Mohamed Tozy - (EGE) de Rabat

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la semaine
de Jeune afrique
Daesh
Mohamed
Tozy
« Le champ de bataille,
c’est le monde entier »
D
es plages de Côte d’Ivoire, le
curseur de la terreur mondiale a
bondi à Bruxelles, capitale belge
et cœur de l’Europe. Le matin du
22 mars, ils étaient sur la route
des vacances ou celle du travail,
pressés aux comptoirs de l’aéroport de Zaventem
ou serrés dans un wagon de métro quand il y a
eu « une boule de feu », « cet énorme bruit ». Un
chaos de fer et de verre brisé, les cris de dizaines
de blessés, le sang des morts. Au nom de l’État
islamique, trois kamikazes se sont fait sauter,
emportant 31 vies avec les leurs, plongeant un
nouveau pays dans le deuil et le monde dans un
désarroi devenu chronique.
n o 2881 • du 27 mars au 2 avril 2016
Propos recueillis par
laurenT De
sainT périer
© PHILIPPE HUGUEN/AFP
Alors que l’État islamique vient de frapper l’Europe
en son cœur – Bruxelles –, le politologue et sociologue
marocain prévient contre toute interprétation
communautariste du jihadisme, préférant insister
sur sa dimension géopolitique.
BRAHIM TAOUGAR
12
Alors que se confirment les connexions du
réseau bruxellois avec l’équipe des attentats du
13 novembre à Paris – à l’heure où nous mettions
sous presse, deux des tueurs couraient toujours –,
la communauté belgo-marocaine de Molenbeek
est encore pointée du doigt et, dans les médias,
une noria d’experts en terrorisme revient brasser
mille théories pour expliquer le passage à l’acte des
fous d’Allah. Enseignant aux universités Hassan-II,
à Casablanca et Aix-Marseille-III, en France, le
politologue et sociologue marocain Mohamed
Tozy, qui scrute depuis trente ans l’évolution de
la mouvance islamiste dans son pays, porte un
regard différent, à la fois clinique et informé, sur
Daesh et ses métastases.
jeune afrique
jeune afrique : La plupart des terroristes qui
ont frappé à Bruxelles et à Paris sont originaires
du Maroc, particulièrement de la région septentrionale du rif. Certains analystes n’hésitent pas
à établir un lien avec l’histoire tourmentée de
cette région. Ont-ils raison ?
MOhaMed tOzy: Non, ils ont tort. On ne peut pas
lier de tels actes à des questions de nationalité.
L’implication de citoyens belges d’origine marocaine dans les attaques de Bruxelles est normale :
ils représentent près de 5% de la population, soit
la plus importante communauté musulmane
de Belgique, et on les trouve du côté des tueurs
comme de celui des victimes. Le communiqué
de revendication de Daesh indique plutôt une
jeune afrique
p Le 24 mars,
deux jours après
les attentats qui ont
endeuillé la capitale
belge, ses habitants
se recueillent place
de la Bourse.
continuité avec ce qui s’est passé en France
mais aussi en Tunisie, en Libye et ailleurs, où
les Marocains ne sont pas représentés. Ce n’est
même pas une question européenne ou une
question de l’islam contre l’Europe, c’est une
guerre que mène contre le monde un « État »
qui dispose d’une emprise territoriale et idéologique évidente. Je trouve dérisoire d’imputer
les expressions ponctuelles de ce phénomène à
des logiques ethniques ou nationales, car c’est
oublier que les gens enrôlés par Daesh peuvent
être aussi bien des musulmans européens de
troisième génération que des convertis blonds
aux yeux bleus, d’anciens activistes d’Al-Qaïda,
des salafistes quiétistes venus au jihad, etc. ● ● ●
n o 2881 • du 27 mars au 2 avril 2016
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La semaine de J.A. L’événement
Radicalisation : un terreau inattendu
80%
ont grandi
dans une
famille athée
En novembre 2014, le Centre de prévention contre les dérives sectaires
liées à l’islam (CPDSI), en France, a publié un rapport fondé sur le profil
de 160 familles qui lui ont demandé conseil après la radicalisation de
leurs enfants. Cette étude montre par exemple que « le rapport à l’exil,
à l’immigration et au territoire n’apparaît plus comme un indicateur
déterminant » et que les conversions au radicalisme transcendent les
classes sociales.
Profil des individus étudiés par ce rapport
91 %
ont été
endoctrinés
via internet
67 %
sont issus
de la classe
moyenne
90 %
ont des
grands-parents
français
43 %
sont âgés
de 21 à
28 ans
● ● ● Il ne faut pas chercher de logiques nationales
dans les agissements d’une organisation politique
et idéologique qui a des méthodes et des formes
d’action très spécifiques.
Vous semblez minimiser la dimension religieuse
d’un groupe clairement messianique et apocalyptique…
Bien sûr, le recours au religieux est omniprésent dans le discours et les pratiques de Daesh,
mais ses principales considérations sont plutôt
géopolitiques, avec des actions combattantes bien
calculées pour déstabiliser l’Europe. Son fonctionnement en vases communicants le montre bien :
quand l’étau se resserre en Syrie, ils basculent en
Libye, quand il se resserre en Libye, ils basculent
en Tunisie et quand ils sont sous pression à Paris,
ils ressurgissent à Bruxelles. L’angle sous lequel
tout cela est abordé ces jours-ci dans les médias
et qui met en cause le modèle d’intégration de
la Belgique ou une décomposition de la société
belge n’est pas pertinent. La Libye et la Tunisie
sont aussi des pays décomposés, et dans une
bien plus large mesure… Le renvoi aux variables
migratoires, à celles de l’intégration et de la
politique publique des pays européens n’est pas
la bonne façon de poser la question.
La Belgique n’était donc pas ce terrain où une
tolérance laxiste a favorisé le communautarisme
et la prédication radicale ?
La Belgique n’est pas plus faible que la France,
qui a aussi été attaquée ! Il y a une mauvaise
tendance à faire de la Belgique le Petit Poucet
européen, mais non, ce pays n’est pas plus fragile que la France. Ce qui a eu lieu le 22 mars à
Bruxelles peut arriver demain en Allemagne,
comme c’est arrivé en janvier en Indonésie. Le
champ de bataille de Daesh est le monde entier.
On semble ne s’intéresser qu’aux individus qui
agissent sur le terrain, mais ils ne sont que des
outils aux mains de stratèges qui, à Raqqa ou à
Syrte, pensent global et politique.
n o 2881 • du 27 mars au 2 avril 2016
Ce qui expliquerait pourquoi ces jeunes d’origine
marocaine ne cherchent pas à frapper leur pays
d’origine…
Ce ne sont en effet pas eux qui s’assignent leurs
cibles, ils ne font qu’obéir aux responsables de
l’organisation. Ceux-ci planifient leur tactique
en fonction des opportunités qui se présentent
et des possibilités d’utiliser au mieux les outils
dont ils disposent. Les théoriciens de Daesh ont
pensé ce moment de terreur. Dans leur vision de
l’Histoire, le temps se divise en trois séquences.
C’est d’abord l’ère des tyrannies impies : celles de
Saddam Hussein, de Kadhafi, des Assad, de ces
dictateurs qui ont été déstabilisés par l’invasion
américaine de l’Irak et les Printemps arabes. À la
fin vient l’avènement de l’État islamique idéal. Mais
entre les deux s’inscrit la phase qu’ils appellent
d’« ensauvagement », tawahush en arabe. C’est
le moment présent, où il s’agit d’affronter et de
défaire le jeu des puissances dans la région en
s’affranchissant de toutes règles et de tous principes : c’est le règne exclusif de la terreur.
Pourquoi un tel discours d’« ensauvagement »
séduit-il les deuxième et troisième générations
d’Arabes d’Europe ?
Ce n’est pas tant ces générations d’Europe qui
sont touchées que toute une jeunesse à une échelle
géographique vaste. Daesh séduit parce que ses
mises en scène sont des plus modernes et efficaces,
parce que ses modes de recrutement ne le sont
pas moins, parce qu’il propose non seulement
une idéologie mais aussi des gains matériels et
financiers, parce qu’il offre l’appât de l’aventure
comme des perspectives de fraternité, de sociabilité, d’une vie nouvelle y compris en famille. Et
bien sûr il promet, notamment à ces jeunes en
bas de l’échelle sociale, à Bruxelles, à Tunis ou à
Islamabad, la restauration de leur dignité d’individu, la construction d’une personnalité, voire la
rédemption d’un passé délinquant : cela apparaît
clairement dans le parcours des « daeshiens ».
Mais il ne faut pas non plus se focaliser sur ces
marginaux, car Daesh démarche et recrute aussi
des ingénieurs, des informaticiens, des médecins,
des artificiers, aux compétences indispensables.
Bien sûr, dans cet organigramme, les hommes
de troupe qui fournissent la chair à canon et les
kamikazes sont des desperados issus des basfonds des sociétés.
On parle des failles des services belges ou français, quand votre pays, le Maroc, dont beaucoup
de ressortissants sont allés faire ce jihad, est
parvenu à se préserver de telles attaques… La
police y est-elle plus efficace ?
Elle est efficace, certes. Mais aucun service de
sécurité, aucun système de surveillance aussi
performant soit-il ne peut être efficace à 100 %. Le
succès de la prévention, au Maroc comme ailleurs
jeune afrique
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dans la région, est aussi lié à la coopération de
populations très conscientes que l’usage de la
violence est une limite à ne pas franchir. Cette
vigilance au quotidien de la société permet aux
services de sécurité d’être prévenus à temps de
la dérive de tels éléments dans tels quartiers et
permet d’anticiper nombre de choses. Mais encore
une fois, aucune mesure ne peut être totalement
efficace et rien ne dit que de tels événements
ne se produiront pas aussi au Maroc. Cela dit,
il reste primordial que les populations, musulmanes comme non musulmanes, en Europe,
soient mobilisées pour prévenir ce phénomène
de déviance à tous les niveaux, de l’encadrement
éducatif à la surveillance des espaces.
Pendant quatre mois, Salah Abdeslam est sans
doute resté caché à Molenbeek, où sa présence
n’a pas pu passer totalement inaperçue. Pourquoi
n’y a-t-il pas eu d’alerte de la population ?
C’est une faille, en effet. La collaboration de la
population peut être rendue difficile, voire impossible par les politiques et les perceptions locales.
Ghettoïsation, stigmatisation, islamophobie, les
allures de ratissage que prennent les campagnes
de sécurité en Belgique, en France ou ailleurs: tout
cela incite beaucoup à une forme de complicité
passive vis-à-vis de ces individus.
Les polices européennes ne devraient-elles pas,
au contraire, disposer de pouvoirs accrus comme
l’exigent des politiques de tous bords ?
Ce serait une grossière erreur. Ces pays y perdraient leur âme tout en favorisant, en retour, les
réactions qu’ils cherchent à conjurer.
L’expression de « guerre contre le terrorisme »
fait polémique. Qu’en pensez-vous ?
Nous ne sommes pas en guerre contre le terrorisme, nous sommes tout simplement en guerre. Il
y a là une dimension géopolitique très forte et, si les
puissances ne se décident pas à régler le problème
à ses sources moyen-orientale et libyenne, rien ne
se produira d’autre que la poursuite de ce genre
d’événements. Daesh n’est pas seulement une
idéologie, c’est aussi et surtout une organisation,
un territoire, une armée, une administration, des
finances, des systèmes de communication. Dans
un tel contexte, les débats sur la radicalisation ou
le degré de surveillance policière me semblent
un peu vains.
Voulez-vous dire par là qu’il faut continuer à
bombarder Daesh au Moyen-Orient et à intervenir
au sol contre ses bases en Libye ?
Non, pas nécessairement. Les bombardements
ont une efficacité très limitée. Il faut avant tout
que les protagonistes directement impliqués par
leur soutien logistique et financier aux acteurs
sur le terrain – Arabie saoudite, Qatar, Iran, Irak,
Russie et États-Unis – ou indirectement touchés
par leur proximité géographique – Algérie, Égypte,
Turquie – prennent leurs responsabilités en ame-
L’État islamique n’a rien à voir
avec l’islam politique historique.
Il utilise l’islam mais il n’est pas islamiste.
nant les Libyens à se mettre d’accord et en favorisant la recherche d’une solution politique à la
crise syrienne.
Au Maroc, la présence des islamistes au gouvernement est-elle un pare-feu à la tentation
jihadiste ? De manière générale, l’islam intégré
en politique peut-il jouer ce rôle ?
L’État islamique n’a rien à voir avec l’islam politique historique. Il utilise l’islam mais il n’est pas
islamiste. Et l’une de ses cibles, ce sont justement
les islamistes qui ne le suivent pas.
Quel avenir voyez-vous pour Daesh en Europe ?
Leur communiqué revendiquant l’attentat de
Bruxelles annonce des jours sombres. Je crois
qu’il faut le prendre au sérieux. ●
Du 27 avril au 1er mai 2016
Communication : trivialmass.com
Photo : Anne-Laure Lechat
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