcheix qui nous serviront d’assise
méthodologique pour continuer à démontrer comment le langage théâtral influence les
reconstitutions mémorielles, mais d’une manière différente. Flora finira par affronter
volontairement sa mémoire et par vivre un processus de catharsis, que nous aborderons
sous l’éclairage d’un article de Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie? »15.
Enfin, la dernière partie se consacrera aux manifestations intertextuelles du roman,
principalement aux références qui sont en rapport avec l’Histoire et le théâtre. Un
inventaire de l’intertexte théâtral permettra, en outre, de révéler quel type de rôle a eu une
influence sur la carrière et la vie de Flora ainsi que sur la manière dont le lecteur perçoit
la comédienne. Par la suite, nous examinerons les liens qui unissent l’œuvre d’Alice au
pays des merveilles au Premier jardin étant donné les allusions que nous y avons
François Ricard, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4 (novembre 1972), p. 343362.
14
Elizabeth R. Jackson, L’évolution de la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel Proust, Paris,
Éditions A. G. Nizet, 1966, 275 p.
15
Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie ? » dans Régis DEBRAY [dir.], La querelle du
spectacle, Paris, Gallimard, 1996, p.181-191.
13
5
relevées. Nous verrons également les particularités de la pièce Oh les beaux jours de
Samuel Beckett et la signification que le rôle de Winnie peut détenir dans le parcours que
Flora effectue. Tout cela nous mènera à relever les conceptions de l’Art qui sont
véhiculées par le roman. À quoi sert le théâtre dans la vie de Flora Fontanges? Comment
y perçoit-on la création artistique? Qu’apporte-t-elle à l’artiste? Voilà autant de questions
auxquelles nous tâcherons de répondre en nous appuyant, entre autres, sur les écrits de
Louis Jouvet dans son livre Témoignages sur le théâtre16, mais également sur ce que le
roman nous a appris de la façon dont Anne Hébert concevait l’Art et la pulsion de la
création. Pour terminer, mentionnons que tout au long de la recherche, nous nous sommes
également référée aux grandes études sur Anne Hébert que nous avons recensées dans
notre bibliographie et aux articles figurant dans la très enrichissante collection de
l’université de Sherbrooke intitulée Les Cahiers Anne Hébert.
16
6
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, 249 p.
CHAPITRE 1 - CONVOCATION AUX QUATRE COINS DE
LA VILLE ET DE L’HISTOIRE
1. INTRODUCTION
Au cours de ce premier chapitre, nous allons d’abord nous attacher à montrer
comment la structure générale du roman est symbolique de l’état identitaire de la
protagoniste et du rapport complexe qu’elle entretient avec l’art théâtral. Cela nous
permettra de présenter les couches narratives du récit ainsi que le découpage du roman que
nous avons choisi d’utiliser pour faciliter cette analyse. Nous allons nous attarder à la
manière dont le roman est mis en scène et dont le personnage-comédienne de Flora
Fontanges influence l’écriture et le profil générique de l’œuvre. Ensuite, nous examinerons
le rapport que la protagoniste entretient avec la discipline dramatique avant d’observer la
manière dont les lieux dans lesquels l’actrice évolue déclenchent une odyssée dans
l’Histoire de sa ville. Dans le roman, de multiples micro-récits s’élaborent comme autant de
spectacles dans lesquels Flora interprète des figures historiques féminines mises de côté par
l’Histoire officielle. Il nous faudra nous pencher sur ces interprétations afin de déceler leur
fonctionnement et leur retentissement au sein du roman. Le chapitre se terminera par
l’analyse du point tournant constitué par le récit du destin d’Aurore Michaud. Grâce à
l’interprétation de ces vies de femmes, Flora s’est préparée à vivre une sorte de catharsis,
même si elle croyait au départ que le jeu lui permettrait plutôt de repousser ses souvenirs
douloureux. À cet égard, la mort d’Aurore Michaud annonce une confrontation directe avec
son passé et un « renversement des tensions17 » bouscule les schémas théâtraux et narratifs
établis. Il ne sera alors plus question de l’Histoire, mais bien de l’histoire de Flora, et les
mécanismes de l’emprise qu’exerce son passé traumatique seront examinés plus en
profondeur dans le chapitre 2.
17
Daniel Marcheix, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.], Le temps sauvage selon Anne Hébert,
Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p. 102.
7
1.1
COMPOSITION DU ROMAN : PREMIÈRES CONSTATATIONS
Le Premier jardin est un roman qui, étonnamment, n’est pas découpé en chapitres,
mais plutôt en 52 sections comportant chacune pas plus de quelques pages. En plus
d’élaborer un dialogue entre les formes artistiques, tels le théâtre, la poésie et l’écriture
romanesque, sa structure temporelle superpose plusieurs époques et souvenirs, révélant une
sensibilité à l’Histoire et aux mécanismes de la mémoire. Des sauts dans le temps et des
jeux d’interprétation entre Flora et Raphaël forment des micro-récits qui parsèment le
roman et forcent le lecteur à avancer par petits coups, à se prêter à ce jeu d’échos pour
retracer à la fois la vie mouvementée de la protagoniste et l’existence de femmes qui sont
liées à la ville de Québec. Des blancs typographiques séparent parfois les paragraphes pour
signifier les moments où l’on passe du réel à un souvenir, la disposition aléatoire du texte
suggère ainsi une certaine liberté envers le genre romanesque. D’emblée, dès les deux
premières phrases, l’incipit dévoile au lecteur l’importance qu’aura le motif du double pour
la protagoniste :
Deux lettres venant d’une ville lointaine, postées à quelques heures d’intervalle, dans
des quartiers différents, par des personnes différentes, la joignent en même temps, dans
sa retraite de Touraine et décident de son retour au pays natal. L’état civil affirme
qu’elle se nomme Pierrette Paul et qu’elle est née dans une ville du Nouveau Monde, le
jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, tandis que des affiches, dispersées dans les
vieux pays, proclament que les traits de son visage et les lignes de son corps
appartiennent à une comédienne, connue sous le nom de Flora Fontanges18.
Au seuil du récit, la thématique de l’identité trouble transparaît et s’affirme comme la
caractéristique la plus fondamentale du personnage principal. Son acte de naissance indique
que Flora a été une enfant prise en charge par la société, une orpheline. De plus, jamais le
nom de la ville natale en question n’apparaît, ni dans ces premières pages, ni dans la suite
du roman et cela traduit visiblement la crainte que Flora éprouve de confronter ses vieux
démons : « Depuis le temps qu’elle l’a quittée, d’ailleurs peut-être la ville s’est résorbée sur
place comme une flaque d’eau au soleil ? Le vide de son visage est extrême alors qu’elle
s’imagine, sous ses paupières fermées, la disparition possible de la ville19 ». Au même titre
que l’identité de Flora nous échappe et n’est rendue accessible que par son apparence
18
19
8
PJ-p.9.
Ibid., p.10.
physique, la ville, anonyme, ne se reconnaît que par la description inhérente aux lieux,
réaffirmant ainsi la fissure identitaire comme une hantise apparente du texte. On découvre
donc un personnage à l’identité trouble, dont l’apparence physique répond à deux noms
distincts. On précise même qu’« [h]ors de scène, elle n’est personne. C’est une femme
vieillissante. Ses mains nues. Sa valise usée20. » Le style minimaliste, composé de phrases
courtes, parfois sans pronom et sans verbe, peut faire songer au ton d’une didascalie étant
donné le statut particulier qu’occupe le théâtre dans la vie de Flora. Si la narration
hébertienne présente des tendances analeptiques, elle adopte au sein du roman des
configurations différentes à mesure que le récit se déploie, tel que démontré par Jaap
Linvelt dans Aspect de la narration : thématique, idéologie, identité21. Cet ouvrage offre en
effet une division du roman qui permet de voir comment le processus narratif s’avère
symptomatique de la quête identitaire qui se produit. Méthodologiquement, nous avons
choisi de présenter ce découpage parce qu’il nous permet de renforcer la fiabilité de la piste
que nous empruntons en basant notre analyse sur l’opposition qui se crée entre la mémoire
collective et la mémoire individuelle.
La première partie du roman, constituée des pages 9 à 74, correspond au refus du
passé qu’entretient la protagoniste. Elle se caractérise par une narration principalement de
type hétérodiégétique, effectuée par un narrateur anonyme qui se focalise sur Flora. La
deuxième partie comprend les pages 75 à 121. Il s’agit d’une section où Flora et Raphaël
deviennent les narrateurs de récits historiques qu’ils n’ont pas vécus, mais qui sont donnés
comme vrais par l’insertion de certains faits documentaires. Toutefois, il est à noter que le
narrateur anonyme est tout de même présent pour encadrer les micro-récits historiques et
les anamnèses. Cette portion se termine avec le récit d’Aurore Michaud que nous
considérons comme un point tournant crucial au sein de l’œuvre. La troisième partie est
plus courte, elle débute à la page 123 et se termine à la page 134. Celle-ci coïncide avec le
départ de Raphaël pour l’Isle-aux-Coudres. Le narrateur anonyme se focalise sur Flora
pendant que ses souvenirs la rattrapent franchement. Alors qu’elle s’isole dans sa chambre
d’hôtel pour trois jours, un changement narratif important se perçoit dans la quatrième
20
PJ- p.9.
Jaap Lintvelt, Aspects de la narration : thématique, idéologie et identité, Québec/Paris, Éditions Nota
bene/L’Harmattan (Coll. Littérature(s)), 2000, 306 p.
21
9
section, composée des pages 135 à 152. En effet, Flora prend la narration en charge, qui
devient ainsi homodiégétique, au moment exact où elle choisit d’assumer son passé. Pour
finir, la dernière partie du roman englobe les pages 153 à 189. Le narrateur anonyme
reprend le cours du récit et Flora plonge au fond de sa mémoire en visitant l’ancien site de
l’hospice Saint-Louis.
Au final, même si l’alternance entre les formes narratives n’est pas nettement
découpée dans le roman, les diverses parties restent relativement homogènes sur les plans
narratif et thématique, et elles illustrent une progression qui nous aide à structurer notre
analyse et à l’asseoir sur des bases plus solides.
1.2
FLORA ET LE THÉÂTRE : CONVOCATION ET EMPRISE
Le rapport que Flora entretient avec le théâtre se révèle complexe et tout en nuances.
Pour bien le cerner, il importe d’examiner le passé de la protagoniste afin de constater
comment la discipline théâtrale lui a permis de défier les conventions sociales et les attentes
que l’on avait envers elle. Puis, le fait de considérer quelle place occupe le théâtre dans sa
vie et selon quelles modalités il influence son contact avec le monde nous permettra de
dégager la récurrence de certains motifs contradictoires.
La petite enfance de Flora s’est déroulée à l’hospice Saint-Louis où elle a été
recueillie par des religieuses. Orpheline, on lui a donné le nom de Pierrette Paul parce
qu’elle est née le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. Il s’agit de sa première identité,
si l’on peut dire. Elle est donc élevée dès son tout jeune âge selon des principes religieux
où : « il fallait garder les yeux baissés, le plus souvent possible, et surtout ne jamais
regarder en face les supérieures22. » Entourée d’images et d’histoires à caractère biblique,
son existence se déroule dans un décor impersonnel : « Les murs nus du réfectoire, la
grande croix noire au-dessus de la tribune, les tables interminables, les bancs de bois où
s’entassent une centaine de filles en noir, penchées sur la soupe aux choux aigres et la
viande grise23. » À ses onze ans, un évènement tragique se produit et bouleverse le cours de
son destin. Un incendie majeur éclate au sein de l’hospice, faisant trente-six victimes,
22
23
PJ- p.137.
Ibid., p.142.
10
toutes des petites filles comme elle. Flora est sauvée par Rosa Gaudrault qui brave les
flammes pour sauver d’autres enfants avant d’y perdre la vie. Cet accident hante sa
mémoire et constitue le noyau traumatique du roman. Par la suite, elle est adoptée par
monsieur et madame Eventurel. Même si « [o]n ne l’a pas consultée. Elle a été transplantée
de l’hospice Saint-Louis dans le petit appartement des Eventurel, rue Bourlamaque24 », la
métamorphose qu’elle vivra en recevant le nom de Marie Eventurel constituera son premier
véritable contact avec le théâtre. Souffrant de la scarlatine, elle est mise en quarantaine
avant d’être rasée et désinfectée de la tête au pied. Muette, elle apprendra petit à petit le
langage et les manières de sa famille adoptive avant de finalement rompre le silence.
-Je prendrais bien un peu de charlotte russe, s’il vous plaît ?
Cela sonnait bien dans sa tête comme sa première réplique de théâtre. Elle, qui n’avait
jamais vu ni théâtre ni cinéma, voilà qu’elle se trouvait en mesure de jouer le rôle que
les Eventurel lui destinaient. Elle devenait leur fille à part entière, ayant attendu dans le
silence de posséder parfaitement leur vocabulaire, afin de pouvoir s’adresser à eux,
d’égal à égal, enfant du même monde, croyait-elle, sans rien qui puisse la découvrir et
la compromettre25.
Cette seconde identité qu’on lui impose, elle la porte comme un costume, comme un
masque. Après s’être confondue dans une masse de jeunes filles en noir, que l’on voulait
toutes pareilles les unes aux autres, elle doit endosser le rôle que ses parents adoptifs ont
conçu spécialement pour elle. Et si elle accepte ce pacte, c’est précisément à cause de sa
peur d’être prise au piège dans sa propre identité.
Un jour, il y a très longtemps, elle venait à peine d’arriver chez les Eventurel, c’était
l’hiver, rue Bourlamaque, elle a été saisie par une idée surprenante qui, en se
prolongeant, risquait de la jeter dans le désespoir. N’être que soi toute la vie, sans
jamais pouvoir changer, être Pierrette Paul toujours, sans s’échapper jamais, enfermée
dans la même peau, rivée au même cœur, sans espérance de changement, comme ça,
tout doucement jusqu’à la vieillesse et la mort26.
La hantise d’être « rivée au même cœur » semble constituer l’impulsion première qui
la guide vers la discipline théâtrale et lui apporte cette « étrange attirance27 » envers les
autres. Le propre du comédien n’est-il pas de guetter avidement ceux qui l’entourent pour
24
PJ- p.136.
Ibid., p.137.
26
Ibid., p.63.
27
Id.
25
11
saisir les émotions et ainsi savoir les rendre à son public ? Dans le cas de Flora et du
théâtre, il s’agit d’un processus plus profond encore, voire beaucoup plus complexe :
« essayer une autre peau que la sienne comme on essaie des gants dans un magasin, ne plus
gruger sans cesse le même os de sa vie unique, mais se nourrir de substances étranges et
dépaysantes28. » Pour notre protagoniste, tout porte à croire que le théâtre garantit sa survie,
que c’est une question de vie ou de mort. D’ailleurs, les romans hébertiens ont souvent
cette particularité de présenter l’art de manière à la fois vitale et mortelle. Très vite, Flora
entretient une obsession de l’autre qui se transforme en idéal, elle deviendra, de son propre
aveu, « une voleuse d’âme29 » et ira même jusqu’à épier le dernier soupir des mourants
dans les hôpitaux. Son ambition de multiplier son existence la pousse vers une vie
consacrée au théâtre. Lorsque sa famille adoptive tente de la marier en lui organisant un bal
chez sa fausse grand-mère, elle annonce son choix de devenir comédienne et de se choisir
un nom qui soit bien à elle. Cette profession, indigne de son rang et associée au diable,
signe une rupture nette entre elle et les Eventurel. Elle partira dans les vieux pays pour
apprendre son métier envers et contre tous. L’exil lui permettra enfin de choisir son destin.
En définitive, cette alliance avec le théâtre ne sera pas de tout repos : la pratique de ce
métier entraîne Flora dans un tourbillon de sentiments et de situations contradictoires qui
nous parait, de prime abord, particulièrement bien exprimé par le motif de la convocation.
À ce sujet, l’article « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier jardin d’Anne
Hébert30 », coécrit par Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, offre un point de
vue intéressant :
Se prépare ainsi le geste de la convocation, central à l’élaboration narrative du Premier
jardin, car c’est par l’effort pour voir ou pour rappeler une suite d’êtres ou d’objets que
s’articule, dans tous ces moments de passage et d’évincement, le désir de combler un
vide. Bien que les expressions de convocation abondent dans le corpus littéraire
hébertien, dans Le Premier jardin, elles constituent un réseau lexical dont le champ
28
PJ-p.63.
Ibid., p.81.
30
Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier
jardin d’Anne Hébert », dans The french Review, vol. LXIV, nº3 (février 1991), p.451-462.
29
12
sémantique se greffe expressément, et plus visiblement qu’ailleurs, sur les thèmes du
théâtre et de la représentation dramatique31.
D’ailleurs ce leitmotiv agit sur plusieurs facettes, qu’il s’agisse de convoquer « le
temps révolu32 » ou l’instant présent, des souvenirs de sa fille Maud ou des personnages
théâtraux et historiques, le nombre des passages dans le roman qui impliquent la récitation
de prénoms anciens témoigne de la profondeur du réseau de sens qui se dessine autour de
ce motif. L’attirance qu’éprouve Flora pour le théâtre lui impose de convoquer en elle, tout
autant des personnages, des sentiments ou même des moments difficiles liés à son passé
pour offrir les interprétations les plus réussies.
Elle leur ferait vivre le Vray Procès de Jeanne, sans ménagement aucun, n’ayant pour
cela qu’à puiser à la source de sa vie là où un grand feu barbare brûle encore et la fait
hurler en rêve. De tous ses rôles, celui de Jeanne a été le plus applaudi au cours de sa
carrière. Mais pourrait-elle le reprendre, ce rôle, ici, dans la ville, sans risquer d’y
perdre la vie33 ?
Dans cet extrait, la jouissance d’habiter le personnage de Jeanne s’ajoute à une
certaine forme de souffrance qui semble, tout au long du roman, être l’apanage du
comédien. Si Flora doit puiser au cœur de sa mémoire affective pour faire vivre un
personnage, plus les expériences dont elle s’inspire sont véritables et douloureuses, plus le
public appréciera le résultat sur la scène. Interpréter un rôle donne lieu à cette « vivifiante
hystérie34 » :
Éclater en dix, cent, mille fragments vivaces ; être dix, cent, mille personnes nouvelles
et vivaces. Aller de l’une à l’autre, non pas légèrement comme on change de robe, mais
habiter profondément un autre être avec ce que cela suppose de connaissance, de
compassion, d’enracinement, d’effort d’adaptation et de redoutable mystère étranger35.
Chaque fois qu’elle est entre deux personnages, inlassablement, « [e]lle cherche un
nom de femme à habiter. Pour éclater dans la lumière36. » Paradoxalement, le thème de la
convocation s’accompagne également de son revers, l’emprise. Dans le roman, il se perçoit
31
Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier
jardin d’Anne Hébert », dans The french Review, vol. LXIV, nº3 (février 1991), p.455.
32
PJ- p.104.
33
Ibid., p.27-28.
34
Ibid., p.35.
35
Ibid., p.64.
36
Ibid., p.49.
13
sous plusieurs facettes, que ce soit l’emprise des lieux, de la ville, de la mémoire, des
personnages et de leur destin souvent tragique qui s’exerce sur elle ; cela la terrorise tout en
la fascinant. Elle recherche cette emprise du personnage qui l’éloigne de sa propre vie tout
en la rendant étrangement si vivante à la fois. Il y a d’abord cette excitation à se multiplier à
nouveau, puis l’effort d’être une autre avant d’en arriver à cette sorte de vide qu’elle ressent
lorsqu’elle quitte un rôle : « [e]lle met de côté le rôle de Winnie. Se lave de la vilaine figure
et du corps ravagé de Winnie qui lui collent à la peau. À nouveau, elle n’est plus personne
en particulier. Ni jeune ni vieille. Elle n’existe plus tout à fait37. »
D’une certaine façon, plus on avance dans le roman, plus on comprend que la réalité
semble à Flora terriblement terne et fade par rapport à la puissance de ses expériences
scéniques et mémorielles. Son rapport avec l’art dramatique se résume ainsi en une kyrielle
de contradictions, elle convoque le théâtre tout en étant sous son emprise, ses performances
scéniques lui apportent à la fois exaltation et supplice ; bref, elle ne sait plus où se trouve la
frontière entre l’être et le paraître, et les dédoublements qu’elle vit au théâtre coïncident
avec son état identitaire fragmenté.
1.3
UN ROMAN DE LA « MISE EN SCÈNE »
Puisque notre mémoire vise, entre autres, à mettre en lumière l’intergénéricité du
Premier jardin, le simple fait que notre protagoniste soit comédienne suscite déjà un certain
questionnement.
Il arrive cependant que cet être pluridimensionnel [le comédien] quitte l’univers de la
scène pour plonger dans celui du roman ; qu’il se transforme lui-même en personnage
de fiction, au lieu de le prendre en charge et de l’incarner. Quels sont les effets d’une
telle « migration » sur l’écriture romanesque et dans quelle mesure l’identité et
l’origine théâtrale du personnage-comédien prédésignent-elles la conception centrale et
le profil générique de l’œuvre38 ?
La « migration » dont il est question dans la citation ci-dessus provoque des impacts
notables sur l’écriture romanesque. Il est possible de déceler des indices que notre
personnage-comédien hante la généricité du texte, considérant la nature particulière du
37
PJ-p.49.
Aphrodite Sivetidou et Maria Litsardaki [dir.], Roman et théâtre : Une rencontre intergénérique dans la
littérature française, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010, p.52.
38
14
statut que le théâtre occupe au sein du roman. Plusieurs procédés narratifs remplissent cette
fonction de rapprocher le romanesque du dramatique et cela nous permet de prétendre que
la fiction aspire, par certains de ces aspects, au statut de « spectacle de l’esprit39 »,
expression empruntée à Jacqueline Viswanathan-Delord. Ce qualificatif convient à des
textes romanesques hybrides qui affichent des liens étroits avec la discipline théâtrale en
employant, par exemple, sa forme dialogique ou en démontrant : « la théâtralisation d’une
conscience qui projette ses fantasmes sur une scène intérieure40. » Dans le cas qui nous
intéresse, Le Premier jardin n’est pas un roman où les dialogues prennent une place
prépondérante, mais il privilégie certainement la présentation scénique, et cela se perçoit
par l’effacement d’un narrateur pourtant omniscient. En effet, cette absence feinte de
l’énonciation permet de considérablement renforcer l’illusion d’autonomie associée aux
personnages et l’importance des scènes et de l’action en général. Des phrases courtes,
descriptives et débutant souvent par des verbes, participent à un effet d’immédiateté qui
rappelle le théâtre au point où on a l’impression parfois de lire une didascalie ou des
directives données à un comédien. En voici un exemple concret :
Céleste demande à prendre un bain. Elle s’enferme dans la salle de bains. Revient en
trombe dans la chambre. Se promène toute nue. Cheveux blonds, aisselles et pubis
noirs, bras et jambes démesurés. Fouille dans ses affaires. À genoux par terre.
Retourne dans la salle de bains. S’asperge de la tête aux pieds avec le parfum de Flora
Fontanges. Crie, à travers la porte, qu’elle pue la vieille actrice à plein nez41.
Le fait que les pronoms personnels soient escamotés consolide cette illusion d’un
narrateur absent. La discrétion du narrateur crée un effet d’autant plus prenant qu’on
favorise le « montré » sur le « raconté » : « [q]uand il s’agit d’un spectacle de l’esprit,
l’auteur peut spécifier, avec une autorité absolue, le sens des moindres gestes ou
expressions de ses personnages42. » Du reste, il est intéressant de constater comment le
narrateur, au lieu d’être le conteur officiel de l’histoire, agit à plusieurs reprises comme s’il
transmettait le résumé d’un spectacle auquel il a assisté, et ce, même lorsqu’il se focalise
sur les pensées internes de Flora.
39
Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2000, 266 p.
40
Ibid., p.20.
41
PJ-p. 25.
42
Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2000, p.181.
15
Elle voudrait être ailleurs. Anywhere out of this world, se répète-t-elle. Est venue ici
pour jouer un rôle au théâtre. Le jouera ce rôle. Puis s’en ira finir sa vie ailleurs. À
moins que sa fille ne surgisse tout à coup. Ses bras autour de son cou. Sa joue fraîche
contre sa joue43.
Pour véhiculer une expérience tout aussi directe et physique que celle du théâtre, un
vocabulaire axé sur les sens prolifère dans le roman en mettant l’accent sur certains
éléments par un processus de grossissement qui s’apparente à celui du zoom au cinéma. Par
exemple, cette « joue fraîche » nous rend la fille de Flora d’autant plus présente qu’elle est
justement en fugue. C’est un peu comme si un projecteur avait mis l’accent sur un élément
significatif du spectacle. Également, dans la même perspective de livrer une expérience
directe au lecteur, la description s’avère beaucoup plus présente dans le texte que toute
autre forme de commentaires ou de digressions effectués par le narrateur. On ne peut
évidemment pas passer sous silence les magnifiques évocations de la ville de Québec que le
roman offre.
Un grand ciel extrêmement haut, pas tout à fait noir, brille de mille points lumineux.
Le fleuve qui n’a pas encore quitté sa propre lumière répète le ciel et scintille de toutes
ses vagues luisantes. Un piétinement confus de sabots sur des planches, des vies
chaudes, bruyantes, qui passent. La terrasse Dufferin déverse sa foule nocturne sous le
ciel d’été. Ceux de la haute ville rejoignent ceux de la basse ville, sur la promenade de
bois. Deux courants se rencontrent, se heurtent et se mêlent sur les planches sonores,
pareils au mouvement du fleuve lorsque les eaux douces rejoignent les eaux salées, se
brouillent un instant et suivent leur cours saumâtre44.
Plusieurs figures de style et un vocabulaire imagé travaillent à rendre les évocations
de lieux plus vivantes. Ces descriptions n’ont pas qu’une simple fonction esthétique, on
sent qu’il s’agit aussi d’une valorisation du décor visant à rendre la fiction plus réelle au
lecteur : « [l]a richesse visuelle de l’évocation, ce que Diderot appelle la ‘’pantomime’’
quand il parle de théâtre, est un élément essentiel de la construction du monde fictif. Elle
exige le regard intérieur d’un lecteur capable de mettre en scène ce spectacle de l’esprit45. »
Certes, cela peut apparaître anodin, car plusieurs romans accordent une attention
particulière à leurs descriptions sans nécessairement entretenir de lien avec la discipline
43
PJ-p. 37.
Ibid., p.44.
45
Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2000, p.63.
44
16
théâtrale. Cependant, dans le contexte du Premier jardin et de sa protagoniste comédienne,
le travail du décor permet de faire jaillir à la fois la mémoire de Flora et certaines de ses
interprétations.
Un autre indice intergénérique transparaît dans la forme du récit qui n’est pas linéaire,
mais qui se compose plutôt d’une succession de plusieurs saynètes, soit, à propos du
présent de Flora, de son passé personnel ou du passé historique qu’elle met en scène avec
Raphaël. Ces mises en abyme ou ces micro-récits instaurent un rythme de lecture calqué sur
un théâtre plus moderne où il revient au spectateur de reconstruire la chronologie et le
temps de l’intrigue. Plus encore, on assiste parfois à une véritable théâtralisation de la
conscience de Flora quand elle se met elle-même en scène à d’autres époques de sa vie.
Quelle petite fille s’attarde dans la tête de Flora Fontanges, prononce distinctement une
phrase sans rapport avec la grande personne usée qu’est devenue Flora Fontanges ?
- S’il vous plaît, monsieur, une cenne de savate ?
Un petit paquet de bûchettes noires, creuses comme des macaronis, attachées avec une
ficelle rouge, minuscule fagot de réglisse, est exposé dans la vitrine de M. Smith. Le
désir retrouvé. La convoitise intacte. Elle entend de nouveau cette voix de petite fille
dans sa tête.
- S’il vous plaît, monsieur, une cenne de savate46 ?
Cet exemple est éloquent, car il présente un souvenir dont la « mise en scène »
accentue l’effet dramatique entourant la remémoration. Inconsciemment, Flora acquiert le
statut de spectatrice quand elle entend la petite fille parler tout en ressentant physiquement
son désir et sa convoitise envers les confiseries. Marie Eventurel, ou Flora petite fille,
devient ainsi un personnage à part entière au sein de la mémoire de notre protagoniste. Par
ailleurs, il est d’autant plus étonnant de constater que ce roman de la mémoire, intimiste à
certains égards, n’emploie que très peu le « je ». Cette particularité renforce notre
impression que ce roman tisse des liens étroits avec la discipline théâtrale, car, elle procure
un sentiment d’étrangeté et de dédoublement tout en soulignant l’artificialité de la fiction et
sa nature fondamentale de construction de l’imaginaire. Quand Flora se regarde agir dans
ses propres souvenirs ou s’entend parler, comme c’est le cas dans notre exemple ci-dessus,
tout se passe comme si l’apparition annihilait le présent, comme si la scène s’offrait en un
spectacle de la mémoire qui échappe à son contrôle.
46
PJ-p.37-38.
17
Avant de conclure ce point, il nous faut mentionner combien le fait que la pièce de
théâtre à laquelle Flora participe soit Oh les beaux jours de Samuel Beckett n’est pas
anodin. Même si nous analyserons plus en profondeur les références intertextuelles du
roman dans le chapitre trois, il nous faut déjà souligner que cette pièce intègre plusieurs
thèmes qui figurent également dans le Premier jardin. Par ailleurs, le personnage de
Winnie agit comme s’il possédait l’autorité d’un narrateur de roman, et Flora interprète ce
rôle alors même qu’elle est actrice au sein d’un roman. L’instance narrative articule ainsi
plusieurs procédés qui miment la vocation dramatique de Flora et, tout en rendant la
matière fictionnelle plus prenante pour le lecteur, ce réseau de liens révèle une écriture
profondément polysémique.
1.4
LE DÉCOR : DÉCLENCHEUR D’UNE ODYSSÉE DANS LA MÉMOIRE
COLLECTIVE
« Inscrire ses personnages et son
intrigue dans un décor qui n’est
rien moins que le monde du lecteur
constitue le meilleur moyen de faire
oublier qu’il s’agit d’une fiction47 »
L’espace romanesque apparaît comme un élément bien souvent négligé au sein des
études sur le roman. Néanmoins, dans « Le décor romanesque », François Ricard pose une
prémisse importante :
Le paysage dans lequel se déroule une scène ne sert pas uniquement de cadre ou
d’accompagnement. Sa collaboration, encore ici, est beaucoup plus étroite. Car en plus
de localiser la scène en question, donc de la rendre présente, il contribue également à
mettre en lumière sa signification48.
Quoiqu’ils semblent ne posséder qu’une raison d’être purement esthétiques, les lieux
qui encadrent les scènes romanesques véhiculent un sens inhérent aux autres composantes
du roman, et ce, même lorsqu’ils se font discrets. Or, le décor revêt une importance capitale
à l’intérieur du Premier jardin, non seulement parce qu’il figure parfois un espace
scénique, mais plus particulièrement parce que la visite des lieux conditionne l’odyssée
47
Audrey Camus et Rachel Bouvet [dir.], Topographies romanesques, Montréal/Rennes, Presses de
l’Université du Québec/Presses universitaires de Rennes, 2011, p.34.
48
François Ricard, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4 (novembre 1972), p.347.
18
mémorielle de Flora à travers la mémoire collective et ses souvenirs personnels.
Manifestement, si la plupart des romans nous offrent une perception moindre de l’espace à
cause de l’intrigue qui tend à prendre le devant de la scène romanesque, dans le Premier
jardin, il en va tout autrement. L’intrigue se voit subordonnée par l’espace tout comme le
démontre le trajet des errances de Flora et Raphaël au cœur de la ville. Par ailleurs, il faut
savoir distinguer la réalité de la « représentation de la réalité » à laquelle nous sommes
confrontés, surtout quand un décor imite des lieux réels, comme c’est le cas dans le
Premier jardin.
C’est pourquoi il ne faut pas chercher dans le décor romanesque un quelconque
document sur la réalité des choses — puisque l’univers dans lequel nous introduit le
roman est essentiellement autre, construit et ordonné autour d’une conscience à
laquelle chaque décor se prête, qu’il a pour fonction d’exprimer et à laquelle il renvoie
inlassablement. Monde recréé, monde cohérent, univers qui, loin de se prétendre réel
ou objectif, est, jusque dans ses moindres parties, personnalisé, particularisé par le sens
qu’il a pour mission de porter49.
« [L]e décor romanesque n’est au fond qu’un être psychique, subjectif, conditionné
qu’il est jusque dans ses moindres détails par le point de vue de l’observateur50. » Flora
occupe ce rôle d’observatrice de la ville de Québec et c’est donc son regard qui filtre les
descriptions, celles-ci étant conçues comme « objet intentionnel51 » au sens où elles portent
une intention relative à la scène qu’elles font voir ou à l’état d’esprit du personnage voyant.
Étant donné que la visite de la ville est placée sous le sceau du refus caractérisant le
refoulement identitaire de Flora, on s’aperçoit que celle-ci a tendance à se focaliser sur de
petites choses ou détails sans importance, qu’il lui est difficile d’avoir une vue d’ensemble
et de l’approfondir pendant un long moment. Daniel Marcheix ajoute que : « La dynamique
perceptive, toute en rupture, suscite ainsi un environnement fondamentalement disjoint et
dessine un champ de présence privé de profondeur par l’affaiblissement de la visée du
personnage52. » Bref, notre espace romanesque révèle le personnage de Flora en nous en
apprenant sur sa « visée », mais il dévoile également des éléments qui servent son odyssée
49
François Ricard, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4 (novembre 1972), p.361.
Ibid., p.352.
51
Id.
52
Daniel Marcheix, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.], Le temps sauvage selon Anne Hébert,
Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p.101.
50
19
mémorielle. D’abord, les lieux affichent une nature fondamentalement hybride : parce
qu’ils agissent comme des stimulateurs de la mémoire, ils apparaissent à la fois de manière
fascinante et menaçante à notre protagoniste. Les lieux peuvent avoir un aspect rassurant
quand ils lui permettent d’inventer des mises en scène pour interpréter des personnages,
mais ils sont également source d’une inquiétude profonde quand ils se voient parasiter par
des images du passé ou des apparitions comme celles, assez fréquentes, de Maud. Cette
tension entre la peur et la fascination a un retentissement plus profond au sein du roman,
car elle symbolise également le rapport que Flora entretient avec ses souvenirs.
Flora Fontanges craint plus que toute chose de réveiller des fantômes et d’avoir à jouer
un rôle parmi les spectres.
Elle presse le pas, marche de plus en plus vite. Comme si on pouvait la joindre à la
course. Évite soigneusement de passer la porte Saint-Louis. Ne verra pas aujourd’hui
les façades grises de l’Esplanade ni la haute demeure de sa fausse grand-mère qu’on a
transformée en hôtel. En passant près des anciens tennis du parlement, la vue des
montagnes et du ciel, au loin, un instant, lui entre dans le cœur par surprise53.
Ce qui ressort de cet extrait, c’est le motif de la poursuite, comme si Flora ressentait
profondément le besoin de fuir les présences qui hantent l’endroit. Par contre, les lieux qui
l’entourent détiennent également le pouvoir de lui « entr[er] dans le cœur par surprise54 »
tant ils sont beaux. Une autre opposition qui se dégage fréquemment de notre analyse du
décor est celle qui se crée entre le passé et le présent. Curieusement, l’instance narrative ne
glisse pas que sur le décor dans le but de le décrire, elle adopte plutôt un point de vue
interrogateur qui confronte les souvenirs de Flora à la nouvelle apparence des lieux.
Pour ce qui est de la rue Plessis, rien à craindre de ce côté. Elle a très bien vu sur le
plan que cette rue n’existe plus. Ni les rues avoisinantes. On a démoli tout le quartier,
le dédale des petites rues et ruelles, les maisons convenables et les masures derrière les
belles demeures de la Grande-Allée. Mais où sont passés les gens qui habitaient là ? At-on allumé un feu de joie avec les vieux désespoirs, pêle-mêle avec les vieilles
casseroles, les matelas crevés, les hardes crasseuses ? Qui donc a soufflé, comme un
château de cartes, le magasin de bonbons de M. Smith55 ?
Le choc qui se produit entre les souvenirs et le réel s’avère la source même de
l’odyssée de Flora dans la mémoire de sa collectivité. Ce perpétuel questionnement traduit
53
PJ-p.22.
Id.
55
PJ- p.37.
54
20
les souvenirs refoulés qui refont surface dans la vie du personnage principal ; les lieux et le
fait qu’ils soient décrits par rapport à leur apparence passée dévoilent ainsi l’intériorité de
Flora en exprimant sa tendance subconsciente à interroger sa mémoire. Ces oppositions
illustrent également la position conflictuelle dans laquelle Flora se pose par rapport au
monde qui l’entoure. En somme, la protagoniste est révélée par le milieu ambiant dans
lequel elle circule et la ville de Québec, présentée comme une ville désordonnée avec son
enchevêtrement de ruelles, de vieux quartiers et de quartiers rénovés, de bâtiments
historiques et de nouvelles terrasses, véhicule le motif du double mentionné, entre autres,
par Paul Raymond Côté. Nous pourrions nous aventurer encore plus loin en posant
l’hypothèse que la symbolique labyrinthique de la mémoire et des chemins de l’inconscient,
thème qui se trouve au cœur du roman, s’applique également assez bien à la présentation de
la ville. Dans un autre ordre d’idées, plusieurs des exemples que nous avons présentés
mènent à découvrir un schéma récurrent concernant les descriptions.
Elle regarde les maisons victoriennes, transformées en cafés et en restaurants. Elle se
demande quand est-ce que cela a commencé, tous ces parasols, ces marquises
bariolées, ces petites tables, ces chaises plantées comme sur une plage, tout le long de
la Grande-Allée56.
La présence des phrases interrogatives que nous avons décelée plus haut peut être
associée à ce que François Ricard nomme « niveau subjectif » ou « décor subjectif » en
faisant allusion à des instants où le décor est actif dans le roman tandis que la conscience du
héros se fait plutôt passive. Par opposition, le « niveau objectif » définira alors les moments
où le décor se glisse dans le déroulement temporel de l’action, autrement dit, les temps où
l’espace figure simplement comme un arrière-plan passif. Dans l’exemple retenu, Flora se
laisse pénétrer par l’environnement qui l’entoure et l’instant semble alors s’allonger. Une
analyse plus approfondie des multiples micro-récits révèle une alternance frappante entre le
niveau objectif et subjectif, c’est-à-dire que dans la majorité des cas, un passage où le décor
est subjectif annonce un souvenir qui sera traité d’une manière objective. Faisant figure de
pause, ces moments où le personnage s’efface pour laisser place au décor semblent donc
annoncer les plongées dans la mémoire ou les jeux d’interprétation qui mettent en scène un
personnage historique. L’un des micro-récits les plus substantiels du roman est celui où
56
Ibid., p.19.
21
Flora et Raphaël donnent vie à Barbe Abbadie. Le décor y revêt un rôle capital puisqu’il se
transforme en espace scénique. Tout débute lorsque Flora sort de sa répétition avec le
directeur du théâtre l’Emérillon : « Elle est seule au bord du fleuve dans la partie basse de
la ville, là où tout a commencé il y a trois siècles. Cela ressemble à un décor de théâtre. Elle
cherche un nom de rue qui est un nom de femme et dont lui a parlé Raphaël57. » Le lieu où
se trouve Flora revêt un aspect mythique profondément ancré dans l’histoire de la ville, il
confère d’ores et déjà une atmosphère propice à la reconstitution d’une destinée qui se crée
par la puissance d’évocation du nom.
Un nom, rien qu’un nom, et ça existe déjà très fort en elle.
Barbe Abbadie, se répète-t-elle alors que brusquement le ciel devient tout noir.
On peut suivre les premières gouttes de pluie, lentes et espacées, une à une, comme des
taches sombres sur les pierres des champs et les pierres à moellon des vieilles maisons
qui bordent la place Royale.
Toute la patine de la vie sur les murs et sur les toits a été soigneusement grattée et
essuyée. Voici des demeures d’autrefois, fraîches comme des jouets flambants neufs.
Le fleuve est là, grésillant de pluie contre les quais.
Bientôt des trombes d’eau noire s’abattent sur la ville.
C’est un café encombré de gens dégoulinants de pluie, aux cheveux plaqués, aux
allures de noyés.
Raphaël a rejoint Flora Fontanges. Ils parlent de Barbe Abbadie. Ils se demandent ce
que Barbe Abbadie a pu faire de bien pour qu’on lui donne une rue et ce qu’elle a bien
pu faire de mal pour qu’on lui retire cette rue presque aussitôt. Ils décident d’un
commun accord de l’âge de Barbe Abbadie, de son état civil, de sa vie et de sa mort58.
Le décor donne l’impulsion nécessaire au jeu de la mise en scène. En effet, comme
c’est le cas lorsque l’on assiste à une représentation théâtrale, l’éclairage se tamise quand le
ciel devient noir, les demeures d’autrefois sont comme rafraîchies, prêtes à servir d’arrièreplan à la scène et la proximité forcée des gens qui s’entassent dans le café rappelle
l’ambiance d’un spectacle. D’insistant, l’environnement réel s’estompe ensuite sous la
pression de l’aventure mnémonique qui tend à parasiter le présent fictionnel. Certes, il
s’agit là d’une odyssée mémorielle, et ce, même si Flora ne s’aventure pas dans sa propre
mémoire, mais bien dans celle de sa collectivité. Ce micro-récit déploie une mise en abyme
particulièrement enrichissante de la construction d’un personnage, faisant référence tout
autant à l’univers théâtral que romanesque. La théâtralité de cet extrait expose l’artificialité
du monde fictionnel en rendant le lecteur sensible aux dessous de la création. Bref, les jeux
57
58
PJ-p.49.
Ibid., p.50-51.
22
d’interprétation que partagent Raphaël et Flora laissent transparaître la « fabrique » des
personnages.
Tout en buvant son thé glacé, Flora Fontanges imagine les mains et les yeux de Barbe
Abbadie. Des yeux bleu foncé, des mains douces et fortes. Elle tente de saisir Barbe
Abbadie de face et de profil. Son petit nez, son menton rond. Elle cherche à découvrir
le son de sa voix depuis longtemps avalé par l’air du temps. Flora Fontanges ne fait
plus attention à Raphaël en face d’elle. Elle rêve de s’approprier le cœur desséché de
Barbe Abbadie, de l’accrocher entre ses côtes, de le rendre vivant à nouveau, comme
un cœur de surcroît, de lui faire pomper un sang vermeil à même sa poitrine.
Raphaël entre dans le jeu. Il dit qu’il faut bien situer l’époque à laquelle Barbe Abbadie
a vécu. Pourquoi pas le milieu du dix-septième siècle, vers 1640, par exemple ?
Flora Fontanges pense à l’odeur de Barbe Abbadie qui devait être puissante à une
époque où on ne se lavait pas beaucoup. Sous les bras et sous les jupes de Barbe
Abbadie, son drapier de mari devait suffoquer d’extase sauvage.
Il faut l’habiller, cette femme, lui offrir de la toile fine et de la dentelle, des robes et des
fichus, des coiffes et des bonnets et un trousseau de clefs complet avec la clef du sel et
du vin, celle des draps et des serviettes, et la toute petite clef d’or de la cassette à
bijoux.
Raphaël parle du musée, là, tout à côté, où l’on trouve plein d’objets et d’ustensiles
ayant servi aux premiers habitants du pays. Dès que la pluie aura cessé, il faudra se
mettre en quête du ménage perdu de Barbe Abbadie : un pilon à sel dans son mortier,
un rouet pour filer la laine et peut-être même le trousseau de clefs qui donne accès à
toute la vie de Barbe Abbadie.
Il s’agit de mettre la main sur la bonne clef, et Flora Fontanges s’approprie sur-lechamp l’âme et le corps de Barbe Abbadie. Elle en tire des paroles et des gestes, elle
fait que Barbe Abbadie entend, voit, écoute, rit et pleure, mange et boit, fait l’amour
tous les soirs, se roule de bonheur dans des draps de toile bise59.
Un premier détail saute aux yeux concernant cette citation : c’est le nombre important
de fois où le nom Barbe Abbadie est répété. En tout, on dénombre vingt-trois occurrences
seulement entre la page 49 et la page 53. Tout se passe comme si le fait d’évoquer ou de
mentionner un nom amplifiait l'identification de Flora, comme si la comédienne pouvait, à
l’aide d’incantations et en récréant chacune des facettes de cette femme d’autrefois, être
littéralement possédée par elle. En décrivant et en imaginant chacun des détails du
physique, de la personnalité et de l’environnement dans lequel Barbe Abbadie évoluait,
Raphaël et Flora donnent l’impression d’être à l’une de ces rencontres entre un metteur en
scène et sa comédienne pour tenter de cerner l’essence du personnage auquel il faudra
donner vie.
59
PJ-p.51-52.
23
-Rassure-toi, mon petit Raphaël, tout ça, c’est du théâtre.
Quelques gouttes de pluie traînent et s’étirent sur la vitre. Les conversations montent
d’un cran dans le café, comme si tout le monde, délivré de l’occupation de regarder
tomber la pluie, se mettait soudain à parler en même temps.
Flora Fontanges s’apaise, peu à peu, se retire en même en elle-même. Joue avec la
courroie de son sac. Dit qu’elle veut rentrer. Raphaël se demande s’il n’a pas rêvé.
C’est une femme ordinaire qui se tient devant lui et qui attend qu’il ait fini de boire son
jus d’orange60.
Flora rompt le charme de la destinée de Barbe Abbadie en avouant que toute cette
histoire n’était que du théâtre. Les gens se remettent à parler comme ils le feraient à la toute
fin d’un spectacle. En apparence inoffensif, ce jeu de faire apparaître des personnages
historiques féminins révèle ici aussi les motifs de convocation et d’emprise que nous avons
évoqués précédemment.
Encore une fois, ils sont d’accord tous les deux, parfaitement complices d’un jeu qui
les enchante. Ils ont ce goût et ce pouvoir de faire venir le temps d’autrefois sur la
ville, la même lumière convoquée, la même couleur de l’air répandue partout, alors que
la ville n’était qu’une petite bourgade tapie entre le fleuve et la forêt. Il s’agit de
ranimer un soleil flétri, de le remettre au ciel comme une boule de lumière, est-ce donc
si difficile après tout61 ?
Il s’agit de « tout rassembler du temps révolu62 », toutefois, l’histoire de la ville et des
femmes qui ont eu partie liée avec ce paysage en vient à exercer une emprise sur nos deux
personnages. Au départ, ce jeu en est un de l’imagination, mais de plus en plus, des faits
documentaires se mêlent à la fiction. Une gradation se dessine au fil des micro-récits qui
forment pratiquement un recueil de nouvelles au sein du roman. Si des souvenirs
personnels de Flora se glissent parfois à travers ces histoires, on s’aperçoit rapidement que
plus les fictions de Flora et Raphaël intègrent d’éléments d’archives, ce qui créé un
véritable « intertexte documentaire » tel que souligné par Érick Falardeau dans son article
« Fictionnalisation de l’histoire, Le premier jardin d’Anne Hébert63 », plus l’enfance de
Flora refait surface. Elle n’arrive plus à conserver les frontières entre fiction, mémoire et
réalité qui lui garantissaient une sorte d’équilibre momentané. Par exemple, l’histoire de
Renée Chauvreux illustre justement ces frontières dissoutes :
60
PJ-p.53.
Ibid., p.86.
62
Ibid., p.104.
63
Érick Falardeau, « Fictionnalisation de l’histoire, Le Premier jardin d’Anne Hébert », dans Voix et Images,
vol. XXII, nº3 (66, printemps 1997), p. 557-568.
61
24
Inventaire des biens de Renée Chauvreux estimés à 250 livres :
Deux habits de femme, l’un de camelot de Hollande, l’autre de barraconde, une
méchante jupe de forrandine, une très méchante jupe verte, un déshabillé de ratine,
une camisole de serge, quelques mouchoirs de linon, six cornettes de toile et quatre
coiffes noires dont deux de crêpe et deux de taffetas, un manchon en peau de chien et
deux paires de gants de mouton. A juré dans son cœur, sur sa part de Paradis, qu’elle
n’épouserait pas Jacques Paviot, soldat de la compagnie de M. de Contrecoeur avec qui
elle a passé contrat de mariage64.
Au texte du Code civil est juxtaposée cette phrase sans italique, qui livre en quelque
sorte, une partie du « secret de vie et de mort65 » de cette fille du Roi. Il n’existe plus de
différence entre l’inventaire des biens et ce qui sort tout droit de l’imaginaire de Flora pour
expliquer cette mort injuste et passée inaperçue au dix-septième siècle.
En somme, à travers tous les micro-récits, Flora est « une actrice qui s’invente un
rôle. Le passage se fait de sa vie d’aujourd’hui à une vie d’autrefois66. » Elle se cherche une
identité qui lui permette d’être ailleurs, ce qu’elle ne peut pas être dans sa peau. Que ce soit
l’histoire de Barbe Abbadie, de Marie Rollet, d’Angélique, de Guillemette Thibault, des
filles du Roi, de Renée Chauvreux ou des bonnes de la Grande-Allée, chacune se trouve
liée aux endroits que Flora aperçoit dans sa traversée de la ville avec Raphaël. Si les lieux
ont pour mission de figurer un espace scénique propre à la reconstitution d’un passé, au
départ, plutôt collectif, de plus en plus de souvenirs personnels s’y emmêlent. En mettant
l’accent sur des atmosphères ou des éléments sociaux qui forcent Flora à s’interroger ou qui
provoquent simplement sa mémoire, le narrateur joue le rôle d’un metteur en scène qui
organise l’espace fictionnel de manière à servir ces reconstitutions. Quant à Raphaël, en
étant à la fois guide et historien, il déclenche des mises en situation à saveur historique pour
ensuite assister aux métamorphoses de Flora tel un spectateur avide. Au final, ce pacte entre
le regardant et la regardée définit cette odyssée aux quatre coins de la ville et de l’Histoire
et permet la naissance de spectacles théâtraux tout particuliers qui atteindront un point
tournant lors du micro-récit portant sur Aurore Michaud.
64
PJ-p.105.
André Brochu, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa (Coll.
Œuvres et auteurs), 2000, 283 p.
66
PJ-p.78.
65
25
1.5
LA TRANSITION VERS SOI : AURORE MICHAUD
Débutant à la page 115, ce micro-récit nous apparaît d’une importance capitale, car il
fait figure de transition, autant au niveau thématique que narratif. En annonçant un
renversement significatif des rôles associés au théâtre, le destin d’Aurore Michaud sert de
pont entre l’histoire des femmes de la ville et l’enfance de Flora. Tout comme dans les
autres mises en scène, une description de lieux introduit cette portion qui sert
d’intermédiaire entre les deux parties distinctes du roman. Le décor de la Grande-Allée
appelle comme naturellement une réflexion concernant les bonnes à tout faire et le texte
mime les gestes quotidiens de ces femmes par une abondance de verbes d’action. Il se
produit un évènement symbolique car, si les énumérations de prénoms se font nombreuses
même avant ce récit charnière, jamais auparavant celles-ci n’avaient rejoint Flora d’une
manière aussi personnelle : « Marie-Ange, Alma, Emma, Blanche, Ludivine, Albertine,
Prudence, Philomène, Marie-Anne, Clémée, Clophée, Rosana, Alexina, Gemma, Véreine,
Simone, Lorina, Julia, Mathilda, Aurore, Pierrette67… » L’allusion à son prénom originel
ainsi que les points de suspension constituent des éléments significatifs au regard desquels
on sent bien qu’une fissure est en train de se produire.
Alma, Clémée, Ludivine, Albertine, Aurore… Il dit Aurore et il cherche la suite. Il
répète Aurore comme s’il attendait que quelqu’un vienne devant lui, appelé par son
nom.
-Pierrette Paul ! Tu oublies Pierrette Paul !
Elle crie en plein milieu de la rêverie de Raphaël ainsi qu’on lance une pierre dans une
mare.
-Pierrette Paul, c’est un joli nom, n’est-ce pas ? C’est mon premier rôle, et je n’en suis
jamais revenue68.
Transparaît ici, outre les frontières qui se brouillent de plus en plus entre rêveries et
réel, une incapacité de plus en plus forte chez notre protagoniste à contrôler les assauts de
sa mémoire : « Elle crie en plein milieu de la rêverie de Raphaël69 ». Tout se passe comme
si une impulsion la poussait à prononcer à voix haute ce prénom qu’elle n’arrive tout
simplement plus à refouler. Le récit d’Aurore permet ainsi de repousser une dernière fois ce
passé qui rôde comme une menace : « Acceptera-t-elle jamais le poids de toute sa vie dans
67
PJ-p.116.
Ibid., p.117.
69
PJ-p.117.
68
26
la nuit de sa chair ? Plutôt évoquer la Grande-Allée, du temps de sa splendeur, et la petite
Aurore qui travaillait dans une de ces maisons, de l’autre côté de l’avenue70. » Cette
reconstitution présente une narration qui se focalise sur Aurore selon le point de vue du fils
de la maison où elle occupe le métier de bonne à tout faire. Il est totalement obsédé par
Aurore et ne cesse de l’observer travailler d’une façon malsaine. La narration traduit la
force de son désir en véhiculant une expérience directe par l’emploi soudain et bref du
pronom « je ».
Et je te frotte et je te polis et je te touche enfin, non plus avec un chiffon, mais avec
mes deux mains nues, et toute ta peau, de haut en bas, brille comme le cuivre et l’or,
comme le soleil et la lune, pleine de rousseur lumineuse et bonne à mourir de plaisir. Il
peut toujours rêver. C’est un fils de famille qui étudie le droit dans sa chambre fermée.
Il est aveugle, devant son livre ouvert, tant Aurore l’obsède et le hante71.
L’intrusion dans l’univers des fantasmes du jeune homme véhicule un sentiment de
danger qui trouvera son retentissement dans la mort subite et en apparence inexpliquée de
la jeune Aurore. Cependant, cette narration du passé historique ne se fait plus par Raphaël
comme c’était le cas précédemment.
Cette fois, ce n’est pas l’étudiant en histoire qui évoque le passé, mais Flora Fontanges
dont la mémoire est étrange et la concerne plus ou moins tant la peur de se
compromettre lui fait puiser dans les souvenirs des autres, pêle-mêle, avec les siens
propres afin qu’ils soient méconnaissables.
- Ma fausse grand-mère racontait des histoires devant moi, comme si elle s’adressait au
mur, à travers moi, comme si j’étais transparente, mais elle racontait si bien, avec tant
de passion contenue72.
La narration a été transmise de manière symbolique à Flora et, celle-ci ne peut plus
compter sur Raphaël pour lui faire vivre ces reconstitutions puisque les évènements
racontés « la concerne[nt] plus ou moins73 ». Elle ne distingue plus vraiment ce qui
appartient à sa propre mémoire ou à celle des autres ; une confusion mémorielle s’est
installée, illustrant une perte de contrôle extrêmement significative. D’ailleurs, elle annonce
70
Id.
Ibid., p.119.
72
Ibid.,p.120.
73
PJ-p.120.
71
27
la fin tragique et violente d’Aurore « comme si elle écoutait à mesure chaque mot qu’on lui
dicterait, dans les ténèbres de sa mémoire74. » La narration hétérodiégétique poursuit ainsi :
Le jour de ses dix-huit ans, on a retrouvé le corps de la petite Aurore, violée et
assassinée, dans le parc Victoria, près de la rivière Saint-Charles. Aucune enquête
policière n’a abouti. Aucun meurtrier n’a été appréhendé. […] C’est une nouvelle qui a
fait frémir d’horreur, de la haute ville à la basse ville, alimentant les conversations
pendant des jours et des jours. Mais la vie ordinaire, un instant mise en retrait, a repris
ses droits, comme après la chute d’un caillou dans l’eau75.
Si le compte-rendu de Flora est en apparence neutre et que sa visée est principalement
informationnelle, la comparaison qui la suit laisse transparaître une révolte sourde face à
l’indifférence du système de justice. Dorénavant liée au jeu des reconstitutions d’une
manière plus puissante et personnelle, Flora s’est gravement compromise en narrant la mort
d’Aurore Michaud, justement l’année de sa propre naissance. Prendre ce relais narratif la
contraint à faire appel à sa mémoire, à désormais puiser, non plus dans les souvenirs
imaginaires des femmes du pays, mais bien dans les siens, et cela implique indirectement
qu’une porte est maintenant franchement ouverte à la remémoration, si violente et répétitive
soit-elle.
En définitive, la vie et la mort d’Aurore Michaud clôturent le cycle des mises en
scène concernant les femmes issues du passé collectif. À notre sens, ce récit s’instaure
comme une charnière importante, qui figure le passage vers l’exploration d’une mémoire
beaucoup plus individuelle que collective.
1.6
CONCLUSION
Depuis toujours : « [l]es rapports complexes entre le monde joué et le monde vécu,
l’émotion et la magie de la représentation théâtrale fascinent les romanciers76. » À cet
égard, la représentation de l’univers dramatique et d’un protagoniste comédien suscite des
74
Id.
Ibid., p.121.
76
Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,
Les Presses de l’Université Laval, 2000, p. 22.
75
28
réactions sur le texte, que ce soit dans sa thématique ou dans sa mise en forme. Outre
l’établissement de plusieurs constatations concernant la narration du Premier jardin et son
fonctionnement, ce premier chapitre a permis de dépeindre la relation qui se tisse entre
Flora et le théâtre et comment cela se traduit par des indices intergénériques qui parcourent
l’architecture romanesque comme le goût de la présentation scénique, l’effacement du
narrateur ainsi que de multiples effets d’immédiateté. Nous avons également parcouru le
cycle des micro-récits en montrant comment ceux-ci se révèlent intimement liés aux lieux
et à la représentation de l’espace romanesque qui nous est offerte. Se concluant avec le
destin d’Aurore Michaud, cette « chaîne de vies » se tourne maintenant vers l’intériorité de
Flora et l’odyssée territoriale atteint un niveau mémoriel qui permettra finalement à la
comédienne de vivre une catharsis.
29
CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE
2
INTRODUCTION
«Désillusionné, fatigué, insatisfait, le
comédien commence à se rendre
compte que ce transfert de lui-même
dans un autre, que la possession du
personnage est illusoire ; son ardeur
passionnée et irréfléchie fait place non
pas à une connaissance de soi, mais à
une sorte de conscience de lui.77»
Les études sur le récit contemporain ont permis de constater un élément
fondamental, l’intrigue a été remplacée au sein du roman par un autre phénomène de
tension, le personnage. Le Premier jardin n’y échappe pas. En effet, toute l’action du
roman tourne autour de la crise existentielle que vit Flora dans sa ville originelle. Des
assauts mémoriels brutaux forcent cette dernière à affronter à la fois des souvenirs refoulés
et des revenants. Tel que Daniel Marcheix l’a observé : « dans les œuvres d’Anne Hébert,
c’est rarement le dénouement qui importe, car l’intérêt des textes n’est pas dans la
résolution d’une crise mais bien plutôt dans un retour récurrent de cette crise selon des
modalités codifiées78. » D’emblée, ce deuxième chapitre sera consacré à l’étude de la mise
en scène des reflux mémoriels qui envahissent et parasitent l’esprit de Flora car, l’action de
dévoiler petit à petit ce passé s’avère, en fait, le moteur du récit. Si l’odyssée de la
comédienne prend maintenant une tournure plus personnelle et identitaire, cela se perçoit
principalement sur le plan narratif par un renversement du schéma théâtral qui se dessinait
dans le cycle des micro-récits et par un investissement massif de la mémoire dans le présent
fictionnel. Au terme de cette invasion d’anamnèses, Flora pourra reprendre le cours de sa
vie et de son histoire en affrontant la ville seule, juste avant le retour hautement significatif
de Maud.
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p.295.
Daniel Marcheix, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : essai,
Québec, L’instant même, 2005, p. 121.
77
78
31
2.1
LA MÉMOIRE EN REPRÉSENTATION ET SES « REVENANTES »
Le départ de Raphaël et Céleste pour l’île aux Coudres amorce le début d’une période
de solitude et de claustration pour Flora : elle ne peut plus se dérober, car elle est sans cesse
« appelée par son enfance vivace et têtue79. » Si, à son arrivée à Québec, les anamnèses
venaient parfois troubler la comédienne, plusieurs différences se remarquent dans ce que
nous appellerons la deuxième partie du roman. Rappelons brièvement que les critiques
reconnaissent l’influence de l’écrivain Marcel Proust dans l’œuvre hébertienne, notamment
en ce qui concerne le thème de la mémoire. C’est pourquoi l’ouvrage d’Elizabeth R.
Jackson, L’évolution de la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel Proust80, nous
permet de jeter un éclairage nouveau sur le Premier jardin en distinguant des différences
fondamentales entre les souvenirs qui viennent assaillir la protagoniste avant et après le
point tournant du récit d’Aurore Michaud. Tout d’abord, la mémoire involontaire se
distingue de celle de l’intellect par son lien étroit avec tout ce qui a trait aux sens. Le
monde des sensations confère ainsi l’impulsion nécessaire à la mémoire pour rassembler la
matière de l’inconscient et former une évocation non préméditée. La mémoire involontaire
s’avère autonome et « dépend d’une sensation venant du dehors de l’individu81 ». C’est ce
type de souvenirs incontrôlables qui perturbe le plus souvent Flora, mais dans la première
partie du roman, ils se révèlent, pour la plupart, soit des remémorations liées à un rôle ou à
une personne aimée, comme celles impliquant sa fille Maud, ou bien des éléments
mémoriels liés à des lieux significatifs, comme par exemple le souvenir de la poignée de
porte en verre taillé.(p.38) Il s’agit d’épisodes courts et fugaces, d’absences involontaires
qui alternent avec des moments de réel. On pourrait les comparer à des flashs, mais il arrive
parfois que le souvenir soit plus parasitant comme dans le cas où Flora se revoit dans la
neige devant la rue Bourlamaque :
Tout se délabre, la maison de briques noircies, les escaliers extérieurs en bois et surtout
l’ouverture béante du sous-sol, creusée plus bas que le niveau de la rue, trou d’ombre
où se cache sans doute le fantôme de M. Eventurel dans son habit gris fer à rayures
blanches, infiniment digne, malgré la dèche et les saisies.
79
PJ-p. 123.
Elizabeth R. Jackson, L’évolution de la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel Proust, Paris,
Éditions A. G. Nizet, 1966, 275.
81
Ibid., p. 15.
80
32
Flora Fontanges n’a plus rien à faire rue Bourlamaque, presse le pas et tire Raphaël par
le bras82.
Ici, son refus de rester à l’endroit qui suscite la remémoration, ainsi que le fait qu’elle
soit accompagnée produit un impact : on voit qu’elle exerce encore un certain contrôle sur
sa mémoire involontaire. Nous retrouvons là un exemple particulièrement frappant, car la
disparition du souvenir se voit métaphorisée par le délabrement du bâtiment. Mais voilà
que quelque chose se produit avec le récit d’Aurore et le départ de Raphaël et Céleste,
quelque chose qui rend les apparitions mémorielles plus insistantes, plus physiques et
douloureuses : « C’est dans la solitude et la nuit de la rue Saint-Anne que de grands pans de
mémoire cèdent alors qu’elle est couchée dans le noir, livrée, pieds et poings liés, aux
images anciennes qui l’assaillent avec force83. » La solitude soudaine de Flora opère
comme l’élément déclencheur qui la force à subir franchement la charge de sa mémoire.
Pour une comédienne qui a passé sa vie entourée par des metteurs en scène, des comédiens
et un public auquel elle se livre en oubliant jusqu’à son existence pour revêtir les vêtements
et le passé d’une autre, se retrouver seule implique nécessairement une confrontation entre
l’être et le paraître. L’espace clos dans lequel Flora s’enferme l’entraîne inévitablement à
visiter son subconscient et à éprouver les assauts du passé. Ces longs épisodes ne sont plus
flous et décousus comme c’était souvent le cas dans la première partie du roman, ils se
rattachent maintenant les uns aux autres et retracent le parcours de sa petite enfance.
Les visiteurs de l’au-delà provoquent un déséquilibre temporel, et, en ravivant la
mémoire d’une faute ou d’un traumatisme, bousculent la chronologie de telle manière
que le passé fait irruption dans la vie présente des personnages. Les visions
angoissantes ou douloureuses surgissent le plus souvent à travers un état de songe du
personnage, lorsque celui-ci se trouve à mi-chemin entre la veille et le sommeil, une
confusion étant ainsi créée entre l’ordre réel et imaginaire84.
Des présences fantomatiques viennent bouleverser l’ordre des choses et apparaissent
à la nuit tombée dans le Premier jardin, à un moment de grande solitude. Incarnant un sujet
divisé à l’identité éclatée, Flora est entretenue dans sa capacité de remémoration et de
PJ-p.66.
Ibid., p. 127.
84
Adela Gligor, « La vraie vie est ailleurs : présences fantomatiques et équilibre du monde dans les textes
d’Anne Hébert », dans Isabelle Boisclair [dir.], La revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke,
Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº11), 2011, p.28-29.
82
83
33
voyance par son talent de comédienne, qui implique une sensibilité extrême aux gens et aux
perceptions, et par sa présence dans cette ville associée de manière forte à son passé
trouble. Le récit de son enfance se déploie devant ses yeux et envahit le présent. Ainsi,
« [p]hysiquement affaibli, le personnage assiste alors, impuissant, à un renversement des
tensions qui parcourent son champ de présence : incapable de se poser en centre de visée,
de s’emparer du monde extérieur, il est lui-même livré passivement aux agressions de son
environnement85. » Cette seconde partie du roman est donc infléchie par un double
renversement. D’abord, ce « renversement des tensions qui parcourent son champ de
présence86 », mis en évidence par Daniel Marcheix, rend la protagoniste prisonnière du flot
de souvenirs qui l’empêche de reprendre pied dans le réel. Ensuite, le renversement du
schéma théâtral qui a été instauré dans le cycle des micro-récits modifie l’isotopie du
regard développée dans la première partie du roman : Flora passe de personnage regardé à
personnage regardant. La comédienne s’incarne désormais en spectatrice impuissante,
hantée par son enfance refoulée qui revient violemment s’animer sous ses yeux. En
interprétant la destinée de femmes de sa communauté, elle jouait à la fois le rôle d’actrice et
de metteure en scène en aidant également Raphaël à imaginer leur vie. Or, la voici devenue
observatrice de sa propre vie, des mises en scène que sa mémoire lui livre dans l’espace
cloîtré qu’est sa chambre d’hôtel et dans laquelle elle se terre durant trois jours « tandis que
les femmes de chambre s’impatientent et reviennent frapper à la porte inlassablement87. »
La passivité et l’impuissance s’avèrent ainsi des motifs importants au sein de cette
deuxième partie du roman. Dans son ouvrage Le mal d’origine, Temps et identité dans
l’œuvre romanesque d’Anne Hébert88, Daniel Marcheix traite d’ailleurs de la
transformation qui s’opère entre les remémorations liées à la communauté et celles
concernant l’enfance de Flora :
Le premier jardin tisse, bien naturellement, des liens subtils entre l’exploration
sensorielle de la mémoire et sa théâtralisation métaphorique. Flora Fontanges faisant
profession de comédienne, il est légitime que le lexique théâtral accompagne
85
Daniel Marcheix, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.], Le temps sauvage selon Anne Hébert,
Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p. 102.
86
Id.
87
PJ-p.133.
88
Daniel Marcheix, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : essai,
Québec, L’instant même, 2005, 540 p.
34
massivement les mises en scène du passé communautaire. […] Mais il est à remarquer
que, dès lors que l’héroïne est aux prises avec son propre passé, le lexique théâtral
disparaît au profit presque exclusif de celui des sensations, contraignant, dans cet
assaut, le paraître à céder devant l’être89.
Certes, le lexique théâtral se fait beaucoup plus rare dans cette partie du roman,
néanmoins, nous posons l’hypothèse que le langage théâtral continue d’influencer les
configurations thématiques et narratives du roman. L’analyse de la scène des « petites
mortes », étrange cérémonie où les jeunes filles décédées dans l’incendie viennent envahir
sa chambre d’hôtel, permet de bien préciser la nature des renversements qui se sont
effectués et montre comment s’opère la théâtralisation métaphorique des souvenirs de
Flora. Dans un état de sommeil conscient, la comédienne convoque les revenantes par leur
prénom dans une cérémonie où l’équilibre se rompt, où la mémoire s’investit franchement
dans le réel fictionnel : « Les mortes font du bruit dans sa gorge90. » Le simple fait de
prononcer les prénoms à voix haute, comme une litanie, permet de créer une brèche entre le
présent et le passé.
Une ribambelle de petites filles en vêtements de deuil entourent le lit de Flora
Fontanges, rue Saint-Anne. La plus grande, cependant, a une blouse bleue, serrée à la
taille par une ceinture et des cheveux frisés. Elle se nomme Rosa Gaudrault et sera
brûlée avec les enfants de la petite classe. Elle dit « ma chatte, ma puce, mon chou,
mon trésor, ma belle, ma chouette, mon ange », elle rit et elle parle tout bas parce que
c’est interdit par le règlement de donner aux enfants des noms autres que ceux inscrits
sur les registres de l’hospice. […] « Rosa », dit Flora Fontanges, tendant les bras dans
la nuit, et elle pleure91.
Dans cet extrait, le point de vue narratif se trouve focalisé sur Flora, entourée par des
apparitions provenant directement de sa mémoire. La chambre d’hôtel se transforme en
véritable scène où les jeunes filles costumées s’installent autour du lit. Cette cérémonie
n’est pas un souvenir à proprement parler, il semble plutôt que les revenantes convoquées
possèdent l’autonomie d’investir le réel de Flora et que celle-ci ne puisse plus distinguer la
réalité de l’apparition à laquelle elle tend les bras. Il s’agit d’une construction de son
imaginaire qui donne le premier rôle à Rosa, seule jeune fille à posséder le pouvoir de la
89
Daniel Marcheix, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : essai,
Québec, L’instant même, 2005, p. 53.
90
PJ-p.127.
91
Ibid., p.128.
35
parole et qui transgresse le règlement en donnant des surnoms affectueux aux enfants.
Devant ce spectacle particulièrement prenant, la protagoniste perd la faculté de dénégation
qui lui permettrait de savoir que le spectacle qui se déroule devant ses yeux, même s’il
s’apparente étrangement au réel, est faux. Elle s’est fait prendre au jeu et vit intensément la
scène tout en étant totalement impuissante face au déroulement des choses.
En se référant à la définition qu’offre Le Petit Robert du mot spectre : « [a]pparition
effrayante d’un mort » ou, au sens figuré, « [c]e qui menace », un constat important
s’impose : l’arrivée des jeunes mortes n’est pas empreinte d’une atmosphère de peur et
Flora ne ressent aucun danger physique. La spectralité dans le Premier jardin s’envisage
comme l’apparition d’un mort ou d’un être du passé qui cause une perturbation dans la
trame diégétique de premier niveau. Ici, elle annonce le début d’une véritable
reconstitution, dorénavant plus chronologique qu’allusive, des premiers moments de
l’adoption de Pierrette Paul par le couple Eventurel. Le point de vue narratif s’avère
instable tout au long des reconstitutions mémorielles, car de multiples passages s’effectuent
entre focalisation et distanciation. Cela confère alors l’impression d’une narration à la fois
intra et extra-diégétique. Jaap Linvelt mentionne dans son article « L’autoréférence à la
troisième personne comme marque d’aliénation et d’ambivalence dans les romans d’Anne
Hébert92 » qu’il peut arriver : « qu’un personnage clivé fasse référence à lui-même à la
troisième personne, comme s’il parlait d’un autre. Son dédoublement psychologique
provoque alors un dédoublement narratif93. » C’est exactement ce qui se produit pour
Flora : dès le début du roman, le lecteur constate qu’elle entretient un rapport particulier
avec le monde réel. Blandine Rollin le remarque également dans son mémoire sur le
Premier jardin : « [e]lle semble toujours se mettre en retrait par rapport à ce qu’elle vit :
elle se regarde agir, elle se fait témoin, comme sœur Julie dans Les enfants du Sabbat94. »
L’invasion d’anamnèses qui l’assaillent et suscitent ses retraits de la vie réelle provoque
donc également une brèche dans le fonctionnement de la narration. À l’instar de la
92
Jaap Linvelt, « L’autoréférence à la troisième personne comme marque d’aliénation et d’ambivalence dans
les romans d’Anne Hébert », dans Christiane LAHAIE [dir.], Lectures d’Anne Hébert : Aliénation et
contestation, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº1), 1999,
p.49-59.
93
Ibid., p. 49.
94
Blandine Rollin, «Le théâtre dans Le Premier jardin d’Anne Hébert», Bordeaux, Université de Bordeaux,
1992, p. 62.
36
comédienne, le narrateur apparaît comme un être à l’identité trouble. La pratique narrative
de « l’autoréférence à la troisième personne » témoigne d’un désir de distanciation face à
Marie Eventurel qui permet du même coup de la transformer en personnage théâtral par
excellence. Par ailleurs, il est intéressant de constater que le clivage entre les
environnements dans lesquels évoluent Pierrette, Marie et Flora se révèle assez important
pour susciter trois personnalités distinctes, tout comme pour ces deux autres héroïnes
hébertiennes, Julie dans Les enfants du Sabbat et Élisabeth dans Kamouraska. En fait, ces
trois œuvres comportent également d’autres ressemblances significatives comme des
configurations narratives complexes, une déstructuration spatio-temporelle ainsi que des
thématiques tournant autour de la mémoire et de l’identité. Dans son article intitulé
« Kamouraska et les Enfants du Sabbat : faire jouer la transparence95 », Ruth Major
s’applique, entres autres, à démontrer la ressemblance entre le fonctionnement narratif des
deux romans où les protagonistes, possédant également trois identités, Élisabeth Rolland,
Élisabeth d’Aulnières et Élisabeth Tassy dans le cas de Kamouraska, ainsi que sœur Julie
de la trinité, Julie petite fille, et Julie Labrosse l’initiée dans le cas des Enfants du Sabbat,
sont unifiées par une seule voix narrative qui est la seule à connaître leurs existences
secrètes du passé.
Comme le personnage-héroïne de chacun des deux romans est en transformation
constante, la seule voix ayant la possibilité de narrer ces « existences secrètes, à l'insu
de tous » est celle qui a pu les unifier et donc opérer une nouvelle, une ultime
transformation, d'où son statut à la fois intra et extradiégétique. Il y a donc, dans ces
deux romans une seule voix qui se fait entendre, cédant parfois la parole aux
personnages qu'elle contrôle, pour donner l'illusion de la pluralité des voix96.
De même, à la première lecture du Premier jardin, le lecteur peut avoir l’impression
d’être face à une narration omnisciente, mais il s’aperçoit assez rapidement que
l’omniscience ne s’applique qu’à Flora Fontanges. En effet, tout ce qui concerne les autres
personnages ne s’apprend que par ce que la comédienne sait ou croit savoir. Par exemple, le
récit ne donne jamais accès aux pensées intimes ou au quotidien de Raphaël. Il n’apparaît
que lorsqu’il côtoie Flora, et ce, toujours d’un point de vue externe, car celle-ci le considère
95
Ruth Major, « Kamouraska et les Enfants du Sabbat : faire jouer la transparence », dans Voix et Images,
vol. 7, n°3 (printemps1982), p.459-470.
96
Ibid., p.460.
37
comme insaisissable, il lui « échappe comme l’innocence97 ». Une autre illustration de ce
phénomène se révèle avec le personnage d’Éric, leader d’une petite commune à laquelle
appartiennent Maud et Raphaël. Si la focalisation portée sur ce dernier laisse, une fois de
plus, croire à une omniscience, la narration démontre un certain scepticisme face à la
philosophie de vie qu’il enseigne à son groupe et cela s’avère visible dans le choix des
verbes employés : « Il croit avoir mis de côté tout principe et toutes manières anciennes. Il
s’imagine respirer comme un nouveau-né dans le neuf absolu98. » Dans cette perspective et
à la lumière des éclairantes analyses de Ruth Major qui rejoignent nos propres déductions,
la voix narrative qui met en scène le récit du Premier jardin ne peut être que celle de Flora
Fontanges, unifiant toutes les autres et se percevant elle-même de l’extérieur en utilisant le
pronom « elle ». Étant donné son habileté à créer des personnages et leurs destins, il n’est
pas surprenant qu’elle adopte justement un point de vue qui la hisse elle-même au rang de
personnage.
Il arrive également que la narration adopte une focalisation qui révèle le point de vue
des Eventurel sur la petite fille qu’elle fut.
Par moments, ils soulèvent un coin du drap, enduit de désinfectant, bien tendu dans la
porte, qui isole la chambre de la malade du reste de l’appartement. Ils la regardent un
instant, dressée sur son lit, tendant le bras vers la chaise où sont rangés ses vêtements.
-Du bois mort, là !
« Rosa », dira encore, à plusieurs reprises, la petite fille dans sa chambre au papier
peint fleuri, préparée pour elle par M. et Mme Eventurel99.
Ces passages brusques d’un mode d’énonciation direct à un mode d’énonciation
indirect et d’un souvenir à l’autre illustrent une perte de contrôle de la protagoniste qui
sème le doute chez le lecteur. Celui-ci a l’impression que Flora Fontanges se dédouble,
qu’elle est à la fois cette petite fille du passé et cette femme qui la regarde en orchestrant
inconsciemment les mises en scène mémorielles. Il en résulte une narration
fondamentalement marquée par la distance et l’ambivalence identitaire. D’ailleurs, cette
confusion narrative nous donne accès à plusieurs perspectives, et cela rappelle les
97
PJ-p.82.
Ibid., p.57.
99
Ibid., p. 130.
98
38
possibilités de multiplication des points de vue qu’une représentation théâtrale peut offrir
au spectateur.
Il est donc de plus en plus apparent que « [l]e conscient et la mémoire s’excluent
mutuellement100 », la frontière entre les deux s’est agrandie et le monde conscient occupe
bien peu d’espace dans cette seconde partie du roman. Les scènes de « revenance » se
présentent dans une version spectaculaire et provoquent un décuplement des sens qui va de
pair avec un épuisement physique chez la personne qui les observe : « Ses jambes, ses bras
sont lourds sous les draps, comme mal dessinés, informes. La bouche pâteuse. Le jour se
pointe à nouveau. Elle se retourne contre le mur. Se complaît dans le noir profond101. » Au
final, cette souffrance signale aussi l’effort vain de la conscience à maîtriser le reflux
mémoriel tandis que la solitude contraint Flora à ne pouvoir s’emparer de la scène et d’un
rôle pour éloigner le spectacle que les fantômes donnent dans sa tête.
2.2
UN PAS VERS L’ACCEPTATION : QUAND LE DÉTACHEMENT PERMET
L’AFFRONTEMENT
Certes, Flora est envahie par des souvenirs qui la parasitent de manière désordonnée.
Cependant, il vient un moment d’acceptation où la hantise de sa mémoire ne constitue plus
une emprise subie, mais où elle devient de plus en plus souhaitée, pour ne pas dire
« convoquée ».
Surtout, ne pas laisser le jour entrer. Régler ses comptes avec la nuit, une fois pour
toutes. A présent qu’elle est seule dans la ville. Débusquer tous les fantômes.
Redevenir neuve et fraîche sur sa terre originelle, telle qu’au premier jour, sans
mémoire.
L’histoire qui vient est sans fil visible, apparemment décousue, vive et brillante,
pareille au mercure qui se casse, se reforme et fuit102.
D’abord personnage visité, Flora assume ensuite progressivement l’acte narratif de
son odyssée mémorielle comme le démontrent les verbes à l’infinitif sur lesquels s’ouvrent
les phrases de cet extrait, exprimant sa prise en charge de la hantise. Par ailleurs, en traitant
Daniel Marcheix, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : essai,
Québec, L’instant même, 2005, p.46.
101
PJ-p.133.
102
Ibid.,p. 134.
100
39
Marie Eventurel en personnage, en simple rôle qu’elle aurait incarné à une époque obscure
de sa vie, elle réussit à s’assurer une certaine forme de protection : « Le détachement de
Flora Fontanges est extrême. On pourrait croire qu’il s’agit de petits personnages en bois,
venus la visiter dans sa chambre d’hôtel, et qui s’agitent comme des marionnettes devant
elle103. » Flora est totalement absente de la réalité, «[n]e sent plus rien de ce qui est dans la
chambre104 », elle est absorbée par son désir de débusquer la moindre information à propos
de ses parents adoptifs. La comédienne joue avec les êtres significatifs de son passé comme
s’ils étaient des marionnettes qu’elle manipulerait avec soin. Dressant leur portrait, Flora se
permet même de transgresser les limites de sa propre perspective en dévoilant leurs pensées
intimes, leurs points de vue sur sa personne et des détails qu’elle aurait difficilement pu
connaître, comme le fait que M. Eventurel fréquentait une maison close où il se faisait
appeler « Monseigneur105 » et « Majesté106 ». D’emblée, le lecteur est en droit de
soupçonner qu’on y retrouve peut-être, tout comme dans les micro-récits, des éléments
« fictionnalisés ». Le récit de la vie des Eventurel fonctionne également comme les microrécits de la première partie : il crée une brèche dans le déroulement du roman et tend vers
une certaine autonomie, c’est-à-dire qu’il serait pratiquement possible de le détacher du
roman pour en faire une nouvelle. Une différence importante se perçoit pourtant : il n’est
pas conçu pour un auditoire autre que Flora qui en incarne à la fois le destinateur et le
destinataire.
Désormais, dans les conversations du soir, entre les époux Eventurel, les mots
« déclassé » et « décavé » reviennent souvent, lancés avec violence à la tête de M.
Eventurel par Mme Eventurel. Et la petite fille, qui fait ses devoirs dans la salle à
manger, à côté, croit que ces mots inconnus pour elle sont des injures épouvantables ou
des blasphèmes107.
Le fait de parler de « la petite fille » comme d’une étrangère démontre bien la faille
identitaire dans laquelle se trouve Flora. Tout se déroule comme si les souvenirs d’enfance
étaient filtrés et en quelque sorte réinterprétés par sa conscience adulte. Dès lors, le
détachement dont elle fait preuve se révèle fondamentalement libérateur, la distance lui
103
PJ-p.145.
Id.
105
Ibid., p.149.
106
Id.
107
Ibid., p.151.
104
40
permet de faire table rase de son passé, de se raconter son histoire sans se laisser submerger
par les émotions. Comme le remarque Anca Magurean dans son article « Le double rôle de
l’apparition chez Anne Hébert108 », « [p]arfois, la dépersonnalisation devient nécessaire
afin de mieux tolérer l’évocation du passé109 ». Flora se pose en observatrice extérieure de
ses propres souvenirs et ce mécanisme de défense lui permet de se mettre elle-même en
scène, réaffirmant ainsi l’enracinement du langage théâtral au sein du roman et plus
largement, sa relation intime avec la revenance qui, chez Anne Hébert, semble toujours
revêtir des accents de spectacles. Ce phénomène de l’auto mise en scène n’est pas sans
rappeler la tendance du théâtre moderne à favoriser la narration d’un personnage
centralisateur dont la subjectivité organise la représentation, parfois même en se
dédoublant. Dans cette perspective, Pierrette Paul et Marie Eventurel deviennent des
identités que Flora Fontanges a habitées, des marionnettes auxquelles elle a déjà donné vie
et qu’elle observe et réanime en se retournant vers son passé. Cela rappelle le fameux motif
du « regard en arrière », qu’Antoine Sirois analyse dans un court article intitulé « Le regard
en arrière dans les romans d’Anne Hébert110 ». Celui-ci fait référence à un récit de l’Ancien
Testament où le regard en arrière de la femme de Lot entraîne sa condamnation à se
transformer en statue de sel. Il précise que : « plusieurs romans d’Anne Hébert sont en euxmêmes un long regard en arrière, vers le passé qui commande même la narration dans le
dévoilement progressif d’un point crucial111. » Ainsi, si le regard vers le passé de Flora
commande effectivement la narration du Premier jardin, c’est le théâtre qui orchestre les
différents points de vue de ce regard en campant la protagoniste dans les rôles associés à
cette pratique artistique. Flora est à la fois actrice quand elle interprète les femmes qui ont
marqué l’histoire de sa communauté, spectatrice au moment où elle observe son enfance
qui défile, metteure en scène lorsqu’elle organise inconsciemment les remémorations ou les
micro-récits et scénographe quand elle choisit les lieux de la ville qu’elle visitera avec et
sans Raphaël. Toutefois, à l’instar de cette référence à l’univers biblique, ce lent et profond
Anca Magurean, «Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.], La
revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne
Hébert n°11), 2011, p. 31-47.
109
Ibid., p.43.
110
Antoine Sirois, «Le regard en arrière dans les romans d’Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.],
Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll.
Cahiers Anne Hébert n°8), 2008, p. 155-162.
111
Ibid., p.155.
108
41
« regard en arrière » ne sera pas sans conséquence, puisque Flora, malgré son détachement,
devra subir une paralysie temporaire et souffrante pour arriver à conclure cette odyssée.
Après cette remémoration des premiers moments de son adoption, Flora parvient
finalement à reprendre pied dans la réalité : « Et voilà qu’elle est vieille maintenant. De
retour dans sa ville originelle. La boucle est bouclée. Son dernier rôle est devant elle à
apprendre et à laisser infuser comme ces amères feuilles de thé, au fond des tasses,
lorsqu’on veut dire la bonne aventure112. » Par « dernier rôle », on sent qu’elle entend à la
fois celui de Winnie dans Oh les beaux jours et celui de sa propre vieillesse. À la façon du
« temps en marche », motif récurrent dans l’œuvre hébertienne, « [s]on visage vu dans la
glace, au-dessus du lavabo, dans la salle de bain, s’avance vers elle, comme à travers une
fenêtre, une image détachée d’elle pour être vue et reconnue par elle113. » Elle fait face à
l’horizon de sa vie, mais, malgré ce bref retour au réel, l’odyssée mémorielle ne semble pas
encore achevée, surtout si l’on en juge par la scène du retour de Raphaël.
Il dit :
Je viens prendre de tes nouvelles. On arrive de l’île aux Coudres. On repart tout à
l’heure. Céleste est en bas qui attend.
[…]
Elle demande d’une voix grêle qui ne semble pas lui appartenir :
- Et Maud ?
- Elle était déjà partie quand on est arrivés. Elle ne doit pas être loin. On finira bien
par la retrouver. On fera tout Charlevoix, village par village. Céleste et moi, on a pensé
que des fleurs…
Elle dit :
Entre, voyons, ne reste pas là114 !
D’emblée, cet extrait laisse transparaître un style théâtral où le narrateur est effacé et
une mise en page qui se pose manifestement en rupture avec le reste du roman. Le dialogue
y est prédominant, des incises indiquent qui prend la parole : bref, l’apparence même du
texte témoigne d’un changement qui se répercute sur le comportement de la comédienne.
Elle veut le retenir, craint, plus que tout au monde, de retomber dans sa solitude. Elle a
l’air un peu hagard. Elle croise son peignoir sur sa poitrine. Elle rit trop fort. Elle se
détourne de Raphaël. Rit plus bas. Cherche la note juste. Arrange son peignoir et son
112
PJ-p. 153.
Ibid., p.153.
114
Ibid., p.155.
113
42
rire. Se compose une figure. Change de figure, sans qu’il la voie. Il regarde son dos
secoué de rire.
-Je cherche mon souffle, parvient-elle à dire115.
Flora Fontanges n’arrive plus à remettre son masque de comédienne, tout porte à
croire que celui-ci s’est fissuré depuis que son passé a refait surface librement et qu’elle est
seule, sans personnages à habiter pour contrer ce reflux mémoriel. Le style saccadé
illustre son malaise, son incapacité à être elle-même. Elle a même de la difficulté à jouer
devant Raphaël, qui se révèle pourtant depuis leur rencontre, un spectateur dévoué. Il lui est
impossible de nier le processus de remémoration qui s’est amorcé. Si le propre du
comédien est justement de refouler sa vie pour prendre racine dans une nouvelle identité,
depuis que son enfance se joue devant elle, Flora ne peut plus faire abstraction de son
essence première.
Provoquant la surprise par son caractère inattendu, source d’angoisse et d’effroi,
l’apparition dans tous ses états apporte des éclaircissements sur l’ensemble de l’œuvre,
tout comme les spectres qui, ressurgis du passé, envahissent le présent pour révéler ce
qui est caché et réactualiser des questions qui déstabilisent l’équilibre fragile de l’ordre
actuel. […] Ainsi, l’œuvre hébertienne est hantée à un double niveau, actanciel et
discursif, et a le rôle, comme nous le verrons, de déstabiliser et d’emprisonner le
personnage en quête de l’identité qui lui échappe116.
L’équilibre de Flora se trouve compromis par la force avec laquelle l’apparition de
son passé refoulé trouble son présent. La magie des interprétations de femmes de sa
communauté et de personnages théâtraux ne détient plus d’emprise, ni sur Raphaël, ni sur
elle-même. Elle n’a plus d’autre choix que de terminer le cheminement mémoriel qui a
commencé sournoisement avec son retour dans sa ville natale et qui la traverse maintenant
sans qu’elle ne puisse lui échapper : « Affronter seule la ville. Puisque Raphaël est parti
avec Céleste et qu’elle est aussi solitaire qu’au jour du Jugement117. »
115
PJ-p.156.
Anca Magurean, «Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.], La
revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne
Hébert n°11), 2011, p.32.
117
PJ-p.159.
116
43
2.3
D’UNE IDENTITÉ À L’AUTRE : LE THÉÂTRE
Désormais, la ville ne suscite plus de souvenirs dans lesquels Flora est piégée, car, le
roman l’évoque textuellement, « c’est dans sa tête que ça se passe118 ». C’est
volontairement qu’elle se remémore la saison des bals que les Eventurel ont organisés dans
le but de marier la jeune Marie. Sa fausse grand-mère accepte alors de lui prêter son nom,
dans l’espoir de lui trouver un mari.
Elle a dix-huit ans. On lui dit que le collier de perles autour de son cou lui vient de sa
grand-mère maternelle. Elle fait semblant de le croire, et autour d’elle on fait semblant
de le croire aussi. Mais personne n’est dupe. C’est une petite ville provinciale, et tout
le monde sait tout, depuis le commencement des temps119.
Dans cet extrait, le pronom « on » signale l’ironie du fait que Marie sait
pertinemment que ce qu’on lui dit est faux. Pourtant, elle fait semblant de le croire, elle
interprète une dernière fois ce rôle qu’on lui dédie comme un ordre. Le simple fait de
préciser ce détail, en apparence anodin, illustre un rapprochement avec la personnalité de
Marie et la rend moins hermétique. Et puis : « [a]u bout du troisième mois de bals et de
fêtes, le plus mauvais danseur de la ville l’a demandée en mariage, et elle a dit non120. »
C’est la toute première fois que Marie Eventurel fait un choix sans se soucier de ce que ses
parents adoptifs pourraient penser, mais, surtout, elle choisit de s’affirmer en dehors du rôle
qu’on lui a imposé.
Elle déclare d’une voix ferme :
-Je ne veux pas me marier, avec aucun garçon. Je veux faire du théâtre et j’ai décidé de
partir et de me choisir un nom qui soit bien à moi.
Elle a été traitée d’ingrate et de dévergondée. Le théâtre étant une invention du diable,
indigne d’une fille de la bonne société121.
Il va de soi qu’à l’époque de la jeunesse de Flora, le théâtre était très mal considéré,
associé par l’Église au diable et à la dépravation. Les attentes de la bonne société
s’avéraient claires : une jeune femme issue de ce milieu devait se marier, fonder une famille
et savoir tenir la maison. Celles qui ne voulaient pas se conformer à ce modèle disposaient
118
PJ-p.159.
Ibid., p.160.
120
Ibid., p.162.
121
Id.
119
44
de peu de latitude, le couvent étant la seule autre option acceptable. Du coup, par sa prise
de parole, Marie fait un choix qui s’avère extrêmement audacieux pour le milieu et le
contexte dans lesquels elle se trouve. Elle choisit une vie dédiée au théâtre même si cela
équivaut à une contestation des valeurs communes et à une rupture de ses liens avec ses
parents adoptifs et la société québécoise. La discipline dramatique devient ainsi la porte de
sortie, à la fois sociale et identitaire, qui lui permet l’émancipation. C’est une nouvelle vie
qui commence, mais aussi une nouvelle identité qui voit le jour, car elle peut enfin se
choisir un nom, Flora Fontanges, et apprendre à être elle-même tout en jouant d’autres vies.
Il apparaît pourtant que l’acteur, en multipliant les identités, en vient parfois à dissoudre la
sienne dans cette obsession du paraître. Revenir dans sa ville originelle aboutit à faire
ressortir cette partie d’elle-même qu’elle refoulait, et ce, même si Flora tente de toutes ses
forces de rester dans le monde confortable du jeu en compagnie de Raphaël. D’une identité
à l’autre, dans sa transition de Pierrette vers Marie, jouer lui permet de se réapproprier un
monde aux antipodes de tout ce qu’elle avait toujours connu après le traumatisme de
l’incendie de l’hospice Saint-Louis. Jouer à être cette Marie Eventurel, telle qu’on la
désirait, c’est surtout une question de survie jusqu’à ce qu’elle devienne «[t]rop à l’étroit
dans sa peau qui craque, de haut en bas122 ». Puis, de Marie vers Flora, son désir puissant
d’apprendre le métier qui lui a, en quelque sorte, sauvé la vie, la conduit à quitter la ville et
le continent tout entier vers l’Europe. Le théâtre fait donc figure d’ancrage identitaire pour
notre protagoniste, il est à la fois ce qui unit ses trois identités et ce qui assure la transition
entre celles-ci.
Puis, les souvenirs dégringolent et une nouvelle arrive comme si c’était la première
fois, la rejoint dans le bar où elle reconstitue son passé en buvant son troisième Martini.
Elle revoit le papier bleu du télégramme, les petites lettres noires dansent devant ses
yeux. La brûlure des larmes point. Elle met ses mains sur ses yeux qui cuisent. Elle se
dit que c’est irréparable. C’est arrivé. Ça arrive à l’instant même. La mort de ses
parents adoptifs. Elle pleure. Elle ne saura sans doute jamais s’ils se sont aimés en
secret, un seul instant, M., Mme Eventurel et elle. Sans mémoire certaine, elle n’a que
ses larmes123.
122
123
PJ-p.162.
PJ- p.163.
45
Flora n’arrive plus à maintenir la distance qui la protégeait ; soudain, le passé
décloisonne ses identités ainsi que l’espace temporel. Non seulement l’instant réel disparaît
une fois de plus, mais le souvenir se joue au présent. Les larmes qu’elle verse témoignent
d’une certaine forme de libération émotionnelle qui va de pair avec une incertitude
mémorielle. Plus rien de ce qu’elle se remémore n’est assuré, sauf sa tristesse. Elle décide
alors d’aller au fond des choses : « Elle n’a que trop tardé. Aller au bout de cette côte
abrupte, là où124…» Les points de suspension suggèrent l’extrême difficulté d’évoquer la
tragédie de l’incendie de l’hospice Saint-Louis, ayant causé la mort violente de nombreuses
petites filles. C’est sans aucun doute l’élément traumatique qui a causé le plus grand
blocage émotionnel chez la comédienne. Le fait de revoir ce lieu marque la conclusion du
cycle anamnésique, mais également une espèce d’aboutissement cathartique.
2.4
LA CATHARSIS PAR LE THÉÂTRE
En quoi consiste le phénomène, aujourd’hui longuement analysé et décortiqué,
qu’Aristote nommait la catharsis dans La Poétique ? Comment une représentation théâtrale
peut-elle aboutir à cette forme de purge ou de thérapie et jusqu’à quel point celle-ci peut
être efficace ? Qu’est-ce qui déclenche ce processus dans le Premier jardin ? Autant de
questions qui méritent qu’on s’y attarde pour mieux comprendre les fondements de
l’odyssée de Flora Fontanges, car son voyage se révèle tout autant physique que
psychologique. Plusieurs définitions existent pour expliquer le concept de catharsis,
toutefois, qu’on perçoive celle-ci comme traitement thérapeutique ou comme purgation des
passions de l’âme, il est communément admis qu’elle peut mener à une abréaction, c’est-àdire, à une brusque libération émotionnelle. Dans le cadre d’un sujet face à une
représentation théâtrale qui touche à un souvenir sensible, l’expérience cathartique se
déroule généralement ainsi :
on regarde, on écoute, on éprouve par identification aux personnages de la scène ou de
l’écran et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu’on ressent. C’est pourquoi
un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d’émotions, de pensées ou
d’images jusque-là tenus à l’écart de la conscience, mais il est incapable d’assurer à lui
seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de bonnes
conditions. Le sujet qui vit une expérience cathartique y est toujours confronté au
124
46
Ibid., p. 165.
risque d’une submersion de sa personnalité par les affects, les images et les impulsions
d’actes non maîtrisables qui caractérisaient l’expérience traumatique initiale125.
Somme toute, le spectateur doit d’abord ressentir un attachement empathique envers
le héros afin de pouvoir l’accompagner dans ses péripéties et atteindre une assez grande
distanciation pour reconnaître les erreurs de celui auquel il s’est identifié. Le personnage
subit alors les conséquences de sa faute et la catastrophe survient, dont la représentation
purifie le spectateur. Un élément du spectacle peut ainsi susciter une violente réaction chez
le spectateur et le pousser, soit à interrompre son écoute, soit à se soulager temporairement
d’une hantise qui peut disparaître ou reprendre ensuite sa place avant la prochaine
explosion. Dès lors, selon Freud, l’expérience cathartique se doit d’être suivie d’une forme
de symbolisation verbale. En d’autres termes, le sujet doit compléter l’expérience de
l’abréaction en nommant et en parlant de l’évènement refoulé pour obtenir des effets
durables. Il va de soi que le sujet qui vit l’expérience profonde de la catharsis est un être qui
a préalablement vécu un épisode de refoulement, mécanisme causé par un « conflit entre
désir et interdit126 » ou, par un clivage de la personnalité, bien souvent causé par un épisode
de violence contre lequel l’individu a tenté de se préserver. Dans le Premier jardin, le
personnage de Flora Fontanges correspond parfaitement à ce type de sujet chez qui la
catharsis peut se déclencher et constituer un traitement efficace, entre autres à cause du
traumatisme de l’incendie qu’elle a vécu et dans lequel elle a vu périr ses compagnes,
orphelines comme elle. Du reste, même si l’on met à part cet épisode marquant, Flora est
également un personnage chez qui le conflit entre désir et interdit s’avère omniprésent.
D’ailleurs son désir de consacrer sa vie au théâtre est à l’origine de sa rupture avec sa
famille adoptive et la société québécoise. Un clivage identitaire important se décèle chez
Flora : elle a porté trois noms différents au cours de sa vie. Ce clivage l’a donc également
menée à enfouir et à nier sa douleur émotionnelle. C’est pourquoi la comédienne incarne le
type de personnalité propice à vivre une expérience cathartique, d’autant plus étant donné
sa proximité avec l’univers dramatique. La question suivante mérite toutefois notre
attention : est-il possible de vivre une catharsis dans le rôle de l’acteur plutôt que dans celui
du spectateur ? Quoique la notion soit rarement envisagée sous cet angle, des exemples du
125
Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie ? » dans Régis Debray [dir.], La querelle du spectacle,
Paris, Gallimard, 1996, p. 187-188.
126
Ibid., p.185.
47
roman nous placent sur la voie de cette hypothèse quand Flora interprète certains rôles,
surtout ceux de Jeanne d’Arc et de Winnie dans Oh les beaux jours. À cet égard, une scène
évoque particulièrement bien cette possibilité d’expérience cathartique chez l’acteur
lorsque Flora se trouve au parc de l’Esplanade, assise devant le petit groupe des amis de sa
fille qui attendent une quelconque prestation théâtrale de sa part. Se laissant aller à
l’improvisation, c’est le rôle de Jeanne d’Arc qui lui vient spontanément ; le roman
mentionne d’ailleurs que c’est l’interprétation qui lui a valu le plus d’applaudissements au
cours de sa carrière.
Jeanne en elle subit son procès et sa passion. Elle vient d’abjurer. Sa voix n’est plus
qu’un fil tendu qui se brise :
-J’ai eu si peur d’être brûlée…
Soudain, Flora Fontanges n’est plus maîtresse des sons, des odeurs, des images qui se
bousculent en elle. L’âcreté de la fumée, une enfant qui tousse et s’étouffe dans les
ténèbres, le crépitement de l’enfer tout près, la chaleur suffocante, l’effroi dans sa
pureté originelle. Elle s’entend dire une seconde fois tout bas, mais si distinctement
qu’on pourrait lire chaque mot sur ses lèvres :
-J’ai eu si peur d’être brûlée…
La petite phrase les atteint par surprise, le silence les tient un instant parfaitement
immobiles, la tête levée vers elle, puis ils se secouent, se regardent les uns les autres,
avec étonnement, craignent qu’elle se soit moquée d’eux. Une si petite phrase comme
ça, détachée de son contexte, opérant toute seule pour son propre compte, leur faire
tant d’effet, il y a certainement malentendu ou sortilège.
Elle passe sa main sur son front pour y effacer Jeanne et l’épreuve du feu. Retrouve sa
figure usée et sans éclat127.
Cet extrait démontre comment le fait de revêtir la peau d’un personnage qui a vécu
des évènements semblables à ses propres expériences peut ramener le comédien vers des
émotions et des souvenirs enfouis. Une simple réplique de théâtre ouvre la porte du passé et
Flora n’a plus de contrôle sur les images qui déferlent en elle, avec leur vague de sensations
et de sentiments. C’est la raison pour laquelle le rôle de Jeanne a été autant acclamé : Flora
jouait vrai parce qu’elle faisait appel à des souvenirs réels. Par contre, cette plongée
cathartique reste de courte durée et n’offre pas réellement de résultats thérapeutiques à long
terme, elle fait plutôt figure d’amorce et prépare le terrain pour le véritable travail qui
suivra. La protagoniste du Premier jardin semble en fait vivre plusieurs plongées de ce
genre, à la fois quand elle s’amuse à jouer la destinée de femmes d’autrefois et quand elle
visite des lieux qui sont reliés de manière directe à son passé. Vient ensuite ce moment où
127
48
PJ-p. 31.
elle ne peut plus se dérober à l’emprise des remémorations qui l’entraînent : les scènes de
sa vie se jouent devant ses yeux à la manière d’un spectacle jusqu’à ce qu’elle décide
d’affronter le traumatisme ayant provoqué son mécanisme de refoulement. Flora « [d]ésire
d’un désir égal, aller jusqu’au fond de sa mémoire128. » Elle marche jusqu’à la côte de la
Couronne et bien qu’il ne reste plus de traces de l’ancienne bâtisse de l’hospice SaintLouis, remplacée par un immeuble neuf, l’air du passé rattrape rapidement Flora.
Voici que des images surgissent, à la vitesse du vent, plus rapides que la pensée, une
promptitude folle, tandis que les cinq sens ravivés ramènent des sons, des odeurs, des
touchers, des goûts amers et que se déchaînent les souvenirs, en flèches précises, tirées
des ténèbres, sans répit.
Le présent ne concerne plus Flora Fontanges129.
Après de nombreuses occurrences où il est question de l’incident dans le roman, Flora
se remémore finalement les faits entourant la tragédie. Le fait d’assister à cette scène
longuement refoulée dans son inconscient la libère et transforme sa manière d’être. En
effet, ses multiples contacts avec l’univers dramatique et avec les personnages de femmes
qu’elle a incarnés devant Raphaël l’ont préparée à cet aboutissement. Au commencement,
cela semblait inoffensif de jouer à être Barbe Abbadie, mais, il y a ensuite eu Guillemette
Thibault, Aurore Michaud et, lentement, un glissement s’effectuait. Plus le jeu avançait,
plus les passés qu’elle incarnait auraient pu devenir les siens s’il n’y avait eu l’incendie
pour transformer sa destinée. La comédienne a donc vécu le phénomène de la catharsis à la
fois en tant qu’actrice et en tant que spectatrice, dont le présent s’effritait sous le poids de
plus en plus considérable des anamnèses. Ce moment charnière du roman où elle revit le
traumatisme de l’incendie clôture l’odyssée mémorielle. Le passé n’exerce plus d’emprise
sur le présent qui tourne maintenant autour de deux choses : le retour inespéré de Maud et
toute la préparation qu’exigent les représentations théâtrales de la pièce Oh les beaux jours.
Flora en vient à la conclusion que l’« épreuve du feu130 », où elle a laissé son prénom de
Pierrette Paul, elle la revit chaque fois qu’elle grimpe sur scène.
128
PJ-p.166.
Ibid., p. 167.
130
Daniel Marcheix, «‘’L’épreuve du feu’’ dans Le premier jardin : de la confiscation des origines à la
‘’vivifiante hystérie’’», dans Madeleine Ducrocq Poirier [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre,
Montréal, Hexagone, 1997, p. 355-367.
129
49
La vie de cirque est pleine de périls et de la jubilation incomparable de passer à travers
le noyau éclaté de son cœur, en flammèches ardentes. Je m’appelle Phèdre, Célimène,
Ophélie, Desdémone. Je retombe sur mes pieds après chaque représentation. Je salue
bien bas. Puis je vaque à mes petites affaires, comme tout le monde131.
En définitive, elle accepte de continuer à vouer sa vie au théâtre qui lui apporte une
« jubilation incomparable », mais surtout, elle accepte son identité, exprimée par sa
première véritable prise de possession du « je » dans le roman. Ce « je » revendique le droit
d’être autre, de prendre possession de plusieurs existences par le biais du théâtre : il
s’oriente dorénavant vers sa véritable identité. Par ailleurs, le rôle de Winnie dans Oh les
beaux jours symbolise cette acceptation du temps qui passe et de la vieillesse qui s’installe.
131
50
PJ-p.171.
2.5
CONCLUSION ET RETOUR DE MAUD
Pour conclure, le personnage de Flora Fontanges, dont la mémoire s’installe tout au
long du Premier jardin comme véhicule de la tension romanesque, tente vainement de
repousser un processus de remémoration qui entraîne plusieurs pertes de conscience du
réel au profit d’un passé envahissant qui la retient dans l’impuissante position de
spectatrice. Des souvenirs s’offrent à elle comme de puissantes aventures sensorielles.
Petit à petit, elle accepte de subir cette hantise et d’aller au fond des choses une fois pour
toutes, toujours en conservant une certaine mesure de protection, assurée par sa façon de
considérer la petite fille qu’elle était autrefois comme un personnage. Son retour dans sa
ville natale provoque ainsi une odyssée mémorielle qui tisse plusieurs liens avec l’univers
théâtral dans lequel elle baigne depuis si longtemps et qui se termine par une forme de
délivrance cathartique. Il est à noter que Flora Fontanges s’inscrit comme l’un des rares
personnages hébertiens à réussir la catharsis qu’elle entreprend par l’entremise de
l’univers dramatique et de sa mémoire. Contrairement aux personnages d’Élisabeth
d’Aulnières et de Julie de la trinité, dont la ressemblance liée au caractère commun de
leur identité plurielle a déjà été évoquée précédemment, la comédienne parvient
définitivement à se libérer de la crise qui a chamboulé son enfance, peut-être justement
parce qu’elle est aussi la seule à être victime d’une fatalité et non responsable d’un crime.
Nul doute que la médiation théâtrale intervient dans le processus de libération qui atteint
Flora en lui permettant d’affronter ses souvenirs les plus douloureux. Le retour de Maud
survient justement au moment de cette libération, il peut alors être perçu comme une
forme de récompense et de regard vers l’avenir, et ce, même si la fusion mère-fille se
révèlera, en fait, de courte durée. La séparation paraît imminente : ce n’est qu’une
question de temps avant que Maud ne fasse la paix avec Raphaël et que Flora ne
réinvestisse ses énergies à faire naître le personnage de Winnie qui bouge déjà en elle.
51
CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES
FRAGMENTS DE SOI ET DE L’HISTOIRE
3
INTRODUCTION
À la lumière des deux chapitres précédents qui nous ont permis de mettre en évidence
l’importance du réseau sémantique associé au théâtre dans le Premier jardin, autant au
niveau thématique que narratif et discursif, il nous apparaît primordial d’élargir la question
à celle des pratiques intertextuelles. Pour ce faire, ce chapitre sera consacré à d’abord
établir un contexte méthodologique en dégageant quelques notions relatives à
l’intertextualité, puis, à faire l’inventaire des intertextes. Dans quelle mesure la symbolique
des références théâtrales qui ont été choisies pour habiter le roman transforme-t-il la
perception que le lecteur a de Flora Fontanges ? Selon quelles modalités ces références
s’intègrent-elles au sein du roman ? En dehors des références au monde dramatique, nous
avons également choisi de nous attarder aux liens étroits que le Premier jardin tisse avec
l’Histoire et le conte d’Alice au pays des merveilles avant de traiter de l’imbrication d’une
expérience significative de la scène au sein du roman avec la pièce Oh les beaux jours de
Samuel Beckett. Bref, le fait de dépeindre les manifestations intertextuelles du roman et
leurs raisons d’être nous mènera ainsi à aborder le sujet de l’Art et de la création, de ses
fonctions dans la vie de Flora et, plus largement encore, dans celle d’Anne Hébert.
53
3.1
LE DIALOGUE INTERTEXTUEL
L’intertextualité est considérée comme une notion instable qui a porté plusieurs sens
différents selon les époques et les discours littéraires, il convient ainsi d’éliminer le flou
théorique qui entoure parfois le phénomène en précisant la définition qui servira d’assise à
notre analyse. Considérant toute l’importance que prend le dialogue au sein du genre
théâtral et comment celui-ci s’articule entre les différents genres représentés dans
l’intertexte du roman, c’est la définition de Kristeva, dont la découverte est empruntée à
Bakhtine, qui nous semble la plus appropriée : « tout texte se construit comme une
mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte132. » Dans
le cadre de notre étude, c’est le dialogue et les liaisons qui s’élaborent entre le Premier
jardin et les œuvres auquel il fait référence qui nous intéresseront. Plus précisément, nous
tenterons de mieux comprendre comment s’articule la mosaïque intertextuelle du roman.
Un premier constat s’impose dès lors : une quantité impressionnante de références
implicites, directes ou citées peuvent être dénombrées, appartenant à des domaines divers
tels que la poésie, le roman, les archives, la Bible et bien entendu, le théâtre, qui laisse
transparaître à lui seul un répertoire imposant. Ainsi, le Premier jardin, qui inaugure la
mémoire comme moteur de l’action, s’orchestre également comme mémoire du paysage
littéraire qui a habité et inspiré l’imaginaire de l’auteure. En ce qui concerne la poésie, nous
nous attarderons peu au sujet qui déborde du cadre de notre étude, et qui aurait pu
constituer un autre mémoire à lui seul, mais il est intéressant de voir comment l’œuvre
poétique hébertienne prend racine dans le roman et y véhicule des images et des
préoccupations artistiques semblables. Outre cette intratextualité qui se manifeste
également en rapport avec la production romanesque et dramaturgique de l’auteure,
Baudelaire, Rimbaud, Claudel et Verlaine sont également convoqués dans le roman, en
compagnie de Marcel Proust dont l’ouvrage À la recherche du temps perdu rejoint
plusieurs motifs que nous avons déjà analysés au cours de cette analyse. D’ailleurs, le
« premier jardin » n’est-il pas justement synonyme de ce même « temps perdu » que notre
mémoire et notre inconscient cherchent inlassablement à garder à la surface ?
132
54
Julia Kristeva, Sémiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p.115.
Si l’univers théâtral présent dans le roman est d’abord conditionné par la carrière de
Flora, ce n’est pourtant pas la seule raison qui explique le phénomène, car Anne Hébert a
elle-même pratiqué la discipline avec son cousin Saint-Denys Garneau dans sa jeunesse,
discipline qui passionnait, en outre, sa mère et dans laquelle son frère s’est également
impliqué. Son intérêt pour le genre dramatique n’est pas nouveau, néanmoins, c’est la
première fois que celui-ci est mis à l’avant plan au sein de sa production romanesque. Dès
l’épigraphe associée à Shakespeare : « All the world’s a stage133 », le Premier jardin est
placé sous le sigle de la représentation, comme nous l’évoquions au début de ce mémoire.
3.2
INVENTAIRE DE L’INTERTEXTE THÉÂTRAL
Voici donc un inventaire des références directes ou indirectes à des pièces de théâtre
faisant partie des expériences scéniques de Flora ou des rôles qui l’ont plus
particulièrement interpellée que nous avons pu répertorier. Pour chacune des pièces, un
court résumé dévoile les destins des personnages féminins interprétés ou nommés par Flora.
Hamlet : pièce de William Shakespeare, publié pour la première fois en 1601.
Personnage cité dans le roman : Ophélie
Résumé : Le roi du Danemark et père d’Hamlet est décédé récemment, remplacé par son
frère Claudius qui épouse la veuve du roi moins d’un mois après sa mort. Le fantôme de
son père apparaît à Hamlet et lui révèle qu’il a été assassiné par Claudius. Pour le venger,
Hamlet décide de simuler la folie en laissant croire que celle-ci est causée par son amour
pour Ophélie, fille de Polonius et conseiller du nouveau roi. Hamlet se résout à tuer
Claudius et décide de tout révéler à sa mère. Croyant que Claudius écoute, dissimulé
derrière un rideau, il y plante son épée et tue, non pas le roi, mais le père d’Ophélie. Celleci, folle de douleur, se suicide par noyade, décidant son frère Laërte à venger sa famille en
tuant Hamlet. Claudius contraint Hamlet à l’exil, mais il revient rapidement au Danemark.
Le roi fait alors en sorte qu’un duel soit donné entre Laërte et Hamlet et prend la précaution
d’empoisonner la lame de Laërte et la coupe que l’on sert à Hamlet. Finalement, la mère de
celui-ci s’empoisonne en buvant dans la coupe et Laërte se blesse avec l’arme mortelle
avant de blesser également Hamlet. Ce dernier parvient à tuer Claudius avant de mourir luimême des suites du poison.
133
Citation célèbre de William Shakespeare, provenant de la pièce Comme il vous plaira, acte 2, scène 7.
55
Othello ou le maure de Venise : tragédie de William Shakespeare jouée en 1604.
Personnage cité dans le roman : Desdémone
Résumé : Desdémone épouse Othello contre l’avis de son père et part vivre avec lui. Par un
concours de circonstances, Iago fait croire à Othello que sa femme l’a trompé avec Cassio.
Convaincu d’avoir été trahi, Othello finit par étouffer Desdémone dans son lit en ignorant
ses protestations d’innocence. Comprenant son erreur, Othello blesse Iago et finit par se
suicider aux côtés de sa femme.
Le misanthrope ou l’atrabilaire amoureux : comédie de Molière jouée en 1666.
Personnage cité dans le roman : Célimène
Résumé : Alceste est un misanthrope qui déteste l’humanité entière et en dénonce
l’hypocrisie. Pourtant, il est amoureux de Célimène, la représentation parfaite de la
précieuse du siècle classique, coquette et médisante. Alceste ne peut contenir son
indignation face à sa mauvaise langue et s’emporte souvent contre elle sur des sujets futiles
et ridicules. Finalement, convaincu de l’indignité de sa bien-aimée, il accepte de lui
pardonner seulement si elle accepte, en contrepartie, de le suivre hors du monde civilisé.
Elle refuse et Alceste part seul.
Les femmes savantes : comédie de Molière datant de 1672.*
Personnages cités dans le roman : Armande et Henriette
Résumé : Cette pièce comique raconte les aventures d’une famille dont la mère, la fille
aînée (Armande) et la tante, vieille fille, sont sous l’emprise d’un homme appelé Trissotin,
se faisant passer pour un savant philosophe, qui convoite l’argent de ces femmes. Un jeune
homme nommé Clitandre, ayant longtemps courtisé Armande qui s’était toujours refusée à
lui, est alors tombé amoureux d’Henriette, la sœur cadette de cette dernière. Tous deux
souhaitent se marier, mais les trois femmes savantes refusent, préférant qu’Henriette épouse
Trissotin. Les amoureux tentent de s’opposer en vain et c’est finalement l’oncle d’Henriette
qui démasque la duplicité de Trissotin, permettant ainsi leur mariage.
Le malade imaginaire : dernière comédie de Molière, jouée en 1673.*
Personnages cités dans le roman : Angélique et Béline
Résumé : La pièce raconte comment Argan, le malade imaginaire, se gave de remèdes de
toutes sortes dispensés par des médecins pédants. La femme avec laquelle il s’est remarié,
Béline, fait semblant de le soigner et d’être attentive à ses besoins alors qu’elle n’attend en
réalité que sa mort pour hériter. Toinette, sa servante, se travestit en docteur et lui offre
toutes sortes de conseils ironiques en se moquant du ridicule de cette profession. Sa fille,
56
Angélique, est amoureuse de Cléante mais son père préfèrerait qu’elle épouse un docteur,
Thomas Diafoirus. Sous la recommandation de sa servante, Argan décide de faire le mort et
démasque ainsi sa femme qui manifeste aussitôt sa joie d’en être débarrassé. Voyant sa fille
animée d’un chagrin sincère, il arrête son jeu et accepte qu’elle épouse Cléante à condition
que celui-ci devienne médecin. Son frère lui conseille alors d’adopter lui-même la
profession et la pièce se conclut sur une cérémonie comique qui introduit officiellement
Argan à la médecine.
Phèdre : tragédie créée par Jean Racine en 1677.
Personnage cité dans le roman : Phèdre
Résumé : Phèdre, épouse de Thésée, avoue son amour pour Hippolyte, le fils de son mari, à
sa nourrice. Bientôt, la rumeur de la mort de Thésée se répand à tort. En annonçant la
terrible nouvelle à Hippolyte, Phèdre lui fait également part de ses sentiments, mais celui-ci
en est épouvanté et la repousse. Elle lui offre la couronne contre son amour, mais il refuse.
Il lui parvient ensuite la nouvelle du retour de Thésée, déshonorée, celle-ci souhaite se
donner la mort alors sa nourrice, pour l’épargner, accuse Hippolyte. Le père est furieux et
accomplit sa vengeance en conjurant Neptune de punir son fils, qui meurt de ses blessures
en clamant son innocence. Accablée de remords, Phèdre vient finalement avouer la vérité à
son mari avant de se suicider, par poison, à ses pieds.
Marie Tudor : pièce historique écrite par Victor Hugo représentée en 1833.
Personnage cité dans le roman : Marie Tudor
Résumé : Marie Tudor est reine d’Angleterre et s’amourache du fils d’un chaussetier
italien nommé Fabiano Fabiani. Celui-ci est l’amant de Jane, roturière et noble sans le
savoir. Elle a été adoptée par Gilbert, un ouvrier qui souhaite dorénavant la voir devenir sa
femme. Un complot s’élabore par Simon Renard, chargé d’orchestrer la liaison de
l’Angleterre et l’Espagne, pour éliminer Fabiani et la reine se retrouve coincée entre ses
désirs et ses obligations politiques. Alors que Fabiani et Gilbert se font incarcérés, Marie
tente de convaincre Jane de faire évader l’homme qu’elle aime avant son exécution. Jane
choisit d’aider Gilbert à s’enfuir et la reine finit par assister, impuissante, à l’exécution de
Fabiani pour un crime qu’il n’a pas commis.
On ne badine pas avec l’amour : drame romantique d’Alfred
de Musset, publié en 1834. *
Personnage cité dans le roman : Rosette
Résumé : Après plusieurs années de séparation, le Baron réunit en son château son fils,
Perdican, et sa nièce Camille, fraîchement sortie du couvent, afin de leur rappeler tous leurs
beaux moments à jouer ensemble, en vue de les marier. Les deux jeunes s’aiment depuis
57
toujours, mais la jeune fille, endoctrinée par la mentalité des religieuses qui ont toutes été
malheureuses en amour, décide de retourner au couvent. Camille envoie alors une lettre à
l’une des religieuses pour lui expliquer qu’elle a tout fait pour se faire détester par Perdican
mais que celui-ci est toujours désespéré par ce refus. Par un concours de circonstance,
Perdican tombe sur cette lettre et est blessé dans son orgueil, il se met alors à badiner avec
Rosette, sœur de lait de Camille, dans l’espoir de la rendre jalouse. Camille apprend le
stratagème et affirme à Rosette que Perdican se moque d’elle, la faisant perdre
connaissance. Les deux amoureux s’avouent finalement leurs sentiments dans la scène
finale pendant que Rosette les observe et en meurt de chagrin. Camille, frappée par le décès
de sa sœur de lait, fait ses adieux à Perdican.
Angelo, tyran de Padoue : drame de Victor Hugo de 1835.*
Personnage cité dans le roman : Catarina
Résumé : Angelo est le tyran qui règne sur la ville de Padoue et sur sa femme Catarina
qu’il garde enfermée. Il n’éprouve pas d’amour pour elle, mais pour sa maîtresse, une
comédienne qu’on appelle la Tisbe. Celle-ci aime pourtant un autre homme, Rodolfo, qui
est quant à lui amoureux de Catarina. Quand Angelo apprend que Catarina a un amant dont
il ne sait pas le nom, il décide de la tuer si elle n’avoue pas son identité. Catarina refuse
pour sauver celui qu’elle aime. De son côté, la Tisbe fait le sacrifice de sauver la femme
que Rodolfo aime, car son bonheur compte plus que tout à ses yeux. Elle donne alors un
faux poison à Angelo qui l’administre à Catarina. En apprenant ceci, Rodolfo tue la Tisbe
sans comprendre ce qu’elle a fait. Entre temps, Catarina se réveille et les deux amoureux
sont bénis par les dernières paroles de la Tisbe.
La Dame aux camélias : pièce inspirée d’un roman d’Alexandre Dumas fils, publié en
1848.
Personnage cité dans le roman : Marguerite Gautier
Résumé : Cette pièce raconte l’amour d’un jeune bourgeois pour une courtisane nommée
Marguerite Gautier. En devenant son amant, il obtient d’elle qu’ils se retirent ensemble à la
campagne, loin de Paris. Cependant, le père du jeune homme fait promettre à Marguerite de
rompre avec son fils pour assurer leur réputation. Elle lui fait croire qu’elle l’a trompé, et
finit par mourir de la tuberculose, seule et sans ressource. Le jeune homme sera convaincu
d’avoir été trahi jusqu’à l’annonce de la mort de Marguerite. Ce récit met en scène une
courtisane au grand cœur qui sacrifie son amour pour sauver l’honneur de son amant.
58
Adrienne Lecouvreur : pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, 1849.
Personnage cité dans le roman : Adrienne Lecouvreur
Résumé : Inspirée d’une histoire vraie, la pièce raconte la vie d’Adrienne Lecouvreur, une
simple fille de blanchisseuse ayant connu un grand succès au théâtre entre 1717 et 1730, en
particulier dans l’interprétation de personnages au destin tragique. Elle innove avec sa
diction simple et noble plutôt que chantante, rompant ainsi avec la tradition. Elle a eu
quelques liaisons, notamment avec Maurice de Saxe, ce qui lui vaut la haine de sa rivale, la
duchesse de Bouillon, et également avec Voltaire, auteur de plusieurs tragédies dans
lesquelles elle obtient du succès. Elle décède peu après avoir joué le rôle de Jocaste dans
l’Œdipe de Voltaire et la rumeur court qu’elle aurait été empoissonnée par la duchesse de
Bouillon. L’Église lui refuse un enterrement chrétien étant donné son statut de comédienne,
ses amis l’enterrent donc à la sauvette ce qui indignera Voltaire.
Les Misérables : pièce inspirée d’un roman de Victor Hugo écrit en 1862.
Personnage cité dans le roman : Fantine
Résumé : Fantine tombe amoureuse d’un jeune homme qui lui fait un enfant avant de
s’enfuir. Elle se voit dans l’obligation de mettre sa fille en pension dans une famille qui
transforme secrètement celle-ci en servante et lui demande toujours plus d’argent. Fantine
finit par se trouver un travail où on la jalouse à cause de sa beauté et on finit par la renvoyer
à cause de son statut de mère célibataire. Pour continuer de subvenir aux besoins de sa fille,
elle doit vendre jusqu’à ses cheveux et ses dents, et finit par devenir prostituée. À la suite
d’un incident dont elle n’est pas responsable, on veut l’arrêter, mais Jean Valjean s’oppose
à son emprisonnement à cause de son état de santé précaire. Il la prend sous son aile et lui
promet de lui ramener sa fille. Elle décède malheureusement sans avoir pu la revoir et en
soutirant la promesse à Jean de veiller sur elle.
Mademoiselle Julie : pièce suédoise écrite par August Strinberg en 1888.
Personnage cité dans le roman : Mademoiselle Julie
Résumé : Cette pièce raconte l’histoire d’un huis clos entre Julie, fille d’un comte, Jean,
son serviteur, ainsi que Christine, la cuisinière et fiancée de Jean. La nuit de la St-Jean,
Julie s’abandonne à ses désirs dans les bras de son valet. Le lendemain, pleine de honte face
à ses actes, elle se suicide avec le rasoir que Jean lui met entre les mains.
Hedda Gabler : pièce d’Henrik Ibsen écrite en 1890.
Personnage cité dans le roman : Hedda Gabler
Résumé : Hedda s’est récemment mariée à un homme qui ne saurait lui donner la vie dont
elle rêve et qu’elle est, d’ailleurs, bien incapable de définir. La belle Hedda découvre alors
avec horreur qu’elle est probablement enceinte et projette ses fantasmes sur un de ses
59
anciens amants coureur de jupons, Ejlert, en voie de devenir célèbre et qui sort désormais
avec une ancienne compagne de pension qu’elle n’a jamais appréciée, Théa. Hedda fera
tout pour qu’il se compromette avec elle, mais en découvrant qu’il n’est pas à la hauteur de
ses attentes, elle se suicide d’un coup de pistolet.
Chacun sa vérité : pièce de Luigi Pirandello écrite en 1917.
-Personnage cité dans le roman : Madame Frola
-Résumé : Une petite ville de province en Espagne est secouée par une troublante histoire
de séquestration. Un homme, M. Ponza, récemment arrivé dans la ville, garde sa femme
enfermée et, en dehors du courrier qu’elles s’échangent, ne lui permet de voir sa mère,
Madame Frola, que par la fenêtre. Madame Frola affirme que son gendre a perdu la tête,
croyant que sa femme (donc la fille de Madame Frola) est décédée et qu’il en a épousé une
autre, il entretient le mensonge en leur interdisant de s’approcher. Quant à lui, Monsieur
Ponza déclare que c’est sa belle-mère qui est folle et qui refuse d’accepter le décès de sa
fille. Il s’oppose donc à leur rencontre par pure charité. Deux clans se forment dans la ville
et on ne peut confirmer aucune des deux versions, car le registre d’état civil a été détruit
dans un tremblement de terre. La découverte de la vérité au sujet de l’identité de Madame
Ponza s’élabore ainsi comme moteur du dénouement de la pièce.
Le Vray Procès de Jehanne d’Arc : pièce inspirée des minutes du procès, mise en scène
célèbre de Georges Pitoëff et René Arnaud, 1929.
Personnage cité dans le roman : Jeanne d’Arc
Résumé : Cette pièce relate le fameux procès biaisé qui a ordonné la mise à mort de la
pucelle Jeanne d’Arc et qui se termine par son exécution où elle fût brûlée vive sur la place
du vieux Marché de Rouen.
Yerma : pièce de Frederico Garcìa Lorca écrite en 1934.
Personnage cité dans le roman : Yerma
Résumé : La pièce se déroule dans un milieu rural et raconte l’histoire d’une paysanne qui
attend désespérément de tomber enceinte de son mari, Juan. Celui-ci ne partage pas sa
souffrance et ne souhaite pas réellement avoir d’enfant. On conseille à Yerma de tromper
son mari, mais cela contrevient à ses convictions morales. Juan devient de plus en plus
suspicieux par rapport à Yerma et invite deux de ses sœurs à habiter chez eux pour la
surveiller. En secret, Yerma décide d’aller rencontrer une dame qui a la réputation de
pouvoir soigner la stérilité, mais se retrouve malgré elle dans un environnement de
débauche ou Juan l’a suivie à son insu. Il tente alors de se rapprocher physiquement de
Yerma mais elle le tue.
60
La ménagerie de verre : pièce écrite en 1944 par Tennessee Williams.
Personnage cité dans le roman : Laura Wingfield
Résumé : Dans les années 40, une famille pauvre, composée de la mère, Amanda
Wingfield et de ses deux enfants, Tom et Laura, vit isolée, dans un petit appartement.
Handicapée, Laura est passionnée par une seule chose, sa ménagerie de verre. Son frère
souhaite quitter le nid familial et sa mère lui demande de chercher un homme qui pourrait
s’occuper de Laura. Ils organisent un souper dans le but de trouver un mari pour Laura et
lui présente Jim, un ami de travail de Tom. Celui-ci se trouve à être une ancienne
connaissance du collège dont Laura a déjà été amoureuse. Durant la soirée, il tente de briser
la timidité de Laura et ils finissent par danser ensemble et échanger un baiser. Par contre,
celui-ci ne veut pas quitter sa vie et sa femme pour Laura. Tom décide finalement de quitter
la maison en espérant que sa sœur pourra se débrouiller seule.
Oh les beaux jours : pièce de Samuel Beckett créée en 1961.
Personnage cité dans le roman : Winnie
Résumé : Cette pièce en deux actes présente le personnage de Winnie, qui est ensevelie
jusqu’à la taille dans une colline de sable ayant la forme d’un mamelon. Les raisons de
cette situation ne sont jamais dévoilées aux spectateurs et elle est accompagnée de son mari
Willie, étendu tout près d’elle et ne lui adressant la parole que très rarement. Une sonnerie
démarre la journée et elle se met à parler longuement pour repousser l’ennui en manipulant
de temps à autre les objets de son sac fourre-tout. Elle entame plusieurs monologues sur des
sujets divers en attendant la sonnerie qui mettra fin à sa journée. Au deuxième acte, elle est
désormais ensevelie jusqu’au cou. Elle s’adresse à Willie qui ne répond pas, s’interroge sur
le temps. Au final, Willie se déplace vers l’avant de la scène, ce qui rend Winnie heureuse
et l’on découvre le revolver qu’elle avait dans son sac. La pièce s’achève sur une situation
ambiguë qui laisse entendre que Willie pourrait mettre fin aux souffrances de sa femme.
Winnie se met alors à chanter une chanson dont elle parle depuis le début de la pièce et qui
semble d’un grand réconfort pour elle, La vie en rose d’Édith Piaff.
3.3
LE THÉÂTRE ET L’HISTOIRE AU SEIN DE L’INTERTEXTE
D’emblée, le fait de parcourir cet inventaire permet de révéler le type de personnages
qui a pu influencer à la fois Flora et sa carrière. Les résumés des œuvres théâtrales qui sont
évoquées au sein du roman présentent à peu près tous des rôles féminins qui vivent des
sentiments passionnés dans des circonstances tragiques, bref, ce sont des héroïnes souvent
intenses qui côtoient la fatalité de la mort ou qui finissent par se la donner. On décèle
toutefois une progression entre les pièces associées à l’enfance de Flora, identifiées par une
étoile, et les pièces qui ont marqué sa carrière et son parcours professionnel. En effet, en
61
passant de pièces plus légères comme des comédies vers des drames romantiques et des
tragédies, la comédienne raffine son jeu et doit de plus en plus faire appel à ses souvenirs et
à son vécu pour ses interprétations. Cela s’explique aussi par le milieu artistique auquel elle
appartient, au sens où habiter en France lui a certainement permis de se familiariser avec
une modernité dramatique qui a lieu un peu plus tard au Québec. Autre phénomène qui
ressort inévitablement de cet inventaire, c’est le nombre important de personnages qui
meurent, comme si, ayant elle-même vu la mort de près, Flora cherchait inconsciemment à
extérioriser ce souvenir, à transmettre l’intensité de ce moment aux spectateurs. En
interprétant des rôles souvent principaux ou dont la pièce porte un prénom en guise de titre,
cela lui permet d’être au premier plan, de briller sur scène. Au fond, Flora est le prototype
même de la comédienne d’exception de par le mystère qu’elle dégage et que le roman nous
pousse à élucider. « Pour les biographes, un homme de théâtre ne peut être un homme
comme les autres. La vocation ou la vie du comédien doivent leur fournir des signes de
prédestination ; des anecdotes extraordinaires, pour l’émerveillement des lecteurs134. » Si la
majorité des pièces citées dans le roman exposent des personnalités féminines victimes
d’amours difficiles et de destins malheureux, c’est qu’une inscription profonde de la
tragédie et du drame transparaît dans la mosaïque intertextuelle du roman. La symbolique
qui entoure les références théâtrales du Premier jardin illustre des personnages confrontés à
des fatalités et des situations auxquelles ils ne peuvent échapper, à des problèmes d’ordre
sentimental, familial ou politique et inspirent aux spectateurs à la fois de la pitié et de
l’admiration. Beaucoup de parallèles peuvent alors s’établir entre le personnage même de
Flora et le personnage typique de la tragédie, que l’on pense seulement à son enfance
marquée par des évènements bouleversants qui ont changé le cours de son destin, à ses
liaisons amoureuses vouées à l’échec ou à sa relation problématique avec sa fille Maud.
Dans cette perspective, il devient pertinent de dégager l’influence de la carrière de Flora sur
sa vie, et paradoxalement, d’interroger l’impact de ses expériences personnelles sur sa
manière de jouer, car :
[c]haque comédien a un comportement particulier, un mécanisme différent, selon les
conditions où il est placé et les contingences qui l’environnent. L’époque, le lieu, le
134
62
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p. 293.
public, la pièce qu’il joue, tout exerce sur lui une influence ; tout agit et retentit sur lui,
tout provoque en lui des altérations qu’il recherche, qu’il utilise, et où il se complaît135.
En fait, Louis Jouvet, dans son livre Témoignages sur le théâtre136, démontre
combien il est difficile de définir l’art du comédien, même en l’ayant lui-même pratiqué,
tant ce dernier subit d’influences diverses. Par ailleurs, dans le cas de Flora Fontanges,
certains rôles s’avèrent plus marquants que d’autres si l’on en juge par le nombre
d’occurrences qui en sont faites dans le récit, entre autres celui de Jeanne d’Arc, de Phèdre,
d’Ophélie, de Mlle Julie et de Fantine. Entre sa vie et sa carrière, de nombreux glissements
s’effectuent quand elle se prive de voir l’homme qu’elle aime pour mieux jouer Ophélie ou
qu’elle épie des mourants à leur chevet, s’en servant pour interpréter La Dame aux
camélias. C’est donc vraisemblablement un effet de miroir qui relie sa vie réelle et ses vies
fictives, chacune reflétant et intervenant dans l’autre. Plusieurs exemples le confirment, que
l’on pense seulement à son jeu dans La ménagerie de verre où sa fragilité, ses nausées et
ses larmes sont réelles parce que sa fille est en fugue depuis trois jours. On pourrait, à cet
égard, lancer l’hypothèse que les nombreuses fugues de Maud ont permis à la comédienne
d’être plus vraie sur scène et d’accroître son succès. En définitive, l’inventaire laisse
transparaître une gamme d’auteurs dramatiques dont plusieurs sont considérés comme des
classiques. Signalons que les pièces évoquées couvrent trois siècles. Il y a tout d’abord le
dix-septième siècle, époque du classicisme où le théâtre était soumis à des règles d’unité
d’action, de temps et de lieu. Dans notre inventaire, il est représenté par les comédies de
Molière et les tragédies de Racine et Shakespeare. Ensuite vient le dix-neuvième siècle,
époque du romantisme, où une réforme littéraire transforme l’écriture dramatique par une
remise en question des unités de la tragédie classique et par une utilisation de plus en plus
grande de la narration et de la description. La tragédie laisse alors sa place au drame
romantique, pratiqué par plusieurs grands noms comme Victor Hugo, Alfred de Musset,
Alexandre Dumas fils, Henrik Isben et August Strinberg. Le vingtième siècle, celui de la
modernité, démontre finalement un déferlement de nouvelles tendances qui contestent le
réalisme par le recours aux symboles. Luigi Pirandello, Tenessee Williams, Frederico
Garcìa Lorca et Samuel Beckett représentent justement la variété des styles qui émergent
135
136
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p. 287.
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, 249 p.
63
durant ce siècle. Il transparaît ainsi que les pièces et les auteurs qui font partie de
l’inventaire manifestent une très bonne connaissance de l’histoire du théâtre et de ses
auteurs les plus marquants, mais plus encore, cela dévoile l’étendue du talent de Flora, qui
est en mesure d’interpréter autant le répertoire classique que le répertoire moderne.
L’intertexte ne se limite pas à illustrer la relation d’interdépendance qui existe entre le
dramatique et le romanesque, une autre facette se dessine plus particulièrement au cours des
jeux d’interprétation de Raphaël et Flora et c’est celle de l’Histoire, rendue sensible par la
présence de documents d’archives. Un pont s’érige entre les figures féminines de théâtre et
les femmes d’autrefois, ainsi le talent de Flora peut très bien faire vivre à la fois les unes et
les autres.
Ainsi, Flora Fontanges s’est-elle déjà approchée d’Ophélie, au fil de l’eau, parmi les
fleurs à la dérive, posant à Ophélie la même question torturante qu’à Renée
Chauvreux, au sujet de la destinée amère des filles. Pourquoi ?
Un jour, elle a pris Ophélie dans ses bras d’actrice vivante, la réchauffant de son
souffle vivant, lui faisant reprendre sa vie et sa mort, soir après soir, sur une scène
violemment éclairée à cet effet. Pourquoi, maintenant qu’il est question de Renée
Chauvreux, Flora Fontanges ne pourrait-elle pas sentir tout son sang se glacer dans les
veines d’une petite morte, surprise par l’hiver, sur une batture de l’île d’Orléans,
balayée par le vent, blanche comme le ciel et blanche comme le fleuve et la terre ? Une
seule immensité blanche, à perte de vue, pour se perdre et mourir dans la poudrerie qui
efface les traces à mesure.
Cette fois-ci, Shakespeare ne porte plus Flora Fontanges. Il s’agit d’un tout petit texte,
sec comme le Code civil137.
Cette image frappante de la comédienne qui saisit son personnage entre ses bras pour
lui redonner vie témoigne de la forte pulsion artistique qui anime la protagoniste du
Premier jardin. Dans cet extrait, les répliques de Shakespeare possèdent la même valeur
que le court texte du Code civil décrivant les biens possédés par Renée Chauvreux et les
deux peuvent très bien servir de tremplin dramatique. Il est à noter que plusieurs
personnages cités dans le roman sont d’ailleurs inspirés de femmes ayant réellement vécu
comme, par exemple, Jeanne d’Arc, Marie Tudor, Adrienne Lecouvreur et Marguerite
Dumas. En outre, les listes de noms des filles du Roi, des jeunes filles décédées dans
l’incendie ou autres traces d’archives véritables abondent et occupent également une place
prépondérante dans les interstices du roman. Ce qui est saisissant, c’est de voir comment le
137
64
PJ- p.105.
réel et la fiction se fusionnent et participent à la création d’une troisième dimension. Le
lecteur finit par comprendre qu’il n’est ni totalement dans la réalité historique ni totalement
à l’extérieur de cette réalité, mais que la romancière lui offre en quelque sorte un regard
neuf sur un passé qui est aussi celui du Québec. L’omniprésence de l’Histoire dans
l’intertexte permet ainsi de mettre en évidence combien l’odyssée de Flora suggère une
rétrospective originelle, et c’est uniquement en remontant aux origines du pays, à ce
« premier jardin » planté par Louis Hébert et Marie Rollet, qu’elle pourra se repositionner
au niveau identitaire et vivre une libération émotionnelle.
3.4
FLORA AU PAYS DE L’ENFANCE
Quoique le Premier jardin entretienne des liens intertextuels étroits avec le genre
dramatique et l’Histoire, nous avons choisi de nous attarder à l’analyse des références à un
genre qui y est moins représenté, mais dont la symbolique nous semble très parlante, celui
du conte, dont nous connaissons par ailleurs l’importance dans l’imaginaire et les premières
lectures de l’auteure. En effet, nous avons décelé des allusions à l’œuvre d’Alice au pays
des merveilles de Lewis Carroll qui nous ont permis de découvrir une certaine parenté entre
les thèmes, les personnages et la structure des deux récits. En ce qui concerne les
personnages, deux comparaisons recensées au sein du roman sont particulièrement
révélatrices, celle de Raphaël et du chat de Cheshire ainsi que celle de la fausse grand-mère
de Flora avec la Reine de Cœur. Dans le premier cas, le rapprochement entre les deux
figures se fait par le biais d’un rêve. L’univers onirique, tant associé aux écrits de Lewis
Carroll, montre à Flora le sourire de Raphaël flottant dans l’air et disparaissant peu à peu
« tel un dessin que l’on gomme138 ». Rappelons brièvement que le chat de Cheshire est le
seul personnage qui écoute réellement Alice, il s’agit d’un guide parfois inquiétant qui, s’il
aime désorienter à l’occasion la jeune fille, fait toutefois figure de fil conducteur du conte
au point de vue narratif, apparaissant et disparaissant à loisir. De façon semblable, Raphaël
se révèle un personnage insaisissable, au point où Flora se demande même s’il a une âme
et, en orientant la traversée de la ville, il fait lui aussi figure de fil conducteur du récit. Son
rôle d’accompagnateur a été maintes fois souligné, mais la relation qu’il entretient avec
Flora se révèle éphémère et déconcertante puisqu’il disparaîtra avec Céleste au moment où
138
PJ-p. 82.
65
celle-ci aurait eu besoin de lui pour maintenir son flot de souvenirs à distance. Ensuite,
c’est en rencontrant pour la première fois la mère de Mme Eventurel que l’analogie avec la
Reine de Cœur prend forme.
À l’instant précis où Mme Eventurel piquait une longue épingle dans son chapeau et
rabattait sa voilette sur sa figure, la vieille dame s’est approchée de sa fille, faisant
semblant de chuchoter, mais sa voix rude s’échappait de tout bord et de tout côté :
-Vous n’en ferez jamais une lady.
La petite fille a très bien compris que la Reine de Cœur la condamnait à avoir la tête
tranchée139.
Comme dans le célèbre conte, la fausse grand-mère de Flora est fondamentalement
cruelle et injuste, car ses jugements ne se basent sur aucun argument et semblent totalement
irrévocables. Suscitant la peur, celle-ci s’emploie d’ailleurs à nommer et à juger plusieurs
habitants de la ville en les affublant de ses verdicts impitoyables. Si, la Reine de Coeur
représente symboliquement le régime victorien strict et conventionnel, le personnage de la
fausse grand-mère illustre, de façon semblable, un attachement à un héritage anglophone
associé à la bourgeoisie. Les deux figures sont ainsi employées par les auteurs de manière
parodique. Cette comparaison avec le conte permet également de transmettre la perception
d’une petite fille face à un être qui la terrorise. La structure d’Alice au pays des merveilles
fait écho à plusieurs caractéristiques du Premier jardin. D’emblée, les aventures d’Alice
sont présentées comme un collage de micro-récits qui pourraient être autonomes, de la
même manière que les mises en scène historiques de Flora et Raphaël. Si le trajet d’Alice à
travers les chemins du pays qu’elle découvre la mène à faire toutes sortes de rencontres,
celui de Flora dans les rues de sa ville natale la conduit à revoir des scènes enfouies de son
enfance et des gens de son passé qu’elle avait tenté d’oublier. De plus, la temporalité est
sans cesse déréglée au pays des merveilles, défilant très rapidement pour certains
personnages comme le lapin blanc et allant jusqu’à se figer pour le personnage du chapelier
fou, pour qui c’est continuellement l’heure du thé. Le temps n’obéit donc à aucune loi et il
est possible de mettre en évidence qu’une dislocation temporelle a également lieu dans le
Premier jardin car les souvenirs de Flora font irruption dans son présent de manière
désordonnée et sans qu’elle n’aille le contrôle sur les remémorations qui l’assaillent. Une
139
66
PJ-p.139.
image symbolique d’Alice au pays des merveilles fait d’ailleurs irruption au moment où
Flora voit surgir une scène de son enfance.
Elle voit très nettement une poignée de porte en verre taillé qui brille étrangement dans
la rue Plessis aux façades sombres. Flora Fontanges ne pourra jamais exprimer la
beauté insolite de cette poignée de porte, les couleurs du prisme se mirant en chacune
de ses facettes, virant au seul violet, à mesure que le temps passe. Il suffirait de la
tourner dans sa main, avec précaution, cette poignée brillante, pour avoir accès à tout
l’appartement de M. et Mme Eventurel qui ont adopté une petite fille rescapée de
l’hospice Saint-Louis140.
Cette image fait référence à l’objet animé qui figure dans le conte et qui permet
d’accéder à un autre monde, en l’occurrence, celui du pays des merveilles dans les
aventures d’Alice. C’est donc le même objet, une poignée de porte, qui sert de clé dans le
roman étudié pour atteindre cet autre monde qu’est la mémoire et l’inconscient de la
comédienne. Tous ces éléments manifestent le retentissement profond que produit
l’intertexte d’Alice au pays des merveilles et suggèrent qu’une comparaison entre les deux
héroïnes pourrait également enrichir notre analyse. À cet égard, Alice atterrit dans un
monde déstabilisant, où il n’y a pas de loi, pas de sens à rechercher et où elle change
constamment de taille, ce qui signifie que même sa propre apparence lui échappe. C’est un
personnage en quête constante de repères dans un univers qui remet en question jusqu’à sa
propre identité. De façon semblable, Flora Fontanges, une comédienne qui endosse
différentes apparences et personnalités, se retrouve dans sa ville natale qui s’est
transformée, où ses repères passés ont parfois disparu, et les lieux la poussent à confronter
des souvenirs d’enfance qu’elle avait volontairement refoulés. Pour elle, c’est aussi une
quête de repères qui s’effectue, à la fois physiques et identitaires, un voyage au cœur de son
enfance qui se révèle somme toute perturbant. Les deux femmes possèdent également des
traits de caractère commun. D’abord, elles sont toutes deux dotées d’une curiosité
démesurée. Alice est ainsi l’exploratrice par excellence, ayant l’insouciance de se jeter dans
le terrier du lapin blanc sans connaître la porte de sortie et la patience d’écouter les
personnages étranges qu’elle rencontre. Flora fait preuve de la même curiosité envers les
êtres qu’elle rencontre, attirée par l’envie d’être une autre, de voir comment cela peut être
dans une autre tête que la sienne et de connaître les plus profonds secrets des gens. Elle
140
PJ-p.38.
67
possède la patience du voleur, qui attend et qui guette avant de saisir une expression ou une
émotion sur les visages qu’elle épie. Ensuite, Alice est également considérée comme têtue
et courageuse. Bien souvent menacée à sa première venue au pays des merveilles, elle tente
tout de même de faire valoir son point de vue face aux personnages saugrenus qui croisent
son chemin. Flora possède un entêtement similaire qui lui permet de courageusement
s’opposer aux attentes de ses parents adoptifs en choisissant de partir en France exercer le
métier qu’elle aime. En fin de compte, les ressemblances qui réunissent ces deux
personnages et leur parcours démontrent combien le conte d’Alice au pays des merveilles,
emblématique de l’enfance et du jeu, a pu être enrichissant au niveau symbolique dans le
Premier jardin. Le titre du roman faisant implicitement référence au monde de l’enfance,
cela confirme d’après nous l’importance de souligner une référence intertextuelle qui, si
elle apparaît peu, n’en demeure pas moins très présente dans l’imaginaire de l’œuvre.
3.5
LA SCÈNE AU CŒUR DU ROMAN
L’une des meilleures méthodes pour créer l’effet d’un théâtre virtuel est certainement
d’imbriquer une expérience scénique dans le récit d’un roman. En outre, l’enchâssement du
parcours d’appropriation d’un rôle comme celui de Winnie permet au lecteur du Premier
jardin de goûter la mise en forme d’un personnage, d’un spectacle et de sa représentation.
Cet effet romanesque permet de souligner l’artificialité du monde fictionnel auquel il est
confronté, car le roman lui sert une vision paradoxale du personnage de Flora Fontanges. Il
lui fait vivre la traversée profonde des vestiges de son passé avant de conclure sur son
travestissement en un autre personnage, avant de la voir littéralement recréer l’illusion. En
ce sens, le personnage de Flora, quand il en incarne un autre, prolonge et approfondit le
processus de création dont il est lui-même issu. La pièce de théâtre et le rôle interprété sont
ainsi extrêmement significatifs dans le contexte de l’odyssée mémorielle qui vient tout juste
de se produire. En effet, l’œuvre de Samuel Beckett se caractérise par un humour qui côtoie
bien souvent la souffrance et la cruauté. Pleine d’oppositions, son écriture tend vers un
dépouillement formel et esthétique qui l’amène à produire des romans de plus en plus
courts au fil de sa carrière. Ses pièces de théâtre subissent le même sort et présentent des
personnages qui ont vécu beaucoup de malheurs avant de se livrer à nous, bien souvent
appauvris et contraints physiquement par les décors qui les accompagnent. Ne leur restant
68
plus que leur voix, ils sont ainsi livrés à l’absence d’intrigue, à l’ennui et au vide qu’ils
nous livrent pourtant jusqu’à leur dernier souffle. Chez Beckett, il subsiste toujours cet
ultime et cruel espoir, infime, mais qui empêche le personnage de se détruire lui-même. La
rigueur avec laquelle ce dramaturge irlandais a précisé ses indications scéniques force les
acteurs qui interprètent ses pièces à se livrer entièrement, à devenir des marionnettes qui
n’ont pas à connaître les intentions ou les sentiments de leurs personnages. Il n’y a rien de
plus à apprendre que ce qui est dans le texte, car il se suffit à lui-même. La situation des
personnages n’est jamais expliquée au spectateur, tout ce qui compte au final, c’est de les
voir vivre. Ainsi, les pièces de Beckett sont souvent considérées comme obéissant à des
principes de composition musicale, à un schème particulier de « répétition avec variations
sur un thème ou un motif donné141 » que l’on peut comparer avec les mouvements de la
mémoire de Flora qui rejoue plusieurs fois les mêmes souvenirs en approfondissant chaque
fois les scènes ou en s’attardant sur des éléments différents. Le récit tourne autour de
l’ennui de Winnie, traduite par ses monologues où elle ne se laisse pas abattre malgré sa
situation, cherchant constamment quelques petites joies dans son quotidien. Elle manipule
également plusieurs accessoires provenant de son sac à main, rendant complexe le travail
gestuel des interprètes du personnage qui doivent le mémoriser. La deuxième partie de la
pièce laisse transparaître son désespoir grandissant qui va de pair avec l’enlisement qu’elle
subit. L’intrigue de Oh les beaux jours se résume à une voix, brisée, condamnée, mais
pourtant intarissable, qui raconte la mort en marche vers une femme prise au piège. En cela,
c’est une pièce de théâtre qui suscite beaucoup d’ambigüité et un malaise profond, tout
autant chez l’acteur que chez le spectateur. Assister à cette « [p]etite corrida pour une
vieille femme qui n’en finit pas de mourir142 » peut devenir difficile, voire insupportable.
Dans le roman, le résumé du soir de la première où Flora joue Winnie en fait d’ailleurs
état : « [i]ls l’ont applaudi à tout rompre, à cause la performance, disent-ils, puis ils lui en
ont voulu de son cadeau empoisonné143. »
Plusieurs éléments relient le Premier jardin à la pièce Oh les beaux jours. D’abord,
dans les deux œuvres, l’action n’est pas le moteur de l’intrigue et la thématique de la
Catherine Naugrette, « Du cathartique dans le théâtre contemporain », dans Jean-Charles Darmon [dir.],
Littérature et thérapeutique des passions, La catharsis en question, Paris, Hermann Éditeurs, 2011, p.168.
142
PJ-p.69.
143
Ibid., p.187.
141
69
mémoire s’avère primordiale. Si Flora vient tout juste de parcourir ses souvenirs pour
aboutir à revivre des évènements douloureux qu’elle avait refoulés, il est frappant de
constater qu’elle incarne ensuite un personnage dont la mémoire est défaillante, qui ne
cesse de forcer la remémoration d’un temps passé, qui, au final, lui échappe inévitablement.
À cet égard, la catharsis qui a délivré Flora est alors suivie d’un processus d’abandon, cette
mémoire qui s’est rappelée à elle de force, elle devra tôt ou tard la laisser s’estomper quand
la vieillesse la rattrapera. Le rôle de Winnie illustre une force de résignation et de résilience
face aux évènements et aux chocs traumatiques que l’on ne peut contrôler, il boucle la
boucle et désamorce sa peur de vieillir. De plus, le décor de la pièce s’affiche comme une
menace pour Winnie qui subit un ensevelissement, tout comme Flora craignait les
remémorations douloureuses et non désirées en arpentant les rues de la ville. Pour des
raisons différentes, les deux femmes sont étouffées par leur environnement, par des lieux
qui n’ont pas d’appartenance géographique ou dont on ne nomme jamais le nom. Winnie
est coincée à l’intérieur d’un monticule de sable et ne peut pratiquement plus bouger, Flora
vit cette même paralysie lorsqu’elle s’enferme dans sa chambre d’hôtel : « livrée, pieds et
poings liés, aux images anciennes qui l’assaillent avec force144 ». Par ailleurs, il est frappant
de constater que si sa mémoire échappe à Winnie, c’est aussi son identité qui s’effrite, elle
qui ne sait même pas comment elle s’est retrouvée dans cette situation et ne semble pas
avoir conscience de l’absurdité de celle-ci. Elle passe la majorité de la pièce à parler, mais
le public finit par quitter la salle avec cette étrange impression de ne toujours rien savoir
d’elle. Flora Fontanges doit ainsi faire totalement abstraction de ce qu’elle est pour jouer
Winnie tout en partageant cette paix nouvelle qu’elle vient de faire avec elle-même. Des
caractéristiques formelles unissent également les deux œuvres, que l’on pense seulement
aux phrases courtes et hachurées dans le Premier jardin qui font écho aux monologues
décousus de Winnie. Les nombreux sauts dans le temps effectués dans le roman ainsi que la
manière dont les jours s’écoulent et s’effritent lentement pour Winnie révèlent deux récits à
la temporalité aussi instable que les personnages qui s’y déploient. D’une part, l’être
beckettien appelle sans cesse les souvenirs et même si ceux-ci lui échappent ou sont
embrouillés, ils permettent du moins au personnage de s’abstraire d’un présent qui se révèle
fondé sur un système de défense contre le temps, la répétition. D’autre part, la protagoniste
144
70
PJ-p.127.
du Premier jardin instaure également un système de défense, celui-ci servant à bloquer
l’invasion de souvenirs par le biais de jeux dramatiques fondés sur l’Histoire de la ville de
Québec. En se raccrochant à l’époque de la colonisation, elle finit toutefois par parcourir
une chaîne de vie qui mène à son enfance et aux scènes qui ont scellé sa propre histoire. En
ce sens, l’odyssée mémorielle de Flora fait aussi figure de préparation pour l’interprétation
de ce rôle ultime et fatiguant entre tous, imposant paradoxalement un effort surhumain à sa
mémoire pour retenir les bouts de phrases mêlées de Beckett et la manipulation précise des
accessoires. Pour toutes ces raisons, l’étude de la pièce Oh les beaux jours fournit des clés
de lecture qui éclairent le sens de la fin du roman. Ce retour de l’être vers le paraître
suggère, pour Flora, une acceptation de son identité qui demeure en relation constante avec
l’univers dramatique et la création.
3.6
PLEINS FEUX SUR LA CRÉATION
« Le comédien existe et vit sa vie
normale entre l’être et le paraître,
entre une délivrance et une
domination de soi, dans un contrôle
plus ou moins savant, plus ou
moins secret et dont la pénétration
est très malaisée145. »
On ne pourrait conclure ce chapitre et ce mémoire sans évoquer le sujet de l’Art car,
le Premier jardin déploie une magnifique mise en scène de la vocation artistique, qui en
illustre à la fois les vertus, les pièges, ainsi que la puissance. Comme nous l’avons maintes
fois démontré, c’est un roman extrêmement polysémique qui néanmoins se révèle avant
toute chose un témoignage de l’auteure sur sa propre passion créative. Dans tout le parcours
romanesque d’Anne Hébert, c’est la première et la seule fois où l’un de ses personnages
partage avec elle autant de points communs. Pour Flora Fontanges, prototype même de
l’artiste chez qui l’appel de la création passe par-dessus tout, chacun des personnages
qu’elle interprète est comme un enfant, elle le protège et le couve, habitant le même corps
et la même vie que lui jusqu’à l’accouchement. D’ailleurs, même lorsque sa propre fille lui
demande de ne pas jouer le rôle de Winnie et de partir très loin avec elle, Flora ne peut s’y
145
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p.285.
71
résoudre, car : « le rôle de Winnie bouge déjà en elle et réclame la suite de la vie à peine
commencée146 ». Dans cette perspective, il apparaît essentiel de dégager les conceptions de
l’Art qui sont transmises dans le roman par la façon dont Flora perçoit sa vocation
théâtrale. Plusieurs critiques ont souligné le fait que le théâtre s’avère pour la comédienne
une question de vie et de mort, étant donné l’importance de ce couple d’oppositions dans
l’ensemble des écrits d’Anne Hébert : « [i]l sera toujours temps pour Flora Fontanges de
rendre l’esprit sur la scène, une fois de plus, jusqu’à ce que mort s’ensuive147. » Le jeu
théâtral semble, certes, une raison de vivre et une manière de survivre aux bouleversements
de sa vie, mais pour Flora, c’est, à notre sens, avant tout une manière de faire face à la
dépossession qui a frappé son enfance. Étant une enfant dépossédée, tout comme François
dans la nouvelle Le torrent, la jeune Pierrette Paul cherche refuge dans ce désir fou d’être
une autre, de prendre possession de cette nouvelle identité qu’on lui offre par le biais d’un
simple nom : Marie Eventurel. C’est ainsi qu’elle goûte pour la première fois à la
fascination de la métamorphose et à cet égard, nous retrouvons, encore ici, le couple de
motifs antagonistes de la convocation et de l’emprise. En effet, dans le processus qui lui
permet de prendre possession d’un nouveau rôle, Flora se place volontairement dans un état
de convocation. Convocation du temps passé quand il s’agit de personnages historiques, de
visages, de gestes et de tics, mais ce n’est pas seulement une question de physique et
d’attitude, car il lui faut également : « habiter profondément un autre être avec ce que cela
suppose de connaissance, de compassion, d’enracinement, d’effort d’adaptation et de
redoutable mystère étranger148. » Lorsque l’on crée, les personnages qu’on appelle si
ardemment à la vie finissent pourtant par imposer leurs lois, par susciter une emprise
considérable sur l’artiste qui ne peut plus revenir en arrière. Submergé dans tous les recoins
de son être par le destin d’un autre, il doit aller au bout du processus et accomplir la mise
au monde paradoxale et parfois cruelle qui lui permettra à la fois de vivre plus intensément,
mais qui le laissera également démuni et pris d’une fatigue extrême. Anne Hébert dévoile,
par le biais du personnage de Flora Fontanges et de son roman le Premier jardin, les étapes
qu’un créateur traverse et l’on s’aperçoit que, d’une pratique artistique à une autre, il s’agit
de la même relation affective qui unit le créateur à son œuvre. Toutefois, à l’évidence, le
PJ-p.174.
Ibid., p.70.
148
Ibid., p.64.
146
147
72
théâtre représente l’incarnation la plus ultime du processus. Au-delà du texte dramatique,
l’acteur doit abattre les frontières entre son identité et celle qu’il s’apprête à faire sienne,
l’espace d’une représentation. La définition de l’Art que propose le roman est, au final,
associée à la ferveur religieuse et quelque peu au romantisme parce qu’on le perçoit comme
une puissance divine et mystérieuse qui permet d’ouvrir sa vie à mille destins. « Mon dieu,
pense Flora Fontanges, faites que je sois voyante une fois de plus, que je voie avec mes
yeux, que j’entende avec mes oreilles, que je souffre mille morts et mille plaisirs avec tout
mon corps et toute mon âme, que je sois une autre à nouveau149. » Cette citation témoigne à
la fois de la souffrance et du plaisir qui arrivent à se côtoyer dans la pratique dramatique,
mais, également de la dimension spirituelle, voire sacrée, qui l’accompagne. Cette prière
que Flora adresse à dieu, même si dans un autre passage elle admet ne pas être certaine de
croire en lui, met en évidence cette croyance selon laquelle l’artiste créateur est un être à
part, énigmatique, qui possède un don. Par ailleurs, plusieurs autres personnages hébertiens
féminins présentent un caractère magique qui s’apparente parfois même à la sorcellerie,
comme dans le cas de sœur Julie dans Les enfants du Sabbat. Pour la comédienne, il s’agit
plutôt d’un don de vision qui l’amène à imaginer des époques révolues : «[e]lle voit parfois
distinctement devant elle les femmes évoquées par Raphaël, dans leurs atours du temps
passé. Elle leur souffle dans les narines une haleine de vie et se met à exister fortement à
leur place150. » Cet « [é]trange pouvoir des métamorphoses151 » lui permet de s’incarner à
loisir en un personnage, d’en être littéralement possédée et de posséder aussi à la fois le
public, avant de mettre fin, au moment où elle le désire, à la fascination qu’elle ressent et
qu’elle exerce sur les autres. Quand elle joue devant les amis de sa fille au parc de
l’Esplanade, en une seule réplique, la magie s’opère et elle les tient en haleine,
complètement transfigurée et rattrapée par le souvenir de son interprétation de Jeanne au
bûcher. « Une si petite phrase comme ça, détachée de son contexte, opérant toute seule pour
son propre compte, leur faire tant d’effet, il y certainement malentendu ou sortilège. »152 La
narration insiste sur le caractère inexplicable de l’effet qu’elle produit sur les jeunes, mais
c’est aussi la toute première fois dans l’univers hébertien qu’un des personnages use de
149
PJ-p.85.
Ibid., p.83.
151
Ibid., p.114.
152
Ibid., p.31.
150
73
cette magie de manière positive en la canalisant dans une pratique artistique qui s’avère, au
final, enrichissante.
Plusieurs fonctions de l’Art se décèlent dans le récit, mais avant tout, il apparaît
comme un acte de mémoire pour la protagoniste. En plus de nécessiter un effort
considérable pour apprendre les textes dramatiques, le théâtre la force à puiser dans ses
souvenirs pour parfaire ses interprétations. C’est en allant « à la recherche du temps perdu »
au cœur de sa ville natale qu’elle parvient à retrouver ses origines et à voyager dans son
enfance pour revivre des moments qui ont conditionné son existence et son identité. La
création permet de mieux se connaître et donc, par le fait même, de se reconnecter avec son
passé. Blandine Rollin l’exprime clairement dans son mémoire « Le théâtre dans le Premier
jardin d’Anne Hébert153 », « [c]e que la plupart des artistes ont remarqué, c’est que,
lorsqu’ils créaient, des choses étonnantes et inconnues d’eux, leur étaient révélées. Ainsi le
plus important pour l’artiste, c’est ce qui reste secret et que la création a pour but de mettre
en évidence154. » Dans cette perspective, Le Premier jardin suggère que l’Art est pour
Flora, et pour les artistes en général, une grande aventure identitaire qui permet de canaliser
des sentiments et des passions. C’est un remède, une manière de soigner les blessures de
l’âme et de reprendre racine en soi-même. Comme nous l’avons mentionné plus haut, si
l’artiste est un être à part ayant un don mystérieux, la pulsion créatrice est également un
processus paré de mystère et d’incertitudes. Ni le comédien, ni l’écrivain ne sait où la
création le mènera, à la toute fin, ils sont tous les deux forcés d’admettre qu’ils ne peuvent
pas expliquer comment ils ont fait naître des personnages ou des textes, car leur inconscient
joue un rôle prépondérant au sein du phénomène. Les écrits de Louis Jouvet sont très
éclairants à ce sujet :
Mais cet art de se traduire soi-même, de se changer, de permuter, de se contrefaire ou
de se travestir n’est pas définissable.
Ces états de crise où le comédien se défigure et se transfigure parfois, ces falsifications
qu’il organise, où il s’avoue et se nie, où il se déclare et se rétracte en même temps
dans un incompréhensible bouleversement, ne peuvent pas s’imaginer.
Blandine Rollin, «Le théâtre dans Le Premier jardin d’Anne Hébert», Bordeaux, Université de Bordeaux,
1992, 137 p.
154
Ibid., p.118.
153
74
Il n’y a pas de science du théâtre, et le comédien de profession est le moins capable de
vous dire ce qui se passe en lui155.
Il en est de même pour toutes les pratiques artistiques, l’Art ne peut être ni prévisible,
ni définissable. Il se vit comme une succession de pulsions chez l’artiste et le Premier
jardin nous révèle l’un de ses mandats les plus impératifs pour Flora, il lui permet de
recueillir et d’assembler les fragments de son identité. Le roman en fait de même pour
l’Histoire de la ville de Québec, en parcourant des scènes marquantes comme la conception
du premier jardin de la Nouvelle-France ou l’arrivée des filles du Roy, il abolit les
frontières entre le passé et le présent et redonne une voix aux disparus. Si l’Histoire
imprègne fondamentalement l’Art, Flora Fontanges, tout comme Anne Hébert, est le type
d’artiste qui ne peut faire abstraction du passé, sa pratique artistique lui permet de sans
cesse le réactualiser. Néanmoins, pour reconstituer ces scènes d’autrefois, il faut d’abord
que le temps et l’espace se brouillent, qu’un certain climat s’établisse. La récitation des
noms agit alors comme un déclencheur ou une incantation, car : « [d]ire le nom, c’est créer
la personne qui le porte156 ».
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p.287.
Nathalie Watteyne[dir.], Œuvres complètes d’Anne Hébert, Romans (1988-1999), Tome 4, Montréal, Les
Presses de l’Université de Montréal, 2015, p.28.
155
156
75
CONCLUSION
Jacques Lacan disait : « on ne guérit pas parce qu’on se remémore, on se remémore
parce qu’on guérit157 ». En cela, le retour de Flora dans sa ville natale annonce une guérison
qui se concrétise par la façon dont sa mémoire parcourt l’Histoire pour aboutir aux
moments marquants de son enfance. En détractant le réel, les souvenirs s’élaborent comme
des spectacles qui empruntent au langage théâtral et dont la puissance sensorielle étonne.
Contrastant avec l’inconsistance de la trame diégétique de premier niveau, le passé
renforcit de plus en plus sa prise sur le présent, il devient obsédant et têtu. Dès son arrivée,
Flora sait pertinemment qu’elle est en danger de mémoire. Elle savait pourtant quel était le
risque, avant même d’entamer ce voyage. Dans ce « pays réel où elle est convoquée pour
jouer un rôle au théâtre158 », il y a la scène du théâtre d’été avec ses rideaux et ses coulisses
et il y a cette « autre scène », selon l’expression popularisée par Freud, celle où les
projecteurs de son inconscient et de ses souvenirs sont braqués en permanence sur elle. La
comédienne sera ainsi placée devant les vérités et les émotions qui ont secrètement
déterminé son existence.
Comme c’est arrivé à plusieurs reprises au cours de sa production, Anne Hébert s’est
inspirée d’un fait réel pour créer Le Premier jardin: l’incendie de l’hospice Saint-Charles à
Québec où une trentaine de jeunes filles ont trouvé la mort en 1927. Rebaptisé « hospice
Saint-Louis » au sein du roman, c’est autour de cet épisode qu’elle tisse l’odyssée de Flora
Fontanges et qu’elle interroge, une fois de plus, les mécanismes de la mémoire
involontaire.
Dans une entrevue non publiée, mais disponible au CAH [Centre Anne Hébert], Anne
Hébert raconte comment, enfant de l’âge qu’elle prêtera à sa protagoniste, elle a été
marquée par le récit de cet incendie : une voisine, témoin des évènements, aurait révélé
des détails à sa mère concernant les corps brûlés retrouvés dans les décombres,
l’angoisse des parents accourus pour les identifier, la peur des petites filles à l’arrivée
des pompiers, etc. (entrevue avec K. Kells, 1992, f. 6). Elle note également, avec une
ironie amère, que toutes les religieuses sont sorties indemnes des flammes; seule une
servante de seize ans, dont le nom a été orthographié de diverses façons dans les
Jacques Lacan, «La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, Paris, Seuil (Coll. Le
champ freudien), 1966, p.624.
158
PJ-p.10.
157
77
reportages consacrés à l’évènement, s’est employée à sauver de jeunes pensionnaires,
au prix de sa propre vie.159
Ce témoignage ressemble étrangement à l’extrait du récit de la vie d’Aurore
Michaud, entendu par la jeune Marie Eventurel, à la fois apeurée et captivée par les propos
de sa fausse grand-mère. Anne Hébert aurait ainsi entendu le récit marquant de cet incendie
de la même façon, le transformant, des années plus tard, en un roman très souvent considéré
comme une ode à la figure de la femme. La publication du Premier jardin dans les Œuvres
complètes d’Anne Hébert, Romans (1988-1999) nous permet d’ailleurs d’avoir accès à un
extrait du carnet de notes du roman, intitulé à l’origine La Ville interdite, qui est alors écrit
à la première personne du singulier. Le changement de titre et de pronom atteste de la
réflexion qui a accompagné les choix narratifs et thématiques du récit et confirme d’autant
plus l’intérêt de se pencher sur leur portée et leur signification, comme nous l’avons fait
dans ce mémoire.
En premier lieu, nous avons évoqué le lien qui unit Flora Fontanges à la discipline
dramatique afin de démontrer comment le roman élabore des mises en scène et foisonne
d’indices intergénériques qui illustrent justement cette vocation. Cela nous a conduit à
examiner les lieux et les décors de la fiction qui s’avèrent être des catalyseurs du parcours
que Flora et Raphaël effectuent dans la mémoire collective de la ville. L’espace fait naître
des micro-récits chevauchant réel et fiction qui impliquent des personnages féminins
appartenant à l’Histoire de la ville et du pays. Ils se présentent comme des spectacles où la
comédienne peut laisser libre cours à son talent et repousser, par le fait même, ses souvenirs
les plus douloureux. Nous avons terminé en analysant la scène charnière du récit de la vie
d’Aurore Michaud qui fait figure de transition vers une mémoire plus personnelle, vers un
renversement des tensions qui empêche Flora de reprendre pied dans la réalité et qui
bouleverse le schéma théâtral établi.
En second lieu, nous avons abordé les puissants épisodes sensoriels qui accaparent et
inondent l’esprit de Flora, révélant par petits coups, les moments décisifs de son enfance.
Lori Saint-Martin et Ariane Gibeau, avec la participation de Janet Paterson, responsables de l’édition
critique du Premier jardin dans Œuvres complètes d’Anne Hébert, sous la direction de Nathalie Watteyne,
tome IV (Romans 1988-1999), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, (Coll. Bibliothèque du
Nouveau Monde), 2015, p.23.
159
78
Cette partie lève le voile sur les transformations qui s’effectuent, autant sur le plan narratif
et formel que sur le plan du parcours psychologique et identitaire réalisé par la comédienne.
Nous avons ainsi examiné le renversement qui la force à devenir spectatrice de son passé et
qui limite son champ de présence, exhibant ainsi un envahissement massif de sa mémoire.
Si le langage théâtral semble se faire plus discret au cours de ce processus, nous avons
néanmoins démontré qu’il continuait d’influencer la narration dans la manière dont les
souvenirs sont mis en scène, comme dans l’adoption par Flora d’un point de vue externe
sur sa propre personne. Cette distanciation lui permet, au final, de briser le cycle de
l’emprise pour se tourner vers une convocation des souvenirs qui la mènent à
l’affrontement, à reprendre possession d’un « je » qui témoigne de la naissance d’une
catharsis.
Enfin, le dernier chapitre s’est penché sur les intertextes du roman qui rejoignent le
mieux notre propos. En observant de près les évocations de pièces de théâtre, nous avons
mis en évidence le type de rôle qui a marqué la vie et la carrière de Flora et nous avons, du
même coup, décelé une inscription profonde de la tragédie. La présence de traces
d’archives nous a menée à interroger l’omniprésence de l’Histoire dans cette odyssée
mémorielle qui suggère une rétrospective originelle. Par la suite, nous avons procédé à
l’analyse de deux références qui nous apparaissaient extrêmement significatives. D’abord,
celle d’Alice au pays des merveilles, qui a permis une comparaison enrichissante entre
certains personnages. Sur le plan de la forme, nous avons également pu dégager plusieurs
ressemblances entre les deux œuvres dont la structure comme telle, la temporalité déréglée
et l’importance accordée aux lieux. Nous avons aussi interrogé l’expérience scénique de la
pièce Oh, les beaux jours !, car le rôle de Winnie arrive à un moment décisif dans le
parcours de Flora. Il s’agit d’un personnage perturbant, tout autant pour l’actrice que pour
le spectateur, et sa position de paralysie ramène Flora vers l’impuissance que la
remémoration de son enfance lui a fait subir. Ce rôle lui demande beaucoup d’efforts, mais
témoigne aussi symboliquement d’un retour, dorénavant encore plus affirmé, de son être
vers le paraître. Nous avons conclu en nous attardant aux fonctions et aux rôles de l’Art et
de la création, et en élargissant la question à la perception qu’en a également transmise
l’auteure.
79
La présente étude a donc permis de montrer comment Flora Fontanges vit une
odyssée mémorielle qui s’illustre et s’organise autour du théâtre. Le Premier jardin se
trouve ainsi à exhiber une dichotomie qui s’avère structurante entre la représentation d’un
passé appartenant à l’Histoire de la communauté et la représentation de souvenirs d’enfance
qui parviennent, par leur prégnance, à détracter le présent. Le roman déploie une isotopie
du regard profondément conditionnée par cette opposition où Flora passe de personnage
observé à personnage observant. La narration est d’ailleurs structurée de telle manière que
le narrateur se regarde agir en tant que personnage d’un point de vue extérieur, ce qui
procure l’impression d’une présentation scénique, d’une auto-mise en scène. Dès lors, cette
œuvre dépeint une odyssée mémorielle construite selon un système d’échos. Les
expériences remémoratives semblent apparaître de manière désordonnée, mais l’obsédant
rappel de scènes semblables avec chaque fois un élément nouveau, un approfondissement,
mime les mouvements de la mémoire et de la conscience de Flora qui ouvrent et ferment
des portes. Ainsi, entre l’enfouissement et l’émergence de souvenirs douloureux, oscille
une logique alternée de convocation et d’emprise que notre mémoire a mis en lumière.
En définitive, Le Premier jardin s’offre comme un roman qui abolit plusieurs
frontières et c’est ce qui le rend parfois si difficile à définir. On pourrait le classer de
plusieurs façons, en pensant par exemple à ses tendances autobiographiques et historiques
ou à sa manière d’emmêler les genres. Il pourrait aussi être perçu comme un roman théâtre
selon la perception que nous avons voulu exposer au fil de notre analyse. Malgré son
caractère quasiment inclassable, une certitude demeure, il s’agit d’une œuvre fortement
métissée. Diverses époques s’y côtoient, des personnages historiques accompagnent les
personnages du récit et ce dernier déborde de références et de citations à d’autres œuvres
littéraires. La réalité historique et la fiction deviennent tout aussi indissociables que les
effets romanesques et théâtraux qui s’y amalgament. Sur le plan narratif, il se produit le
même phénomène de brouillage puisque la narration se transforme souvent, ainsi que les
points de vue et les focalisations. C’est pourquoi plusieurs commentateurs considèrent que :
80
« le dispositif spatio-temporel de PJ est l’un des plus complexes de l’œuvre
[hébertienne] »160.
Pour Flora Fontanges, on peut aussi parler de frontières qui se dissolvent entre l’être
et le paraître, entre son passé et son présent, entre les multiples identités qu’elle endosse.
Anne Hébert prolonge tout un réseau d’images qui irriguent l’ensemble de sa production,
que l’on pense aux sèmes du feu, de la mère, de la mémoire ou de la religion. À cet égard,
le Premier jardin s’inscrit parfaitement dans la lignée des romans hébertiens, mais il
inaugure également un virage. Les figures féminines antérieures, Catherine, Julie de la
trinité, Élisabeth, Olivia et Nora ainsi que Christine ont vécu des échecs dans leurs
aventures identitaires ou mémorielles, mais ce n’est pas le cas de Flora. Cette dernière
apparaît en effet à la fois comme le seul personnage qui arrive à délivrer sa mémoire, mais
également comme la seule femme à libérer sa féminité et à l’assumer dans un choix de
carrière qui fait figure de révolte à l’époque et dans le contexte où elle le fait. On peut
soumettre l’hypothèse que cette œuvre a été en quelque sorte préparée par les précédentes
étant donné que c’est le dernier roman où une femme tient le rôle de protagoniste sans être
perçue du point de vue d’un homme. Cela répondait sans doute à une nécessité pour
l’écrivaine de se pencher sur ce qui aura été si fortement au cœur de sa vie et en même
temps, d’explorer la puissance du désir de création.
Lori Saint-Martin et Ariane Gibeau, avec la participation de Janet Paterson, responsables de l’édition
critique du Premier jardin dans Œuvres complètes d’Anne Hébert, sous la direction de Nathalie Watteyne,
tome IV (Romans 1988-1999), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, (Coll. Bibliothèque du
Nouveau Monde), 2015, p.24.
160
81
BIBLIOGRAPHIE
1. Œuvre à l’étude
HÉBERT, Anne, Le premier jardin, Paris, Seuil, 1988, 188 p. ; Paris, Seuil (Coll. Points
roman), 1989, 190 p. ; Montréal, Boréal (Coll. Compact), 2000, 192 p. ; Paris, Seuil
(Coll. Points), 2001, 192 p.
2. Autres œuvres d’Anne Hébert
Les Songes en équilibre, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1942. (Poésie)
Le Tombeau des rois, Québec, Institut littéraire du Québec, 1953. (Poésie)
Le Temps sauvage, Montréal, Éditions H.M.H., 1956. (Théâtre)
Les Chambres de bois, Paris, Seuil, 1958. (Roman)
Poèmes, Paris, Seuil, 1960. (Poésie)
Le Torrent, Paris, Seuil, 1965. (Nouvelles)
Dialogue sur la traduction, en collaboration avec Frank Scott, Montréal, Éditions
H.M.H., 1970.
Kamouraska, Paris, Seuil, 1970. (Roman)
Les Enfants du Sabbat, Paris, Seuil, 1975. (Roman)
Héloïse, Paris, Seuil, 1980. (Roman)
Les Fous de Bassan, Paris, Seuil, 1982. (Roman)
La cage, suivi de L’île de la demoiselle, Paris/Québec, Seuil/Boréal, 1990. (Théâtre)
Œuvres poétiques 1950-1990, Québec, Boréal Compact, 1992. (Poésie)
L’Enfant chargé de songes, Paris, Seuil, 1992. (Roman)
Le jour n’a d’égal que la nuit, Paris/Québec, Seuil/Boréal, 1992. (Poésie)
Aurélien, Clara, Mademoiselle et le lieutenant anglais, Paris, Seuil, 1995. (Roman)
Poèmes pour la main gauche, Québec, Boréal, 1997. (Poésie)
Est-ce que je te dérange ?, Paris, Seuil, 1998. (Récit)
Un Habit de lumière, Paris, Seuil, 1999. (Roman)
83
3. Sur le Premier jardin
3.1 Parties de monographies et de collectifs
BEAUDET, Marie-Andrée, « Québec, entre ombre et lumière dans Le premier jardin
d’Anne Hébert », dans Anna PAOLO MOSSETTO et Jean-François PLAMONDON
[dir.], Lectures de Québec, Bologne, Éditions Pendragon, 2009, p. 147-156.
BISHOP, Neil B., « Non à l’exil ou : Le premier jardin », dans Neil B. BISHOP,
AnneHébert, son œuvre, leurs exils, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1993,
p. 217-238.
BOUCHER-MARCHAND, Monique, « La réécriture mythique dans Le premier jardin :
une épiphanie moderne » dans Christiane LAHAIE [dir.], Anne Hébert et la modernité,
Québec, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº2), 2000, p. 43-57.
FERRARO, Alessandra, « Le rôle de l’Histoire dans Le premier jardin d’Anne Hébert »,
dans Madeleine DUCROCQ POIRIER [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre,
Montréal, Hexagone, 1997, p. 369-381.
FONTENEAU, Anne, « Le métaféminisme dans Le premier jardin d’Anne Hébert »,
dans Christiane LAHAIE [dir.], Anne Hébert et la modernité, Québec, Fides\Université
de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº2), 2000, p. 127- 143.
LINTVELT, Jaap, « La recherche historique et identitaire dans Le premier jardin d’Anne
Hébert », dans Jaap LINVELT, Hub. HERMANS et Réal OUELLET, Culture et
colonisation en Amérique du Nord, Sillery, Septentrion, 1994, p.281-294.
MARCHEIX, Daniel, «‘’L’épreuve du feu’’ dans Le premier jardin : de la confiscation
des origines à la ‘’vivifiante hystérie’’», dans Madeleine DUCROCQ POIRIER [dir.],
Anne Hébert : parcours d’une œuvre, Montréal, Hexagone, 1997, p. 355-367.
3.2 Mémoire
ROLLIN, Blandine, « Le théâtre dans Le Premier jardin d’Anne Hébert», mémoire,
Bordeaux, Université de Bordeaux, 1992, 137 f.
3.3 Articles de revues
BOIVIN, Aurélien, « Le premier jardin ou la double quête identitaire », dans Québec
Français, nº113 (printemps 1999), p. 84-86.
FALARDEAU, Erick, « Fictionnalisation de l’histoire, Le premier jardin d’Anne
Hébert », dans Voix et Images, vol. XXII, nº3 (66, printemps 1997), p. 557-568.
84
KELLET-BETSOS, Kathleen, « La fugue, la fuite et l’espace franchi dans Le premier
jardin d’Anne Hébert », dans Études en littérature canadienne, vol. XXIX, nº1 (2004), p.
50-62.
LAPOINTE, Jeanne, « Notes sur Le premier jardin d’Anne Hébert », dans Écrits du
Canada français, nº65 (premier trimestre, 1989), p.47-50.
MÉSAVAGE, Ruth M., « L’archéologie d’un mythe : Le premier jardin d’Anne
Hébert », dans Québec Studies, nº10 (printemps-été 1990), p. 69-78.
MITCHELL, Constantina T. et Paul RAYMOND-CÔTÉ, « Ordre et rite : la fonction du
cortège dans Le premier jardin d’Anne Hébert », dans The French Review, vol. LXIV,
nº3 (février 1991), p.451-462.
RAYMOND-CÔTÉ, Paul, « Le premier jardin d’Anne Hébert ou le faux double
dénoncé », dans American Review of Canadian studies, vol. XIX, nº1 (1989), p.83-93.
SAINT-MARTIN, Lori, « Les premières mères, Le premier jardin », dans Voix et
Images, vol. XX, nº3 (printemps 1995), p. 667-681.
4. Sur l’œuvre d’Anne Hébert
4.1 Monographies et collectifs
ANCRENAT, Anne, De mémoire de femme. « La mémoire archaïque dans l’œuvre
romanesque d’Anne Hébert », Québec, Édition Nota Bene, 2002, 315 p.
BISHOP, Neil B., Anne Hébert, son œuvre, leurs exils, Bordeaux, Presses universitaires
de Bordeaux, 1993, 313 p.
BROCHU, André, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de
l’Université d’Ottawa (Coll. Œuvres et auteurs), 2000, 283 p.
HARVEY, Robert, Kamouraska d’Anne Hébert : une écriture de la passion : suivi de
Pour un nouveau Torrent, Montréal, Hurtubise HMH, « Cahiers du Québec » (Coll.
Littérature), nº69, 1982, 211 p.
LACÔTE, René, Anne Hébert, Paris, Seghers (Coll. Poètes d’aujourd’hui nº189), 1969,
188 p.
MARCHEIX, Daniel, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert : essai, Québec, L’instant même, 2005, 540 p.
ROY, Lucille, Entre la lumière et l’ombre : l’univers poétique d’Anne Hébert,
Sherbrooke, Éditions Naaman (Coll. Thèses ou recherches), 1984, 201 p.
85
SAINT-MARTIN Lori et Ariane GIBEAU, avec la participation de Janet PATERSON,
responsables de l’édition critique du Premier jardin dans Œuvres complètes d’Anne
Hébert, sous la direction de Nathalie WATTEYNE, tome IV (Romans 1988-1999),
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde),
2015, 622 p.
WATTEYNE, Nathalie [dir.], Anne Hébert. Chronologie et bibliographie, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2008, 315 p. [En collaboration avec Anne Ancrenat,
Patricia Godbout, Lucie Guillemette et Daniel Marcheix. Le Centre Anne-Hébert, à
l’Université de Sherbrooke, veille à la mise à jour de cette bibliographie.]
4.2 Parties de monographies et de collectifs
BISHOP, Neil B., « Vers une vision cosmo-féministe de l’ailleurs chez Anne Hébert »,
dans Christiane LAHAIE [dir.], Lectures d’Anne Hébert : Aliénation et contestation,
Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº1),
1999, p.77-90.
GLIGOR, Adela, « La vraie vie est ailleurs : présences fantomatiques et équilibre du
monde dans les textes d’Anne Hébert », dans Isabelle Boisclair [dir.], La revenance chez
Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne
Hébert nº11), 2011, p.11-30.
LINTVELT, Jaap, « L’autoréférence à la troisième personne comme marque d’aliénation
et d’ambivalence dans les romans d’Anne Hébert », dans Christiane LAHAIE [dir.],
Lectures d’Anne Hébert : Aliénation et contestation, Montréal/Sherbrooke,
Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº1), 1999, p.49-59.
MAGUREAN, Anca, «Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert » dans Isabelle
Boisclair [dir.], La revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université
de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert n°11), 2011, p.31-47.
MARCHEIX, Daniel, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans
l’œuvre romanesque d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.],
Le temps sauvage selon Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de
Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p. 99-111.
MARCHESE, Elena, « Le projet de réécriture historique dans La Cage et L’Île de la
Demoiselle d’Anne Hébert », dans Christiane LAHAIE [dir.], Anne Hébert et la critique,
Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº4),
2003, p. 91-101.
86
OLLIER-POCHART, Elsa, « Quand ancrer l’histoire permet de réécrire l’Histoire », dans
Patricia GODBOUT [dir.], Les lieux hébertiens, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université
de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert nº9), 2010, p. 43-56.
REA, Annabelle M., « Les jardins d’Anne Hébert », dans Madeleine DUCROCQ
POIRIER [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre, Montréal, Hexagone, 1997, p. 325337.
SIROIS, Antoine, «Le regard en arrière dans les romans d’Anne Hébert » dans Isabelle
Boisclair [dir.], Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke,
Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert n°8), 2008, p.155-162.
4.3 Articles de revue
GAULIN, André, « Lecture politique d’Anne Hébert : point de vue d’une protagoniste »
dans Québec français, nº92 (1994), p.77-82.
HÉTU, Pierre, « Entre la mer et l’eau douce », dans Nuit blanche, le magazine du livre,
nº34 (1988-1989), p. 40-43.
MAJOR, Ruth, « Kamouraska et les Enfants du Sabbat : faire jouer la transparence »,
dans Voix et Images, vol. 7, n°3 (printemps1982), p.459-470.
MARCHEIX, Daniel, « Pratique des signes et fascination de l’informe dans les romans
d’Anne Hébert », dans Voix et Images, vol. XVII, nº2 (80, hiver 2002), p.317-334.
5. Références théoriques
5.1 Sur les genres et l’intergénéricité
DION Robert, FORTIER Frances et Élisabeth HAGHEBAERT [dir.], Enjeux des genres
dans les écritures contemporaines, Québec, Éditions Nota bene (Coll. Les Cahiers du
CRELIQ), 2001, 364 p.
MONCOND’HUY Dominique et Henri SCEPI, Les genres de travers, Littérature et
transgénéricité, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2008, 368 p.
SCHAEFFER, Jean-Marie, « Les genres littéraires, d’hier à aujourd’hui », dans
DAMBRE Marc et Monique GOSSELIN-NOAT [dir.], L’éclatement des genres au
vingtième siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 11-20.
SIVETIDOU Aphrodite et Maria LITSARDAKI [dir.], Roman et théâtre : Une rencontre
intergénérique dans la littérature française, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010, 521
p.
87
VISWANATHAN-DELORD, Jacqueline, Spectacles de l’esprit. Du roman dramatique
au roman-théâtre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000, 266 p.
5.2 Sur le théâtre
JOUVET, Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts),
1952, 249 p.
NAUGRETTE, Catherine, « Du cathartique dans le théâtre contemporain », dans JeanCharles Darmon [dir.], Littérature et thérapeutique des passions, La catharsis en
question, Paris, Hermann Éditeurs, 2011, p. 167-180.
RYNGAERT, Jean-Pierre, Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Éditions Bordas,
1992, 168 p.
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre 1, Paris, Éditions Belin (Coll. Lettres Belin Sup),
1996, 237 p.
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre 2, L’école du spectateur, Paris, Éditions sociales,
1991, 351 p.
5.3 Sur le roman
CAMUS, Audrey et Rachel BOUVET [dir.], Topographies romanesques,
Montréal/Rennes, Presses de l’Université du Québec/Presses universitaires de Rennes,
2011, 254 p.
KRISTEVA, Julia, Sémiotiké, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, 379
p.
LINVELT, Jaap, Aspects de la narration : thématique, idéologie et identité,
Québec/Paris, Éditions Nota bene/L’Harmattan (Coll. Littérature(s)), 2000, 306 p.
RICARD, François, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4
(novembre 1972), p.343-362.
RULLIER-THEURET, Françoise, Le dialogue dans le roman, Paris, Hachette Supérieur
(Coll. Ancrages), 2001, 128 p.
6. Œuvres théâtrales répertoriées dans le Premier jardin
BECKETT, Samuel, Oh les beaux jours ; pièce en deux actes, Paris, éditions de Minuit,
[1963] 1970, 89 p.
88
CLÉMENT, Catherine, Adrienne Lecouvreur ou Le cœur transporté, Paris, Laffont (Coll.
Elle était une fois), 1991, 299 p.
DE MUSSET, Alfred, On ne badine pas avec l’amour, Paris, Gallimard (Coll.
Folio/théâtre), n° 125, 2010, 192 p.
DUMAS, Alexandre [fils], La Dame aux Camélias, Paris, Gallimard (Coll. Folio
classiques), n°704, 1975, 384 p.
GARCÌA LORCA, Frederico, Yerma, Traduction de Fabrice Melquiot, Paris, L’Arche,
2007, 91 p.
HUGO, Victor, Les misérables, Paris, Gallimard (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), nº85,
1951, 1808 p.
HUGO, Victor, Marie Tudor, Paris, Gallimard (Coll. Folio/théâtre), n°150, 2013, 336 p.
HUGO, Victor, Théâtre complet. Tome 2, Paris, Gallimard (Coll. Bibliothèque de la
Pléiade), nº170, 1964, 1936 p. [Angelo, tyran de Padoue]
ISBEN, Henrik, Hedda Gabler, Traduction de Régis Boyer, Paris, Éditions du PorteGlaive (Coll. Lumière du Septentrion), 1993, 228 p.
MOLIÈRE, Le malade imaginaire, Paris, Bordas (Coll. Classiques Bordas), 1994, 207 p.
MOLIÈRE, Le misanthrope, Paris, Bertrand-Lacoste (Coll. Parcours de lecture), 1993,
126 p.
MOLIÈRE, Les femmes savantes, Paris, Pocket (Coll. Classiques), 2004, 238 p.
OURSEL, Raymond, Le procès de condamnation et le procès de réhabilitation de Jeanne
d’Arc, Paris, Denoël, 1959, 383 p.
PIRANDELLO, Luigi, À chacun sa vérité, Traduction de Huguette Hatem, Paris, Avantscène (Coll. Théâtre), nº1130, 2003, 126 p.
RACINE, Jean, Phèdre, Paris, Gallimard (Coll. Folio/théâtre), n° 23, 1995, 157 p.
SHAKESPEARE, William, Hamlet, Traduction de Terry Hands, Paris, Avant-scène
(Coll. En scène),n°947, 1994, 71 p.
SHAKESPEARE, William, Othello, Traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard
(Coll. Folio/théâtre), nº 70, 2001, 509 p.
89
STRINDBERG, August, Mademoiselle Julie, Traduction d’Elena Balzamo, Paris, Avantscène (Coll, théâtre), n°986, 1996, 67 p.
TENNESSEE, William, La ménagerie de verre, Traduction de Jean-Michel Déprats,
Paris, Éditions théâtrales, 2000, 94 p.
7. Autres ouvrages
JACKSON, Elizabeth R., L’évolution de la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel
Proust, Paris, Éditions A. G. Nizet, 1966, 275 p.
LACAN, Jacques, «La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits,
Paris, Seuil (Coll. Le champ freudien), 1966, 924 p.
TISSERON, Serge, « La catharsis, purge ou thérapie ? » dans Régis DEBRAY [dir.], La
querelle du spectacle, Paris, Gallimard, 1996, p. 181-191.
90
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