9 Prof. J.L. VANDENBOSSCHE, Clinique de Cardiologie C.H.U. Saint-Pierre, Bruxelles L’Insuffisance cardiaque, une maladie de plus en plus fréquente, mal connue du grand public Introduction Dans de nombreux articles, l’on rapporte que le nombre de patients atteints d’insuffisance cardiaque est déjà considérable (de l’ordre de 200.000 personnes en Belgique), mais qu’il va augmenter au cours des prochaines années. Certains n’hésitent pas à parler d’épidémie. Pourquoi cette inquiétante évolution, et que peut-on faire pour en limiter les conséquences ? En premier lieu, les maladies cardiovasculaires restent la première cause de mortalité dans les pays occidentaux et sont en passe de le devenir dans les pays où l’industrialisation et le mode de vie occidental sont adoptés. Etant donné que toutes les formes de maladies cardiaques peuvent aboutir au stade d’insuffisance cardiaque, l’on comprend que sa fréquence peut augmenter. D’autres raisons, plus réconfortantes, peuvent également expliquer ce phénomène : d’une part, le fait que l’on vive de plus en plus longtemps, entraîne le risque de voir se développer, à un âge parfois fort avancé, des signes que le cœur n’assure plus les besoins de l’organisme : l’insuffisance cardiaque finit par se manifester parce que d’autres maladies mortelles ont pu être prévenues ou guéries. D’autre part, les grands progrès réalisés dans le diagnostic et le traitement des maladies cardiaques permettent sinon la guérison, du moins très souvent de retarder de plusieurs années l’apparition de leurs conséquences. Ainsi, assiste-t-on en quelque sorte au paradoxe, qui n’est qu’apparent, que les progrès médicaux entraînent plus d’insuffisances cardiaques. Avant d’aller plus loin dans la discussion, il est bon de préciser ce que l’on entend par insuffisance cardiaque, et aussi par les termes de « décompensation cardiaque » qui sont souvent utilisés simultanément. Qu’entend–on par les termes “insuffisance cardiaque”? L’insuffisance cardiaque signifie que le cœur et le système circulatoire ne sont plus capables d’assurer l’alimentation des organes en oxygène et en « carburant » indispensables à leur fonctionnement ( c’est à dire en sucres et graisses). Encore faut-il s’entendre sur le niveau de fonctionnement exigé : si l’on considère que l’être humain doit être capable d’exploits sportifs (par exemple escalader plusieurs cols à vélo en quelques heures !), alors l’immense majorité d’entre nous seraient en insuffisance cardiaque, car bien sûr incapables de tels efforts. Par contre, notre mode de vie sédentaire, et toute la technologie moderne, font que certaines personnes, en particulier les personnes âgées, ne font pratiquement plus aucun effort physique, si ce n’est leur toilette et quelques légères tâches ménagères : il est probable que beaucoup de ces personnes présentent de l’insuffisance cardiaque latente, qui se manifesterait si elles étaient obligées d’effectuer des efforts un peu plus importants. L’on comprend donc que la notion d’insuffisance cardiaque est quelque peu relative, fonction de l’âge et du mode de vie. Assez habituellement, on estime qu’il y a insuffisance cardiaque lorsque la personne n’est plus capable d’effec- tuer les activités courantes de la « vie quotidienne » . Evidemment ceci reste assez vague, la vie quotidienne pouvant être très différente selon les individus. Que signifie le terme de “décompensation cardiaque”? La décompensation cardiaque est une forme d’insuffisance cardiaque qui consiste non seulement dans le fait que le cœur n’assure plus le débit suffisant pour alimenter les organes selon leurs besoins courants, mais en plus, qui se caractérise par une forme de débordement de la pompe cardiaque, le sang n’étant plus propulsé et aspiré suffisamment, induisant une distension des veines à l’entrée du cœur, appelée congestion ou engorgement. Ainsi certaines personnes présentent de l’insuffisance cardiaque « compensée », alors d’autres présentent de l’insuffisance cardiaque « décompensée » ou congestive. Les manifestations cliniques (symptômes – c.à.d. les plaintes ressenties par le patient - et les signes – c.à.d. les anomalies observables par le médecin) de ces deux aspects de l’insuffisance cardiaque sont les suivants : Lorsque les organes (en particulier les muscles) sont insuffisamment alimentés, le patient ressent de la fatigue, de l’intolérance à l’effort, et de l’essoufflement. Lorsqu’en plus, il présente de la décompensation cardiaque congestive, celle-ci accentue l’essoufflement, produit de l’accumulation de liquide (oedème) et se marquera par une augmentation du poids corporel, disproportionné par rapport à l’alimentation, et très souvent d’apparition très rapide, par exemple par la prise de plu- 10 sieurs kilos en quelques jours. L’intolérance à l’effort, l’essoufflement (dyspnée) et la prise de poids sont les trois manifestations les plus courantes de l’insuffisance cardiaque décompensée. Comment peut-on traiter l’insuffisance cardiaque ? Sous l’effet du traitement, le plus souvent d’abord des diurétiques, l’excès d’eau s’éliminera, le patient repassant au stade d’insuffisance cardiaque compensée, avec retour à son poids habituel et régression des oedèmes. Avec la poursuite du traitement, la sévérité de l’insuffisance peut s’atténuer parfois totalement, au point que le patient peut être à même d’effectuer à nouveau des efforts physiques assez importants. Dans ce cas, l’on dira qu’il ne présente plus d’insuffisance cardiaque, même si son cœur garde une anomalie par exemple une perte d’activité d’une partie du ventricule gauche, suite à un infarctus. L’insuffisance cardiaque n’est donc, heureusement, pas nécessairement une situation irréversible et irrécupérable. Au cours des trente dernières années, de grands progrès ont été réalisés dans le traitement de fond de l’insuffisance cardiaque, secondaire à une meilleure compréhension des dérèglements qui l’accompagnent : auparavant, après que l’excès de liquide avait été éliminé, l’on essayait de stimuler le cœur affaibli, ce qui temporairement pouvait donner un résultat bénéfique, mais assez rapidement provoquait une aggravation de la situation et une accélération du processus de dégradation et même de destruction cellulaire. En mettant progressivement le cœur à l’abri de l’excès de stimulation compensatoire, l’ on a eu l’heureuse surprise de constater que la situation s’améliorait progressivement, avec restauration de certaines fonctions cellulaires. Ainsi, nous avons abouti aux grands principes du traitement moderne de l’insuffisance cardiaque, qui consiste à supprimer l’éventuel engorgement par des diurétiques, et ensuite à inhiber et bloquer les systèmes de stimulation compensatoire, par l’usage progressif des inhibiteurs du « système rénineangiotensine-aldostérone » et des bloqueurs des récepteurs cardiaques sensibles à l’adrénaline (les bêta-bloqueurs). Ces traitements, naguère critiqués, ont depuis lors fait leurs preuves tant dans des études scientifiques que dans la réalité concrète, pour autant que l’on soit assez patient et qu’on laisse le cœur affaibli fonctionner « en roue libre» ce qui ne veut pas forcément dire au repos strict. Bien sûr si le muscle cardiaque est extrêmement affaibli, distendu ou atrophié ( par destruction cellulaire plus ou moins progressive) seul le remplacement du cœur (greffe cardiaque) sera efficace. L’on met actuellement beaucoup d’espoir dans l’utilisation de cellules capables de régénérer le muscle cardiaque mort, les cellules souches, dont nous disposons tous dans notre moelle osseuse, et qui servent surtout, dans la vie normale à renouveler les cellules sanguines. L’on pense qu’en stimulant correctement ces cellules souches, et en les amenant en grande quantité dans le muscle cardiaque malade, elles pourraient coloniser ce dernier et le reconstruire. Il s’agirait là de ce que l’on appelle une auto-greffe, le donneur de cellules étant la même personne, ce qui supprime les difficiles problèmes de rejet. L’insuffisance cardiaque est-elle toujours la conséquence d’un affaiblissement de la force de contraction du cœur ? Ces dernières années, l’on a compris que l’insuffisance cardiaque ne survenait pas seulement lorsque le cœur avait perdu sa force propulsive (durant la systole) mais aussi lorsque le cœur n’assurait plus correctement la fonction d’aspiration et de succion du sang veineux (durant la diastole). L’âge, la sédentarité et l’hypertension artérielle provoquent une plus grande rigidité du muscle cardiaque, ce qui détériore surtout sa capacité d’aspiration, avant que la force propulsive ne soit diminuée. Beaucoup de personnes âgées, en particulier les femmes sédentaires, hypertendues se plaignent de fatigue et d’essoufflement sans que la force propulsive (la contraction) du cœur (qui peut très facilement s’apprécier à l’échocardiographie) ne soit atteinte. Chez ces personnes jusqu’il y a peu de temps, on sous-estimait souvent le problème cardiaque, en attribuant ces symptômes à autre chose. En réalité, il s’agit très souvent de ce que l’on appelle de «l’insuffisance cardiaque diastolique». Depuis quelques années, l’on peut heureusement, par un dosage sanguin très simple, celui du BNP (Brain Natriuretic Peptide), suspecter que le cœur n’aspire pas correctement le sang veineux. Dans ce cas, la pression sanguine locale dans le cœur augmente, le sang s’accumulant en quelque sorte à l’entrée du cœur. Cette augmentation de pression provoque la sécrétion par les cellules cardiaques des ventricules de substances, les peptides natriurétiques, qui vont inciter les reins à éliminer plus d’eau et de sel pour «dégorger» la circulation veineuse. Plus il y aura «engorgement» des veines à l‘entrée du cœur, plus haute sera la concentration sanguine en ces peptides, dont le BNP. Ainsi, nous disposons actuellement, outre les renseignements précieux fournis par l’interrogatoire du malade et son examen clinique (auscultation) de deux méthodes très précises et complémentaires pour établir, préciser la cause et apprécier la gravité de l’insuffisance cardiaque (l’échocardiographie et le dosage du BNP). Bien sûr, il existe de multiples causes plus précises au mauvais fonctionnement de la pompe cardiaque, par exemple un mauvais fonctionnement d’une valve, un trouble chronique du rythme, un défaut d’irrigation du muscle cardiaque, une rigidité du péricarde. La plupart de ces causes seront détectées par l’échocardiographie qui est la technique-clé du diagnostic. Il est évident qu’il faut toujours rechercher ces causes et y remédier, par exemple par une réparation ou remplacement de valve, par une dilatation ou un pontage coronaire, par un pace-maker ou une intervention correctrice du rythme, etc. Néanmoins, la majorité des insuffisances cardiaques sont secondaires à une détérioration du muscle cardiaque telle que décrite dans cet article.