monde mental sous-jacent à l'organisation politique des époques médiévale et moderne, tel l'imaginaire
de la "maison", celui des relations de fidélité, celui de la noblesse, celui des relations entre seigneur et
vassal.
L'influence d'Otto Brunner sur l'historiographie politique d'après guerre fut très forte,
spécialement en Allemagne et en Italie; paradoxalement, non pas tant sur l'historiographie
conservatrice que sur des historiens de gauche, critiques vis-à-vis des modèles politiques établis, qui
appréciaient en Brunner une critique implicite du paradigme démocratico-représentatif. Telle est
l'explication de ce mélange, à la fois étrange et si courant dans la "nouvelle vague" des historiens du
pouvoir et du droit des années soixante, entre une formation théorique de racines marxistes et les
topiques historiographiques d'Otto Brunner, issus d'une perspective politique très conservatrice.
Je ne décrirai pas ici en détail les conséquences de ce tournant historiographique
2
. Il détourna
l'attention du domaine classique de l'histoire institutionnelle, de l'administration publique "formelle", du
droit législatif et officiel, au profit de champs nouveaux, comme les relations de clientèle et de
fidélité, l'imaginaire, l'organisation domestique, la discipline informelle; autrement dit vers des
éléments de contrôle et de discipline qui non seulement n'ont pas leur place dans l'imaginaire de l'Etat
contemporain, mais encore qu'il réprime positivement comme symtomes de corruption et de perversion.
L'utilisation de Brunner dans un sens révolutionnaire montre en tout cas avec quelle tenacité
l'imaginaire politique contemporain, lié au paradigme démocratico-représentatif, s'insinue dans les sens
commun des historiens et continue, jusqu'aujourd'hui, à freiner la rénovation de l'historiographie
politique actuelle.
En vérité, il n'est sans doute pas histoire plus difficile à faire que celle de l'époque moderne. Non
pas que manquent les sources, comme c'est fréquemment le cas pour l'histoire ancienne ou médiévale,
ni que le problème des spécialistes de la période soit d'en savoir peu sur elle. Au contraire: ils en savent
apparemment beaucoup trop. Je m'explique.
Le commun des mortels est doté d'une batterie d'idées toute faites sur la manière dont se
passaient alors les choses. L'histoire telle qu'on l'a écrite depuis des siècles, parfois presque
simultanément aux événements, a fixé une série de stéréotypes si bien enracinés qu'il est difficile d'en
faire simplement prendre conscience; a fortiori de les effacer. Il suffit ainsi d'évoquer les monarchies
modernes pour que viennent à l'esprit des archétypes consacrés par la tradition: Jean II au Portugal,
Louis XIV en France, et avec eux l'évocation d'un pouvoir absolu et illimité, exercé despotiquement et
quasi personnellement par le roi, auquel mit fin la révolution. En fait, c'est la Révolution française, qui
créa cette légende noire d'opression et d'arbitraire, car c'est tout naturellement sous ces noires couleurs
que les révolutionnaires se représentaient le régime qu'ils venaient d'abolir. L'historiographie
postérieure n'a fait que renforcer ces représentations. De là, elles passèrent à la littérature et au
journalisme, puis au cinéma et à la télévision. Elle sont aujourd'hui de sens commun. Elle n'en sont pas
moins fort criticables, et cadrent mal avec les fait, pour peu qu'on examine ceux-ci sans idées
préconçues
C'est le cas de l'opinion, véritablement contre nature au vu de données connues de tous, que le
système politique de l'Ancien Régime - dans sa forme accomplie ou à l'époque médiévale - puisse être
défini comme "étatique", comme un "Etat moderne", au sens que la théorie politique actuelle donne à
ce mot et que nous avons exposé ci-dessus. Je m'explique. L'historiographie courante a diffusé l'idée
l'Ancien Régime se caractérisait, au Portugal comme ailleurs, par une absolutisation croissante du
pouvoir royal, dès la fin du XVe siècle. On prenait pour argument la décadence des Cortès, l'installation
de la noblesse à la cour, la création des "juge du dehors" portugais, des corrégidors castillans, des
intendants français, et la limitation de l'autonomie municipale qu'impliquait leur existence; on excipait,
au Portugal, de l'enrichissement de la Couronne du fait des Découvertes, en France et en Espagne de
l'augmentation des levées fiscales.
Certains de ces arguments manquent de rigueur. Les "juges du dehors" portugais, par exemple,
loin d'être les instruments tout puissants du pouvoir royal que l'on décrivait jadis, ne sont présents que
dans environ 20% des municipalités jusqu'à la fin du XVIIIe siècle: je l'ai montré abondamment
3
. Plus
récemment, les travaux de Nuno Gonçalo Monteiro et de José Manuel Subtil, entre autres, ont
2
Je renvois à ma préface à l'ouvrage collectif Poder e instituções na Europa do Antiguo Regime, Lisbonne, 1984, 541 p.,
p. 26 ssq.
3
Hespanha (Antonio Manuel), As vésperas do Leviathan. Instituções e poder político (Portugal, séc. XVIII), Coimbra,
Almedina, 1994, 682 p. (reprise révisée de l'édition espagnole de 1990).