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La constitution de l’empire colonial et la crise de 1772 : le point de vue de Smith
Extraits du livre à paraître : Adam Smith, philosophie, économie et politique.
(Version provisoire)
La crise de 1772 est sans doute la première crise économique et financière dont
Londres fut le centre. Comme on va le voir, elle a été bien étudiée. Les pages qui suivent
cherchent avant tout à la situer dans son contexte politique et colonial. Elles s’appuient en
partie sur le texte de la Richesse des nations, source précieuse, puisque la rédaction de ce
livre s’est effectuée en grande partie dans le contexte de cette crise économique, politique et
coloniale.
Dans la première section (I), j’étudierai l’inquiétude que suscite chez Smith
l’expansion de l’Empire Britannique. Dans la seconde (II), je rappellerai les éléments
essentiels de la politique britannique jusqu’au déclanchement de la guerre d’Indépendance.
Dans la troisième (III), je pourrai alors montrer les dimensions essentiellement impériales et
coloniales de la crise de 1772. En fin la quatrième section, conclusive, montrera comment
Burke et Smith s’opposent sur la question cruciale des relations des intérêts des marchands et
de l’intérêt de l’Empire.
I
L’année 1763 voit la fin de la guerre de sept ans et le triomphe de la Grande Bretagne.
Pour la première fois, une guerre qui oppose la France et la Grande Bretagne ne se
termine pas par un match nul. La victoire de la Grande Bretagne (et de ses alliés
prussiens) sur la France (et ses alliés autrichiens et espagnols) est écrasante.
Le Traité de Paris qui conclut cette guerre pose cette question toute nouvelle : comment
adapter le régime politique de la Grande Bretagne à la gestion d’un empire colonial,
devenu à la fois immense mais encore trop faible face à la menace française, et source
de revenus considérables mais encore insuffisants pour pouvoir le conserver ?
Les guerres qui s’étaient succédé depuis la Révolution de 1688 (guerre de la ligue
d’Augsbourg, guerre de succession d’Espagne, guerre de succession d’Autriche, guerre
de sept ans enfin), avaient été en effet financées grâce une augmentation de la dette
publique colossale.
2
Guerre d’indépendance
Guerre de 7 ans
Guerre de succession d’Autriche
Guerre de succession d’Espagne
Cette croissance de la dette publique avait alarmé Hume, on le sait qui concluait
pratiquement ses Essais Politiques de 1752, par la fameuse proposition selon laquelle il
n’y avait qu’une alternative, soit la mort du crédit public, soit la mort de la Nation. Et
dans tous les cas, affirmait Hume, c’est l’heureuse constitution héritée de la Révolution
de 1688 qui devait disparaître. Nous pouvons trouver une inquiétude analogue, et peut
être pire dans la Richesse des nations. Mais cette fois ce n’est la croissance de la dette
qui menace la constitution, c’est l’extension de l’empire colonial qui menace la Nation
de subir le despotisme des marchands.
En effet, il me semble bien que la conséquence la plus impressionnante de l’exclusif
colonial dans la Richesse des nations, est de faire croire que le taux de profit
exceptionnel qu’il engendre est le taux naturel. Cette illusion est lourde de
conséquences politiques:
Le « commerce des colonies, en entraînant dans ce commerce une portion beaucoup plus
forte du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s'y serait naturellement portée, paraît
avoir entièrement rompu cet équilibre qui se serait établi sans cela entre toutes les diverses
branches de l'industrie britannique. »1
[…]« Au lieu de s'assortir à la convenance d'un grand nombre de petits marchés,
l'industrie de la Grande-Bretagne s'est principalement adaptée aux besoins d'un grand marché
1 RDN, II, 217.
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seulement. Son commerce, au lieu de parcourir un grand nombre de petits canaux, a pris son
cours principal dans un grand canal unique. Or, il en est résulté que le système total de son
industrie et de son commerce en est moins solidement assuré qu'il ne l'eût été de l'autre
manière; que la santé de son corps politique en est moins ferme et moins robuste. »2
L’exclusif colonial déséquilibre donc l’économie en concentrant les risques sur un seul
secteur d’activité. Le texte poursuit en développant maintenant une métaphore médicale qui
permet de glisser du risque économique vers le risque politique. Smith poursuit en effet :
« La Grande-Bretagne, dans son état actuel, ressemble à l'un de ces corps malsains dans
lesquels quelqu'une des parties vitales a pris une croissance monstrueuse, et qui sont, par cette
raison, sujets à plusieurs maladies dangereuses auxquelles ne sont guère exposés ceux dont
toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. Le plus léger engorgement dans cet
énorme vaisseau sanguin qui, à force d'art, s'est grossi chez nous fort au-delà de ses
dimensions naturelles, et au travers duquel circule, d'une manière forcée, une portion
excessive de l'industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus
funestes maladies. »3
Le corps politique (body politic) est donc devenu un monstre, c'est-à-dire (littéralement)
une créature dont la reproduction est impossible. C’est ici que l’on peut mesurer que nous
sommes très éloignés d’une entrave à la gravitation, puisque la métaphore organique prend le
pas sur la métaphore mécanique. De fait, le risque dont nous parle ici Smith n’est pas un
risque économique, mais un risque politique. Car Smith poursuit immédiatement :
« Aussi jamais l'armada des Espagnols ni les bruits d'une invasion française n'ont-ils
frappé le peuple anglais de plus de terreur que ne l'a fait la crainte d'une rupture avec les
colonies. »
Il est curieux de constater que ce n’est pas la crainte de la « mort » de la nation (du fait de
l’invasion étrangère) que Hume envisageait qui est en cause, mais l’effroi d’une « rupture
avec les colonies ». La suite éclaire cette différence :
« C'est cette terreur, bien ou mal fondée, qui a fait de la révocation de l'acte du timbre une
mesure populaire, au moins parmi les gens de commerce. L'imagination de la plupart d'entre
eux s'est habituée à regarder une exclusion totale du marché des colonies, ne dût-elle être que
de quelques années, comme un signe certain de ruine complète pour eux; nos marchands y ont
vu leur commerce totalement arrêté, nos manufacturiers y ont vu leurs fabriques absolument
perdues, et nos ouvriers se sont crus à la veille de manquer tout à fait de travail et de
ressources. Une rupture avec quelques-uns de nos voisins du continent, quoique dans le cas
d'entraîner aussi une cessation ou une interruption dans les emplois de quelques individus
dans toutes ces différentes classes, est pourtant une chose qu'on envisage sans cette émotion
générale. Le sang dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu'un des petits vaisseaux se
2Ibid.
3Ibid.
4
dégorge facilement dans les plus grands, sans occasionner de crise dangereuse ; mais s'il se
trouve arrêté dans un des grands vaisseaux, alors les convulsions, l'apoplexie, la mort, sont les
conséquences promptes et inévitables d'un pareil accident. Qu'il survienne seulement quelque
léger empêchement ou quelque interruption d'emploi dans un de ces genres de manufacture
qui se sont étendus d'une manière démesurée, et qui, à force de primes ou de monopoles sur
les marchés national et colonial, sont arrivés artificiellement à un degré d'accroissement
contre nature, il n'en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des
séditions alarmantes pour le gouvernement, et capables même de troubler la liberté des
délibérations de la législature. A quelle confusion, à quels désordres ne serions-nous pas
exposés infailliblement, disait-on, si une aussi grande portion de nos principaux
manufacturiers venait tout d'un coup à manquer totalement d'emploi ? »4
L’exclusif colonial engendre donc une menace d’une toute autre nature qu’une simple entrave
à la concurrence, et cette menace est d’autant plus redoutable qu’elle est de l’ordre de la
représentation politique. Voyons cela.
Dans les années 1760, les formes de la représentation politique vont connaître une importante
modification qui remet en cause la tradition whig. On peut résumer cette dernière de la façon
suivante. Il s’agissait en premier lieu de légitimer la révolution de 1688. Le roi Jacques II
Stuart était censé avoir rompu le contrat originel qui le liait à son peuple, qui, de ce fait, avait
non seulement le droit mais aussi le devoir de se révolter. Ce devoir d’insurrection était
précisément ce qui interdit de qualifier de « rebelles » Guillaume d’Orange et son épouse
Mary (la propre fille du roi Jacques II) qui prirent alors le pouvoir et ce qui rend donc légitime
alors le serment d’allégeance qui leur fut prêté. En second lieu le whiggisme affirmait que
cette révolution en était bien une, c'est-à-dire un retour à l’ancienne constitution, non écrite et
enracinée dans le passé immémorial de l’Angleterre. Enfin et en troisième lieu, le whiggisme
exalte l’équilibre de cette constitution mixte où le pouvoir appartient au Parlement qui
combine « harmonieusement » monarchie, aristocratie (la chambre des lords) et démocratie
(la chambre des communes). Cette constitution « polybienne» est ainsi semblable à la
constitution de la république romaine, telle que la décrit Polybe, au siècle av. J.C.
L’équilibre entre les formes politiques traditionnelles de la cité grecque permet, d’après
Polybe, d’éviter, par leur équilibre réciproque, les dégénérescences de chacune de ces formes
et explique pourquoi la république romaine a été capable de conquérir le monde
méditerranéen.
Le problème crucial auquel est confrontée la politique britannique est, selon moi, le suivant :
la constitution polybienne britannique est menacée, tout comme l’a été la constitution
4Ibid.Souligné par moi.
5
polybienne de la république romaine, par l’extension de l’empire5. Rome, incapable de
maîtriser son expansion, s’est transforma en empire, c'est-à-dire en monarchie, susceptible à
chaque instant de dégénérer en tyrannie, selon que les empereurs étaient ou non capables de
faire preuve de stoïcisme et donc de maîtrise de soi, bref selon les vertus et les vices de
empereurs.
II
Voyons comment cette question a été posée au début du règne de George III.
Le régime politique qui s’est implanté en Grande Bretagne à partir de la révolution de 1688
s’est stabilisé d’abord sous le règne de la reine Anne (1702-1714), puis sous celui de ses
successeurs George I et George II.
On sait, comme Marx6 l’avait remarqué, que le XVIII° siècle anglais était rempli par le conflit
(et par la conscience de ce conflit) entre landedinterest et moneyedinterest, (l’intervention des
travailleurs apparaissant exceptionnelle7). Cette opposition entre les deux classes dirigeantes
est née à la fin du XVII° siècle, en même temps que les autres couples d’opposition avec
lesquelles elle s’articule et qui structurèrent longtemps la vie politique anglaise puis
britannique. A la fin du XVII° siècle et au début du XVIII° siècle, nous avons sur le devant de
la scène politique deux partis, whig et tory (dans les faits d’autres regroupements purent voir
le jour, au gré des fluctuations des factions) qui chacun prétendra défendre l’intérêt commun
et accusera l’autre de défendre des intérêts particuliers. Comme on peut s’y attendre, l’intérêt
commun est, dans ses grandes lignes, défini de la même façon. Chacun défend les « valeurs
réelles » de la Grande Bretagne traditionnelle, fondée sur ce personnage devenu mythique
5 On retrouve cette thématique dans Montesquieu ; « Ce fut uniquement la grandeur de la
République »[romaine]« qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires »»
Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, Amsterdam 1734, p.97.
6 « A de rares exceptions près, le siècle de 1650 à 1750 est tout entier occupé par la lutte que se livrent
moneyedinterest et landedinterest » (Théories sur la plus-value, Paris, 1974, Editions Sociales, t. III, p. 430).
7La position de Locke me sembletypique : “For the Labourer's share, being seldom more than a bare
subsistence, never allows that body of Men time or opportunity to raise their Thoughts above that, or struggle
with the Richer for theirs, (as one common Interest,) unless when some common and great Distress, uniting
them in one universal Ferment, makes them forget Respect, and emboldens them to carve to their Wants with
armed force : And then sometimes they break in upon the Rich, and sweep all like a deluge. But this rarely
happens but in the mal-administration of neglected or mismanag'd Government.”(Some Consideration on the
Lowering of theRate of Interest)
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