Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite L’européanisation par le droit? Le cas de la Commission européenne du bas - Danube 1856 – 1871 En termes stratégiques, la guerre de Crimée avait montré la volonté des pays d'Europe occidentale à intervenir au nom des Ottomans et de s'assurer qu'aucune puissance unique, surtout pas les Russes, puisse tirer indûment profit de la faiblesse de l'Empire.1 Cependant, au-delà du seul équilibre stratégique, la plus grande conséquence de la Guerre de Crimée pour la mer Noire fut l’établissement d’un nouveau corpus de droit international, où les Etats d’Europe occidentale se trouvaient garant du statut de la mer. A partir de 1856, l’embouchure du Danube et les Détroits vont peu à peu passer un peu plus dans les champs d’application du Droit publique international européen. Entre 1856 et 1871, le statut du Danube et des Détroits devient une question de droit international, et non pas simplement un produit dérivé de l'équilibre du pouvoir entre deux empires qui s'affrontaient. En 1856 le contrôle de la bouche du Danube a été formellement retourné aux Ottomans, mais une Commission européenne du bas-Danube (CED) a été créée pour garantir la liberté de navigation. Ce sera la première expérience d’institutionnalisation d’une coopération internationale dans la région. Cette expérience dans une région bordant ce que les Lumière du XVIIème siècle considéraient comme « une grande mer asiatique »2 pose la question de l’ « européanisation » de territoires comme les régions danubiennes et de l’appartenance de ces dernières à l’espace européen. Si l’ « européanisation » est « un processus graduel de convergence politique, économique et culturelle menant à un développement de plus en plus semblable des sociétés européennes »3, alors il nous faut comprendre la mission de la Commission et étudier minutieusement son activité. L’objectif est de comprendre si l’impact du travail de la CED relève de cette définition ou si, simple institution technique, son rôle fut de se contenter de construire des digues et des phares. 1 La guerre russo-turque qui débuta en octobre 1853, fut interprétée par Karl Marx comme « le début d’une nouvelle poussée d’expansion russe conduisant à la mainmise totale de la Russie sur la Turquie, l’occupation de Constantinople et des Détroits et la transformation de la mer Noire en un « lac russe » » dans MARX Karl, Œuvres politiques, tome III, p. 23 2 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, La mer Noire ou mer Majeure, page 366, 10ième Tome, 1770, Paris 3 J. Grossman, J. Niesser, T. Schneider, Synthesis of the Summer School: Towards a European Society? Convergence and Divergence in 20th Century 1 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite Les divergences d’intérêts entre les puissances européennes ont rendu difficile la définition d’un statut du Danube bien que celui-ci ait été proclamé fleuve international par le traité de Vienne (1815). L’Autriche-Hongrie cherche à contrôler le commerce des céréales roumaines sur le Danube et en mer Noire et s’est assurée la liberté de navigation en amont par le traité signé en 1851 avec la Bavière et le Wurtemberg. Les Habsbourg sont favorables à une internationalisation du fleuve en territoire ottoman mais refusent toute intervention étrangère sur leur territoire. La Grande-Bretagne est surtout attachée au libre accès des embouchures. La Russie qui subit la concurrence des céréales danubiennes sur sa production ukrainienne s’intéresse plutôt au commerce direct avec l’occident. Les commissions fluviales du XIX siècle peuvent être considérées comme la première expression du multilatéralisme institutionnalisé mis en place par le Congrès de Vienne. Le Congrès de Paris créa quatre commissions du Danube, une internationale ou Commission des riverains qui devait décider de la police et des règles de navigation sur le fleuve. Convoquée à la fin de 1856 à Vienne, la Commission des représentants des Etats riverains du Danube s’est séparée en novembre 1857, le règlement de navigation qu’elle était chargée de rédiger fut soumis aux puissances qui ne le ratifièrent pas et resta donc lettre morte. La seconde sur la propriété des couvents grecs et une autre sur l’administration interne des pays roumains qui devait aider à la réforme de ces provinces ottomanes. Ces Commissions s’inscrivaient dans la tradition des commissions internationales inaugurées par le Congrès de Vienne. Cependant la quatrième commission devait se singulariser, c’était la Commission des Bouches du Danube. 1. LA COMMISSION EUROPÉENNE DU DANUBE, « UN CENTRE D’ENTENTE » ? A partir du printemps 1856, les Puissances alliées et notamment la Grande-Bretagne se posent la question de la localisation du futur Port Libre où la Commission européenne du BasDanube doit siéger. Londres pèse le pour et le contre entre différentes options, sachant que la Moldavie pourrait se montrer hésitante à abandonner un port de ses territoires et que pour la Turquie « (it) would be difficult to get (them) to understand what a free port is, and to have it respected ».4 Galatz est de loin préféré par les Anglais car elle est l’aboutissement des routes du blé polonaises et roumaines avec l’avantage de ne pas passer par le territoire russe. Surtout que la question presse, ainsi le 16 juillet 1856, un officier turc se présente à Soulina, port sur 4 AMAE, 297QO/169, Extract from a dispatch from Vice Consul Cunningham to Lord Clarendon, Galatz, April 2, 1856 2 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite la mer Noire et ordonne à l’officier autrichien commandant la place de lui en remettre le commandement. Or cette ville, au terme de l’article 21 du Traité de Paris doit être annexée à la principauté de Moldavie. Pour l’officier autrichien demandant instructions, il semble que c’est aux autorités moldaves plutôt qu’à celles de la Sublime Porte que Soulina devrait être remise. Cet incident démontre pour le Comte de Buol, le ministre des affaires étrangères autrichien « Combien il serait urgent de réunir la Commission européenne du Danube et d’établir un centre d’entente pour discuter toutes les questions se rattachant à l’exécution des stipulations du Traité de Paris ».5 Pour Vienne, la mise en place de la CED est vue comme une opportunité de voir la navigation libre sur tout le long du fleuve. Ainsi, la mise en place de la Commission européenne était surtout une garantie de ne pas voir la seule puissance ottomane garder les embouchures. L’Autriche, ce faisant, utilise le Droit issu du Congrès de Vienne et de Paris à son avantage. 2. LA COMMISSION EUROPÉEN EUROPÉENNE, OUTIL DE L’IMPLANTATION DU DROIT INTERNATIONAL ? Dans leur correspondance, les gouvernements se réfèrent au Congrès de Vienne et aux articles sur le Rhin. Le Traité de Paris stipule que les principes établis par l’acte du Congrès de Vienne et destinés à régler la navigation sur le Rhin sont désormais appliqués au Danube. C’est un transfert de ce qui se fait en matière juridique d’une région de l’Europe à une autre. En quelque sorte, les puissances occidentales implantent ou imposent le droit qui régit leur rapport à d’autres acteurs dans une autre région, plaçant un nouvel espace géographique sous la juridiction du droit international. Or cette disposition ne peut être suivie d’effet sans la mise en œuvre de travaux dans le Delta pour aménager le fleuve et le rendre navigable. Dans cette optique, les gouvernements des puissances alliées, plus la Russie, détachent des techniciens, ingénieurs auprès de la future Commission européenne. Celle-ci fut donc pensée avant tout comme un maitre d’œuvre, capable de repérer et mener les travaux nécessaires. Dans sa lettre de nomination le futur délégué français trouve une nette démarcation et attribution des rôles entre la Commission européenne et la Commission riveraine. Les pouvoirs de cette dernière sont d’élaborer les règlements de navigation et de police sur tout le parcours du fleuve. Monsieur Engelhardt « (se bornera) et en accord avec ses collègues de la Commission européenne à rechercher (…) 5 AMAE, 297QO/169, Dépéche du Comte de Buol au Baron Ottenfels, Vienne 18 juillet 1856 3 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite en quoi consistent les obstacles obstruant les embouchures du fleuve, ensuite à les faire disparaitre et de pouvoir mettre cette partie du fleuve (…) en parfait état de navigabilité ».6 La Commission européenne a aussi tout pouvoir pour arrêter des droits de péages devant couvrir le montant des travaux. Enfin dans l’esprit du gouvernement français, la CED doit achever sa mission « avant même l’expiration du délai de deux ans. »7 La Commission se réunit le 4 novembre 1856 et élit à l’unanimité (moins le Commissaire anglais) Omer Pacha comme son Président. De tous les délégués, seul Engelhardt et le Commissaire Stocks (Grande-Bretagne) n’ont pu produire de pleins pouvoirs, n’ayant que des lettres de service à produire ce qui ne parait pas suffisant aux autres commissaires. « La Commission européenne aura à établir des règlements qui devront faire la loi de toutes les nations. (…) Ces règlements constitueront une véritable convention internationale. » De l’avis des Commissaires, la Commission doit donc être composée de plénipotentiaires au même titre que celle du Rhin ou que la Commission des riverains. Pour la majorité du Collège, il s’agit non seulement de mettre en place des « établissements » nécessaires à la navigabilité, mais aussi à établir des règlements de pilotage, de hallage et des phares. « Ils attachent toutes ces attributions aux termes « d’établissement ayant pour but d’assurer et de faciliter la navigation du Danube. »8 Pour Engelhardt, il ne fait pas de doute que si les inspirations autrichiennes et russes pour une telle extension des pouvoirs de la Commission sont à rattacher à la volonté de ces deux cabinets de garder un œil sur le Delta, l’Angleterre et la France pourraient aussi tirer profit d’une Commission aux attributions plus étendues. L’intervention des délégués européens dans la législation fluviale et maritime du Danube doit offrir plus de garantie que celle de la Commission riveraine aux puissances non-riveraines. « Ces puissances n’ont qu’à gagner à ce que les règlements auxquels leurs pavillons doivent être soumis dans ces parages soient inspirés et dictés par l’intérêt européen. »9 Le gouvernement français si il ne souhaite pas nonplus donner trop d’extension aux pouvoirs de la Commission, lui reconnait un mandat large. Dans sa réponse, le Comte Walensky reconnait aussi que indépendamment des travaux, la CED peut tout à fait, dans la partie du Danube en aval de Istacha exercer les attributions de la Commission riveraine pendant le délai de deux ans.10 D’ailleurs, dès le 28 novembre, la Commission arrête plusieurs règlements empiétant largement sur les compétences de la 6 AMAE, 297QO/169, 14 août 1856, Paris, Lettre de nomination de M. Engelhardt, probablement du Comte Walenski 7 Ibid. 8 AMAE, 297QO/169, Galatz, 7 novembre 1856, Engelhardt au Comte Walenski 9 Ibid. 10 AMAE, 297QO/169, Du Comte Walenski à Engelhardt, 1er Octobre 1856 4 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite Commission riveraine mais « comme il s’agissait que des mesures purement provisoires, destinées pour la plupart à faciliter l’exécution des travaux de la Commission riveraine. »11 Toujours dans l’optique d’assurer la navigabilité, la Commission fut obligée « d’organiser une véritable police de navigation » afin d’obliger les navires à trop fort tirant d’eau de ne pas s’engager dans les chenaux. »12 Pour assurer cette police, seule l’Autriche dispose de canonnières dans le Delta. Or n’est-ce pas paradoxale de confier à une seule puissance la garde des intérêts européens ? Le Traité de Paris ne stipule pas que les Puissances européennes peuvent faire tenir deux navires de guerre dans le Delta ? Un à un les délégués font des demandes auprès de leur gouvernement pour disposer eux aussi d’un bâtiment de guerre qui est alors mis à « la disposition de la Commission ».13 3. LA QUESTION DE LA DÉLIMITATION DES COMPÉTENCES DE LA COMMISSION Le 4 février 1857, la Commission se doit d’aller plus loin face à la menace des ouvriers, pilotes et haleurs de faire échouer tout navire refusant de leur donner plus que les taxes minimes imposées par la Commission. Ainsi face à la faiblesse de l’administration ottomane et alors que plusieurs navires de guerre convergent vers Soulina (dont le péage est aussi passé sous contrôle de la CED), elle propose d’établir sa propre administration sur toutes les affaires regardant la navigation dans le Bas-Danube. Notamment la justice, et pour cela il faut que le pouvoir des agents consulaires des puissances voit leurs pouvoirs limités. La Commission argue que mieux vaut une seule juridiction que 16 ou 17. En effet, dans ses travaux sur le fleuve elle va devoir recourir à une main d’œuvre regroupant des dizaines de nationalités, qu’adviendrait-il si des difficultés surgissent ? La Commission doit comparaitre devant un Consul ? De plus, le Capitaine du Port de Soulina devrait être sous l’autorité de la Commission, tandis que le commandement militaire de ce port doit être un rôle tournant entre les officiers des navires présents sur place et assurer l’exécution des règlements de la Commission.14 L’Autriche, car elle ne souhaite pas que la Commission riveraine prenne exemple, la Turquie car il s’agit d’une partie de son territoire, refusent de telles solutions. De son côté la GrandeBretagne est bien disposée, dans une dépêche du 20 février 1857, elle enjoint l’officier à la tête des deux navires stationnés à l’embouchure du Danube de « soutenir l’autorité de la 11 AMAE, 297QO/169, 4 décembre 1856, Galatz, Engelhardt à Walenski AMAE, 297QO/169, 3 janvier 1857, Engelhardt au Ministre 13 Ibid. 14 297QO/169, Engelhardt au Comte de Walenski, 8 février 1857 et Commission européenne du bas-Danube, Projet d’arrangement destiné à fixer les rapports de la Commission européenne du Bas-Danube avec l’Autorité territoriale, 4 février 1857 12 5 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite Commission » et de « s’attacher particulièrement à vivre en bonne intelligence avec les officiers de marine des autres puissances »15 Le 23 mars, par une lettre l’ambassadeur français à Constantinople pousse le ministère à se mettre d’accord avec la Grande-Bretagne, la Sardaigne, la Russie et la Prusse pour « forcer la main à l’Autriche et la Turquie. »16 Cependant le ministère français ne souhaite pas donner plus que nécessaire à la Commission dans le souci de ne pas plus affaiblir l’Empire ottoman. Il renvoi la CED à son mandat : désigner et faire exécuter les travaux, lever des droits pour les payer. La CED confond ses attributions avec celles de la Commission riveraine.17 Au contraire de la Grande-Bretagne qui accepte le document du 4 février 1957 dans son intégralité sauf sur la question des pouvoir consulaire, pour Londres « la Commission doit être souveraine », la France propose alors de faire des Commissaires des Consuls18 mais reste muette sur l’étendue de la juridiction de la CED. La Grande-Bretagne propose que les deux Commissions puissent émettre ensemble des règlements qui sont ensuite proclamés par le gouvernement de Constantinople pour devenir de simples lois turques. L’exécution de ces règlements serait déléguée à la Commission européenne comme autorité locale pour ce qui touche au règlement danubien. Les deux capitales s’entendent sur ce plan et pour mieux appuyer celui-ci elles envoient en juin 1857 des pleins pouvoirs à leurs délégués.19 Il faut dire que les échos du travail de la Commission riveraine sont parvenus à Londres et Paris. Cette Commission, comme l’avait prévu Engelhardt dans ses premières lettres, semble se diriger vers l’exclusion des nations nonriveraines de la navigation du Danube, l’Autriche s’assurant un monopole entre Salzburg et les Portes de Fer. La France et l’Angleterre, mais aussi la Prusse, la Sardaigne et la Russie en laissant la Commission européenne étendre sa juridiction sur tout le Delta préparent un plan B à la Commission riveraine. Cette dernière va d’ailleurs refuser tout contact avec la Commission européenne, l’Autriche, nous l’avons dit, ne souhaitant pas que le mauvais exemple de la Commission de Galatz influence celle de Vienne. Le 16 août 1858, l’Acte de navigation du Danube confirme les craintes des nations non riveraines. D’après ce texte, elles sont exclues du Danube. Plus rien ne semble devoir faire barrage au prolongement de la mission de la CED, d’autant que les travaux commençés sur le Bras de Soulina en 1857 ne sont pas terminés. 15 AMAE, 297QO/169, Traduction, Projet de dépêche aux Lords de l’Amirauté. 20 février 1857 AMAE, 297QO/169, Constantinople, 23 mars 1857, l’Ambassadeur de France au Ministre 17 AMAE, 297QO/169, 15 mars 1857, Note pour le ministre 18 AMAE, 297QO/169, Traduction, Lord Clarendon au Commissaire britannique, note sur les attributions de la Commission européenne, 19 mai 1857 19 AMAE, 297QO/169, Ministère à Engelhardt, 22 juin 1857 16 6 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite 4. UNE INSTITUTION « NOVATRICE » Six ans plus tard, le 2 novembre 1865, la Commission présente un Acte publique devant régler une fois pour toutes ses rapports avec la puissance territoriale : la Turquie. Cet acte achève de donner à la Commission « une partie des droits d’une administration souveraine ».20 Notamment en déclarant neutres tous les bâtiments, édifices, ouvrages que la CED a construit ou doit construire pour l’aménagement du Bas-Danube. Cette neutralité s’étend à son personnel.21 La Commission bénéficie donc du privilège d’extraterritorialité, son siège, son personnel ne relevant plus de la souveraineté ottomane. La Conférence de Paris sanctionne l’Acte le 28 mars 1866 et prolonge la mission de la CED pour six années supplémentaires. Les puissances garantissent cette neutralité par le maintien d’un corps « européen » aux bouches du Danube. La question de la garantie des puissances est la grande question pour les juristes du XIXe siècle, des thèses sont, notamment en France et en Angleterre écrites sur la question des garanties et de leur application.22 Le Congrès de Vienne en établissant notamment la garantie de la neutralité Suisse et de l’organisation des Etats allemands inaugure cette politique des puissances européennes pour assurer la tranquillité du continent. L’affaire grecque de 1820 à 1830 aboutit à un Traité garantissant l’indépendance de la Grèce, il en fut de même pour la Belgique. Ainsi le corpus de droit international européen sous les auspices des Puissances se développe à partir de 1815, plaçant peu à peu toutes les nations du continent sous les mêmes règles. Ce qui se met en place en 1856 à l’embouchure du Danube fait partie de ce processus amorcé par les écrits de Grotius au XVIème siècle et qui se prolonge dans le Concert européen du XIXème siècle et qui a terme impose à toutes les nations européennes les mêmes règles de droit dans leurs relations. Ce que Grotius n’avait pas prévu c’est la création d’institutions issues des Etats mais se plaçant dans certains domaines de souverainetés sur le même plan. Simple Commission aux pouvoirs limités et à l’existence devant être éphémère, la Commission du Danube a vu sa mission grandir et son existence prolongée, tout en se réservant des droits souverains sur le bas Danube au détriment de la Turquie. 20 Ed. ENGELHARDT, « Les embouchures du Danube et la Commission instituée par le Congrès de Paris », La Revue des Deux Mondes, Juillet/Août 1870 (Première quinzaine), Paris 21 Commission européenne du Danube (Galatz). La Commission européenne du Danube et son œuvre, de 1856 à 1931. 1931 page 20 22 Voir notamment pour sa bibliographie MILOVANOWITH, Les Traités de garantie au XIXe siècle, Paris, Arthur Rousseau, 1888 7 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite Les enjeux de la navigation sur le Danube allaient beaucoup plus loin que le simple traçage de frontières entre Empire russe et turc. Il s’agissait ici de stimuler le commerce dans la mer Noire, de permettre aux européens d’accéder aux réserves de blé de la région, les principautés roumaines et les plaines polonaises, grandes productrices, trouvant dans les ports de la mer Noire les débouchés à leurs exportations.23 Il s’agissait en améliorant le trafic sur la Danube de permettre aux exportations autrichiennes, roumaines et polonaises d’éviter le grand port russe d’Odessa qui prit un grand essor après 1815. Cette indépendance de la CED est donc assurée par un budget propre et un pavillon reconnu par les Puissances, une capacité de nommer ses fonctionnaires ou de les révoquer.24 Ces pouvoirs font dire à l’historien américain Glen A. Blackburn que la CED est absolument « unique ». La partie basse du Danube est “more than an internationalized river because the CED wielded independent administrative powers.” Elle n’est pas loin de remplir le cahier des charges d’un Etat souverain “because its existence is largely de facto and not de jure. […]”25 5. L’IMPACT DE LA CRÉATION ET DU TRAVAIL DE LA COMMISSION EUROPÉENNE DU BAS- DANUBE Le port de Soulina va devenir le port – avec Constanta- d’exportation de la future Roumanie et devenir ainsi vital pour l’indépendance de ce pays, ce qui à partir de 1878 va provoquer des litiges entre Bucarest et la CED.26 Dans le même temps, le blé, ressource stratégique va pouvoir être exporté vers l’Angleterre ou la France sans passer par Odessa et donc la Russie. L’indépendance de la Commission est une manière d’assurer la non mainmise de la Russie ou de la Turquie sur les embouchures du Danube. 23 Voir Discours du Délégué autrichien le 3 septembre 1861 pour l’inauguration des digues devant le chenal de Soulina « Ce résultat (la construction du port de Soulina) est fécond en avantage immense. Les bâtiments marchands, auxquels la rade de Soulina n'offrait jusqu'aujourd'hui qu'un cimetière menaçant, trouveront dans le fleuve en franchissant les digues protectrices que nous venons inaugurer, le port le plus sûr, où ils pourront effectuer sans danger leurs opérations de chargement; les primes d'assurance diminueront, les frais d'allège seront épargnés, le nolis deviendra moins cher et le prix des denrées baissera en conséquence et la demande des grands marchés de l'Europe augmentera dans la même proportion, la production agricole se trouvera ainsi encouragée, la vente des fruits du sol heureuse action sur l'industrie européenne. On ne comptait dans le Danube en 1857 que 2.500 bâtiments d'un tonnage de 350.000 tonneaux, en 1860 il est sorti de Soulina 3.500 bâtiments portant 558.000 tonneaux. Bientôt l'espace manquera à l'affluence des navires. » dans Commission européenne du Danube (Galatz). Op. Cit. 1931 24 Ed. ENGELHARDT, Op. Cit. La Revue des Deux Mondes, Juillet/Août 1870 (Première quinzaine), Paris et annexes 25 Glen A. BLACKBURN, "International Control of the River Danube", Current History, XXXXII (September 1930). Il lui prédit d’ailleurs une entrée prochaine dans la Société des Nations. 26 Voir notamment Publication de la cour permanente de justice internationale, Série B – N74 1927 Recueil des avis consultatifs, compétence de la Commission européenne du Danube entre Galatz et Braïla. Le 8 décembre 1927, question porté par la Roumanie dans son litige avec les Etats partie de la Commission européenne du Danube. Cependant, la Roumanie voyait avec les travaux de la Commission l’amélioration de l’un de ces principaux ports. 8 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite La mise en place de cette Commission marque aussi une étape importante pour la région mer Noire, car peu à peu, cette mer qui était le champ de bataille de deux empires et où les problèmes se réglaient à coup de canon va devenir sujet du droit international, avec la Guerre de Crimée, les Puissances européennes étendent le champ géographique du droit international à l’Europe orientale. La proposition anglaise de mai 1857 sur l’exécution des règlements de la Commission européenne, va faire entrer dans le corpus ottoman des lois inspirées directement des règles de navigation sur les fleuves d’Europe occidentale, ajoutant ainsi une pierre à l’européanisation du Droit de la Turquie dans le cadre des Tanzimat.27 En 1858, la Commission mis aussi sur pied un système de quarantaine et d’inspection sanitaire sur les navires accostant l’embouchure directement inspiré par les règles régissant l’entrée du port de Marseille. Odessa quelques décennies plus tôt28 avait fait de même, assurant ainsi une large diffusion des règles sanitaires et de la médecine anti-infectieuse européenne dans tout le bassin pontique. Les résultats les plus visibles du travail de la Commission européenne sont les travaux qu’elle a entrepris dans le Delta. Pas seulement au niveau du dragage, assainissement du fleuve, mais aussi dans l’installation d’une ligne télégraphique en octobre 1858 entre Galatz et Soulina, l’élargissement du Port de Soulina pour accueillir les navires de la mer Noire, d’un hôpital de la marine.29 Plusieurs phares au large du Delta pour signaler l’entrée du Canal de Soulina. Une scierie et ateliers furent bâtis à Toultcha ainsi qu’un chantier naval.30 En 1871, le port de Soulina, la ville de Galatz et la portion de fleuve entre les deux avec ses feux de navigation, ses bouées, sa suite de phares, ses digues, ses nouvelles constructions en pierres présentaient un paysage presque d’Europe occidentale.31 27 Les Tanzimat ("réorganisation" en turc osmanli) furent une ère de réformes dans l'Empire ottoman qui durèrent de 1839 à 1876, date à laquelle fut promulguée la Constitution ottomane, suivie de l'élection d'un premier Parlement ottoman. 28 Adolphus SLADE (sir.), Records of travels in Turkey, Greece, &c. and of a cruise in the Black sea, with the capitan pasha, in the years 1829,1830, and 1831, Oxford University,1854, page 255 dans Charles KING, The Black Sea : A History, Oxford University Press, USA (May 20, 2004) page 172 29 «En 1853, c'est-à-dire au début de la guerre d'Orient, Soulina ne comptait tout au plus que 1.000 à 1.200 habitants. Quelques baraques en planches ou de simples huttes de roseaux élevées sur la plage servaient d'abri à des aventuriers dont l'industrie consistait à dépouiller en grand et par association les malheureux capitaines obligés, par suite des obstacles qu'ils rencontraient sur ce point, d'avoir recours à leurs services. » Ed. ENGELHARDT, Etudes sur les embouchures du Danube, Galatz, 1862, (2) p. 52-53. 30 Dans Commission européenne du Danube (Galatz). Op. Cit. 1931 page 211. Pour une idée plus précise du territoire couvert par ces travaux, voir carte en annexe. 31 Ibid., pour la liste des travaux de la CED et cette comparaison faite en 1882: « Soulina, dont l'art des ingénieurs a fait un splendide chenal accessible aux plus gros steamers, n'était qu'un marais fétide, hanté par la fièvre, nid de pêcheurs pirates redouté des marins, dont l'œil terrifié découvrait au loin, comme autant de croix funèbres émergeant des abîmes d'une mer inhospitalière, les mâts des navires engloutis par la tempête.» Déclaration d’un diplomate belge citée par Armand Lévy, La Roumanie et la liberté du Danube, Paris 1883, in18, Introduction, p. XVI et voir photo en annexe. 9 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite CONCLUSION : LA COMMISSION, VECTEUR DE L’EUROPÉANISATION DU BAS-DANUBE ? Peut-on parler d’une « européanisation » de la région du Danube maritime dans le cas de l’installation, de l’affirmation et de la prolongation de la mission de la Commission européenne du Bas-Danube ? L’on a admis dans ce travail que l’ « européanisation » se défini par la convergence politique, économique et culturelle des sociétés européennes. La convergence politique dans notre étude ne se trouve-t-elle pas dans le fait que la Commission se trouve entrainée malgré elle dans le jeu du Concert européen du XIXe siècle entre Russie et Angleterre pour l’accès et le contrôle des marchés d’orient ? A cette première question nous pouvons déjà répondre par l’affirmative, la Commission européenne fut le produit du Concert européen et sa mise en place puis son développement fut conditionné par le jeu européen. La fin de la neutralité de la mer Noire en 1871 accrut encore l’importance d’une institution neutre aux bouches du Danube pour les puissances européennes. La Conférence de Londres du 13 mars 1871 étendit à tout le personnel de la Commission la neutralité et le principe d’extraterritorialité tout en prolongeant de douze ans sa mission. Le second point de réponse est intimement lié au premier, ce sont des considérations économiques qui ont en premier lieu amené à la création de la CED. Par son action elle devait permettre à tous les pavillons européens d’accéder à l’intérieur de l’Europe orientale et permettre des débouchés à l’économie de l’Europe occidentale en assurant la libre circulation sur le fleuve maritime. Le troisième et dernier point peut être considéré du point de vue de la culture juridique d’Europe occidentale qui se retrouve « transférée » des bords du Rhin aux bords de la mer Noire. Ce « transfert » réalise en quelque sorte l’unité géographique de l’Europe sous l’auspice du Droit fluvial. En outre, peut être une définition plus moderne de l’ « européanisation » peut aussi s’appliquer à notre sujet. L’ « européanisation » c'est « concevoir une politique située entre les institutions de l'Etat-nation et une organisation supranationale en construction »32 qui se veut garante des intérêts européens. Le concept d'européanisation remet ainsi en question l'Etatnation à la fois comme forme prédominante d'organisation sociale et politique, et comme objet d'étude privilégié de l’historien. Loin de nous l’idée de faire de la CED une Commission européenne avant l’heure, mais à lire les archives des ministères et des Commissaires la 32 Simon HIX, The Political System of the European Union, London, Macmillan, 1999. 10 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite question des rapports entre la CED et la puissance territoriale, de l’étendue des pouvoirs de la Commission et de l’exécution de son mandat on se rapproche de ce champ de recherche. La Commission européenne du Bas Danube fut dissoute au lendemain de la seconde guerre mondiale, elle est remplacée par la Commission permanente des Etats riverains par la Convention de Belgrade du 18 août 1948. Ainsi, alors qu’elle ne devait exister que deux ans, la CED a vécu plus de 90 ans. Artefact de ce qui fut le Concert européen, elle ne survécut pas à la division de l’Europe entre Est et Ouest, la Russie et son avatar soviétique ayant enfin mis la main sur l’embouchure du Danube, la Commission avait, en quelque sorte, échouée dans la première de ses missions. Pourtant, en mai 2006, la Roumanie à un an de son intégration à l’Union européenne a fêté les 150 ans de la Commission européenne du Danube. On comprend aisément que Bucarest ait appuyé l’héritage de la Commission européenne, plutôt que celui de celle des riverains.33 Ces festivités organisées par un futur Etat membre de l’Union européenne synthétisent ce qu’est l’héritage de la CED. Elle fut et est encore vue comme un des multiples points d’ancrage des nations orientales de notre continent à l’Europe. 33 Bucarest, 3 mai 2006, ROMPRES, dans http://www.roumanie.com/Politiqueanniversaire_Commission_Danube_navigation_fleuve_Traite_de_ParisA1062.html consulté le 30/07/2012 11 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite Annexes : 1. Carte du delta 2. Pavillon Commission européenne du Danube 12 Proposition Ecole d’été 2012 RICHIE Ludwig Roger 6/09 – 11/09 2012 Doctorant à Cergy‐Pontoise ‐ Sous la direction de Gérard Bossuat, Chaire Jean Monnet, Professeur émérite 3. Port de Soulina en 1856 13