REPORTAGE
14 FÉVRIER 2009 - LE FIGARO MAGAZINE • 4342 • LE FIGARO MAGAZINE - 14 FÉVRIER 2009
LES ENFANTS DE DARWIN
Deux cents ans après
sa naissance, le natura-
liste et penseur Char-
les Darwin reste la réfé-
rence mondiale en
matière d’étude de
l’évolution des espèces.
Chez ses descendants
naturels et spirituels,
naturalistes, zoologis-
tes et même écrivains,
la passion d’observer
est demeurée intacte.
PAR ISABELLE FOUGÈRES (TEXTE)
ET XAVIER DESMIER
POUR LE FIGARO MAGAZINE(PHOTOS)
Pacifique, mission Clipperton :
récolte de spécimens marins
dans le Pacifique (en haut).
Muséum d’Histoire naturelle de
Londres : Emma Darwin, écrivain
à succès, devant la statue
de son aïeul (ci-dessus).
Paris : l’épopée des espèces à la
Grande Galerie de l’évolution.
REPORTAGE
14 FÉVRIER 2009 - LE FIGARO MAGAZINE • 4544 • LE FIGARO MAGAZINE - 14 FÉVRIER 2009
LES ENFANTS DE DARWIN
Microscopes, bo-
caux, ordinateur
noyé sous les dos-
siers : le bureau
du Pr Geoff Boxs-
hall au départe-
ment de zoologie du muséum d’Histoire
naturelle de Londres ressemble à une ru-
che. Depuis trente ans, ce chercheur étudie
l’évolution des copépodes – minuscules
crustacés qui peuplent l’eau de mer –, les
éponges ou le dos des baleines. Chaque
année, il part avec sa valise d’épuisettes à
l’autre bout du monde pour collecter de
précieux spécimens : « Plus de la moitié des
espèces vivantes sont encore inconnues. J’en
ai découvert au moins 200 ! »
La théorie de Darwin reste la base des
travaux de Geoff Boxshall. D’ailleurs, rien
na vraiment changé depuis l’époque du
célébrissime naturaliste et certainement
pas la passion des aventuriers de l’évolu-
tion. « Nous cherchons à compléter la théorie
de Darwin, qui fonde l’unité et la diversité du
vivant sur ce qu’il a appelé l’“évolution”. A
chaque génération, des facteurs du milieu na-
turel favorisent certaines variations hérédi- •••
RIEN N’A VRAIMENT CHANGÉ DEPUIS L’ÉPOQUE DU CÉLÉBRISSIME NATURALISTE, CHARLES DARWIN, ET CERTAINEMENT PAS LA PASSION DES AVENTURIERS DE L’ÉVOLUTION
Atoll français de Clipperton, 2005 : lornithologue Matthieu Le Corre, de l’université de La Réunion, capture
un fou masqué, Sula dactylatra, pour le baguer. A droite, sous son parapluie, le botaniste Denis Jordan,
autodidacte, devenu le meilleur spécialiste de la flore de Haute-Savoie, observe des fleurs de prairie.
Santo 2006 : Christine Rollard, arachnologue au Muséum national d’histoire naturelle,
s’émerveille devant un nouveau spécimen d’araignée du genre Arachnura, appelée aussi
araignée scorpion en raison de son abdomen transformé en sorte de queue.
Vanuatu, mission Santo de
2006 : le Dr Gordon McPherson
du Missouri Botanical Garden
(grande photo) et le Dr Pete
Lowry (petites photos au centre)
récoltent des échantillons
botaniques pour de grands
laboratoires de recherches
sur la biodiversité.
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taires et en défavorisent d’autres.
C’est ce que Darwin appelle la “sélec-
tion naturelle” qui, à partir d’une même
espèce, en génère de nouvelles. Ce qu’il
avait imaginé, nous sommes en me-
sure de le prouver, grâce aux données
moléculaires et à la génétique. »
Un nouveau temple pour
la science de l’évolution
Cette année, on célèbre le bi-
centenaire de la naissance de
Darwin et tout particulièrement
l’Angleterre, où il a vu le jour.
Jusquen avril, le muséum d’His-
toire naturelle de Londres ac-
cueille une exposition sur sa vie et
ses recherches, à grand renfort
d’archives et de spécimens rares.
En septembre, le muséum ouvrira
un vaste atrium de verre abritant
un cocon en maçonnerie de 3 500 mè-
tres carrés. Ce temple de la science de
l’évolution dédié à Darwin abritera
des salles d’exposition et des labo-
ratoires pour la crème des cher-
cheurs internationaux. Au sud
de la capitale anglaise, à Down
House, la maison familiale où
le naturaliste a écrit sa théo-
rie, les conservateurs s’acti-
vent pour un classement au
patrimoine mondial de
l’humanité. Penseur, obser-
vateur, Darwin, qui a révolu-
tionné notre vision du vivant, fut
aussi homme de lettres et de convictions,
anti-esclavagiste et progressiste, dans le
droit fil du siècle des Lumières.
Vingt ans de réflexion
Né le 12 février 1809 à Shrewsbury, ville
anglaise proche du pays de Galles, Dar-
win rencontre son destin à 22 ans. Après
des études de médecine et de théologie, il
se joint en tant que naturaliste à un voyage
d’étude autour du monde à bord du Beagle,
un vaisseau anglais. Pendant cinq ans, au
Chili, en Australie ou en Terre de Feu, il ob-
serve la faune et la flore, note et collecte. La
légende veut qu’il ait eu sa première in-
tuition de l’évolution des espèces en ob-
servant la faune des Galápagos.
A son retour, il se marie et s’installe en
1842 à Down House, en pleine campa-
gne. Il multiplie ses études, aidé de ses
dix enfants devenus assistants natura-
listes : ils observent des plantes grim-
pantes dans la chambre, des vers de terre
sur le piano, des fourmis et des abeilles
dans les serres.
Pendant près de vingt ans, Darwin re-
tourne sa conception de l’évolution dans sa
tête, lors de longues heures de marche
sous les arbres de sa propriété. Sa théorie
naît d’une intuition déjà dans l’air du
temps. De nombreux chercheurs dont le
grand-père de Charles, Erasmus Darwin,
ou Wallace avaient déjà conscience que les
espèces ne traversent pas le temps de ma-
nière immuable et que l’humain fait partie
de cette chaîne de l’évolution. Darwin est
le premier à aller au bout de cette réflexion
et à présenter sa théorie. En 1859, il publie
la première édition de L’Origine des espè-
ces au moyen de la sélection naturelle, ou la
préservation des races favorisées dans la lutte
pour la vie. Mille deux cent cinquante exem-
plaires sont vendus en quelques jours,
Darwin devient célèbre. En 1871, il publie
La Filiation de l’homme et la sélection liée au
sexe, sur l’évolution de l’espèce humaine.
En 1872, nouvel ouvrage : L’Expression des
émotions chez l’homme et chez les animaux.
Darwin explique l’évolution
de l’homme sans référence à
une divinité ou à une quel-
conque force spirituelle, ce
que lui reprochent depuis
plus d’un siècle différents
courants chrétiens et mu-
sulmans. La controverse em-
poisonne toujours la vie in-
tellectuelle américaine et
s’est même étendue à l’Eu-
rope. Aux Etats-Unis, sous
la pression des mouvements
créationnistes, qui défen-
dent la théorie du « dessein
intelligent », l’étude de l’évo-
lution, considérée comme
« contraire au récit de la Ge-
nèse », est bannie de nom-
breuses écoles et universi-
tés. En Europe, en 2006, le
vice-ministre polonais de
l’Education a déclaré que la
théorie de l’évolution était
«
un mensonge, une erreur
légalisée ».
En Allemagne,
dans le Land de Hesse, de-
puis deux ans, on enseigne
dans les écoles qu’un créa-
teur est à l’origine des diffé-
rentes espèces d’animaux.
En 2007, Harun Yahya, un
Turc intégriste musulman, a
diffusé à la chaîne dans un
très grand nombre d’écoles
européennes un
Atlas de la
création,
ouvrage dans le-
quel la théorie de Darwin est
décrite comme l’origine de
tous les maux du XXesiècle.
La même année, un rapport
alertant des dangers du
créationnisme dans l’ensei-
gnement était remis au
Conseil de l’Europe par le
député français Guy Lenga-
gne. Mais le Conseil a refusé
d’en débattre...
•••
Et Dieu dans tout ça ?
REPORTAGE
LES ENFANTS DE DARWIN
•••
Downe House, au sud de Londres :
le bureau de Darwin, où il a rédigé
sa théorie de l’évolution (en haut
à gauche). Planche naturaliste
du XIXesiècle représentant
un zooplancton (en bas à gauche).
Oliver Crimmen, du département
de zoologie du muséum d’Histoire
naturelle de Londres, devant
des échantillons d’animaux collectés
par Darwin pendant son voyage sur le
« Beagle » de 1831 à 1836 (en haut).
Muséum d’Histoire naturelle de
Londres : Le Dr George W. Beccaloni,
spécialiste des insectes, devant la
collection de papillons de Wallace, un
chercheur contemporain de Darwin.
A Londres, Ruth Padel, auteur,
descendante de Charles Darwin, publie
une biographie en poésie de son ancêtre.
Randal Keynes, arrière-arrière-petit-
fils de Darwin, a rapporté des Galapagos
des « oiseaux de Darwin » (détail à
droite), pièces maîtresses de l’exposition
Charles Darwin qui se tient à Londres.
Dans les mains de Ruth Padel, l’édition
originale de « L’Origine des espèces »,
de Charles Darwin, publiée en 1859.
DARWIN FUT AUSSI HOMME DE LETTRES,
ANTI-ESCLAVAGISTE ET PROGRESSISTE
Une lignée créative
Darwin a eu dix enfants et de nombreux
descendants. De génération en génération,
sa passion des sciences et des lettres s’est
transmise à ses arrière-arrière-petits-en-
fants, qu’ils s’adonnent à la biologie, à l’his-
toire ou même à la littérature.
Il y a quatre ans, Randal Keynes, arrière-
arrière-petit-fils de Charles, ardent défen-
seur de l’environnement et historien de la
famille, a mené, avec le muséum d’His-
toire naturelle de Londres, un audit ex-
ceptionnel de la biodiversité autour de la
maison familiale de Down. Il a mis à la
disposition de lexposition « Darwin » de
Londres de nombreux manuscrits et objets
personnels de son aïeul, ainsi que deux
spécimens rares d’oiseaux de Darwin, rap-
portés des Galapágos.
Du côté des femmes, les descendantes de
Darwin ont hérité de la veine littéraire
(Darwin a rédigé plus de 6 000 lettres et des
centaines de carnets). Plusieurs fois pri-
mée pour son premier roman historique
publié en 2007, Les Mathématiques de
l’amour (1), Emma Darwin se passionne
pour la « pensée créative » : « La science
nempêche pas le sens du style, la réflexion phi-
losophique, le perfectionnisme. Dans la fa-
mille Darwin, nombreux sont ceux qui ont des
diplômes scientifiques et touchent à l’art ou
l’inverse. Une de mes sœurs a étudié la littéra-
ture puis est devenue mathématicienne. Lau-
tre est diplômée de sciences naturelles, mais
elle chante et compose un opéra sur le voyage
de Darwin en Tierra del Fuego ! »
Aussi londonienne qu’Emma Darwin, sa
cousine Ruth Padel est poétesse et... amou-
reuse des tigres. Elle est membre de la
Royal Society of Literature, mais aussi de
la Zoological Society of London. Elle vient
d’écrire une incroyable biographie (2) ver-
sifiée de son arrière-arrière-grand-père,
dans laquelle elle sonde l’âme émotive de
son aïeul, en résonance avec les grandes
étapes de l’élaboration de sa théorie.
Les aventuriers du vivant
Darwin a ses héritiers mais aussi ses fils
spirituels. Dans les jardins de Down House,
Alyster Hayes, chargé du classement de la
maison au patrimoine mondial, fait lui aussi
de longues promenades sous les arbres :
« C’est ici qu’est née la théorie la plus révolution-
naire de l’histoire ! Pendant son voyage autour
du monde, Darwin était un amateur. A Down
House, il est devenu un scientifique. Il pensait,
marchait, regardait la compétition des espèces
se dérouler sous son nez. La manière dont il im-
pliquait ses enfants dans ses découvertes pour-
rait nous servir de modèle. J’aimerais publier
une version abrégée de sa théorie pour les plus
jeunes. Je souhaite aussi emmener un groupe
d’enfants anglais aux Galapágos, sur la route
de Darwin. A Down, nous conservons
ses carnets : une richesse inesti-
mable de plus de 6 000 pages
à transmettre aux jeunes
générations. »
A quelques kilomètres
au nord, à Londres,
dans les laboratoires du
muséum d’Histoire
naturelle, les succes-
seurs de Darwin étu-
dient les spécimens
que ce dernier a légués
aux chercheurs. Olivier
Crimmen, ichtyologiste,
y compare des poissons ac-
tuels avec ceux collectés par
Darwin pendant son voyage
entre 1831 et 1836.
Partout sur la planète, les explora-
teurs modernes suivent les traces du maî-
tre, scrutant le vivant sous toutes ses formes
pour lui faire livrer ses secrets. Le natura-
liste Jean-Marie Bouchard, du Muséum
national d’histoire naturelle (MNHN),
espionne jour et nuit les crabes rouges sur
l’atoll français de Clipperton. Larachnolo-
gue du MNHN, Christine Rollard, s’ins-
talle dans les hautes forêts primaires pour
découvrir des espèces encore inconnues
d’araignées. De leur côté, les botanistes
Pete Lowry (du Missouri Botanical Gar-
den de Saint Louis, dans le Missouri) et
Gregory Plunkett (de la Virginia Common-
wealth University, à Richmond, en Virginie)
prélèvent des échantillons dans la canopée
au Vanuatu. La liste est longue de ces cher-
cheurs de l’ombre qui se consacrent à com-
pléter la chaîne de l’évolution que leur a
léguée Darwin, passionnés par la pousse
d’une touffe d’herbe ou un bec d’oiseau qui
s’allonge. Tout en lui restant fidèle, ils s’ef-
forcent de dépasser sa théorie en prenant en
compte de nouvelles dimensions du vivant
apparues avec la génétique, la biométrie,
la biologie moléculaire ou le séquençage
des génomes. La grande aventure des en-
fants de Darwin ne fait que commencer.
ISABELLE FOUGÈRES
(1)
Les Mathématiques de l’amour
, éditions Michel Lafon,
2007, 460 p., 12 ¤.
(2)
Darwin, a Life in Poems
, éditions Chatto & Windus, février
2009, 160 p. (en anglais), 20 ¤.
48 • LE FIGARO MAGAZINE - 14 FÉVRIER 2009
•••
En Grande-Bretagne
Exposition « Darwin Big
Idea », muséum d’Histoire na-
turelle de Londres, jusqu’au
19 avril.
www.nhm.ac.uk
New Darwin Center au
muséum d’Histoire naturelle
de Londres, ouverture en
septembre.
www.nhm.ac.uk
Down House, dans le Kent,
la maison de Darwin célèbre
le bicentenaire toute l’an-
née, à partir du 13 février.
www.darwinatdowne.co.uk
Toutes les manifestations en Grande-Bre-
tagne sur
www.darwin200.org
En France
« Du singe à l’homme »,
Muséum national d’histoire
naturelle de Paris, depuis le
jeudi 12 février.
Une expo-
sition sur
lapport fon-
damental de
Darwin à la scien-
ce et plus particuliè-
rement à la biologie.
« Parcours Darwin » à la
Grande Galerie de l’évolu-
tion à partir de février.
Jardin des Plantes, 57, rue Cuvier, 75005 -
Paris
(01.40.79.56.01).
Les événements du bicentenaire
REPORTAGE
LES ENFANTS DE DARWIN
La galerie du muséum d’Histoire
naturelle de Londres. En médaillon,
le portrait de Charles Darwin,
père de la théorie de l’évolution.
COLLECTION DAGLI ORTI
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