Alors queseconfirmentles connexions du
seau bruxellois avec l’équipedes attentats du
13 novembre àParis –àl’heureoùnousmettions
sous presse,deux des tueurs couraienttoujours –,
la communaubelgo-marocaine de Molenbeek
est encorepoinedudoigt et,dans les médias,
une noria d’experts en terrorisme revientbrasser
mille théories pour expliquer le passagl’actedes
fous d’Allah. Enseignant auxuniversités Hassan-II,
àCasablancaetAix-Marseille-III,enFrance, le
politologue et sociologuemarocain Mohamed
Tozy,qui scrute depuis trente ansl’évolution de
la mouvance islamistedansson pays,porte un
regard différent, àlafois clinique et informé,sur
Daesh et sesmétastases.
Des plages de Côted’Ivoire, le
curseurdelaterreur mondialea
bondBruxelles,capitale belge
et cœur de l’Europe.Lematin du
22 mars,ils étaientsur la route
des vacances ou celle du travail,
pressaux comptoirsdel’aéroportdeZaventem
ou serrés dans un wagon de métroquand il ya
eu «une boule de feu », «cet énorme bruit ». Un
chaosdefer et de verrebri,les cris de dizaines
de bless, le sang des morts.Aunom de l’État
islamique,trois kamikazessesontfait sauter,
emportant31vies avec lesleurs,plongeantun
nouveaupaysdans le deuil et le monde dansun
désarroidevenuchronique.
Mohamed
Tozy
Propos recueillis par
LAURENT DE
SAINT PÉRIER
Alors que l’État islamique vient de frapper l’Europe
en son cœur –Bruxelles –, le politologue et sociologue
marocain prévient contre toute interprétation
communautariste du jihadisme,préférant insister
sur sa dimension géopolitique.
«Lechamp de bataille,
c’est le monde entier »
DAESH
©PHILIPPE HUGUEN/AFP
BRAHIM TAOUGAR
no2881 du 27 mars au 2avril 2016 jeune afrique
La semaine
de Jeune Afrique
12
continuitéavec ce qui s’estpasséen France
mais aussi en Tunisie,en Libyeet ailleurs,
les Marocains ne sont pasreprésentés.Ce n’est
même pas une question européenne ou une
question de l’islam contrel’Europe,c’est une
guerre que mène contrele monde un «État »
qui dispose d’une empriseterritoriale et idéo-
logique évidente.Je trouve dérisoire d’imputer
les expressions ponctuelles de ce phénomène à
des logiques ethniques ou nationales,carc’est
oublier que les gens enrôlés par Daesh peuvent
êtreaussi bien des musulmans européens de
troisième nération que des convertis blonds
auxyeux bleus, d’anciens activistes d’Al-Qaïda,
des salafistesqutistes venusau jihad, etc.
JEUNE AFRIQUE: La plupart des terroristes qui
ont frappé àBruxelles et àParis sont originaires
du Maroc,particulièrement de la région septen-
trionale du Rif.Certains analystes n’hésitent pas
à établir un lien avec l’histoire tourmentée de
cette région. Ont-ils raison ?
MOHAMED TOZY:Non, ils onttort. On ne peut pas
lier de tels actes àdes questions de nationalité.
L’implicationde citoyens belges d’origine maro-
caine dans les attaques de Bruxelles est normale :
ils représentent près de 5% de la population, soit
la plus importante communaumusulmane
de Belgique,et on les trouve du côté des tueurs
comme de celui des victimes.Le communiqué
de revendication de Daesh indique plutôt une
pLe 24 mars,
deux jours après
les attentats qui ont
endeuillé la capitale
belge, ses habitants
se recueillent place
de la Bourse.
● ● ●
jeune afrique no2881 du 27 mars au 2avril 2016
Il ne faut pas chercher de logiques nationales
dans les agissements d’une organisation politique
et idéologiquequi ades méthodes et des formes
d’action très spécifiques.
Vous semblez minimiser la dimension religieuse
d’ungroupe clairement messianique et apoca-
lyptique…
Bien r, le recours au religieux estomnipré-
sent dans le discours et les pratiques de Daesh,
mais sesprincipales considérations sont plutôt
géopolitiques,avec des actions combattantes bien
calculées pour déstabiliser l’Europe.Sonfonction-
nementen vasescommunicants le montrebien:
quand l’étau se resserre en Syrie, ils basculent en
Libye, quand il se resserre en Libye, ils basculent
en Tunisie et quand ilssont sous pression àParis,
ils ressurgissent à Bruxelles.L’angle sous lequel
tout cela est abordé ces jours-ci dans les médias
et qui met en causele modèle d’ingration de
la Belgique ou une décomposition de la société
belgen’estpas pertinent. La Libyeet la Tunisie
sont aussides pays décomposés, et dansune
bien plus large mesure… Le renvoi auxvariables
migratoires, à celles de l’intégration et de la
politique publique des pays européens n’estpas
la bonne façon de poserla question.
La Belgiquen’était doncpas ce terrain où une
tolérance laxisteafavorisé le communautarisme
et la prédicationradicale ?
La Belgique n’est pas plus faible que la France,
qui aaussiété attaquée ! Il y a une mauvaise
tendance àfairede la Belgique le Petit Poucet
européen, mais non, ce pays n’est pas plus fra-
gile que la France.Ce qui aeu lieu le 22 mars à
Bruxelles peut arriverdemain en Allemagne,
comme c’estarrien janvier en Indonésie.Le
champde bataille de Daesh est le mondeentier.
On semble ne s’intéresserqu’auxindividus qui
agissent surle terrain, mais ils ne sont que des
outils auxmains de stragesqui, àRaqqaou à
Syrte, pensent global et politique.
Ce qui expliqueraitpourquoi ces jeunes d’origine
marocaine ne cherchent pas àfrapper leur pays
d’origine…
Ce ne sont en effet paseux qui s’assignentleurs
cibles, ilsne fontqu’obéir auxresponsables de
l’organisation. Ceux-ci planifientleur tactique
en fonction des opportunités qui se présentent
et des possibilités d’utiliser au mieuxles outils
dont ils disposent. Les théoriciens de Daesh ont
pensé ce moment de terreur. Dans leur vision de
l’Histoire, le temps se divise en trois quences.
C’est d’abordl’èredes tyrannies impies: cellesde
Saddam Hussein, de Kadhafi, des Assad, de ces
dictateurs qui ont été déstabilisés par l’invasion
américaine de l’Irak et les Printemps arabes. À la
fin vientl’avènementde l’État islamique idéal. Mais
entre les deux s’inscrit la phase qu’ils appellent
d’« ensauvagement », tawahush en arabe. C’est
le momentprésent, il s’agit d’affronteret de
fairele jeu des puissances dans la gion en
s’affranchissant de toutes gles et de tous prin-
cipes: c’est le gne exclusifde la terreur.
Pourquoi un tel discours d’« ensauvagement »
séduit-il les deuxièmeet troisième générations
d’Arabes d’Europe?
Ce n’est pas tant ces nérations d’Europe qui
sont touchées que toute unejeunessune échelle
géographique vaste. Daesh séduit parce que ses
mises en scène sont des plus modernes et efficaces,
parce que ses modes de recrutement ne le sont
pasmoins,parce qu’il proposenon seulement
une idéologie mais aussi des gains matériels et
financiers, parce qu’il offre l’aptdel’aventure
comme des perspectives de fraternité, de socia-
bilité, d’une vie nouvelle y compris en famille. Et
bien ril promet,notamment à ces jeunes en
bas de l’échelle sociale, à Bruxelles, à Tunis ou à
Islamabad, la restauration de leur dignitéd’indi-
vidu,la construction d’une personnalité,voire la
demption d’un passédélinquant : celaapparaît
clairement dans le parcours des «daeshiens ».
Mais il ne faut pas non plus se focaliser sur ces
marginaux, carDaesh démarche et recrute aussi
des innieurs,des informaticiens,des médecins,
des artificiers, aux comtences indispensables.
Bien r, dans cet organigramme,les hommes
de troupe qui fournissent la chair àcanon et les
kamikazes sont des desperados issusdes bas-
fonds des sociétés.
On parledes failles des services belges ou fran-
çais, quandvotre pays,le Maroc, dont beaucoup
de ressortissants sont allés faire ce jihad, est
parvenu à se préserver de telles attaques… La
police y est-elle plus efficace?
Elle est efficace, certes. Mais aucun service de
sécurité,aucunsystème de surveillance aussi
performant soit-il ne peut êtreefficace à100 %. Le
succès de la prévention, au Maroccomme ailleurs
En novembre 2014, le Centre de prévention contre les dérives sectaires
liées à l’islam (CPDSI), en France, a publié un rapport fondé sur le profil
de 160 familles qui lui ont demandé conseil après la radicalisation de
leurs enfants. Cette étude montre par exemple que « le rapport à l’exil,
à l’immigration et au territoire n’apparaît plus comme un indicateur
déterminant » et que les conversions au radicalisme transcendent les
classes sociales.
Profil des individus étudiés par ce rapport
Radicalisation : un terreau inattendu
91 %
ont été
endoctrinés
via internet
67 %
sont issus
de la classe
moyenne
43 %
sont âgés
de 21 à
28 ans
90 %
ont des
grands-parents
français
80%
ont grandi
dans une
famille athée
● ● ●
no2881 du 27 mars au 2avril 2016 jeune afrique
La semaine de J.A. L’événement
14
dans la gion, estaussi liéàla coopération de
populations très conscientes que l’usage de la
violence est une limite àne pas franchir.Cette
vigilance au quotidien de la société permet aux
services de curitéd’être prévenus à temps de
la dérive de tels éléments danstels quartiers et
permet d’anticiper nombrede choses. Mais encore
une fois, aucune mesure ne peut être totalement
efficaceet rien ne dit que de tels événements
ne se produiront pas aussiau Maroc. Celadit,
il resteprimordial quelespopulations,musul-
manes commenon musulmanes,en Europe,
soient mobiliséespour prévenir ce phénomène
de déviance àtous les niveaux,de l’encadrement
éducatifàlasurveillance des espaces.
Pendant quatre mois, Salah Abdeslam est sans
douterestécaché àMolenbeek, où sa présence
n’a pas pu passer totalement inaperçue.Pourquoi
n’y a-t-il pas eu d’alerte de la population?
C’est une faille, en effet. La collaboration de la
population peut êtrerendue difficile, voireimpos-
sible par les politiques et les perceptions locales.
Ghettoïsation, stigmatisation, islamophobie, les
allures de ratissage que prennentles campagnes
de sécuritéen Belgique,en France ou ailleurs:tout
cela incite beaucoup à une forme de complicité
passive vis-à-vis de ces individus.
Les polices européennes ne devraient-elles pas,
au contraire,disposer de pouvoirs accrus comme
l’exigent des politiques de tous bords?
Ce serait une grossière erreur. Ces pays y per-
draientleur âme tout en favorisant, en retour, les
actions qu’ils cherchent à conjurer.
L’expression de « guerre contre le terrorisme »
fait polémique. Qu’en pensez-vous?
Nous ne sommes pas en guerre contre le terro-
risme, nous sommes tout simplementen guerre. Il
ya là une dimension géopolitique très forte et,si les
puissances ne se cidentpas àgler le problème
àsessources moyen-orientale et libyenne,rien ne
se produira d’autre que la poursuite de ce genre
d’événements.Daesh n’estpas seulementune
idéologie,c’estaussi et surtoutuneorganisation,
un territoire, une armée, une administration, des
finances,des systèmes de communication. Dans
un tel contexte,les débats sur la radicalisation ou
le degréde surveillancepolicière me semblent
un peuvains.
Voulez-vous dire par là qu’il fautcontinuer à
bombarder Daesh au Moyen-Orientet àintervenir
au sol contre ses bases en Libye?
Non, pas cessairement. Lesbombardements
ont une efficacité très limitée.Il faut avant tout
que les protagonistes directementimpliquéspar
leur soutienlogistique et financierauxacteurs
sur le terrain – Arabie saoudite, Qatar, Iran, Irak,
Russie et États-Unis–ou indirectement touchés
par leur proximité géographique – Algérie,Égypte,
Turquie prennentleursresponsabilités en ame-
nant lesLibyens à se mettre d’accord et en favo-
risant la recherche d’une solution politique à la
crise syrienne.
Au Maroc,la présencedes islamistesau gou-
vernement est-elle un pare-feu àla tentation
jihadiste? De manière générale, l’islam intégré
en politique peut-il jouer ce rôle?
L’État islamique n’arien àvoir avec l’islam poli-
tique historique. Il utilise l’islam mais il n’est pas
islamiste.Et l’une de sescibles,ce sont justement
les islamistes qui ne le suivent pas.
Quel avenir voyez-vous pour Daesh en Europe?
Leur communiqué revendiquant l’attentat de
Bruxellesannonce des jours sombres. Je crois
qu’il faut le prendre au rieux.
L’État islamique n’a rien àvoir
avec l’islam politique historique.
Il utilise l’islam mais il n’est pas islamiste.
Àlapage. #salondulivregeneve
Le Salonafricain
Du 27 avrilau1
er mai2016
Communication :trivialmass.com
Photo :Anne-LaureLechat
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