En termes stratégiques, la guerre de Crimée avait

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L’européanisation par le droit?
Le cas de la Commission européenne du bas - Danube 1856 – 1871
En termes stratégiques, la guerre de Crimée avait montré la volonté des pays d'Europe
occidentale à intervenir au nom des Ottomans et de s'assurer qu'aucune puissance unique,
surtout pas les Russes, puisse tirer indûment profit de la faiblesse de l'Empire.1
Cependant, au-delà du seul équilibre stratégique, la plus grande conséquence de la Guerre de
Crimée pour la mer Noire fut l’établissement d’un nouveau corpus de droit international, où
les Etats d’Europe occidentale se trouvaient garant du statut de la mer. A partir de 1856,
l’embouchure du Danube et les Détroits vont peu à peu passer un peu plus dans les champs
d’application du Droit publique international européen. Entre 1856 et 1871, le statut du
Danube et des Détroits devient une question de droit international, et non pas simplement un
produit dérivé de l'équilibre du pouvoir entre deux empires qui s'affrontaient. En 1856 le
contrôle de la bouche du Danube a été formellement retourné aux Ottomans, mais une
Commission européenne du bas-Danube (CED) a été créée pour garantir la liberté de
navigation. Ce sera la première expérience d’institutionnalisation d’une coopération
internationale dans la région.
Cette expérience dans une région bordant ce que les Lumière du XVIIème siècle considéraient
comme « une grande mer asiatique »2 pose la question de l’ « européanisation » de territoires
comme les régions danubiennes et de l’appartenance de ces dernières à l’espace européen. Si
l’ « européanisation » est « un processus graduel de convergence politique, économique et
culturelle menant à un développement de plus en plus semblable des sociétés européennes »3,
alors il nous faut comprendre la mission de la Commission et étudier minutieusement son
activité. L’objectif est de comprendre si l’impact du travail de la CED relève de cette
définition ou si, simple institution technique, son rôle fut de se contenter de construire des
digues et des phares.
1
La guerre russo-turque qui débuta en octobre 1853, fut interprétée par Karl Marx comme « le début d’une
nouvelle poussée d’expansion russe conduisant à la mainmise totale de la Russie sur la Turquie, l’occupation de
Constantinople et des Détroits et la transformation de la mer Noire en un « lac russe » » dans MARX Karl,
Œuvres politiques, tome III, p. 23
2
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, La mer Noire ou mer Majeure,
page 366, 10ième Tome, 1770, Paris
3
J. Grossman, J. Niesser, T. Schneider, Synthesis of the Summer School: Towards a European Society?
Convergence and Divergence in 20th Century
1
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Les divergences d’intérêts entre les puissances européennes ont rendu difficile la définition
d’un statut du Danube bien que celui-ci ait été proclamé fleuve international par le traité de
Vienne (1815). L’Autriche-Hongrie cherche à contrôler le commerce des céréales roumaines
sur le Danube et en mer Noire et s’est assurée la liberté de navigation en amont par le traité
signé en 1851 avec la Bavière et le Wurtemberg. Les Habsbourg sont favorables à une
internationalisation du fleuve en territoire ottoman mais refusent toute intervention étrangère
sur leur territoire. La Grande-Bretagne est surtout attachée au libre accès des embouchures. La
Russie qui subit la concurrence des céréales danubiennes sur sa production ukrainienne
s’intéresse plutôt au commerce direct avec l’occident.
Les commissions fluviales du XIX siècle peuvent être considérées comme la première
expression du multilatéralisme institutionnalisé mis en place par le Congrès de Vienne. Le
Congrès de Paris créa quatre commissions du Danube, une internationale ou Commission des
riverains qui devait décider de la police et des règles de navigation sur le fleuve. Convoquée à
la fin de 1856 à Vienne, la Commission des représentants des Etats riverains du Danube s’est
séparée en novembre 1857, le règlement de navigation qu’elle était chargée de rédiger fut
soumis aux puissances qui ne le ratifièrent pas et resta donc lettre morte. La seconde sur la
propriété des couvents grecs et une autre sur l’administration interne des pays roumains qui
devait aider à la réforme de ces provinces ottomanes. Ces Commissions s’inscrivaient dans la
tradition des commissions internationales inaugurées par le Congrès de Vienne.
Cependant la quatrième commission devait se singulariser, c’était la Commission des
Bouches du Danube.
1. LA COMMISSION EUROPÉENNE DU DANUBE, « UN CENTRE D’ENTENTE » ?
A partir du printemps 1856, les Puissances alliées et notamment la Grande-Bretagne se posent
la question de la localisation du futur Port Libre où la Commission européenne du BasDanube doit siéger. Londres pèse le pour et le contre entre différentes options, sachant que la
Moldavie pourrait se montrer hésitante à abandonner un port de ses territoires et que pour la
Turquie « (it) would be difficult to get (them) to understand what a free port is, and to have it
respected ».4 Galatz est de loin préféré par les Anglais car elle est l’aboutissement des routes
du blé polonaises et roumaines avec l’avantage de ne pas passer par le territoire russe. Surtout
que la question presse, ainsi le 16 juillet 1856, un officier turc se présente à Soulina, port sur
4
AMAE, 297QO/169, Extract from a dispatch from Vice Consul Cunningham to Lord Clarendon, Galatz, April
2, 1856
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la mer Noire et ordonne à l’officier autrichien commandant la place de lui en remettre le
commandement. Or cette ville, au terme de l’article 21 du Traité de Paris doit être annexée à
la principauté de Moldavie. Pour l’officier autrichien demandant instructions, il semble que
c’est aux autorités moldaves plutôt qu’à celles de la Sublime Porte que Soulina devrait être
remise. Cet incident démontre pour le Comte de Buol, le ministre des affaires étrangères
autrichien « Combien il serait urgent de réunir la Commission européenne du Danube et
d’établir un centre d’entente pour discuter toutes les questions se rattachant à l’exécution des
stipulations du Traité de Paris ».5 Pour Vienne, la mise en place de la CED est vue comme
une opportunité de voir la navigation libre sur tout le long du fleuve. Ainsi, la mise en place
de la Commission européenne était surtout une garantie de ne pas voir la seule puissance
ottomane garder les embouchures. L’Autriche, ce faisant, utilise le Droit issu du Congrès de
Vienne et de Paris à son avantage.
2. LA COMMISSION
EUROPÉEN
EUROPÉENNE, OUTIL DE L’IMPLANTATION DU
DROIT
INTERNATIONAL
?
Dans leur correspondance, les gouvernements se réfèrent au Congrès de Vienne et aux articles
sur le Rhin. Le Traité de Paris stipule que les principes établis par l’acte du Congrès de
Vienne et destinés à régler la navigation sur le Rhin sont désormais appliqués au Danube.
C’est un transfert de ce qui se fait en matière juridique d’une région de l’Europe à une autre.
En quelque sorte, les puissances occidentales implantent ou imposent le droit qui régit leur
rapport à d’autres acteurs dans une autre région, plaçant un nouvel espace géographique sous
la juridiction du droit international.
Or cette disposition ne peut être suivie d’effet sans la mise en œuvre de travaux dans le Delta
pour aménager le fleuve et le rendre navigable. Dans cette optique, les gouvernements des
puissances alliées, plus la Russie, détachent des techniciens, ingénieurs auprès de la future
Commission européenne. Celle-ci fut donc pensée avant tout comme un maitre d’œuvre,
capable de repérer et mener les travaux nécessaires. Dans sa lettre de nomination le futur
délégué français trouve une nette démarcation et attribution des rôles entre la Commission
européenne et la Commission riveraine. Les pouvoirs de cette dernière sont d’élaborer les
règlements de navigation et de police sur tout le parcours du fleuve. Monsieur Engelhardt
« (se bornera) et en accord avec ses collègues de la Commission européenne à rechercher (…)
5
AMAE, 297QO/169, Dépéche du Comte de Buol au Baron Ottenfels, Vienne 18 juillet 1856
3
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en quoi consistent les obstacles obstruant les embouchures du fleuve, ensuite à les faire
disparaitre et de pouvoir mettre cette partie du fleuve (…) en parfait état de navigabilité ».6
La Commission européenne a aussi tout pouvoir pour arrêter des droits de péages devant
couvrir le montant des travaux. Enfin dans l’esprit du gouvernement français, la CED doit
achever sa mission « avant même l’expiration du délai de deux ans. »7
La Commission se réunit le 4 novembre 1856 et élit à l’unanimité (moins le Commissaire
anglais) Omer Pacha comme son Président. De tous les délégués, seul Engelhardt et le
Commissaire Stocks (Grande-Bretagne) n’ont pu produire de pleins pouvoirs, n’ayant que des
lettres de service à produire ce qui ne parait pas suffisant aux autres commissaires. « La
Commission européenne aura à établir des règlements qui devront faire la loi de toutes les
nations. (…) Ces règlements constitueront une véritable convention internationale. » De l’avis
des Commissaires, la Commission doit donc être composée de plénipotentiaires au même titre
que celle du Rhin ou que la Commission des riverains. Pour la majorité du Collège, il s’agit
non seulement de mettre en place des « établissements » nécessaires à la navigabilité, mais
aussi à établir des règlements de pilotage, de hallage et des phares. « Ils attachent toutes ces
attributions aux termes « d’établissement ayant pour but d’assurer et de faciliter la navigation
du Danube. »8
Pour Engelhardt, il ne fait pas de doute que si les inspirations autrichiennes et russes pour une
telle extension des pouvoirs de la Commission sont à rattacher à la volonté de ces deux
cabinets de garder un œil sur le Delta, l’Angleterre et la France pourraient aussi tirer profit
d’une Commission aux attributions plus étendues. L’intervention des délégués européens dans
la législation fluviale et maritime du Danube doit offrir plus de garantie que celle de la
Commission riveraine aux puissances non-riveraines. « Ces puissances n’ont qu’à gagner à ce
que les règlements auxquels leurs pavillons doivent être soumis dans ces parages soient
inspirés et dictés par l’intérêt européen. »9 Le gouvernement français si il ne souhaite pas nonplus donner trop d’extension aux pouvoirs de la Commission, lui reconnait un mandat large.
Dans sa réponse, le Comte Walensky reconnait aussi que indépendamment des travaux, la
CED peut tout à fait, dans la partie du Danube en aval de Istacha exercer les attributions de la
Commission riveraine pendant le délai de deux ans.10 D’ailleurs, dès le 28 novembre, la
Commission arrête plusieurs règlements empiétant largement sur les compétences de la
6
AMAE, 297QO/169, 14 août 1856, Paris, Lettre de nomination de M. Engelhardt, probablement du Comte
Walenski
7
Ibid.
8
AMAE, 297QO/169, Galatz, 7 novembre 1856, Engelhardt au Comte Walenski
9
Ibid.
10
AMAE, 297QO/169, Du Comte Walenski à Engelhardt, 1er Octobre 1856
4
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Commission riveraine mais « comme il s’agissait que des mesures purement provisoires,
destinées pour la plupart à faciliter l’exécution des travaux de la Commission riveraine. »11
Toujours dans l’optique d’assurer la navigabilité, la Commission fut obligée « d’organiser une
véritable police de navigation » afin d’obliger les navires à trop fort tirant d’eau de ne pas
s’engager dans les chenaux. »12 Pour assurer
cette police, seule l’Autriche dispose de
canonnières dans le Delta. Or n’est-ce pas paradoxale de confier à une seule puissance la
garde des intérêts européens ? Le Traité de Paris ne stipule pas que les Puissances
européennes peuvent faire tenir deux navires de guerre dans le Delta ? Un à un les délégués
font des demandes auprès de leur gouvernement pour disposer eux aussi d’un bâtiment de
guerre qui est alors mis à « la disposition de la Commission ».13
3. LA QUESTION DE LA DÉLIMITATION DES COMPÉTENCES DE LA COMMISSION
Le 4 février 1857, la Commission se doit d’aller plus loin face à la menace des ouvriers,
pilotes et haleurs de faire échouer tout navire refusant de leur donner plus que les taxes
minimes imposées par la Commission. Ainsi face à la faiblesse de l’administration ottomane
et alors que plusieurs navires de guerre convergent vers Soulina (dont le péage est aussi passé
sous contrôle de la CED), elle propose d’établir sa propre administration sur toutes les affaires
regardant la navigation dans le Bas-Danube.
Notamment la justice, et pour cela il faut que le pouvoir des agents consulaires des puissances
voit leurs pouvoirs limités. La Commission argue que mieux vaut une seule juridiction que 16
ou 17. En effet, dans ses travaux sur le fleuve elle va devoir recourir à une main d’œuvre
regroupant des dizaines de nationalités, qu’adviendrait-il si des difficultés surgissent ? La
Commission doit comparaitre devant un Consul ? De plus, le Capitaine du Port de Soulina
devrait être sous l’autorité de la Commission, tandis que le commandement militaire de ce
port doit être un rôle tournant entre les officiers des navires présents sur place et assurer
l’exécution des règlements de la Commission.14
L’Autriche, car elle ne souhaite pas que la Commission riveraine prenne exemple, la Turquie
car il s’agit d’une partie de son territoire, refusent de telles solutions. De son côté la GrandeBretagne est bien disposée, dans une dépêche du 20 février 1857, elle enjoint l’officier à la
tête des deux navires stationnés à l’embouchure du Danube de « soutenir l’autorité de la
11
AMAE, 297QO/169, 4 décembre 1856, Galatz, Engelhardt à Walenski
AMAE, 297QO/169, 3 janvier 1857, Engelhardt au Ministre
13
Ibid.
14
297QO/169, Engelhardt au Comte de Walenski, 8 février 1857 et Commission européenne du bas-Danube,
Projet d’arrangement destiné à fixer les rapports de la Commission européenne du Bas-Danube avec l’Autorité
territoriale, 4 février 1857
12
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Commission » et de « s’attacher particulièrement à vivre en bonne intelligence avec les
officiers de marine des autres puissances »15
Le 23 mars, par une lettre l’ambassadeur français à Constantinople pousse le ministère à se
mettre d’accord avec la Grande-Bretagne, la Sardaigne, la Russie et la Prusse pour « forcer la
main à l’Autriche et la Turquie. »16
Cependant le ministère français ne souhaite pas donner plus que nécessaire à la Commission
dans le souci de ne pas plus affaiblir l’Empire ottoman. Il renvoi la CED à son mandat :
désigner et faire exécuter les travaux, lever des droits pour les payer. La CED confond ses
attributions avec celles de la Commission riveraine.17 Au contraire de la Grande-Bretagne qui
accepte le document du 4 février 1957 dans son intégralité sauf sur la question des pouvoir
consulaire, pour Londres « la Commission doit être souveraine », la France propose alors de
faire des Commissaires des Consuls18 mais reste muette sur l’étendue de la juridiction de la
CED. La Grande-Bretagne propose que les deux Commissions puissent émettre ensemble des
règlements qui sont ensuite proclamés par le gouvernement de Constantinople pour devenir de
simples lois turques. L’exécution de ces règlements serait déléguée à la Commission
européenne comme autorité locale pour ce qui touche au règlement danubien. Les deux
capitales s’entendent sur ce plan et pour mieux appuyer celui-ci elles envoient en juin 1857
des pleins pouvoirs à leurs délégués.19 Il faut dire que les échos du travail de la Commission
riveraine sont parvenus à Londres et Paris. Cette Commission, comme l’avait prévu
Engelhardt dans ses premières lettres, semble se diriger vers l’exclusion des nations nonriveraines de la navigation du Danube, l’Autriche s’assurant un monopole entre Salzburg et
les Portes de Fer. La France et l’Angleterre, mais aussi la Prusse, la Sardaigne et la Russie en
laissant la Commission européenne étendre sa juridiction sur tout le Delta préparent un plan B
à la Commission riveraine. Cette dernière va d’ailleurs refuser tout contact avec la
Commission européenne, l’Autriche, nous l’avons dit, ne souhaitant pas que le mauvais
exemple de la Commission de Galatz influence celle de Vienne. Le 16 août 1858, l’Acte de
navigation du Danube confirme les craintes des nations non riveraines. D’après ce texte, elles
sont exclues du Danube. Plus rien ne semble devoir faire barrage au prolongement de la
mission de la CED, d’autant que les travaux commençés sur le Bras de Soulina en 1857 ne
sont pas terminés.
15
AMAE, 297QO/169, Traduction, Projet de dépêche aux Lords de l’Amirauté. 20 février 1857
AMAE, 297QO/169, Constantinople, 23 mars 1857, l’Ambassadeur de France au Ministre
17
AMAE, 297QO/169, 15 mars 1857, Note pour le ministre
18
AMAE, 297QO/169, Traduction, Lord Clarendon au Commissaire britannique, note sur les attributions de la
Commission européenne, 19 mai 1857
19
AMAE, 297QO/169, Ministère à Engelhardt, 22 juin 1857
16
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4. UNE INSTITUTION « NOVATRICE »
Six ans plus tard, le 2 novembre 1865, la Commission présente un Acte publique devant régler
une fois pour toutes ses rapports avec la puissance territoriale : la Turquie. Cet acte achève de
donner à la Commission « une partie des droits d’une administration souveraine ».20
Notamment en déclarant neutres tous les bâtiments, édifices, ouvrages que la CED a construit
ou doit construire pour l’aménagement du Bas-Danube. Cette neutralité s’étend à son
personnel.21
La Commission bénéficie donc du privilège d’extraterritorialité, son siège, son personnel ne
relevant plus de la souveraineté ottomane. La Conférence de Paris sanctionne l’Acte le 28
mars 1866 et prolonge la mission de la CED pour six années supplémentaires.
Les puissances garantissent cette neutralité par le maintien d’un corps « européen » aux
bouches du Danube. La question de la garantie des puissances est la grande question pour les
juristes du XIXe siècle, des thèses sont, notamment en France et en Angleterre écrites sur la
question des garanties et de leur application.22 Le Congrès de Vienne en établissant
notamment la garantie de la neutralité Suisse et de l’organisation des Etats allemands inaugure
cette politique des puissances européennes pour assurer la tranquillité du continent. L’affaire
grecque de 1820 à 1830 aboutit à un Traité garantissant l’indépendance de la Grèce, il en fut
de même pour la Belgique. Ainsi le corpus de droit international européen sous les auspices
des Puissances se développe à partir de 1815, plaçant peu à peu toutes les nations du continent
sous les mêmes règles.
Ce qui se met en place en 1856 à l’embouchure du Danube fait partie de ce processus amorcé
par les écrits de Grotius au XVIème siècle et qui se prolonge dans le Concert européen du
XIXème siècle et qui a terme impose à toutes les nations européennes les mêmes règles de
droit dans leurs relations. Ce que Grotius n’avait pas prévu c’est la création d’institutions
issues des Etats mais se plaçant dans certains domaines de souverainetés sur le même plan.
Simple Commission aux pouvoirs limités et à l’existence devant être éphémère, la
Commission du Danube a vu sa mission grandir et son existence prolongée, tout en se
réservant des droits souverains sur le bas Danube au détriment de la Turquie.
20
Ed. ENGELHARDT, « Les embouchures du Danube et la Commission instituée par le Congrès de Paris », La
Revue des Deux Mondes, Juillet/Août 1870 (Première quinzaine), Paris
21
Commission européenne du Danube (Galatz). La Commission européenne du Danube et son œuvre, de 1856 à
1931. 1931 page 20
22
Voir notamment pour sa bibliographie MILOVANOWITH, Les Traités de garantie au XIXe siècle, Paris,
Arthur Rousseau, 1888
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Les enjeux de la navigation sur le Danube allaient beaucoup plus loin que le simple traçage de
frontières entre Empire russe et turc. Il s’agissait ici de stimuler le commerce dans la mer
Noire, de permettre aux européens d’accéder aux réserves de blé de la région, les principautés
roumaines et les plaines polonaises, grandes productrices, trouvant dans les ports de la mer
Noire les débouchés à leurs exportations.23 Il s’agissait en améliorant le trafic sur la Danube
de permettre aux exportations autrichiennes, roumaines et polonaises d’éviter le grand port
russe d’Odessa qui prit un grand essor après 1815. Cette indépendance de la CED est donc
assurée par un budget propre et un pavillon reconnu par les Puissances, une capacité de
nommer ses fonctionnaires ou de les révoquer.24
Ces pouvoirs font dire à l’historien américain Glen A. Blackburn que la CED est absolument
« unique ». La partie basse du Danube est “more than an internationalized river because the
CED wielded independent administrative powers.” Elle n’est pas loin de remplir le cahier des
charges d’un Etat souverain “because its existence is largely de facto and not de jure. […]”25
5. L’IMPACT
DE LA CRÉATION ET DU TRAVAIL DE LA
COMMISSION
EUROPÉENNE DU
BAS-
DANUBE
Le port de Soulina va devenir le port – avec Constanta- d’exportation de la future Roumanie
et devenir ainsi vital pour l’indépendance de ce pays, ce qui à partir de 1878 va provoquer des
litiges entre Bucarest et la CED.26 Dans le même temps, le blé, ressource stratégique va
pouvoir être exporté vers l’Angleterre ou la France sans passer par Odessa et donc la Russie.
L’indépendance de la Commission est une manière d’assurer la non mainmise de la Russie ou
de la Turquie sur les embouchures du Danube.
23
Voir Discours du Délégué autrichien le 3 septembre 1861 pour l’inauguration des digues devant le chenal de
Soulina « Ce résultat (la construction du port de Soulina) est fécond en avantage immense. Les bâtiments
marchands, auxquels la rade de Soulina n'offrait jusqu'aujourd'hui qu'un cimetière menaçant, trouveront dans le
fleuve en franchissant les digues protectrices que nous venons inaugurer, le port le plus sûr, où ils pourront
effectuer sans danger leurs opérations de chargement; les primes d'assurance diminueront, les frais d'allège
seront épargnés, le nolis deviendra moins cher et le prix des denrées baissera en conséquence et la demande des
grands marchés de l'Europe augmentera dans la même proportion, la production agricole se trouvera ainsi
encouragée, la vente des fruits du sol heureuse action sur l'industrie européenne. On ne comptait dans le Danube
en 1857 que 2.500 bâtiments d'un tonnage de 350.000 tonneaux, en 1860 il est sorti de Soulina 3.500 bâtiments
portant 558.000 tonneaux. Bientôt l'espace manquera à l'affluence des navires. » dans Commission européenne
du Danube (Galatz). Op. Cit. 1931
24
Ed. ENGELHARDT, Op. Cit. La Revue des Deux Mondes, Juillet/Août 1870 (Première quinzaine), Paris et
annexes
25
Glen A. BLACKBURN, "International Control of the River Danube", Current History, XXXXII (September
1930). Il lui prédit d’ailleurs une entrée prochaine dans la Société des Nations.
26
Voir notamment Publication de la cour permanente de justice internationale, Série B – N74 1927 Recueil des
avis consultatifs, compétence de la Commission européenne du Danube entre Galatz et Braïla. Le 8 décembre
1927, question porté par la Roumanie dans son litige avec les Etats partie de la Commission européenne du
Danube. Cependant, la Roumanie voyait avec les travaux de la Commission l’amélioration de l’un de ces
principaux ports.
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La mise en place de cette Commission marque aussi une étape importante pour la région mer
Noire, car peu à peu, cette mer qui était le champ de bataille de deux empires et où les
problèmes se réglaient à coup de canon va devenir sujet du droit international, avec la Guerre
de Crimée, les Puissances européennes étendent le champ géographique du droit international
à l’Europe orientale. La proposition anglaise de mai 1857 sur l’exécution des règlements de la
Commission européenne, va faire entrer dans le corpus ottoman des lois inspirées directement
des règles de navigation sur les fleuves d’Europe occidentale, ajoutant ainsi une pierre à
l’européanisation du Droit de la Turquie dans le cadre des Tanzimat.27
En 1858, la Commission mis aussi sur pied un système de quarantaine et d’inspection
sanitaire sur les navires accostant l’embouchure directement inspiré par les règles régissant
l’entrée du port de Marseille. Odessa quelques décennies plus tôt28 avait fait de même,
assurant ainsi une large diffusion des règles sanitaires et de la médecine anti-infectieuse
européenne dans tout le bassin pontique.
Les résultats les plus visibles du travail de la Commission européenne sont les travaux qu’elle
a entrepris dans le Delta. Pas seulement au niveau du dragage, assainissement du fleuve, mais
aussi dans l’installation d’une ligne télégraphique en octobre 1858 entre Galatz et Soulina,
l’élargissement du Port de Soulina pour accueillir les navires de la mer Noire, d’un hôpital de
la marine.29 Plusieurs phares au large du Delta pour signaler l’entrée du Canal de Soulina.
Une scierie et ateliers furent bâtis à Toultcha ainsi qu’un chantier naval.30 En 1871, le port de
Soulina, la ville de Galatz et la portion de fleuve entre les deux avec ses feux de navigation,
ses bouées, sa suite de phares, ses digues, ses nouvelles constructions en pierres présentaient
un paysage presque d’Europe occidentale.31
27
Les Tanzimat ("réorganisation" en turc osmanli) furent une ère de réformes dans l'Empire ottoman qui
durèrent de 1839 à 1876, date à laquelle fut promulguée la Constitution ottomane, suivie de l'élection d'un
premier Parlement ottoman.
28
Adolphus SLADE (sir.), Records of travels in Turkey, Greece, &c. and of a cruise in the Black sea, with the
capitan pasha, in the years 1829,1830, and 1831, Oxford University,1854, page 255 dans Charles KING, The
Black Sea : A History, Oxford University Press, USA (May 20, 2004) page 172
29
«En 1853, c'est-à-dire au début de la guerre d'Orient, Soulina ne comptait tout au plus que 1.000 à 1.200
habitants. Quelques baraques en planches ou de simples huttes de roseaux élevées sur la plage servaient d'abri à
des aventuriers dont l'industrie consistait à dépouiller en grand et par association les malheureux capitaines
obligés, par suite des obstacles qu'ils rencontraient sur ce point, d'avoir recours à leurs services. » Ed.
ENGELHARDT, Etudes sur les embouchures du Danube, Galatz, 1862, (2) p. 52-53.
30
Dans Commission européenne du Danube (Galatz). Op. Cit. 1931 page 211. Pour une idée plus précise du
territoire couvert par ces travaux, voir carte en annexe.
31
Ibid., pour la liste des travaux de la CED et cette comparaison faite en 1882: « Soulina, dont l'art des
ingénieurs a fait un splendide chenal accessible aux plus gros steamers, n'était qu'un marais fétide, hanté par la
fièvre, nid de pêcheurs pirates redouté des marins, dont l'œil terrifié découvrait au loin, comme autant de croix
funèbres émergeant des abîmes d'une mer inhospitalière, les mâts des navires engloutis par la tempête.»
Déclaration d’un diplomate belge citée par Armand Lévy, La Roumanie et la liberté du Danube, Paris 1883, in18, Introduction, p. XVI et voir photo en annexe.
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CONCLUSION : LA COMMISSION, VECTEUR DE L’EUROPÉANISATION DU BAS-DANUBE ?
Peut-on parler d’une « européanisation » de la région du Danube maritime dans le cas de
l’installation, de l’affirmation et de la prolongation de la mission de la Commission
européenne du Bas-Danube ? L’on a admis dans ce travail que l’ « européanisation » se défini
par la convergence politique, économique et culturelle des sociétés européennes.
La convergence politique dans notre étude ne se trouve-t-elle pas dans le fait que la
Commission se trouve entrainée malgré elle dans le jeu du Concert européen du XIXe siècle
entre Russie et Angleterre pour l’accès et le contrôle des marchés d’orient ? A cette première
question nous pouvons déjà répondre par l’affirmative, la Commission européenne fut le
produit du Concert européen et sa mise en place puis son développement fut conditionné par
le jeu européen. La fin de la neutralité de la mer Noire en 1871 accrut encore l’importance
d’une institution neutre aux bouches du Danube pour les puissances européennes. La
Conférence de Londres du 13 mars 1871 étendit à tout le personnel de la Commission la
neutralité et le principe d’extraterritorialité tout en prolongeant de douze ans sa mission.
Le second point de réponse est intimement lié au premier, ce sont des considérations
économiques qui ont en premier lieu amené à la création de la CED. Par son action elle devait
permettre à tous les pavillons européens d’accéder à l’intérieur de l’Europe orientale et
permettre des débouchés à l’économie de l’Europe occidentale en assurant la libre circulation
sur le fleuve maritime.
Le troisième et dernier point peut être considéré du point de vue de la culture juridique
d’Europe occidentale qui se retrouve « transférée » des bords du Rhin aux bords de la mer
Noire. Ce « transfert » réalise en quelque sorte l’unité géographique de l’Europe sous
l’auspice du Droit fluvial.
En outre, peut être une définition plus moderne de l’ « européanisation » peut aussi
s’appliquer à notre sujet. L’ « européanisation » c'est « concevoir une politique située entre les
institutions de l'Etat-nation et une organisation supranationale en construction »32 qui se veut
garante des intérêts européens. Le concept d'européanisation remet ainsi en question l'Etatnation à la fois comme forme prédominante d'organisation sociale et politique, et comme
objet d'étude privilégié de l’historien. Loin de nous l’idée de faire de la CED une Commission
européenne avant l’heure, mais à lire les archives des ministères et des Commissaires la
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Simon HIX, The Political System of the European Union, London, Macmillan, 1999.
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question des rapports entre la CED et la puissance territoriale, de l’étendue des pouvoirs de la
Commission et de l’exécution de son mandat on se rapproche de ce champ de recherche.
La Commission européenne du Bas Danube fut dissoute au lendemain de la seconde guerre
mondiale, elle est remplacée par la Commission permanente des Etats riverains par la
Convention de Belgrade du 18 août 1948. Ainsi, alors qu’elle ne devait exister que deux ans,
la CED a vécu plus de 90 ans. Artefact de ce qui fut le Concert européen, elle ne survécut pas
à la division de l’Europe entre Est et Ouest, la Russie et son avatar soviétique ayant enfin mis
la main sur l’embouchure du Danube, la Commission avait, en quelque sorte, échouée dans la
première de ses missions. Pourtant, en mai 2006, la Roumanie à un an de son intégration à
l’Union européenne a fêté les 150 ans de la Commission européenne du Danube. On
comprend aisément que Bucarest ait appuyé l’héritage de la Commission européenne, plutôt
que celui de celle des riverains.33
Ces festivités organisées par un futur Etat membre de l’Union européenne synthétisent ce
qu’est l’héritage de la CED. Elle fut et est encore vue comme un des multiples points
d’ancrage des nations orientales de notre continent à l’Europe.
33
Bucarest, 3 mai 2006, ROMPRES, dans
http://www.roumanie.com/Politiqueanniversaire_Commission_Danube_navigation_fleuve_Traite_de_ParisA1062.html consulté le 30/07/2012
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Annexes :
1. Carte du delta
2. Pavillon Commission européenne du Danube
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3. Port de Soulina en 1856
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