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Le brouillage autobiographique dans
les romans de Shimon Ballas
By Françoise Saquer
« Je ne suis pas un romancier. J’écris sur moi-même, c’est la seule
histoire que je sois capable de raconter. » (Un monde clos, 142)
L’écrivain Shimon Ballas (né en 1930 à Bagdad), à l’instar de
son héros qui se déclare incapable de construire une ction à
partir de son expérience, élabore, dans son œuvre, une stratégie
narrative qui décline à l’inni les variations d’une identité éclatée.
Plus hardi que ses personnages confrontés à la difculté d’écrire
leurs mémoires, Shimon Ballas a ni par risquer l’exercice1 dans
une autobiographie étonnante où l’espace personnel et familial est
occulté pour faire place à une distance intellectuelle2. Cet article
tentera de montrer, à travers l’œuvre romanesque de Ballas,
comment se révèle la dimension autobiographique. Il ne s’agit
pas de débusquer les composantes de la propre biographie de
l’auteur, qui sont à la fois évidentes, pour les grandes lignes, et
aussi obscures qu’il veut bien les rendre, pour le rapport intime,
mais d’étudier la construction romanesque.
1 Shimon Ballas, BeGuf rishon. (1e ed ; Tel-Aviv : ha-qibbutz ha-méhuhad, 2009).
2 cf. l’article de Mati Shmueloff et Yuval Ivri, « BeGuf rishon rabim, sur les traces
de l’autobiographie de Shimon Ballas », ‘Iton 77 n° 345 (avril 2010), 26-28.
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La critique littéraire, portée par la pensée unicatrice de
l’Establishment sioniste, a marginalisé l’œuvre littéraire de Ballas
en le classant dans la catégorie « auteur oriental », mais aussi en
raison de ses positions non consensuelles et notamment de son
entêtement à garder une double appartenance dans un espace
culturel, idéologique et politique homogène3. A la différence
d’autres auteurs irakiens, comme Sami Michaël ou Eli Amir,
qui se dénissent également comme « Juifs-Arabes »4 et déent
l’homogénéité de l’identité israélienne5 en explorant les différentes
tendances des deux parties et en pénétrant profondément dans
l’univers de « l’autre », Shimon Ballas retourne l’expression dans
les deux sens, « Juif-Arabe - Arabe-Juif », persiste dans un rapport
complexe à la langue6 et manifeste, parfois de façon radicale, sa
ance vis-à-vis du sionisme.
Les variations d’un modèle identitaire
La thématique des romans de Ballas se situe dans un espace
intermédiaire, un entre-deux qui dénit la position du personnage
dans l’espace. Quels que soient son origine et ses lieux de passage,
3 Ibid.
4 La question de savoir s’il faut écrire le mot « juif » avec ou sans majuscule est
très délicat dans cet article, en raison de la difculté à déterminer la frontière entre
l’ethnique et le religieux. Lorsqu’il est question de la dimension « nationale »,
nous mettons une majuscule, lorsqu’il s’agit du rapport religieux, nous n’en
mettons pas. Force est de reconnaître que l’appréciation est parfois discutable.
5 Cf. article de Hanan Hever et Yehuda Shenhav, « Yehudim-Aravim, gilgulo shel
munah », http://zmanpedia.com (2008).
6 Si lui-même s’est résolu à écrire en hébreu, alors qu’il s’y refusait dans les
premiers temps de son arrivée en Israël, ses personnages entretiennent un
plurilinguisme de circonstance.
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l’univers fragmenté du héros est illustré par la dénition appliquée
au personnage de Saïd : « Un pont au-dessus de l’abîme »7. La
critique s’est souvent focalisée sur un système binaire fondé sur des
différenciations catégorielles dichotomiques : le Juif et l’Arabe, le
Juif oriental et la société ashkénaze, la langue arabe et la langue
hébraïque, l’écriture revendicative communautaire et l’écriture
universelle8. Les passages entre les différents mondes, souvent
dramatiques et pas toujours choisis, accentuent les fragmentations
et la déchirure.
Les variations de cette situation d’instabilité et d’impossible
ancrage apparaissent comme multiples et susceptibles de se
décliner à l’inni. La seule solution proposée, mais encore est-
elle un no man’s land, est le choix d’une diaspora « neutre », la
France, l’Angleterre9. La conversion à l’Islam10 dans un souci
d’intégration politico-ethnique est présentée comme un vecteur
identitaire, mais l’intégration à peu près réussie qui en découle11
ne résout pas les problèmes d’étrangeté de celui qui de « juif du
dehors » est devenu « un musulman venu du dehors »12. Shimon
Ballas a toujours présenté l’inconfortable position du « Juif-
Arabe » du point de vue de l’Oriental face au volontarisme de
7 Shimon, Ballas, Heder na’ul (Chambre close) (1e ed ; Tel-Aviv : Zemora Bitan,
1980), 28.
8 Shmueloff et Ivri, « BeGuf », 26.
9 Chambre close, Fin de la visite. Shimon, Ballas, Tom ha-Biqur (Fin de la visite)
(1e ed ; Tel- Aviv : Ha-Qibbutz ha-méhuhad, 2008).
10 Shimon Ballas, Ve-Hu Aher (L’Autre). (1e ed ; Tel-Aviv : Ha-Qibbutz ha-
méhuhad, 2005).
11 L’Autre, 128.
12 L’Autre, 99.
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l’idéologie sioniste13. Là, il inverse le modèle identitaire, avec
le choix de la diaspora et la conversion à l’Islam comme moyen
de combattre le sionisme. Rejeté par les siens, Hahmad Savsan
fonde une famille musulmane à Bagdad et s’emploie à défendre
l’Islam contre l’Occident, appelant les Juifs à abandonner leur
particularisme pour épauler leurs frères musulmans et chrétiens
contre le sionisme, symbole de la domination occidentale et
« expression grossière et violente de la mentalité ethnocentrique
et xénophobe qui caractérise le judaïsme »14. Sa proposition
d’opposer à l’islamisme de Khomeiny un manifeste laïque et
moderne, fondé sur une approche nationale, culturelle et morale,
s’apparente pourtant à l’idéologie sioniste qu’il abhorre15.
Le communisme, qui constitue la toile de fond de l’univers
intellectuel et idéologique des romans, n’est pas non plus une
solution satisfaisante. La scission du Parti communiste israélien
en 1965, provoquée par l’attachement au sionisme d’un de ses
principaux dirigeants, Moshé Sneh16, en éloigne de fait les Arabes,
et dans tous les cas, le héros, qu’il soit Arabe ou Juif, se trouve
dans une position inconfortable, soit en marge17, soit rejeté pour
dissidence18.
13 cf. la post-face du roman par Hanan Hever. « Un Juif converti à l’Islam sera
toujours suspect », in : L’Autre, 165-172.
14 L’Autre, 62.
15 L’Autre, 133-134.
16 Cf. Doris Bensimon et Egal Errera, Israël et ses populations (1e éd ; Paris :
Complexe, 1977), 103.
17 Fin de la visite, L’Autre.
18 Chambre close.
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Les difcultés rencontrées par le protagoniste au moment d’écrire
ses mémoires proviennent de deux écueils majeurs : d’une part,
le caractère désordonné et désarticulé du souvenir qui contrarie le
désir d’ordre et de chronologie de l’autobiographe, d’autre part, la
peur de se dévoiler et de livrer sur la place publique ce qui relève
de la sphère privée. En réalité, la confrontation du héros avec sa
propre écriture fournit les clés de lecture de l’œuvre romanesque
de Ballas. Celui-ci, en effet, se livre à un jeu de cache-cache
avec le lecteur qui est invité à rapprocher les morceaux d’une
identité éclatée, à recomposer le puzzle, en glanant, à travers les
composantes caractéristiques des personnages, les pièces éparses
de la construction.
Il ressort de ces généralités, alliées à une lecture analytique des
romans, que les personnages participent d’une même entité.
Autrement dit, les différents characters constituent les multiples
facettes d’une identité fragmentée, ainsi que les variations de
la thématique de division. La dimension autobiographique
réside dans l’assemblage des différentes identités. S’agit-il d’un
éclatement du moi narratif ? Dans ce cas, il se décompose et se
disperse à l’envi comme un tissu efloché. L’instabilité du héros
dans son espace identitaire est le produit de son aspiration à cette
impossible unité :
« Ton monde est ouvert et tu es à l’intérieur, le mien est clos et
je suis dehors. Je voudrais attraper tous les ls, pénétrer tous les
coins, toucher tous les éléments. » (Chambre close, 20)
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