éditorial Éditorial J De l’alcoologie à l’addictologie, il n’y a qu’un pas... P. Tieghem* * CCAA Aulnay-sous-Bois, Unité d’alcoologie de liaison, hôpital Robert-Ballanger, Aulnaysous-Bois. e me souviens, il y a quelques années lorsque j’ai débuté dans la carrière d’alcoologue, l’addictologie non seulement n’existait pas mais, de surcroît, le partage des responsabilités était clairement établi. L’alcoologie s’était individualisée par le biais de la création de centres d’hygiène alimentaire, puis de centres d’hygiène alimentaire et d’alcoologie et enfin de centres de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA), et jamais ces centres ne prenaient en charge de patients en difficulté avec d’autres produits. On racontait alors les classiques histoires de chasse où de véritables rixes avaient eu lieu dans les salles de consultation entre de bons patients alcooliques et les mauvais toxicomanes. À ce titre, je me souviens encore d’une discussion que nous avons eu l’année dernière au ministère de la Santé, lorsque nous parlions de la création d’une unité d’addictologie. À cette occasion, j’avais remarqué que les spécialistes qui travaillaient dans les CSST (centres de soins spécialisés en toxicomanie) mettaient en avant la désocialisation, la difficulté de prise en charge de leurs patients toxicomanes qui leur prenaient beaucoup de temps, contrairement aux patients alcooliques qui, eux, n’étaient jamais aussi “atteints”. Et nous, spécialistes des CCAA, nous répondions que plus de 30 % de nos patients étaient au chômage, que nous ne comptions plus les déstructurations, les désocialisations manifestes de nos patients en problématique avec l’alcool, ni les difficultés à trouver des centres de post-cure quasi inexistants. On avait l’impression d’entendre des discours similaires sur la difficulté de prise en charge des patients, chacun se renvoyant sa spécialité comme étant la plus noble. Je pense qu’une des difficultés d’intégrer le discours unique de l’addictologie est certainement lié pour partie à ce passé, pas si ancien que cela d’ailleurs. Par ailleurs, les difficultés actuelles pour obtenir un discours cohérent et unique de la part des CCAA et des CSST sont aussi liées au fonctionnement financier de ces structures. Pour ne parler qu’en tant qu’alcoologue, les CCAA et l’alcoologie ont longtemps été et restent encore les parents pauvres en termes de santé publique, et la peur d’être noyé dans l’addictologie et de disparaître de fait n’est pas un des moindres freins à la volonté d’une prise en charge en addictologie. En fait, il est indéniable que l’addictologie a réellement une raison d’être. On connaît depuis longtemps les passerelles entre la toxicomanie et l’alcoologie : – fréquence des polydépendances nécessitant une approche clinique commune ; – l’alcool reste un des premiers moyens de substitution des héroïnomanes ; – on connaît l’utilisation abusive d’une consommation d’alcool chez le cocaïnomane pour essayer de gérer l’effet dépressiogène de la cocaïne ; – la mise à disposition pour un jeune public, ces dernières années, de boissons alcoolisées banalisées, mais à très haut degré d’alcool, facilitant en cela “la défonce à l’alcool”, est une attitude tout à fait toxicomaniaque ; – sans oublier les nouvelles attitudes “addicts” représentées par les cocktails alcoolamphétamines et l’abus de substances psychoactives chez les jeunes ; – enfin, il existe une voie biologique commune à la dépendance centrée sur le système dopaminergique et les opioïdes endogènes. Un autre exemple d’interrelations manifestes entre les différents produits se situe dans la prise en charge des patients ayant une hépatite virale C. On connaît le rôle évident dans l’aggravation de cette pathologie de la consommation d’alcool, même à un très faible taux, et l’on connaît l’importance de la sériprévalence positive à l’hépatite C chez les “sniffeurs ou shooteurs”. Enfin, le fondement de l’addictologie, qui consiste à dire qu’il faut traiter le comportement (abus ou dépendance) et non pas le regard vis-à-vis du produit, est un fait établi maintenant par tous les spécialistes, qu’ils soient membres d’un CCAA ou d’un CSST. Mais alors, comment passer du discours à la réalité ? Cela d’autant plus qu’il existe des différences incontestables dans les modes de présentation des populations “addicts”. Ainsi, le toxicomane à l’héroïne a un profil psychiatrique souvent plus lourd ; il revendique sa dépendance comme un accès de fait au soin, ce qui le positionne à l’opposé de l’alcoolique pour lequel le déni est un mode de fonctionnement, que ce soit du côté du patient comme du côté de Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (15) - n° 3 - mars 2001 61 éditorial Éditorial l’équipe soignante. Enfin, il existe des différences manifestes dans la prise en charge de ces patients, sans aller, bien évidemment jusqu’à discuter du problème des dépendants à la nicotine ou aux THC (tétrahydrocannabinol, ou cannabis), pour lesquels le problème d’une hospitalisation ne se pose même pas. Donc, si nous prenons comme un établi qu’il y aura des différences dans la prise en charge de ces patients et que réunir ne veut pas dire détruire, on peut concevoir une prise en charge en addictologie sur différents modes : – le premier serait de considérer comme centre d’addictologie de fait tous les CCAA et CSST, d’intégrer dans ces deux structures en discours d’addictologie, d’y inclure bien évidemment le repérage et la prise en charge de l’ensemble des addictions. Cela pourrait rapidement permettre la mise en place d’un discours de prévention cohérent gérant les situations d’utilisation occasionnelle, d’abus ou de dépendance. Ces centres répartis sur l’ensemble du territoire pourraient s’adapter aux pratiques locales des abuseurs et dépendants, et étudier la mouvance des toxicomanies (diminution franche des consommations à l’héroïne, rebond considérable des substances cocaïne “light” ou amphétamines “light”, montée en puissance de l’utilisation du cannabis). Elles pourraient rester des référents dans la prise en charge “de leur produit”, tout en permettant une gestion des autres problématiques ; – on peut concevoir un deuxième centre d’addictologie plus en amont des structures spécialisées. Ce centre, conçu comme un centre ressource de liaison et d’information, regrouperait les intervenants de chaque spécialité : alcoologues, spécialistes en toxicomanie, tabacologues du secteur géographique d’influence du centre. Cela permettrait une entrée commune des patients en difficulté quel que soit le produit concerné, à charge pour ce centre de gérer les différentes composantes de l’addiction du patient pour l’orienter au mieux. Cela faciliterait et permettrait, enfin, également un meilleur ciblage de l’addictologie par les différents intervenants sociaux, éducatifs ou associatifs, qui aujourd’hui ne savent pas nécessairement où s’adresser pour gérer une problématique “addict” ou mettre en place des projets de prévention. Il favoriserait également la mise en place d’un discours médical et préventif unique, et permettrait, enfin, de partager réellement un discours commun entre spécialistes. Aujourd’hui, il semble donc évident que les spécialistes en alcoologie, en toxicomanie, en tabacologie, deviennent de véritables addictologues. L’intérêt essentiel de l’addictologie étant de rompre le cloisonnement actuel qui existe aussi bien au niveau du soignant que du soigné et de mieux coordonner les actions de prévention. Néanmoins, ce principe ne doit pas instituer un regroupement généralisé de toutes les somposantes de l’addictologie, et il faudra certainement toujours dissocier des centres spécialisés. Sans parler de la difficulté probable d’intégration dans des centres d’addictologie de fumeurs, on peut également concevoir que des services de gastroentérologie soient éminemment compétents pour prendre en charge des patients en difficulté avec l’alcool et le soient moins pour gérer des patients toxicomanes à l’héroïne. De la même manière, les services de psychiatrie ont plus la charge des problèmes toxicomaniaques. Les services de pneumonologie seraient plus concernés par la tabacologie. Il faudra certainement toujours des structures hospitalières de sevrage différentes, même si elles sont fédérées, permettant de gérer les différences plus visibles entre les produits lors d’hospitalisations que dans les prises en charge ambulatoires. Ces différences ne doivent pas être gommées par le sacro-saint principe de l’addictologie qui serait alors trop réducteur et non fédérateur. Références 1. 2. 3. 4. Actes du colloque de la Sorbonne 10/12/00, collection “Drogues savoir plus”. Les malades de l’alcool. B. Rueff. Collection “Pathologie Science”. Le médecin et le toxicomane. V. Fontaa, JL Senninger. Éditions Heures de France. Alcoologie et addiction, tome 22-n° 4, décembre 2000. Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (15) - n° 3 - mars 2001 62