Ethno_Salagon_2009_509 pdf - Ministère de la Culture et de la

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Musée départemental ethnologique de Haute-Provence
CONSEIL GÉNÉRAL DES ALPES DE HAUTE-PROVENCE
MISSION A L’ETHNOLOGIE (MINISTÈRE DE LA CULTURE)
L’IMAGINAIRE CONTEMPORAIN
DU VEGETAL
7ème Séminaire d’ethnobotanique du domaine européen
Rapport final
Avril 2009
Les plantes invasives.
Les plantes dans la vie quotidienne
au début du XXIe siècle
Les changements socio-économiques (globalisation des échanges,
migrations des
hommes et des biens, etc.) et leur impact
environnemental ont des conséquences de plus en plus manifestes
sur tous les aspects de la vie des sociétés pris en compte par
l’ethnologie, de l’espace rural ou forestier au monde urbain, du
paysage à l’appartement.
Le végétal y tient un rôle d’acteur central, même si, comme il
est habituel en ce qui concerne les plantes, ce rôle est sous-évalué,
quand il n’est pas tout simplement passé sous silence.
L’extension de certaines cultures industrielles bouleverse la
fonction et l’aspect paysagers de régions entières ; fruits et légumes
d’importation influent de plus en plus sur les pratiques alimentaires ;
les plantes médicinales des climats tropicaux réintroduisent la
panacée dans les thérapeutiques, “alternatives” en particulier ; la
diversification et l’extension extraordinaires du végétal d’ornement
dans nos cultures transforment l’espace quotidien, etc. : la
participation des plantes aux changements des sociétés en ce début
du IIIe millénaire n’a d’autre équivalent dans l’Histoire que les
apports du Nouveau Monde au XVIe siècle.
Parallèlement, et le plus souvent de façon occulte, favorisées
par la multiplication des échanges et les atteintes aux milieux
(urbanisation, transformations des pratiques agricoles, etc.),
beaucoup de plantes non européennes entreprennent des
migrations. Lorsqu’elles trouvent des conditions de croissance
favorables, elles se multiplient sous nos climats, s’étendant parfois
jusqu’à l’envahissement.
Ces bouleversements sont loin d’être sans conséquences sur
les modes de perception du végétal. Qu’en est-il, par exemple, de
l’avis des urbains sur la pléthore de “fleurissement” des villes et
villages ? sur les champs de maïs parfaitement nettoyés de toute
“mauvaise herbe” et arrosés sans mesure ? Le remède végétal
exotique est-il en train de retrouver l’aura de toute-puissance dont il
bénéficiait au Moyen-Âge ? et pourquoi ? Quelle place symbolique
accorde-t-on à la plante d’appartement désormais omniprésente ?
etc. Ces aspects de la rencontre contemporaine avec la flore n’ont
été que très peu questionnés. À travers eux, pourtant, s’exprime
une part du ressenti moderne de la nature. Il était justifié de leur
consacrer une réflexion approfondie.
Les deux journées du séminaires se sont articulées autour des
deux grands thèmes évoqués ici, plantes dites “invasives” et
nouvelles relations au végétal dans nos sociétés.
• Les plantes “invasives”.
Les “plantes métèques”, dont parlait le botaniste et historien
des plantes cultivées Cl.-Ch. Mathon, vont-elles polluer la nature
nationale et faire l'objet de reconduite à la frontière ? On sait
comme certaines d’entre-elles ont fait l’objet, ces dernières années,
d’une véritable “chasse à la clandestine” ; ainsi de la guerre menée
par des municipalités contre l’ambroisie, Ambrosia artemisiifolia, au
pollen allergisant.
L’appel à contribution concernait les origines, modalités et
territoires d'extension de ces plantes, leurs usages éventuels, les
discours et représentations à propos de l'envahissement chez le «
scientifique » comme chez le citoyen ordinaire.
Le premier volet du séminaire, entièrement consacré à cette
thématique, a
bien répondu à l’attente des organisateurs en
regroupant à la fois des interventions d’ordre général et des
analyses monographiques.
Sur la problématique elle-même, Sergio Dalla Bernardina a
traité des ” sciences humaines face aux invasions biologiques :
prolifération des espèces, foisonnement des regards” ; Jean-Yves
Durand des “néophytes ou fléaux verts : ‘invasion’ et ‘diffusion’ dans
les perceptions de l’expansion spatiale des espèces végétales”. Une
partie de la conférence généraliste de P. Lieutaghi sur “les relations
flore-sociétés au début du XXIe siècle”, abordait le même domaine.
Les communications relatives à une seule espèce végétale ont
examiné les cas de la jussie, Ludwigia grandiflora (Marie-Josée
Menozzi : “La jussie, une espèce envahissante des paysages, des
modalités de catégorisation”), du cerisier tardif, Prunus serotina, en
forêt de Compiègne (Aurélie Javelle, qui s’interroge sur “les nouveau
référentiels du ‘bien-voir’ notre environnement”), et de l’algue
Caulerpa taxifolia, nantie d’une réputation particulièrement
sulfureuse à la fin du XXe siècle, avec une riche prolifération
sémantique associée (Sylvie Friedmann).
Il va de soi que ce domaine d’investigation est appelé à
s’étendre. Beaucoup d’invasives issues d’introductions involontaires
ou “échappées de culture” (buddléia, “herbe des pampas”, séneçon
du Cap, etc.), ou bien arbres de reboisements devenus nocifs pour
les milieux sauvages, comme le pin noir d’Autriche, requièrent
l’attention de l’ethnologue, tant ces plantes, outre leur impact
écologique, finissent par s’imposer aux regards comme aux
paysages.
Les plantes dans la vie quotidienne
au début du XXIe siècle
D’abord centré sur l’imaginaire moderne du végétal dans nos
cultures, cette thématique s’est élargie à plusieurs aspects de la
relation aux plantes dans les usages, l’ornement, l’ordre symbolique.
Plusieurs des thèmes évoqués dans l’appel aux intervenants ont
donné lieu à communication.
Il en va ainsi de ce qui concerne le végétarisme. Il était
proposé de traiter les questions suivantes : qu'en est-il du
végétarisme aujourd'hui ? comment a évolué le discours qui s’y
associe depuis le XIXes. au regard des progrès de la biologie et des
questions environnementales ? Le “développement personnel” avec
recours au végétal est-il un nouvel avatar de la vérité naturelle ?
Laurence Ossipow a fourni des informations utiles au débat (“Les
plantes dans l’imaginaire et les pratiques d’un réseau de personnes
végétariennes”).
L’histoire de la plante d’intérieur, représentante de la nature à
domicile, substitut éventuel de l’animal familier, confidente,
présence bénéfique (parfois maléfique ?), être sensible à nos états
d'âme, etc., a été retracée par Laurent Domec. Tandis que Marc
Rumelhart évoquait l’évolution des pratiques de taille topiaire, qu’on
aurait grand tort de croire circonscrites au Grand Siècle — ce qui
n’était pas sans liens avec notre demande touchant aux “espaces
verts”, enfants du jardin public. Par contre, ce qui a trait aux friches
(végétales) urbaines, aux plantes sauvages dans la ville, aux
représentations de la flore (ordonnée ou désordonnée) dans le
monde urbain, sont des thèmes de questionnement restés en
suspens, même si les séminaires de Salagon les ont déjà considérés
sous d’autres aspects.
Il en va de même avec la plante médicinale, où l’on souhaitait
un état des pratiques de soins par les plantes entre légalisme
réducteur et recherche d'autonomie. Les incidences du discours
environnementaliste sur le recours aux remèdes végétaux, le
paradoxe qui voit ce recours croître parallèlement à la chute de la
biodiversité et à la dégradation des milieux, sont aussi des
interrogations qui vaudraient d’être approchées. Toutefois, Amélia
Frazao-Moreira, en allant “du savoir-faire à la connaissance des
plantes, pratiques ancestrales et savoirs modernes au sein du
monde rural portugais”, a permis à ce domaine important du rapport
au végétal de figurer parmi les communications — et son exposé
appelle une nouvelle fois la comparaison entre enquêtes dans le
contexte européen.
Les bouquets funéraires, dits “bornes de mémoire”, du bord
des routes, nouvel usage de la fleur cérémonielle entre excès de
vitesse et promptitude de l'oubli, ont vu leur typologie et leur
signification précisées par Laetitia Nicolas (“Les bouquets funéraires
du bord des routes, ou l’émergence d’une autre culture des
défunts”). Dans un tout autre registre, Charles Ronzani a montré
que la référence à la fleur comme modèle esthétique, et plus
généralement au végétal, n’était pas le propre de l’Art Nouveau,
qu’elle opère tout aussi bien de nos jours (“Le ‘retour’ du motif
végétal dans la publicité, le design et le design urbain comme signe
supposé du progrès”).
Le séminaire s’est terminé avec des commentaires sur le statut
de deux plantes particulièrement emblématiques des “merveilles de
la flore montagnarde”. En parlant des “représentations de
l’edelweiss” dans le contexte pyrénéen, Marlène Albert-Llorca a
montré que des “contaminations” récentes entre “folklore des
plantes” sont possibles, puisque les pratiques festives très codées
associées à cette fleur dans les Pyrénées occidentales relèvent
probablement d’influences alpines. Raphaëlle Garreta a clos les
interventions “sur les pas du sabot de Vénus”, en commentant de
façon savoureuse les superbes photographies de l’orchidée
européenne la plus célèbre, dont la découverte récente en Aragon
suscite un engouement analogue à celui d’une apparition sainte.
Bien cohérent, le séminaire d’octobre 2008 a validé une
nouvelle fois l’intérêt d’une ethnologie tournée vers l’actuel en ce qui
concerne la relation au végétal. À travers l’attention aux plantes
s’exprime très clairement l’attitude plus générale de nos sociétés au
regard des “grands” changements socio-environnementaux. S’y
référer aiderait à mieux ajuster les politiques où la “nature”
représente non seulement un enjeu culturel, mais, de plus en plus,
un repère nécessaire à la validité des choix économiques.
Le séminaire d’ethnobotanique de Salagon d’octobre 2008 a été
organisé en partenariat avec le CRIA portugais : Centro en Rede de
Investigação em Antropologia (centre en réseau de recherche en
anthropologie).
Pierre Lieutaghi, mars 2009
Les plantes invasives
Les sciences humaines face aux invasions biologiques.
Prolifération des espèces, foisonnement des regards.
Sergio Dalla Bernardina, professeur d'ethnologie à l'Université de
Bretagne Occidentale (Brest).
Résumé
Pour des raisons à la fois scientifiques et utilitaires (le décrochement de
contrats de recherche permettant d’alimenter les laboratoires), le phénomène des invasions biologiques occupe de plus en plus les sciences humaines et sociales. C’est ainsi que, parallèlement à la prolifération de certaines espèces allochtones et au pullulement de quelques espèces indigènes particulièrement gâtées, nous assistons à la multiplication des modèles (propres aux différentes écoles et traditions disciplinaires) censés
rendre compte de cette réalité. Nous passerons en revue les approches les
plus représentatives (ou les plus courantes), en cherchant à mettre en lumière leurs contributions et leurs inévitables limites (le rêve d’un paradigme transversal, permettant de tout expliquer à partir d’une seule discipline, ayant été abandonné depuis quelques temps).
Néophytes ou fléaux verts : « invasion » et « diffusion »
dans les perceptions de l’expansion spatiale d’espèces
végétales.
Jean-Yves Durand, maître de conférences, Institut de Sciences Sociales
de l’Université du Minho, Braga, Portugal, IDEMEC, Aix-en-Provence.
Résumé
Pourquoi la métaphore de l’invasion et ses dérivés aux connotations territoriales, identitaires et militaires sont-ils si prégnants dans l’imaginaire
partagé contemporain au sujet des phénomènes d’expansion spatiale
(parfois appelées aussi « colonisation ») d’espèces végétales ? Les mêmes
images sont très fortes par exemple en matière d’identités linguistiques et
aussi de conceptions du corps et de son fonctionnement (comme dans le
domaine de l’immunologie). Pourquoi parle-t-on considérablement moins
d’« animaux invasifs » ? Le végétal serait-il perçu comme plus menaçant ?
Par ailleurs, toutes les expansions végétales ne sont pas identifiées
comme des « invasions » et certaines semblent même rester invisibles. La
notion de « diffusion » a quant à elle longtemps tenu un rôle central en
anthropologie avant d’être abandonnée en réaction à des excès théoriques. Paraissant plus objective, serait-elle ici préférable ? Le traitement
des phénomènes de diffusion par les sciences sociales peut-il éclairer les
perceptions et les interprétations collectives des situations de diffusion végétale ?
La jussie, une espèce envahissante, des paysages, des
modalités de catégorisation –
Marie-Jo MENOZZI, Anthropologue
Introduction
Pour les uns, la jussie constitue une terrible menace pendant que d'autres
ne la voient même pas, ou que certains l'introduisent dans leur plan d'eau
pour ses qualités esthétiques. S'agit-il d'une espèce envahissante, d'une
invasion biologique, d'une mauvaise herbe, ou bien plante ornementale?
Mais qu'est donc Ludwigia sp ?
La participation à un travail pluri-disciplinaire sur la jussie 1 nous a amenée
à nous questionner sur la définition, les modalités de perception de
classification et de catégorisation de la plante et des espèces dites
invasives, par les acteurs locaux, usagers et riverains des sites colonisés.
Dans un premier temps, nous observons de quelle manière les acteurs
locaux ont été amenés à prendre en compte la jussie, au fur et à mesure
qu’elle se rend de plus en plus présente dans le paysage. Comment estelle alors décrite par les uns et par les autres ? Dans un second temps, les
représentations dont cette plante est l’objet sont confrontées aux
modalités de catégorisation mises en œuvre. Enfin, pour clore cette
approche de la jussie, l’attitude à son égard est mise en perspective avec
les modalités de représentation de la nature. La jussie a été observée
dans les marais de Vilaine. Dans une perspective comparative, des
investigations ont aussi été effectuées dans les Landes, dans les Barthes
de l'Adour et les étangs landais.
La jussie dans les paysages : UN ENNEMI INVISIBLE
Tout d’abord, personne n’avait rien vu. « Un ennemi invisible » titre un
jour un journal des Landes. « On ne s’était pas rendu compte !», disent
les gens des marais de Vilaine. Puis la jussie a commencé à devenir très
présente dans les paysages de ces zones humides.
Elle s’est développée de manière silencieuse, discrète, sans que personne
n’y prenne garde. C’est quand elle modifie par trop le paysage et qu’elle
perturbe les usages qu’elle commence à devenir inquiétante. C’est à ce
moment là que la plupart des acteurs sociaux vont commencer à
s’interroger sur l’identité de cette plante aux fleurs jaunes.
« J’ai été dans la situation de ne rien voir » constate un riverain des
marais de Vilaine, président d’une association de pêche; jusqu'au jour où
1
Les données présentées ici sont issues de l'étude menée sur la jussie (2003-2006) dans le cadre du programme
Invabio mis en place et financé par le ministère en charge de l'écologie et du développement durable.
la rivière fût recouverte et qu'un canoë pouvait à peine passer, que la
frontière entre la terre et l'eau était brouillée, que les pêcheurs voyaient
leur coin de pêche envahi et ne pouvaient plus lancer leurs lignes, que les
canards ne venaient plus se poser sur les étangs recouverts, ce qui
devenait préjudiciable à l’activité de chasse, que l’écoulement de l’eau
pouvait devenir problématique du fait de la présence de grands herbiers...
que plus rien d'autre que la jussie ne devenait visible aux yeux des
usagers.
« On ne connaissait pas toutes ces herbes envahissantes. La jussie, à
partir des années 70, on ne savait pas ce que c’était, on n’y touchait pas,
on voyait des fleurs jaunes, c’était joli, c’est tout. On n’en pensait pas
grand-chose, on ne savait pas ce que c’était. On s’est dit tiens c’est une
nouvelle herbe. Et quand c’est devenu vraiment envahissant, on ne
pouvait plus passer avec nos barques pour aller à la pêche, on s’est dit ça
commence à bien faire ! » nous explique M. Loubier, pêcheur dans un lac
des Landes.
En quelques années, la jussie sera passée de belle plante ornementale à
« saloperie » à éradiquer. Il existe plusieurs espèces de jussie. Deux sont
particulièrement présentes en France, et problématiques du fait de leur
caractère envahissant, Ludwigia peploides subsp. Montevidensis et
Ludwigia grandiflora subsp. Hexapetala 2. Cette plante, une onagracée, est
originaire d’Amérique du sud. Elle est apparue au XIXe siècle en France,
d’abord à Montpellier (Dandelot, 2004). Elle aurait été introduite pour
l’ornementation des aquariums ou des étangs et, jusqu’en 2007, était
toujours vendue comme espèce ornementale dans les jardineries. Elle
était signalée dans une flore éditée en 1893 à proximité de Bayonne, mais
les résultats de l’expansion de la plante ne sont vraiment visibles que
depuis les années 80 en Aquitaine (Dutartre, 2004). Puis elle a
progressivement remonté la façade atlantique. En Bretagne, les nuisances
qu'elle cause sont constatée à partir des années 90 .
2
Bien que l'on ait affaire à deux plantes, par commodité d'écriture, nous utiliserons le singulier et parlerons de
la jussie.
La jussie n’aime pas le sel et ne se plait que dans les eaux douces. Elle
recherche le soleil plutôt que les endroits à l’ombre. Elle apprécie tout
particulièrement les eaux stagnantes, à faible courant et d’une profondeur
inférieure à deux mètres. Dès que toutes ces conditions sont réunies, elle
peut alors se développer très rapidement du fait de ses vigoureuses
facultés de reproduction végétatives (en outre, les recherches menées ont
montré qu'elle pouvait aussi se reproduire par graine dans les endroits
qu'elle colonise).
Fleurs de jussie
DEVENIR VISIBLE PAR LA FERMETURE DE PAYSAGES
« Toute perception d’un objet ne prend du sens qu’à partir du moment où
nous lui donnons une place dans un système de référence, c'est-à-dire
que nous le classons » (Friedberg, 1968). La jussie est appréhendée par
les acteurs locaux à partir de l'histoire des territoires qu'elle colonise et du
rôle qu'elle y joue. Pour nombre de riverains des sites colonisés, parler de
la jussie constitue une manière de parler des évolutions qui se sont pro duites ces dernières décennies dans les zones humides. La manifestation
la plus flagrante qui est mise en exergue porte sur le processus de fermeture des paysages auquel elle participe.
La jussie se retrouve en de nombreux endroits des marais de Redon et de
Vilaine en Bretagne, qui constituent de vastes zones humides, situées
pour partie dans le bassin versant de la Vilaine sur une surface d’environ
10 000 ha. La plante prolifère dans les parties de marais, mais aussi des
affluents de la Vilaine, dans les biotopes qui présentent les critères
propices à son installation et son développement. Sa prolifération est mise
en relation par les acteurs locaux avec les différentes évolutions dont ces
marais et zones humides sont l’objet : la mise en culture intensive des
zones humides drainées, ou bien la déshérence dont une partie d'entre
elle est l’objet, l’absence d'entretien qui conduit à l’envasement des
marais et des rivières, la construction du barrage d’Arzal qui a fortement
modifié les territoires adjacents. Le discours sur la jussie devient alors un
discours tenu sur l’évolution des marais et de la société des hommes. Elle
s’inscrit dans l’histoire de ces milieux, qui ont subi de profondes évolutions
depuis les années 60.
Avant la création du barrage d’Arzal au début des années 70, les marais
de Vilaine et ses affluents regroupaient des terres qui étaient
périodiquement soumises à submersion d’eau douce pendant les crues
hivernales sur l’ensemble des marais, d’eau saumâtre pendant les fortes
marées (Rouxel et al.). La réalisation du barrage a fortement modifié le
régime des eaux dans les marais, et fait partie des facteurs ayant
grandement contribué aux transformations dont ces marais ont été l’objet.
L’agriculture pratiquée avant la création du barrage était constituée
d’exploitations familiales, de petite taille, avec une production
essentiellement orientée vers l’élevage laitier, et où la prairie permanente
tenait une place importante. La mise en œuvre des grands travaux dans
les marais de l’ouest à partir de l'après-guerre ont conduit à
l’assèchement d’une partie de ces espaces, qui pouvait ainsi être mis en
culture, et à une modification de la structure des exploitations : disparition
d’agriculteurs pendant la décennie 70, modernisation et agrandissement
des exploitations. Une partie des marais a été plus ou moins abandonnée
du fait d’un déficit de rentabilité, d’autres ont été drainées et utilisées par
l’agriculture intensive. Certains marais sont encore utilisés pour le
pâturage et la production de foin. Cependant, le rôle joué par les
agriculteurs dans la gestion de ces espaces s’est beaucoup transformé,
dans le sens d'une moindre implication, participant à un phénomène
d’abandon de ces marais. Parallèlement à ce déclin de l’agriculture, au
cours de la seconde moitié du XXè siècle sont aussi apparus d’autres
usages du marais, notamment avec le développement du tourisme, et des
pratiques de loisir (canoë-kayak, pêche, chasse, promenade le long des
berges, croisières en bateau). Ces milieux sont aussi l’objet depuis les
années 70 d’un intérêt environnemental. Une partie de ces marais sont
des sites Natura 2000.
La jussie permet d’énoncer un discours sur les changements dans les
modes d’entretien de ces zones dus aux changements des usages et des
pratiques, comme la diminution du nombre d’agriculteurs, les modification
des pratiques agricoles et des modes d’entretien des territoires par ces
acteurs locaux…. Sa prolifération permet de questionner les modes de
gestion dont ces zones sont l’objet. Elle s’intègre dans des problématiques
générales liées aux marais qu’on peut résumer comme suit : la culture
intensive du maïs, l’abandon du marais, mais aussi la valorisation
environnementale de ces espaces, notamment à travers Natura 2000, du
fait de la menace qu'on lui soupçonne de faire peser sur la biodiversité.
Jussie dans les marais de Vilaine
Pour les acteurs locaux, la jussie n’est qu’un symptôme de plus de la
disparition des zones humides et de leur abandon par les hommes. Les
roseaux prolifèrent, ainsi que les saules, ce qui tend à fermer le paysage.
Et voilà que la jussie vient renforcer ce processus. Elle prolifère dans des
espaces qui ne sont plus soumis à un entretien régulier, ou en tout cas à
une pression anthropique permettant de conserver au territoire son
caractère de marais, tel qu’il est implicitement défini : un espace ouvert.
Comme le constatait M. René, élu dans les marais de Vilaine, auparavant,
chaque agriculteur se chargeait d’entretenir les espaces autour des
prairies, couper les saules etc. Actuellement, il constate que plus personne
ne se charge de ce type d’entretien, laissant le marais à lui-même. C’est
dans ce contexte que la jussie en vient à proliférer, et contribuer à ce
processus de fermeture du milieu ouvert. Si auparavant la gestion des
marais et des zones humides était le fait des populations qui vivaient là,
et qui tiraient une partie de leurs ressources des zones de marais, ce n’est
plus le cas aujourd’hui. D’un côté, on observe alors un relatif abandon
d'une partie de ces zones de marais, qui ne sont plus guère l’objet de
l’attention et de l’entretien des populations locales et des usagers, de
l’autre, une prise en charge d'une partie de ces territoires par des
organismes administratifs et par certaines institutions. Les actions
entreprises par celles-ci ont cependant parfois leurs limites, comme on
peut l’observer par exemple dans le mortier de Glénac. M. René se
désolait en nous montrant une parcelle acquise par le Conseil général
depuis plusieurs années, et qui depuis tout ce temps est restée à
l’abandon. Cela a conduit à un envahissement pas les saules et les
roseaux, et ce site est actuellement inaccessible à l’homme. Entre
l'entretien des marais par les populations qui étaient installées ici et leur
prise en charge par les institutions dorénavant responsables, des défauts
de gestion se font jour, dans les interstices desquels, selon les personnes
rencontrées, les saules, les roseaux, mais aussi la jussie prennent place et
où les paysages se ferment. La jussie se présente alors comme étant un
révélateur des pratiques actuelles ayant cours dans ces territoires, de
l’intérêt ou du désintérêt dont ces territoires sont l’objet. Cela engage de
manière forte la question de la désignation des acteurs de la gestion de
ces zones, et de leur légitimité, et partant, de la gestion de la jussie.
La question de sa prolifération entre en résonance avec certains usages
agricoles. Dans plusieurs sites, sa gestion est mise en débat avec la
question d’une exploitation intensive des zones humides, notamment par
la culture du maïs nécessitant un usage important d'intrants. Pour
certains, discuter du choix de la méthode chimique ou non pour traiter la
jussie3 renvoie à celui lié à la culture ou non du maïs dans les zones
humides. Choisir de traiter la jussie par des produits désherbants serait
une manière de légitimer la présence de cultures susceptibles de polluer
les eaux.
Les mêmes types de processus ont été observés dans les Barthes de
l'Adour. Les Barthes désignent des plaines alluviales inondables situées de
part et d'autre de l'Adour et de deux de ses affluents. Elles s’étendent de
l’agglomération de Bayonne en aval jusqu’à l’embouchure de la Midouze
3
En Bretagne, dans le cadre du SAGE Vilaine, la décision a été prise de ne pas utiliser de produits désherbant
pour traiter la jussie, décision qui a cependant alimenté un certain nombre de questionnements parmi les
riverains concernés.
en amont (Conseil général des Landes). A l’origine, ces milieux
initialement marécageux, régulièrement inondables, ont été partiellement
protégés des inondations et aménagés dès le XVIIème siècle pour être
utilisés à des fins agricoles ou sylvicoles. Les Barthes sont vouées
traditionnellement à l'élevage extensif des bovins et équins ou à la
production des chênes pédonculés. Jusqu’à une époque récente, elles ont
constitué un élément important dans la dynamique des structures agraires
limitrophes, notamment, elles étaient utilisées comme vastes zones de
pâturage collectif. Dès la fin de la première guerre mondiale, ces zones
ont été soumises à un abandon progressif (Ifen, 2001). De 1987 à 1993,
la superficie des prairies humides permanentes a régressé de 7%. En
effet, un réseau d'assainissement important a permis l'utilisation intensive
(malsiculture et populiculture) de certaines parties du site. (Ifen). En
outre, ces zones sont soumises à un exode rural important et à une
diminution de l’activité agricole. Cela induit une évolution des prairies en
taillis spontanés dans les zones où l'agriculture traditionnelle (élevage
extensif) aurait tendance à disparaître. C'est dans ce contexte que s'y est
effectué la prolifération de la jussie, qui est contemporaine d’un processus
de fermeture des milieux du fait de l’abandon de l’activité agricole. Là
aussi, elle fait partie d'une histoire qui tend à transformer les paysages
que les anciens ont connus.
LES BARTHES, PAYSAGES OUVERTS
Pour M. Beaudot, élu des Barthes, la présence de jussie manifeste avant
tout un état d'abandon de ces territoires : « si on avait les Barthes
envahies de jussie, c’est toute l’économie de la Barthe qui était en péril. Il
y a quatre actifs, ce n’est pas ça qui va bouleverser le paysage
économique, mais ça signifiait l’abandon du territoire. C’est un territoire,
s’il n’y a pas une présence d’animaux entretenant naturellement ce
territoire là, rapidement d’un paysage ouvert on évolue vers un paysage
fermé, avec des pousses d’aulnaies, de ronciers dans certaines parties,
avec une modification complète du paysage, donc un site beaucoup moins
intéressant, en tout cas pour la population actuelle ». Des Barthes
ouvertes ? « Oui, disons, c’est la construction de nos ancêtres. On a des
Barthes fermée un peu plus loin, qui ont été abandonnées.».
Morcenx, éleveur des Barthes : « Maintenant il n’y a plus
d’entretien. Toutes les berges de l’Adour, maintenant c’est des
broussailles. Même celui qui met des oies, il est venu faucher, avec
un gars de la DDE, et il lui dit, oh mais si on ne faisait rien dans
toutes les Barthes, ce serait sauvage. Le tracteur du Conseil général
passe trois fois par an, pour les chemins de randonnée, il n’y a plus
que ça, et pour le reste… des fois je vais faire tomber du bois, j’en
profite pour tout nettoyer, parce que faut quand même entretenir,
sinon on va être vite envahi ».

La jussie dans les Barthes
Ces espaces des Barthes sont érigés en patrimoine par certains acteurs
locaux, inscrit dans la mémoire des sociétés locales encore présentes. Du
fait qu'elle porte atteinte à ce patrimoine, la jussie y est perçue de
manière extrêmement négative et de nombreux efforts sont fournis afin
de l'en faire disparaître.
De la description à la classification : décrire
A partir du moment où la présence de la plante est signalée, les acteurs
locaux vont mettre en œuvre des modalités cognitives pour la connaître,
la reconnaître, la nommer. Les techniciens, les gestionnaires, les
scientifiques interviennent dans ce processus du fait des connaissances
qu'ils peuvent diffuser par des plaquettes, des articles de presse ou des
rencontres avec les acteurs locaux.
Les descriptions que les acteurs font de la jussie sont souvent similaires,
et commencent de la même manière : « c’est une belle fleur jaune,
dommage qu’elle soit envahissante ». Mais pour nombre d’entre eux, la
connaissance qu’ils ont de la plante ne passe pas par l’élaboration d’une
description, il leur est même difficile d’élaborer un discours sur la plante :
« je sais la reconnaître… » nous fut-il souvent dit, comme mode de
description de la plante. « Je la connais bien, je la vois souvent » ; « je la
connais bien puisqu’on la voit tous les jours en grande quantité ». La
connaissance de la plante, pour la plupart des acteurs interrogés, passe
par le fait qu’on l’a vu et qu’on sait la reconnaître visuellement. Les
descriptions opérées peuvent être le fait d’observations effectuées dans
les sites colonisées, ainsi que des informations diffusées par les différents
canaux existants, à partir des descriptions données par les biologistes,
traduites et vulgarisées dans les ouvrages et plaquettes d’information
existantes. Pour la plupart des personnes interrogées, il semblait d'ailleurs
plus facile de parler de la jussie à partir des effets qu’elle produit sur les
espaces que de décrire la plante en elle-même.
Tous les acteurs sociaux n’ont pas les mêmes compétences ni le même
régime de connaissance pour identifier la plante et la reconnaître. On peut
distinguer celui possédé par les techniciens et les scientifiques, les
naturalistes, canaux par où passe les connaissances scientifiques et
botaniques sur la plante; celui possédé par les acteurs locaux
autochtones, possédant une bonne connaissance du milieu par un contact
proche et inscrit dans la durée avec lui, comme les pêcheurs
professionnels, les agriculteurs, les chasseurs ; les acteurs « citadins »,
entretenant une relation plus superficielle avec le milieu, et en ayant une
connaissance en terme de paysage notamment. Les descriptions données
vont des descriptions très techniques, proches des descriptions botaniques
à des descriptions basées sur quelques caractères, selon le régime de
compétence mobilisé.
La plante est appréhendée à partir de certains de ses caractères, perçus
comme remarquables par les acteurs sociaux: des caractères
morphologiques, comme la couleur de la fleur, la longueur des tiges et
leur aspect inextricable; des caractères physiologiques, comme sa vitesse
de croissance ou bien ses grandes capacités de bouturage ou encore à
partir de ses caractères esthétiques.
Les acteurs issus du monde agricole la comparent volontiers à des
espèces au comportement jugé similaire, notamment par le caractère
perçu envahissant, comme cet agriculteur : « par la façon dont elle
pousse, elle me fait penser au liseron, mais ça n’y ressemble pas du tout.
Au liseron ou chardon qui ont les mêmes façons de proliférer dans les
champs ». Tel propriétaire cadre supérieur décrit les feuilles comme
pouvant être un motif de décoration architectural, comme référence
cultivée à l'utilisation esthétique de motifs végétaux.
Par ses fleurs jaunes, elle est rapprochée du nénuphar, du bouton d'or.
« ça fait un gros nénuphar sur la rivière » (agriculteur).
Par son caractère aquatique, elle est assimilée à une algue, d'autant plus
mystérieuse qu'on ne sait pas exactement ce qu'il se cache dessous.
Par delà cet univers végétal, elle était le plus souvent envisagée à travers
des modalités complexes de catégorisation, combinant des critères
biologiques, les conséquences de son développement, ses usages , ses
caractéristiques esthétiques, sa provenance ou encore son caractère
utilitaire.
DES CLASSIFICATIONS FLUCTUANTES
La jussie, comme nous avons pu le constater, s’inscrit dans une histoire,
qui est à la fois sociale, culturelle et biologique. Elle est aussi l’objet de
représentations sociales, qu'on peut définir comme « une forme de
connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique
et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble
social » (Jodelet, 1989). Ces représentations s’organisent à travers des
modalités de classification à l’œuvre, formant des catégories complexes,
telles que les définit Friedberg (1992) « faisant appel pour leur définition à
des critères empruntés à des domaines différents. Cette complexité est en
quelque sorte imposée par l’aspect opératoire de ces catégories impliquant
qu’elles rendent compte de la totalité de la situation à laquelle les acteurs
font face. Ces catégories prennent en compte, outre les caractéristiques
propres au végétal, des critères liés à son rôle dans la vie économique et
socioculturelles ».
Les discours sur la jussie, les représentations dont elle est l’objet
s’organisent
autour
de
quelques
systèmes
d’opposition :
sauvage / domestique,
naturel / artificiel,
utile / pas
utile,
locale / étrangère,
ordinaire / exceptionnel,
belle / pas
belle.
Ces
catégories s’agencent de manière complexe, et s’articulent de manière
dynamique. Cela permet la production d’un discours ouvert sur la plante,
Ces modalités d’articulation des catégories entre elles laissent la place à la
possibilité de redéfinir le sens qui lui est donné
en fonction des
évènements, des éléments nouveaux d’information à disposition et
d’ajuster à chaque fois les représentations et discours sur elle, en fonction
aussi des acteurs sociaux. Il ressort des discours des acteurs sociaux que
la jussie n’est pas une fois pour toute définie comme étant belle, ou
inutile, ou bien encore dangereuse et étrangère.
Plus une question d'équilibre que d'origine ?
La définition d’une espèce comme étant « invasive » ou « envahissante »
est liée à une combinaison de critères, biologiques, écologiques,
géographiques, énoncés par les scientifiques, mais aussi sociaux et
culturels, notamment de la part des acteurs locaux. Le terme de « plante
invasive », ou d’invasion biologique est surtout le fait des scientifiques,
des experts, des techniciens et est peu connu du « grand public ». C’est
un néologisme, dérivé du terme anglais, souvent employé la place du
terme « envahissant », et qui selon C. Gourié (2004) pourrait servir à
distinguer le processus de prolifération d’une espèce exotique de celui
d’une espèce locale. (Néanmoins, le débat persiste, notamment chez les
linguistes selon lesquels « invasive » est un anglicisme qu’il convient
d’éviter). De la part des acteurs locaux, non scientifiques, ce terme n’est
guère connu et ils utilisent plutôt le terme d’ « envahissante ».
Dans nombre de communications, c’est la définition donnée par Cronk et
Füller (1996) aux espèces invasives qui est reprise. Il s’agit d’espèces qui
s’étendent naturellement, et qui répondent aux caractéristiques
suivantes : « sont considérées comme invasives dans ce territoire celles
qui, par leur prolifération dans des milieux naturels ou semi-naturels y
produisent des changements significatifs, de composition de structure
et / ou de fonctionnement des écosystèmes ». Breton et Al (1997)
précisent que la définition de l’invasion biologique est seulement
géographique : il s’agit d’une espèce exotique introduite et naturalisée. Ce
phénomène, par cette définition, exclut donc toute similitude avec un
phénomène de prolifération d’une plante locale. Cette définition des
invasions biologiques est essentiellement géographique et écologique. Elle
n'est cependant pas stabilisée dans la communauté scientifique, certains
chercheurs remettant en cause la distinction entre plante indigène et
exotique. Ces mêmes critères sont-ils utilisés et / ou discutés par les
acteurs locaux ?
L’un des critères utilisé par ces derniers pour définir une plante comme
envahissante est l’impact induit sur les usages. Au final, des critères
humains, un « point de vue humain » pour reprendre l’expression de
Harlan (1987) à propos des « mauvaises herbes », interviennent pour que
les acteurs locaux qualifient une plante d’invasive (envahissante) ou non.
M. Loubier : « On ne connaissait pas toutes ces herbes envahissantes. La
jussie, à partir des années 70, on ne savait pas ce que c’était, on n’y
touchait pas, on voyait des fleurs jaunes, c’était joli, c’est tout. On n’en
pensait pas grand-chose, on ne savait pas ce que c’était. On s’est dit tiens
c’est une nouvelle herbe. Et quand c’est devenu vraiment envahissant, on
ne pouvait plus passer avec nos barques pour aller à la pêche, on s’est dit
ça commence à bien faire ! ».
La perception de la qualité d’étrangère de la jussie est ambiguë. D'un
côté, elle est perçue et pensée comme étant une « invasion », notamment
quant elle gêne les usages. D'un autre côté, son origine exotique n'est
peut-être pas le plus important pour les acteurs locaux.
L’une des réactions à propos de la jussie, plante exotique envahissante,
est de percevoir cette plante comme une invasion, une colonisation, où
est mis en avant son caractère d’étrangère. Les discours prennent alors
des connotations guerrières et militaires, et l’objectif affiché est de
débarrasser les territoires envahis de cette plante, jusqu’à « l’éradiquer ».
On trouve ce type de discours notamment dans les articles de la presse
locale et nationale, ou bien de la part de certains acteurs locaux, qui
réagissent de manière émotionnellement forte face aux transformations
du paysage qu’ils observent.
C’est dans la presse qu’on retrouve les manières les plus spectaculaires
de présenter la jussie, sous ses traits les plus marquants : envahisseuse,
colonisatrice, espèce à abattre. Dans les articles de journaux, la jussie est
souvent présentée comme une « colonisation », une « invasion », et
nombre d’articles parlent d’« alerte ». La plante, ainsi que d’autres
organismes proliférants, sont présentés comme « des envahisseurs »,
donnant lieu à des titres dramatiques. Par exemple, le journal Libération
du 5-06-2001 titre l’article sur la jussie : « alerte aux envahisseurs venus
de la biosphère ». Le Sud-Ouest, le 24-06-2000 : « gare aux envahisseurs
exotiques ».
Mais si la jussie n’était pas envahissante, les acteurs locaux se
préoccuperaient-ils de son origine étrangère ? Rien n’est moins sûr et pour
nombre d’entre eux, ce caractère d’étrangère n’est pas le trait le plus
marquant. Peu importe l’origine du moment que la plante n’est pas
envahissante ! La caractéristique d’étrangère de la plante n’est souvent
invoquée qu’à partir du moment où elle pose problème. Dans le cas
contraire, ce caractère n’est pas forcément plus discriminant qu’un autre.
C’est aussi ce que constate S Dalla Bernardina (2002), quand il met en
parallèle la perception populaire dont la caulerpe (Caulerpa taxifolia),
algue exotique envahissant la Méditerranée et les algues vertes (Ulva sp.),
locales, qui prolifèrent dans les eaux bretonnes. Pour M. Lebot, pêcheur,
la distinction entre espèce exotique, la jussie, et une espèce locale
proliférante, les algues vertes, n’est pas pertinente. C’est à partir de la
similitude du phénomène, la prolifération, que la comparaison est
effectuée : « [des plantes], il n’y en a pas beaucoup qui soient aussi
mauvaises que la jussie. Je n’en connais même pas d’ailleurs. Comme en
ce moment là sur la mer, les algues vertes et compagnie. C’est une
comparaison, l’eau douce par rapport à l’eau de mer ». Pour lui d’ailleurs,
la jussie aussi est une plante locale, puisqu’elle pousse là. « Les algues
vertes sont locales, mais la jussie aussi est locale puisqu’elle est sur le
Don, la Chère, un peu dans la Vilaine. Donc c’est local puisqu’elle s’y met
toute seule ».
Elle ne prête pas plus que cela le flanc à des discours xénophobes.
« Encore un truc qui nous vient d’Amérique », peut on parfois entendre
dans les marais, mais guère plus. Ce n’est pas parce quelle est exotique
que la plante est gênante, mais parce qu’elle est envahissante, et surtout,
parce qu’une fois qu’elle s’est installée quelque part, elle prend TOUTE LA
PLACE. Si elle était restée discrète, « à sa place », on lui aurait
probablement trouvé un intérêt. Si la provenance géographique est
discutée par les scientifiques pour définir une espèce invasive cela l’est
aussi pour les « profanes », pour qui toute espèce, finalement, qu’elle soit
locale ou exotique, est perçue comme envahissante et gênante à partir du
moment où elle prend plus de place que celle attendue. Le trait
« exotique » ou étrangère peut cependant être activé lorsque la plante
commence à envahir et à brouiller les paysages. Quand son origine
exotique est incriminée, c’est surtout parce qu’elle fait disparaître un
paysage local dans lequel s’inscrit une histoire du site, une histoire
sociale, collective, mais aussi une histoire personnelle, individuelle.
Un deuxième trait des espèces invasives est constitué par les
modifications qu’elles induisent dans les écosystèmes. La notion
d’équilibre, souvent relevée dans les discours, (équilibre entre les
différents éléments du milieu, ou bien déséquilibre par le développement
important d’un élément au détriment de l’autre), semble plus pertinente
comme modalité d’appréhension de la jussie que son caractère
d’étrangère proprement dit. Cette plante est remarquable, plus par ses
modalités de développement et ses effets sur l’équilibre des différents
éléments que par ses qualités d’exotique. Dans les descriptions de
l’espèce et de son intégration dans l’histoire du milieu colonisé, la jussie,
en tant que facteur de fermeture du milieu, ne diffère pas forcément des
autres espèces, indigènes celles-ci. A partir du moment où une espèce ne
prend pas le pas au détriment d’autres espèces, sa qualité d’exotique ou
de locale n’importe guère.
La jussie, au même titre que des espèces locales, les saules, les roseaux,
les ronces, est incriminée dans le processus de fermeture des marais, et à
la disparition de ces paysages issus de l’interaction entre la nature et le
travail de l’homme. Si pour l’employé du conseil général la jussie est
moins naturelle que les autres espèces parce qu’elle vient d’ailleurs,
« qu’elle ne fait pas partie du cadre », ce trait exotique n’est activé que
par le caractère envahissant de la plante. En effet, probablement qu’il
changerait son point de vue sur la jussie si on lui trouvait une utilité,
comme ce fût le cas pour le sandre, comme il le constate lui-même : « Au
début, quand il y a eu du sandre, personne n’aimait. Maintenant, tout le
monde en veut parce qu’on trouve ça bon. Si la jussie était comestible… ».
Une plante ambivalente
C’est pour ses caractéristiques esthétiques et pour des raisons
ornementales que la jussie aurait été introduite en France, notamment
comme ornementation des aquariums ou des étangs d’eau douce… et
qu’elle a continué d’être vendue en jardinerie jusqu'en 2007. De ce fait,
elle appartient donc à la catégorie des plantes ornementales. Cette
caractéristique présente un revers, son caractère envahissant. Du fait des
impacts sur les milieux où elle se développe et des nuisances
occasionnées, la jussie appartient aussi à la catégorie des espèces jugées
nuisibles. Dans les discours recueillis, sa dimension à la fois esthétique et
« nuisible » participe à la constitution de l'ambivalence de la plante.
Dans les publications, qu’il s’agisse d’articles de presse ou bien de la
diffusion de plaquettes d’informations, cette ambivalence, beauté et
dangerosité, ne manque pas d’être exploitée et utilisée. La jussie fait
partie des éléments qui « trompent » le monde, sous ses apparences de
jolie plante inoffensive…
« Alerte à la jussie dans le lit du Don. Pourtant, on la trouverait presque
jolie, la jussie, avec ses petites fleurs jaunes. Derrière cet aspect
inoffensif, cette plante exotique est en fait une fossoyeuse du milieu
aquatique local »., peut-on lire dans le Ouest France du 30 août 2001.
Dans cet extrait d’article se trouve en condensé la difficulté à penser une
telle plante combinant attrait esthétique et rôle mortifère… « Non, la
jussie n’est pas un alien, mais c’est quand même un monstre capable en
un rien de temps de se multiplier à l’infini » nous explique le même
quotidien le 10 mars 2005.
Cet aspect ambivalent est aussi particulièrement exploité dans les
plaquettes de sensibilisation. « Souvent belle, mais parfois dangereuse »,
explique celle réalisée par la Diren des Pays de Loire. « Attention, cette
plante cache bien son jeu !", nous prévient celle de l'Institut
Interdépartementale de la Sèvre Niortaise :
A force d’être envahissante, les gens n’osent plus dire qu’elle est belle,
comme s’il était difficile de prêter à un même élément des caractères
esthétiques et nuisants : . « Elle est jolie, mais maintenant, quand on voit
les dégâts qu’elle peut faire, on n’a plus envie de la trouver jolie »
constate la responsable d’un office du tourisme dans les marais de Vilaine.
Mais cet élu des Landes n’hésite pas à s’affranchir de ce discours ambiant,
tout en reconnaissant que ce n’est guère correct : « elle embellit. Peutêtre que c’est pas bien de le dire, mais elle embellit les ruisseaux quand
ils sont à sec ». Les jugements portés sur elle nous renvoient à la manière
dont on traitait les animaux nuisibles auparavant dans les livres d’école.
Ceux-ci étaient classés en utiles et nuisibles, reprenant les modes de
classification en vigueur dans la société, et un animal jugé nuisible était
nécessairement laid (Lambert, 1999). Si ces modes de classification ont
évolué dans les manuels scolaires depuis la seconde guerre mondiale,
témoignant d’une évolution dans les modalités de perception de la nature,
plus envisagée en terme d’écologie et de biologie, ce cas de la jussie
permet de voir que ce mode de catégorisation est encore en vigueur. Dans
les discours, la catégorie « belle » fonctionne comme si elles était
antinomique de la catégorie « nuisible ». C’est toujours avec des
précautions oratoires, quelques rires ou des demandes mi-sérieuses mihumoristiques qu’on nous demandait de ne pas enregistrer ces remarques
émises sur l’esthétique de la plante.
Le point de vue porté sur la jussie changerait fort probablement si on lui
trouvait une utilité. « Si encore elle était utile », « si on pouvait la
manger, ça irait encore », peut-on entendre. On ne peut pas en faire de la
litière pour les animaux, qui ne la mangent pas (certains disent même
qu’elle est toxique, mais cela est loin d’être sûr), elle n’est guère
consommable pour l’homme. Pour l’instant, les seuls caractères utiles
observés concernent ses qualités mellifères, mais de là à en faire une
production, il y a encore du chemin à parcourir. Cependant, certains lui
cherchent des débouchés : comme engrais, pour faire des médicaments,
et pourquoi ne pas essayer de l’utiliser pour épurer les sites et les
dépolluer ? Si on pouvait lui trouver des usages, probablement que l’on
verrait confirmés les propos de G.Clément (2002) : « le vagabondage
devient envahissement sous prétexte que l’espèce se développe avec un
certain bonheur. Si on lui trouve une utilité (engrais, cosmétique, fourrage
etc.), elle disparaît des chroniques. On ne parle plus de pestes végétales
mais de plantes utiles ».
plaquette de sensibilisation
UNE ESPÈCE MARONNE QUI QUESTIONNE
NOTRE RELATION À LA NATURE
Plante initialement domestique, la jussie est devenue une plante sauvage,
d’un sauvage peu naturel tant elle est considérée comme extraordinaire,
comme une « une merveille de la nature »… un sauvage contre lequel
lutter, à abattre, parce qu’elle échappe à la volonté de maîtrise et de
domination de la nature de la part de l’homme ? En effet, elle met à mal
une « nature » travaillée par l'homme et modifiée par lui depuis des
siècles.
Se développant librement dans les espaces « naturels », la jussie revêt
maintenant les caractéristiques d’une espèce sauvage, tel que V. Pelosse
et A. Micoud (1993) définissent les anciennes cultures du sauvage (ils
utilisent cette définition uniquement envers la faune mais certains traits
peuvent aussi être utilisés pour définir les relations que les hommes
entretiennent avec la jussie : « Est domestique ce que dans le monde
naturel l’homme contrôle, maîtrise, alors que tout ce qui échappe à son
entreprise de domination ou vient le perturber ressortit au sauvage. ».
Les actions à entreprendre contre elle sont envisagées en terme de lutte,
d'éradication, à partir de l'usage d'un langage guerrier, largement repris là
encore par la presse écrite : on peut lire dans le Ouest-France, en juillet
2001 : « pêcheurs et conseil général : un combat commun contre la
jussie » ; « un plan de bataille contre la jussie » titre celui du 02/07/2002.
Dans Les Infos De Redon n° 1390 du 18-09 au 27-09 2002, les membres
du réseau d’observation sont rebaptisés « casques verts » et l’enjeu en
est « d’identifier l’ennemi avant de lui déclarer la guerre ».
Ne retrouvons–nous pas là l’une des manières les plus fréquentes
d’envisager les relations entre l’homme et la nature en Occident, nature
qu’il faut maîtriser, domestiquer, mettre sous contrôle ? La jussie, au
départ plante ornementale domestiquée, est devenue comme un élément
sauvage dans ces zones de marais connues et entretenues par l’homme
depuis longtemps. Elles est d'ailleurs souvent décrite avec des termes qui
évoquent plutôt des traits animaux que végétaux. Est-ce vraiment une
plante ? On pourrait en effet en douter, à entendre certaines descriptions
où lui sont prêtées les qualités qu’on attribue généralement aux
prédateurs : « parce qu’elle est tapie, c’est vraiment prédateur quelque
part, elle est tapie et elle attend qu’un truc, c’est qu’il y ait tout ce qu’il
faut pour pouvoir s’éclater » nous explique cet animateur nature des
Barthes. Son caractère « prédateur » s'exprime aussi par le fait que la
plante « mange » tout ce qu’il y a dans sa proximité. « Elle mange les
autres plantes », « elle mange l’oxygène ». Et dans les Landes, ils n’ont
pas réussi à la « dompter ».
La jussie se présente alors comme un élément de nature, d’une nature qui
se présente perçue comme menaçante. A travers la volonté de maîtrise de
la jussie, est-ce que c’est la volonté de domination de l’homme qui
s’exprime ? On peut se demander dans quelle mesure cette peur de la
jussie cristallise certaines « peurs » relatives à la nature, comme la peur
de l’envahissement, la peur du débordement du sauvage dans la sphère
« humanisée », domestique. Cette caractéristiques est loin de concerner
la seule jussie, si l'on se réfère aux observations réalisées par Sergio Dalla
Bernardina sur la caulerpe. Cette algue se présente en effet comme étant
une plante à l’origine cultivée, « domestiquée », mais devenue sauvage
du fait de son caractère invasif et des perturbations introduites dans
l’écosystème connu et maîtrisé de la Méditerranée : « une des principales
caractéristiques de Caulerpa taxifolia (…) est de remettre en cause la
frontière qui, traditionnellement, sépare le monde domestique du
sauvage. D’un côté, en fait, elle incarne l’image de la sauvagerie qui
frappe aux portes de ce mare conclusum, parfaitement connu et
anthropisé, qu’est le bassin méditerranéen ; du sauvage, elle a le
comportement imprévisible, la force adaptative typique des « peuples de
nature » moins raffinés mais plus frais, résistants et prolifiques. Mais d’un
autre côté, sortie des aquariums où elle a été sélectionnée, la caulerpe qui
envahit la Méditerranée pourrait être définie comme un végétal semidomestique qui colonise des espaces sauvages, un transfuge qui, à l’instar
des bandes de chiens errants qui infestent la périphérie des grandes villes
et sévissent dans la campagne environnante, a quitté le domicile de ses
maîtres pour s’adonner au marronnage »(Dalla Bernardina, 2004).
Conclusion
Au final, pour les populations locales, une plante comme la jussie est
moins remarquable par le fait qu'elle appartiendrait à la catégorie des
espèces exotiques dites envahissantes que parce qu'elle bouleverse les
équilibres ayant existé dans les zones qu'elle colonise. Elle constitue alors
un témoin important de l’histoire des hommes et de la nature dans les
zones humides. Sa prolifération massive manifeste certains désordres,
non pas de la nature, mais des relations entre l’humain et la nature. Elle
devient alors un symptôme de l’histoire des zones humides entre le XXe et
le XXIe siècles et de leurs dysfonctionnement.
Sources citées
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Michel, Vernon Philippe, 1997, « Les invasions biologiques ». In le courrier
de l’environnement de l'Inra, n° 3.
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cité par Müller Serge (coord), 2004, Plantes invasives en France. Etat des
connaissances et propositions d’actions. Publications scientifiques du
Museum, 167p.
Dalla Bernardina Sergio, 2002. « Algues tueuses et autres fléaux. Pour
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Milieux naturels. Paris, CTHS.
Dalla Bernardina Sergio. , 2004. « Ceci n'est pas un mythe.
L'obsolescence médiatique de Caulerpa taxifolia ». In Communications
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Dandelot Sophie, 2004. Les Ludwigia spp invasives du sud de la France :
historique, biosystématique, biologie et écologie. Université Paul Cézanne
Aix-Marseille, Faculté des sciences et techniques de St Jérome, thèse de
doctorat, 213p.
Dutartre Alain, Ancrenaz Karine, 2002. Répartition des jussies en France
métropolitaine. Cemagref, unité de recherche qualité des eaux, Etude n°
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dynamique de quelques plantes aquatiques indigènes et exotiques et des
modalités de gestion des plantes aquatiques exotiques envahissantes.
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« Aménagement des marais à Redon », Promoca, 3d/84/2.
Les nouveaux référentiels du « bien-voir » notre
environnement: exemple de Prunus serotina en FD de
Compiègne
Aurélie Javelle a,b, Bernard Kalaora b, Guillaume Decocq b
a
SupAgro Florac, 9 rue Celestin Freinet, 48400 Florac France
b
Unité Dynamiques des Systèmes Anthropisés (JE 2532) - Université de Picardie Jules
Verne,1 rue des Louvels, 80037, Amiens cedex, France
Comme les paysages ouverts obéissent à des modèles de jardins (Cadiou
et Luginbühl, 2001, p. 20) les paysages forestiers, pour être pensés et
revendiqués, et donc constitués en cause légitime en vue de leur
protection, suivent depuis le XIX° siècle une grammaire constituée et
actualisable (Kalaora et Savoye, 1986). Le paysage forestier émerge au
travers d’une ample activité sociale de configuration et de construction de
motifs centrés sur le regard et la prééminence du « bien-voir », en rapport
avec l’activité picturale et littéraire. Cette activité suppose le tri des objets
pertinents dans l’espace, le rapprochement des parties constituantes et
repérées comme « plaisantes perspectives », l’articulation et l’assemblage
des « morceaux de nature » en une unité indissociable qui font paysage.
La problématique des invasions biologiques, associée à l’émergence de
l’environnement et à la question de la biodiversité, met à mal les schèmes
paysagers reposant sur le paysagisme et l’art du pittoresque (Kalaora,
1993 ; Bertho-Lavenir, 1999) et ceux, pratiques, d’organisation matérielle
et économique, représentant la forêt comme un peuplement sylvicole
destiné tout à la fois à l’exploitation et la conservation. La biodiversité ne
constitue pas encore une grammaire pouvant se substituer à la
codification paysagère qui, elle, résulte d’un long apprentissage, à la fois
discursif, esthétique et pratique. Un nouveau référentiel, que l’on peut
qualifier d’environnemental et de biologique, s’ajoute au modèle classique
de la forêt productive et paysagère (Theys et Kalaora, 1998). Ce
rééquilibrage des fonctions, induit par la nécessité d’intégrer la
biodiversité, n’est pas sans conséquence sur la pratique forestière, le
rapport à l’espace, mais aussi aux savoirs que les forestiers vont être
conduits à mobiliser pour faire face à ces nouveaux enjeux biologiques.
Les invasions biologiques, dans cette perspective, constituent un exemple
parlant d’un problème dont la définition relève de l’intégration de savoirs
plus complexes que le savoir sylvicole et dont la gestion implique la
mobilisation d’un public intéressé à la conservation de la forêt au sens
large du terme (du vivant) et non seulement des paysages remarquables.
La reconnaissance sociale d’un problème environnemental ne relève
cependant pas exclusivement d’une science naturaliste ou écologique ;
elle suppose des relais et une mise en relation de partenaires avec qui
discuter et négocier les nouveaux intérêts à représenter.
Dans le cadre du programme INVABIO II, le département de Botanique de
l’Université de Picardie Jules Verne a pris comme objet d’étude et de
réflexion l’invasion de la forêt domaniale de Compiègne par Prunus
serotina, un arbre originaire d’Amérique du Nord. Ce projet
interdisciplinaire a regroupé écologues, géographes, mathématiciens,
sociologues et gestionnaires pour mieux comprendre la dynamique
invasive de cet arbre en système forestier tempéré. L'ethnologie a été
sollicitée pour comprendre les conditions sociales du développement
effectif de l'arbre allochtone en forêt de Compiègne, mais aussi sa
perception, la manière dont les informations sur ce processus invasif ont
circulé et se sont diffusées chez le public comme chez les professionnels
de la filière forêt. Ce travail a permis de soulever des questions à propos
de l'usage social de données des sciences de la nature concernant les
invasions biologiques, ainsi que sur la perception d'un tel événement
ayant lieu en forêt de Compiègne. Les données écologiques ont été
confrontées aux réactions des acteurs locaux, afin d'illustrer les enjeux,
les intérêts et les interférences de ceux-ci face à cette situation. L'enquête
a été réalisée à partir d'entretiens semi-directifs et d'observations in situ,
ainsi que d'analyses de documentation scientifique et de la presse, tous
publics confondus.
Prunus serotina
Une stratégie agressive
Prunus serotina Ehrh, aussi appelé American black cherry ou cerisier
tardif, est de la famille des Rosaceae, sous-famille des Prunoideae. Il est
originaire d’Amérique de Nord, où il s’étend à l’est d’une région qui va des
Grands Lacs jusqu’au Golfe du Mexique (Hough et Forbes, 1943). Il aime
un climat humide, frais et tempéré, mais s’adapte à de nombreuses
situations écologiques. Il fait partie des premières espèces introduites
d’Amérique du Nord. Son nom vient du fait que sa floraison est très
tardive par rapport aux autres espèces du genre, notamment Prunus
padus (le cerisier à grappes), espèce autochtone. En forêt domaniale de
Compiègne, Prunus serotina présenterait une double stratégie r-K , qui
non seulement lui confère un avantage compétitif sur les espèces
indigènes, mais contribue certainement à sa capacité invasive (ClossetKopp et al., 2007). Il combinerait un syndrome d'Oskar (Fig 1) et un
comportement d'Alice (Fig 2), sans véritable équivalent chez les espèces
forestières européennes, ce qui serait une clef probable de son succès. Il
semble avoir toutes les qualités pour être un bon envahisseur biologique
(Starfinger, 1997 ; Joly, 2000). C'est ainsi qu'aujourd'hui, il est présent
sur près de 80% de la surface de la forêt.
Fig 1
d'après Decocq 2007
Figure 1 : le « Syndrome d’Oskar» chez Prunus serotina. (a) Les
graines de Prunus serotina, dispersées par les oiseaux et certains
mammifères, sont capables d’entrer dans une forêt à canopée fermée ;
(b) elles y germent et, en l’absence d’arrivée suffisante de lumière au sol,
y établissent une banque de plantules quiescentes très longévives : les
Oskars, qui attendent un environnement plus favorable pour reprendre
leur croissance. (c) Dès qu’une arrivée de lumière au sol survient, par
exemple suite à un chablis, une levée de quiescence s’opère, et les
plantules reprennent leur croissance ; on observe une structure en cloche
typique. (d) Rapidement, les individus situés au centre de la trouée
parviennent à la canopée pour y fructifier abondamment et disperser de
nouvelles graines vers le reste de la forêt.
Fig 2
D'après Decocq, 2007
Figure 2 : le « Comportement d’Alice » chez Prunus serotina. (a) A
la suite d’une arrivée de lumière au sol, une plantule se développe en
arbuste mais ne parvient pas à atteindre la canopée avant que la trouée
ne se referme, suite à l’extension des houppiers des arbres voisins ; (b)
toute la partie aérienne de l’arbuste meure ; (c) mais l’année suivante,
Prunus serotina rejette depuis la base de la tige morte et, la même année
ou les suivantes, des drageons se forment à partir de l’appareil racinaire.
Prunus serotina adapte ainsi la taille de ses individus en fonction de la
quantité de ressources disponibles.
Une introduction fantomatique
On manque d’informations précises sur les origines de l’apparition de Prunus
serotina en forêt de Compiègne. Personne ne parle spontanément de lui. Face aux
questions des personnes extérieures, la population met en place une assise
populaire à l’apparition de cet arbre, qui coïncide avec leur représentation de la
forêt, même si la véracité n’en est nullement vérifiée. C'est ainsi que l'on raconte
que c’est Napoléon III, fervent chasseur de faisans, qui aurait introduit l’arbre.
Néanmoins, la consultation des archives indique des lacunes dans cette version.
Des documents précis (Léré, 1819-1834) ne font nulle mention d’un arbre destiné
à nourrir ou à héberger les faisans et exploité dans un but cynégétique pour le
plaisir de l'Empereur des Français. On découvre également l’existence d’une école
d’essais pour la culture des arbres exotiques en forêt, dont la liste des espèces
n'indique cependant pas Prunus serotina (Graves, 1983, p. 224) de même qu'il est
absent de l'inventaire des plantes du jardin du château, enclavé dans la forêt
(Léré, 1827-1839, p. 248). On peut alors opter pour l’hypothèse d’une
introduction antérieure à Napoléon III dans un but esthétique pour suivre la mode
des jardins à l'anglaise. Les parcs touchant la forêt, Prunus serotina se serait
progressivement échappé des premiers pour coloniser la seconde. C’est d'ailleurs
dans ce secteur que l’individu le plus âgé (environ 150 ans) a été inventorié lors
de prospections, en 2001. On observe le même cas de figure à Fontainebleau où
cet arbre, présent dans les jardins de particuliers, s’échappe pour coloniser la
forêt… L’histoire se répéterait-elle ?
Des conditions favorables à l’apparition de « l'envahisseur »
Prunus serotina
Un contexte sylvicole favorable à son explosion dans
les années 1960-1980
Les méthodes sylvicoles utilisées par l’Office national des forêts (ONF),
doté de moyens importants au moment de sa création dans les
années 1960, peuvent expliquer le concours de circonstances à l’origine
de l’explosion du Prunus serotina à Compiègne. D’une part, lorsque l’ONF
plante alors une essence objectif dans une parcelle, le sol subit une
préparation importante, très agressive. Les andains de rassemblement des
souches peuvent encore se voir aujourd’hui. Or, comme beaucoup de
plantes invasives, Prunus serotina aime les sols perturbés qui lui
fournissent les conditions idéales à son développement. Ensuite, les
coupes à blanc, qui rentrent dans cette pratique sylvicole, favorisent
également son développement en fournissant la lumière nécessaire aux
plantules « dormantes » disséminées dans la forêt depuis son
introduction. Dans le même sens, la dynamisation de la sylviculture du
hêtre faisait également partie des objectifs de l’Office. Cela implique une
futaie très lumineuse, donc favorable à la croissance de l’arbre invasif. Un
autre facteur favorisant a probablement été la récurrence des tempêtes
dans la décade 1980-1990.
Une relecture de la présence de Prunus serotina
La découverte de Prunus serotina en tant qu'envahisseur biologique est
progressive et débute par une tentative de régénération de hêtres en
1968 sur une parcelle à proximité du parc du château. C’est un échec à
cause de la présence anormalement importante d’un arbre que tous ceux
qui l’ont remarqué appellent « cerisier à grappes ». En terminologie
botanique, le cerisier à grappes correspond au Prunus padus, présent en
forêt de Compiègne à l’état naturel. L’agent forestier concerné constate
qu’il s’installe extrêmement rapidement après les coupes de régénération.
Il se rend compte que l’espèce s’est établie sur près du tiers de la forêt.
Face à la situation, il fait appel, en 1971, à un botaniste de l’université de
Lille, afin d’identifier cet inconnu. Le prétendu « cerisier à grappes » se
trouve en fait être du Prunus serotina, ou « cerisier tardif ». On
remarquera que le botaniste n'ajoutera aucun autre commentaire, encore
moins une mise en garde contre une espèce invasive. De la même façon,
les informations collectées par cet agent auprès du CTBA (Centre
Technique du Bois et de l’Ameublement ) ne mentionnent aucun risque
écologique mais bien plutôt la haute valeur du bois exploité dans son aire
d'indigénat (Benoît, 1997). On note également que dans les années 19751980, une association s’intéressant au fonctionnement et à la vie des
forêts de la région se rend compte de la présence de cet arbre inconnu en
très grande quantité. Après information auprès de l’ONF, qui leur apprend
les problèmes de régénération, cette association ne prendra aucune
mesure contre l’arbre. Les invasions biologiques ne sont toujours pas dans
l’air du temps.
Chronologie d'une médiatisation des espèces invasives
Il faut attendre 1992 pour qu'au niveau international la question des
invasions biologiques soit largement diffusée lors de la convention sur la
diversité biologique. Ce thème devient très médiatisé et dans les années
1990 apparaissent les premiers textes sur les invasions biologiques, mais
dans des revues au public ciblé tel que scientifiques, naturalistes ou
forestiers. Progressivement, le sujet des invasions biologiques se
démocratise. On assiste à une multiplication à partir des années 2000
d'articles dans la presse. On constate logiquement que le type
d'informations diffusées dépend du public ciblé. Plus on s'approche du
domaine du grand public, plus l'information est partielle et ciblée sur une
question pragmatique liés à des aspects économiques ou sanitaires, que
l'on estime plus proches des préoccupations des lecteurs. Les revues
d’environnement, d’écologie traitent le sujet. Les risques d’invasion y sont
expliqués et les plantes, les plus fréquentes par région, listées. Les
programmes INVABIO puis INVABIO II du Ministère de l'Ecologie et du
Développement Durable sont lancés au début des années 2000.
Bien que vulgarisée, la définition d'une invasion biologique n'est pas
unanime (Pascale et al. 2006). Dans ce travail, nous nous appuyons sur la
définition donnée par l'UICN (Union mondiale pour la conservation de la
nature) selon laquelle une espèce invasive est une espèce établie dans un
nouveau domaine où elle y est agent de perturbation et nuit à la diversité
biologique. En outre, nous considérons ici que son origine est anthropique.
Un nouveau référentiel environnemental
La chronologie de l'apparition de Prunus serotina comme envahisseur
biologique illustre la surimposition progressive de nouvelles notions
environnementales sur un modèle sylvicole classique. A la complexité des
fonctionnements écologiques concernés s'ajoute l'accroissement des
domaines et des acteurs impliqués et aboutit à une cacophonie de
représentations de plus en plus individualisées qui se chevauchent,
s'ignorent ou s'opposent pour venir éclater les cadres conceptuels
quotidiens.
Une absence de représentations communes
D’un point de vue social, Prunus serotina s’est intégré dans la vie des
personnes les plus observatrices fréquentant la forêt. C’est entouré de
parcelles illustrant l'omniprésence de Prunus serotina dans le paysage,
que ce soit dans les parcelles en régénération, en coupe
d’ensemencement ou en sous-bois que la plupart des usagers de la forêt
de Compiègne a été interrogée lors de l’enquête ethnologique ; une
majorité déclare ne pas connaître Prunus serotina, d’autres qu’il n’y en a
pas dans les environs…A contrario, pour d’autres Prunus serotina est
connu, mais il n’est pas forcément reconnu ! Il est surprenant de
constater que nombre de professionnels de la forêt, qui déclarent (bien)
connaître Prunus serotina, le confondent avec d’autres espèces, comme
Prunus padus (ONF) ou Prunus mahaleb (Inventaire forestier national),
voire avec d’autres essences exotiques ne lui ressemblant absolument pas
(e.g. avec Betula lutea ou bouleau jaune, appelé « merisier » par les
Québécois, Centre Régional de la Propriété Forestière Picardie – Nord Pas-de-Calais). Les exploitants forestiers, quant à eux, savent reconnaître
le bois en planche, mais pas l’arbre sur pied.
Sans danger pour la santé, plutôt joli, parfois utile, Prunus serotina n’est
pas rejeté par la population. Ceux qui l’ont remarqué disent l’avoir
toujours vu là. Bien que rapide à l’échelle des écosystèmes forestiers, la
dynamique invasive est encore trop lente et progressive pour être perçue
par les usagers de la forêt. Prunus serotina s’intègre. A l’instar de
Diamond (2005) l’échec de perception est le résultat de la « normalité
rampante » ; les repères fondamentaux de la normalité évoluant
graduellement et de manière imperceptible. Quel meilleur exemple que
ces riverains qui ne connaissent l’arbre ni par son nom, ni par son histoire,
ni par ses caractéristiques biologiques, mais qui utilisent malgré tout ses
fruits pour en faire des confitures, celles-ci entrant tout aussi
progressivement dans les rites familiaux ? Certains en arrivent même à
apostropher les agents de l’ONF qu’ils voient en train de couper du Prunus
serotina. Des souvenirs se créent, rattachés à cette plante, comme le jour
où, par excès de gourmandise, l’oncle est tombé en voulant atteindre les
plus belles grappes au sommet de l’arbre… Les différentes dénominations
du Prunus selon chaque groupe (merisier à grappes, bois puant, ou par
périphrases comme « l’arbre qui est partout » ou « l’arbre qu’on trouve
partout ») illustrent la méconnaissances du P. serotina, contrairement aux
essences fédératrices que sont le chêne et le hêtre, qui représentent le
patrimoine de la forêt de Compiègne (Callais, 1998). La catégorisation des
dénominations traduit le peu d'échanges entre
les différents groupes
d'usagers.
L'émergence d'une expertise pro-environnementale
Face au constat d'invasion, des rejets de responsabilités ont été mis en
évidence : les naturalistes accusent les gestionnaires (notamment
forestiers) de ne rien faire ; les gestionnaires rejettent la responsabilité
sur les particuliers et les pépiniéristes ; ces derniers s’en rejettent
mutuellement la responsabilité, avant de se décharger sur l’Etat qui ne
légifère pas. Les élus se réfugient derrière l’absence de procédure
existante dans ce genre de situation. « Qui fait quoi ? », résument-ils.
Marsal (2002) note déjà la même situation d'une manière plus globale.
L’absence de législation, c’est-à-dire de décision politique, est en partie
due à l’absence de pression du « grand public » pour qui l’invasion
biologique est invisible. Les élus disent attendre de toute façon les
résultats de la recherche sur Prunus serotina, avant de réfléchir aux
moyens d’agir, de concert avec les associations naturalistes ou autres
organismes régionaux professionnels ou grand public. Ces organismes,
quant à eux, sont déroutés, notamment par le manque de moyens
financiers ou humains à leur disposition, mais également par le manque
de coordination dans ce domaine. Il n’y a pas de pensée systémique et
globale en mesure de déboucher sur une véritable stratégie d’action.
Chaque catégorie de population reste centrée sur ses préoccupations,
sans intérêt autre que ceux des enjeux corporatistes. L’absence d’arrièreplan cognitif entraîne un rabattement vers les savoirs usuels et les
procédures routinières d’action. Dans cette perspective, seules des
initiatives personnelles sont menées, mais, coupées de tout réseau
institutionnel et de soutien, elles aboutissent difficilement. Toutes les
tentatives ayant eu lieu pour lutter contre des plantes invasives en
Picardie sont indépendantes les unes des autres, non concertées et donc
hétéroclites. En outre, il n’existe pas de processus étalonné, pas de récit
narratif du phénomène, donc pas de prise de relais des quelques essais
effectués.
Les quelques tentatives de lutte contre l'espèce invasive sont dues à la
volonté d'une poignée d’individus «éclairés», sensibilisés à la question par
leur parcours professionnel et/ou personnel. Ils tentent, seuls ou en
impliquant un organisme avec lequel ils ont un lien, de mettre en place
une lutte contre les espèces invasives. Ils se réapproprient les savoirs
scientifiques avec lesquels ils sont en contact par leurs activités et les
retranscrivent selon leurs convictions personnelles. Face aux acteurs sans
lien avec le monde scientifique ou moins sensibilisés aux questions des
invasions biologiques, ils se retrouvent en situation d'experts qui relaient
une information incertaine et confuse et réussissent à circonscrire les
dangers d'une menace diffuse. Ils deviennent alors porteurs d'une mission
sociétalement valorisée : aider à conserver la biodiversité. À Compiègne,
la catégorie des experts se confond dans les actes avec celle des lanceurs
d’alerte (Chateauraynaud & Torny, 1999). Parmi la cohorte d’usagers
étudiée, ces derniers étaient au nombre de deux : un écologue travaillant
au Conseil régional, qui est à l’origine d’un programme « Alerte et lutte
contre les espèces invasives » de la Mission environnement du Conseil
régional, et un expert forestier privé membre de Prosilva. Ce combat se
fait au nom de la biodiversité, du patrimoine, c’est-à-dire de notions
associées à un paysage intellectualisé, distancié, que ne partage pas
forcément le grand public.
De l'usage hospitalier des données scientifiques
Alors que certaines espèces invasives peuvent facilement prêter le flanc à
une controverse unanime pour des raisons sanitaires par exemple comme
la Berce du Caucase ou encore l'ambroisie en région Rhône-Alpes, Prunus
serotina n'existe pas en tant que représentation collective. On peut alors
questionner la validité et la légitimité des actions d'éradication tentées
selon les prescriptions de quelques individus. Les données scientifiques
sont «subjectivées» puisque présentées de manière à rallier un point de
vue personnel. Elles sont en outre utilisées dans un discours sociétal proenvironnemental sommes toutes assez peu exigeant, voire arrangeant
avec les valeurs consuméristes de la société occidentale comme le montre
Maris (2006) dans le cas du développement durable. Enfin, les arguments
se fondent sur des données scientifiques qui sont simplifiées afin de
répondre aux exigences pragmatiques du terrain. Malgré ces lacunes, de
telles démarches restent cautionnées par la valeur intrinsèque des
données scientifiques accordée par notre société, placées en haut d'une
hiérarchie qui reste peu remise en cause. Face à cela, on ne peut que
constater que ces données scientifiques trouvent leurs propres limites par
leur incomplétude lorsqu'elles sont confrontées à la complexification des
questions environnementales, qui fait alors appel à d'autres savoirs dits
«irrationels» (Latour, 2005). Des arguments basés sur une approche
sensible de notre environnement ne devraient-ils donc pas autant
prévaloir dans les discussions ? Ils ont en outre le mérite d'accepter les
incertitudes, voire l'ignorance décrite par Ravetz (1998), dont notre
culture scientiste a tellement peur. La vigilance doit donc porter sur les
raisons réelles d'une éventuelle volonté d'éradication d'une espèce :
anthropocentrisme ou médiatisation moralisante qui cherche à se donner
bonne conscience en demandant de protéger la nature au nom des
générations futures, de manière à corriger les excès de notre civilisation.
Certaines espèces deviennent des boucs émissaires. Il s'agit donc, comme
le fait Bruno (1990) d'une manière générale, de réfléchir à l'utilisation des
données scientifiques.
La situation créée par Prunus serotina en forêt de Compiègne peut faire
réfléchir dans des termes similaires à ceux de l'hospitalité. Dans un esprit
métaphorique, il est en effet question de la place accordée à l'autre. On a
vu les stratégies biologiques utilisées par Prunus serotina qui se
différencient de celles des espèces autochtones et qui en font alors une
espèce dérangeante. Il peut être accusé de se mettre au ban de la société
et de ne pas respecter une des règles fondamentales de l'hospitalité : être
amené à repartir chez lui. Du statut d'hôte, il passe alors à celui
d'envahisseur. Pour être accepté, il doit s'ajuster, se transformer pour
pouvoir être « naturalisé », chose que refuse Prunus serotina qui continue
son expansion grâce à ses caractéristiques allochtones. Il n'a, en outre,
suivi aucun rite d'accueil, s'immisçant puis apparaissant en masse par
surprise. C'est parce qu'il touche l'intime, l'espace domestique d'une forêt
domaniale que l'espèce étrangère prend des risques. Dans ce cadre,
vouloir éradiquer une espèce pourrait être relié à l'idée de vouloir faire la
loi chez soi. On peut s'interroger sur les arguments sociaux opposables
aux « vagabondages » des espèces décrits par Clément (2002).
Conclusion
Les chercheurs produisent la connaissance non plus dans le confinement
étroit de leur cercle, mais dans la confrontation avec l’ensemble des
acteurs sociaux, usagers comme gestionnaires. Le bouleversement des
schèmes paysagers en forêt de Compiègne suite à l'apparition de Prunus
serotina pose la question de l'usage des connaissances scientifiques dans
une société où d'autres représentations sont moins valorisés parce que
totalement fondées sur le sensible. Ce travail montre des usages par des
acteurs ni scientifiques ni naturalistes qui font fi de ces considérations et
accueillent l'intrus et intègrent ce « cerisier américain » ou « truc
américain » dans leur quotidien. Ils se mettent alors « hors-la-loi » des
orientations environnementalistes dominantes. La petite histoire présentée
ici de Prunus serotina en forêt de Compiègne permet de reconsidérer les
règles de l'hospitalité écologique selon des termes biologiques, mais aussi
économiques, sociaux ou techniques. Peut-être est-il bon de se souvenir
de « l'école d'essai pour les essences exotiques » existant à Compiègne à
la moitié du XIX° siècle pour mettre en relief aujourd'hui la volonté
d'éradication d'une espèce exotique. Instabilité de statut bien décrite pour
Prunus serotina au fil du temps et des représentations par Starfinger et al.
(2003). Variabilité de statut également des éléments de la nature entre
différentes catégories sociales (Picon, 1996 ; Claeys-Mekdade, 2000). Par
sa présence à Compiègne, Prunus serotina nous place face aux capacités
de notre société à accueillir celui qui se différencie.
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Nature et langage dans le cadre
des invasions biologiques :
la couverture médiatique du développement de l'algue
Caulerpa taxifolia
Sylvie Friedman, Doctorante en ethnologie, Université de Bretagne
Occidentale, Brest.
En 1984, on découvre au pied du musée de Monaco la Caulerpa taxifolia,
une variété tropicale d’algue qui n’était connue en France que des
aquariophiles. Rapidement, l’algue s’étend sur une grande partie du
littoral méditerranéen et l’on qualifie son expansion d’ invasion biologique.
La presse s’empare du sujet. La campagne médiatique va produire, de
1990 à 1999, plus de 600 articles sur l’algue aussi bien au niveau national
que local. L’analyse de cette production montre que les journalistes
utilisent, pour parler du phénomène, un certain nombre de procédés
spécifiques du fait-divers. La question que je me suis posée, c’est de
savoir si de l’analyse d’un tel corpus 4, on pouvait retirer quelques
enseignements sur d’un côté, la representation de l’algue, de l’autre, le
rôle que peut jouer le texte dans une tentative de remise en ordre du
monde naturel.
Belle comme une fougère et prolifique comme un lapin, l’algue
spectaculaire décorait à bon marché.5 Dans ce portrait que fait le Figaro
de Caulerpa taxifolia, on trouve un condensé de raccourcis saisissants où
on ne peinera pas à reconnaître une écriture habituellement qualifiée de
“ journalistique ”. Ses contraintes sont l’épargne et l’effet : raconter en
peu de mots et frapper le lecteur. Une situation propice à l’usage des
figures de style et tout particulièrement des figures de l’opposition. Dans
cette phrase, on rencontre ce que Roland Barthes appelle un trouble de la
coïncidence, c’est à dire le rapprochement de deux termes qualitativement
distants .6 On ne compare pas habituellement un végétal à un animal et il
n’y a pas de rapport évident entre la fougère et le lapin.
Deux ans plus tôt, sous le titre L’algue exotique qui colonise la Côte
d’Azur,7 le même journal exploitait un autre procédé qui consiste à
introduire cette fois-ci un trouble de la causalité, lui aussi caractéristique
de l’écriture du fait divers et l’on pourrait même préciser ici, une causalité
inversée. L’exotisme est lié, dans l’imaginaire, à la colonisation, mais il
est le colonisé et non le colonisateur. Dire que c’est l’exotique qui
colonise, c’est retourner les termes du conflit entre nature et culture à
4
5
6
7
“La presse est un terrain d’études privilégié. Elle est plus proche par nécessité de la société à laquelle elle
s’adresse, qui y cherche son visage, le reflet de ses soucis et de ses hantises”. Auclair G., p.217
Le Figaro, 10-11.07.93
Barthes R., p.201
Le Figaro, 20.12.91
travers l’idée du sauvage qui colonise le civilisé. Trouble de la coïncidence,
trouble de la causalité, ces quelques échantillons vont tous dans le même
sens : introduire le doute par la remise en cause du rapport logique entre
les mots et à travers eux entre les objets qu’ils représentent. Toutes ces
stratégies textuelles servent à véhiculer des représentations dont
certaines, récurrentes, vont ensuite être repositionnées de façon
dynamique dans le langage et dans la pensée.
L’anthropomorphisation : l’algue est une belle exotique
Il s’agit d’abord de remettre l’espèce dans le flou de l’anonymat pour
pouvoir ensuite conduire avec logique vers la nouvelle identification :
Elle est petite , elle est jolie, elle vient des Antilles, elle est verte et elle
risque de bouleverser l’écosystème méditerranéen à brève échéance.8
L’usage répété du pronom “ elle ” pose d’emblée une énigme, met en
scène un suspense. L’algue est connotée comme une figure féminine, pas
plus, à laquelle vont être associés toute une catégorie de propriétés
caractéristiques du féminin : Elle a les attributs d’une star : une longue
silhouette, élégante et empanachée, un éclat fluorescent et surtout le don
un peu sulfureux d’exciter, par sa seule présence , passions et
controverses.9 Même procédé dans Var Matin, dont l’article commence
ainsi : Elle fait penser à une femme fatale. Comme les héroïnes de
Raymond Chandler, elle est très belle, très mystérieuse et très
inquiétante.10
Ce pronom, “ elle ” posé comme la pierre de fondation de tout l’édifice
descriptif qui, très souvent, introduit les articles sur l’algue, pose à la fois
un sujet distant et proche, tout comme il sert de borne à partir de laquelle
un rythme va se fissurer . Ce “ elle ” construit la description dans la
première partie de la phrase, en accumulant les structures répétitives :
“ elle est petite, elle est jolie, etc… ” et dans la seconde partie lézarde tout
l’édifice : “ elle risque de bouleverser l’écosystème méditerranéen à brève
écheance ”. On passe là encore une fois à une relation de causalité
aberrante, en opposant des caractéristiques physiques extrêmement
plaisantes à une action extrêmement destructrice. De même, apparaissent
comme aberrants les rapports du quantitatif et du qualitatif : un seul
individu bouleversant tout un écosystème et qui plus est un individu
connoté au féminin, donc culturellement peu investi de prouesses
physiques. Elle veut dire aussi, cette relation causale perturbée, qu’à
petite cause, grands effets.11 Qu’un élément féminin peut avoir une
grande force. Que la beauté ne préserve pas de la dangerosité.
”Il n’y a pas de fait divers sans étonnement”. 12 La légende des photos de
presse est aussi un lieu privilégié de mise en scène des paradoxes. En
dessous d’un cadrage serré de Caulerpa taxifolia, qui envahit
toute l’image, on peut lire : L’algue vient des mers du Sud. Mais en
8
9
10
11
12
Le Quotidien de Paris, 18.01.92
Subaqua, mars-avril 1992
Var Matin, 22.10.98
Barthes R. op.cit. p.199
Ibid. p.197
Méditerranée, l’espèce résiste jusqu’à 7°. Une mutante prête à s’attaquer
à l’Atlantique ? 13 Si l’on classe l’inexplicable du fait divers en deux
catégories de faits : le prodige et le crime, la Caulerpa taxifolia relève
sans aucun doute des deux. Tout d’abord, le prodige. Le raisonnement
induit est que l’algue n’étant pas d’ “ ici ”, elle ne devrait pas survivre
ailleurs que chez elle. Pourtant, elle résiste : L’accusée est très belle.
Ondulante, élégante, d’un beau vert fluo, gracieuse comme une fougère
des mers du sud […] et résistante comme une vaillante fille des Tropiques
émigrée sur les rochers de la Riviera.14 Toujours en évitant de nommer
l’espèce “algue”, on s’ancre dans la représentation d’une héroïne au
physique attrayant, d’origine étrangère, émigrée. Le franchissement du
végétal à l’humain est avéré. Le trait retenu, la féminité, est insistant. On
nous le répète : l’algue est une belle “ exotique ”. Sans que le terme soit
d’emblée péjoratif, le champ sémantique rattaché à cette origine tropicale
évoque des notions qui peuvent permuter du positif au négatif : la
chaleur, le batifolage sont aussi producteurs de prolifération,
envahissement, invasion…
Les premières réflexions sur la façon dont Caulerpa taxifolia est introduite
dans le texte nous amènent à penser que pour mettre en scène
l’ambiguïté de l’espèce,
le jeu sur les instances grammaticales est
prépondérant. L’introduction dans le récit de Caulerpa taxifolia se fait en
évitant, dans un premier temps, par l’usage du pronom, de l’adjectif, de
l’adverbe, donc de tout ce qui n’est pas nom et verbe, c’est à dire les deux
instances principales du langage, aussi bien de nommer l’algue que de la
classer dans une catégorie bien définie. Par contre, nous allons le voir
maintenant, à partir du moment où s’affirme une position pour ou contre,
où la phrase a pour but de présenter l’espèce comme indésirable ou en
tout cas agressive, une certaine unité se fait autour des termes
appartenant pour la plupart, adjectifs, noms, verbes, au champ
sémantique de l’animalité. Car le caractère retenu pour évoquer la
dangerosité de l’espèce est l’animation, c’est à dire, pour un végétal, un
caractère surnaturel. Paradoxalement, le côté “ mouvant ” de la Caulerpa
est bien plus souvent évoqué que celui de la Posidonie 15 qui possède
pourtant des feuilles beaucoup plus longues.
Une proie maligne
A partir du moment où le récit aborde la phase de l’implantation de l’algue
en Méditerranée, on voit s’opérer un déplacement de l’image de Caulerpa
qui passe de la Belle à la Bête, après le prodige donc, le crime, en même
temps qu’une introduction de l’idée de la faute et du maléfice : “ Selon
toute vraisemblance, Caulerpa taxifolia s’est accidentellement évadée
d’un des aquariums de Monaco dans les années 80 ” dit le Télégramme du
13
14
15
Libération, 11-12.09.93
Les Dossiers du Canard, juillet 1992
Plante locale indigene, adaptée à la vie sous-marin, et qui n’est pas une algue. On parle des “herbiers de
Posidonie”
12 novembre199216. L’algue est un animal en fuite ou un malfaiteur en
cavale “ envahisseur échappé des aquariums du musée […] migrant
lesseptien […] transfuge de la Mer Rouge ”17. Dans de nombreux
journaux, l’aquarium est alternativement assimilé au lieu - prison ou
laboratoire - d’où s’est “évadée” la Caulerpa . Cette connotation ouvre
donc la voie aux interprétations criminelles comme à celles issues de la
science-fictioon. Le thème de la fuite comme schéma d’une animation
négative est là pour soutenir l’animalisation suggérée plus tôt.
Surenchérissant sur le danger représenté par Caulerpa taxifolia, la presse
ne tarde pas à la faire apparaître sous les traits de la bête immonde : Les
feuilles sournoises ressemblent à des mille-pattes entremêlés dans un
immonde grouillement. 18 Pour Libération, c’est la bête nuisible19, pour
Var Matin, c’est la sale bête. 20 On notera le recours à l’article défini utilisé
dans un sens généralisateur. Ce n’est pas “ une ” bête, c’est “ la ” bête,
l’archétype de la Bête. C’est à un certain état de nature que l’on fait
allusion ici, nature maléfique traduite par des termes qui cette fois, ne
sont plus opposés mais au contraire redondants.
Le consensus portant sur l’animation, les récits jouent encore à heurter les
catégories, à passer d’un ordre à l’autre : La Caulerpa est un tapis de
poils verts fluorescents 21, un tapis mouvant.22 En utilisant les termes
tapis, moquette, qui évoquent l’intimité, l’objet quotidien, on emprunte là
encore un des circuits de dérision du fait-divers. On fait allusion ainsi à
une certaine trahison de l’objet et en
associant au tapis l’adjectif
“ mouvant ”, on est du côté de l’interprétation magique : Sous cette
moquette, rien ne résiste : c’est Attila version Saint-Maclou. 23 En
juxtaposant l’image de l’envahisseur et du magasin d’ameublement,
l’espace envahi est déplacé imaginairement au cœur de l’intime, à
l’intérieur même de la maison. Le raccourci final provoque encore une fois
ce “trouble de la coincidence”.
Traversant toutes les représentations de la Caulerpa , l’ondoiement est
tout à fait propice à la polyvalence des suggestions : végétal, animal,
féminin, exotique, maritime, il coiffe et endosse deux champs
sémantiques à polarité opposée et complémentaire. Au sens propre,
l’ondoiement évoque la séduction mais au sens figuré, l’inconstance, la
variabilité, la mobilité. L’imaginaire de l’ondulation, de la chevelure amène
régulièrement à l’évocation du serpent et de la pieuvre : Pour Nice Matin24
et Spectacle du monde25, Caulerpa taxifolia, c’est l’algue à tentacules.
Pour d’autres, c’est le serpent : Elle peut ramper à l’ombre des
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24
25
Le Provençal, 06.12.92, 30.07.92, Calyposo Log avril 92, Ouest France 31.07.92 entre autres. “Echappée
vraisemblablement” soulignent plusieurs journaux (!) dont Ouest France du 31 juillet 92
Science et Vie, septembre 1996
Var Matin, 21.01. 92
Libération, 19.02.92
Var Matin, 19.01.93
Ouest France, 16.07.92
Thalassa, mars 1992
Calypso, juin 1994
25.07.92 : “La marque verte (…) projetant inexorablement ses diaboliques tentacules”
Juillet 92
posidonies, puis dresser ses frondes pour leur voler le soleil.26 Quelle que
soit la métaphore, elle est là pour révéler dans le comportement de l’algue
une véritable stratégie animale. Elle est tapie à l’ombre du rocher de
Monaco .27
Tout en ayant conservé un usage répété du pronom “elle”, l’adjectif ne
semble plus suffisant à qualifier l’espèce et ses comportements. Les
formulations se diversifient, utilisant largement le verbe. La Caulerpa est
devenue sujet actif, et même intelligent .28 On lui prête une stratégie, des
pensées : le journal Cols Bleus parle des tactiques de l’envahisseur .29 Le
Méridional dit l’algue maligne .30 Pour les Dossiers du Canard : Elle a
gagné les Canaries. Elle est en train de les encercler. Nul ne connaît ses
intentions .31 Le Figaro32 parle des pensées de l’algue exotique.
Autour d’un animal poursuivi et poursuivant, se met en place tout un
vocabulaire cynégétique. La Caulerpa elle-même est décrite comme un
prédateur actif : Chaque jour, la taxifolia colonise ainsi de nouvelles
zones, chassant la flore locale, tuant une partie de la faune 33 Elle chasse
les autres espèces d’algues.34 L’algue toxique attaque aux Lecques.35 Le
même mois, de nombreux journaux avaient repris la citation du
Professeur Boudouresque : Une espèce aussi forte et surarmée, c’est le
loup dans la bergerie. 36 Etayant l’idée de l’animal pensant, calculant, la
Caulerpa
rabat ,37 se camoufle38 . Il faut la traquer,39 la piéger , la
débusquer : Il s’agira de débusquer Caulerpa taxifolia là où elle a élu
domicile , dit Nice Matin le 12 avril 1992. Science et Vie Junior, dans un
dossier d’avril 1995, parle d’un rabattage effectué par la Caulerpa . La
Recherche affirme : Caulerpa taxifolia déjoue tous les pièges. En
Méditerranée, elle s’installe peu sur les hauts fonds, préférant se
camoufler au sein des herbiers de posidonie. 40
En résumé, voilà donc une construction qui est doublement en rupture. On
nous brosse le portrait d’un animal prédateur alors qu’il s’agit d’une algue
On est passé de la belle exotique à la bête maléfique. 41 L’algue est ainsi
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Var Matin, 12.02.97. Il est à noter que l’idée de “ramper” est déjà contenue dans l’appellation scientifique de
l’algue. “Caulerpa” signifie “qui rampe”
Sciences et Vie Junior, avril 95. le terme “tapie” est également utilize par Le Télégramme du 20 janv 1994
“Il convient de distinguer deux termes – bête et animal- qui semblent pourtant interchangeables (…) On
parle d’animaux domestiques et de bêtes sauvages. Précisément parce qu’elles sont à nos yeux pleinement
des bêtes, les secondes ne sont pas bêtes”. Pouillon J., Le cru et le su, p.124
20.01.96
Le Méridional, 15.04.92
Les dossiers du Canard, juillet 1992
24.10.95. Le journal met le terme entre guillemets.
Vsd, 09.01.92
Le Quotidien de Paris, 18.01.92
Le Provençal, 21.01.92
Entre autres, Sciences et Avenir, mars 92
Sciences et Vie Junior, avril 95
La Recherche, novembre 1999
Nice Matin, 19 juillet 93
La Recherche, novembre 1999
Le fait en lui-même n’est pas si étonnant puisqu’on sait bien que les appellations vernaculaires sont souvent
des métaphores et qu’il arrive qu’on passe parfois du végétal à l’animal Par exemple, le buis est aussi appelé
rejetée hors catégorie. La bête, ce n’est déjà plus de la nature, c’est de la
sur-nature. On ne s’attache pas à détailler le proche, comme c’est le cas
des operations taxinomiques, mais on classe à grands traits le lointain.
Interrogeons-nous pour savoir en quoi le fait de présenter la Caulerpa
taxifolia comme l’archétype du prédateur est nécessaire. Ces passages
précédant dans le texte le moment où on va parler de l’éradication de la
Caulerpa , on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit de justifier à l’avance le
traitement que l’on va faire subir à l’algue. Par un renversement de la
relation prédateur-proie, l’homme légitimise imaginairement la prédation
qu’il exerce sur l’algue, tout comme il doit justifier symboliquement le
passage à l’acte dans n’importe quel prélèvement sur la nature. Dans le
monde occidental, c’est sur le mode du discours que s’opèrent ces
opérations inconscientes qui chez les peuples primitifs et dans le monde
ancien, étaient mises en scène par un rituel. Le langage lui aussi est
performatif. Dire, c’est faire.42
Comme si le passage à l’animalité n’était pas satisfaisant, les années
1991-1992 voient une déferlante d’articles qui surexploitent le thème de
l’animalité, le poussent jusqu’à ses limites, franchissent encore une fois
les catégories.
De l’animalité à la monstruosité
Dernier degré franchi dans les étapes de la diabolisation de Caulerpa
taxifolia, une fantasmagorie de science-fiction qui fait assimiler l’algue à
un alien du monde sous marin. Caulerpa taxifolia n’est même plus appelée
par son nom scientifique. Elle est devenue un sujet entièrement fabriqué,
on l’a symboliquement et textuellement “ clonée ” non sous la lumière
intense des aquariums mais sous les projecteurs non moins intenses de la
médiatisation. Ce qui est désigné comme monstrueux dans la Caulerpa ,
c’est alien, donc en traduction littérale, l’étranger. Etrangère, elle l’est
doublement. D’abord parce qu’elle est d’ailleurs, ensuite parce qu’elle est
“ extra ” terrestre, puisqu’elle vient de la mer. 43 Enfin parce qu’elle
bénéficie conjointement d’une nature obscure et invisible, le milieu sousmarin, et d’une nature supra-visible, sur-éclairée qui est celle de la
médiatisation télévisuelle et journalistique. Sa couleur est d’ailleurs
qualifiée de vert “fluo”, un vert “vif”que les medias mettent du côté de la
modernité inquiétante.
Quand on arrive à cette acmé de la représentation, le vocabulaire devient
répétitif, comme si, d’une certaine façon, l’imagination était arrivée à
quelque chose d’indicible, au bout de toutes les possibilités du langage.
42
43
“daim des femmes” et le muflier “gueule de loup”
“Le discours du chasseur – car c’est dans le discours beaucoup plus que dans la praxis que l’échange a lieu –
est un dispositif de légitimation comparable au don des prémices et aux rites de restitution qui caractérisent
les sociétés primitives”. Dalla Bernardina Sergio, L’utopie de la nature, p.111
L’idée que la mer est le lieu des anomalies corrobore celle que la mer, et la Médirreannée partuclièrement,
est le lieu de l’étranger. “Des corps étrangers, la Méditerrannée en a pourtant souvent accueillis” Libération,
septembre 1993. “La Méditerrannée est une eau d’accueil pour les espèces étrangères” dit Science et Vie,
décembre 1997
On assiste simplement à la redondance des termes : monstre,44 véritable
monstre végétal 45, alien végétal ou mutant alien 46, monstre alien47, alien
de la Méditerranée48, mutant polyploïde49, monstre ravageur50, mutant de
l’aquarium51, peste verte52. L’idée du monstre est récurrente. Mais en
même temps que la figure du monstre s’élabore, elle se fractionne. A
nouveau, le soupçon pèse sur la possible intégrité d’une telle figure :
Serait-elle un seul et monstrueux individu fragmenté en milliards de
clones ? se demande le magazine53 qui affirmait quelques paragraphes
auparavant, que la Caulerpa n’était qu’une immense cellule. La figure du
gigantisme s’inverse. Il y avait déjà une dialectique de la totalité et du
fractionnement, due à la capacité de bouturage de la Caulerpa . On
pouvait lire dans L’Evènement du Jeudi54 que des pièces détachées
prennent racine.
Ainsi s’achève la figure de la menace : elle tient beaucoup du prodige, un
peu du crime. Mais pour être efficace, l’action prédatrice doit être
caractérisée davantage. Ce travail est effectué par la contamination de la
monstruosité à la sphère comportementale alimentaire et sexuelle. On
arrive ainsi à la figure qui va contenir à la fois l’expression de l’excès et sa
résolution.
La dévoreuse dévorée
Surenchérir sur l’animalisation, c’est taxer la Caulerpa de gloutonnerie.
C’est une algue qui dévore la Méditerranée titre le Quotidien de Paris55,
parlant de la gloutonnerie de la Caulerpa
Le Monde de la mer dit56 :
Toute trace de vie a ici disparu , comme digérée par la marée verte . Le
Figaro titre57 sur L’incroyable boulimie de l’algue tueuse et s’attendrit sur
les algues indigènes,
éliminées
sans miséricorde par la gloutonne
dévoreuse.
Au-delà d’une simple charge supplémentaire d’animalisation, le thème de
la dévoration est tellement développé qu’on peut penser qu’il exprime une
réalité plus sociale que physiologique : par son appétit, l’algue est
encore une fois désignée comme un grand prédateur, à la fois d’espace et
d’espèces.
Pour marquer la réprobation qui entoure cet acte de
gloutonnerie, on insiste sur le fait qu’elle mange, mais ne peut être
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Le Nouvel observateur, 26.12.91
Océano News, avril 1992
Nice Matin, 12.04.92
Méditerrannée, septembre 1992
Science et Vie Junior, avril 1995
Géo, juillet 1997
Science et Vie, décembre 1997
Ouest-France, 03.08.99
L’Humanité, 03.06.97
Ibid. On peut lire également dans Science et Vie de décembre 1997 : “L’algue se comporte (…) comme une
plante supérieure (arbre, buisson) alors qu’elle n’est faite que d’une seule cellule pouvant atteindre 2 m de
long.”
13 au 19 mars 1997
18.01.92
Mars 1992
21.10.92
mangée : Les oursins de la région, pourtant grand dévoreurs d’algues,
préfèrent mourir de faim plutôt que de goûter à ce plat trop exotique.58
Des oursins ont préféré se laisser mourir plutôt que de consommer l’algue
et se laisser empoisonner.59 Les oursins testés préféraient encore manger
leurs excréments ou même ronger les jauges en plastique des aquariums
plutôt que de consommer cette algue. 60
L’algue étant à la fois d’un appétit féroce et immangeable, on a là deux
marques d’un statut toujours situé aux extrêmes de la représentation. Or
c’est par le choix de ce que l’on mange que l’on détermine le monde
auquel on appartient. La condamnation morale implicite porte sur le choix
de la nourriture. Les journaux semblent apprécier le comportement
alimentaire de l’oursin. Il n’en sera pas de même pour la limace de mer,
seule espèce à se nourrir soi-disant exclusivement de Caulerpa taxifolia.
A partir du moment où l’on va, dès 1995, parler des solutions trouvées
pour lutter contre la présence de l’algue, solutions qui mettent en jeu
d’autres espèces du monde naturel, la dynamique classificatoire va
s’exercer en repensant l’algue par rapport à l’espèce qu’on lui oppose,
particulièrement quand il s’agit de la limace ou lièvre de mer,
scientifiquement nommée Elysia subornata et Oxyma azurorpunctata.
Le procédé est à nouveau l’opposition. Il consiste à introduire encore une
fois un trouble de la quantité, une perturbation de la logique. La limace
est qualifiée de petite, minuscule bestiole61, c’est une petite limace qui
peut sauver la Méditerrannée62 du “ monstre ” qu’est la Caulerpa.
Ensuite, la mise en rapport des deux espèces va s’effectuer dans un jeu
de parallélisme. Comme pour la Caulerpa , on avait d’abord classé
l’espèce, en l’occurrence la limace, en termes identitaires, en opérant une
distinction entre l’espèce d’ici et l’espèce d’ailleurs. La discussion tourne
autour des limaces indigènes, des méditerranéeennes comme Oxynoe
olivace que Geo63 qualifie de brouteuse bien de chez nous et la limace
tropicale, dont l’efficacité semble plus grande car elle se nourrit
exclusivement de Caulerpa. L’efficacité biologique est donc doublée d’une
efficacité symbolique. La limace et la Caulerpa ont en commun l’origine
tropicale, le fait d’être des étrangères.
Tout comme la Caulerpa , la limace est décrite comme un prédateur.
Malgré sa lenteur et sa petitesse, elle est bien investie des qualités de la
sauvagerie : Comme de minuscules vampires, les limaces percent les
siphons de l’algue avec leurs radules, des dents primitives, pour aspirer le
cytoplasme.64 La limace dévore , elle perce, elle aspire. Libération tente
58
59
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61
62
63
64
Le Quotidien de Paris, janvier 1992
Le Soir, 20.01.92
Libération, 19.02.92. “Généralement, les animaux carnassiers ne sont pas consommés”. Albert-Llorca M.,
L’ordre des Choses, p.98. Déclarer qu’une espèce est immangeable, c’est l’éloigner.
Figaro, 28.04.97
L’Evènement, février 1999
Géo, Juillet 1997
L’Express, février 1999
même un néologisme : les limaces gloutonnent.65 C’est à nouveau cette
remarquable capacité de dévoration de la limace capable de dévorer
chaque jour l’équivalent de deux grosses laitues. que relève le
Méridional66. Les journaux ne manquent pas de relever l’appellation moins
scientifique de la limace : le lièvre de mer. Le jour suivant, le journaliste
du Monde termine son article en soulignant de ce mollusque herbivore
qu’il est très friand de Caulerpa taxifolia. Et particulièrement vorace.
Phosphore de janvier 93 le reconnaît : La limace de mer est un mollusque
gastéropode nudibranche connu pour sa capacité à “ brouter ” n’importe
quoi . De même qu’il fallait un prédateur contre un prédateur , il fallait
un glouton contre une gloutonne.
Pour la limace, qualifiée des mêmes excès, la péjoration porte également
sur la façon dont sera ingérée cette nourriture (la vampirisation, le
suçement et l’aspiration et non le masticage). Enfin, les deux espèces ont
en commun le dégoût qu’elles inspirent. Toutes les deux, personne ne
les mange. On remarquera d’ailleurs que tous les grands prédateurs de
cette histoire vont mal finir : autant la Caulerpa , que les limaces qui la
mangent, qui sont, elles destinées à mourir, et pas de n’importe quelle
mort : de faim puisqu’une fois la Caulerpa
consommée, elles ne
trouveront plus à se nourrir. C’est également le choix de la faim et de la
mort plutôt que la transgression comme faute de goût qui fait élire l’oursin
comme l’animal le plus “ sympathique ” de toute l’histoire.
Autre caractère commun, la limace se reproduit autant que la Caulerpa ,
reproduction qualifiée d’“ effrénée ” par de nombreux journaux : Ces
limaces sucent à mort le cytoplasme de l’algue sans toucher aux autres
espèces et se reproduisent frénétiquement 67.
Mais ce qu’elle partage le plus avec la Caulerpa , c’est son ambiguïté. La
limace est perçue comme à la fois animal et végétal puisqu’une fois
nourrie de Caulerpa, on nous explique qu’elle peut survivre uniquement
grâce à la photosynthèse, et elle est aussi décrite par plusieurs journaux
comme à la fois mâle et femelle. 68 Le Figaro69 s’interroge : Animal ?
Végétal ? la frontière entre les deux règnes n’est pas toujours aussi
évidente qu’on pourrait le penser […] Dans le monde animal, il existe un
groupe de minuscules limaces de mer, les ascoglosses, qui peuvent se
transformer littéralement en… plantes. Le journal cite ainsi plusieurs
exemples d’animaux imitant les plantes ou vivant avec elles. Le titre de
l’article est évocateur : Quand des limaces marines se prennent pour des
algues . Les journalistes s’étonnent de ce comportement d’un animal qui
se transforme en plante alors qu’ils pratiquent inconsciemment l’autre
65
66
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68
69
5 août 1999
10.03.92
Var Matin, 11.03.97
D.Sperber, M.Douglas, M.Albert-Llorca ont relevé que le symbolisme s’exerce particulièrement sur les
espèces qui appartiennent à deux classes à la fois. On remarquera que la limace est couramment appelée
“lièvre de mer”. Or le lièvre est aussi un animal ambigü puisque selon les croyances, il est hermaphrodite. V.
Albert-Llorca, op.cit. p.60
28.04.97
opération : celle de faire passer une plante (la Caulerpa ) pour un animal.
Le magazine Géo70 faisait déjà remarquer, à propos de la Caulerpa :
Cette chimère tient de la plante et de la bête. […] Car, tel un champignon
ou un animal, elle peut manger du “ cadavre. Le cadavre étant les vases
putrides du port riches en matières organiques issues d’anciens abattoirs.
C’est cette même faculté qui frappe le journaliste de Science et Vie71
expliquant curieusement que la Caulerpa se nourrit comme vous et moi,
tel un organisme hétérotrophe 72 ! Cette physiologie mi-animale mivégétale, telle que le journal la qualifie, découle de l’aptitude de la
caulerpe à colonizer les zones polluées. Cette accointance de la Caulerpa
avec les canalisations, l’égoût, les milieux pollués, la vase, cette capacité
à “ manger du cadavre ” permet d’assimiler Caulerpa taxifolia à un animal
charognard donc à une créature du diable.
Toutes ces oppositions, ces parallélismes, ces correspondances
troublantes entre la limace et la Caulerpa viennent renforcer le sentiment
de coïncidence, de prédestination qui les lie l’une à l’autre. Cette sorte de
circuit d’exclusivité (seule cette limace mange Caulerpa taxifolia qui ne
sert elle-même de nourriture à personne d’autre) semble désigner un
dessein divin, une détermination répétée du type de celles qu’on trouve
également dans le fait divers. La coïncidence peut alors se lire comme un
signe. Un Dieu rôde derrière le fait divers 73 La limace est d’ailleurs
plusieurs fois qualifiée de bête à bon Dieu 74, ou de divine limace75 par les
journaux et même par certains scientifiques. Le terme bestiole, petite
bête, bête de Dieu, est aussi à opposer à “ la bête ”, sale bête, bête du
Diable, qu’est la Caulerpa.76 La limace est donc symboliquement une
envoyée des Dieux, l’instrument de la Providence fourni par la Nature pour
opérer le rééquilibrage. La conception de la nature comme milieu équilibré
permet de présenter la Caulerpa comme l’étranger perturbateur, qu’il faut
éliminer afin de retrouver l’équilibre originel. La limace, une fois les
Caulerpa s dévorées, devrait mourir rapidement, de faim. 77 On a donc ici
la clôture d’un évènement sur lui-même, qui satisfait à la fois la science et
la morale.
Car on ne manque pas de le signaler en comparant les différents moyens
de lutter contre l’algue, chimiques ou biologiques : la lutte biologique est
toujours la plus appropriée 78, la plus naturelle, l’outil rêvé pour une
70
71
72
73
74
75
76
77
78
Juillet 1997
Décembre 1997
hétérotrophe : se dit d’un être vivant qui se nourrit de substances organiques, comme les animaux et la
plupart des plantes sans pigment assimilateur (contraire : autotrophe)
“La relation de coincidence implique une certaine idée du Destin. Toute coincidence est un signe à la fois
indéchiffrable et intelligent.” Barthes R., op.cit. p.203
Libération, 04.08.99. L’Express, 11.02.99.
Le scientifique Thomas Belscher lui-même parle de “divine limace” dans l’Evènement du Jeudi 18 au 24
fevrier 1999
M. Albert-Llorca fait remarquer que de nombreux récits d’origine des animaux sont des récits de creation
dualiste justifiant les denominations de “bête à bon dieu” et “bête du diable”
Var Matin 11.03.97
Télégramme, 02.02.99
éradication en règle de l’algue tueuse.79 En juin 1995, il est clairement
écrit sous le titre de chapitre Jeter la Caulerpa en pâture, qu’il s’agirait
alors d’une élimination naturelle80. La limace possède donc un dernier
atout : elle appartient au même milieu que la Caulerpa . Il est préférable
que la nature règle ses comptes elle-même.
La multiplication des articles de presse nous renforce donc dans l’idée que
la mer est le lieu des anomalies et les mots des véhicules privilégiés
d’appréhension des espaces difficiles, et d’une nature possédée par les
spécialistes, scientifiques et journalistes.
Loin de délivrer une information objective, la presse a été, dans le cas de
Caulerpa taxifolia, productrice d’un discours qui “ travaille ” sans cesse le
matériau de la langue pour construire et déconstruire autour d’un ordre de
la nature. N’étant pas tenue, pour parler de l’invasion algale, à la forme
brève habituellement caractéristique du fait divers, elle choisit pourtant de
manière répétitive certaines de ses structures linguistiques et de ses
invariants anthropologiques, comme la transgression criminelle et sociale,
l’exotisme social, les énigmes et les monstres. Si les opérations relevées
ici donnent corps à l’invisible Caulerpa à travers des figures du langage,
sa production doit être considérée également sous l’angle cumulatif,
comme une quantité qui en tant que telle, interroge. Plus de 600 articles
de presse en 10 ans, dont 250 pour la seule année 1992. 81 De même que
l’écart produit par les relations des mots entre eux dévoile les sens d’une
pensée plus “ sauvage ” que rationnelle qui comble les espaces ouverts
par l’indétermination et le désordre, l’écart semble appeler une autre
forme de comblement, quantitatif celui-là, provoqué par la redondance et
l’accumulation de détails qu’on sent jubilatoires, destinés à crédibiliser la
mise en scène outrancière de l’algue diabolique.
Sur ce que ces opérations révèlent de l’image du prédateur, il semble qu’il
doive se situer avant tout comme une figure contradictoire issue de la
fascination : à la fois beau et monstrueux, végétal et animal, masculin et
féminin , entre l’ailleurs et l’ici, tout à la fois attaquant et fuyard, dévorant
et immangeable. Parmi les solutions d’éradication d’un tel adversaire,
celles qui semblent les plus satisfaisantes symboliquement réunissent les
conditions suivantes : opposer un prédateur à un autre prédateur, un
dévoreur à un dévoreur82, un immangeable à un immangeable, un
rampeur à un rampeur, un obsédé sexuel à un obsédé sexuel. L’heureuse
élue est donc la limace, qui partage avec la Caulerpa tous les caractères
stables qui permettent le comparatisme et le caractère instable qui coiffe
79
80
81
82
L’Evènement du Jeudi, 13.03.99
Mer et Littoral, n°8
Borowitch Monique, Bilan national des Recherches menées sur la Caulerpa taxifolia, Université de
Bretagne Occidentale, Cente de Recherche Bretonne et Celtique, Brest, 2000
On peut mettre en parallèle, à travers le caractère punitif du retournement qui apparaît dans la dévoreuse
dévorée, la fonction du “comble” que R. Barthes a décelée dans le fait divers, et qui consiste au retournement
d’une action conte son auteur.
tous les autres: le doute identitaire, celui qui fait vaciller les grandes
catégories animal-végétal-humain. Ainsi le prédateur est une figure qui
réclame à la fois du même et du différent. Pour résoudre ses problèmes,
la société choisit elle aussi les ordres du semblable et du dissemblable. En
marquant une préférence avouée pour les solution “ naturelles ” au
problème de l’algue, comme si, de même que la transgression sociale doit
être punie par la société humaine, la transgression naturelle devait l’être
par la société “ naturelle ” et ses différents membres, à savoir ici les
oursins et les limaces.
Certes, la morale du récit n’est pas, comme celle de la fable, explicite.
Mais de par sa structure de paradoxes, de par le caractère punitif du
retournement (la dévoreuse dévorée), sa morale est transcendante et
nous éclaire sur un certain nombre de messages implicites qui sont
transmis, et qui concernent aussi bien la société de la nature que la
société des hommes.
Références bibliographiques
Albert-Llorca Marlène, L’ordre des choses, Paris, Editions du Comité des
Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS)1991
Auclair Georges, Le mana quotidien – Structures et fonctions de la
chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 1970
Barthes Roland - “Introduction à l’analyse structurale du récit” in
Communications, n°8, 1966
- “Structure du fait divers” in Essais critiques, Paris, Seuil,
1981
Borowitch Monique, Bilan national des Recherches menées sur la Caulerpa
taxifolia, Université de Bretagne Occidentale, Cente de Recherche
Bretonne et Celtique, Brest, 2000
Dalla Bernardina Sergio, - L’utopie de la nature – chasseurs, écologistes
et touristes, Paris,Imago, 1996
Douglas Mary, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de
tabou, Paris, La Découverte et Syros, 2001
Friedman Sylvie, Représentations vernaculaires de la prolifération algale
Caulerpa taxifolia dans la région d’Hyères (Var), maîtrise d’ethnologie,
Université de Brest, 2001
Pouillon Jean, Le cru et le su, Paris, Editions Seuil, 1993
Sperber Dan, “Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres
sont-ils bons à penser symboliquement” in L’Homme,1975 t.XV(2)
Quand le spectre des proliférations végétales plane sur
le Delta du Rhône.
Cécilia Claeys-Mekdade, maître de conférence en sociologie, Université
de la Méditerranée, UMR Espace 6012 / Equipes DESMID, Faculté des
sciences sociales de Luminy, département des sciences humaines.
Résumé
Selon la taxinomie naturaliste, le concept d’espèce invasive (ou
envahissante) est inféodé à deux catégories qui le précèdent, les espèces
autochtones (ou indigènes) et les allochtones (ou exotiques). Leur
dualisme intrinsèque partitionne les espèces selon leur « identité
territoriale » soulevant inévitablement la question de la difficile définition
des seuils spatio-temporels (être d’ici ou d’ailleurs, depuis quand ?) d’une
part, et d’autre part celle de l’équivocité des contenus taxinomiques (être
quoi et à quel titre ?). Partant de ces débats qui traversent les sciences de
la vie et les sciences humaines, cet article propose une approche
territorialisée des controverses relatives aux ainsi nommées espèces
envahissantes. L’enquête sociologique qualitative part du Delta du Rhône,
prenant en compte les espèces considérées comme envahissantes, et plus
largement proliférantes, du point de vue des taxinomies savantes, mais
aussi vernaculaires. Sur le sol de Camargue - ce symbole international de
nature sauvage, non moins issu de plusieurs siècles d’aménagements
humains (Picon 1978) - les controverses semblent exacerbées, dans leur
radicalité comme leur équivocité, rendant le dualisme anthropocentrisme
versus biocentrisme sous-jacent tout à la fois plus frontal et paradoxal.
Les plantes dans la vie
quotidienne au XXIe siècle
La grande aventure des plantes d'intérieur, histoire et
symbolisme d'une relation particulière au végétal.
Laurent Domec, sociologue, chercheur à l'institut de recherche
sociologiques et anthropologiques, Centre de recherche sur l'imaginaire,
Université Paul Valéry - Montpellier III.
Pourquoi et depuis quand toutes ces plantes dans nos intérieurs,
habitations ou lieux publics ?
Dans la longue histoire du rapport entre les hommes et le végétal, il y a
eu la volonté de faire pousser des plantes dans des pots, sans doute
d’abord dans un but utilitaire, puis comme ornement dans les jardins et à
proximité des pièces d’habitation.
A partir de la fin du XVIIIe siècle, les plantes en pot quittent appuis de
fenêtre, balcons et loggias, pour s’installer dans l’espace domestique
notamment grâce à l’utilisation de jardinières. L’histoire du végétal
d’intérieur tel que nous le connaissons aujourd’hui commence alors.
Retracer cette histoire montre que différentes familles de végétaux ont été
privilégiées selon les époques. Cela permet aussi de découvrir qu’il y a
toujours une intime relation du végétal avec le décor intérieur et
l’architecture. Nos plantes, par cette mise en écho, deviennent des objets
chargés de sens, elles constituent un vocabulaire nous permettant de
nous exprimer.
Enfin, à partir d’une typologie des créations passées et présentes, il est
possible de repérer des formes transhistoriques. En rapprochant celles-ci
des connaissances sur le symbolisme du végétal et de l’habiter, des
symboles archétypaux se font jour qui vont nous permettre de proposer
une interprétation de ce que l’on peut appeler un art du végétal
d’intérieur.
Cette interprétation permet d’entrevoir des éléments de réponse à la
question du pourquoi de la présence des plantes dans notre intimité.
____________________________
Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1974.
Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris,
Dunod, 1984.
Eliade Mircea, Le mythe de l’éternel retour : archétypes et répétition,
Paris, Gallimard, 1969.
Giedion Siegfried, Espace, temps, architecture, Paris, Denoël, 1990.
Harrison Robert, Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Paris,
Flammarion, 1992.
Maffesoli Michel, Au creux des apparences : pour une éthique de
l’esthétique, Paris, Plon 1990.
Marrey Bernard, Monnet J. P., La grande histoire des serres et des
jardins d’hiver, Paris, Picard, 1979.
Montenegro R., Styles d’intérieur : les arts décoratifs de la Renaissance à
nos jours, Paris, La Martinière, 1997.
Praz M., Histoire de la décoration d’intérieur : la philosophie de
l’ameublement, Paris, Thames-Hudson, 1994.
Thomas Keith, Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1983.
Thornton Peter, L’époque et son style, la décoration intérieure 16201920, Paris, Flammarion, 1986, 408 p.
Viard Jean, Le tiers espace, Essai sur la nature, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1990, 152 p.
Tailledoux et tailledur sont dans
(Topiarius au pays des Mauviettes).
le
même
bateau
Marc Rumelart, ingénieur horticole, écologue, professeur titulaire de
l'enseignement supérieur agronomique, responsable du département
d'écologie de l'Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles.
Le « retour » du motif végétal dans la publicité, le
design et le design urbain comme signe supposé de
progrès.
Charles Ronzani, paysagiste et doctorant à l'Ecole Nationale Supérieure
du Paysage de Versailles.
De façon un peu similaire à l'Art Nouveau ayant accompagné les
bouleversements technologiques, sociaux et de représentations de la fin
du XIXe siècle, (la tour Eiffel n'est elle pas une plante ?) aujourd'hui, les
formes, le mouvement et la valeur 'plante' ressurgissent après avoir été
longtemps confinés à des secteurs tels que les cosmétiques ou
l'alimentation. Après une phase de 'transition' dans les années 1990, avec
l'essor du 'biodesign' (twingo, Apple...), le phénomène semble se
spécialiser dans le végétal, à travers des degrés de ressemblances du plus
allusif au plus réaliste... la mode du 'green' est une tendance du design et
de la mode vestimentaire avec des secteurs de cible de plus en plus
larges, ce qu'on pourrait appeler, en faisant pleins de jeux de mots, le
'vert à tout prix' (voir Patrick Blanc et les murs végétaux, voir je ne sais
plus quel modèle de voiture vendue comme écologique alors qu'elle
n'est... que verte)
Outre les lampadaires, mobilier d'intérieur, appareils électroniques,
c'est dans l'architecture contemporaine que l'émergence est la plus
frappante : sous des demandes de 'durable', les architectes répondent
selon un gradient qui va de plus en plus du symbolique au fonctionnel, en
passant par la plante comme paradigme-relais de 'l'utile et de l'agréable
en même temps' : simple végétalisation d'abord, formes souples ensuite,
formes végétales après, puis, actuellement, revendication explicite du
modèle végétal comme principe d'occupation spatiale, de mobilité,
d'économie de moyen. La forme et le fond commencent à se retrouver
ensemble dans les mêmes projets : architecture 'invasive' et autoréplicante prenant racine sur le substrat des vieux centre-villes...,
proposition de lampadaires souples ondulant comme des herbes...).
Dans un cadre plus général, il y a je crois une rupture réelle avec
l'image de la modernité technique et du style tels qu'ils existaient dans les
années 1980... (caricaturalement, le Gris et l'Angle) : pour ceux qui
aiment la 'culture pop', c'est une fois de plus les images du futur qui
explicitent avec plus d'acuité le changement, c'est à dire la Science-fiction
(cette métaphysique illustrée du XXe siècle) : il n'y a qu'à voir comment
un objet social tel que la série des films 'Star wars' , 'fond' d'inspiration et
'concrétion' importants de l'imaginaire des formes de l'époque, a vu son
design 'muter' complètement d'une inspiration revendiquée des
'formalistes russes' de son jeune réalisateur dans les années 1970, à une
inspiration biologique de ses formes...
Il y a eu, à ma connaissance, de brèves esquisses théoriques,
précoces, sur le plan sociologique et sémiologique du phénomène lorsqu'il
était une simple 'niche' parmi d'autres, (ayant toujours plus ou moins
survécue en design, comme l'irrégulier a toujours plus ou moins côtoyé le
régulier en jardins)... Elles sont dûes à Barthes (indirectement : la Femme
dans les typogrammes de Erté), et à Baudrillard directement (le système
des objets)... de même, les archis s'appuient parfois, en faisant flèche de
tout bois, sur les théories jugées modernes (voir post-modernes) qui
s'appuient sur le paradigme végétal (le 'rhizome' de Deleuze, la
'dissémination' de Derrida), et certains philosophes de l'imaginaire
déplorent 'l'absence' du végétal comme thème d'analyse des vieux
philosophes de l'imagination des formes et des matières : si Bachelard
avait ciblé le motif aquatique (l'eau, le feu, la terre, le vent), il avait
'oublié' la plante (Jaques Dumas, Traité de l'arbre).
En tout cas, le phénomène ayant une grande ampleur, je sais que
les designers dissertent explicitement dessus (sur internet, dans les
revues), et ça ne m'étonnerait pas que les socio s'y soient mis...
Il serait possible de faire un micro-essai de sémiologie de la publicité et du
design, à partir de quelques exemples (problème des droits de
reproduction des images !! = à contourner par des croquis, comme les
gravures de jadis ?).
Peut-être ainsi en tirer quelques données sur la signification de cet
imaginaire en germination rapide : compensation d'un 'vrai' durable
absent par l'image ? Réaction à l'urbanisation ? 'Préparation' des esprits ?
Dommages collatéraux des nouvelles idéologies ? Récupération,
phagocytage et mise sous contrôle par le marché d'idées qui lui sont
opposées (gratuité, croissance désintéressée, lenteur..) Je n'en sais rien,
mais on sait que les représentations sociales précèdent les réalités en
cours d'acceptation en en représentant seulement le périphérique, la
lettre, plus facile à transmettre bien sûr que l'idée centrale et le sens.
Le cadre de la représentation environnementale en cours est bien
trop gigantesque à appréhender, mais on peut peut-être cerner quel genre
de rôle l'imaginaire végétal des objets y joue... (concrétiser une globalité
-celle de la 'Terre', 'berceau fragile des générations futures', cadre du
réchauffement, etc par nature irreprésentable ?) en analysant quel genre
de sens peut être lu à travers le champs de leurs propriétés de discours
visuel et linguistique, à défaut de pouvoir sonder des milliers d'opinions.
Les bouquets funéraires des bords de
l'émergence d'une autre culture des défunts.
route
ou
Laetitia Nicolas, chercheuse indépendante en anthropologie.
Réqumé
La pratique de poses de bouquets de fleurs sur les lieux de crimes ou
d’accidents mortels connaît un grand essor. Une étude anthropologique
réalisée auprès de « poseurs de bouquets » sur ce qui apparaît souvent
comme un nouveau rite funéraire, permet de s’interroger sur cette
évidence : un bouquet de fleurs posé dans un endroit où sa présence n’a
pas lieu d’être renvoie automatiquement à la mort et au souvenir. Outre
les nombreuses questions qu’un tel objet d’étude pose en matière de
méthodologie (anonymat des bouquets, imprévisibilité des poses, difficulté
pour rencontrer des informateurs qui acceptent de témoigner sur un sujet
aussi tabou et douloureux), il présente l’intérêt d’ouvrir de nombreuses
pistes de réflexion. Parmi celles-ci : la place actuelle de la mauvaise mort
dans le corps social, la notion de rite funéraire, de culte au défunt,
l’exposition de soi et la relation établie avec les vivants. Cependant, c’est
en prenant un angle de vue ethnobotaniste, et à travers l’observation
attentive de ces « bornes de mémoire » (nature et symbolique des fleurs,
entretien sur la durée, rythme des poses, etc.) que des éléments
d’interprétation peuvent apparaître. En effet, ces fleurs de bords de route
peuvent-elles aider à cerner le lien contemporain que l’Homme met en
place avec le végétal, en particulier dans ces circonstances funéraires et
commémoratives ? C’est en longeant des pistes de réflexion orientées sur
les notions d’esthétique, de proximité, d’identité et la relation
nature/artifice, que sera décryptée la possible spécificité du langage des
fleurs utilisé. De même elles aideront à comprendre la nature de ce qui est
commémoré à travers la mise en scène de ces végétaux.
Du savoir-faire à la connaissance des
plantes: pratiques ancestrales et savoirs
modernes au sein du monde rural portugais
Amélia Frazão-Moreira
CRIA (Centro em Rede de Investigação em Antropologia) et FCSH/UNL (Faculdade
Ciências Sociais e Humanas da Universidade Nova de Lisboa), Portugal
Ana Maria Carvalho
IPB/ESA (Instituto Politécnico de Bragança/ Escola Superior Agrária) et CIMO
(Centro de Investigação de Montanha)
Les “botas” sont des “leitaregas” (porcelles). De la rosette de feuilles il y a
un fil qui sort et devient gros au milieu et puis qu’on mangeait. On
mangeait tout, les “botas”, les “canastras” (mannes), les “corniçós”
(comme des cornes), les “lentilhas” (lentilles). Nous les gosses …on ouvrait
les gousses encore vertes des lentilles, on groupait les graines en cercle et
on les attrapait avec la langue. On s’amusait ! (témoignage d’un homme,
paysan, soixante ans)
Dans les villages du nord-est portugais, dans les mémoires d’enfance des
hommes, l’imaginaire des plantes est associé aux jeux et travaux de la vie
quotidienne d’autrefois.
Bien de récits des gens exhortent le plaisir de cueillir les porcelles
(“botas”) et les astragales (“canastras” et “corniçós”), de chercher le
conopode (“riqueijões”) dans les chênaies et le cytinet (“mimos”) au
milieu des cistes, et de monter aux châtaigniers et noyers pour ouvrir les
bogues et les noix verts et manger les marrons et noix pas encore mûrs.
Ils ont aussi présent à l’esprit comme il était pénible de faucher le foin et
le blé, arracher les pommes de terre et ramasser du bois pour l’hiver. Ils
ont dans leur mémoire les effets de la sève de chélidoine, “ceruda”, ou de
petit houx, “gilbardeira”, appliquée aux coupures ; ils savent encore où
trouver la meilleure fougère, “avenca”, et comment on peut préparer la
décoction de “alcária”, une cistacée rare et affamée.
Les femmes évoquent aussi les histoires de leurs grand-mères, des
histoires où les plantes jouent un rôle fondamental aux cérémonies
religieuses et festives du village, guérissent et préviennent les maladies et
protègent la famille et le foyer.
Dans cet imaginaire, les plantes sont perçues comme indispensables à la
survie, au loisir et à un rapport étroit avec le milieu naturel et le
surnaturel.
Aujourd’hui, beaucoup de jeunes des villages envisagent le monde végétal
comme un scénario. Ils y vivent pour un temps limité : à la première
occasion favorable ils se rendent à la grande ville, en renonçant au petit
village, où, malgré tout, les représentations et l'imaginaire des plantes
persistent.
En même temps, on trouve dans ces endroits des adultes avides de
nouvelles connaissances au sujet des plantes utiles. Ils s’enrichissent de
savoirs exogènes sur le monde végétal en s’attachant à une nouvelle
vision de la nature.
La recherche menée dans le cadre du projet “Ethnobotanique du Nord-Est
Portugais, savoirs, plantes et usages” (2005-2008) concerne deux études
de cas conduites au sein de deux aires protégées de l’intérieur du Portugal
– “Parque Natural de Montesinho et Parque Natural de Douro
Internacional”. Ces études visent à apprendre comment procède et
s’actualise l’appropriation sociale de l’univers végétal en contextes ruraux
soumis à des changements socio-économiques, en recourant à la
méthodologie ethnographique, à l’enquête orale et aux entrevues
structurées.
Tout le territoire de ces parcs naturels, tout comme d’autres régions de
l’intérieur portugais, a souffert de profondes transformations depuis les
années soixante. Des flux migratoires vers l’extérieur du pays et l’exode
rural vers les villes de la région et du littoral portugais ont conduit au
dépeuplement et en conséquence à des changements socio-économiques
qui provoquent des impacts environnementaux importants.
Le village de Quintanilha, l’univers de la première étude de cas, est un
bon exemple des transformations économiques, culturelles et du paysage.
Quintanilha, au sein du “Parque Natural de Montesinho” est une
communauté qui vit entre un passé essentiellement agricole et un avenir
qui s’envisage comme un « village-dortoir » (dans le sens de la banlieue
dortoir mais de très petite dimension) de Bragança, la ville la plus proche.
Pour le moment, uniquement des personnes âgées, en majorité des
retraités, dévouent leur temps aux activités agricoles. Les 20 km d’une
voie rapide parcourue en 15 minutes rendent possible de travailler ou
d’étudier à Bragança. Cette ambiance de périphérie urbaine est bien
visible pendant le week-end, quand les familles viennent d’ailleurs et
remplissent leur maison d’origine en jouissant de leur repos
hebdomadaire.
La deuxième étude a été réalisée au village de Póvoa, dans le “Parque
Natural do Douro Internacional”. Il s’agit d’un village où l’activité agricole,
basée sur l’élevage bovin et ovin, est encore remarquable. Malgré ça, la
plupart des jeunes qui y habitent sont employés dans la ville frontière de
Miranda do Douro (une ville au bord du fleuve Douro, frontière naturelle
entre le Portugal et l’Espagne), bien qu’un nombre significatif de familles
garantissent le revenu principal par l’élevage. On trouve un mode de vie
rural dans un espace géographique vieilli et dépéri qui se caractérise par
des activités agricoles relativement traditionnelles.
Les systèmes socio-économiques basés sur l’élevage, la production
familiale et l’autoconsommation subissent des transformations. Les
activités agricoles s’affaiblissent ou sont en train de disparaître. Les
systèmes d’exploitation traditionnels ont changé, surtout ceux qui
concernent l’élevage et la production fourragère à Quintanilha, les
pâturages et l’oléiculture à Póvoa, et la céréaliculture dans les deux
villages. L’élevage et par conséquent la présence humaine dans les forêts
est en diminution. Par exemple, on ne coupe plus le bois et les
arbrisseaux, le sous-bois n’est pas pâturé, on ne profite plus des
ressources forestières parce qu’on ne ramasse pas les plantes sylvestres
utiles et on ne fauche plus les prairies de montagne.
Au potager il y a aussi des transformations qui amènent à de nouvelles
conceptions. Jadis ces espaces étaient conçus pour produire la nourriture
du bétail. Citrouilles et potirons, avoine, choux, lentilles, navets et
betteraves nourrissaient, tout d’abord, les animaux pendant l’hiver.
L’alimentation des hommes dépendait des surplus et de la production
obtenue dans quelques parcelles de pommes de terre, oignons, ails, pois
chiche et haricots secs. Depuis une trentaine d’années le jardin potager
est devenu un espace beaucoup plus diversifié. On observe encore des
parcelles résiduelles pour l’élevage, à côté d’autres parcelles cultivées de
plusieurs sortes de végétaux, aromates et médicinales (parfois, des
espèces que les femmes ont fait passé de la forêt au jardin) et d’une
panoplie de plantes ornementales.
Tous les changements mentionnés ont introduit des modifications
considérables aux agro écosystèmes régionaux, et par la suite, on observe
des conséquences au niveau du paysage, des habitats et de la biodiversité
animale et végétale.
Cette communication se conçoit à partir de trois questions : Est-ce que les
changements socio-économiques récents et le rapprochement du rural au
quotidien urbain ont modifié l’imaginaire des plantes ? Est-ce qu’on peut
parler d’un rural contemporain ? S’agit-il de l’imaginaire contemporain du
végétal au monde rural ou de l’imaginaire du végétal dans un monde rural
contemporain ?
On essaiera de répondre à ces questions en recourant à des exemples d’
usages et perceptions, passées et actuelles, de plusieurs espèces de la
culture locale qui se font remarquer sous trois aspects : alimentation,
médecine et symbolisme.
Brionies et choux de Bruxelles – aliments d’ici et d’ailleurs
Les usages infantiles qu’on a décrits ne se perpétuent que dans la
mémoire des anciens. Les plus jeunes ne participent plus aux tâches
agricoles et ont perdu le contact et les savoirs de la nature et du végétal :
ils ne reconnaissent pas les plantes, ni même leur nom.
D’autre part, les plantes qu’on mangeait autrefois chaque jour n’ont plus
la même importance dans le régime alimentaire des gens, puisque le
paysage champêtre est transformé et en conséquence, la disponibilité des
herbacées s’est aussi modifiée, en même temps que les habitudes
alimentaires ont nécessairement changé.
Maintenant on trouve toutes sortes de produits alimentaires, même dans
les communautés rurales les plus intérieures, surtout par rapport à ce
dont on disposait il y a une trentaine d’années. On se rend compte de ce
fait une fois qu’on procède à l’inventaire des plantes potagères et qu’on
parle aux informateurs. Ils sont les premiers à faire remarquer la diversité
des jardins potagers actuels par rapport à d’autres époques. Quelques
paysans sont sûrs que les jardins modernes sont beaucoup plus riches de
nos jours parce qu’on a plus de temps pour les faire cultiver et qu’on n’a
pas besoin de ces espaces pour la nourriture du bétail. Mais cette diversité
est aussi liée aux dernières tendances des consommateurs et aux notions
récentes d’une alimentation raisonnée.
Le système alimentaire totalement basé sur des pommes de terre et du
pain de seigle, auxquels on ajoutait parfois des herbacées, comme la
bryone (“norças”) et les bourraches (“borragens”) fut remplacé par des
régimes dont la consommation de légumes cultivés au jardin potager a
pris de plus en plus d’importance. Les parcelles de terrain à deux pas de la
maison, qui servaient fondamentalement à l’élevage, sont devenues des
jardins potagers qui cherchent à satisfaire les besoins alimentaires de la
famille. Les salades, les nouvelles variétés de choux (chou de Bruxelles,
brocoli, chou-fleur et chou rouge accompagnent les traditionnels chou
cavalier et chou à grosses côtes), le poireau, l’aubergine, la courgette, les
variétés de tomate, piment et poivron sont des espèces qu’on observe
souvent dans la plupart des potagers bien soignés.
Les épices sont d’autres plantes qui ont récemment été cultivées dans le
jardin potager. Du persil (“salsa”), de la coriandre (“coentros”), de la
ciboulette (“cebolinho”), du basilic (“mangericão”) et du thym commun
(“tomilho”) sont les saveurs de la nouveauté, importés depuis peu de
temps.
Un pareil phénomène se passe avec les tisanes. Les anciens font toujours
allusion à la mélisse (“cidreira”) et à la menthe (“hortelã-pimenta”), les
tisanes de toute leur vie. Et pourtant, on trouve dans les jardins la
verveine (“limonete”) et la citronnelle (“chá-príncipe”), des aromates bien
aimées, introduites et cultivées davantage depuis les années soixante-dix
du vingtième siècle.
Les savoir-faire des aromates sauvages s’appliquaient à la conservation
des produits alimentaires. Le thym sauvage (“cheirosinha”), l’origan
(“orégãos”), le laurier (“loureiro”) et l’ail (“alho”) étaient et sont encore
des ingrédients indispensables pour assaisonner les saucissons et
conserver les olives. La jeunesse ne sait plus préparer de saucissons et
pour ça les jeunes ne reconnaissent et n’utilisent pas ces espèces.
Simultanément à ces nouvelles introductions, la consommation de
quelques herbacées sauvages s’est poursuivie. Ces espèces doivent leur
popularité aux mémoires du passé mais surtout aux influences du monde
urbain, puisque des campagnes publicitaires utilisant plusieurs médias et
la vente de produits sauvages alimentaires dans les grands magasins des
villes ennoblissent et favorisent l’usage des aliments sylvestres et des
produits du pays. Par exemple, les feuilles d’oseilles (“azedas”) et silènes
(“conecos”) se mangent comme salades. Néanmoins, le fait d'être
connues et aimées ne rompt pas avec l’association négative généralement
établie entre les végétaux sauvages et les périodes de famine et de
pauvreté.
Ce qu'il y a de remarquable c’est que plusieurs informateurs font
couramment une association d’idées entre produits alimentaires sauvages
et du pays et alimentation raisonnée au bénéfice de la santé. Plusieurs
témoignages ont insisté sur les principes vitaminiques de certains fruits
sauvages, comme les cenelles, baies rouges de l’aubépine, les mûres et
les baies des ronces ainsi que des potirons cultivés. La prise de conscience
de la valeur nutritionnelle des aliments se rapporte à une nouvelle
perception des plantes alimentaires. Malgré ça, à cette conscience ne
correspond pas une pratique ni une utilisation régulière. Il s’agit plutôt des
connaissances savantes dissociées du savoir-faire.
En règle générale, on peut dire que l’usage alimentaire des plantes rend
plus clair le caractère à la fois persistant et adaptable des perceptions qui
concernent le monde du végétal. On trouve de nouvelles espèces
introduites pour satisfaire l’adoption de systèmes alimentaires répandus et
des espèces d’autrefois qui perdurent dans la gastronomie traditionnelle
ou qui s’adaptent à des pratiques qui témoignent de la valorisation
moderne des saveurs ancestrales, parfois oubliées.
Le Tableau I résume des usages alimentaires passés et présents de
quelques plantes sauvages.
La mauve – de la guérison à la cosmétique
On fait bouillir la plante (la mauve ; “malva”) et on lave les blessures pour
qu’elles guérissent plus vite (homme, berger, soixante-douze ans)
La mauve est utilisée en tisane et est bonne pour maigrir, mais il faut faire
attention, on ne doit pas boire trop parce qu’elle (l’infusion de la plante)
mange les globules rouges… (femme, paysanne, soixante ans)
La mauve c’est un bon exemple du changement que l’imaginaire du
végétal et les représentations des plantes ont subi. C’est une plante-clé
d’un groupe de plantes médicinales considérées comme fondamentales.
L’enquête a montré qu’on utilisait surtout la décoction des feuilles ayant
des propriétés désinfectantes et cicatrisantes pour les affections externes,
l’infusion des feuilles sèches étant conseillée pour les maladies des voies
génito-urinaires et pour l’excrétion urinaire (diurétique). La plupart des
témoins (masculin et féminin) insiste sur l’usage externe de la mauve,
celui-ci étant indifféremment pratiqué pour les hommes et les animaux,
mais l’usage interne n’a été signalé que par deux informatrices, une pour
chaque village.
Cependant, le cercle de famille et l’entourage des amies vivant dans les
grands centres urbains et l’information écrite et celle diffusée ont
déclenché chez les femmes des préoccupations diététiques et esthétiques,
ce qui a déterminé une nouvelle application de la mauve. L’infusion des
feuilles s’est adaptée pour amincir et maîtriser la cellulite. Finalement, ces
femmes ne font que citer et récupérer une indication ancienne, l’infusion
diurétique, cachée sur une conception moderne du corps (réduction de la
cellulite et perte de poids), qui s’appuie, malgré les apparences, sur des
effets thérapeutiques semblables.
L’imaginaire des plantes quant aux usages médicinaux est plein d’autres
exemples. C’est le cas des plantes qui ont des indications dans le domaine
des maladies cardio-vasculaires. Cette indication thérapeutique s’exprime
de plusieurs façons selon les informateurs : il y a ceux qui classifient ces
plantes comme très bonnes pour le cœur et d’autres qui les
recommandent pour le cholestérol, un concept de la médecine
conventionnelle, récemment incorporé aux discours régionaux concernent
la maladie et la santé.
On peut voir au Tableau II des usages médicinaux passés et présents de
quelques plantes sauvages.
Autrefois l’appropriation sociale de la nature et du végétal se basaient sur
une importante utilisation pharmacologique des espèces sylvestres et
cultivées, qui donnait une réponse aux situations quotidiennes relatives au
travail manuel et à une vie très dure : accidents de travail, affections
respiratoires, digestives et de la peau.
On trouve beaucoup d’exemples dans la pharmacopée traditionnelle
utilisés pour soulager ces affections : les emplâtres de feuilles de bouillonblanc (“cuchapeiro”), noyer (“nogueira”) et bardane (“bardana”); les
infusions de fougère (“avenca”) et origan (“oregãos”); les lavages de
mauve, “alcária” et graines de lin (“linhaça”); les sirops de cresson
(“agrião”) et ciste (“esteva”).
Ce type de problèmes qui revenaient chaque jour au cours des travaux
agricoles, sont maintenant moins importants. De toute façon la plupart se
résolvent rapidement et efficacement en faisant appel aux traitements de
la médecine conventionnelle.
Ainsi, en ce moment, la pharmacopée traditionnelle n’est plus pratiquée
que par des individus plus âgés pour guérir les petits problèmes de santé,
indigestion, rhumes ou inflammations des voies urinaires, ou pour
prévenir ou réguler les maladies du système nerveux et les maladies
métaboliques (diabètes, cholestérol, hypertension). On s’adresse aux
connaissances de jadis en même temps qu’aux solutions des agents de la
médecine conventionnelle, tout comme c’est le cas dans autres contextes
sociaux (Pieroni 2005 ; Pardo de Santayana 2008).
Dans les circonstances actuelles et surtout à Quintanilha, le village qui
subit le plus de modifications socio-économiques, les témoignages
énumèrent des recommandations et des recettes qui utilisent des plantes
exotiques (le figuier de l’Inde, “mão-de-rata”, et l’aloès, par exemple)
auxquelles on attribue la prévention de certaines maladies. De telles
maladies dont on parle clairement aujourd’hui n’étaient pas connues ou
extériorisées autrefois. Lors des enquêtes, on a été attentif à l’usage de
telles plantes et recettes mais on n’a jamais pu enregistrer leur utilisation
ou consommation. C’est pourtant vrai que le figuier de l’Inde, l’aloès et
d’autres plantes exotiques se cultivent dans les jardins et les potagers de
quelques personnes.
Des hommes et des femmes dont l'âge est compris entre cinquante et
soixante-quinze ans sont avides d’apprendre, c’est pour ça qu’ils
enrichissent leurs connaissances de la flore régionale de toutes sortes
d’informations. L’apprentissage des savoirs exogènes se fait au moyen de
la lecture (des livres et d’autres publications de vulgarisation), de
programmes radiophoniques et de la télévision, ou en échangeant des
renseignements parmi les spécialistes de médecine conventionnelle et
alternative. Des savoirs érudits ou, parfois, rien que la systématisation de
savoirs populaires exogènes, qui sont réunis et transmis par l’écrit et qui
se mêlent aux savoirs locaux (Frazão-Moreira, Carvalho et Martins 2007).
En un mot, les pratiques et les connaissances actuelles dans le domaine
des plantes médicinales expriment encore des changements de
perception. Certains usages médicinaux qui semblent continus, dénotent
de nouveaux concepts étiologiques, tandis que les nouvelles conceptions
du corps et de la maladie conduisent vers la recherche et l’acquisition de
savoirs phyto-pharmacologiques exogènes.
L’appel aux plantes médicinales n’a plus la même dimension dans la
résolution des problèmes survenus dans une vie rurale très dure, mais a
gagné un rôle complémentaire ou de substitution à la médecine
conventionnelle. Malgré ça, les jeunes trouvent que l’usage de plantes
médicinales ne concerne que les plus vieux.
Rue, aubépine et pensées – parmi les sorcières, autels et jardins
De nombreuses espèces avaient une utilisation protectrice, magique et
symbolique. Les réponses efficientes aux désordres naturels, maladies,
catastrophes et tous les dangers du domaine surnaturel, qui remplissent
l‘imaginaire rural, entraînaient l’évocation de l’efficacité symbolique des
plantes.
Dans le cadre des croyances et de la dévotion populaire les plantes
étaient, avant tout, un moyen d´écarter les effets funestes des éléments
déchaînés, d’éloigner tous les maux et le caractère maléfique de certaines
entités comme les sorcières, dont la description correspond à des femmes
qui possèdent pouvoirs et connaissances surnaturels et magiques et qui
pratiquent des actions maléfiques (Lisón-Tolosana 1983; Pina Cabral
1989). Les plantes se révélaient les médiatrices entre la sphère humaine
naturelle et surnaturelle.
La plupart des usages symboliques des plantes n’ont plus de signification
parce que la vision cosmologique s’est modifiée. Par rapport à la majorité
des phénomènes naturels menaçants, on a trouvé des justifications
technico-scientifiques et plusieurs soucis concernant les activités agricoles
(récoltes, moisson, mise à bas des animaux, labourage, par exemple)
n’ont plus aucune signification. Néanmoins, on fait appel à des pratiques
auxquelles se configurent encore les représentations symboliques des
plantes. Les fumigations de lavande (“arçã”) ou romarin (“alecrim”), sont
considérées comme une bonne façon de purifier et d’écarter l’envie, le
mauvais œil et les sorcières. On ne ramasse plus l'immortelle commune
(“erva-da-inveja”) pour la sécher et la maintenir à la maison, tandis qu’on
cultive la rue (“arruda”), dans des pots qu’on dispose à l’entrée des
maisons. D’autre part, on ne fait plus de fumigation avec la phylaria
(“lentisco”) pour protéger de l’orage, mais la joubarbe des toits (“cacto”)
est soigneusement conservée sur les toits, ou sur les murs qui entourent
les maisons. Le millepertuis (“pericão”) et “sal puro” (une sorte de thym)
on les brûle aux feux de la Saint-Jean ce qui est propice à une bonne
santé et maintient les sorcières à leur place83. Ce sont des témoignages de
l’imaginaire du monde végétal de jadis mais qu’on essaie de garder parce
qu’on ne sait jamais, “não vá o Diabo tecê-las” (il ne faudrait pas que le
diable s'en mêle)…
Les plantes jouent aussi un rôle très important dans le calendrier
liturgique catholique et festif. Autrefois, on associait souvent des
événements à quelques plantes. Phylaria, laurier et olivier (“oliveira”) et
encore d’autres, étaient utilisées pour les rameaux bénis de Pâques ;
l’aubépine (“espinheiro”), les genêts blancs (“giesta-branca”) et d’autres
sortes de plantes à fleurs blanches paraient les autels de la Vierge au mois
de mai.
Grâce à ces usages, ces plantes ont acquis un statut symbolique et sacré
qui est reconnu par tous, un processus semblable à d’autres qui ont été
décrits dans des contextes ruraux européens (Lieuteghi 1998; San Miguel
2007). L’expression de la dévotion par les plantes n’est pas disparue mais
l’éventail d’espèces qu’on choisit est tout à fait différent. D’une part la
cueillette des plantes sylvestres est sortie des habitudes à cause du
vieillissement de la population et parce que beaucoup de personnes
travaillent ailleurs, surtout à Quintanilha. Les gens vieillissent et leurs
promenades n’arrivent plus jusqu’à la forêt ; ceux qui travaillent dans la
ville n’on pas le temps de s’en occuper. D’autre part, l’utilisation de fleurs
cultivées au jardin ou de fleuriste est considérée un signe de prestige et
de progrès, dans une approximation aux modèles esthétiques et
stéréotypés de la grande ville.
Dans le rameau de Pâques, la phylaria a laissé sa place au romarin et à
l’olivier ; à la maison, des hybrides cultivés remplacent les primevères
sylvestres (“páscoas”) ; à l´église et sur les autels l’aubépine cède son
tour à la calla (“jarros”) et aux lys (“lírios”). Dans les fêtes religieuses
surviennent la gerbera, les œillets et les anthuriums, ainsi que des
fleurons ornementés de feuilles d’espèces exotiques, du palmier, par
exemple.
La valeur magique et religieuse des plantes ne touchent plus plusieurs
domaines de la vie quotidienne. Cependant, une telle valeur est évoquée
par les plus vieux pendant certains événements cycliques et festifs. Il
83
Pour une approche historique des usages magiques de ces plantes en Europe voir Bilimoff (2003).
faudra confirmer si les jeunes d’aujourd’hui, reproduiront à l’avenir ces
pratiques symboliques qui utilisent le monde végétal.
Une des plus grandes modifications qu’a subi la conception du monde
végétal concerne la perception des plantes comme ornementales. Dans le
passé, on ramassait couramment des plantes sauvages (bruyères et
genêts fleuris) ou cultivées (épis de blé et seigle) pour décorer la maison.
Aujourd’hui on constate une très grande diversité d’ornementales
cultivées aux jardins, aux balcons et aux fenêtres des maisons. Cette
omniprésence correspond à une nouvelle relation entre les gens et le
monde végétal.
La dimension ornementale des plantes est devenue le but d’une activité. Il
ne s’agit plus d’une extension d’autres activités, comme le ramassage en
forêt et l’agriculture. Les connaissances et les savoir-faire concernant les
plantes ornementales sont un domaine des femmes qui sont fières de
leurs fleurs et arbrisseaux et qui rivalisent entre elles par la diversité et la
beauté des exemplaires qu’elles cultivent.
On a des témoignages de la recherche intense de nouveautés, l’échange
de matériel végétal avec les voisines et les amies d’autres villages et
l’achat saisonnier d’espèces exotiques, par exemple des plantes carnivores
et des espèces tropicales. Dans ces villages comme ailleurs (Carvalho
2005) les femmes insistent sur les valeurs esthétiques des plantes, les
couleurs des fleurs, des fruits et des feuilles, leur fragrance caractéristique
et la résistance à la rigueur du climat. La notion d’immatérialité du végétal
est en train de se perdre et les plantes deviennent “requises pour ellesmêmes”.
Les plantes rituelles et ornementales on perdu leur importance comme
expression d’une vision cosmologique du monde et comme extension des
pratiques de travail. Elles ne sont plus symboles d’un rapport avec le
surnaturel, et se sont transformées en symboles de prestige et de
proximité à un modèle de vie “aisée” et urbaine, c'est-à-dire, qu’elles
concernent les pratiques de loisir et du plaisir.
En conclusion, à cause des changements du monde rural et de la
disparition d’un système de survie fortement dépendant de ressources
naturelles disponibles, les savoirs au sujet des plantes n’appartiennent
plus au domaine de l’usage, du travail et du rituel. Il s’agit plutôt de
connaissances explicites et cristallisées, souvent, sans aucune liaison avec
l’action, puisque ces savoirs ne figurent plus que dans la mémoire. Des
souvenirs d’usage ou des savoirs exogènes, érudits et livresques, qu’on
n’a pas appris par l’intermédiaire du savoir-faire mais par le savoir-dire.
L’imaginaire du végétal dans ce monde rural peut être considéré comme
contemporain si on entend par contemporain un imaginaire des plantes
qui renferme l’adhésion à une nature idéalisée comme une valeur qu’on
doit défendre et protéger. Un imaginaire du végétal qui se configure dans
une vision non systémique du monde, balisée par une perspective
ontologique naturaliste (Descola 1996, 2005) dans laquelle la sphère
humaine se différencie et se sépare des sphères du naturel et du
surnaturel.
Remerciements
Ce travail a été réalisé dans le cadre du Project POCI ANT/59395/2004,
«Etnobotânica do Nordeste Português : Saberes Plantas e Usos», financé
par la Fondation Portugaise de Science et Technologie, FCT.
Nous remercions toux les informateurs porteurs d’un grand savoir qui
nous ont reçues chez-eux et qui nos ont facilité toute information et
connaissances.
Nos remerciements vont aussi à Maria Elisabete Martins, boursière du
projet, qui a collaboré aux enquêtes et enregistré l’information.
Références bibliographiques
Bilimoff, M. 2003. Enquête sur les Plantes Magiques. Rennes : Editions
Ouest-France.
Carvalho, A. M. 2005. Etnobotánica del Parque Natural de Montesinho.
Plantas, tradición y saber popular en un territorio del nordeste de
Portugal. Madrid: Universidad Autónoma de Madrid.
Descola, P. 1996 “Constructing natures: symbolic ecology and social
practice” in P. Descola e G. Pálsson, eds. Nature and Society.
Anthropological Perspectives. London: Routledge, 82-102.
Descola, P. 2005. Par-delà Nature et Culture. Paris: Gallimard.
Frazão-Moreira, Amélia., Ana. M. Carvalho et M. Elisabete Martins 2007.
“Conocimientos acerca de plantas en la nueva ruralidad. Cambio social y
agro ecología en el Parque Natural de Montesinho (Portugal)”, Perifèria, 7,
15pp.
Lieutaghi, P. 1998. La Plante Compagne. Pratiques et imaginaire de la
flore sauvage en Europe occidentale, Arles : Actes du Sud.
Lisón-Tolosana, C. (1971) 1983. Antropología Social de Galicia. Madrid:
Akal.
Pardo de Santayana, Manuel 2008. Estudios Etnobotânicos en Campoo
(Cantabria). Conocimiento y uso tradicional de plantas, Madrid: CSIC.
Pieroni, Andrea, Harald Muenz, Minire Akbulut, Kemal Hüsnü, Can Baser et
Cenk Durmuskahya 2005. “Traditional phytotherapy and transcultural
pharmacy among Turkish migrants living in Cologne, Germany”, Journal
of Ethnopharmacology, 102: 69–88.
Pina Cabral, J. 1989. Filhos de Adão, Filhas de Eva. A visão do mundo
camponesa do Alto Minho. Lisboa: Don Quixote.
San-Miguel, E. 2007. Tengo de subir al árbol. Etnobotánica del Concejo de
Piloña (Asturias). Gijón: Red de Museos Etnográficos de Asturias.
Tableau I. Usages alimentaires passés et présents de quelques
plantes sauvages
Les plantes sauvages
Usage passé
Usage
présent
Astragalus
cymbaecarpos
Corniçós (gousses
vertes)
Astragale
Manger les
gousses encore
vertes et un
peu laiteuses
Très peu connu
et pas du tout
usé
Astragalus
pelecinus
Canastras (gousses
vertes)
Astragale
Manger les
gousses encore
vertes et un
peu laiteuses
Très peu connu
et pas du tout
usé
Conopodium majus
Riqueijões (tubercule)
Conopode
Arracher les
tubercules,
éplucher et
manger
Très peu connu
et pas du tout
usé
Glechoma
hederaceae
Malvela (feuilles)
Lierre terrestre
Préparer un
bouillon avec
les feuilles,
origan et une
cuillerée de
farine de seigle
Très peu connu
et pas du tout
usé
Malva sylvestris
Fogaças (fruits)
Mauve
Mâcher les
petits fruits
Peu connu et
peu usé
Jeux d’enfants
à l’école
Rumex spp.
Azedas e Azedões
Oseilles et patiences
Sucer les tiges
Manger les
feuilles
Salades,
crudités
Usage retrouvé
et récupéré
Rubus ulmifolius
Moras (baies)
Ronce
Mâcher les
bourgeons
Manger les
fruits mûrs
On mange les
fruits mûrs et
on prépare des
confitures
Tableau II. Usages médicinaux passés et présents de quelques
plantes sauvages
Les plantes sauvages
Usage passé
Usage présent
Liqueur médicinale des
fleurs féminines vertes
Digestif, tonique
stomachique
On ne le cultive plus
Pas connu des jeunes
Le fenouil le remplace
Infusion des fleurs
Affections bronchiques
Préviennent grippe et
rhume
Les fruits étaient
mangés pour les
vitamines
Pas connu des jeunes
Récolte difficile surtout
pour les plus âgés
Le sureau (Sambucus
nigra) le remplace
Origanum virens
Óregão, mangerico
do monte
Origan
Infusion des fleurs
Appareil respiratoire
Catarrhe, toux
Se récolte comme
aromate Pas connu des
jeunes Remplacé par
une sorte de genêt,
carqueja,qui ajoute
propriétés
hypertensives
Borago officinalis
Borragem
Bourrache
Décoction et potage
des feuilles. Carminatif,
dépuratif, stimulant
post-partum,
emménagogue
Des femmes trouvent
que c’est un très bon
complément
alimentaire On prépare
un bouillon pour
amincir et dépurer
Umbilicus
ruprestis
Baselos, conchelos
Nombril-de-Vénus
Frire les feuilles à
l’huile d’olive et
préparer un onguent
pour les hémorroïdes et
les hématomes
Pas connu des jeunes
Remplacé par les
décoctions de mauve et
d’une cistacée, alcária,
en lavage ou bains de
vapeur
Verbascum
thapsus
Cuchapeiros
Bouillon-blanc
Application topique des
feuilles chauffées au
feu de la cheminée.
Cicatrisante et
vulnéraire. Blessures,
morsures et piqûres
On ne l’use plus
Pas connu des jeunes
Olea europaea
Oliveira, azeite
Olivier, huile d’olive
L’huile d’olive
s’appliquait pour les
maladies de peau et
morsures. On l’utilisait
aussi pour préparer des
onguents et des
emplâtres
Pas connu des jeunes.
On prépare l’infusion
des feuilles jeunes car
on lui reconnaît des
vertus thérapeutiques
pour le cholestérol et
les diabètes
Humulus lupulus
Lúpulo
Houblon sauvage et
cultivé
Crataegus
monogyna
Espinheiro
Aubépine
Tableau III. Liste de plantes dans le texte
Non local
Abóbora
menina
Abóbora
porqueira
Agriões
Alcária,
lobas
Non en
français
citrouille
Cucurbita maxima Duchesne
Cucurbitaceae
potiron
Cucurbita pepo L.
Cucurbitaceae
crésson
Rorippa nasturtiumaquaticum (L.)Hayek
Xolantha
tuberaria
(L.)
Gallego, Muñoz Garm. & C.
Navarro
Aloe vera (L.) Burm.f.
Rubus ulmifolius Schott
Brassicaceae
Lavandula stoechas L.
Ruta chalepensis L.
Asplenium
billotii
F.W.
Schultz
Asplenium trichomanes L.
Rumex acetosa L. et Rumex
acetosella L.
Arctium minus Bernh.
Borago officinalis L.
Hypochoeris glabra L.
Sempervivum tectorum L.
Astragalus
pelecinus
(L.)
Barneby.
Chelidonium majus L.
Cymbopogon citratus (DC.)
Stapf
Thymus zigis Lofl
Melissa officinalis L.
Silene gallica L.
Astragalus
cymbaecarpos
Brot.
Brassica
oleraceae
L.var
acephala DC.
Brassica
oleraceae
L.var
costata DC.
Verbascum thapsus L.
Helichrysum stoechas (L.)
Moench
Crataegus mongyna Jacq.
Lamiaceae/Labiatae
Rutaceae
Aspleniaceae
Cistus ladanifer L.
Cytisus multiflorus (L'Hér.)
Sweet
Ruscus aculeatus L.
Mentha spicata L.
Zantedeschia aethiopica (L.)
Cistaceae
Fabaceae/leguminosae
ervas
Aloé
Amoras
Arçã
Arruda
Avenca
Aloès
ronces,
(fruits)
lavande
rue
fougère
Azedas
oseille
Bardana
Borragem
Botas/leitaregas
Cacto
Canastras
bardane
bourrache
pourcelles
jourbarbe
astragale
Ceruda
Chá de príncipe,
erva príncipe
Cheirosinha
Cidreira
Conecos
Corniçós
chélidoine
citronelle
mûres
thym sauvage
mélisse
silène
astragale
Couve galega
Couve
portuguesa
Cuchapeiro
Erva-da-inveja
Esteva
Gesta branca
ch.
grosses
côtes
bouillon blanc
immortelle
commune
aubépine
cenelles (fruits)
ciste
genêt blanc
Gilbardeira
Hortelã-pimenta
Jarros
petit houx
menthe
calla
Espinheiro
Non scientifique
Famille Botanique
Cistaceae
Liliaceae
Rosaceae
Polygonaceae
Asteraceae/compositae
Boraginaceae
Asteraceae/compositae
Crassulaceae
Fabaceae/leguminosae
Papaveraceae
Poaceae/gramineae
Lamiaceae/Labiatae
Lamiaceae/Labiatae
Caryophyllaceae
Fabaceae/leguminosae
Brassicaceae
Brassicaceae
Scrophulariaceae
Asteraceae/compositae
Rosaceae
Ruscaceae
Lamiaceae/Labiatae
Araceae
Lentilhas
Lentisco
Limonete
Malva
Mão-de -rata
Norça
Pericão
Repolho
lentilles
Phylaria
verveine
mauve
figuier de l’Inde
bryone
millepertuis
chou cavalier
Riqueijões
conopode
Sal puro
Tomilho
Urze
thym commun
bruyère
Linhaça
graines du lin
Spreng.
Lens culinaris Medik.
Phillyrea angustifolia L.
Aloysia citriodora Palau
Malva sylvestris L.
Opuntia sp.
Bryonia dioica L.
Hypericum perforatum L.
Brassica
oleraceae
L.var
capitata L.
Conopodium majus (Gouan)
Loret
Thymus mastichina L.
Thymus vulgaris L.
Erica australis L. et Erica
arborea L.
Linum usitatissimum L.
Fabaceae/leguminosae
Oleaceae
Verbenaceae
Malvaceae
Cactaceae
Cucurbitaceae.
Guttiferae
Brassicaceae
Apiaceae
Lamiaceae/Labiatae
Lamiaceae/Labiatae
Ericaceae
Linaceae
Tableau III. Liste de plantes dans le texte
Non local
Abóbora
menina
Abóbora
porqueira
Agriões
Alcária,
lobas
Non en
français
citrouille
Cucurbita maxima Duchesne
Cucurbitaceae
potiron
Cucurbita pepo L.
Cucurbitaceae
crésson
Rorippa nasturtiumaquaticum (L.)Hayek
Xolantha
tuberaria
(L.)
Gallego, Muñoz Garm. & C.
Navarro
Aloe vera (L.) Burm.f.
Rubus ulmifolius Schott
Brassicaceae
Lavandula stoechas L.
Ruta chalepensis L.
Asplenium
billotii
F.W.
Schultz
Asplenium trichomanes L.
Rumex acetosa L. et Rumex
acetosella L.
Arctium minus Bernh.
Borago officinalis L.
Hypochoeris glabra L.
Sempervivum tectorum L.
Astragalus
pelecinus
(L.)
Barneby.
Chelidonium majus L.
Cymbopogon citratus (DC.)
Stapf
Thymus zigis Lofl
Melissa officinalis L.
Silene gallica L.
Astragalus
cymbaecarpos
Brot.
Brassica
oleraceae
L.var
acephala DC.
Brassica
oleraceae
L.var
costata DC.
Verbascum thapsus L.
Helichrysum stoechas (L.)
Moench
Crataegus mongyna Jacq.
Lamiaceae/Labiatae
Rutaceae
Aspleniaceae
Cistus ladanifer L.
Cytisus multiflorus
Sweet
Ruscus aculeatus L.
Mentha spicata L.
Cistaceae
Fabaceae/leguminosae
ervas
Aloé
Amoras
Arçã
Arruda
Avenca
Aloès
ronces,
(fruits)
lavande
rue
fougère
Azedas
oseille
Bardana
Borragem
Botas/leitaregas
Cacto
Canastras
bardane
bourrache
pourcelles
jourbarbe
astragale
Ceruda
Chá de príncipe,
erva príncipe
Cheirosinha
Cidreira
Conecos
Corniçós
chélidoine
citronelle
mûres
thym sauvage
mélisse
silène
astragale
Couve galega
Couve
portuguesa
Cuchapeiro
Erva-da-inveja
Esteva
Gesta branca
ch.
grosses
côtes
bouillon blanc
immortelle
commune
aubépine
cenelles (fruits)
ciste
genêt blanc
Gilbardeira
Hortelã-pimenta
petit houx
menthe
Espinheiro
Non scientifique
(L'Hér.)
Famille Botanique
Cistaceae
Liliaceae
Rosaceae
Polygonaceae
Asteraceae/compositae
Boraginaceae
Asteraceae/compositae
Crassulaceae
Fabaceae/leguminosae
Papaveraceae
Poaceae/gramineae
Lamiaceae/Labiatae
Lamiaceae/Labiatae
Caryophyllaceae
Fabaceae/leguminosae
Brassicaceae
Brassicaceae
Scrophulariaceae
Asteraceae/compositae
Rosaceae
Ruscaceae
Lamiaceae/Labiatae
Jarros
calla
Lentilhas
Lentisco
Limonete
Malva
Mão-de -rata
Norça
Pericão
Repolho
lentilles
Phylaria
verveine
mauve
figuier de l’Inde
bryone
millepertuis
chou cavalier
Riqueijões
conopode
Sal puro
Tomilho
Urze
thym commun
bruyère
Linhaça
graines du lin
Zantedeschia aethiopica (L.)
Spreng.
Lens culinaris Medik.
Phillyrea angustifolia L.
Aloysia citriodora Palau
Malva sylvestris L.
Opuntia sp.
Bryonia dioica L.
Hypericum perforatum L.
Brassica
oleraceae
L.var
capitata L.
Conopodium majus (Gouan)
Loret
Thymus mastichina L.
Thymus vulgaris L.
Erica australis L. et Erica
arborea L.
Linum usitatissimum L.
Araceae
Fabaceae/leguminosae
Oleaceae
Verbenaceae
Malvaceae
Cactaceae
Cucurbitaceae.
Guttiferae
Brassicaceae
Apiaceae
Lamiaceae/Labiatae
Lamiaceae/Labiatae
Ericaceae
Linaceae
Les plantes dans l'imaginaire et les pratiques d'un
réseau de personnes végétariennes.
Laurence Ossipow, ethnologue, professeure à la Haute Ecole de Travail
Social à Genève et présidente de la société suisse d'ethnologie 20082011.
Résumé
Ma communication se propose de montrer quelle place occupe les plantes
dans l’imaginaire et les pratiques d’un réseau de personnes végétariennes
et végétaliennes étudiées il y a une vingtaine d’années en Suisse.
Les données seront actualisées par l’observation de sites végétariens
(sites internet, magasins de produits dits biologiques, textes
d’associations pour une alimentation dite saine).
L’analyse permettra aussi de tisser des liens avec quelques thématiques
centrales en anthropologie de l’alimentation (rapport à la nature et à la
surnature ; autochtonie et exotisme culinaires en lien avec les
phénomènes migratoires et la globalisation des échanges ; définition du
« bien manger » ; discours socio-sanitaires).
Il s’agira enfin de réfléchir aux discours environnementalistes et aux
commissions d’éthique pour la biotechnologie qui proposent de donner
des droits aux plantes comme il fut donné – notamment sous la pression
des végétariens - des droits aux animaux…
L’edelweiss dans les Pyrénées :
une fleur pour les autres, une fleur pour soi
Marlène Albert-Llorca
Université de Toulouse
LISST-Centre d’Anthropologie sociale
Dans le récit de son voyage à Loèche-les-Bains, une station thermale
du Valais où il alla prendre les eaux dans les années 1880 84, Maupassant
dit avoir reçu de son guide « quelques edelweiss, les pâles fleurs des
glaciers ». Dans l’imaginaire commun, l’edelweiss est en effet une fleur
qui croît très haut dans la montagne85, à la limite des glaciers, et sur des
rochers escarpés : difficile d’accès, ce serait une plante rare, aujourd’hui
menacée d’extinction. Nombre de nos contemporains (dont je faisais
partie jusqu’à une date récente) pensent aussi que l’edelweiss est une
fleur qui pousse exclusivement dans les Alpes, et plus précisément dans
les Alpes suisses, sans doute parce qu’on la trouve, en Suisse, partout
évoquée ou représentée86.
De fait, cette image d’une plante alpine quasiment inaccessible ne
correspond que très partiellement à la réalité. On trouve des edelweiss
dans les Alpes, mais aussi dans les Pyrénées, à partir de 1700-1800 m.
d’altitude, dans des rocailles mais pas nécessairement dans des endroits
très abrupts. Enfin, l’espèce ne fait pas l’objet, du moins dans ce
deuxième massif, de mesures de protection 87, et ce parce qu’elle y est
84
85
86
87
Intitulé « Aux eaux », le récit fut publié dans le journal Le Gaulois en 1883.
C’est cette image qui est mise en avant sur le site web de la firme Weleda, qui vante les vertus de
ses protections solaires à base d’edelweiss : « L’Edelweiss, ou étoile des neiges, est une espèce
protégée qui pousse dans les Alpes à haute altitude. Soumise à des écarts climatiques extrêmes et à
un rayonnement intense, cette plante développe des substances aux vertus anti-radicalaires,
apaisantes, anti-inflammatoires et protectrices. Grâce à un programme de culture biologique [les
fleurs utilisées sont en effet cultivées à grande échelle], Weleda a fait de l’edelweiss l’allié idéal des
peaux exposées aux rayons solaires ».
Soulignons, notamment, que le logo de l’Office national du tourisme suisse est une fleur
d’edelweiss au centre de laquelle figure la croix blanche sur fond rouge du drapeau suisse. Comme
l’a souligné F. Walter, l’edelweiss, en Suisse, est un des symboles de l’identité d’une nation qui se
définit comme montagnarde (2004 : 336).
L’idée qu’il s’agit d’une plante protégée existe aussi, néanmoins, dans les Pyrénées. Sur ce point,
et les débats qu’il suscite, je me permets de renvoyer à l’article que j’ai publié en 2008 avec Marion
Tarery.
relativement fréquente. Comment, quand et pourquoi s’est formée cette
image ? Les données, sans nul doute incomplètes 88, que j’ai pu réunir,
suggèrent qu’elle est vraisemblablement née dans la seconde moitié du
XIXe siècle en Suisse, première terre d’élection du tourisme alpin, avant
de se diffuser dans les Alpes françaises, puis dans les Pyrénées. C’est sur
le devenir de cette image dans ce deuxième massif que je m’arrêterai. Je
voudrais montrer, en effet, comment les populations locales, dans la
vallée d’Ossau notamment, se sont approprié cette image, forgée à
l’extérieur, et ont fait de l’edelweiss un emblème d’une identité qu’ils
définissent aujourd’hui en référence au pastoralisme.
L’edelweiss dans les Alpes
On trouve la première attestation du terme edelweiss (litt. "noble
blanc") dans un texte autrichien de la fin du XVIIIe siècle, période où est
également attesté l’un des usages de cette plante : dans le massif du
Zillertal, on en brûlait dans les étables pour mettre le bétail à l'abri des
influences malignes (Hoffman-Krayer & Bächtold-Stäubli II, 1929-30, art.
Edelweiss). Est certainement aussi ancienne son utilisation comme antidiarrhéique, en Autriche et dans certaines vallées des Alpes suisses et
françaises89 (Niederer 1980 : 52 ; Brüschweiler 1999 : 142). Nettement
plus tardives, en revanche, les cueillettes massives destinées à fournir des
edelweiss aux touristes en quête de souvenirs de la montagne.
Cette pratique bien connue commence certainement en Suisse, dans
les années 1860, période où l’introduction du chemin de fer suscite une
certaine démocratisation du tourisme alpin, jusque là réservé à une petite
élite sociale et intellectuelle (Guichonnet 1980 : 215-232). La Suisse est
un des premiers pays de la chaîne alpine à s’équiper pour recevoir les
88
89
Je ne connais pas l’allemand, ce qui limitait évidemment les possibilités d’enquête. Mon
hypothèse semble cependant concorder avec les résultats des recherches effectuées par Tobias
Scheidegger, assistant à l’Institut de Folklore de Zurich, sur l’histoire des représentations et usages
de l’edelweiss en Suisse, Autriche et Allemagne. Je le remercie de m’avoir communiqué la
substance de ses travaux.
Sabine Brüschweiler cite le val d'Anniviers et de Bagnes en Suisse et les vallées savoyardes
d'Entremont et Trient.
nouveaux adeptes de la montagne. Le premier refuge de haute montagne
est construit dans la partie française du massif en 1874 alors que son
homologue suisse existe depuis 1863, année de la création du Club Alpin
Suisse90. Cette même année, la société Thomas Cook organise le premier
voyage de touristes britanniques en Suisse (Guichonnet op. cit. : 231-32 ;
279). Or, on trouve deux ans avant, en 1861, la première occurrence du
terme « edelweiss » dans un texte en français : une nouvelle traduite de
l’anglais et publiée dans la Revue des Deux Mondes, où l’auteur compare
une des fleurs qu’il évoque à « l'edelweiss des montagnes suisses »91. La
formule suggère que l’edelweiss est alors considéré comme une espèce
propre à la Suisse. C’est sans doute, en effet, ce pays qui l’a fait connaître
, et ce parce qu’il est, comme on vient de le dire, le berceau du tourisme
92
alpestre. Car qui dit tourisme dit aussi acquisition de souvenirs. N’étant
pas altéré par la dessiccation, l’edelweiss se prête fort bien à jouer ce rôle.
Encore fallait-il, pour qu’il puisse le jouer, en faire l’emblème végétal de la
haute montagne et, pour cela, diffuser l’idée qu’il vivait près des hauts
sommets.
A la fin du XIXe siècle, l’edelweiss a pleinement acquis cette valeur
emblématique. En témoigne, tout d’abord, la littérature sur la Suisse. En
1886, Alphonse Daudet évoque ainsi, dans son Tartarin dans les Alpes :
« les fillettes plantées au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de
paille à grands rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des choeurs à
trois voix en offrant des bouquets de framboises et d'edelweiss » aux
randonneurs en route vers la Jungfrau. A la différence du traducteur de la
nouvelle publiée en 1861, qui écrit « edelweiss » en italiques, Daudet,
comme Maupassant trois ans avant, utilise une graphie normale, signe
que le terme allemand est entré dans la langue. Il a même, dès cette
époque, supplanté les dénominations françaises – immortelle des Alpes ou
des neiges, cotonnière des Alpes, étoile d'argent ou des glaciers, pied-de90
91
92
La première association de ce type est le Club Alpin Autrichien, créé un an avant.
Les italiques sont dans le texte.
Si la Suisse a fait connaître l’edelweiss, elle n’est pas le seul pays des Alpes à l’avoir valorisé. F.
Walter souligne qu’il est également investi d’une valeur identitaire en Autriche (op. cit. : 358-59).
lion – et cela est très significatif du rôle joué par la Suisse dans
sa « promotion ». L’intégration du terme « edelweiss » au lexique français
indique enfin que la réputation de la plante est désormais bien établie. Et,
s’il en va ainsi, c’est sans doute aucun parce qu’il est proposé aux
touristes dans toute la chaîne alpine : en 1897, le naturaliste Alfred
Chabert déplore ainsi qu’il ait presque disparu en Savoie à force d’être
cueilli pour leur être vendu. D'abord associé aux Alpes suisses, l'edelweiss
est devenu un des emblèmes de l’ensemble du massif. On peut en voir un
indice dans la place que les régiments de Chasseurs Alpins, à partir des
années 1880, lui donnent sur leur uniforme 93.
L’edelweiss dans les Pyrénées
Dans les Pyrénées, l’edelweiss est également considéré aujourd’hui
comme l’emblème de la montagne et mis en valeur à ce titre. Outre que
quantité d’hôtels ou de campings ont pris son nom, il figure sur de
nombreux objets ou images destinés aux visiteurs : cartes postales
représentant « la flore de montagne », autocollants distribués à Gavarnie,
site prestigieux de la chaîne où l’espèce pousse en abondance, bâtons
ferrés
vendus
dans
les
boutiques
des
vallées
avoisinantes.
Cette
valorisation touristique s’est certainement faite à l’imitation de ce qui
s’était produit dans les Alpes. Attestée, dans ce massif, dès les années
186094, la vente d’edelweiss aux touristes apparaît en effet nettement plus
tard dans les Pyrénées. C’est du moins ce qui ressort des ouvrages que
j’ai consultés, le premier à y faire référence étant un récit de voyage daté
de 1901 :
«Devant le petit hôtel de Gèdre 95 où, par centaines, nous étions en
halte, des enfants viennent nous offrir, à deux sous le paquet, à trois sous
93
94
95
En 1889, ainsi, le 11ème bataillon de Chasseurs Alpins se donne un insigne associant un cor et un
edelweiss. Dans d’autres régiments, un ou des edelweiss figurent, officiellement ou pas, sur le béret
du soldat (cf. site http://www.alpins.fr/index.html).
Tobias Scheidegger, com. pers.
Gèdre est un village situé en aval du cirque de Gavarnie.
la touffe avec les racines, des edelweiss96. Un monsieur âgé, maigre, un
ruban rouge à la boutonnière de sa redingote, murmure d’un ton navré :
- Les petits malheureux ! Ils n’en laisseront pas sur nos montagnes !
L’espèce en disparaîtra. Pourquoi n’en prohibe-t-on pas l’arrachage,
comme en Suisse !
Elle est bien connue, cette fleur d’un blanc pâle, à cœur jaune, en
forme stellaire et comme ouatée : elle ne croît que dans le voisinage des
neiges perpétuelles, sur les rochers les plus âpres ; on l’a appelée la
floraison de la pierre (…). Elle est organisée et vêtue pour vivre dans la
froidure : c’est la fleur favorite de la tzarine » (Gasté [1901] 1991 : 15)
L’auteur de ce texte précise, dans son opuscule, qu’il a visité la
Suisse en 1893, quelques années donc avant de venir dans les Pyrénées.
Bien des touristes, au XIXe siècle, ont fait le même parcours. Aussi est-on
tenté de penser que c’est dans les Alpes qu’ils ont appris à connaître et à
apprécier l’edelweiss. On peut même se demander si ce n’est pas l’intérêt
que ces visiteurs ont manifesté pour cette plante qui a conduit les
habitants des Pyrénées à la remarquer. Telle est la thèse que formulait
l’ethnolinguiste Jean Séguy au terme de la minutieuse enquête qu’il
effectua dans les années 1940 sur les noms populaires des plantes dans
les Pyrénées centrales. Les dénominations relevées dans cette partie de
la chaîne, flus de neu (fleur de neige) et flus de kadiro (fleur de Cagire, un
sommet du Comminges), ainsi que le béarnais imourtelè (ou imortèla97)
sont selon lui des « dénominations récentes » : « ce sont en effet les
touristes qui ont attiré l’attention des montagnards sur l’edelweiss, qui
auparavant était innommé » (1953 : 360).
Mes interlocuteurs pyrénéens savent que leurs parents ramassaient
des edelweiss pour les vendre aux touristes ou disent volontiers l’avoir
eux-mêmes fait dans leur enfance. Mais ils affirment aussi, d’une part que
cette fleur était connue « depuis toujours » dans la région et, d’autre part,
96
97
En italiques dans le texte. Cela, me semble-t-il, n’invalide pas les remarques que j’ai faites sur la
graphie du terme dans les ouvrages de Daudet et Maupassant.
Selon le dictionnaire de Simin Palay cette deuxième forme est un gallicisme. Elle est cependant
très usitée dans la vallée d’Ossau.
que les cueillettes n’étaient pas uniquement destinées aux touristes : les
fleurs avaient également des usages locaux. Séchées entre les pages d’un
livre, elles étaient conservées en souvenir d’une sortie en montagne ; les
jeunes gens allaient aussi en cueillir, notamment dans les endroits
périlleux, pour les offrir à leur bien-aimée. Sans doute parce que la fleur
est de couleur blanche, les dévots en offraient à la Vierge. C’était le cas,
du moins, à Héas, un hameau situé à l’entrée du cirque de Troumouse. A
Notre-Dame de Héas, on apportait des bouquets d’edelweiss, ici appelé
flus de neu, et, au début du XXe siècle, on lui offrit un manteau de couleur
bleue brodé de fleurs de cette espèce. Une vieille dame du hameau avec
qui je me suis entretenue de ces offrandes m’a également déclaré : « A
ma mort, je ne veux pas de fleurs. Seulement des iris, des edelweiss et du
rhododendron ». Il n’est pas rare, au demeurant, de voir sur des tombes,
sinon de « vrais » edelweiss, du moins des pierres tombales sur lesquelles
ils sont représentés.
C’est sans doute à Laruns, un bourg de la vallée d’Ossau, en Béarn,
que la valorisation symbolique de l’edelweiss est la plus forte. La fleur
occupe une place de premier plan dans la fête locale, célébrée le 15 août
en l’honneur de la Vierge de l’Assomption. Deux jours avant, les
« baladins », les jeunes gens chargés d’assurer son financement et, en
particulier, de payer la musique, s’en vont cueillir dans les montagnes
avoisinantes des brassées d’edelweiss qu’ils offrent, moyennant quelque
argent en retour, aux habitants du bourg et à ses visiteurs. Conservés
dans les maisons jusqu’à l’année suivante, les bouquets sont d’abord
arborés, tout au long de la journée, par ceux des habitants qui effectuent,
dans le costume traditionnel de la vallée, des danses qui se seraient
transmises sans variation depuis le XIXe siècle, voire avant 98. Aussi
ancienne, selon le Président de l’association Aüssaü Tostem (Ossau
toujours), qui organise la fête, la présence de l’edelweiss, ou plutôt de
l’imortèla, et la place qui lui est accordée.
98
Pour une description plus précise de la fête et de son histoire, voir M. Albert-Llorca et M. Tarery
2008.
Cette idée, cependant, ne trouve pas de confirmation dans la
documentation
disponible,
pourtant
très
riche
sur
le
XIXe
siècle.
Possédant deux stations thermales, Eaux-Chaudes et Eaux-Bonnes, la
vallée d’Ossau reçut en villégiature, entre les années 1830 et 1870, une
bonne part des élites françaises attirées par la renommée de stations que
fréquentèrent assidûment Napoléon III et Eugénie de Montijo de 1854 à
1868 (Chadefaud 1987 : 226). Une cure thermale laissant de longues
plages de temps vides, les curistes cherchaient à les occuper comme ils le
pouvaient : aux promenades dans la montagne, s’ajoutait la fréquentation
des fêtes paysannes99. Deux des visiteurs lettrés qui séjournèrent dans la
vallée ont ainsi laissé une description de la fête de Laruns. L’une peut être
aisément consultée puisqu’elle se trouve dans le Voyage aux eaux des
Pyrénées publié en 1855 par Hyppolite Taine. L’autre est plus difficilement
accessible, étant incluse dans un récit de voyage resté à l’état de
manuscrit ; son auteur, Armand Gustave Houbigant, était un riche héritier
de l’Oise qui vint en cure aux Eaux-Bonnes en 1841 et 1842. Ni Taine ni
Houbigant ne font la moindre allusion, dans leur description de la fête, à
une distribution d’edelweiss. On ne voit jamais, non plus, de fleur de cette
sorte représentée dans la multitude de lithographies réalisées à la même
époque et représentant les danses ossaloises. Force est d’en conclure que
l’introduction de l’imortèla dans les fêtes de la vallée d’Ossau est sans
doute postérieure à sa « promotion » touristique et en est un effet. Il
reste que l’edelweiss n’est pas, ou plus, une « fleur-pour-touriste », les
Ossalois se l’étant appropriée de multiples manières.
L’imortèla et l’identité pastorale
S’il
est
bien
possible,
comme
l’avance
Jean
Séguy,
que
l’identification de Leontopodium alpinum et la création d’une désignation
vernaculaire aient été consécutives au développement du tourisme dans
les Pyrénées, il convient de souligner que le fait de lui donner un nom
99
Sur la place du thermalisme dans la découverte des Pyrénées, voir Chadefaud 1987 et Briffaud
1994.
gascon ou béarnais, quelle que soit l’ancienneté de cet acte de
nomination, est une façon de s’approprier la plante. Ce processus
d’appropriation passe aussi par l’insistance, dans le discours local 100, sur le
savoir que l’on a des lieux où elle pousse en abondance – chacun dit ainsi
avoir « ses coins » - et de la manière dont il convient de la cueillir : « Il
faut couper la queue au-dessus de la racine, à la main. Ça se fait avec les
ongles. Mais il faut pas les saccager, arracher les racines. Il faut les choisir
un par un, bien ouverts mais pas trop, sinon, ils se fanent ». Cueillis avec
précaution (à la différence, disent les autochtones, de la façon dont
procèdent les visiteurs venus des villes), les edelweiss peuvent même être
traités comme des plantes cultivées : « Quand je tombe sur des touffes,
j'essaie de tout couper parce que j'ai toujours entendu dire que les tiges
mortes, ça pompe de l'énergie, ça ne sert à rien. (…) Chaque année, je
vais couper les fleurs mortes, enlever ce qui gêne ». On ne s’étonnera pas
que cet interlocuteur, un des « baladins » de Laruns, déclare dans le
même entretien : « Nous [les jeunes de Laruns], on a ce coin là, qui
s’appelle le jardin des baladins. C’est notre petit coin secret ».
Si l’on sait où pousse la plante et comment il faut la soigner, c’est
bien, dit-on, parce qu’elle connue de longue date. Est également avancé,
pour abonder en ce sens, le fait qu’elle est évoquée dans les chants de la
région et plus précisément, comme le suggère cette déclaration du
Président
de
« Aüssaü
Tostem »,
dans
les
chants
de
bergers :
« L’immortelle, elle est bien ancrée dans le langage typique ossalois,
montagnard, des bergers parce que justement on trouve dans pas mal de
chansons le mot immortelle ». Or, les bergers, pour notre interlocuteur, ce
sont : « nos ancêtres, nos parents, nos grands-parents qui étaient tous
bergers, issus d’un monde pastoral (…) nous sommes les héritiers d’une
civilisation pastorale ». La tradition de la danse et du chant est née dans
cette « civilisation »101 et s’est perpétuée avec elle: « Les chants de la
Les citations que j’en donne ci-dessous proviennent des entretiens effectués par Marion Tarery
dans le cadre de sa recherche de master (2005). Je la remercie de m’avoir permis de les utiliser.
101
C’est ce lien au pastoralisme que met en avant le nom, « Cuyala d’Aussau », que s’est donné le
groupe de danseurs qui anime la fête de Bielle, autre village de la vallée : cuyala est le nom donné en
Béarn à l’enclos où les bergers regroupent leurs bêtes.
100
vallée d’Ossau, c’est unique finalement, c’est unique. Ça s’est conservé ici,
pourquoi ? Parce que le pastoralisme y a toujours été très très fort ».
«L’immortelle » est également liée à cet univers, à la fois parce qu’elle vit
sur les terres parcourues par les bergers et qu’elle leur ressemble : « Elle
est majestueuse, son aspect laineux, c’est quelque chose, il rappelle
d’ailleurs le gilet et la salière du costume masculin ossalois, (…) on dirait
de la flanelle finalement ». La place qui lui est accordée dans la culture
locale s’éclaire alors : « Elle incarne bien l’esprit de la vie rude et
téméraire et belle en même temps du montagnard, que nous sommes
tous descendants de montagnards, ici, tous ».
Au terme de son intégration à la culture pyrénéenne, l’edelweiss a
donc conservé la valeur qui lui avait été conférée, à la fin du XIXe siècle,
lorsqu’il est devenu un souvenir vendu aux touristes : être un symbole de
la haute montagne. L’imaginaire qui entourait l’espèce – l’idée qu’elle croît
dans des endroits éminemment dangereux, notamment – est du reste
toujours présent dans les propos des personnes interrogées. Il me semble
important de souligner, cependant, que la montagne à laquelle on associe
l’edelweiss n’est pas exactement la même lorsqu’elle est une « fleur-pourtouriste » et lorsqu’il est question, à Laruns, de sa place dans la fête.
Dans le premier cas, il s’agit de la montagne des alpinistes, celle que
recherchent, à partir de la fin du XIXe siècle, des citadins amateurs
d’épreuves physiques extrêmes et d’émotions fortes. A Laruns, on pense
plutôt, comme en témoignent les propos cités, à la montagne des bergers
dont on entend perpétuer la culture en dansant le « branle » le jour du 15
août et en allant cueillir les « immortelles ».
L’attachement des locaux à ces cueillettes rituelles tient ainsi à ce
qu’elles manifestent leur fidélité à la « civilisation pastorale » dont ils se
disent issus. Sans doute celle-ci appartient-elle, dans cette vallée bien
plus qu’ailleurs, à un passé révolu : si le pastoralisme tient une place non
négligeable dans l’économie d’autres zones des Pyrénées, c’est bien moins
le cas dans la vallée d’Ossau, qui vit avant tout du tourisme. Et c’est, pour
une part, l’importance du tourisme qui conduit à mettre en avant l’identité
pastorale de la vallée, les visiteurs venus des zones urbaines étant,
comme on le sait, en quête de produits « traditionnels » de traditions
« authentiques ». Cela inclut les « produits de terroir » et il n’est guère
étonnant, de ce point de vue, qu’une des manifestations annuelles
organisées à Laruns soit une « foire au fromage », qui se tient en
septembre. Destinée à mettre en valeur les fromages de brebis du crû,
elle est ainsi décrite dans la brochure éditée en 2007 par le Syndicat de
développement touristique de la vallée : « Marché à l’ancienne, vieux
métiers et exposition artisanale, village paillé et piétonnier, costumes
ossalois traditionnels (…). Poule au pot servie dans tous les restaurants du
village et vente de fromage au détail. (…) Foire au fromage et concours du
meilleur fromage fermier de la vallée d’Ossau ».
Il serait cependant erroné, à mon sens, de réduire la valorisation de
l’identité pastorale de la vallée et les usages rituels de « l’immortelle »,
qui en sont une expression, à la nécessité de présenter une image de
marque « vendable » aux gens de l’extérieur. Car cette image a
également un sens pour la communauté locale. Précisément parce que ses
membres ont rompu, de fait, avec leur passé pastoral (une partie d’entre
eux ne vit même plus dans la vallée mais dans les villes de la région), ils
éprouvent certainement d’autant plus vivement le besoin d’affirmer qu’ils
lui restent fidèles.
Bibliographie
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Hoffman-Krayer E. u. Bächtold-Stäubli H., 1927-1942. Handwörterbuch
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Houbigant Armand Gustave, 1841-1855. Journal d’un voyage de Paris aux
Eaux-Bonnes (Basses-Pyrénées) en passant par Orléans, Tours, Poitiers,
Bordeaux et Pau ; revenant par Pau, Tarbes, Périgueux, Limoges et
Châteauroux, fait en 1841 par M. et Mme Houbigant et mademoiselle
Louise Leullier, 2 vol., Pau, Bibliothèque Municipale de Pau, ms 124.
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paysage en Europe (16°-20° siècle). Paris, Eds de l’EHESS.
Sur les pas du
Sabot de Vénus
Raphaëlle Garreta, chargée de mission à l'ethnologie au Conservatoire
botanique national de Midi-Pyrénées, membre associée au LISST – Centre
d'Anthropologie Sociale.
Le Sabot de Vénus (Cypripedium calceolus L.) est une orchidée
présentedans tout l’hémisphère nord. En France, où elle est plutôt rare,
elle est en limite occidentale de son aire de répartition européenne. On la
trouve entre 300 et 2100 m d’altitude, avec une prédilection pour l’étage
montagnard. Elle pousse dans les Alpes, le Jura, les Grands Causses (où
l’abbé Coste lui a consacré une page devenue célèbre dans le monde
botanique), mais aussi en plaine en Bourgogne, en Champagne et en
Lorraine. Espèce à statut102 elle est protégée au niveau national et
considérée comme fortement menacée dans la plus grande partie de
l’Europe. La Société d’Orchidophilie de France en a fait son emblème.
Illustration 1, carte de répartition de la SFO
Le Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées
enregistre tous les ans une dizaine d’appels téléphoniques concernant
cette fleur. Immanquablement, il s’agit de savoir où elle pousse dans les
Pyrénées françaises et à quelle époque elle fleurit. Le tout étant d’aller la
VOIR. Le personnel du Conservatoire est bien en peine pour répondre à
ces demandes qui prennent, la plupart du temps, un caractère passionné,
émouvant et parfois, obstiné. En effet, rare et facétieux, le Sabot de
Vénus est, dans les Pyrénées, un champion du jeu de cache-cache. Depuis
le XVIIIe siècle, il apparaît au fil des publications botaniques puis
s’évanouit en de grands silences qui nient jusqu’à son existence dans les
Pyrénées. Qui veut suivre sa trace doit alors se frayer un chemin entre
102
Directive « Habitats-Faune-Flore » : annexe II et IV. Convention de Berne : annexe I. Convention de Washington : annexe
II. Liste des espèces végétales protégées au niveau national en France : annexe I.
réalité de terrain et rumeurs. Et le Sabot en fait courir plus d’un ! Objet de
convoitise, il attise la curiosité des botanistes confirmés et nourrit
l’imaginaire des amateurs éclairés. Orchidée sauvage, le Sabot de Vénus
passe pour une fleur mythique et merveilleuse qu’il « faut avoir vue avant
de mourir ». Puisqu’il en est ainsi, partons, nous aussi, à sa recherche.
UN TERRAIN ALÉATOIRE
« Depuis les années 1950, explique un botaniste du Conservatoire,
personne n’a vu le Sabot sur le versant nord de la chaîne, hormis dans les
Pyrénées orientales, mais ce n’est pas notre territoire d’action. Pour
commencer nos recherches on a ciblé sur des zones où il y avait
potentiellement ou historiquement des données de Sabot de Vénus. (…)
C’est là qu’intervient le mic-mac entre les gens qui ont vu le Sabot de
Vénus, les gens qui ont vu la personne qui a vu le Sabot de Vénus etc.
Donc à deux reprises on a organisé des prospections collectives sur le
Pibeste103 où, soit disant, un photographe amateur de Lourdes l’aurait vu,
photographié, et aurait exposé sa photo dans une pharmacie de Lourdes.
On n’a quand même exploré que la partie nord du massif qui nous
semblait écologiquement plus propice à la présence du Sabot.» Précisons
que le « on » en question regroupe une dizaine de personnes : des
conservateurs, des stagiaires et des botanistes du Conservatoire, mais
aussi des Gardes du Parc national des Pyrénées. Le Conservatoire
botanique et le Parc national étant deux structures particulièrement
intéressées et motivées pour trouver cette plante rare, protégée et
presque « historique ». « En fait, c’était un énorme malentendu et on n’a
jamais trouvé le Sabot de Vénus. Et puis, un jour, au pied du Pibeste, j’ai
rencontré un gars qui faisait des photos d’orchidées et je suis allé discuté
avec lui. On en est venu à parler du Sabot et j’apprends que c’est lui qui a
fait la photo du Sabot de Vénus ! Mais en fait, il n’a JAMAIS vu le Sabot
dans le Pibeste. Simplement, il a fait comme tout le monde, il est allé le
photographier ailleurs, et en discutant avec un Garde moniteur il a dit
qu’il pensait qu’il pourrait y en avoir sur le Pibeste. L’histoire est
devenue : il a vu le Sabot de Vénus sur le Pibeste. Ce qui était totalement
faux ! »
La liste des anecdotes similaires est longue et amène le chercheur à se
perdre dans un foisonnement de données invérifiables ou invérifiées.
UN SABOT QUI LAISSE DES TRACES… DANS LES LIVRES
Pour tenter d’y voir plus clair, reprenons donc les données à la source. Car
si le Sabot de Vénus semble être le « grand absent » sur le terrain, les
Flores, articles scientifiques et autres documents botaniques traquent
pourtant sa trace depuis longtemps.
103
Pic et massif des Hautes-Pyrénées
En 1783, Pierre André Pourret le mentionne dans son Chloris Narbonensis,
à Venteillole du Laurenti (Ariège). En 1789, Saint-Amans en cite une
station à la Piquette « d’Endretlis »104 (Hautes-Pyrénées) dans Le bouquet
des Pyrénées ou catalogue des plantes observées dans ces montagnes
pendant le mois de juillet et d’août 1788. Puis, en 1792 c’est Ramond de
Carbonnières qui, sur les indications sus-citées le cherche sans le trouver
105
. A sa suite, Lapeyrouse106 cite Pourret et Saint-Amans en 1813. Grenier
et Godron107, Dulac108, Corbin109 etc. leur emboîtent le pas et reproduisent
tous dans leurs œuvres ces mentions que personne ne parvient à vérifier.
En 1879, pratiquement cent ans après la première mention du Sabot de
Vénus dans les Pyrénées, Jeanbernat et Timbal-Lagrave 110 inversent
complètement la vapeur. Non seulement ils mettent fin à une longue série
de recopiage des données, mais vont jusqu’à classer Cypripedium
calceolus dans « les espèces exclues des Pyrénées ».
Après un siècle d’existence bibliographique, le Sabot de Vénus va alors
connaître un siècle de remise en question.
EN 1901, BUBANI111 MET EN DOUTE QUE CE SOIT UNE PLANTE
INDIGÈNE. EN 1919, L’ABBÉ COSTE 112 REVIENT SUR LES DONNÉES
ANCIENNES ET ATTESTE QU’IL N’A JAMAIS RENCONTRÉ LE SABOT
DANS LES PYRÉNÉES. EN 1931, DURAFOUR ÉTUDIE LA
RÉPARTITION
DES
CYPRIPEDIUM
DANS
LES
RÉGIONS
MONTAGNEUSES FRANÇAISES ET ÉCRIT QUE LE SABOT DE VÉNUS
« NE SEMBLE PAS EXISTER DANS LES PYRÉNÉES » 113. C’EST DONC
CETTE
NOUVELLE
TENDANCE
QUI
S’IMPOSE
DANS
LES
PUBLICATIONS (DILLEMAN, GAUSSEN, GUINOCHET ET VILMORIN,
LES FRÈRES LARAILLET, MOORE, JACQUET).
EN ESPAGNE, SUR LE VERSANT SUD DE LA CHAÎNE PYRÉNÉENNE,
L’HISTOIRE EST TOUT À FAIT SIMILAIRE.
SURVIENT ALORS, UN NOUVEAU REBONDISSEMENT !
104
105
106
107
108
109
110
111
112
113
En fait Piquette d’Ereslits (actuellement Soum de la Piquette)
Ramond de Carbonnières : Carnets pyrénéens (1792-1795). Lac d’Escoubous. p.5.
Picot de Lapeyrouse : Histoire abrégée des plantes des Pyrénées et Itinéraire des botanistes dans ces
montagnes.(1813-1818) p. 554.
Grenier et Godron : Flore de France (1856) Tome III, p. 267.
Dulac : Flore du département des Hautes-Pyrénées : plantes vasculaires spontanées (1867).p. 128
En 1840, Corbin, botaniste tarbais, inscrit en note manuscrite sur le catalogue de son herbier : « Le
Cypripedium calceolus n’a pas été trouvé dans le département [Hautes-Pyrénées]. Monsieur de Saint-Amans
ne le cite dans son Bouquet des Pyrénées que sur la foi de Monsieur Pagès. » Voilà donc que même une des
mentions premières est le fruit d’un on-dit. Cette remarque, exprimée dans un document de diffusion locale et
réduite, n’a pas freiner la reprise ultérieure des données de Saint-Amans .
Jeanbernat et Timbal-Lagrave : Le massif du Laurenti (1789).p. 361.
Bubani : Flora pyreneæ (1901), Tome IV.
En 1906, dans sa Flore illustrée de la France, l’abbé Coste cite Pourret et Saint-Amans. En 1919, dans un
article du Bulletin de la Société Botanique de France, il écrit : « Dans notre Flore illustrée de la France, nous
avons cru devoir, à la suite de Grenier et Godron, citer les Pyrénées. Mais nous croyons aujourd’hui que c’est
à tort […]. Le Cypripedium n’a été retrouvé par personne dans ces localités, et nous ne l’avons observé nulle
part dans nos innombrables excursions dans la chaîne pyrénéenne. »
Durafour : Bulletin de la Société des naturalistes de l’Ain, (1931) n° 45, p. 150.
En 1983, deux cents ans exactement après les écrits de Pourret,
messieurs Lazare, Miralles et Villar mentionnent la découverte de deux
nouvelles stations : l’une en Catalogne et l’autre en Aragon 114. Le Sabot
serait-il de retour ?
Côté français, le 24 juin 1990, une photo de l’énigmatique fleur paraît
dans le journal L’indépendant (Languedoc-Roussillon) à l’occasion des
journées de l’Environnement. Aussitôt, grâce à ce cliché, une équipe de
botanistes115 remonte la filière. Ils trouvent deux populations dans la
haute vallée du Tech et recueillent des témoignages qui en signalent une
troisième dans le secteur sans pouvoir la retrouver.
Il n’en reste pas moins que la plus grosse orchidée de notre flore existe
bel et bien dans les Pyrénées ! Les données actuelles ont relancé les
recherches, et chacun aimerait trouver le Sabot de Vénus sur son
territoire. Acharnement scientifique ? Gloire botanique ? Goût pour ce qui
est rare ? Fascination particulière pour les orchidées et pour celle-ci en
particulier ? Sentiment identitaire ? Il doit y avoir un savant mélange de
tous ces ingrédients dans ce qui pousse botanistes professionnels et
amateurs dans cette quête du Sabot de Vénus. Lui, va et vient au gré des
pages et au fil des siècles et sa réputation reste intacte. La fascination
qu’il exerce semble même gagner du terrain.
Et, puisque nous savons maintenant où le trouver… allons à sa rencontre.
REGARDS CROISÉS ET EFFETS SECONDAIRES
Des quelques stations pyrénéennes, c’est celle de Sallent de Gallego, en
Aragon, qui est sans doute la plus remarquable. Par son étendue et le
nombre de pieds représentés, par l’originalité des méthodes de
conservation qui y sont mises en œuvre, par le nombre de visiteurs qu’elle
accueille tous les ans,
par tous les enjeux qu’elle cristallise.
L’engouement pour le Sabot de Vénus y a, en effet, largement dépassé le
cadre du monde de l’orchidophilie, de la botanique et de la conservation
d’espèces rares et menacées. Le Sabot est manifestement devenu le relais
de nombreux intérêts, qu’ils soient personnels ou collectifs.
C’EST DONC SUR LE VERSANT SUD DE LA CHAÎNE QUE NOUS NOUS
RENDONS.
Une fleur sous bonne garde
« Vous passez la frontière et vous descendez tout droit. Entre Sallent et
Formigal, dans un virage. Vous ne pouvez pas le louper. C’est sur le bord
de la route, il y a des voitures en stationnement et des gens qui gardent
la fleur. » Et en effet, au lieu dit quelques voitures sont garées sur
un parking improvisé le long de la départementale. Là, un ou une
« garde » (vigilante) vient à votre rencontre. Implicitement, de part et
114
115
Lazare, Miralles et Villar : « Cypripedium calceolus L (Orchidaceae) en el Pireneo. » (1987) in Anales del
Jardin Botanico de Madrid 43 (2) : pp 375-382.
Juanchich, Lewin et Cauwet-Marc : « Cypripedium calceolus L. (Orchidaceae) dans la partie orientale des
Pyrénées françaises » (1991) in Le monde des plantes n°442, pp. 19-20.
d’autre, nous savons que nous sommes là pour LA fleur. Celui ou celle qui
vous accueille est l’un des membres du Colectivo Forarata. C’est cette
entreprise d’éducation à l’environnement qui a été missionnée par le
Gouvernement d’Aragon pour assurer la surveillance du site, le
recensement des pieds et l’information au public. Pendant toute la période
de floraison, le Sabot est en effet sous la protection d’un garde qui veille
au bon déroulement de ce que l’on est désormais tenté d’appeler des
visites. Loin d’être des policiers de la flore, les gardiens-éducateurs
passent la majeure partie de leur temps à informer les visiteurs sur
l’écologie en général et sur les menaces en tous genres qui guettent le
Sabot en particulier : transformation de son habitat, arrachage
intempestif, piétinement excessif, etc. Ils consignent toutes leurs
observations dans un rapport remis au Service Environnement du
Gouvernement d’Aragon. Parallèlement, des études scientifiques sont
menées par différents institutions ou laboratoires, visant à mieux
connaître le Sabot de Vénus sous tous ses aspects. Connaissance,
information et sensibilisation sont les maîtres mots du système de
conservation mis en place. Les données secrètes ou confidentielles ont
laissé la place à la diffusion. Par mesure de précaution, seuls les pieds du
bord de route et de la lisière du bois sont accessibles au grand public. Le
reste de la station, dans la hêtraie, est soumis à autorisation spéciale. Ici,
on garde l’or et le pourpre du Sabot de Vénus comme un trésor. En 2008,
1500 personnes sont venues l’admirer !
illustration 2 : badge du garde.
L’émotion
CE QUI FRAPPE EN PREMIER LIEU LORSQUE L’ON SE JOINT À UN
GROUPE DE VISITEURS, C’EST L’ÉMOTION. LES SUPERLATIFS NE
MANQUENT PAS. LES CRIS NON PLUS. CERTAINS TOMBENT
LITTÉRALEMENT À GENOUX DEVANT LA FLEUR, D’AUTRES SE
RECUEILLENT, D’AUTRES ENCORE N’EN FINISSENT PAS DE
S’ÉBAHIR. DES LARMES COULENT AUSSI PARFOIS. « C’EST MA
PREMIÈRE FOIS ! C’EST MA-GNI-FI-QUE ! INCROYABLE ! JE SUIS
TELLEMENT ÉMUE ! » IL FAUT DIRE QUE POUR NOMBRE DE
PERSONNES, LA RENCONTRE AVEC LE SABOT DE VÉNUS EST VÉCU
COMME L’ABOUTISSEMENT D’UNE QUÊTE, UN FACE À FACE AVEC
« LE MYTHE ».
DE LEUR CÔTÉ, LES GARDES DU ZAPATITO DE LA DAMA (EN
ESPAGNOL !) SONT À MÊME DE RACONTER DE UN FLORILÈGE
D’ANECDOTES
TOUTES
PLUS
DRÔLES,
TOUCHANTES
OU
SAISISSANTES LES UNES QUE LES AUTRES. ON ME RELATE
L’HISTOIRE DE CE MAÇON AUX MAINS CALLEUSES FONDANT DE
TENDRESSE DEVANT L’ORCHIDÉE, DE CETTE JEUNE FILLE QUI, EN
GUISE DE CADEAU D’ANNIVERSAIRE VOULAIT GARDER LE
CYPRIPEDIUM ET A FINI PAR DEVENIR UNE ASSOCIÉE À PART
ENTIÈRE DU COLECTIVO FORATATA, DE CE MÉDECIN ALTERNATIF
VENU « ÉNERGÉTISER » DE L’EAU, « UNE BOUTEILLE D’EAU,
POSÉE À CÔTÉ DE LA FLEUR ET QU’IL A LAISSÉ LÀ TOUTE LA NUIT.
IL DISAIT QUE L’EAU SERAIT CHARGÉE D’ÉNERGIE ET IL L’A
EMPORTÉ POUR SOIGNER. » BIEN SÛR, IL EN EST QUI RESTENT
INDIFFÉRENTS OU AFFICHENT UNE CERTAINE DÉCEPTION DEVANT
CES PIEDS FLEURIS JUSTE SUR LE BORD DE LA ROUTE, MAIS ILS
SONT TRÈS MINORITAIRES.
Le pèlerinage
Depuis 2001, le nombre de visiteurs n’a cessé d’augmenter. Dans les
premiers temps de la mise en place de ce système de surveillance et
d’information, les Français constituaient plus de la moitié des visiteurs.
Représentant un public averti, inscrit dans des associations botaniques,
orchidophiles ou naturalistes, ils sont nombreux à refaire, tous les ans, le
voyage jusqu’au Sabot. « Cela fait vingt ans que je viens ici voir le Sabot
de Vénus, raconte un visiteur. Je connais parfaitement toute la station. Je
venais bien avant qu’il y ait les gardes ! C’est un ami naturaliste qui m’en
a parlé au tout début. Nous pouvions aller partout et, plus haut, dans la
forêt qui est maintenant interdite, les pieds sont plus beaux ! Pour moi
c’est rituel. C’est aussi un plaisir, c’est vraiment un plaisir de la revoir
tous les ans. Ça me rassure des les voir. C’est tout simplement que je n’ai
pas envie que ça disparaisse. C’est une espèce de conservatisme. Et c’est
pour ça que cette année je viens avec mes petits enfants, parce que
j’aimerais que ça se poursuive. C’est vrai, c’est initiatique. C’est même
plus qu’initiatique, c’est répétitif. » « Transmission », « tradition » sont
des mots récurrents dans le discours des visiteurs. La visite au Sabot
devient un parcours obligé et un repère dans le temps. Chaque année, les
« aficionados » reviennent à la station, qui avec ses enfants, qui avec un
couple d’amis particulièrement chers… autant de personnes choisies à
introduire dans le petit cercle des amateurs du Sabot de Vénus. Le bouche
à oreille fonctionne à merveille, grossissant toujours plus le flots des
visiteurs. Pour ces inconditionnels, au moins, tout se joue comme s’il
fallait s’assurer soi-même de la permanence de la population et comme si
cette permanence n’existait pas en elle-même, mais dans le regard que
l’on porte à la fleur. Le Sabot prend alors véritablement l’allure d’une
apparition que seule l’expérience personnelle peut attester.
Parmi ce public particulièrement sensible au Sabot de Vénus, les
orchidophiles occupent une place particulière. Volontiers collectionneurs,
atteints d’un « virus incurable » comme ils se plaisent à le dire, ils
peuvent ici contempler « la plus grosse et la plus belle de toutes nos
orchidées ». A titre personnel ou en groupes associatifs, ils semblent
collectionner les séjours à Sallent de Gallego à défaut de pouvoir
collectionner le Sabot lui-même et le mettre en herbier.
Prises de vue
Le discours esthétique autour du Sabot est certes très présent mais, si le
fait de voir la fleur, d’être un témoin privilégié de son existence, le
photographier – le prendre en photo - semble ici revêtir des allures de
nécessité. Dans de nombreux cas, on sait que la pratique photographique
s’est substituée à la cueillette et constitue une nouvelle forme
d’appropriation de la nature. Ici, il faut en plus saisir l’instant exceptionnel
de la floraison de la plante rare et pouvoir affirmer « j’y étais, j’en ai la
preuve. » D’ailleurs, certains se font une joie de se faire photographier
avec la fleur ; on fixe à la fois un moment hors du commun et une relation
d’intimité. A cela s’ajoute, bien–sûr, la prolifération des moyens
technologiques liés à la photographie. Appareils jetables, appareils
numériques, téléphones portables, tous les moyens sont bons pour
rapporter un, dix, quinze clichés du Sabot. Mais, aux dires des gardiens,
ceux qui sont les plus étonnants sont les réels amateurs de photographie.
Ils peuvent passer des heures devant une touffe de Sabot à attendre que
la lumière soit idéale. Eux aussi reviennent d’année en année, rapportant
leurs albums avec eux. C’est qu’une belle photo du Cypripedium relève du
défi personnel : il faut savoir jouer avec les contrastes des couleurs de la
fleurs, avec l’ombre et la lumière des milieux dans lesquels elle se plait…
Le tout fera, peut-être, une photo primée à un concours. Nous sommes
bien loin d’un quelconque souci écologique ou botanique. Bien loin aussi
d’une prise en compte de la réalité : adhérant et alimentant le mythe
d’une fleur sauvage et inaccessible, les photographes s’évertuent à
chercher la prise de vue qui montrera le Sabot dans un cadre idyllique sur
fond de pics enneigés. Dans cette saisie partielle du réel, on tourne
résolument le dos à la route si proche, aux voitures qui y circulent et aux
bâtiments de la station de ski de Formigal qui barrent l’horizon.
Une fleur politiquement correcte qui attire les touristes ?
La station de ski de Formigal est justement un des moteurs de l’économie
locale. D’impressionnants aménagements ont été effectués pour l’édifier.
Du point de vue des écologistes, ils ont aussi occasionné d’importants
bouleversements sur les milieux naturels. D’une part on construit un
complexe touristique, et de l’autre on élabore un plan de sauvegarde pour
une plante menacée et l’on finance sa surveillance. Entre économie et
souci de l’environnement, les écologistes militants restent dubitatifs.
Cependant, pour la grande majorité des visiteurs, « le gouvernement
d’Aragon, dans ce cas, peut s’attribuer une médaille » ; les mesures prises
en faveur de la fleur sont citées comme exemplaires.
Pour les propriétaires et les élus locaux, l’ambiance est plus frileuse : ils
voient dans la vente de leurs terrains pour l’expansion de Formigal une
manne financière que la présence d’une espèce protégée risque de
perturber. Néanmoins, l’idée que le Sabot puisse se transformer en atout
touristique se fait peu à peu jour. La perspective même d’établir un
orchidarium en milieu naturel sur le territoire communal n’est plus
complètement à exclure.
A quelques kilomètres de là, les commerçants de la frontière proposent
tous des cartes postales du Sabot à la vente. C’est qu’à sa mesure, le
Sabot de Vénus attire une certaine clientèle. S’il n’ y a pas encore de
« Cypripedium Tour », il y a en revanche « des groupes qui viennent
randonner, des Français qui font de la randonnée et qui incluent dans
leurs parcours un arrêt pour voir la fleur. » Des associations naturalistes
organisent également des circuits dans lesquels le Cypripedium est le
point fort de la sortie. Par ailleurs, le public s’est élargi : il devient
européen et non plus seulement franco-espagnol et compte également, en
plus des amateurs avertis, des familles en vacances, des gens de passage
intrigués par les va-et-vient le long de la route, des personnes qui ont
entendu parler de cette fleur spéciale et de ses gardiens via Internet, les
journaux ou la télévision ... En effet, la portée médiatique du Sabot de
Vénus se renouvelle tous les ans, et les équipes télé, les journalistes et
autres reporters font du « Cypripedium calceolus, la orquidea reina entre
la plantas de Sallent de Gallego 116 » un des marronniers de l’été
aragonais.
116
Editorial de la revue la magia de viajar por Aragon, n° 36, juin 2008.
Illustrations 6 et/ou 7 : journalistes et première page magazine
LA fleur de Sallent
Face à toutes ces mesures de protection, à la présence de gardes sur
place, au déferlement de touristes, aux actions de sensibilisation et
d’information menées dans les écoles de la vallée, aux articles et
reportages parus dans les médias, les Aragonais et plus particulièrement
les habitants de Sallent de Gallego commencent à s’intéresser à ce Sabot
qui attire tant d’admirateurs. D’abord méfiants, puis curieux, ils
s’approprient maintenant le Cypripedium jusqu’à en parler comme de leur
fleur alors que personne au village ne la connaissait jusqu’alors. Les
enfants demandent à leurs parents de les amener voir « la Cypri » dont
les éducateurs en environnement ont parlé en cours. Le chauffeur de bus
de la ligne locale arrête son véhicule, quitte à créer un embouteillage, et
fait descendre les passagers pour leur faire un petit topo sur le Sabot et
son écologie. A la nuit tombée, lorsque les gardes ont cessé leur vigilance,
il y a toujours quelqu’un pour venir leur signaler si une voiture stationne
près des pieds de Sabot. Peu à peu « la flor » prend place dans la vie
villageoise. Il serait exagéré de la définir comme symbole identitaire de la
Valle de Tena, mais au rythme où vont les choses…
PERSPECTIVES
Les habitants de Sallent ne craignent plus la belle orchidée aux allures
exotiques qui fait la fascination de ces gens particuliers que sont, à leurs
yeux, les botanistes et les naturalistes. Paysans et éleveurs des
montagnes aragonaises, ils peuvent continuer, malgré sa présence bien
gardée, à mener leurs bêtes sur les chemins de transhumance qu’ils ont
toujours empruntés. Là où pousse le Sabot de Vénus, il ne leur ai pas
même interdit d’aller aux champignons comme ils ont l’habitude de le
faire. Qui plus est, ce Zapatito fait parler de leur village, de leurs terres,
du patrimoine naturel qu’elles recèlent ; une richesse jusqu’ici inconnue.
Un bien rare et précieux que la rumeur, un instant, a transformé en fleur
unique au monde ! Ecologistes et naturalistes locaux rêvent d’un
orchidarium en plein air et d’un office du tourisme de la nature où les
visiteurs pourraient admirer le Sabot ainsi que toutes les autres orchidées
sauvages qui poussent également dans ces prés de Sallent .
Côté français, on est un peu en reste… Qu’à cela ne tienne, tous le
disent : ils sont à Sallent chez eux ; cela fait maintenant un peu plus de
vingt ans que botanistes professionnels et amateurs avertis connaissent
cette exceptionnelle population de Cypripedium, qu’ils parcourent le
secteur et reviennent tous les ans (parfois plusieurs fois pendant la
floraison) pour « le plaisir de les revoir ». Ils venaient déjà bien avant que
le Gouvernement d’Aragon ne se soucie de protéger la station ! Et puis,
sur le versant nord de la chaîne, on continue à chercher cette captivante
orchidée…
Des mystères, une « apparition », une fleur, un garde, des admirateurs…
un mythe moderne qui plonge ses racines peut-être plus loin qu’on ne
l’aurait cru.
« Figure-toi qu’avant j’étais médecin et que je
travaillais à l’hôpital. Je voyais tous les jours
des visages d’angoisse, de tristesse. Et
maintenant, la plupart du temps, je vois des
visages de satisfaction. C’est vraiment
chouette qu’une fleur – une fleur, parce que
ce n’est rien de plus ni rien de moins qu’une
fleur – enchante les gens. Ça c’est vraiment
beau, je trouve ça très bien. »
Fernando, éducateur en environnement, garde
du Cypripedium calceolus L.
Illustration 8 : beau Sabot.
Programme du septième séminaire
d'ethnobotanique du domaine européen
annuel
du Musée de Salagon
L'imaginaire contemporain du végétal
Jeudi 9 et vendredi 10 octobre 2008
salle de l’Observatoire de Saint-Michel l’Observatoire
Haute-Provence
L'imaginaire contemporain du végétal
Le séminaire de l'automne 2008 sera consacré à une réflexion sur
les représentations et l'imaginaire contemporains du végétal, celui-ci étant
considéré dans ses rapports à l'évolution présente des civilisations à
dominante urbaine.
Les changements socio-économiques (globalisation des échanges,
migrations des hommes et des biens, etc.) et leur impact environnemental
ont des conséquences de plus en plus manifestes sur l'espace de vie des
hommes (extension de l'éventail des plantes d'ornement, nouvelles
productions agricoles, boisements artificiels, etc.). Ces transformations
suscitent de nouveaux modes de perception de la plante dans des ordres
symboliques à ce jour peu étudiés.
Les deux journées seront articulées autour de deux grands axes :
• Les plantes “invasives” :
Origines, modalités et territoires d'extension, usages éventuels,
discours et imaginaire à propos de l'envahissement chez le « scientifique »
comme chez le citoyen ordinaire.
Les “plantes métèques”, dont parlait le botaniste et historien des plantes
cultivées Cl.-Ch. Mathon, vont-elles polluer la nature nationale et faire
l'objet de reconduite à la frontière ?
• Les plantes dans la vie quotidienne au XXIe siècle.
Le séminaire est organisé en partenariat avec le CRIA : Centro en
Rede de Investigação em Antropologia (Centre en Réseau de Recherche
en Anthropologie), Portugal.
Première journée : jeudi 9 octobre 2008
Les plantes invasives
08:30 – Accueil.
09:00 – Présentation des journées par Danielle Musset, Directrice du
Musée de Salagon.
09:15 – Les sciences humaines face aux invasions biologiques.
Prolifération des espèces, foisonnement des regards. Sergio Dalla
Bernardina, professeur d'ethnologie à l'Université de Bretagne Occidentale
(Brest).
10:00 – Néophytes ou fléaux verts : « invasion » et « diffusion »
dans les perceptions de l’expansion spatiale d’espèces végétales.
Jean-Yves Durand, maître de conférences, Institut de Sciences Sociales de
l’Université du Minho, Braga, Portugal, IDEMEC, Aix-en-Provence.
10:45 – Pause
11:00 – La Jussie. Une espèce envahissante, des paysages, des
modalités de catégorisation. Marie-Josée Menozzi, ethnologue.
11:45 – Discussion.
12:00 – Repas.
14:00 – Les nouveaux référentiels du "bien-voir" notre
environnement : exemple de Prunus serotina en forêt domaniale
de Compiègne. Aurélie Javelle, ATER anthropologie de l'environnement.
14:45 – Nature et langage dans le cadre des invasions biologiques :
la couverture médiatique du développement de l'algue Caulerpa
taxifolia. Sylvie Friedman, doctorante en ethnologie à l'université de
Brest.
15:30 – Pause.
15:45 – Quand le spectre des proliférations végétales plane sur le
Delta du Rhône. Cécilia Claeys-Mekdade, maître de conférence en
sociologie, Université de la Méditerranée, UMR Espace 6012 / Equipes
DESMID, Faculté des sciences sociales de Luminy, département des
sciences humaines.
16:30 – Discussion.
16:00 – Pause.
17:30 – Conférence de Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste,
relations flore/sociétés au début du XXIe siècle.
sur
Les
19:00 – Fin de la conférence.
Deuxième journée : vendredi 10 octobre 2008
Les plantes dans la vie quotidienne au XXIe siècle
08:00 – Accueil.
08:30 – La grande aventure des plantes d'intérieur, histoire et
symbolisme d'une relation particulière au végétal. Laurent Domec,
sociologue, chercheur à l'institut de recherche sociologiques et
anthropologiques, Centre de recherche sur l'imaginaire, Université de
Montpellier III.
09:15 – Tailledoux et tailledur sont dans le même bateau
(Topiarius au pays des Mauviettes). Marc Rumelart, ingénieur
horticole, écologue, professeur titulaire de l'enseignement supérieur
agronomique, responsable du département d'écologie de l'Ecole Nationale
Supérieure du Paysage de Versailles.
10:00 – Pause.
10:15 – Le « retour » du motif végétal dans la publicité, le design
et le design urbain comme signe supposé de progrès . Charles
Ronzani, paysagiste et doctorant à l'Ecole Nationale Supérieure du
Paysage de Versailles.
11:00 – Les bouquets funéraires des bords de route ou l'émergence
d'une autre culture des défunts. Laetitia Nicolas, chercheuse
indépendante en anthropologie.
11:45 – Discussion.
12:00 – Repas
14:00 – Du savoir-faire à la connaissance des plantes : pratiques
ancestrales et savoirs modernes au sein du monde rural portugais.
Amélia Frazao-Moreira, Faculté de Sciences Sociales et Humaines de la
Nouvelle Université de Lisbone, Centre d'étude en anthropologie sociale,
Centre en Réseau de Recherche en Anthropologie (CRIA).
14:45 – Les plantes dans l'imaginaire et les pratiques d'un réseau
de personnes végétariennes. Laurence Ossipow, ethnologue,
professeur à la Haute Ecole de Travail Social à Genève et présidente de la
société suisse d'ethnologie 2008-2011.
15:30 – Pause.
16:00 – Les représentations de l'edelweiss. Marlène Albert-Llorca,
professeur d'anthropologie à l'Université de Toulouse – Le Mirail,
chercheur au Centre d'Anthropologie Sociale.
16:45 – Sur les pas du sabot de Vénus. Raphaële Garreta, chargée de
mission à l'ethnologie au Conservatoire botanique national de MidiPyrénées, membre associée au LISST – Centre d'Anthropologie Sociale.
17:30 – Discussion générale.
18:00 – Fin du séminaire.
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