GROUPE MONDIALISATION
Compte rendu de la séance du 02 février 2004
Rédigé par Kirsten Koop et Irène Bellier
« Nord(s) – Sud(s) : les grandes régions du monde »
Séance animée par Sophie Bessis (historienne, Paris I)
Toute recherche sur les utilisations et les sens donnés aux termes de Nord et de Sud aboutit au
constat selon lequel Nord(s) et Sud(s) n'ont jamais été employés depuis environ un demi-
siècle pour désigner des régions géographiques (ce qui n'interdit pas cependant de
cartographier les entités qu'ils désignent). Désignant des ensembles alternativement
économiques et géopolitiques et, de plus en plus, des lieux de résidence identitaires, ils ont un
fort contenu idéologique et politique. C'est pourquoi Nord et Sud sont des entités aux contours
mouvants, mais qui ont en même temps des frontières assez précisément définies.
Les sondages effectués sur la très abondante littérature du développement (essais, économie
politique, documentation des différentes agences des Nations unies), ainsi que sur la presse
montrent une relative ancienneté dans l'emploi de ces termes. Ils n'apparaissent pas - ou
rarement - avant le début des années 70. Ils prennent de l'importance au cours de cette
décennie et surtout après le 1er choc pétrolier de 1973, quand la soudaine puissance de
plusieurs Etats en développement pétroliers convainc les puissances occidentales d'ouvrir un
«dialogue Nord-Sud ». Depuis, ce binôme fait partie du vocabulaire obligé des relations
internationales, tout en occupant de façon discontinue le devant de la scène. Pays développés
du Nord, monde en développement du Sud, voilà le clivage.
En face du premier dont la relative unité vient de ce qu'il ne regroupe que les pays auxquels
on ne conteste pas le qualificatif de développés, le Sud, les Suds, le tiers-monde - qui prit un
temps des majuscules dans la littérature anti-impérialiste -, les pays sous-développés, en voie
de développement, en développement, pauvres, moins avancés, se partagent le reste de la
planète. La multiplicité de ces appellations reflète à la fois l'évolution des perceptions que le
Sud a de lui-même - perceptions tour à tour ou en même temps politiques, géographiques et
économiques -, et que le Nord a de lui, et la difficulté qu'éprouvent depuis longtemps les
spécialistes à faire produire du sens au terme de développement. Le groupe des pays du
«Nord» n'a jamais connu, pour sa part, la même inflation terminologique.
I- Quatre constats
Premier constat : les termes de Nord et de Sud sont à la fois dépourvus d'existence officielle et
employés par tous les acteurs des relations internationales et du développement. Si les
frontières de ces deux entités floues peuvent apparaître flexibles, nombre de pays dits
«émergents» plaçant leurs espoirs dans cette apparence, elles sont en réalité plus figées qu'on
ne le croit. Ce qui amène au second constat : la nature des critères permettant de définir
l'appartenance à l'un ou l'autre de ces deux mondes.
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Deuxième constat : A première vue, les critères d'appartenance semblent essentiellement de
nature économique. Cette dominante explicite cachtoutefois d'autres critères moins évidents
mais plus déterminants.
Troisième constat : Les conditions d'appartenance à ces deux entités ne sont pas toutes
explicites. En effet, les pays dits du Nord sont certes les plus riches et les plus industrialisés
du globe, mais ils ne sont pas les seuls à être prospères ou industriels. Il ne viendrait
cependant à l'idée de personne de placer au Nord les riches monarchies du golfe arabo-
persique, ni nombre d'Etats du Sud dont la majeure partie du PNB vient pourtant de leur
production manufacturière.
Quatrième constat : de plus en plus, les deux termes ont tendance à devenir des mots-
symboles, Nord étant désormais synonyme de richesse et Sud de pauvreté.
II- Nord et Sud, quels contours et quelles frontières ?
1/ Les contours du Nord
Appartenir au Nord, c'est donc avoir la fortune et l'industrie anciennes.
Mais ce n'est pas seulement cela : si «le Nord» est, dans le champ économique, une sorte de
tiroir dans lequel on place les grands pays industriels (devenus en grande partie post-
industriels, mais la représentation est ici plus prégnante que la réalité), il ne se réduit pas à
cela. Cet espace, dont quelques Etats ont pu forcer la porte du fait de leur puissance
économique, réunit avant tout les héritiers de la même civilisation industrielle, née sur le
même terreau culturel, et supposée tirer sa singularité d'un dynamisme trouvant lui-même sa
source dans l'incessante tension vers le progrès qui la caractérise. A cette modernité
économique doit correspondre de préférence, dans le champ politique, le système
démocratique. L'Occident, composé des puissances bien assises d' Europe et d'Amérique du
Nord, depuis longtemps accoutumées à dire la norme et à être la référence du monde,
constitue bien le centre de ce Nord géographiquement introuvable et en définissent seules les
conditions d'appartenance.
Peut-on, quand on réunit suffisamment d'atouts, passer au Nord ? Pas tout à fait. Il existe
aujourd'hui de par le monde quelques zones grises, de la Turquie au Mexique ou à la Corée du
Sud, qui n'appartiennent plus vraiment au Sud et pas encore au Nord, attendant que ce dernier
les coopte vraiment. Elles n'entreront pas pour autant en son centre.
Les Etats qui forment le cour du Nord connaissent certes des divergences dont il ne faut pas
sous-estimer l'ampleur, mais elles ne remettent pas – ou pas encore - en cause leurs liens de
parenté. Ces querelles altèrent sans doute les rapports euro-américains, sans toutefois porter
atteinte à leurs étroites convergences d'intérêts. L'analyse des regroupements opérés lors de
la dernière réunion de l'OMC à Cancùn (septembre 2003) montre que le Nord n' est pas mort,
et que plusieurs parties des Suds se sont réunies pour lui faire face. Il y avait longtemps que
les relations internationales n'offraient pas une telle caricature de la dualité Nord-Sud. D'un
côté, Européens et Nord-Américains défendant ensemble leurs subventions à l' agriculture
tout en tentant de faire accepter le paquet dit de Singapour, ie la libéralisation du commerce
des services. De l'autre, une alliance improbable mais efficace (en laquelle le commissaire
européen Pascal Lamy n'avait pas voulu croire) entre grands et petits pays du Sud aux intérêts
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différents, mais regroupés contre un Nord avant tout préoccupé de sauver ses privilèges.
Car la cohésion du Nord se mesure aussi à la similitude des peurs qu'y suscite le Sud, à
l'analogie des menaces qu'il ferait peser sur les vieilles puissances.
2/ Le(s) Sud(s), une entité aux contours plus flous
Car, si ses lignes de fracture sont devenues si profondes qu'elles ont créé en son sein des
régions totalement différenciées, le Sud n'en continue pas moins d'exister pour le Nord. C'est
de là, semble-t-il à ce dernier, que viennent les dangers, de nature différente mais tous
également menaçants. Les opportunités offertes par les pays émergents font rêver les
opérateurs occidentaux. Mais on s'inquiète, dans le même temps, de la concurrence qu'ils
livrent aux vieux bastions industriels et l'on craint que leur réussite économique aiguise des
ambitions politiques suceptibles de mettre un jour en cause l'hégémonie occidentale (Inde,
Chine, Brésil). A l'autre extrême, comme jadis les Barbares, le Nord craint aujourd'hui ces
gueux que sont les masses nomades deshéritées des pays les plus pauvres, et veut s'en
protéger.
Ce sont ces images que l'Occident lui envoie de lui-même qui fournissent au Sud une sorte de
positif photographique de son introuvable unité. Le Sud se définit donc presqu'exclusivement
aujourd'hui par ce qu'il n'est pas, il est l'inverse du Nord.
Éléments de conclusion
Le Nord et le Sud, pris chacun de leur côté, n'ont donc pas d'existence précise. Ils
s'apparentent plus à des statuts dans une hiérarchie déterminée qu'à des emplacements sur un
planisphère.
Mais le couple Nord-Sud structure les relations internationales et l'habitat mental d'à peu près
tous les habitants de la planète, dont une des dimensions de l'identité (même si ce n'est
évidemment pas la seule) réside dans l'appartenance à l'un de ces deux groupes. Car le Nord
est presque la figure économique et contemporaine de l'Occident, et les Suds réunissent les
régions où il exerçait il n'y a pas si longtemps soit sa tutelle directe, soit les formes multiples
de sa domination. C'est pourquoi - semble-t-il - leurs habitants respectifs ont endossé avec
autant d'aisance cette nouvelle division de la planète qui rappelait des hiérarchies si
familières.
Mais ce clivage, qui continue de dominer la scène mondiale, est-il encore pertinent à l'heure
où nombre d'Etats, dont l'ambition est d'élargir les frontières du Nord et d'en modifier les
logiques d'appartenance à leur avantage, contestent à l'Occident le monopole d'un pouvoir
qu'ils s'estiment fondés à exercer aussi? Les rapports de force mondiaux qui se dessinent
annoncent-ils un découplage entre L'Occident et un Nord à la géographie nouvelle
contraignant le premier à faire le deuil de sa suprématie ? L'émergence, au sein de ce Sud
fragmenté en des réalités multiples, de pays qui veulent désormais avoir une influence
internationale plus conforme à ce qu'ils estiment être leur véritable poids va-t-elle, à plus ou
moins long terme, changer la donne ? A moins que la globalisation ne brouille les vieux
repères et ne rende obsolète une division Nord-Sud héritée à la fois de l' histoire et de la
géographie pour donner naissance à des hiérarchies de type horizontal de plus en plus
éloignées de celles d'aujourd'hui?
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Discussion
Un géographe constate que l'analyse de SB du discours sur Nord-Sud (N-S)
frappe juste. Mais il remarque un point faible. Selon lui, SB "globalise" les
acteurs, ce qui pose problème car il y a plusieurs locuteurs avec différentes
représentations du Nord et du Sud.
De même, dit- il qu'il n'y a plus trois mondes et que, après les développements
des dernières décennies, cette topologie N-S n’est plus centrale. On ne pose plus
la question "Qui est où?". L'équivalent de N-S serait aujourd'hui "Centre-
Périphérie", avec toutes ses hiérarchies et niveaux, organisé en réseaux (ce qui
est l'antithèse du monde organisé en pavage de Huntington).
Il fait également remarquer que dans le discours moyen, le N ne désigne plus
seulement les pays occidentaux, puisque il inclut p.ex. le Japon et les " petits
tigres" asiatiques.
Enfin, pour lui ce n'est pas uniquement l'industrialisation qui définit quel pays
appartient au N et au S, comme le disait SB. Par ex. l'Islande n'est pas
industrialisé et fait pourtant partie du N. Selon lui, c'est le degré de
développement, mesuré par le PIB, et éventuellement l'IDH.
Suivi un petit échange de différents avis : BM insistait que l'héritage industriel
compte encore, SB évoquait certains pays pétroliers comme l'Arabie Saoudite qui
ont un PIB élevé et ne font pas partie du N, JL répliquait que ces pays pétroliers
"riches" n'ont souvent pas des bons IDH.
Il formule ensuite sa dernière question : Qu'est-ce que SB entend par
"géographie"? Selon lui, elle parlerait de la géographie conventionnelle ce qui fait
qu’elle exclurait le travail originaire actuel des géographes (organisation du
Monde en réseaux etc.)
Un historien remarquant que SB se servait de l'ancienneté de l'industrialisation,
se demande si elle parle de la réalité ou de l'image que l'on se fait des pays
industrialisés. La réalité est que la plupart des pays dits "industrialisés" n'étaient
pas encore industrialisés au 19e siècle, tandis que Shanghai, Mexique et la Corée
p.ex. étaient plus industrialisés que le Portugal et la Grèce dans les années
trente.
SB répond qu'elle parle de l'image/ des représentations que l'on se fait sur les
pays industrialisés et qu'il y a certes beaucoup à dire sur le sujet de
l'industrialisation.
Il se sent gêné par l'idée de l'opposition N-S. Il dit que cette idée d'opposition ne
vient pas du N, mais des pays du S eux-mêmes, des "ennemis" du N. « qui
utilisent cette opposition p.ex. pour demander de l'aide financière. Aussi, la
vision que le N a du Japon et des tigres asiatiques est beaucoup moins
"asiatique" que la vision de ces pays sur eux-mêmes. Donc ,la coupure N-S
viendrait, selon JLM, beaucoup plus des pays du S.
Une anthropologue réagit contre l’usage de cette expression « ennemi du N» et
invite à modérer les interventions
Ces propos conduisent SB à faire une précision terminologique. La lecture de la
littérature des années 1970 montre que ceux qui s'expriment utilisent le terme
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de "Tiers Monde" et pas "Sud". Aujourd'hui, ce terme a disparu et a été substitué
par "Sud".
Une économiste, nouvelle venue au groupe, dit qu'à son avis, les termes Centre-
Périphérie" ne renvoient pas à N-S
Elle considère que le critère de la colonisation reste pertinent, non comme schma
mental mais comme processus renouvelé par la mondialisation.
Ce qui conduit SB à réagir sur la question du caractère statique du rapport N/S,
le fait que la colonisation n’est pas simplement un schéma mental et sur le
réinvestissement du culturalisme dans le N/S
Il faut notamment réfléchir à la superposition de "Nord" et "occident",
omniprésent dans les discours.
Une économiste fait remarquer qu'il y eut longtemps un deuxième monde,
composé par les pays communistes de l'est. L'Europe de l'est ne voulait pas être
identifié avec le "Nord", sauf la Roumanie, qui était non alignée. Il faut donc
penser à l’existence de deux discours N-S et Est-Sud. Bien évidemment, de nos
jours, la mondialisation "complique" les choses.
SB reprenant l'idée de substitution du binôme N-S, rappelle qu'au sein d'une
conférence des Nations unies à Istanbul en 1996, il y eut constitution d'un
discours sur le "réseau de villes". Alors que l’on a affaiore à une série de
catégories N/S, Pays moins avancés, pays nouvellement industrialisés, etc. elle
pense qu’un autre critère pourrait être introduit par la dichotomie "pays aideurs"-
"pays aidés".
Le géographe fait encore remarquer que c'est important de préciser de quel
discours et de quel acteur on parle. Ce à quoi SB répond en précisant qu'elle
étudie les représentations.
Une autre économiste insiste sur la nécessité de préciser qui dit quoi. Dans ses
statistiques, la CNUCED distingue p.ex. entre "developed countries" et
"developing countries". La terminologie N-S n'est pas du tout utilisée.
Pour SB , cet organisme se réfère au stade de développement alors même qu'on
n'arrive pas à donner du sens à ce qu’est le "développement". On a essayer de
le mesurer avec l'IDH, et depuis 1997, existe un IDH sexospécifique... Pour elle,
ce serait intéressant d'analyser toutes les sous-catégories des pays du N et du
S. : le paradoxe étant que les notions N-S sont à la fois floues et précises.
A propos des îlots du S dans le N et inversement, cette économiste remarquait
que l'IPH (Indicateur de la pauvreté humaine) et l'IDH sexospécifique sont des
indicateurs utiles pour mesurer ces îlots à l'intérieur des grands ensembles.
Selon elle, ce serait aussi intéressant de voir ce que dit A.Sen, ses définitions de
développement, de pauvreté. Il élargit notamment la conception purement
quantitative.
Une géographe se dit frappée par le fait que des notions qui sont dépassées par
la réalité, comme p.ex. "pays industrialisés" et aussi N-S, persistent non
seulement dans le discours des médias, mais aussi au sein de la communauté
scientifique. Car malgré la persistance de ces vieilles notions et discours, certains
scientifiques essaient de capter les nouvelles réalités. La reprise des notions
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