Ahmed Aboutaleb: «L'islam doit se remettre
en question»
«Foutez le camp Sa vive réaction à l’encontre des djihadistes, à la télévision, le jour de l'attentat
contre Charlie Hebdo, lui a valu immédiatement la notoriété au-delà des frontières de sa ville. Les
demandes d’interview ont afflué du monde entier. Mais c’est à un magazine français que le maire
de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb, a voulu réserver ses explications. Premier maire musulman
d'une métropole européenne, cet élu social-démocrate est à la tête de la deuxième ville des Pays-
Bas depuis 2009. Ses succès contre la délinquance et sa popularité personnelle ont permis sa
réélection, alors même que la droite s'est renforcée au conseil municipal. Alarmé de longue date
par le péril djihadiste, ce Marocain d'origine, pratiquant, appelle les musulmans à se mobiliser
contre la violence, à Paris comme à Copenhague.
Propos recueillis par Jean-Michel Demetz (L’Express, no 3320, semaine du 18 au 24 février 2015)
Quelques heures après l'attentat contre Charlie Hebdo, vous avez invité les candidats du djihad
«qui n'aiment pas la liberté» à «foutre le camp». Ces propos directs ont eu un large écho au-delà
des Pays-Bas. Qu'avez-vous voulu dire?
J'étais en colère, et ce n'était pas du théâtre, croyez-moi! Ces mots, je les ai prononcés pour être sûr
d'être compris, comme maire de Rotterdam mais aussi comme un musulman en colère. À Rotterdam,
une cité où cohabitent 174 nationalités, nous devrions, chaque jour, célébrer la liberté. La liberté,
c'est bien sûr le droit de provoquer par des caricatures, mais c'est aussi la protection accordée à
l'individu contre l'intervention de l'État, c'est aussi la liberté de croire et de fonder des institutions
religieuses. Je peux comprendre que certains de mes coreligionnaires aient pu se sentir offensés par
Charlie Hebdo mais, dans ce cas, il existe des protocoles tels que le recours aux tribunaux. J'ai voulu
dire que si l'on revendique le vivre-ensemble, il faut accepter le compromis; ceux qui s'y refusent
n'ont qu'à faire leur examen de conscience et avoir l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y a pas de
place pour eux ici. Le drame de Paris a été douloureusement ressenti par de nombreux musulmans,
car il faut désormais renouer le dialogue avec les autres communautés et les autres religions.
L'attentat contre Charlie Hebdo force l’islam à se remettre en question.
Vraiment?
Oui. Il est très important que les musulmans répondent aux questions qui leur sont adressées :
pourquoi ces criminels ont-ils pu interpréter le Coran et l'islam dans un sens qui les a conduits à
justifier leurs agissements? Récemment, j'ai entendu ici un imam expliquer que les musulmans
avaient le droit de répondre à l'injustice par leur cœur, leur tête ou leurs mains. Un de ses fidèles a
rétorqué que c'était ce que les criminels avaient fait à Paris, en prenant des kalachnikovs au nom des
injustices qu'ils dénonçaient. On est là au cœur du débat. Ces criminels ont construit leur
démonstration à partir de l'islam. Dire que l'islam n'a rien à voir avec leurs actions, c'est vraiment
absurde.
Les autorités religieuses musulmanes ont-elles été à la hauteur des attentats commis à Paris?
Non, et c'est bien le problème. La révolution au sein de l'islam ne commencera pas dans cet hôtel de
ville, mais on peut d'ici lancer l'étincelle qui allumera la mèche. Les musulmans européens doivent
faire pression sur leurs leaders religieux pour qu'ils se saisissent de ce débat. Si, aujourd'hui, je suis à
la recherche sur Google d'un cheikh, d'un guide spirituel, je tomberai seulement sur des vidéos de
radicaux. Pourquoi les leaders religieux modérés sont-ils absents d'Internet ? Pourquoi n'y
apparaissent-ils pas pour donner leur propre version du Coran?
Cette mobilisation de l’islam modéré doit-elle se faire d'abord en Europe?
Nous avons la chance de bénéficier, en Occident, d'une liberté d'expression qui nous autorise à poser
des questions dans l'espace public sans encourir de châtiment. N'ayons pas peur d'utiliser cette
liberté.
Comment réagissent les imams que vous rencontrez quand vous les pressez de la sorte?
Chacun a tendance à comprendre ce qui l'arrange. J'entends trop souvent : «Je condamne ce qui s'est
passé à Paris, mais...». Il n'y a pas de «mais» possible. Une condamnation collective et visible par les
représentants de l'islam servirait à la stabilité sociale et à une meilleure compréhension des
musulmans néerlandais. Cela agirait comme un remède social. Malheureusement, j'ai échoué à
organiser un tel mouvement de condamnation, alors qu'il s'est manifesté en Allemagne grâce à la
communauté turque, dotée d'une plus forte conscience politique que celles des Marocains et des
Algériens des Pays-Bas et de France. Le taux d'illettrisme des Marocains vivant aux Pays-Bas est, il est
vrai, élevé, et beaucoup dans cette communauté n'ont accès à l'islam qu'en écoutant les imams, pas
en lisant le Livre saint.
Dressez-vous un parallèle entre l'attentat de Paris, en janvier dernier, les fusillades de Copenhague
du 14 février et le meurtre du cinéaste Théo Van Gogh, en 2004, à Amsterdam?
Oui, bien sûr. Van Gogh était un simple particulier avec une grande gueule. Il ne menaçait personne.
Lorsqu'il a été assassiné par Mohammed Bouyeri, je m'étais adressé à ceux qui se réjouissaient de ce
crime : «Partez !, leur avais-je dit. Vous serez plus heureux en Afghanistan ou au Soudan! Après tout,
il y a des avions qui décollent d'Amsterdam toutes les cinq minutes...» Je n'ai pas changé de position.
Mais comment faire face à ceux qui veulent porter leur combat ici?
Il faut distinguer plusieurs cercles. Ceux qui sont à la marge peuvent être ramenés dans le giron de la
cité par un travail d'éducation, d'intégration et de lutte contre les discriminations et pour l'égalité
des chances. À ceux qui veulent vivre à Raqqa [en Syrie], siège du groupe État islamique, je dis : si
telle est votre volonté, soyez conséquent et rendez-moi votre passeport. Car le passeport
néerlandais, c'est plus qu'un document de voyage : c'est une partie de votre identité et un
engagement de défendre la société ouverte fondée sur le compromis qui est celle des Pays-Bas. Si
vous ne vous reconnaissez pas dans ces valeurs, partez et allez demander à M.Baghdadi [chef de
l'organisation État islamique] de nouveaux papiers d'identité ! Ce disant, j'assume mon désaccord
avec la politique actuelle du gouvernement, qui confisque les passeports des candidats au djihad afin
de les empêcher de partir.
Et que faire des mineurs tentés par la violence?
Ceux-là ne sont pas conscients de ce qu'ils font et nous devons les ramener dans le droit chemin, en
leur prenant leur passeport et en leur fournissant toute l'aide psychologique nécessaire. Il faut les
protéger. Et si nous considérons qu'ils sont en danger, il est possible de les soustraire à leurs parents.
Le problème est de déterminer à partir de quel moment, lorsqu'on s'oppose à la société, on se met
en danger.
Et pour ceux qui passent à l'action violente?
Arrêtons de les appeler «radicaux». Être radical, c'est un droit dans une société démocratique.
Mais ceux qui recourent aux armes, comme en France, sont des criminels qui relèvent de la police
et des services de sécurité. Il faut les mettre hors d'état de nuire.
Comment devient-on un extrémiste?
J'en ai débattu avec le conseil municipal. Certains élus mettent en avant les conditions sociales
défavorables, les discriminations, l'échec scolaire, le racisme... Franchement, je ne vois aucune
preuve à l'appui de cette thèse. Pourquoi des millionnaires saoudiens partent-ils pour Raqqa? À
cause de la misère, du racisme? En réalité, ces gens-là se construisent leurs propres vérités, qu'ils
souhaitent imposer à d'autres à coups de kalachnikov. À la différence des terroristes d'extrême
gauche de la Fraction armée rouge, dans les années 1970, qui étaient politiquement motivés, c'est
leur interprétation de la religion qui les pousse à agir.
À quel niveau est-on le plus efficace pour combattre la tentation djihadiste, celui de l'État ou celui
de la ville?
Au niveau local, assurément. L'État définit les règles et est responsable des forces de sécurité. Mais
ce sont les élus locaux qui sont directement en butte aux extrémistes. Je sens chaque jour sur ma
nuque le souffle de ces gars. C'est pour cela que j'ai organisé, dans les quartiers de Rotterdam, huit
rencontres avec le public consacrées aux attentats de Paris, afin que les opinions divergentes
puissent se confronter. Comprenez- moi bien : c'est aux familles, aux imams, aux enseignants, aux
travailleurs sociaux et aux élus de sonner l'alarme lorsque pointe la menace de la violence. Quand
j'entends à Amsterdam un gosse de 6 ans crier dans la rue «Mort aux juifs !», je me doute bien que
de tels mots de haine ne lui sont pas venus spontanément à la bouche. C'est pour cela que, lors des
cérémonies de citoyenneté à l'hôtel de ville, au moment de remettre aux immigrants leurs nouveaux
passeports néerlandais, j'insiste pour leur dire qu'en recevant une nouvelle identité ils obtiennent les
droits conférés par la Constitution, mais aussi le devoir de protéger nos libertés fondamentales
intangibles. Ici, rien ne vous empêche de brandir un Coran dans la rue; en Arabie saoudite, si vous
brandissez une Bible, vous pouvez être tué.
Estimez-vous que la France et les Pays-Bas sont dans une situation comparable?
D'un point de vue social, les musulmans de France sont mieux outillés que ceux des Pays-Bas. Vous
avez de nombreux intellectuels musulmans, nous n'en avons pas autant, car notre immigration est
plus récente. Mais en France, en Belgique, comme aux Pays-Bas, les foyers musulmans doivent
s'interroger : comment est-il possible que des criminels soient capables de détourner leurs croyances
et de passer à la violence en leur nom? Et ce, alors que le plus grand nombre de ces victimes du
terrorisme sont des musulmans! Je voudrais ajouter autre chose. Au moment où nous parlons, une
flopée de bateaux, petits et grands, traverse la Méditerranée, pour la plupart en provenance du
monde musulman, chargés d'hommes et de femmes en quête de liberté et de sécurité en Occident.
Je les comprends. Il y a quarante ans, ma famille a suivi la même route pour les mêmes motifs. En
général, ces réfugiés sont bien traités en Europe. Mais faut-il continuer à les accueillir alors même
que certains parmi ces migrants ou, à plus long terme, leurs enfants vont nous menacer? Est-ce la
meilleure manière de remercier ceux qui les ont accueillis? C'est une question légitime et je
comprends que de nombreux Européens se la posent. La négliger serait irresponsable et il appartient
aux musulmans issus de l'immigration d'y répondre. Ces propos sont durs, mais je les assume. Au
moins on ne pourra pas taxer un Aboutaleb de racisme.
Craignez-vous pour votre sécurité?
De nos jours, si vous remplissez une charge publique, vous courez toujours un danger.
Votre vision du multiculturalisme néerlandais a-t-elle évolué?
La question est de savoir quelle est la place à donner à l'islam en Europe. Ce que je dis aux
musulmans, c'est que plus ils embrasseront sincèrement notre Constitution et l'État de droit, plus
leur place sera assurée. Inversement, s'ils pensent que l'islam prévaut sur la Constitution, cette
place se réduira.
Vous êtes bien plus populaire que le Parti du Travail (social-démocrate), auquel vous appartenez.
Les Pays-Bas pourraient-ils être, avec vous à sa tête, le premier pays européen à se doter d'un chef
de gouvernement musulman?
Je n'ai jamais planifié ma vie, car on ne sait pas comment les choses évoluent. J'ai promis de rester
maire de Rotterdam jusqu'en 2021. Pour être honnête, je ne crois pas qu'il soit réaliste d'envisager
un Premier ministre musulman dans ce pays dans les cinquante ans qui viennent. Mais on ne sait
jamais.
* * * * * * * * * *
Ahmed Aboutaleb en 6 dates
1961 Naissance à Beni Sidel, au Maroc.
1976 Émigre avec ses parents aux Pays-Bas.
1987 Diplômé d'un institut de technologie.
1991 Chargé de la presse au ministère de la Santé.
2007 Secrétaire d'État aux Affaires sociales et à l'Emploi dans le gouvernement Balkenende.
2009 Maire de Rotterdam.
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