António Manuel Hespanha, Le débat autour de l'"Etat moderne" [Traduction et diffusion auprès des agrégatifs bordelais autorisées par l'auteur. Traduction: Jean Pierre Dedieu]. [Ce texte traite du Portugal. Tout ce qu'il dit s'applique à l'Espagne. Il a l'avantage d'exprimer clairement, sous la plume d'un des meilleurs spécialistes, combien la notion d'Etat est différente au XVIIe siècle de ce qu'elle est aujourd'hui. On regrettera que l'auteur n'ait pas mis en relief, en complément de ses observations, la capacité de rayonnement du pouvoir royal en dehors du champ politique. On le remereciera en tout cas de m'avoir autorisé à diffuser ces pages auprès des étudiants bordelais. Nous avons réduit les notes]. Nous nous proposons de mettre en question la notion d'Etat moderne, telle qu'elle est traditionnellement définie par l'historiographie. Il est impossible de le faire sans décrire au préalable le contexte intellectuel historiquement daté, dans lequel ont été élaborées les idées que nous allons critiquer, car elles ne prennent leur sens qu'en fonction celui-ci. Ce contexte est défini par plusieurs courants de pensée, qui tous concourrent à lester la notion d'Etat d'une charge sémantique complexe. Tout d'abord, le marxisme. Au milieu du siècle passé, Karl Marx caractérisait l'avénement de la modernité par la séparation de la sphère du politique de celle de l'économie. Alors que dans le "mode de production féodal" l'exploitation économique se faisait au moyen d'instruments politiques (l'extraction de la "rente féodale"), le capitalisme, quant à lui, drainait la plus-value vers les classes exploiteuses par des mécanismes essentiellement économiques, le politique ne constituant plus que l'enveloppe externe du processus d'exploitation. Ainsi disparaissait la confusion entre propriété et autorité qui caractérisait le système féodal, et l'Etat se séparait de la société civile. En d'autres termes, le marxisme réservait la dénomination d'"Etat" à un modèle d'organisation dans lequel le politique était formellement séparé du processus d'exploitation et se prétendait porteur de l'intérêt général, autrement dit au-dessus des classes. La science politique, ensuite. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, elle adopta un type d'analyse qui se préoccupait moins de la conjoncture, de l'analyse événementielle, que des structures sous-jacentes, des grands principes, des axiomes, des concepts structurants qui sous-tendaient la théorie constitutionnelle1. Dans cette perspective, la grande rupture avec le passé, l'introduction véritable de la modernité, auraient été marquées par l'apparition d'une façon nouvelle d'organiser le pouvoir. Mériterait seul le qualificatif de "moderne" un système politique dans lequel un pôle unique s'arrogerait le monopole du pouvoir sur une communauté territoriale. A chaque territoire, correspondrait un seul et même peuple, un seul et même Etat, un seul et même droit. Telle serait la révolution qui donnerait à l'Etat une caractéristique qu'il ne possédait pas auparavant: l'exercice d'un pouvoir politique unique et exclusif sur une "société civile" qui, elle, sert de théâtre à des relations et des jeux d'intérêts purement privés. Au XXe siècle, Max Weber complèta la charge conceptuelle du mot "Etat". Partant de sa typologie des systèmes politiques - le modèle "charismatique", le modèle "traditionnel", le modèle "légalrationnel" -, il réservait le nom d'Etat à ce dernier, dans lequel il voyait l'incarnation de modernité dans le champ politique. L'Etat serait, dans cette optique, une forme d'organisation du pouvoir caractérisée par la rationnalité, la généralité et l'abstraction; une forme rationnelle d'organisation (bureaucratie, rationnalisation territoriale, sélection méritocratique); une manière générale et abstraite de gérer (égalité du droit pour tous); un modèle impersonnel de participation politique (la démocratie représentative). On voit donc que le mot "Etat" est tout, sauf vide de sens. Bien au contraire, en lui s'est déposée une charge sémantique considérable, marquée par des penseurs très influents dans l'histoire de la pensée politique contemporaine. Cette charge comprend quelques idées fortes, d'ailleurs partiellement superposables: - L'Etat est une entité qui sépare le public du privé, l'autorité de la propriété, la politique de l'économie. - L'Etat est une entité que promeut la concentration des pouvoirs en un seul pôle et qui, pour cela, élimine le pluralisme politique typique de l'Ancien Régime. 1 On range ce définit ce courant sous l'étiquette "d'adoption de la méthode juridique par la théorie constitutionnelle". On retrouve cette tendance en France, comme en Allemagne ou en Italie. - L'Etat est une entité qui instaure un modèle rationnel de gouvernement, qui fonctionne selon des normes générales et abstraites. On voit ainsi tout ce que charrie implicitement le mot "Etat" lorsque l'historien l'utilise. Les mises en garde contre ces importations méthodologiques abusives n'ont pourtant pas manqué. Elles ont aussi leur histoire. Au niveau le plus général, la question fut posée de savoir s'il était légitime d'utiliser, pour décrire le passé, les concepts du présent. Les historiens du droit en avaient discuté au début de ce siècle, à propos de l'utilisation en histoire du droit de concepts juridiques actuels ("propriété", "constitution", "famille"), ou d'une systématique contemporaine pour classer les problèmes juridiques. Les uns considéraient les concepts et les principes de classement qu'ils maniaient comme des catégories intemporelles de la pensée juridique; d'autres au contraire voyaient dans leur usage une erreur, justement parce qu'ils considéraient de telles entités conceptuelles comme essentiellement "locales", irrémédiablement liées au droit actuel, et incapables de retro-projection sur l'histoire. En d'autres termes, les arguments avancés pour répondre aux questions soulevées par l'usage dans le travail historique de concepts utilisés par la théorie juridique actuelle, ne relevaient pas d'un questionnement méthodologique interne à la discipline, mais d'idées beaucoup plus générales et, en dernière instance des convictions philosophiques et religieuses de chacun quant à la valeur atemporelle du droit et du savoir juridique. En ce qui concerne l'histoire politique, la prise de conscience des dimensions théoriques de cette projection sur l'histoire de concepts actuels est partie de deux sources. D'une part, des positions bien connues de l'Ecole des Annales quant à la rupture en histoire. En décrivant l'histoire comme une succession de ruptures, elle soulignait que, d'une époque à l'autre, tout changeait, que tout changeait radicalement; au point que les grandes catégorie qui servaient à saisir la réalité - en l'occurrence la réalité politique - changeaient elles aussi. Cependant, bien que l'idée de rupture fit partie de ses propositions initiales, l'Ecole en faisait une application incomplète. Elle admettait de bon gré l'idée d'une discontinuité des faits historiques, mais, croyant à la valeur explicative générale des sciences sociales, elle refusait d'admettre que cette discontinuité s'applique aussi aux instruments conceptuels qui servaient à écrire l'histoire. La perplexité que nous cause aujourd'hui l'historiographie de cette époque découle justement de la fréquence avec laquelle elle utilise dans l'explication historique les concepts alors en usage dans les sciences sociales. Moi-même, relisant ce que j'écrivais il y a vingt ans sur cette question, je me rends compte à quel point je partageais cet arrogant optimisme "scientiste": je soutenais que cette défiance vis-à-vis des instruments de catégorisation du passé ne se justifiait pas en ce qui concerne les véritables "catégories scientifiques", tel le concept marxiste de classe. Pourtant, à la date où j'écrivais cela, la validité théorique même de ce dernier avait déjà été mise en doute par de nombreux chercheurs: elle était attaquée par Pierre Bourdieu dans un article aujourd'hui classique, et bien des historiens (Roland Mousnier ou, au Portugal, Jorge Borges de Macedo) avaient depuis longtemps émis l'idée qu'elle n'avait ni utilité ni valeur pour les sciences historiques, spécialement pour l'histoire sociale et politique. Les choses ont depuis beaucoup évolué. La seconde génération de l'Ecole des Annales a étendu le champ de l'historicisme aux outils mêmes qui servent à écrire l'histoire. La croyance en la "transtemporalité" des sciences sociales apparaît comme une illusion pleine d'ingénuité; elle est remplacée par une conscience aigüe du caractère "local" des savoirs et des instruments conceptuels en ce domaine. D'un autre côté, on prend une conscience tous les jours plus nette des ruptures sur le plan de l'histoire de la culture. Il est devenu normal de penser que les systèmes de croyance et les imaginaires se remplacent les uns les autres, sans qu'il soit possible de transposer de l'un à l'autre les logiques d'organisation, les idées force, les présupposés inconscients. C'est en bonne partie l'effet des leçons de Michel Foucault. Parallèlement à ces développements qui se situaient sur le plan de la théorie générale de l'histoire, des tendances de même nature, bien que d'une toute autre origine, se dessinaient dans le domaine de l'histoire politique. Depuis le XIXe siècle un courant critique envers le modèle politique instauré par les révolutions libérales subsistait dans toute l'Europe. Ce courant conservateurréactionnaire restait attaché, à des degrés divers, aux manières de concevoir l'organisation politique propres aux sociétés d'Ancien Régime. Ses représentants étaient mieux placés, psychologiquement et affectivement, pour comprendre et décrire avec fidélité l'imaginaire politique de l'ancienne Europe. L'oeuvre d'Otto Gierke, à la fin du XIXe siècle, constitue un exemple classique de ce type d'approche; ou celle de l'historien belge Emile Lousse, qui travailla sur l'organisation corporative médiévale; ou encore et surtout les travaux de l'autrichien Otto Brunner qui, dans les années trente, s'efforça de décrire le monde mental sous-jacent à l'organisation politique des époques médiévale et moderne, tel l'imaginaire de la "maison", celui des relations de fidélité, celui de la noblesse, celui des relations entre seigneur et vassal. L'influence d'Otto Brunner sur l'historiographie politique d'après guerre fut très forte, spécialement en Allemagne et en Italie; paradoxalement, non pas tant sur l'historiographie conservatrice que sur des historiens de gauche, critiques vis-à-vis des modèles politiques établis, qui appréciaient en Brunner une critique implicite du paradigme démocratico-représentatif. Telle est l'explication de ce mélange, à la fois étrange et si courant dans la "nouvelle vague" des historiens du pouvoir et du droit des années soixante, entre une formation théorique de racines marxistes et les topiques historiographiques d'Otto Brunner, issus d'une perspective politique très conservatrice. Je ne décrirai pas ici en détail les conséquences de ce tournant historiographique2. Il détourna l'attention du domaine classique de l'histoire institutionnelle, de l'administration publique "formelle", du droit législatif et officiel, au profit de champs nouveaux, comme les relations de clientèle et de fidélité, l'imaginaire, l'organisation domestique, la discipline informelle; autrement dit vers des éléments de contrôle et de discipline qui non seulement n'ont pas leur place dans l'imaginaire de l'Etat contemporain, mais encore qu'il réprime positivement comme symtomes de corruption et de perversion. L'utilisation de Brunner dans un sens révolutionnaire montre en tout cas avec quelle tenacité l'imaginaire politique contemporain, lié au paradigme démocratico-représentatif, s'insinue dans les sens commun des historiens et continue, jusqu'aujourd'hui, à freiner la rénovation de l'historiographie politique actuelle. En vérité, il n'est sans doute pas histoire plus difficile à faire que celle de l'époque moderne. Non pas que manquent les sources, comme c'est fréquemment le cas pour l'histoire ancienne ou médiévale, ni que le problème des spécialistes de la période soit d'en savoir peu sur elle. Au contraire: ils en savent apparemment beaucoup trop. Je m'explique. Le commun des mortels est doté d'une batterie d'idées toute faites sur la manière dont se passaient alors les choses. L'histoire telle qu'on l'a écrite depuis des siècles, parfois presque simultanément aux événements, a fixé une série de stéréotypes si bien enracinés qu'il est difficile d'en faire simplement prendre conscience; a fortiori de les effacer. Il suffit ainsi d'évoquer les monarchies modernes pour que viennent à l'esprit des archétypes consacrés par la tradition: Jean II au Portugal, Louis XIV en France, et avec eux l'évocation d'un pouvoir absolu et illimité, exercé despotiquement et quasi personnellement par le roi, auquel mit fin la révolution. En fait, c'est la Révolution française, qui créa cette légende noire d'opression et d'arbitraire, car c'est tout naturellement sous ces noires couleurs que les révolutionnaires se représentaient le régime qu'ils venaient d'abolir. L'historiographie postérieure n'a fait que renforcer ces représentations. De là, elles passèrent à la littérature et au journalisme, puis au cinéma et à la télévision. Elle sont aujourd'hui de sens commun. Elle n'en sont pas moins fort criticables, et cadrent mal avec les fait, pour peu qu'on examine ceux-ci sans idées préconçues C'est le cas de l'opinion, véritablement contre nature au vu de données connues de tous, que le système politique de l'Ancien Régime - dans sa forme accomplie ou à l'époque médiévale - puisse être défini comme "étatique", comme un "Etat moderne", au sens que la théorie politique actuelle donne à ce mot et que nous avons exposé ci-dessus. Je m'explique. L'historiographie courante a diffusé l'idée l'Ancien Régime se caractérisait, au Portugal comme ailleurs, par une absolutisation croissante du pouvoir royal, dès la fin du XVe siècle. On prenait pour argument la décadence des Cortès, l'installation de la noblesse à la cour, la création des "juge du dehors" portugais, des corrégidors castillans, des intendants français, et la limitation de l'autonomie municipale qu'impliquait leur existence; on excipait, au Portugal, de l'enrichissement de la Couronne du fait des Découvertes, en France et en Espagne de l'augmentation des levées fiscales. Certains de ces arguments manquent de rigueur. Les "juges du dehors" portugais, par exemple, loin d'être les instruments tout puissants du pouvoir royal que l'on décrivait jadis, ne sont présents que dans environ 20% des municipalités jusqu'à la fin du XVIIIe siècle: je l'ai montré abondamment3. Plus récemment, les travaux de Nuno Gonçalo Monteiro et de José Manuel Subtil, entre autres, ont 2 Je renvois à ma préface à l'ouvrage collectif Poder e instituções na Europa do Antiguo Regime, Lisbonne, 1984, 541 p., p. 26 ssq. 3 Hespanha (Antonio Manuel), As vésperas do Leviathan. Instituções e poder político (Portugal, séc. XVIII), Coimbra, Almedina, 1994, 682 p. (reprise révisée de l'édition espagnole de 1990). parachevé la démonstration en montrant comment, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, l'attachement des municipalités à leurs justices ordinaires était resté très fort. Le pouvoir des seigneurs portugais n'étaient pas aussi étendus ni aussi incontrolés que ceux de leurs collègues du centre de l'Europe; il n'en reste pas moins que les deux tiers des municipalités du royaumes relevaient du régime seigneurial et que le seigneur y administrait la justice. Dans le tiers d'entre elles, le seigneur pouvait même interdire l'entrée aux magistrats royaux chargés d'inspecter les gouvernements locaux (corrégidors). Tout cela est aujourd'hui prouvé. On continue cependant à discuter des questions connexes: quel était le degré de contrôle effectif du seigneur sur ses terres?; dans quelle mesure la noblesse portugaise est-elle devenue une noblesse de cour, et qu'est-ce-que cela signifiait?; quel était l'impact, dans la pratique, de l'existence d'une juridiction seigneuriale intermédiaire?4. Pour évaluer l'importance du pouvoir royal, il est indispensable de nous interroger sur l'efficacité de la machine administrative de la couronne, ou même, plus fondamentalement encore, sur les moyens dont elle disposait pour connaître le royaume. Or, l'appareil administratif de la Couronne était très réduit. Des quelques 1700 officiers qui étaient à son service au milieu du XVIIe siècle au Portugal, 500 environ étaient concentrés à la Cour. Dans le reste du pays, à peine 10% des institutions administratives relevaient de la Couronne, ce qui revient à dire que face à 12 000 fonctonnaires municipaux, seigneuriaux et autres - encore excluons-nous les institutions ecclésiastiques -, la Couronne ne pouvait en aligner que 1 200. A cette fragilité des appareils bureaucratiques s'ajoute le manque de moyens financiers. L'augmentation des revenus de la monarchie, aux XVIIe et XVIIIe siècle, qui est évidente, ne lui a pas permis, en tout cas, de renforcer substantiellement son maigre appareil bureaucratique5.Ce manque de moyens s'accompagne d'insuffisances criantes dans la connaisance du territoire: on ne dispose pas de représentations cartographiques détaillées de celui-ci, ni de comptages démographiques précis jusqu'au début du XIXe siècle; sans parler des difficultés et des lenteurs des communications intérieures, du mauvais état des routes et des déficiences du service des postes. Ce bilan de l'impact des différents pouvoirs existant dans le royaume nous conduit à des observations fondamentales sur la logique globale du système de pouvoir à l'époque moderne. Au contraire de ce qui se passe aujourd'hui, le pouvoir politique était réparti entre de multiples instances dans les socités modernes. Le pouvoir de la Couronne coexistait avec celui de l'Eglise, le pouvoir des communes et des municipalités, le pouvoir des seigneurs, celui d'institutions telles les universités et les corporations d'artisans, avec le pouvoir des familles. Même si le roi disposait de prérrogatives politiques dont les autres pouvoirs ne jouissaient normalement pas - les droits régaliens, tels la frappe de la monnaie, le pouvoir de décider de la guerre et de la paix, la dernière instance judiciaire -, les autres pouvoirs disposaient d'attributions qui n'étaient pas à la disposition du roi. L'Eglise, par exemple, avait une large sphère de compétences exclusives, tel le droit de juger et de punir les clercs. On peut en dire autant du pouvoir du père de famille, à l'intérieur de celle-ci: il était impensable que la Couronne se mèle, par exemple, de questions de discipline domestique ou de l'éducation des enfants. Et ainsi de suite: c'est l'Université qui jugeait et punissait ses étudiants et ses professeurs; les corporations qui établissaient les règlements des différents métiers; les municipalités qui édictaient les normes relatives à la vie communautaire... Aussi bien le droit du roi (la loi) n'était-il pas le seul droit. A ses côtés étaient en vigueur le droit de l'Eglise (le droit canon), le droit des municipalités (us et coutumes locaux, ordonances municipales), les usages établis de longue date sur lesquels il y avait consensus, que le juges considéraient comme devant être respectés au moins autant que la loi du roi. Du reste, comme je l'ai montré ailleurs6, la loi du roi n'était pas appliquée de manière inexorable ni systématique. Les juges considéraient que l'application devait en être graduée en fonction de chaque cas particulier pour lui donner à chaque fois 4 Hespanha (Antonio Manuel), Portugal moderno. Político e institucional, Lisbonne, Universidade Aberta, 1994, chapitre: "Os senhorios"; Hespanha (Antonio Manuel), "Une autre administration. La cour comme paradigme d'organisation des pouvoirs à l'époque moderne", in: Die Anfänge der Verwaltung der Europäischen Gemeinschaft (=Jahrbuch für europaischen Verwaltungeschichte), Baden Baden, 1992. 5 Sur les finances: Hespanha (Antonio Manuel), dir., O Antigo Regime, vol. IV de l'Historia de Portugal, coord. por José Mattoso, Lisbonne, Círculo dos Leitores, 1993, p. 203-238. 6 Hespanha (Antonio Manuel), "Da justicia a disciplina. Textos, poder e política penal no Antigo Regime", Anuario de historial del derecho español, 1988. le maximum de justice, et que cette tarification ne relevaient que d'eux, sans aucun contrôle, conformément à la doctrine du droit commun. Dans le cas du droit pénal, son application devaient en outre être miséricordieuse. Si bien qu'alors que les ordonances royales portugaises prévoyaient la mort pour une impressionnante série de crimes, celle-ci n'était qu'exceptionnellement appliquée, au moins jusqu'à l'époque des Lumières. Pour ce qui est des décisions politiques, la volonté du roi était soumise à bien des limitations. Le souverain devait obéir aux normes religieuses, car il était le vicaire, le substitut, de Dieu sur terre. Il devait obéir au Droit, car celui-ci n'était en fin de compte que l'expression de la volonté divine. Il devait obéir aux normes morales, car ses pouvoirs lui avaient été conférés pour réaliser le bien commun. Il devait finalement se comporter comme un père plein d'amour et de sollicitude pour ses sujets. Et ce n'était pas là expressions creuses. De multiples institutions contrôlaient l'accomplissement de ses devoirs. L'Eglise conservait la dangereuse prérrogative de pouvoir l'excommunier et délier ses sujets du devoir d'obéissance: c'était là ce qui rendait si graves les affrontements avec la papauté, qui se multiplièrent au Portugal sous Jean V et le roi Joseph7. Les tribunaux eux-mêmes pouvaient suspendre les décisions royales et les déclarer nulles. Cela arrivait fréquemment, tant auprès des tribunaux supérieurs comme auprès des juges municipaux, dans tout le royaume, à propos des affaires les plus graves comme les plus triviales. Tout ceci était abondamment et solidement établi dans la théorie politique qui, jusqu'au pombalisme8, ne cessa de répéter les topiques corporatistes, ni de décrire le pouvoir royal comme limité, la constitution comme le produit intangible de la tradition, l'art du gouvernement comme le maintien des équilibres établis, le droit comme un fond normatif produit par la nature. Tout plaidoyer pour une théorie politique évoluée, pour un gouvernement fondé sur la volonté, tout spécialement sur la volonté arbitraire du roi, était systématiquement et emphatiquement rejeté. On notera cependant que la littérature politique et historique qui traite de l'outre-mer rend un son différent et devrait être analysée sur des bases différentes: les topiques machiavéliens de l'exploitation de la conjoncture et de l'artificialité du politique y paraissent plus présents. Nous pouvons donc affirmer, au contraire de ce que l'on a trop souvent fait, que les limites imposées au gouvernement tenaient davantage à ce contrôle diffus et quotidien qu'à la réunion régulière des Cortès, qui n'avaient plus à cette époque qu'une fonction consultative et cérémonielle: "Sans le conseil [des juristes] le prince ne peut publier de lois, ce qu'il peut faire sans convoquer les Cortés", écrit un juriste du XVIIIe siècle, qui ne fait qu'exprimer une opinion commune. La centralisation supposée est encore plus étrangère à la réalité lorsqu'on l'applique à l'empire d'outre-mer. Il est des territoires (Timor, Macau, la côte orientale de l'Afrique) qui vivront dans une autonomie presque complète jusqu'au XIXe siècle. Les Indes orientales elles-mêmes ne pouvaient faire l'objet que d'un contrôle bien lointain, du fait des neuf mois qu'exigeait tout échange d'information avec la métropole. Ce qui n'empêchait pas la théorie de l'action politique à son égard de se montrer plus permisive. Cette bref coup d'oeil sur quelques traits connus, certains archiconnus, de l'histoire politique du Portugal moderne suffit à montrer à quel point beaucoup des idées courantes sur l'avènement de "l'Etat" et sa chronologie correspondent mal aux données empiriques. Au vu de quoi, on comprendra combien je suis sceptique face à une appréciation comme celle que je relève en conclusion d'un ouvrage sur le moyen âge portugais: "En 1484, un territoire, un passé, une nation, une patrie existent, objet d'un fort consensus, cristallisés sous les espèces du "Portugal" et des "Portugais". L'Etat est en train de se construire, et son accouchement est lent; mais en 1484 le Regnum de dom Dinis est un "êtat moderne", complexe dans son organisation et fortement centralisé. Il est à la fois un Etat, un peuple et une culture, sur le seuil de l'Empire et de son exaltation dans l'Epopée, au chant si portugais des Lusiades..."9. A moins que l'on prenne le mot "Etat" dans le sens qu'il avait alors, et qu'on le délivre de la charge sémantique qu'ont déposés sur le concept 200 ans de théorie politique. p. 546. 7 Jean V, roi du Portugal de 0000 à 0000. José, roi du Portugal de 0000 à 0000. 8 Forme de gouvernement autoritaire mise en place par le ministre Pombal au milieu du XVIIIe siècle. 9 Sousa (Armindo de), A monarquis feudal, vol. II de Mattoso (José), dir., Historia de Portugal, Lisbonne, Estampa, 1993,