Questions internationales Questions L’Ukraine : le renouveau ? L’Azerbaïdjan sous tension Un bilan de l’élection américaine Napoléon III et l’Italie L’Italie CANADA : 14.50 $ CAN M 09894 - 59 - F: 9,80 E - RD &’:HIKTSJ=YU^]U^:?a@a@f@t@k" N° 59 Janvier-février 2013 Un destin européen Prochain numéro Les villes mondialisées Questions internationales Comité scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Georges Couffignal Alain Dieckhoff Robert Frank Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Pascal Lorot Guillaume Parmentier Fabrice Picod Philippe Ryfman Jean-Luc Sauron Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Serge Sur Rédacteur en chef Jérôme Gallois Rédacteur en chef adjoint Céline Bayou Ninon Bruguière Rédactrices-analystes Anne-Marie Barbey-Beresi Sophie Unvois Secrétaires de rédaction Isabel Ollivier Traductrice Marie-France Raffiani Secrétaire Teodolinda Fabrizi Houda Tahiri Stagiaires Cartographie Thomas Ansart Benoît Martin Patrice Mitrano (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA, CORLET Contacter la rédaction : [email protected] Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial ’ L image de l’Italie est souvent associée à de nombreux clichés, le dernier en date étant celui d’une économie d’un pays « Club Med ». Loin de ces lieux communs, l’Italie est avant tout une grande puissance européenne, un État-nation au développement économique brillant, une puissance industrielle, une société civile active, une intelligentsia remarquable, l’un des principaux pôles culturels et artistiques de l’Europe. Ce sont ces caractères qui font de l’Italie l’un des piliers de la construction européenne, et que le présent dossier entreprend d’analyser. Son fil rouge est que l’Italie est une composante indissociable de cette construction, qui lui imprime sa marque et oriente sa politique, même si l’attraction de l’Alliance atlantique et des États-Unis est parallèlement forte. Le dossier, y compris avec les « Histoires de Questions internationales » et les « Documents de référence », ne néglige pas la dimension historique de l’État italien, encore relativement récente. Il s’attache à la réalisation de l’unité italienne, à la construction de l’État et à l’implantation progressive d’un régime démocratique, mais aussi aux difficultés contemporaines, difficultés politiques et institutionnelles, stagnation économique, déclin démographique, clivages objectifs et subjectifs, régionaux, économiques et sociaux de la société civile, modestie de la politique extérieure. Sur ces différents points, l’Italie possède certes sa spécificité, mais nombre d’entre eux sont communs aux membres de l’Union européenne. Pour les rubriques récurrentes, on retrouvera les « Chroniques d’actualité », mais aussi une étude sur la dernière élection présidentielle américaine. De façon plus synthétique, deux études sur l’Ukraine d’un côté, l’Azerbaïdjan de l’autre. Ces deux États récents, à la périphérie de l’Union européenne mais membres du Conseil de l’Europe, ont un passé commun comme républiques de la défunte URSS. En dépit de cette proximité, beaucoup de traits les opposent, langue, religion, traditions, ressources naturelles, dimension, situation géographique, voisinage… À des titres divers, les deux États illustrent les difficultés de la sortie de l’héritage soviétique et cherchent leur place aux frontières non stabilisées de l’Union européenne ou de l’OTAN, voire à l’intérieur. Avant cependant que ces perspectives ne leur soient ouvertes, un long chemin reste à parcourir. Cette première livraison de Questions internationales en 2013 est aussi l’occasion de souhaiter à ses lecteurs une année qui réponde à leurs projets et à leurs espérances. Questions internationales Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 1 o N 59 SOMMAIRE DOSSIER… L’Italie Un destin européen 4 Ouverture – Des rayons et des ombres Serge Sur 8 La longue marche de la démocratie italienne Marie-Anne Matard-Bonucci 24 « Crise permanente » ? La difficile institutionnalisation de la « IIe République » Hervé Rayner 36 Du miracle économique à la stagnation Céline Antonin 48 La société de Janus : l’Italie à l’épreuve de la modernité © AFP / Mathieu Gorse Stéphane Mourlane 59 Le régionalisme : du dépassement au retour inachevé Christophe Roux 2 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Regards sur le MONDE 69 La construction européenne : le guide et le bâton Dominique Rivière 78 Une politique extérieure entre Europe et Méditerranée Jean-Pierre Darnis Et les contributions de Roberto Aliboni (p. 76), Antonio Bechelloni (p. 57), Olivier Forlin (p. 34), Jean Gili (p. 84), Marie Levant (p. 53), Charlotte Moge (p. 21), Camille Schmoll (p. 44) et Jean-Michel Tobelem (p. 65) Chroniques d’ACTUALITÉ 88 Guerre et économie : les liaisons dangereuses 99 Bayram Balci américaine 107 Présidentielle de 2012 : les aléas du processus électoral Anne Deysine HISTOIRES de Questions internationales 113 Napoléon III et l’unité italienne Yves Bruley Documents de RÉFÉRENCE registres 119 Les de la puissance italienne Napoléon I er, Comte de Cavour, Comte Ciano, Carlo Sforza et Alcide De Gasperi (extraits) Jacques Fontanel 90 L’ONU, un « machin » bien utile Renaud Girard Questions EUROPÉENNES 92 L’Ukraine, ou le réveil de la république des confins Alain Guillemoles L’Azerbaïdjan vingt ans après l’indépendance Les questions internationales sur INTERNET 124 Liste des CARTES et ENCADRÉS ABSTRACTS 125 et 126 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 3 Dossier L’Italie : un destin européen Des rayons et des ombres L’Italie a toujours été au cœur de l’Europe, si même elle n’est pas son origine, historique, intellectuelle, esthétique, politique, culturelle, une sorte de matrice et de modèle réduit de ses rayons et de ses ombres. L’idée européenne doit beaucoup à l’Empire romain d’Occident. Le césarisme a inspiré beaucoup d’hommes d’État jusque dans la période contemporaine, pas toujours à bon escient au demeurant. Sa vision impériale et expansionniste a nourri les rêves des conquérants européens. Son droit civil a inspiré nombre de législateurs. Le latin est la mère de plusieurs de ses langues. Capitale du christianisme puis du catholicisme, Rome a donné à l’Église, avec la papauté, son armature politique, dogmatique et spirituelle jusqu’à nos jours. Rome, aujourd’hui simple capitale nationale, a longtemps été centre politique du monde, Urbs, la Ville par excellence, avant de devenir capitale des arts et séjour obligé des artistes de toutes nationalités et de tous genres. Il est vrai que l’Italie, s’il n’est pas anachronique d’en parler comme d’une entité, a connu au cours des siècles des régressions impressionnantes. Elle est passée de la maîtrise du monde connu, de l’acmé de la civilisation, aux invasions barbares, à la dislocation intérieure, à la domination extérieure, après une longue décadence, jusqu’à perdre toute identité autre que géographique. Survivait un archipel de villes, Venise, Florence, Gênes, Naples, cœur de principautés, duchés, petits royaumes ou républiques parcellaires et souvent en butte aux conflits civils ou aux appétits extérieurs. Il est vrai aussi que l’Europe dans sa diversité et dans sa division s’est développée à partir d’autres foyers politiques et culturels, germanique, anglo-saxon, slave, voire latins, tous héritiers de la chute de Rome plus que de son triomphe. Il n’en demeure pas moins que l’influence diffuse de la civilisation romaine dans ses différents registres continue 4 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 à caractériser l’Europe même si elle n’est plus dominante. Au fond, il existe aujourd’hui deux Italie, celle qui est l’héritière intellectuelle et esthétique d’un pays qui semble avoir un pacte avec la beauté et qui rayonne de par le monde. Ce n’est pas seulement l’Italie des nobles ruines antiques, des musées, d’un patrimoine artistique sans égal. C’est aussi celle qui a connu une créativité constante, l’effervescence d’une société civile toujours en mouvement et souvent aux avant-postes des mutations culturelles occidentales, mais aussi des évolutions économiques et sociales. L’autre Italie, beaucoup plus récente, est celle qui a résulté de son unité politique voici un siècle et demi. Vieille civilisation toujours renouvelée, État encore jeune qui peine parfois à exercer son emprise sur la société civile. Il a connu et connaît nombre de tribulations politiques internes, il a du mal à trouver une posture internationale autonome, et la construction européenne représente depuis six décennies l’élément le plus stable de son orientation avec l’engagement transatlantique. Les deux Italie ont chacune leur part de rayons et d’ombres. Une société civile vibrante Elle a toujours connu, dès quelques siècles après la chute de l’Empire, une vitalité intellectuelle, artistique, même politique avec le repli sur des communes redevenues cités puis cités-États. La recherche de la cité chrétienne selon saint Augustin, l’autorité papale, la synthèse du thomisme ont marqué et contribué à civiliser l’Europe médiévale, le latin est la langue des clercs. Dans tous les domaines avec la Renaissance et ensuite, l’Italie a été à la tête de la civilisation européenne. Jusqu’à l’Unité, les temps se télescopent, elle semble échapper à l’histoire pour une existence divisée et contrastée, brillante mais dominée. Le rayonnement Les noms se pressent qui jalonnent une reviviscence sur tous les registres de l’esprit. L’architecture et l’urbanisme ont inscrit dans la pierre la splendeur durable des villes, grandes ou moyennes. L’art pictural a été illustré par une profusion de chefs-d’œuvre entretenus pas des écoles diverses, et la création soutenue par un mécénat religieux ou aristocratique. Pêle-mêle, Antonello de Messine, Botticelli, le Caravage, Michel-Ange, Raphaël, Véronèse, Léonard de Vinci, parmi d’autres, sont des arbres puissants qui émergent d’une forêt immense de peintres. Et la musique, des madrigaux à l’opéra en passant par l’univers de la musique religieuse… Inutile d’insister. S’agit-il de politique ? Machiavel continue de dominer le courant de la pensée réaliste, l’Italie exporte ses hommes d’État, Vico fait renaître l’histoire universelle et anticipe les grandes synthèses du xixe siècle, Gramsci actualise le marxisme, Malaparte analyse la technique du coup d’État. De science ? Galilée change la vision de l’univers, Léonard de Vinci est génie universel. D’économie ? Le capitalisme et les banques se développent dans les grandes cités. D’ouverture sur le monde ? Venise maintient les liens avec l’Orient, Marco Polo suit la route de la soie jusqu’en Chine, c’est un Génois, Christophe Colomb, qui découvre l’Amérique tandis qu’un Florentin, Amerigo Vespucci, lui donne son nom. L’apport intellectuel de l’Italie est décisif en Europe, avant d’être affecté par la Réforme et les guerres de religion, mais le pays reste la terre des arts et un séjour obligé pour les meilleurs. Il faut attendre le Risorgimento et l’aspiration à l’unité en partie inspirée par la Révolution française et par Napoléon pour que se développe jusqu’à nos jours une nouvelle vision de l’Italie, moins universaliste et plus populaire. L’éclat, la créativité du cinéma italien au xxe siècle, surtout après la guerre, en sont une expression forte. Vision analytique et critique de la société, comique ou dramatique, intimiste ou en forme d’épopée, récit national, satire sociale, moralisme politique – le néoréalisme puis des réalisateurs comme Antonioni, Fellini, Ferreri, Germi, Monicelli, Pasolini, Risi, Scola, De Sica, Visconti, Zeffirelli, d’autres encore ont marqué le cinéma européen voire mondial, et cette génération est aujourd’hui remplacée par de nouveaux talents. Les vicissitudes La société italienne durant les longs siècles de l’émiettement passe de la division voire de la violence à la décadence, qu’incarne l’engourdissement de Venise. « Laissons la vieille horloge Au palais du vieux doge Lui compter de ses nuits Les longs ennuis » chante Musset. Sans légitimité politique, ce sont des familles d’aventuriers, chefs de guerre et grands prédateurs qui font souche et dominent la plupart des grandes cités. Leurs noms accolent raffinement et cruauté, ou une morne tyrannie vécue par exemple par Casanova puis par Fabrice del Dongo. Devenue pouvoir temporel, la papauté n’échappe pas à ces dérives, guelfes et gibelins s’opposent tandis que la cité de Dieu retrouve les vices et les excès du paganisme. C’est ailleurs en Europe que rois ou empereurs s’efforcent de reprendre le projet organisateur de Rome, de construire des États et des institutions publiques. L’Italie est pour eux une belle proie, et les expéditions des Normands, les guerres de magnificence de Louis XII, les conquêtes autrichiennes ou espagnoles puis napoléoniennes sont des tentatives de partage de l’Italie, comme si de nouveaux Barbares entreprenaient de dépecer ses restes. La grande criminalité organisée, les mafias régionales qui se développent apparaissent au départ protectrices d’une population exploitée avant de lui surajouter leur propre exploitation. Corleone est d’abord foyer des vêpres siciliennes, révolte contre les Français occupant la Sicile avant de devenir lieu mythique de naissance de la mafia – dont les initiales, très politiques, signifieraient, selon l’une des étymologies au demeurant invérifiables du mot, « Morte Alla Francia! Italia Avanti! ». L’émigration italienne, très forte à la fin du xixe et durant la première moitié du xxe siècle, est certes postérieure à l’unité politique. Cette déperdition humaine a été avant tout liée à des difficultés économiques. Elle est aussi un constat d’échec Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 5 DOSSIER L’Italie : un destin européen de la société italienne de l’époque, confrontée aux contraintes de la révolution industrielle dans un État naissant, société marquée par des inégalités profondes et une évidente difficulté d’intégration de populations si longtemps séparées. Mais elle appartient aux fragilités d’un État nouveau, longtemps et peut-être encore en quête de lui-même. Un État en quête de lui-même L’unité politique a résulté d’une double logique, patriotique d’un côté, celle des élites, devenue nationale et populaire avec Mazzini, Garibaldi, Verdi, celle d’un État, le Piémont, avec Cavour et Victor-Emmanuel II, de l’autre. Alors société civile et construction étatique allaient de pair, et le nouvel État est parvenu à se développer en État moderne, à l’imitation des grands États européens. Son histoire politique, économique et sociale est intimement liée à celle de l’Europe occidentale dans son ensemble, même si elle y ajoute ses fragilités propres. Un État moderne L’Italie a précédé de peu l’Allemagne sur la voie de l’unité, et les deux sont les expressions les plus puissantes du principe des nationalités au xixe siècle. Cherchant à rattraper le temps perdu, ils se sont lancés dans le développement des instruments de puissance des autres – éducation populaire, économie industrielle, armée redoutable pour l’Allemagne, compétition coloniale en Afrique pour l’Italie. Simplement, l’Allemagne après 1871 était un État repu, qui assumait vigoureusement sa montée de puissance en Europe avant de nourrir des ambitions mondiales, là où l’Italie cherchait plus laborieusement les premiers rôles. Elle conservait certaines frustrations, son espace national n’était pas à ses yeux pleinement réalisé, et la France occupait à son gré une place encombrante en Méditerranée et en Afrique du Nord. La relation avec la France était particulièrement équivoque, ce pays ayant soutenu son unification avant de s’opposer à la conquête de Rome pour ménager la papauté. Aussi l’Italie se rapprochait avec la Triplice de 6 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, pourtant son ennemi historique. Le développement économique et industriel du pays en fait parallèlement, surtout au Nord, un partenaire économique important, avec les vicissitudes qui s’associent à l’industrialisation de l’époque, naissance d’une classe ouvrière et d’intellectuels pauvres, d’un prolétariat actif qui se tourne vers le communisme ou vers l’anarchie violente. De celle-ci, le président Sadi Carnot ou l’impératrice Élisabeth d’Autriche, la célèbre Sissi, font les frais avant 1914, puis la résurgence de l’action sanglante avec les Brigades rouges dans les décennies 1970 et 1980 culmine au moment de l’assassinat d’Aldo Moro. Aujourd’hui, si l’Italie partage les difficultés f i n a n c iè r e s d e nomb r e d’é c o nom ie s européennes, elle demeure économiquement solide, avec des entreprises brillantes, dans le domaine automobile ou celui de la mode notamment. Elle a été l’un des membres fondateurs des Communautés européennes puis de la zone euro et demeure l’un des piliers de l’Union. Le rôle des hommes d’État italiens, De Gasperi à l’origine, Prodi, Monti, Draghi aujourd’hui, s’est même accru en son sein, en dépit de la méfiance parfois exprimée en Europe du Nord contre « l’Europe Club Med ». Mais c’est sur le plan du système institutionnel et politique interne que l’État italien apparaît le plus fragile. Un système institutionnel et politique fragile L’Italie n’est pas le seul grand pays européen qui ait connu d’importantes tribulations institutionnelles et politiques, et depuis sa naissance l’Allemagne ou la France n’ont pas été en reste. Mais ils semblent aujourd’hui plus stabilisés que ne l’est ce pays. L’Italie est passée de la monarchie constitutionnelle au fascisme puis à la république parlementaire, avec des pratiques évolutives qui font que l’on parle aujourd’hui d’une « IIe République ». Au fond, le pays a toujours éprouvé de la difficulté à assumer l’alternance, et souvent recherché une sorte d’orthodoxie consensuelle contrebattue par des minorités extrémistes. Le fascisme a été la formule italienne la plus originale, produit de la Première Guerre mondiale et détruit par la Seconde. Idéologie composite, Mussolini provenant de la gauche socialiste et disciple de Georges Sorel, pratique dictatoriale, culte du chef, recherche d’un unanimisme contraint, surestimation des moyens, mélange de cynisme et d’illusion. Michel-Ange travaillait sur du marbre, et moi avec de la boue, disait en substance le Duce, exprimant son profond mépris pour le peuple qu’il dirigeait. Le Journal politique du comte Ciano, son ministre et gendre, retrace ses projets impériaux pour la Méditerranée, le désir de refaire l’Empire romain, au détriment surtout de la France. Avec lui a sombré l’option pour l’Italie de devenir une grande puissance mondiale, pour n’être qu’un auxiliaire puis un satellite de l’Allemagne nazie. Son régime était né des frustrations italiennes après le traité de Versailles, l’Italie s’estimant insuffisamment récompensée de son changement de camp durant la guerre. Elle a mieux surmonté la Seconde Guerre mondiale, malgré son nouveau changement de camp – l’Italie est l’un des rares pays à avoir terminé ces deux guerres dans un autre camp que celui où elles avaient commencé –, et son adhésion immédiate à l’Alliance atlantique puis à la construction européenne a transcendé son passé. Dans cette double solidarité, il convient de souligner que l’Italie est sans doute le grand pays de la zone euro le plus proche des États-Unis. Les institutions républicaines, après la répudiation de la monarchie, sont depuis lors apparemment stables. Leur inspiration initiale est un mélange de nos IIIe et IVe Républiques, et le système a été longuement été animé par un parti dominant, la Démocratie chrétienne, compromis entre le poids social et culturel de l’Église catholique et la République. Mais la Démocratie chrétienne a été usée par l’instabilité gouvernementale, les rivalités personnelles, la corruption, les compromissions suspectes, la libéralisation des mœurs, les inégalités entre le nord et le sud de la Péninsule. L’échec du compromis historique avec le Parti communiste, l’opération judiciaire Mani pulite contre la corruption et le système de financement des principaux partis ont déconsidéré la classe politique. La période Berlusconi, idéologiquement ambiguë, a d’abord restauré un pouvoir personnel appuyé sur la puissance financière et médiatique, avant de s’effondrer pour des raisons voisines, abus personnels, corruption, liaisons indécentes, faiblesse des résultats. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les défis de l’Italie sont ceux du système politique, de la stabilité d’un gouvernement de techniciens en charge des purges économiques et financières nécessaires, mais aussi ceux de la société civile – immigration incontrôlée, dépopulation liée à une faible natalité, inégalités régionales de développement, poids de l’économie criminelle – entre 15 et 18 % du PNB. Entre les deux, perception médiocre de l’intérêt général, du sens de l’État, des services publics, repli sur les appétits privés et les rentes de situation. En revanche, l’Italie est un pays qui connaît un fort taux de volontariat civil et dont les structures de volontariat sont considérées comme un modèle, avec une conscience sociale très développée. Sur tous ces plans, l’Italie ne demeure-t-elle pas un modèle réduit de l’Europe dans son ensemble ? ■ Serge Sur Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 7 DOSSIER L’Italie : un destin européen La longue marche de la démocratie italienne Marie-Anne Matard-Bonucci * * Marie-Anne Matard-Bonucci est professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris VIII et membre de Démocratie imparfaite pour les uns, « société sans État » pour les autres, l’Italie a une histoire qui se noue dans un de L’Italie fasciste et la persécution des rapport complexe entre l’État, la nation et la démocratie. Par juifs (PUF, Quadrige, 2012). contraste avec la France ou l’Angleterre, où la construction de l’État-nation précède l’avènement de la démocratie, c’est au cours d’un même processus, dans la seconde moitié du XIXe siècle, que l’Italie s’est construite comme État-nation et comme démocratie libérale. Il en a résulté un cheminement progressif mais non linéaire vers la démocratie. l’Institut universitaire de France. Auteur L’Italie est aujourd’hui l’un des piliers de l’Union européenne. Longtemps terre de départ, elle est devenue un pays d’immigration. À l’instar des autres grandes démocraties occidentales, en un siècle et demi, elle a connu une plus grande prospérité, un recul presque total de l’analphabétisme, une élévation significative du niveau d’instruction, la diffusion de pratiques culturelles encore réservées, au lendemain de la guerre, à une petite élite. Si l’on privilégie le critère du revenu, la répartition entre grands groupes sociaux s’est cependant assez peu modifiée. Ainsi, à la fin des années 1980, les institutions et les forces politiques étaient très loin d’avoir rempli la mission que leur assignait l’article 3 de la Constitution de 1947, celle de supprimer « les obstacles d’ordre économique et social limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens ». L’État républicain n’est pas parvenu à résoudre certaines difficultés apparues au lendemain de l’Unité italienne de 1861. Force est de constater la pérennité d’une question méridionale malgré des politiques d’aide au Mezzogiorno, la puissance des organisations criminelles en dépit 8 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 des instruments de lutte mis en place par l’État et la permanence de pratiques de corruption auxquelles n’échappe aucun parti politique. Leur ampleur a été révélée à l’opinion publique lors de l’opération Mains propres en 1992, qui provoqua un véritable séisme dans la vie politique italienne. La transformation des partis et de la classe politique qui en résulta ne fut pas accompagnée d’un renouvellement comparable des pratiques et de la culture politique. Clientélisme, corruption et crime organisé continuent d’affaiblir les assises de la démocratie italienne dans les années de la « IIe République ». Dans quelle mesure la permanence de ces difficultés est-elle l’effet des conditions de la naissance de l’État italien ? L’Unité italienne fut longtemps présentée comme un processus dont les catégories populaires auraient été exclues, une « révolution passive » selon la thèse d’Antonio Gramsci. Depuis quelques années, certains historiens ont mis l’accent sur les convergences qui auraient réuni, autour d’un idéal national commun, les partisans d’un Risorgimento libéral-modéré défendu par le comte de Cavour AUTRICHE SUISSE HONGRIE Tyrol Trentin FRANCE Territoires cédés à la France en 1860 Vé n é t i e Magenta a 1859 Savoie Solferino o 1859 Custoza 1866 Trieste Fiume (Rijeka) Istrie Venise ROY. DES SERBES, CROATES ET SLOVÈNES Turin Parme Piémont Bologne Modène Zara (Zadar) Gênes Pté de Monaco 860 ma i 1 C té d e Nice Saint-Marin Florence Castelfidardo a 1860 To s c a n e Lissa 1866 Royaume de Piémont-Sardaigne avant 1859 Extension du royaume de Piémont-Sardaigne puis, à partir de 1861, du royaume d’Italie : Corse (Fr.) Vatican Mentana 1867 1859 mars 1860 1870 oct.-nov. 1860 1919 1866 1924 Mer Adriatique Pontecorvo Volturn no no 1860 Naples Bénévent Pouilles sep t. 18 Sardaigne Mer Tyrrhénienne Bataille 6 0 États pontificaux en 1859 Rome Lagosta (Lastovo) Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 L’unité italienne (1859-1924) Calabre Expédition des Mille de Garibaldi (1860) Intervention piémontaise Frontières : 1919-1920 Palerme L’Italie aujourd’hui Marsala Catalafi afimi afi 1860 Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, Paris, 2003 ; Putzger Historischer Weltatlas, Cornelsen, 1992, et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985. et les tenants d’une conception démocratique et révolutionnaire comme Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi 1. État, nation, démocratie dans l’Italie libérale Faire l’Italie Le 17 mars 1861, après deux décennies de révolutions, de guerres d’indépendance (contre l’Autriche et les Bourbons de Naples) et de 1 Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine. 1770-1922, Armand Colin, Paris, 2004 ; Lucy Riall, Risorgimento: The History of Italy from Napoleon to Nation State, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2009. Milazzo A Aspromonte 1862 Sicile 200 km négociations diplomatiques, Victor-Emmanuel II est proclamé « roi d’Italie par la grâce de Dieu et la volonté de la nation ». À cette date, ne manquent à l’achèvement du Risorgimento que la Vénétie (arrachée à l’Autriche en 1866), Rome et le Latium (enlevés au pape en 1870), et un certain nombre de territoires au nord-est du pays, les terres irrédentes. Dans quelle mesure le nouvel État, qui compte alors 25 millions d’habitants, est-il l’expression de la « volonté de la nation » ? Une fois le royaume établi, la nation reste une réalité très abstraite même si, en Émilie, dans les Marches et en Ombrie, la population a été consultée sur le principe d’une « union à la monarchie constitutionnelle de VictorEmmanuel II ». En octobre 1860, Cavour déclare Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 9 DOSSIER L’Italie : un destin européen X Italie : quelques éléments chronologiques 1796-1815 Saluée par les libéraux italiens, l’armée d’Italie, sous le commandement du général Bonaparte, refoule les monarchies absolues hors de la Péninsule. La Révolution française sème les germes idéologiques du Risorgimento (renaissance ou réveil national), tandis que la période impériale, malgré ses dérives, apporte une modernisation administrative et judiciaire qui fournit les bases du futur État italien. 1815 Le congrès de Vienne place de nouveau la plus grande partie de l’Italie sous la domination autrichienne. 1820-1821 Les insurrections de sociétés secrètes (carbonarisme) conduisent le roi Ferdinand Ier de Bourbon à octroyer une Constitution libérale au royaume de Naples, alors qu’au Piémont VictorEmmanuel Ier se voit contraint d’abdiquer face au soulèvement de l’armée. L’intervention de l’armée autrichienne rétablit le statu quo. Des milliers de libéraux et de carbonaristes sont arrêtés ou fuient le pays. 1830-1831 Exilé à Marseille, le républicain Giuseppe Mazzini fonde le mouvement « Jeune Italie » dans le but de libérer et d’unifier le pays. 10 1848-1849 Le souffle révolutionnaire en provenance des capitales européennes gagne l’Italie. La première guerre d’indépendance menée par le royaume de PiémontSardaigne contre l’Autriche s’achève sur la défaite des patriotes italiens à Custoza. La poussée républicaine et démocratique, incarnée notamment par Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi, s’incline devant la réaction autrichienne. 1854-1856 Suite à la participation d’un contingent piémontais à la guerre de Crimée, le comte de Cavour, ministre du roi Victor-Emmanuel II de Piémont-Sardaigne, défend l’unité italienne auprès des puissances européennes, lors du congrès de Paris. 1859-1860 Soutenu dans un premier temps par le régime de Napoléon III, le royaume de Piémont-Sardaigne se lance dans la deuxième guerre d’indépendance. Grâce aux victoires de Magenta et de Solferino, il annexe la Lombardie. Après l’armistice de Villafranca, l’Italie centrale est réunie au Piémont. L’annexion du royaume des Deux-Siciles est ensuite réalisée grâce à G. Garibaldi et à ses partisans (expédition des Mille). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 qu’il est urgent de « faire l’Italie pour la constituer ». De fait, le nouvel État-nation apparaît comme un patchwork de communes et de régions très disparates sur le plan politique, économique et culturel. En 1860, 2,5 % de la population seulement parle l’italien. Le pays est en partie étranger à ses nouvelles élites, Cavour lui-même n’étant jamais allé au sud de Florence. En quelques décennies, entre persuasion et manière forte, l’unification est effectivement réalisée. De 1860 à 1865, les gouvernements doivent cependant affronter une guerre civile régionale dans le sud de l’Italie. Une véritable guérilla contre l’État réunit des partisans des Bourbons, des jeunes gens refusant la conscription, les déçus du nouveau régime et des bandes de brigands. Des lois d’exception, comme la loi Pica votée en août 1863, permettent de fusiller ou d’envoyer aux travaux forcés toute personne accusée de résistance aux forces de l’ordre dans les provinces « infestées par le brigandage ». Pour la seule Basilicate, entre 1861 et 1865, plus de 1 060 brigands sont passés par les armes. Une fois l’ordre public rétabli, la priorité des premiers gouvernements est l’unification économique afin de créer un marché comparable aux autres États européens. Une œuvre législative importante est alors réalisée en matière fiscale, monétaire, douanière, commerciale, etc. 2 Le nouvel État adopte la Constitution qui avait été octroyée, en 1848, par le roi de PiémontSardaigne Charles-Albert, le Statuto albertino (Statut albertin) instaurant une monarchie parlementaire bicamérale. Longtemps perçue comme piémontaise, la monarchie est peu à peu « nationalisée » moyennant une stratégie très volontariste des souverains 3. Voyages royaux et fêtes nationales sont organisés pour célébrer le Statuto et les héros de l’Unité. En 1911, l’inauguration à Rome du très monumental « Autel de la patrie », dédié à Victor-Emmanuel II, représente un temps fort de cette pédagogie nationale. La légitimité des institutions unitaires se heurte, cependant, à la Question romaine. 2 Sabino Cassese, L’Italia : una società senza stato ?, Il Mulino, Bologne, 2011. 3 Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie (1861-1900), EHESS, Paris, 2010. Disparités régionales et sociales Les Piémontais optent pour une centralisation à la française espérant de la sorte neutraliser les forces centrifuges qui menacent l’Unité. Pourtant, presque d’emblée, une « question méridionale » s’impose dans le débat politique et public – présence d’un brigandage endémique, développement de puissantes organisations criminelles comme la Mafia en Sicile et la Camorra en Campanie, arriération économique et sociale – à laquelle l’État n’apporte guère de réponse efficace. Avec l’industrialisation et l’urbanisation du pays, la question sociale se pose avec de plus en plus d’acuité. La condition ouvrière se dégrade dans les métropoles industrielles du Nord. Dans les campagnes, le problème de la terre, accaparée par une élite restreinte de grands propriétaires en particulier dans le centre du pays, n’a guère été résolu par la « nationalisation » des biens de l’Église. Dans un contexte de pression démographique, le développement d’une émigration de masse – environ 300 000 départs annuels dans les années 1895-1900 – ne répond que partiellement à la détresse économique et sociale de la population. À la fin du XIXe siècle, du Nord au Sud, ligues, coopératives, syndicats et partis ouvriers se développent tandis que les grèves se multiplient. En 1892, se constitue le Parti des travailleurs italiens, ancêtre du Parti socialiste. Le mouvement social connaît quelques temps forts, dans la plaine du Po en 1884-1885, en Sicile lors du mouvement des Fasci dei lavoratori en 1893-1894, ou à Milan en 1898. Une répression brutale provoque des centaines de victimes. L’arrivée au pouvoir du libéral Giovanni Giolitti au début du XXe siècle et sa décision de ne pas intervenir dans les conflits « entre le capital et © Wikimedia Commons Refusant les garanties que propose l’État italien, le pape se considère, en effet, comme « prisonnier du Vatican » recommandant aux catholiques, avec le non expedit, de s’abstenir de participer à la vie politique. Progressivement levée par les successeurs de Pie IX – le premier parti catholique, le Parti populaire italien, fut créé en 1919 –, cette consigne n’en contribue pas moins à créer une distance initiale entre les masses, influencées par l’Église, et la classe politique. Avec Cavour et Mazzini, Giuseppe Garibaldi (ici en 1861) est considéré comme un des pères de l’unité italienne. le travail » permettent un nouvel essor du mouvement ouvrier et paysan. Toutefois, en dépit de l’inflexion modérée et progressiste qu’il imprime à la gestion des affaires, G. Giolitti, comme ses prédécesseurs, ne renonce pas à des méthodes peu orthodoxes pour orienter les électeurs : clientélisme, corruption et usage de la violence. D’un régime libéral oligarchique à un régime libéral-démocratique Le nouveau régime réserve les droits politiques à une étroite minorité. Les sénateurs sont nommés par le roi, tandis que les députés sont élus au suffrage censitaire. L’avènement de la « gauche historique » (1876-1887) permet un élargissement du corps électoral même si, en dépit de l’abaissement du cens, seuls 7 % de la population participent aux élections nationales en 1880. Les Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 11 DOSSIER L’Italie : un destin européen 1861 Le royaume d’Italie est officiellement proclamé le 17 mars. 1866-1870 Au terme d’une troisième guerre d’indépendance, la Vénétie, précédemment sous domination autrichienne, et la région autour de Rome, encore propriété du pape, sont rattachées au royaume d’Italie dont Rome devient la capitale. Le pape se réfugie au Vatican, ce qui inaugure la « Question romaine ». 1882 Le royaume d’Italie tente de sortir de son isolement international en rejoignant la Triple-Alliance aux côtés des Empires allemand et austro-hongrois. 1896 Le traité de paix d’AddisAbeba, qui reconnaît l’indépendance et la souveraineté de l’Éthiopie après la sévère défaite de l’Italie à Adoua, met un frein aux ambitions coloniales italiennes en Afrique. Années 1900 Dans un contexte de pression démographique aggravée par les difficultés économiques et sociales, l’émigration italienne en direction de l’Europe ou des Amériques s’amplifie. 1911-1912 Le traité de Lausanne met fin au conflit italo-turc. Vaincu, l’Empire ottoman cède à l’Italie la Tripolitaine ainsi que la Cyrénaïque et, en Méditerranée orientale, 12 les îles de Rhodes et du Dodécanèse. 1915-1918 Après avoir été neutre au début du conflit, l’Italie entre en guerre aux côtés de la France, de la GrandeBretagne et de la Russie (Triple-Entente) contre la promesse tenue secrète de compensations territoriales au détriment de l’Autriche. 1919-1920 Les traités de Versailles et de Saint-Germain attisent le ressentiment lié au thème de la « victoire mutilée ». Le poète nationaliste Gabriele D’Annunzio et ses légionnaires s’emparent de Fiume. Dans un contexte social et économique difficile, les émeutes, grèves, occupations de terres et d’usines se multiplient. Les Faisceaux italiens de combat (embryon du Parti national fasciste, PNF), le Parti populaire italien (PPI) et le Parti communiste italien (PCI) sont créés. 1922 Suite à la « marche sur Rome » des chemises noires du PNF, le roi VictorEmmanuel III charge Benito Mussolini de constituer un nouveau gouvernement. 1925-1926 Renforcement de la dictature fasciste. Avec les lois dites « fascistissimes », les libertés fondamentales sont réprimées et Mussolini s’octroie des pouvoirs très étendus. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 élections locales permettent une plus ample participation, l’échelon municipal s’imposant comme le lieu même de l’apprentissage politique. Agostino Depretis, chef de file de la gauche, inaugure le « transformisme » consistant à gouverner avec le soutien de parlementaires libéraux et conservateurs. En minimisant les fractures idéologiques, cette pratique, qui garantit une certaine stabilité gouvernementale, renforce les dérives clientélistes dans les circonscriptions. Les liens entre la classe politique et les milieux d’affaires se consolident tandis que l’État, pour compenser la faiblesse de la bourgeoisie, apporte son soutien aux investissements et aux grands travaux. En 1912 est instauré le suffrage universel masculin. Les élections législatives d’aprèsguerre voient l’entrée au Parlement d’une représentation nationale plus conforme à la composition réelle de la société. C’est ce régime « libéral-démocratique » qui sera finalement supprimé par Benito Mussolini. Face à une pratique oligarchique et répressive du pouvoir mais aussi aux dérives clientélistes qui minent la démocratie, des mouvements de contestation radicaux apparaissent à la fin du xixe siècle. L’Italie devient l’un des épicentres européens du mouvement anarchiste. En 1900, le roi Humbert Ier tombe sous les coups d’un anarchiste revenu des États-Unis pour venger la répression des Fasci dei lavoratori. En juin 1914, lors de la « Semaine rouge », l’Italie connaît un nouveau cycle de violences et de répression. Le nationalisme se nourrit également d’une critique virulente des dérives de la démocratie et de l’absence de grandeur de l’Italietta, la « petite Italie » de Giovanni Giolitti. Les nationalistes voient dans l’expansion coloniale le remède absolu aux maux du pays. Selon les écrivains Alfredo Oriani ou Enrico Corradini, la conquête d’une « place au soleil » doit permettre de résoudre les difficultés démographiques et économiques. Après l’échec cinglant d’une première tentative de conquête de l’Éthiopie, en 1896, l’Italie sort épuisée, mais victorieuse, de la guerre de Libye contre l’Empire ottoman en 1911-1912. Lorsque commence la Première Guerre mondiale, le gouvernement hésite entre la neutralité ou un revirement diplomatique au profit de l’Entente. Pendant quelques mois, le pays est le théâtre d’une agitation belliciste où s’illustrent notamment le poète nationaliste Gabriele D’Annunzio, l’écrivain futuriste Filippo Tommaso Marinetti, qui voit dans la guerre « la seule hygiène du monde », et Benito Mussolini, si convaincu des vertus de la guerre qu’il est exclu du Parti socialiste italien (PSI) en 1914. La Grande Guerre : achèvement de la nation ou nouvelles fractures ? Pourtant, ce n’est pas tant la pression de la rue qui provoque l’entrée en guerre de l’Italie. Poursuivant le rêve d’un achèvement de l’Unité avec l’acquisition des « terres irrédentes », le roi et le gouvernement court-circuitent la nation, majoritairement pacifiste, concluant secrètement le pacte de Londres, en avril 1915. En échange de son engagement, l’Italie se voit promettre par les forces de l’Entente un certain nombre de territoires appartenant à l’Autriche. Pendant le conflit, la volonté de « tenir l’opinion » conduit à une limitation des droits démocratiques : le droit de grève est supprimé dans les entreprises, tandis que les socialistes, restés majoritairement pacifistes, sont étroitement surveillés. En même temps, le gouvernement laisse espérer des réformes – notamment agraires. Comme les autres puissances européennes, l’Italie sort profondément déstabilisée de la guerre. Les conséquences économiques et sociales du conflit et les souffrances endurées au front comme à l’arrière sont ravivées par les déceptions diplomatiques. Désireux de rompre avec les pratiques de diplomatie secrète et de respecter le principe des nationalités, le président américain Thomas Woodrow Wilson refuse de satisfaire toutes les exigences italiennes. Au nationalisme belliciste d’avant-guerre succède un nationalisme de frustration qui diffuse le mythe de la « victoire mutilée ». Le fascisme La guerre civile après la guerre L’épreuve de la guerre a suscité, au sein des catégories populaires, un espoir de justice sociale. En 1919-1920, dans un contexte où sévissent chômage et inflation, du nord au sud de la péninsule se multiplient les grèves, occupations d’usines ou de propriétés agraires. Pendant ces deux années du biennio rosso, les forces de gauche progressent de manière spectaculaire : en 1920, le PSI compte 200 000 inscrits, des milliers de coopératives et 156 députés – tandis que la Confédération générale du travail rassemble 2 millions d’adhérents. Si la situation n’a rien de révolutionnaire, elle n’en inspire pas moins, auprès de la bourgeoisie et des classes moyennes, un sentiment de peur avivé par les échos de la révolution bolchévique. En mars 1919, Mussolini crée les « Faisceaux italiens de combat » en agrégeant une clientèle disparate – anciens combattants, chômeurs, représentants des classes moyennes – autour d’un nationalisme agressif, d’un anticommunisme militant et de revendications sociales à géométrie variable. L’idéologie fasciste ne constitue pas une doctrine homogène. Elle se veut pragmatique conformément au slogan Notre doctrine, c’est le fait. Elle synthétise plusieurs traditions d’avant-guerre : nationalisme, contestation des Lumières et de la démocratie, futurisme, syndicalisme révolutionnaire. Si le pays a connu, par le passé, certaines formes de violence politique, pour la première fois, un « parti armé », nationaliste, antilibéral et anticommuniste s’impose au sein de la vie politique, engageant une lutte sans merci contre les syndicats et les forces de gauche. De l’été 1919 jusqu’à la marche sur Rome, il ne se passe pas de journée en Italie sans affrontements de rue, chambres du travail détruites, maisons du peuple et coopératives incendiées, rixes et homicides politiques qui tournent parfois au massacre collectif, tout particulièrement dans le centre-nord de l’Italie. Cependant, jusqu’en octobre 1922, les fascistes jouent sur un double tableau, usant de la violence tout en participant au jeu électoral. En réprimant le mouvement social, ils se posent en force d’ordre, obtenant le soutien des grands propriétaires terriens et de secteurs de la haute finance et du monde industriel. Leur propension à tenir un discours révolutionnaire tout en réprimant le mouvement social, leur posture d’« antiparti », alors que le Parti national Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 13 DOSSIER L’Italie : un destin européen 1929 L’Allemagne nazie et l’Italie signent le pacte d’Acier. La signature des accords du Latran met fin à la Question romaine. Les pouvoirs temporels du pape sont réduits. En contrepartie, le catholicisme devient religion d’État en Italie. 1935 À Stresa, l’Italie, la France et le Royaume-Uni tentent d’établir sans succès un front commun contre l’Allemagne hitlérienne. 1935-1936 Campagne d’Éthiopie. L’Italie annexe le pays malgré la condamnation de la Société des Nations (SDN) dont elle se retire en décembre 1937. 1936-1939 Lors de la guerre civile espagnole, le régime fasciste apporte, aux côtés de l’Allemagne nazie, une aide militaire décisive aux insurgés franquistes. 1937 Rompant définitivement avec les démocraties occidentales, Mussolini signe le pacte antiKomintern conclu un an auparavant par l’Allemagne et le Japon. 1938 Lors de la conférence de Munich réunie afin de trouver un accord sur la Tchécoslovaquie, Mussolini s’attribue le rôle de médiateur entre l’Allemagne d’un côté, et la France et le Royaume-Uni de l’autre. 1939 Invasion de l’Albanie par les troupes fascistes. 14 fasciste est fondé en novembre 1921, sont autant de contradictions qui permettent au fascisme de conquérir une assise de plus en plus large. 1940 En dépit de l’impréparation de l’armée, Mussolini déclare la guerre à la France et au Royaume-Uni le 10 juin. 1943-1945 Suite au débarquement des troupes anglo-américaines en Sicile, puis en Calabre, Victor-Emmanuel III démet Mussolini et le fait arrêter. L’armistice de Cassibile est conclu entre le gouvernement italien représenté par le maréchal Badoglio et les Alliés. Alors que les troupes alliées progressent au sud, les Allemands envahissent le nord de l’Italie, libèrent Mussolini, qui crée à Salò une éphémère « République sociale italienne ». Dans le Centre et le Nord non libérés, les partisans italiens multiplient les actes de résistance. 1946 Compromis avec le régime fasciste, le roi VictorEmmanuel III abdique en faveur de son fils Humbert II, mais le peuple italien opte, par voie référendaire, pour la république. 1947 Le traité de paix entérine l’abandon par l’Italie de Fiume, de la Dalmatie et des colonies africaines. 1948 La Constitution de la République entre en vigueur. Alcide De Gasperi forme le premier gouvernement Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 La suppression de la démocratie La conquête du pouvoir est à l’image de cette nature « double » du fascisme dans sa phase initiale. Le 28 octobre 1922, 26 000 hommes mal armés et mal équipés convergent vers Rome, investissant hôtels de ville, préfectures et autres lieux symboliques du pouvoir et ne rencontrant que rarement l’opposition de la force publique. Le 30 octobre, Mussolini est nommé chef du gouvernement par le roi qui a refusé de décréter l’état de siège. Cette nomination bafoue les règles du parlementarisme puisque, cédant devant la force, le roi a choisi le chef d’un parti minoritaire. Si la marche sur Rome n’est pas la révolution « glorieuse » de la mythologie fasciste, elle n’en institutionnalise pas moins l’usage de la violence en politique. Lors d’une période dite « de dictature légale », Mussolini s’emploie à contrôler tous les rouages du système libéral. Le cadre institutionnel n’est pas modifié et le duce se présente comme l’homme du retour au Statuto. Des journaux non fascistes continuent de paraître malgré le décret de juillet 1923 qui restreint la liberté de la presse. Une opposition subsiste, en dépit de la violence fasciste, des arrestations arbitraires et de la répression policière. Une nouvelle loi électorale, en 1923, assure à la liste pro-gouvernementale une majorité absolue de sièges à la Chambre. Au printemps 1924, les élections se déroulent dans un contexte de fraude et de terreur. L’enlèvement du député socialiste Giacomo Matteotti et son assassinat, en juin 1924, provoquent un réveil de l’antifascisme. Toutefois, l’opposition, minée par ses divisions, ne peut faire face à la violence fasciste qui redouble d’intensité. Le 3 janvier 1925, Mussolini déclare assumer les violences fascistes. L’Italie s’engage résolument dans la voie du totalitarisme. À partir de 1926, le combat contre le fascisme ne se déroule plus désormais que dans la clandestinité ou à l’étranger. Les lois dites « fascistissimes » suppriment les libertés fondamentales. Il convient de ne pas minimiser le climat de terreur qu’inspire alors la dictature, même si la répression est moins sévère que dans l’Allemagne national-socialiste. En 1926 est créé le Tribunal spécial pour la défense de l’État, rouage essentiel du régime qui va juger « la fine fleur de l’antifascisme ». Une redoutable police politique, l’OVRA (Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione dell’Antifascismo), est mise en place. Au quotidien, les Italiens sont exposés au contrôle qu’exercent les membres du Parti national fasciste et de la milice ainsi qu’une multitude d’agents du régime, espions et délateurs. Entre 1926-1927, moment où il est instauré, et 1943, le Tribunal spécial pour la défense de l’État prononce 42 condamnations à mort tandis que 15 000 opposants sont envoyés en relégation, au confino, dans les petites îles d’Ustica, de Ponza, de Lipari, ou dans le Sud italien. Les élections législatives sont supprimées. Les électeurs ne sont plus sollicités que pour ratifier – ou non – une liste de 400 députés proposés par le Grand Conseil du fascisme, organe suprême du régime formé du gouvernement, des responsables du parti et de hauts dignitaires. Le roi n’exerce plus aucun pouvoir, mais la monarchie est conservée par crainte des élites traditionnelles, de l’armée, et parce qu’elle constitue un ciment de l’unité nationale. La signature des accords du Latran, en 1929, est accueillie très favorablement par la population, en grande majorité catholique. Le soutien du clergé au régime contribue à sa solidité. Au niveau local, le gouvernement fasciste engage une politique visant à limiter l’autonomie des administrations communales et à les soumettre à un contrôle accentué de l’État. Habilement, le gouvernement fasciste sait utiliser les agents de l’État (préfets, fonctionnaires du ministère de l’Intérieur) pour mener à son terme cette entreprise liberticide, préférant la soumission à l’épuration. Un régime totalitaire Le visage totalitaire du régime fasciste se situe dans l’articulation entre une politique de répression et le projet d’une révolution anthropologique visant à créer un homme nouveau 4. La vie culturelle est presque entièrement contrôlée et surveillée. Les fonctionnaires, les enseignants doivent jurer fidélité au régime. Intellectuels et artistes se soumettent ou partent en exil. Une propagande envahissante à la radio, au cinéma, dans la presse ou dans la rue martèle les slogans du régime. Le Parti national fasciste et les différentes organisations de masse (jeunesse, femmes, loisirs, corporations, Dopolavoro) ont pour tâche de remodeler la société. À la fin des années 1930, le Parti national fasciste et les organisations fascistes rassemblent des millions d’Italiens. Avec la guerre d’Éthiopie puis la guerre civile espagnole, l’Italie se rapproche de l’Allemagne. Les liens diplomatiques sont renforcés par une proximité idéologique de plus en plus grande. De sa propre initiative, l’Italie s’engage sur la voie de l’antisémitisme d’État. En 1938, le Grand Conseil du fascisme adopte une « Déclaration sur la race » suivie de lois antisémites frappant les quelque 50 000 Juifs d’Italie : les interdictions professionnelles et les confiscations de biens se multiplient, tandis que les mariages mixtes sont prohibés. Les Juifs sont le nouvel ennemi contre lequel doit se construire la société totalitaire. Par les liens tissés entre l’État et les organisations fascistes, par la place importante accordée à l’idéologie, par le renforcement de son pouvoir, l’État totalitaire semble progresser dans les années 1930. Comme l’a signalé l’historien Renzo De Felice, un certain consensus se forme autour du régime 5. En 1936, la proclamation de l’Empire, présenté comme une résurrection de la Rome impériale, suscite l’enthousiasme. L’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Allemagne, plutôt mal accueillie, ébranle bientôt cet édifice. Avec l’accumulation des défaites, les bombardements aériens et les privations engendrées par le conflit, un fossé grandissant sépare le pouvoir de la population. Bien plus que le travail de sape de l’antifascisme, qui reste minoritaire, ce sont les difficultés liées à la guerre qui sont à l’origine de l’effondrement du fascisme, même si, dans la période cruciale 1943-1945, la résistance est appelée à jouer un rôle décisif dans le façonnement de la démocratie future. 4 Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, Paris, 2004 ; Pierre Milza, Mussolini, Fayard, Paris, 1999. 5 Renzo De Felice, Le Fascisme. Un totalitarisme à l’italienne ?, Presses de la FNSP, Paris, 1988. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 15 DOSSIER L’Italie : un destin européen de l’après-guerre. Dès lors, la vie politique italienne est caractérisée par l’hégémonie de la Démocratie chrétienne et par une très forte instabilité ministérielle. Sortie ruinée de la guerre, l’Italie adhère au plan Marshall qui contribue au redressement spectaculaire de l’économie du pays dans les trois décennies qui suivent. 1949 L’Italie ratifie le traité de Washington et devient membre de l’Alliance atlantique. 1951 En signant le traité de Paris, l’Italie devient l’un des six États membres fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). 1955 L’Italie est admise au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU). 1957 Signature, à Rome, des traités instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom) dont l’Italie est membre fondateur. 1963 Le démocrate-chrétien Aldo Moro dirige le premier gouvernement de centregauche, sur la base d’un accord signé avec le Parti socialiste italien (PSI). 16 1969-début des années 1980 L’attentat de la Piazza Fontana à Milan marque le début des « années de plomb ». Plusieurs groupes d’extrême gauche (dont les Brigades rouges) et d’extrême droite prônant la lutte armée pratiquent un activisme politique violent sur fond de menées subversives des services secrets. L’enlèvement et l’assassinat du leader de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro, en 1978, et l’attentat de la gare de Bologne, en 1980, en constituent les points d’orgue. Années 1970 Longtemps pays d’émigration, l’Italie devient pays d’immigration. 1973 La crise pétrolière marque la fin de trois décennies de croissance et le début de la stagflation. Les premières mesures d’austérité sont adoptées. 1974 Un référendum rejette la proposition d’abroger la légalisation du divorce adoptée en 1970. 1975 Le PCI infléchit sa ligne politique et signe avec le PSI et la Démocratie chrétienne un « compromis historique » qui échoue en raison notamment de l’hostilité déterminée du pape Paul VI et des États-Unis. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Le 25 juillet 1943, le Grand Conseil du fascisme vote un ordre du jour de défiance à l’égard de Mussolini arrêté, peu après, sur ordre du roi. Le maréchal Pietro Badoglio forme un nouveau gouvernement et négocie l’armistice avec les ennemis d’hier. Le 8 septembre 1943, les Allemands occupent la péninsule jusqu’au sud du Latium (ligne Gustav) et libèrent Mussolini. Celui-ci installe dans la région de Salò, au nord du pays, une « République sociale italienne », régime collaborationniste, vassal de l’occupant allemand. Les Italiens du Centre-Nord connaissent répression, réquisitions, massacres de civils tandis que s’organise la déportation des Juifs. Une guerre civile oppose les fascistes à une résistance où les communistes jouent un rôle déterminant. Au sud, après les débarquements de Sicile et de Calabre, le pays renoue graduellement avec la démocratie. L’Italie républicaine Le deuxième après-guerre À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la reconstitution rapide des partis politiques révèle le désir intense de participation politique de la population, que confirme son importante mobilisation lors des échéances électorales. Le 2 juin 1946, les Italiens se prononcent en faveur de la république par 12 700 000 voix (54,3 %) contre 10 700 000 (45,7 %). La monarchie n’a pas survécu aux compromissions avec le fascisme. L’antifascisme devient l’un des fondements du nouveau régime et la Constitution de 1948, extrêmement progressiste, adoptée au terme d’un an et demi de travaux, devient la référence obligée de tous les grands partis. Avec le vote féminin, le suffrage devient vraiment universel tandis que la représentation proportionnelle est instaurée. L’affirmation des grands partis de masse est l’une des nouveautés majeures de l’aprèsguerre. La Démocratie chrétienne (DC) récupère l’héritage du Parti populaire italien de Don Luigi Sturzo, tandis qu’à gauche le Parti communiste italien (PCI) s’affirme, à partir des années 1950, comme la première formation politique au détriment du Parti socialiste italien (PSI). Jusqu’en mai 1947, les trois grands partis (DC, PCI, PSI) gouvernent ensemble associant parfois les plus petites formations. La guerre froide Au début de l’année 1947, dans un contexte d’aide économique croissante des États-Unis à l’Italie, le président du Conseil et leader de la Démocratie chrétienne Alcide De Gasperi, non sans avoir subi des pressions très explicites, décide l’exclusion des forces de gauche (socialistes et communistes) du gouvernement. Ce tournant inaugure les années du centrisme, succession de gouvernements fondés sur l’alliance entre la Démocratie chrétienne, le Parti libéral italien (PLI), le Parti républicain italien (PRI) et le Parti socialiste des travailleurs italiens (Partito Socialista dei Lavoratori Italiani, l’aile droite du PSI). De part et d’autre, une logique d’affrontement se développe. Aux élections politiques de 1948, communistes et socialistes se rassemblent dans un « Front démocratique populaire ». Celui-ci dénonce la Démocratie chrétienne comme « l’instrument de l’impérialisme américain et des courants les plus réactionnaires de l’Église ». Au cours des années 1950 s’impose un mode de gouvernement autoritaire et répressif. Perquisitions, interdictions de manifester ou de distribuer des tracts, refus de passeport sont le quotidien des militants de gauche. Dans le combat frontal de la guerre froide, la Démocratie chrétienne bénéficie du soutien de l’Église et du pape Pie XII qui engage une véritable croisade contre les communistes. Elle profite de l’image favorable des États-Unis née de plusieurs décennies d’émigration transocéanique, de leur rôle récent dans la libération et la reconstruction de l’Europe et de l’attrait d’une culture consumériste sur des populations qui ont connu la pénurie. La guerre froide a une incidence profonde et durable sur le jeu démocratique italien. L’anticommunisme favorise la réintégration d’une partie des élites fascistes et la reconstitution d’une extrême droite qui n’a pas désarmé. Interdit, en théorie, par la Constitution, un parti néofasciste, le Mouvement social italien (MSI), se forme en 1946. Sans jamais abandonner la référence à l’héritage fasciste, cette formation est intégrée dans la vie politique, évoluant vers une relative modération sous la direction de Giorgio Almirante. La guerre froide suscite le développement, de part et d’autre, de « cultures d’appartenance séparées » qui tendent à remettre en question le sentiment d’une citoyenneté commune. Si le dégel s’amorce à partir de la fin des années 1950, le contrôle de l’État par la Démocratie chrétienne et ses alliés et l’exclusion de la gauche communiste du pouvoir marquent durablement la vie politique. La partitocratie à l’italienne Le développement de partis politiques de masse – le PCI, la Démocratie chrétienne, le PSI – et leur rôle majeur ont conduit certains observateurs à parler d’une « partitocratie à l’italienne » ou de « république des partis ». En dépit d’une grande fragmentation – huit à dix partis implantés nationalement sont les acteurs du jeu politique –, une progressive polarisation de l’électorat s’effectue autour de la Démocratie chrétienne et du PCI, dans une forme de « bipartisme imparfait ». En effet, l’absence d’alternance est la caractéristique majeure de la vie politique de cette période. Entre 1945 et 1981, tous les présidents du Conseil qui se succèdent sont démocrates-chrétiens. Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer cette mainmise de la Démocratie chrétienne sur le pouvoir : influence du catholicisme sur la société italienne ; sauvegarde, à l’époque du fascisme, de structures associatives du monde catholique ; soutien américain dans le contexte de guerre froide ; système de gouvernement qui lui permet, à partir de la majorité relative de suffrages dont elle dispose (38 à 40 % des voix jusqu’à la fin des années 1970) et d’une habile stratégie d’alliances, de rester au pouvoir moyennant un déplacement du centre de gravité des coalitions gouvernementales (Démocratie chrétienne, PRI, Parti socialiste démocratique italien (PSDI) vers la gauche (PSI) ou vers la droite (PLI). Dans les années 1980, la Démocratie chrétienne connaît une érosion de son électorat et une succession d’échecs politiques, notamment Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 17 DOSSIER L’Italie : un destin européen 1977 Les leaders des partis communistes italien, français et espagnol fondent l’eurocommunisme. 1982 Un bataillon italien participe à la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). 1983-1987 Parvenant à supplanter les communistes d’Enrico Berlinguer comme force principale de la gauche italienne et à ébranler la domination de la Démocratie chrétienne, le socialiste Bettino Craxi devient président du Conseil. Le refus du gouvernement italien de livrer aux ÉtatsUnis les Palestiniens responsables de l’enlèvement et de la mort d’un otage américain sur le paquebot italien Achille Lauro entraîne une grave crise diplomatique entre les deux pays. 1984 Signature entre le Vatican et l’Italie d’un accord modifiant le concordat du Latran. Le catholicisme cesse d’être la religion d’État et son enseignement dans les écoles publiques devient optionnel. 1986-1987 Les juges Falcone et Borsellino instruisent à Palerme le « maxiprocès » contre la mafia. 1987 Les Italiens rejettent par référendum le développement du nucléaire civil. Cette décision est 18 confirmée lors d’un autre référendum en 2011. Années 1990 Conséquence de la fin de la guerre froide, l’Italie doit faire face à une importante vague d’immigration, notamment en provenance des Balkans et de l’Europe de l’Est. 1991 L’Italie participe aux côtés des États-Unis à la guerre du Golfe qui libère le Koweït des troupes de Saddam Hussein. 1992-1993 En réponse à l’offensive judicaire contre les mafias, Cosa Nostra organise une série d’attentats meurtriers dont sont notamment victimes les juges d’instruction Falcone et Borsellino. Les scandales politicofinanciers (Tangentopoli) qui touchent une partie de l’élite politique provoquent la fin de la première République et la disparition des partis ayant gouverné depuis 1947 (opération Mani pulite). 1994 L’homme d’affaires Silvio Berlusconi remporte les élections législatives et prend la tête d’un gouvernement de coalition. 1996 Romano Prodi, chef de la coalition de centre-gauche de « L’Olivier » (Ulivo), devient chef de l’exécutif. 1998 En devenant président du Conseil, Massimo Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 lors des référendums sur le divorce en 1974 et sur l’avortement en 1981. Prisonnier d’une gestion politicienne du pouvoir, le parti n’a pas su s’adapter aux transformations de la société italienne, subissant la concurrence du PSI « modernisé » par Bettino Craxi. L’absence d’alternance a consolidé certaines dérives anciennes de la vie politique comme le clientélisme ou la corruption. Fort de ses deux millions d’adhérents en 1946, le PCI, le plus puissant des partis communistes d’Europe occidentale, dispose de véritables bastions à l’échelle régionale, notamment en Toscane et en Émilie-Romagne. Exclu du gouvernement, il est associé à l’exercice du pouvoir dans certains secteurs (comme la radiotélévision) à travers la pratique dite « du lotissement ». Il a progressivement pris ses distances à l’égard de l’Union soviétique et s’est engagé, à partir de 1973, sous la houlette d’Enrico Berlinguer, dans la stratégie du compromis historique. Analysant les leçons de l’expérience chilienne, E. Berlinguer est persuadé que seule une collaboration avec les « forces populaires d’inspiration catholique » permettrait à la gauche d’arriver au pouvoir sans traumatismes. Couronnée de succès électoraux (près de 35 % des voix aux législatives de 1976), cette stratégie ne parvient toutefois pas à débloquer la situation politique. Il faudra la faillite du système démocrate-chrétien pour que les membres de l’ex-PCI accèdent finalement au pouvoir dans les années 1990. Mouvement social, contestations radicales et terrorisme À la fin des années 1950, après la reconstruction rapide de son économie grâce aux aides du plan Marshall, l’Italie connaît une période de croissance accélérée et d’intense développement industriel. Le miracle économique a pour contrepartie l’apparition de nouveaux problèmes sociaux découlant notamment des difficiles conditions de vie des migrants d’origine méridionale, installés dans les métropoles industrielles du Nord. La modernisation accélérée du pays a permis une amélioration globale du niveau de vie tout en créant un malaise social en profondeur au sein de la jeunesse et du monde ouvrier. © AFP La contestation démarre à la fin de l’année 1967 et culmine au printemps 1968 dans les universités, puis se prolonge par un « automne chaud », en 1969, dans les usines avec des grèves de grande ampleur. Bénéficiaire de ces troubles sociaux sur le plan électoral, le PCI est aussi critiqué par une extrême gauche en pleine expansion. Une décennie plus tard, dans un contexte bien différent de crise et d’apparition du chômage, s’ouvre un deuxième cycle de protestation de la jeunesse dont les formes et les acteurs sont très différents. Souvent issus de milieux populaires et en situation de précarité, les jeunes mobilisés en 1977 ne se reconnaissent plus dans les cadres traditionnels de la politique, partis et syndicats. Au cours des années 1970, la démocratie italienne est déstabilisée par des formes de violence politique d’intensité exceptionnelle – plus de 360 morts entre 1969 et 1980. À l’extrême droite, la violence est le fait de groupuscules radicaux, souvent issus du MSI dont ils contestent le choix légaliste. En leur sein, Alcide De Gasperi (1881-1954) entre Robert Schuman (à gauche) et Konrad Adenauer (à droite). Fondateur de la Démocratie chrétienne et président du Conseil de 1945 à 1953, il est l’un des pionniers de l’idée européenne. les partisans de la stratégie de la tension veulent susciter la peur pour en finir avec la démocratie. Plusieurs bombes posées dans des lieux publics créent effectivement un climat de terreur, de la Piazza Fontana à Milan en décembre 1969 (16 morts), à la gare de Bologne en août 1980 (85 morts), en passant par les attentats très meurtriers de Brescia et du train Italicus en 1974. Bénéficiant jusqu’au début des années 1980 de complicités dans certains secteurs de l’État, les responsables de ces massacres resteront, dans l’ensemble, impunis. À l’extrême gauche aussi, une logique de radicalisation a conduit une minorité de militants à s’engager dans la lutte armée pour revenir aux sources de la pensée marxiste-léniniste tout en s’inspirant des guerres anticoloniales ou des luttes révolutionnaires d’Amérique latine. Au début des années 1970 apparaissent les premiers groupes armés comme les Gruppi d’Azione Partigiana (GAP) de Feltrinelli ou les Brigades rouges. À partir du milieu des années 1970, dans une logique de concurrence et d’escalade, de Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 19 DOSSIER L’Italie : un destin européen D’Alema devient le premier ex-communiste à diriger un gouvernement en Europe occidentale. 1998-1999 Après un effort d’assainissement de ses comptes publics, l’Italie entre dans l’Union économique et monétaire (UEM) européenne et participe au lancement de l’euro. 1999 L’Italie participe à l’intervention multilatérale conduite au Kosovo par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) contre la Serbie. 2001 À l’occasion d’un sommet du G8 à Gênes, des manifestations opposent violemment altermondialistes et forces de l’ordre. S’appuyant sur son empire médiatique, Silvio Berlusconi remporte les élections législatives et inaugure le plus long gouvernement de l’histoire du pays depuis 1947 (1 412 jours). L’Italie participe en Afghanistan à la Force internationale d’assistance et de sécurité (International Security Assistance Force, ISAF) qui renverse le régime des talibans, puis, à partir de 2003, à l’opération Enduring Freedom chargée de la reconstruction du pays. 2003-2006 Après la chute du régime de Saddam Hussein, près de 3 000 soldats italiens sont envoyés en 20 Irak pour contribuer à la reconstruction du pays. 2006 L’Italie participe au renforcement de la FINUL au Liban. 2008 Deux ans après le retour de Romano Prodi à la tête du gouvernement, le Parlement est dissous et de nouvelles élections législatives sont organisées au terme desquelles Silvio Berlusconi prend la tête d’un gouvernement pour la quatrième fois. 2011 Conséquence des Printemps arabes, et notamment du renversement du régime de Ben Ali en Tunisie, des dizaines de milliers de migrants nord-africains débarquent sur les côtes italiennes. L’Italie participe à la coalition internationale qui renverse le régime du colonel Kadhafi en Libye. Suite à la démission de Silvio Berlusconi, Mario Monti est chargé de présider un gouvernement dit de techniciens pour faire face à la crise budgétaire, financière et économique sans précédent que traverse le pays. 2013 Des élections législatives et présidentielle sont prévues au printemps. nombreux groupes armés – on recensera jusqu’à 650 sigles de « combattants » – prennent pour cible juges, policiers, fonctionnaires, universitaires, cadres d’entreprise, syndicalistes, commerçants et responsables politiques. La crise ouverte par l’escalade terroriste atteint son apogée lors de l’enlèvement de l’ancien président du Conseil Aldo Moro, le 16 mars 1978. Pendant cinquante-cinq jours, jusqu’à ce que le corps du leader de la Démocratie chrétienne soit retrouvé à Rome, l’Italie vit au rythme des ultimatums et des communiqués des Brigades rouges. Face aux ravisseurs, la classe politique se divise. Dans le camp de la négociation se retrouvent socialistes, radicaux et l’extrême gauche. Le « parti de la fermeté », majoritaire, rassemble la Démocratie chrétienne (et le président du Conseil Giulio Andreotti), le PCI d’Enrico Berlinguer, le mouvement syndical et le Vatican. Déstabilisée, la démocratie italienne sort finalement renforcée de l’épreuve des années de plomb. L’unité des partis politiques démocratiques et l’adoption de lois permettant la dissociation et le « repentir » des militants pratiquant la lutte armée ont permis de vaincre le terrorisme 6. La violence a été rejetée massivement par les Italiens qui approuvent, à deux reprises par référendum, en 1978 et en 1981, les mesures exceptionnelles de lutte contre le terrorisme. ●●● En 1992, sous le coup de scandales politico-financiers, le système de pouvoir mis en place dans l’après-guerre s’est effondré. Le renouvellement de la classe politique, l’apparition de nouveaux partis ont-ils répondu au désir de changement d’une partie de l’opinion ? L’État italien a-t-il guéri de ses maux structurels ? Autant de questions ouvertes. ■ 2015 L’Exposition universelle est prévue à Milan autour du thème « Nourrir la planète. Énergie pour la vie ». Questions internationales Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 6 Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Autrement, Paris, 2010. ´ POUR ALLER PLUS LOIN Mafia, collusions et clientélisme Depuis la création de l’État italien, le clientélisme – l’accord de privilèges et d’avantages dans le but de recueillir des votes – est une pratique politique récurrente et largement critiquée. Pour autant, il convient d’éviter d’en faire l’expression symbolique des pathologies politiques de l’Italie. D’autres phénomènes, comme les organisations criminelles, ont prospéré grâce à ces pratiques. Dans quelle mesure les pratiques clientélaires constituent-elles un terrain propice aux interactions entre la mafia et le monde politique et favorisent-elles la constitution de réseaux de collusions qui dégradent sensiblement la qualité et l’image de la vie politique du pays ? Une histoire d’intérêts et d’échanges de faveurs Dès la moitié du XIXe siècle, la mafia apparaît comme l’interlocuteur privilégié du pouvoir politique lorsqu’il se trouve en difficulté. Après les insurrections constitutionnelles de 1848, les camorristes (membres de la Camorra, la mafia napolitaine) sont utilisés comme espions par les Bourbons pour surveiller les détenus politiques incarcérés. Ces contacts avec l’élite intellectuelle opposée au régime rapprochent les camorristes de l’opposition. Cette proximité avec les libéraux leur permet de consolider leur assise sociale à Naples de telle sorte que le préfet Liborio Romano les enrôle dans la garde municipale pour calmer les révoltes populaires de 1860. La Camorra devient ainsi le garant de l’ordre public pendant un an, jusqu’à la dure répression conduite par le ministre de l’Intérieur Silvio Spaventa, en 1861. Le même scénario se reproduit un siècle plus tard, en 1981, lors de l’enlèvement du gouverneur démocrate-chrétien de la Campanie, Ciro Cirillo, par les Brigades rouges. Le pouvoir politique s’appuie alors sur certains parrains de la Camorra pour négocier avec les terroristes la libération de l’otage. Par la suite, comme en contrepartie, l’État se montre peu regardant sur l’attribution des marchés de reconstruction après le tremblement de terre de 1980. Les premières traces d’échanges de faveurs entre Cosa Nostra (la mafia sicilienne) et le monde politique remontent, elles aussi, au XIXe siècle et l’élargissement du système et de la base électorale en 1882, puis en 1912, ne fait que renforcer son rôle de grand électeur. En 1900, le policier et sociologue Antonino Cutrera estime que « les mafieux de Palerme [...] constituent la fraction la plus importante des agents électoraux. L’issue d’une élection est souvent entre leurs mains et, pour cela, c’est à eux que l’on recommande les candidats, quelle qu’en soit la couleur politique, en mettant son portefeuille à disposition ». La mafia profite des faiblesses de la démocratie parlementaire pour consolider son assise grâce aux relations de clientèle et instaure une certaine proximité avec le pouvoir politique. Après la Seconde Guerre mondiale, la classe dirigeante se sert même de la mafia comme arme politique. Alors que des révoltes paysannes secouent la Sicile, l’élite démocratechrétienne utilise la violence mafieuse contre la population pour endiguer la progression du communisme (assassinats de syndicalistes et massacre de Portella della Ginestra en 1947), plaçant ainsi Cosa Nostra en position de force pour imposer son influence au pouvoir local, puis national. L’infiltration mafieuse dans l’économie légale Les collusions entre mafia et politique viennent donc de la porosité qui s’installe entre les mafieux et l’administration locale. La situation palermitaine des années 1960 est l’expression la plus significative de ce système clientélaire. Cette période, rebaptisée le « Sac de Palerme », voit l’administration démocratechrétienne encourager la destruction des villas du centre historique de la ville pour y construire de grands immeubles. Dans cette opération de spéculation immobilière, l’administration locale facilite le blanchiment de l’argent du trafic de drogue grâce à des appels d’offres truqués. Symbole de cette démesure, Vito Ciancimino, assesseur aux travaux publics entre 1959 et 1964, signe plus de 2 000 permis de construire en une nuit. La conséquence majeure de cette époque est l’infiltration mafieuse des procédures d’adjudication des marchés publics et donc de l’économie légale sicilienne. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 21 DOSSIER L’Italie : un destin européen La Camorra et la ‘Ndrangheta (la mafia calabraise) ont adopté les mêmes techniques pour s’insérer dans le tissu économique : l’utilisation de prête-noms pour camoufler les entreprises mafieuses, le racket systématique des entreprises gagnant les appels d’offres et l’obligation qui leur est faite d’embaucher des sous-traitants mafieux sous peine de représailles. Le chantier de l’autoroute Salerno-Reggio Calabria est à cet égard exemplaire : non seulement les familles mafieuses rackettent les entreprises qui travaillent sur leur territoire, mais elles leur fournissent également du matériel de piètre qualité, si bien qu’en quinze ans les coûts de la rénovation ont été multipliés par dix et les travaux ne sont toujours pas terminés. Grâce à sa pénétration des mécanismes d’adjudication des marchés publics, la ‘Ndrangheta s’est implantée dans le nord de l’Italie, en particulier en Lombardie et en Ligurie. Pour lutter contre la corruption des administrations publiques, le législateur a adopté, en 1991, une loi permettant la dissolution des conseils municipaux pour infiltration mafieuse. Elle a, depuis lors, permis d’en dissoudre plus de deux cents. La localisation des mafias Criminalité originaire de l’ancien bloc communiste Trieste Lombardie Turin Savone 22 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Florence Toscane Criminalité albanaise Criminalité nigériane Latium Rome Corse (Fr.) Molise Pouilles Bari Campanie Brindisi Aversa Naples Basilicate Tarente Sardaigne Calabre Cagliari Criminalité chinoise Palerme Gioia Tauro Messine Reggio de Calabre Foyers d’implantation historique Sicile de la criminalité mafieuse Catane Sacra Tunis Corona Unita Cosa Nostra Pantelleria (It.) Camorra TUNISIE ‘Ndrangheta ALG. La Valette Lampedusa (It.) MALTE de la criminalité 100 km 0 Processus de diffusion spatiale Chassé-croisé de la criminalité mafieuse organisée d’origine étrangère Par effet de contiguïté avec les foyers d’implantation historique À partir des foyers de relégation Principaux groupes criminels organisés Implantation partielle, sous le contrôle des organisations historiques Criminalité concentrée dans les métropoles provinciales Confiscations des biens des mafias Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 C’est dans un contexte très particulier que la magistrature s’attaque de front aux collusions politicomafieuses : l’opération Mains propres est lancée en 1992 par le parquet de Milan. Elle révèle un système de corruption généralisé pour financer les partis politiques. Cette même année, les juges ÉmilieRomagne San Remo La révélation des collusions Les collusions entre mafia et personnel politique sont un sujet sensible. Il faut attendre les années 1980 pour que la Commission parlementaire antimafia reconnaisse l’existence d’une « zone grise » où se mêlent intérêts politiques, économiques et criminels. Afin de mettre au jour ces réseaux, les mafieux repentis représentent un instrument indispensable pour le parquet italien. Pasquale Galasso, camorriste repenti, révèle ainsi dans les années 1990 la structure pyramidale du rapport associant mafia et politique : la base est constituée par les réseaux sociaux que tisse localement la Camorra, puis on trouve les « élus et administrateurs locaux » liés au clan et au parti, et, au sommet, le parlementaire démocrate-chrétien Antonio Gava et le chef de clan Carmine Alfieri sont à la manœuvre. Les entrepreneurs s’insèrent également dans cette mécanique. Ils paient pour entrer dans le système des appels d’offres, et cet argent est utilisé pour financer le parti et la Camorra. Venise Milan Gênes Grâce à la loi Rognoni-La Torre promulguée en l’auteur 1982 d’après suite aux assassinats de Pio La Torre (secrétaire régional du PCI) et du préfet Dalla Chiesa, il est possible de confisquer les biens acquis avec l'argent provenant des activités illicites. Le nombre de biens (immobiliers ou fonciers) et d'entreprises confisqués donne une idée de la présence mafieuse sur le territoire national. Confiscations de biens immobiliers et d’entreprises (situation sept. 2012) 3 600 630 135 25 1 0 Source : Agenzia del Demanio, www.benisequestraticonfiscati.it Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ainsi que leurs escortes sont assassinés par la mafia. Frappée en plein cœur mais forte de l’expérience milanaise, la magistrature décide de s’en prendre au système politico-mafieux. En 1993, Giulio Andreotti, parlementaire démocrate-chrétien, sept fois président du Conseil et plus de trente fois ministre ou secrétaire d’État, est mis en examen. Ses rapports avec le parlementaire et référent politique de Cosa Nostra, Salvo Lima, avec plusieurs chefs mafieux, tels Stefano Bontate ou Totò Riina, et avec un banquier en lien avec la mafia, Michele Sindona, sans être démentis, ne peuvent toutefois être clairement établis. En 2003, Giulio Andreotti est condamné pour ses rapports avec la mafia jusqu’en 1980, mais les faits sont immédiatement prescrits. Lors de son second procès, au cours duquel il est accusé d’avoir commandité le meurtre d’un journaliste, il est condamné en appel à vingt-quatre ans de prison, mais la condamnation est ensuite annulée. Cette affaire illustre les collusions entre mafia et politique, et pose ainsi le problème de la capacité de l’État et de la classe politique non seulement à changer leurs pratiques, mais surtout à dénoncer et à condamner leurs propres déviances – étape indispensable pour retrouver la confiance des électeurs. La condamnation définitive de Salvatore Cuffaro – président de la région Sicile – à sept ans de réclusion pour ses rapports avec une famille mafieuse de Brancaccio démontre que l’État peut réussir à punir les pratiques déviantes qui causent du tort à la vie politique. Toutefois, les preuves étant difficiles à réunir dans ce genre d’affaires, les condamnations restent rares. Charlotte Moge * * Agrégée d’italien, elle enseigne à l’université Pierre-MendèsFrance de Grenoble. Elle prépare une thèse en histoire sur la mémoire de la lutte contre la mafia. ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS INTERNATIONALES 2012 VOLUME XIII Les relations internationales dans toutes leurs dimensions : politiques, stratégiques, économiques, culturelles, technologiques… En vente dans votre librairie et sur www.ladocumentationfrancaise.fr Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 23 DOSSIER L’Italie : un destin européen « Crise permanente » ? La difficile institutionnalisation de la « IIe République » Hervé Rayner * * Hervé Rayner est docteur en science politique, membre de l’Institut des sciences sociales du Entre 1992 et 1994, le système politique italien en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s’est effondré cours à l’institut d’études politiques et internationales, université de Lausanne. sous le coup des scandales politico-financiers révélés par l’opération Mani pulite (Mains propres). Vingtt ans plus tard, l’Italie est confrontée à de nouveaux soubresauts Vi politiques en même temps qu’elle traverse une grave crise socioéconomique qui semblent rendre bien lointaine la perspective de toute institutionnalisation d’une « IIe République ». politique (ISP, CNRS) et chargé de L’oxymore « crise politique permanente » est de longue date un lieu commun en Italie. Dans les années 1970-1980, des politologues y recouraient quand bien même les rapports de force partisans et la composition des coalitions gouvernementales restaient quasi inchangés. Les crises politiques dont il était régulièrement question dans les palais romains et la presse renvoyaient alors à des luttes intestines, à savoir principalement la distribution des sièges ministériels entre les cinq partis de gouvernement : la Démocratie chrétienne, le Parti socialiste italien, le Parti libéral italien, le Parti républicain italien et le Parti social-démocrate italien. Particulièrement intense entre les courants du parti dominant, la Démocratie chrétienne, cette compétition demeurait interne aux cercles dirigeants de partis qui avaient en commun de s’opposer à une entrée du Parti communiste italien au gouvernement, une conventio ad excludendum grandement liée à la guerre froide. Ce 24 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 système apparemment bloqué n’a pas empêché les mutations socio-économiques qui ont hissé l’Italie du milieu des années 1980 au rang de cinquième puissance économique mondiale. Cette configuration a perduré jusqu’à ce que l’opération Mains propres bouleverse en 1992 l’ordre politique institutionnalisé depuis 1947. En l’espace de deux ans, des scandales en série (Tangentopoli) autour des tangenti (potsde-vin) délégitiment les principaux leaders politiques, le socialiste Bettino Craxi et le démocrate-chrétien Giulio Andreotti en tête, et débouchent sur la mise en examen de milliers d’élus et de dirigeants d’entreprise. Phénomène unique en régime démocratique, tous les partis de gouvernement s’effondrent simultanément 1. Des occasions s’offrent alors aux partis jusquelà condamnés à l’opposition et aux nouveaux prétendants. 1 Hervé Rayner, Les Scandales politiques. L’opération « Mains propres » en Italie, Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2005. L’ h o m m e d ’ a ffa i r e s Silvio Berlusconi arrive au pouvoir en mai 1994 à la tête d’un gouvernement composé de ministres issus de Forza Italia – parti officialisé quelques semaines plus tôt –, du Movimento Sociale Italiano-Alleanza Nazionale et de la Ligue du Nord. Cet événement est vécu comme le début d’une nouvelle ère politique, la « IIe République » 2, caractérisée par un mode de scrutin de type majoritaire et une refonte presque complète de l’offre partisane et du personnel politique. Vingt ans jour pour jour après l’attentat qui coûta la vie au juge antimafia Giovanni Falcone, le président italien Giorgio Napolitano se recueille devant les restes de sa voiture pulvérisée par une bombe sur une route près de Palerme. © AFP / Marcello Paternostro Près de vingt ans après ce « big bang », la plupart des partis sont en crise, les scandales de corruption se succèdent, un mouvement protestataire réalise une surprenante percée électorale, un gouvernement de « techniciens » tente de juguler une grave crise socio-économique et beaucoup en appellent à une « IIIe République ». La recomposition de l’offre électorale Des partis éphémères La plupart des partis fondateurs de la IIe République ont changé de nom depuis, certains ont fusionné, d’autres ont disparu, les scissions ont été nombreuses. Cette refonte contraste avec la phase précédente (1946-1992) caractérisée par une très forte stabilité de l’offre partisane. 2 La formule « IIe République » s’impose alors dans les médias et le débat politique, mais la plupart des constitutionnalistes la récusent au motif que la réforme constitutionnelle se limite au changement de la loi électorale. Construit en 1993 dans le secret sous la forme d’un super-comité électoral, Forza Italia (« Allez l’Italie ») s’appuie sur les ressources (finances et savoir-faire publicitaire) du holding berlusconien, la Fininvest. Forte de 20 % des voix en moyenne (avec une pointe à 29 % en 2001), structurée en organisation partisane, avec des milliers d’élus locaux, Forza Italia n’en demeure pas moins le parti du presidente, celui dont Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 25 DOSSIER L’Italie : un destin européen ➜ FOCUS Les institutions de l’Italie La République italienne est un régime démocratique de type parlementaire issu des travaux de l’assemblée constituante de 1946-1947. Entrée en vigueur le 1er janvier 1948, la Constitution répartit le pouvoir exécutif entre le président de la République et le gouvernement. Élu pour un mandat de sept ans renouvelable par les grands électeurs (parlementaires et soixante élus de régions), le président de la République est le chef de l’État, il ratifie les traités et promulgue les lois. Il dispose du pouvoir de dissolution du Parlement. Il nomme le président du Conseil et les ministres sur proposition de ce dernier. Chef du gouvernement, le président du Conseil est responsable devant les deux chambres. Le pouvoir législatif repose sur un bicamérisme intégral entre la Chambre des députés (630 sièges) et le Sénat (315 sièges et 5 sénateurs à vie nommés par le président de la République). Députés et sénateurs sont élus au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans. Moyennant 500 000 signatures, les citoyens peuvent contraindre le pouvoir législatif à organiser un référendum. Les principales institutions du pouvoir judiciaire sont la Cour de cassation, le Conseil d’État (juridiction administrative), la Cour constitutionnelle, entrée en fonction en 1955, et le Conseil supérieur de la magistrature présidé par le chef de l’État. Après l’institution de cinq régions à statut spécial en 1948 et des régions à statut ordinaire en 1970, les pouvoirs des régions se sont accrus dans les années 1990 et 2000. l’hégémonie n’a jamais été mise en cause. Aussi la dissolution de Forza Italia en 2008 et sa fusion avec Alliance nationale au sein du Peuple de la liberté (Popolo della libertà) 3 renvoient-elles à une décision du chef. Issue en 1994 du Movimento Sociale Italiano (parti néofasciste), Alliance nationale s’est positionnée en formation de la droite conservatrice. Ce renoncement à la culture d’extrême droite a engendré la défection de l’aile 3 Plate-forme électorale entre Forza Italia et Alliance nationale mise sur pied en vue des législatives de 2008, le Peuple de la liberté devient un parti en mars 2009 lorsque les deux formations fusionnent, 70 % des délégués de la nouvelle entité provenant de Forza Italia et 30 % d’Alliance nationale. 26 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 droite sociale de Pino Rauti, qui a fondé en 1995 le parti de la Flamme tricolore. Alliance nationale recueille entre 12 et 15 % des voix et son leader Gianfranco Fini, ministre des Affaires étrangères et vice-président du Conseil, a prolongé cette mutation centriste, suivie en 2007 par une nouvelle scission, celle de La Destra menée par Francesco Storace. La fusion d’Alliance nationale au sein du Peuple de la liberté n’est pas allée sans difficultés et, dès 2010, la détérioration des rapports entre G. Fini et S. Berlusconi a convaincu une trentaine de députés et sénateurs proches de G. Fini de quitter le Peuple de la liberté pour fonder leur propre groupe parlementaire Futuro e Libertà per l’Italia. Née en 1991 du regroupement de ligues régionales, la Ligue du Nord accède au gouvernement dès 1994, six mois avant de contribuer à la démission du premier gouvernement Berlusconi. Dès lors, le parti, qui oscille entre 4 % et 10 % des voix (jusqu’à 30 % dans le Nord), alterne entre les phases d’opposition (1996-2001, 2006-2008), qui voient les dirigeants radicaliser leur discours séparatiste et proclamer « l’indépendance de la Padanie », et la participation aux gouvernements Berlusconi. Ces variations dépendent grandement des rapports entre le tribun Umberto Bossi et Silvio Berlusconi, qui se sont apaisés après que ce dernier fut venu au secours des déboires financiers du parti en 1998. Bien que diminué depuis 2004 par les séquelles d’un accident cardio-vasculaire, Umberto Bossi en est resté le leader jusqu’en 2012, quand son rival Roberto Maroni a profité d’un scandale touchant l’entourage du Senatùr pour s’emparer du leadership. Si les héritiers de la Démocratie chrétienne n’ont eu de cesse de construire des formations concurrentes, le projet de réunification n’a pas complètement disparu. En 1994, ils se divisent en plusieurs partis, certains se rapprochant du centre-droit, les autres du centre-gauche. En décembre 2002, la fusion de trois de ces petits partis a donné naissance à l’Union des démocrates chrétiens et des démocrates du Centre (UDC) dont le poids politique est allé croissant au sein de la majorité de centre-droit même si son score plafonne autour de 7 %. En 2008, son leader Pierferdinando Casini a refusé de rejoindre le Peuple de la liberté, une stratégie encouragée par la réintroduction d’un mode de scrutin de type proportionnel. Les tribulations des héritiers du Parti communiste italien s’avèrent également compliquées, depuis la scission en 1991 des deux mouvements : le Parti démocrate de la gauche converti à la social-démocratie (20 % des voix) et Refondation communiste (entre 5 et 8 %). En février 1998, le Parti démocrate de la gauche s’est mué en Démocrates de gauche et, en octobre, son leader Massimo D’Alema a accédé à la présidence du Conseil, une première pour un ex-communiste. En 2007, les Démocrates de gauche ont rejoint les catholiques de La Margherita pour fonder le Partito Democratico, principal parti de centre-gauche, tandis que les formations situées plus à gauche (Refondation communiste et le Parti des communistes italiens) et les écologistes ne sont plus représentés au Parlement après les élections de 2008. L’Italie des Valeurs, parti de centre-gauche fondé en 1998 par l’ancien magistrat du pôle judiciaire Mains propres Antonio Di Pietro, s’est fait le promoteur de la « question morale » (4,4 % des voix en 2008) mais, à la suite de scandales, il a traversé une crise en 2012. La principale nouveauté de la XVIe législature (2008-2013) réside dans le succès des listes Movimento 5 stelle (Mouvement 5 étoiles, M5S) lors d’élections locales partielles en 2011 © AFP / Fabio Muzzi / 2009 Face aux révélations des multiples compromissions de la classe politique italienne, la population est tiraillée entre sarcasmes et désillusion. Symbole de tous les excès de la Première République mise à bas par l’opération Mani pulite, l’ancien président du Conseil Giulio Andreotti est ici brocardé lors du carnaval de Viareggio en Toscane. et 2012. Dirigé par l’humoriste Beppe Grillo, qui a fait de la critique tous azimuts de la « vieille politique », de la célébration des vertus participatives d’Internet et de l’écologie ses principaux chevaux de bataille, le mouvement a souvent dépassé les 10 % et ses candidats néophytes l’ont emporté dans plusieurs communes, dont Parme. Le mouvement se distingue aussi par son refus de conclure des alliances électorales et de s’aligner sur le clivage droite-gauche. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 27 DOSSIER L’Italie : un destin européen Bipolarisation et fragmentation de l’offre partisane Adopté le 4 août 1993 à la suite d’une vaste campagne référendaire et appliqué pour la première fois lors des élections législatives de 1994, le mode de scrutin de type majoritaire 4 a convaincu les états-majors politiques de former des coalitions préélectorales. L’agrégation de partis aux parcours, aux identités et aux programmes pour le moins hétérogènes n’est pas allée sans tensions, mais ces cartels litigieux ont contribué à la transformation d’un jeu politique qui ne connaissait que les coalitions gouvernementales post-électorales. Persistance de trois pôles Le scrutin de 1994 a vu l’offre s’articuler autour de trois pôles : un pôle de droite (le Pôle des libertés et du bon gouvernement) à géographie variable formé par Forza Italia, l’Alliance nationale (au centre et au sud du pays), la Ligue du Nord (au Nord) et le Centre chrétiendémocrate ; un pôle de gauche (Alliance des progressistes) dominé par les ex-communistes du Parti démocrate de la gauche et un pôle centriste (le Pacte pour l’Italie) majoritairement composé d’anciens démocrates-chrétiens. La rapide marginalisation de ce dernier a été à la fois une cause et un effet de la polarisation de la confrontation politique autour d’un axe droite-gauche. Depuis, l’alternance entre une coalition de centre-droit et une coalition de centre-gauche s’est vérifiée en 1996, 2001, 2006 et 2008, avec un renversement des rapports de force électoraux en cours de législature lors des consultations locales, évolution qui se confirme lors des législatives et empêche la reconduction de la majorité sortante. La pérennisation de cette alternance a rapproché l’Italie de la plupart des démocraties occidentales et constitue la plus grande innovation de la IIe République. Si les noms de ces deux grandes coalitions ont changé – le Pôle des libertés et du bon gouvernement devient la Maison des libertés, les Progressistes cèdent la place à L’Olivier puis à l’Union –, cette logique bipolaire s’est renforcée avec le ralliement de la Ligue du Nord au centredroit et a culminé durant la longue et virulente campagne électorale de 2001 entre deux blocs antagonistes qui ont presque monopolisé l’offre partisane et les suffrages avec 89 % des voix. Cette polarisation a décliné à partir de 2006 et l’adoption d’un mode de scrutin de type proportionnel avec prime de majorité qui a incité une partie des héritiers de la Démocratie chrétienne et du Movimento Sociale Italiano à sortir de la coalition berlusconienne et à revendiquer un espace autonome, au centre du jeu politique, le Troisième pôle (Terzo Polo). Lors des élections locales de 2011, ce dernier contestant le bipolarisme et regroupant l’Union du centre, les finiens de Futuro e Libertà per l’Italia et l’Alleanza per l’Italia de l’ancien maire de Rome Francesco Rutelli, n’a pas obtenu de bons résultats, les rares victoires étant limitées au sud du pays. Mais ses protagonistes, qui se sont alliés avec le PDG de Ferrari, Luca Cordero di Montezemolo et en appellent à une IIIe République, pensent pouvoir faire pencher la balance lors des législatives prévues début 2013. Limites de la dynamique bipolaire Contrairement à ce qu’imaginaient la plupart des analystes au début des années 2000, la bipolarisation n’a donc pas abouti au bipartisme, les deux coalitions ne parvenant pas à absorber leurs éléments et laissant même la place à un troisième pôle. En outre, le nombre de partis représentés au Parlement a augmenté (une vingtaine), une situation amplifiée par le remboursement public très généreux des dépenses électorales 5. Cette manne providentielle (500 millions d’euros par an en moyenne) encourage la création de petites formations qui se font et se défont rapidement. Ces partitini fondés par quelques parlementaires, et dont plusieurs sont 5 4 Il prévoit des élections législatives à un tour, avec 75 % des sièges attribués au scrutin majoritaire (circonscriptions uninominales), les 25 % restants à la proportionnelle dans un scrutin de liste avec un pourcentage minimum à atteindre de 4 %. 28 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 206 millions d’euros en 2008 pour Peuple de la liberté dont les dépenses se montaient à 68 millions, 180 millions pour le Partito Democratico pour 18 millions de dépenses. Voir Cristiano Lucchi et Gianni Sinni, Autopsia della politica italiana, Nuovi Mondi, Modène, 2011. financés par S. Berlusconi, brouillent la clarté des débats. À cet t e prol i férat ion de partis, il convient d’ajouter la multiplication des listes civiques lors des élections locales (régionales, provinciales et municipales). Le jeu politique voit donc coexister une dynamique bipolaire, en déclin depuis 2006, et une tendance persistante à la fragmentation et à la mobilité de l’offre partisane. Né en 2009, le Mouvement 5 étoiles (M5S) est un rassemblement de type libertarien, promouvant l’e-democracy et la démocratie participative, qui a créé la surprise lors de plusieurs scrutins locaux récents. Ici, son fondateur et leader, l’humoriste Beppe Grillo, en meeting à Palerme. Un mode de domination de type charismatique ? Pour nombre d’observateurs, la personnalisation de la compétition politique constitue l’une des grandes innovations de la IIe République. Très vite, l’emprise berlusconienne a laissé croire qu’un mode de domination de type charismatique, que les constituants de 1947 avaient voulu éviter en empêchant toute concentration du pouvoir, revenait un demi-siècle après Mussolini. S’inspirant du « décisionnisme » défendu dans les années 1980 par son mentor B. Craxi (PSI), S. Berlusconi conçoit en effet son parti comme son patrimoine, centre ses campagnes et l’action gouvernementale sur sa personne, occupant de la sorte une position focale. Depuis 1994, la polarisation droite-gauche se résume souvent à un clivage entre pro et anti-Berlusconi. La très grande disparité de ressources (financières, médiatiques) entre le magnat et ses concurrents a changé la donne, consolidant la croyance en l’importance © Andrea Porcarelli L’apparente personnalisation de la compétition décisive de l’argent et des médias dans l’affrontement politique. À cette marchandisation de la compétition électorale a correspondu une ploutocratisation de la vie politique, le nombre de détenteurs de grosses fortunes ayant beaucoup augmenté au Parlement et au gouvernement, où les dirigeants d’entreprise ont fait une percée remarquée, tandis que de riches entrepreneurs accédaient à la Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 29 DOSSIER L’Italie : un destin européen tête d’exécutifs locaux. Il en a également résulté une forte homogénéisation de l’offre politique que n’a pas entravée la féminisation du personnel (21 % des députés en 2008). Centralité du président du Conseil Ce changement de type de leadership n’a pas signifié la fin du régime parlementaire, mais le président du Conseil y occupe une position beaucoup plus centrale, en termes d’autorité sur ses ministres, d’impulsion des politiques publiques et de visibilité médiatique. Les campagnes des élections législatives s’organisent autour des prétendants à la présidence du Conseil, puis le gouvernement se présente en gouvernement de législature censé appliquer un programme présenté comme un contrat passé avec les électeurs. Son chef fait figure de leader national, il se veut plus « Premier ministre » que « président du Conseil ». Si le pouvoir exécutif semble avoir pris le dessus sur le Parlement et sur les partis, comme paraissent l’indiquer la longévité inédite des équipes gouvernementales 6 et l’usage croissant des décrets, cet ascendant dépend étroitement des rapports de force politiques et des ressources du titulaire du poste. Jusqu’en 1992, la stabilité des résultats électoraux et la restriction de l’aire gouvernementale à cinq partis faisaient que la composition et le sort du gouvernement, lequel durait moins d’un an en moyenne, dépendaient assez peu des élections. Par la suite, l’élection importe beaucoup plus dans la désignation des gouvernants, le nom du candidat à la présidence d’un pouvoir exécutif figure sur le bulletin de vote et fait donc l’objet de tractations préélectorales entre les partis. Cette personnalisation est un processus collectif auquel contribuent aussi les instituts de sondage et les médias en général, qui y ont gagné en influence. Elle se vérifie aussi au niveau local avec l’adoption dès 1993 d’un mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour les élections municipales, puis l’élection directe des présidents des provinces et des régions. 6 1 412 jours (près de quatre ans) pour le 2 e gouvernement Berlusconi (2001-2005), ce qui en fait le plus long de l’histoire de l’Italie républicaine, 1 287 jours pour le 4e gouvernement Berlusconi (2008-2011), deuxième plus long, et 1 093 jours pour le 1er gouvernement Prodi (1996-1998), le quatrième plus long. 30 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Un autre indice de cette personnalisation tient dans les écarts parfois très marqués entre le score des candidats et celui de leur parti. En mai 2012, Flavio Tosi, le maire léguiste de Vérone, est réélu dès le premier tour avec 57 % des voix alors que la Ligue du Nord doit se contenter de 10 %. À Palerme, Leoluca Orlando accède pour la quatrième fois au poste de maire avec 72 % des voix au second tour alors que le score de son parti, l’Italie des Valeurs, n’excède pas les 5 % au niveau national. Le règne des primaires À la fois produit et vecteur de cette personnalisation, les primaires se sont généralisées au centre-gauche depuis 2004, tant pour les élections locales et législatives que pour le poste de secrétaire national du Partito Democratico. Ce nouveau mode de désignation des candidats constitue à la fois un moyen de distinction dans un contexte de rapprochement des programmes électoraux, une profession de foi participative et un moyen de mobiliser les troupes et d’intéresser les médias avant la campagne. Ces primaires, qui en 2005 ont promu Romano Prodi candidat de l’Union à la présidence du Conseil après la participation de 4,3 millions de sympathisants, peuvent toutefois réserver des surprises, puisque plusieurs consultations ont montré que le candidat à l’investiture soutenu par la majorité des dirigeants du parti pouvait être battu. Les primaires au sein du centre-gauche en vue des élections législatives de 2013 ont vu la victoire au second tour du secrétaire du Partito Democratico Pier Luigi Bersani (60 % des 2,8 millions de suffrages) qui l’a emporté sur le jeune maire de Florence Matteo Renzi. Le Peuple de la liberté devait pour la première fois organiser des primaires, mais celles-ci ont été annulées après que S. Berlusconi eut annoncé en décembre 2012 son intention de briguer la présidence du Conseil pour la sixième fois consécutive. Dans ce mouvement de personnalisation et de bipolarisation, en partie assimilable à une américanisation – « gouverneur », « bi-partisan », « authority », « election day », nombre de nouveaux totems proviennent d’outreAtlantique –, les législatives prennent la forme de duels (Berlusconi/Prodi en 1996 et 2006, Berlusconi/Rutelli en 2001, Berlusconi/Veltroni en 2008). Le centre-droit se révèle à ce point dépendant de son leader qu’une fragilisation de ce dernier le désorganise complètement et qu’un recours aux « techniciens » s’impose comme une solution, notamment parce qu’il bénéficie du soutien du président de la République. Gouvernements techniciens et vacance du leadership En 1993, la chute du gouvernement de Giuliano Amato, décimé par la mise en examen de sept ministres, intervient dans un contexte de crise politique et économique. Face à des partis délégitimés par les scandales en série, le président de la République, Oscar Luigi Scalfaro, parvient à piloter en un temps record la formation d’un gouvernement de techniciens présidé par le gouverneur de la Banque centrale Carlo Azeglio Ciampi. Le « gouvernement des professeurs » ne compte alors aucun parlementaire. Cette situation se reproduit début 1995 après la chute du premier gouvernement Berlusconi : Lamberto Dini, qui vient également de la Banque d’Italie, dirige un autre gouvernement de techniciens. Après deux législatures allant à leur terme, l’une dominée par le centregauche (1996-2001), l’autre par le centre-droit (2001-2006), la plupart des acteurs tablaient sur une consolidation de la IIe République, estimant que le recours aux techniciens appartenait désormais au passé. En 2011, la crise économique et financière aggrave l’affaiblissement de S. Berlusconi à la tête de son 4 e gouvernement 7. Poussé à la démission, il cède la place à Mario Monti, ancien recteur de l’université privée milanaise Bocconi, nommé président du Conseil à l’issue d’une courte phase de consultations menée par le président Giorgio Napolitano. Ancien commissaire européen au Marché intérieur puis à la Concurrence, membre de plusieurs réseaux de pouvoir (Bilderberg, Trilatérale, cercle Bruegel), consultant de Goldman Sachs et de Moody’s, Monti passe pour un agent des « pouvoirs forts » 8. L’incertitude institutionnelle Une stabilisation précaire Depuis 1994, deux législatures sur cinq sont allées à leur terme, la stabilisation du jeu politique s’avère donc relative. Le gouvernement reste un gouvernement de coalition à la merci des ruptures d’alliance entre partenaires, ce que rappellent les chutes du premier et du quatrième gouvernement Berlusconi et des deux gouvernements Prodi. Conflits d’intérêts L’ampleur des ressources économiques et politiques à la disposition de S. Berlusconi a longtemps cimenté la coalition de centre-droit. Cette encombrante présence a aussi puissamment alimenté une certaine radicalisation de la confrontation politique 9, la plupart des polémiques portant sur des enjeux directement liés aux intérêts du Cavaliere, de la « question judiciaire » à la quarantaine de lois sur mesure (dites ad personam), allant de la dépénalisation de la falsification de bilan à la loi sur le secteur audiovisuel. Depuis 1994, le système politico-institutionnel s’avère lourdement influencé par ce conflit d’intérêts, d’autant que le principal intéressé est fréquemment sorti de son rôle institutionnel, n’hésitant pas à se lancer dans des diatribes contre l’opposition et la magistrature. Les présidents de la République successifs, le démocrate-chrétien Oscar Luigi Scalfaro (1992-1999), le « technicien » Carlo Azeglio Ciampi (1999-2006) et l’ex-communiste Giorgio Napolitano (2006-2013) ont tenté de gérer ces tensions en usant de leurs prérogatives, du pouvoir de dissolution du Parlement à celui de nomination du président du Conseil, et autres marges de manœuvre. 8 7 Hervé Rayner, « Les élections locales partielles de mai 2011 en Italie et l’affaiblissement du leadership berlusconien », Pôle Sud, n° 35, décembre 2011, p. 145-155. Claudio Bernieri, Il sacro Monti, il bocconiano in loden al commando, Mind Edizioni, Milan, 2012. 9 À ne pas surinterpréter toutefois, puisque nombre de lois sont votées par une majorité « bipartisane ». Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 31 DOSSIER L’Italie : un destin européen Décevant les attentes qui prévalaient dans les années 1990, la IIe République n’a pas débouché sur la refonte des institutions tant de fois annoncée. Le débat entre partisans et adversaires d’un système semi-présidentiel à la française a tourné court, comme en témoigne l’échec de la commission parlementaire pour les réformes constitutionnelles (dite bicamérale) en 1997-1998, paralysée par des vetos et des volte-face frôlant le sabotage. La faible institutionnalisation de la IIe République, un régime dont le texte de référence reste la Constitution de 1947, relève ainsi en partie de l’inconsistance des options stratégiques proposées par les principaux protagonistes. Démobilisation partisane Si ce n’est la multiplication des autorités – de l’Autorité pour la protection des données personnelles à l’Autorité garante pour le contribuable vis-à-vis du fisc et de la bureaucratie – dont les règles sont continûment redéfinies, les réformes institutionnelles ont donc été limitées. Les mobilisations externes au secteur politique, si puissantes durant la crise de la Première République, ont en outre beaucoup perdu en puissance. Entre 1997 et 2009, aucun des 24 référendums n’a atteint le quorum nécessaire, un taux de participation supérieur à 50 %. Dans ce contexte de démobilisation, le jeu politique a regagné en autonomie. Le financement public des partis, qui en 1993 avait été abrogé par référendum (par 95 % des voix), a très vite été réintroduit sous l’appellation de « remboursement des dépenses électorales ». L’activité politique est redevenue une affaire circonscrite au Palazzo et à son extension télévisuelle tandis que les partis, dont les effectifs militants ont beaucoup diminué, sont nettement moins ramifiés dans la société que dans les années 1960-1970. Rarement le jeu parlementaire n’avait autant pris l’allure d’une foire aux intérêts, des intérêts de moins en moins collectifs. Signe d’une discipline partisane réduite, nombre de parlementaires changent de groupe en cours de législature (13 % des députés en mars 2011, après moins de trois ans de mandat), un phénomène qui concourt à la faible lisibi32 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 lité du jeu politique. Dans les conversations courantes, la classe politique, la plus nombreuse et la mieux rémunérée en Europe, est devenue « la caste » 10 et cette forme de dénonciation, tantôt résignée tantôt combative, a regagné en intensité avec la crise économique et la multiplication des scandales. Des scandales en série Après la phase convulsive des premières années de l’opération Mains propres, les scandales ont eu tendance à retomber, les magistrats instructeurs de Milan ont perdu une bonne part de leurs soutiens. Le nombre de plaintes concernant la corruption a nettement diminué tout comme le nombre de condamnations, passé de 1 700 en 1996 à 223 en 2010. Les acteurs se sont pliés à ce qu’ils voyaient comme un climat moins favorable à la poursuite de ces délits : les pratiques à la base de la corruption et du clientélisme sont redevenues peu risquées 11. Ce contexte a cependant évolué à partir de 2010 : le président du Conseil Berlusconi est alors confronté à de nombreuses révélations à l’origine de scandales sexuels, mais aussi à des affaires de fraude fiscale et de chantage. Parallèlement, des collaborateurs de justice (des « repentis ») désignent Silvio Berlusconi et son principal collaborateur Marcello Dell’Utri comme les commanditaires de la campagne d’attentats meurtriers de 1992-1993 perpétrée par Cosa Nostra. Les affaires de détournement de fonds publics se multiplient, touchant tour à tour le deuxième groupe industriel du pays (Finmeccanica), le conseil régional de Lombardie et celui du Latium (majorité de centre-droit), la Ligue du Nord et l’Italie des Valeurs, les secteurs bancaire et sanitaire (succession de banqueroutes frauduleuses), etc. 10 La Caste est le titre d’un ouvrage sur les privilèges des politiques, signé par deux journalistes et vendu en 2007 à plus d’un million d’exemplaires. Sergio Rizzo, Gian Antonio Strella, La Casta. Cosí i politici italiani sono diventati intoccabili [La Caste. Comment les politiciens italiens sont devenus intouchables], Rizzoli, Milan, 2007. 11 Hervé Rayner, « Clientélisme et corruption », in Marc Lazar (dir.), L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Fayard-CERI, Paris, 2009, p. 93-104. Ces révélations sont cette fois relayées par d’importantes mobilisations – retour de vastes manifestations féministes, protestations du mouvement Viola, campagne référendaire victorieuse, montée en puissance du M5S – et ces scandales affectent les calendriers institutionnels – élections anticipées suite aux démissions d’exécutifs municipaux, provinciaux et régionaux – et les rapports de force électoraux 12. C’est dans ce climat que le président Napolitano a chargé Mario Monti de mettre en place un gouvernement d’urgence, composé de « techniciens » censés être à l’abri des poursuites judiciaires et parer à la crise économique. ●●● Italie : quelques indicateurs statistiques Superficie : 301 336 km2 Population : 60,6 millions d’habitants (2012) Densité : 201 habitants/km2 (2012) Taux d’accroissement naturel : - 0,6 ‰ (estimations 2011) Taux de natalité : 9,1 ‰ (estimations 2011) Taux de mortalité : 9,7 ‰ (estimations 2011) Taux de mortalité infantile : 3,2 ‰ (estimations 2011)* Espérance de vie à la naissance (estimations 2011) : – hommes : 79,4 ans – femmes : 84,5 ans Indice de vieillesse : 144,5 (estimations 2011) Alors que nombre d’observateurs estimaient que la fin de la guerre froide et l’intégration européenne allaient « normaliser le système », la IIe République a déçu. La phase d’incertitude qui s’est ouverte depuis l’affaiblissement de S. Berlusconi en 2011 ressemble à celle qui prévalait en 1993 : scandales en série et perte de crédit des principales forces politiques, pression des milieux financiers internationaux, crise économique. Le jeu politique, aux règles floues et mouvantes, est en voie de déstructuration. La confusion est telle que les acteurs peinent à savoir qui domine ou à identifier leurs propres intérêts : qu’il s’agisse du maintien du gouvernement Monti, du calendrier électoral – les législatives puis la présidentielle sont prévues au printemps 2013 –, de la réforme du mode de scrutin, de l’offre électorale et même de l’organisation territoriale du pays. Ainsi, le décret prévoyant la diminution de moitié du nombre de provinces – de 110 à 51 – pourrait ne pas survivre à la démission du gouvernement Monti annoncée le 8 décembre 2012 après le retrait du soutien du Peuple de la liberté au Parlement. Ce revirement, lié à la candidature de Silvio Berlusconi à un nouveau mandat de président du Conseil, modifie le calendrier, avec des élections législatives anticipées en février 2013. 12 Hervé Rayner, « Les élections municipales de mai 2012 en Italie : une phase de désobjectivation du jeu politique ? », Pôle Sud, n° 37, 2012, p. 167-172. PIB total : 1 579 milliards d’euros (2011) PIB par habitant : 26 002 euros (2011) Taux de chômage : 10,7 % (2012) Taux d’inflation : 2,7 % (2011) Coefficient de Gini : 31,2 (2010) Indice de développement humain : 0,874 (24e rang sur 187 pays, 2011)** Sources : Istat sauf *Eurostat et **PNUD. La campagne électorale a dès lors commencé, mais ses acteurs doutent de la stratégie à suivre. Fin octobre 2012, les résultats de l’élection régionale en Sicile ont alerté des compétiteurs désorientés : le Mouvement 5 étoiles (M5S) est arrivé en tête et, pour la première fois dans un scrutin de cette importance, le taux d’abstention a dépassé les 50 %. La plupart des dirigeants politiques redoutent qu’aucune majorité ne se dégage des prochaines élections. Certains envisagent d’ores et déjà une coalition post-électorale prolongeant le mandat de M. Monti, un retour rapide aux urnes après un changement de loi électorale ou une nouvelle constituante, soit une phase d’incertitude qui autorisera de nouvelles stratégies et des coups inédits. Réactivant la croyance en « l’anomalie italienne », ces anticipations sanctionnent la faible institutionnalisation de la IIe République. ■ Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 33 DOSSIER L’Italie : un destin européen ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les relations franco-italiennes depuis le XIXe siècle Voisines, la France et l’Italie partagent de nombreuses similitudes culturelles, religieuses ou politiques. On pourrait donc imaginer que leurs relations aux XIXe et XXe siècles furent, sinon harmonieuses du moins marquées par une entente diplomatique et par une connaissance réciproque satisfaisante. Or, si des phases de rapprochement ont existé, elles ont alterné avec des périodes de tension diplomatique dont l’une déboucha sur un conflit armé. Et si les échanges culturels et migratoires ont été intenses, ils n’ont pu empêcher stéréotypes, incompréhensions et ressentiments de prendre corps et de parasiter le regard porté par l’un sur l’autre. De l’unité italienne aux tensions diplomatiques de la fin du XIXe siècle Dans les premières décennies du XIXe siècle, l’Italie n’est encore qu’une « expression géographique ». Les patriotes italiens cherchent à réaliser le Risorgimento, une aspiration influencée par les idéaux de 1789 et considérée comme légitime par tous ceux qui, en France, se réclament de l’héritage de la Révolution (libéraux, républicains). Le sentiment national est aussi une conséquence de la présence française en Italie entre 1796 (première intervention de Bonaparte) et 1815 : des territoires ont alors été annexés (du Piémont jusqu’à Rome), d’autres transformés en États vassaux (royaumes d’Italie et de Naples). Lui-même favorable au principe des nationalités, ayant dans sa jeunesse milité aux côtés de républicains italiens, Napoléon III choisit d’intervenir aux côtés du Piémont-Sardaigne de Victor-Emmanuel II contre l’Autriche pour réaliser l’unité de l’Italie en 1859 et 1860. Les victoires des Franco-Piémontais ouvrent la voie à la constitution du royaume d’Italie proclamé en mars 1861. Ayant obtenu du Piémont la cession de la Savoie et du comté de Nice (1860), Napoléon III retire toutefois son armée alors que l’unité territoriale demeure inachevée. Surtout, pour contenter des catholiques français qui lui reprochent son intervention, le pape ayant refusé l’Unité, il envoie des troupes défendre Rome et empêcher son rattachement à l’Italie. Après la chute du Second Empire en 1870 – le retrait des soldats français a permis à l’Italie de prendre Rome –, les relations franco-italiennes se détériorent. Les 34 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 desseins de l’Italie – revendication d’un rôle européen et international – se heurtent aux intérêts des puissances installées, France et Grande-Bretagne. Les tensions sont vives lorsque la France impose son protectorat sur la Tunisie (1881) que convoite également l’Italie, puis dans les années 1887-1896 lorsque Francesco Crispi, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, mène une politique ouvertement impérialiste et germanophile ; en outre, un conflit douanier oppose alors les deux pays. C’est en 1902-1903 seulement que se dessine un rapprochement diplomatique. Si l’Italie demeure ensuite l’alliée des Empires allemand et austro-hongrois, elle reste en dehors du premier conflit mondial jusqu’en mai 1915 avant de s’engager aux côtés de l’Entente (France, Grande-Bretagne, Russie). Le temps des malentendus Alors qu’en Italie la France est perçue par les nationalistes comme un pays décadent dont la condescendance irrite, les dernières décennies du XIXe siècle accréditent l’idée, côté français, d’une ingratitude italienne à l’endroit de la France, jugée bien mal récompensée de son aide à la réalisation de l’Unité. Les stéréotypes à propos des Italiens sont véhiculés par les récits que des voyageurs français publient à leur retour d’Italie. Attachés au patrimoine historique du pays, attirés par la douceur du climat, pour certains (les pèlerins) hostiles à l’État italien en conflit avec le Vatican, ils valorisent une « Italie éternelle » tout en se montrant sévères à l’égard de la politique du pays et dubitatifs à l’égard de la culture contemporaine qui est méprisée. Quant aux habitants, ils sont absents du tableau ou présentés sous des traits caricaturaux : obséquieux quand ils accueillent les voyageurs, malhonnêtes, oisifs lorsqu’ils sont pauvres et pratiquent la mendicité. Ces stéréotypes sont relayés par ceux que forgent les Français au contact de l’immigration italienne 1. Présentés comme voleurs, bruyants et sales, les Italiens sont aussi soupçonnés d’accepter de bas salaires et de prendre le travail des Français. Les émeutes antiitaliennes (à Marseille en 1881, à Aigues-Mortes en 1893) traduisent alors l’hostilité d’une partie de 1 Le nombre maximum d’Italiens (808 000) résidant en France est atteint en 1931. l’opinion française à l’endroit des Italiens et les difficultés de leur intégration. L’expérience commune de la Grande Guerre renforce cependant la fraternité d’arme franco-italienne. Mais la victoire a un goût amer pour l’Italie, ses revendications territoriales n’étant pas toutes satisfaites 2. Les nationalistes brandissent le thème de la « victoire mutilée » repris par le fascisme parvenu au pouvoir en 1922. Certes, jusqu’en 1935, Mussolini demeure relativement prudent, cherchant surtout à tirer profit d’une politique d’équilibre entre les puissances. Mais son révisionnisme, ses projets de domination en Méditerranée et son impérialisme colonial fragilisent l’ordre européen et gênent la France. En 1935-1936, la conquête de l’Éthiopie, condamnée par la Société des Nations (SDN), l’incite à opérer un rapprochement avec l’Allemagne, concrétisé fin 1936 par la formation de l’Axe Rome-Berlin. Aux tensions diplomatiques francoitaliennes succède un affrontement militaire lorsque Mussolini engage l’Italie dans la guerre, le 10 juin 1940. Vécue comme un « coup de poignard dans le dos » par des Français anéantis par la déroute face à l’Allemagne, cette intervention contribue à raviver l’idée d’une duplicité voire d’une trahison italienne. Vers des relations apaisées et une meilleure connaissance réciproque ? Dans ces conditions, les rapports entre les deux pays à la Libération demeurent méfiants. La Résistance italienne et sa contribution à la victoire commune sont méconnues en France. Aussi est-ce un désir de revanche que manifeste le Gouvernement provisoire de la République française présidé par de Gaulle : après l’occupation du val d’Aoste (mai 1945), il revendique des rectifications de la frontière alpine que le traité de paix de 1947, sévère pour l’Italie, lui accorde. Toutefois, la guerre froide permet à l’Italie de réintégrer rapidement la scène internationale en adhérant, aux côtés de la France, à l’Alliance atlantique (1949), puis en signant les traités fondateurs de la construction européenne en 1951 et 1957. Si les représentations d’une Italie éternelle continuent à alimenter les récits de voyageurs français, certains secteurs de l’intelligentsia de gauche sont résolument italophiles. Admirateurs du Parti communiste italien et 2 Contrairement aux promesses faites pendant la guerre, l’Italie n’obtient ni la côte dalmate, ni de compensation coloniale en Afrique. du marxisme que l’œuvre d’Antonio Gramsci a contribué à enrichir, ou bien attirés par l’expérience du parti d’Action 3 qui tente de concilier socialisme et liberté, nouant des amitiés dans les milieux culturels, ces intellectuels accueillent également avec enthousiasme la culture néoréaliste alors en plein essor. Les films de Roberto Rossellini ou de Vittorio De Sica, les romans d’Elio Vittorini ou de Carlo Levi contribuent à renouveler l’image des Italiens en France 4. Les stéréotypes traditionnels disparaissent au profit de représentations montrant les Italiens résistants et courageux, dignes dans la souffrance et la misère, humanistes. Si le filon néoréaliste se tarit à la fin des années 1950, le cinéma italien connaît en France un succès croissant dans les années 1960-1970, porté par les œuvres d’une génération de grands réalisateurs comme Federico Fellini ou Luchino Visconti, le courant du cinéma politique et celui de la comédie satirique. Après avoir eu du mal à percer, la littérature contemporaine obtient une reconnaissance progressive en France jusqu’à devenir, à partir de la fin des années 1970, la vitrine de la culture italienne. Il convient cependant de rester lucide : force est de constater qu’une partie de l’univers culturel, la vie politique – la crise de la république dans les années 1990, ou le berlusconisme, notamment, ont souvent été mal compris –, ainsi que les questions de société ou la langue italienne demeurent largement méconnues. Les divergences à propos de la « doctrine Mitterrand » – l’ancien président s’était engagé en 1985 à accorder l’asile politique aux activistes de gauche italiens réfugiés en France qui ont renoncé à leurs engagements –, dont l’affaire Battisti en 2005-2007 est l’une des conséquences, constituent une source d’autres malentendus franco-italiens. Ceci – là n’est pas le moindre des paradoxes – en dépit du déferlement d’un tourisme de masse depuis les années 1960 et alors que l’Italie est le deuxième partenaire économique de la France. Olivier Forlin * * Maître de conférences en histoire contemporaine, université Pierre-Mendès-France, Grenoble. 3 Créé dans la Résistance en 1942, dissous en 1947, le parti se réclame de l’héritage du révolutionnaire Giuseppe Mazzini (il créa un parti d’Action en 1853) et du mouvement antifasciste Justice et Liberté fondé en 1929 par Carlo Rosselli. 4 Sur le cinéma néoréaliste italien et sa contribution au retour sur la scène internationale de l’Italie, voir l’article de Jean A. Gili, « Le cinéma néoréaliste et l’image de l’Italie après 1945 : perceptions françaises », Questions internationales, n° 41, janvier-février 2010, p. 110-118. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 35 DOSSIER L’Italie : un destin européen Du miracle économique à la stagnation Céline Antonin * * Céline Antonin est économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et Longtemps associée au « miracle économique » de l’après-guerre, l’Italie offre désormais l’image d’un pays désenchanté, englué dans une croissance molle et lesté par le poids de son endettement public. La crise européenne a fait ressortir les faiblesses structurelles du pays à l’origine de son endettement public colossal et de son déficit de croissance depuis vingt ans. L’arrivée au pouvoir de Mario Monti, fin 2011, et la politique volontariste qu’il a menée après sa prise de fonctions ont néanmoins été saluées, d’autant que le pays dispose d’atouts considérables qui ne demandent qu’à être valorisés. maître de conférences à Sciences Po Paris. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie a connu une période de boom économique, avec une très forte croissance de la production industrielle – près de 6 % par an entre 1950 et 1960 – qui a assuré la transformation de son économie essentiellement agricole en véritable puissance industrielle. Fortement affectée par le choc pétrolier de 1973, l’économie italienne a retrouvé la croissance dans la seconde moitié des années 1980 par le biais d’une tertiarisation accrue, mais au prix d’un endettement spectaculaire et d’un dérapage des comptes publics. Avec la crise monétaire de 1992 et la perspective de l’adhésion à l’euro, les gouvernements successifs ont alors sacrifié la croissance sur l’autel de l’assainissement budgétaire, faisant du pays la lanterne rouge de la croissance dans les années 1990-2000. L’Italie offre de nos jours l’image d’un colosse aux pieds d’argile. Bien qu’étant la dixième puissance économique mondiale, elle doit assumer le service de sa dette publique considérable, renchéri par la crise des dettes 36 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 souveraines en zone euro qui a placé le pays dans la ligne de mire des marchés. Une puissance économique en crise La dixième puissance économique mondiale En 2011, l’Italie est la dixième puissance économique mondiale 1 et la troisième de la zone euro – après l’Allemagne et la France. Forte d’une population de 60,6 millions d’habitants, elle connaît néanmoins une démographie déclinante, avec une fécondité de 1,4 enfant par femme, et un vieillissement de sa population. L’économie italienne est diversifiée, mais la composante industrielle reste importante par rapport à celle de ses partenaires européens (24,7 % de la valeur ajoutée et 23,7 % 1 Classement du FMI selon le critère du PIB en parité de pouvoir d’achat, 2011. © AFP / Carlo Hermann L’écart de taux d’intérêt (spread) entre les bons du Trésor italiens et allemands est devenu un des thèmes récurrents de la vie politique italienne. Un chocolatier napolitain a récemment tourné en dérision la toutepuissance des agences de notation et les hésitations des gouvernements en Europe. de l’emploi). L’industrie italienne, essentiellement manufacturière (voir graphique) – l’Italie est la cinquième puissance manufacturière mondiale –, est basée sur la fabrication de machines et d’équipements, le secteur mécanique, la chimie, l’agroalimentaire et les secteurs phares du made in Italy (textile, cuir et habillement). Sur le plan agricole, l’Italie est le plus grand producteur européen de riz, de fruits et de végétaux et également le plus grand producteur et exportateur mondial de vin. C’est également une économie très tertiarisée – les services représentent 73,2 % de la valeur ajoutée et 70 % de l’emploi en 2011. Le secteur du tourisme représente environ 8,6 % du produit intérieur brut (PIB), l’Italie étant la cinquième destination touristique mondiale. Le capitalisme italien est un capitalisme familial, avec des grands groupes emblématiques comme ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), Enel (Ente Nazionale per l’Energia Elettrica), Fiat, Gestore dei Servizi Energetici (GSE), Finmeccanica, et un large réseau de petites et moyennes entreprises (PME) compétitives à l’export, souvent regroupées au sein de districts industriels. Ce capitalisme familial présente des atouts, notamment la meilleure résistance à la crise et la pérennité, mais également des faiblesses, comme l’insuffisance de l’investissement en recherche-développement. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 37 DOSSIER L’Italie : un destin européen La balance commerciale italienne est déséquilibrée du fait de la grande dépendance énergétique du pays. Les ressources minières de la Péninsule sont en effet modestes et couvrent à peine un cinquième de la consommation. Non seulement l’Italie est très dépendante du pétrole – qui représente plus d’un tiers de ses dépenses énergétiques – et du gaz naturel, mais surtout elle doit compter sans l’énergie nucléaire depuis le référendum populaire de 1987 2. Sur le plan géographique, l’une des principales caractéristiques de l’Italie est l’importance des disparités entre régions. On a souvent coutume de découper le pays en trois zones : – le Nord-Ouest (Piémont, Vallée d’Aoste, Ligurie et Lombardie), situé autour du triangle Milan-Turin-Gênes, très industriel et avec un PIB par habitant de plus de 30 000 euros par an ; Déficit public, dette publique et charges d’intérêts en Italie (1980-2011) 15 En % du PIB En % du PIB 140 120 10 100 5 80 60 2010 2000 1990 1980 0 40 -5 Échelle de gauche Déficit public -10 Déficit public primaire (hors charges d'intérêts) Échelle de droite 20 Dette publique 0 Exportations et importations italiennes par secteur (2010) En milliards de dollars 100 80 60 40 20 0 20 40 60 80 Mécanique Chimie Agroalimentaire Automobile Bois, papiers Énergie Électronique Sidérurgie Autres* Métaux non ferreux Exportations Importations * Bijoux, or non monétaire et produits non ventilés Source : CEPII, base de données CHELEM-CIN,www.cepii.fr Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 – le Mezzogiorno, composé du Sud et des îles (Abruzzes, Molise, Campanie, Pouilles, Basilicate, Calabre, Sardaigne et Sicile), marqué par un retard économique et un chômage élevé, liés à un manque d’infrastructures et à une économie souterraine importante ; le PIB par habitant n’y est que de 17 400 euros par an, près de moitié inférieur à celui du Nord-Ouest ; – la « troisième Italie », au nord-est et au centre (Trentin Haut-Adige, Vénétie, Frioul-VénétieJulienne, Emilie Romagne, Toscane, Ombrie, Marches, Latium), où le PIB par habitant atteint 29 000 euros par an. Son émergence remonte à la fin des années 1970 et le modèle de développement diffère à la fois du Nord-Ouest et du Mezzogiorno. Avec des pôles comme Venise, Bologne, Florence ou Rome, cette région connaît un fort développement du tourisme et de l’industrie, notamment à travers les districts industriels, majoritairement présents au centre et au nord-est du pays. Ces districts sont caractérisés par la spécialisation d’un territoire dans la fabrication d’une famille particulière de produits et un tissu dense de PME. Une crise spécifique de la dette publique La crise des dettes publiques dans la zone euro, qui s’est traduite par l’augmentation des taux obligataires des pays les plus fragiles, a Charges d'intérêts Sources : Banca d’Italia, Eurostat et calculs de l’auteur Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 38 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 2 La sortie du nucléaire civil a été confirmée par le référendum du 13 juin 2011 au cours duquel plus de 90 % des votants se sont opposés à la reprise du programme nucléaire civil italien. PIB par habitant en Italie (2009) En euros par an 34 250 29 500 24 800 18 900 16 500 Taux de chômage en Italie (2011) En % 15,7 12,6 8,7 6,1 4 Découpage : régions Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it Discrétisation : moyennes emboîtées Réalisé avec Philcarto, http://philcarto.free.fr touché l’Italie à l’été 2010, faisant peser sur le pays un risque d’« insoutenabilité » de la dette. Il convient cependant de souligner la spécificité italienne parmi les pays de la zone euro : contrairement à l’Espagne ou à l’Irlande, où l’éclatement d’une bulle, dans un cas immobilière et dans l’autre financière, est responsable de la crise budgétaire, l’Italie n’a pas connu de bulle spéculative. Les principales causes de la stagnation de l’économie italienne sont le niveau trop élevé de la dette publique et la politique de rigueur qu’elle impose au pays depuis vingt ans. L’Italie paie de nos jours les conséquences d’un laxisme budgétaire qui remonte aux années 1970-1980. Après le miracle économique italien, avec un endettement inférieur à 40 % du PIB, l’Italie a mis en place un État-providence généreux à partir de 1969. En conséquence, la dépense publique primaire a fortement progressé, passant de 30,4 % à 42,7 % du PIB entre 1970 et 1990, et le nombre de fonctionnaires a plus que doublé. Au lieu de financer ces mesures par une augmentation des prélèvements obligatoires, l’État a choisi Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 de recourir à l’endettement. Tant que les taux d’intérêt sur la dette sont restés bas, jusqu’au début des années 1980, la dette publique a été contenue. Mais, dans les années 1980, la Banque centrale italienne a décidé d’augmenter ses taux pour juguler l’inflation de 20 % et enrayer les pressions à la baisse sur la lire. Cette hausse est en partie responsable de l’explosion de la dette publique, qui est passée de 56 % du PIB en 1980 à 122 % en 1994 3. La crise de 1992 a marqué un tournant dans l’histoire budgétaire du pays, avec la prise de conscience du caractère insoutenable de la situation. À partir de cette date, dans la perspective de l’adoption de l’euro, l’Italie s’est astreinte à un assainissement de ses finances publiques, avec des soldes primaires systématiquement excédentaires. La hausse des dépenses est restée limitée, les recettes fiscales ont augmenté et les privatisations 3 En septembre 2012, la dette publique italienne s’élève à 1 995 milliards d’euros, dont 1 670 milliards d’obligations. 59 % de ces titres obligataires sont détenus par les Italiens, et 39 % par des non-résidents (banques et fonds d’investissements étrangers). Le reste de la dette italienne est constitué de prêts entre États et de titres détenus par la BCE. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 39 DOSSIER L’Italie : un destin européen ont été massives. À partir de 1995, lorsque les taux d’intérêt ont diminué, cette politique a porté ses fruits : la dette publique italienne a été ramenée de 122 % du PIB en 1994 à 104 % en 2007. Suite à la crise financière de 2007, la récession s’est installée en Italie depuis la mi-2011 et les tensions sur la dette se sont traduites par une hausse des taux obligataires. La dette publique progresse mécaniquement, malgré un solde primaire positif. La décision de la Banque centrale européenne (BCE) de lancer le programme OMT (Outright Monetary Transaction) 4, le 6 septembre 2012, semble avoir réussi à rassurer pour un temps les marchés. L’Italie a alors vu son écart de taux avec l’Allemagne diminuer, ce qui lui a permis d’emprunter sur les marchés obligataires à des taux plus bas. Si cette baisse se poursuit, la charge de la dette dans les années qui viennent devrait être allégée. La récession italienne pousse à s’interroger sur les causes de la stagnation de l’activité. Certes, la dette publique apparaît comme le principal frein à la croissance, car elle prive le pays d’un outil de relance budgétaire qui aurait pu se révéler très utile en période de crise. Ceci étant, d’autres aspects structurels antérieurs à la crise expliquent la stagnation d’activité, en particulier les problèmes de compétitivité. Les contraintes structurelles D’après le classement du World Economic Forum, l’Italie occupe la 21e place (sur 27) en termes de compétitivité. Dans la même veine, d’après le rapport Doing Business 2013, l’Italie occupe le 73e rang sur 185 pour les facilités qu’elle offre à faire des affaires (le Royaume-Uni est 7e, l’Allemagne 20e et la France 34e), le 84e rang pour la création d’entreprise (le Royaume-Uni est 19e, la France 27e et l’Allemagne 106e), et le 131e rang 4 Pour alléger les tensions du marché de la dette en zone euro, la BCE s’est rapprochée de la ligne de la Réserve fédérale américaine (Fed) en s’engageant, le 6 septembre 2012, à acheter sur le marché secondaire des obligations d’État de maturité allant d’un à trois ans, sans fixer de limite quantitative à ces achats (quantitative easing). Cette mesure est conditionnée à une demande d’aide auprès du Fonds européen de stabilité financière (FESF). Même si l’Italie ne compte pas demander une aide, cette annonce a détendu les taux obligataires sur l’Italie. 40 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 pour le paiement des impôts (le Royaume-Uni est 19e, la France 27e et l’Allemagne 106e). Ces chiffres médiocres démontrent que la compétitivité italienne est affectée par le poids de la bureaucratie, les obstacles légaux et non légaux à la concurrence et par l’environnement fiscal. L’Italie est caractérisée par une imbrication des compétences nationales et régionales. Si l’on prend l’exemple des stations-service, la législation régionale limite la concurrence, ce qui explique des prix de l’essence à la pompe plus élevés que dans d’autres pays européens. L’État reste en outre présent dans de nombreux secteurs de l’économie (transports, énergie), et certaines professions demeurent très réglementées (avocats, notaires, chauffeurs de taxi…). L’Italie est un pays où la pression fiscale est élevée. Elle est de 45,2 % du PIB en 2012, selon Confcommercio, contre 41,4 % en moyenne dans les pays de la zone euro. La taxation fiscale du travail compte parmi les plus élevées des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec le 6e rang sur 31 en 2008, derrière la France. En matière d’évasion fiscale et d’économie souterraine, le pays se place juste après la Grèce, une situation qui tient à la fois à la pression fiscale et aux lenteurs de l’administration. L’Italie est classée ex aequo avec la Grèce pour les coûts de régularisation fiscale. Selon une étude de l’association professionnelle Confartigianato, l’État affiche une moyenne de 137 jours de retard dans le paiement de ses fournisseurs. Le niveau des dépenses brutes de recherche-développement – qui est de 1,3 % du PIB en 2010, soit la moitié de la moyenne des pays de l’OCDE – nuit également à la compétitivité italienne, même si ce chiffre cache des situations disparates, les PME innovantes coexistant avec beaucoup d’entreprises non compétitives à très faible productivité. L’investissement public en recherche-développement est réduit, le capital-risque est faible tout comme le nombre de brevets déposés dans les jeunes entreprises 5. 5 En revanche, si l’on considère l’ensemble des entreprises, le nombre de demandes de brevets place l’Italie au douzième rang mondial en 2011. Inégalités de revenus en Italie (2008) Les plus modestes Les plus riches % de la population de chaque région appartenant aux deux premiers quintiles de revenu italien. 68 60,3 41,8 29,5 22 % de la population de chaque région appartenant aux deux derniers quintiles de revenu italien. 56,5 49,3 37,8 23,7 17 Découpage : régions Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it Discrétisation : moyennes emboîtées Réalisé avec Philcarto, http://philcarto.free.fr La compétitivité italienne est grevée par les faiblesses structurelles du marché du travail, avec un taux d’activité insuffisant, un taux de chômage des jeunes élevé et une inadéquation entre coût du travail et productivité. Le taux d’activité des 15-64 ans, qui atteint 62,2 %, est l’un des moins élevés de l’Union européenne, particulièrement pour les femmes – seule une femme en âge de travailler sur deux a un emploi. Le taux de chômage des jeunes (15-24 ans) a atteint 29 % en 2011, contre 20,6 % en moyenne en zone euro. Quant au coût du travail, l’Italie est la lanterne rouge des pays de l’OCDE pour le taux de croissance de la productivité, ce qui explique le recul du PIB par tête dans la Péninsule depuis 1995. Alors que la productivité du travail s’est améliorée dans tous les pays de l’OCDE après la récession de 2009, elle a stagné en Italie à un niveau inférieur à celui de 2000 en raison tant d’un environnement peu propice à l’innovation et aux affaires que d’une insuffisance du capital humain. La faiblesse de la productivité du travail ne s’est pas pourtant reflétée dans les salaires, Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 qui ont continué à progresser pendant la crise, conduisant à l’augmentation des coûts salariaux unitaires. Après la Grèce, c’est en effet l’Italie qui a enregistré la plus forte hausse des coûts salariaux unitaires depuis 2000. Le taux de change effectif réel de l’Italie s’est donc fortement apprécié, sous l’effet de la hausse des coûts du travail, ce qui a nui à la compétitivité externe et alimenté le déficit courant. La détérioration de la compétitivité a entraîné un déséquilibre de la balance commerciale, qui est déficitaire depuis 2005. D’autres causes expliquent également cette dégradation, accentuée dans la période récente, comme la hausse des cours du pétrole survenue en 2008 et l’appréciation de l’euro. Au début des années 1990, l’Italie concentrait plus de 6 % des exportations mondiales selon le Fonds monétaire international, un chiffre qui a reculé ensuite pour s’établir à moins de 2 % en 2010. Elle est le pays de la zone euro qui a le plus perdu de parts de marché après la Grèce. Comme l’Italie exporte près de 60 % de sa production vers la zone euro (Allemagne et France en tête), elle est directeQuestions internationales no 59 – Janvier-février 2013 41 DOSSIER L’Italie : un destin européen ment affectée par la contraction du commerce extérieur en zone euro liée aux plans d’austérité synchronisés. Le tissu industriel de l’Italie est composé majoritairement de petites et moyennes entreprises familiales : deux tiers des salariés travaillent dans des entreprises de moins de 50 personnes. Alors que le modèle de « capitalisme familial » à l’italienne avait été encensé dans les années 1980, il apparaît désormais comme une source de rigidité et de faible performance économique. En effet, beaucoup d’entreprises familiales se révèlent sous-dimensionnées, et investissent peu en recherche-développement. En dépit de ces faiblesses, l’Italie possède également des atouts précieux. Un nouvel espoir pour l’Italie ? Des atouts à exploiter L’Italie dispose de plusieurs atouts, en particulier le faible endettement des ménages et des entreprises, la bonne santé relative de ses banques et l’existence d’une longue tradition industrielle. La situation des ménages et des entreprises financières est solide. Les ménages italiens sont parmi les moins endettés de la zone euro. Les engagements financiers représentent 48 % du PIB italien, contre plus de 90 % en Espagne, environ 70 % en Grèce et en France, et 65 % en Allemagne. La richesse nette des ménages italiens – y compris la richesse non financière – est la plus élevée des économies du G7 et équivaut à sept fois le revenu disponible, avec un actif brut proche de 9 500 milliards d’euros. Contrairement à l’Espagne ou à l’Irlande, l’Italie n’a en effet pas été confrontée à l’éclatement d’une bulle financière ou immobilière. Les ménages italiens étant relativement peu exposés aux actifs à risque, la crise n’a pas eu d’impact notable sur leur situation financière. La situation des entreprises non financières est également relativement sûre par rapport aux pays fragiles de la zone euro, et proche de celle de la France. 42 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Les banques étaient peu exposées aux crédits subprime, et le système bancaire est assez solide. Les banques italiennes font face, comme celles des autres pays européens, aux difficultés posées par l’intensification de la crise des dettes souveraines et par le durcissement de l’environnement réglementaire – renchérissement des coûts de financement, sélectivité du marché de la dette bancaire… Depuis la mi-2011, elles sont davantage dépendantes des liquidités émises par la BCE, mais dans des proportions moindres que les autres pays périphériques de la zone euro. Sur le plan productif, l’Italie bénéficie d’une longue tradition exportatrice et industrielle – notamment par rapport à des pays comme l’Espagne. Elle dispose d’atouts : la présence de pôles de compétitivité (clusters) très développés, le potentiel d’innovation et le nombre de brevets industriels déposés. Mario Monti : le sauveur d’un temps ? Pour le président du Conseil Mario Monti arrivé au pouvoir en novembre 2011, le défi a consisté à stimuler la croissance tout en engageant les réformes structurelles trop longtemps écartées. Son objectif explicite s’est articulé autour du triptyque rigueur budgétaire, croissance et équité, que l’on peut également dénommer austérité, flexibilité et lutte contre l’évasion fiscale. ● Pour remplir son premier objectif de rigueur budgétaire, l’une des premières mesures du gouvernement Monti a été l’adoption du plan d’austérité Salva Italia en décembre 2011, chiffré à 63 milliards d’euros sur trois ans. Si l’on y ajoute les plans d’austérité de juillet et août 2011, ainsi que le décret-loi du 6 juillet 2012 sur la révision des dépenses publiques (Spending review), on arrive à un total de 235 milliards d’euros d’économies à réaliser entre 2011 et 2014. L’objectif est de revenir à un quasi-équilibre des finances publiques dès 2013. Pour y parvenir, les deux tiers des économies devraient passer par la hausse des impôts (droits d’accise, TVA, impôt sur le revenu), à laquelle devraient s’ajouter des privatisations (décret-loi Dismissioni sur la performance, la valorisation et la cession du patrimoine public). Quant à l’objectif de restauration de la croissance et de renforcement de la compétitivité du pays, il a donné lieu à plusieurs décrets-lois : le décret-loi « Croissance de l’Italie » (Cresci Italia, 24 janvier 2012) sur la concurrence, le développement des infrastructures et la compétitivité, le décret-loi « Développement » (Sviluppo, 22 juin 2012) sur l’adoption de mesures urgentes pour la croissance du pays, la réforme Fornero du marché du travail (28 juin 2012). Ces réformes visent tout d’abord la simplification des procédures administratives – appel d’offres, création d’entreprise, faillite permettant une poursuite d’activité plus facile, le passage au numérique… – et l’efficacité administrative avec l’introduction de la culture de la performance et la rationalisation des compétences nationales et territoriales. Elles visent également à encourager la concurrence : sur le marché des produits, l’Agence pour la concurrence a vu ses pouvoirs accrus, la régulation a été renforcée dans les industries de réseaux, les professions réglementées et les secteurs de l’énergie, du transport et des assurances ont été ouverts à la concurrence. ● Autre mesure emblématique du gouvernement de Mario Monti, la réforme du marché du travail. La loi dite Fornero entend introduire davantage de flexibilité sur le marché du travail en facilitant le recours au contrat à durée déterminée – tout en confirmant son caractère dérogatoire – et au travail temporaire ou intermittent. Des incitations fiscales doivent aussi favoriser la participation des femmes et des jeunes au marché du travail. La loi promeut le recours au contrat à durée indéterminée ● « apprentissage » pour favoriser l’insertion des jeunes sur le marché du travail, et introduit des réductions de 50 % de charges sociales à partir de janvier 2013 en cas d’embauche de seniors au chômage depuis plus de douze mois ou de femmes au chômage depuis plus de six mois. Elle modifie également le dispositif en matière de licenciement, et notamment l’article 18 de la loi de 1970 qui prévoyait un cumul de la réintégration et de l’indemnisation en cas de licenciement. Désormais, et conformément à la pratique en vigueur dans de nombreux pays européens, l’indemnisation prévaut sur l’impératif de réintégration, sauf dans les cas particulièrement graves d’irrégularité. ● Enfin, sur le plan de l’équité, l’évasion fiscale a été combattue. Grâce au renforcement des contrôles fiscaux et à la mise en place du système informatique Serpico permettant de mesurer l’adéquation entre le niveau de vie des contribuables et leurs déclarations fiscales, le Trésor italien a réussi à doubler le niveau des recettes liées à la lutte contre l’évasion, soit 7,2 milliards d’euros à la fin août 2012. L’objectif est d’atteindre les 15 milliards d’euros sur l’année entière, contre 7,3 milliards en 2011. ●●● Sous la pression des marchés, l’Italie entend réduire son déficit budgétaire à marche forcée. Or, le pays est surtout malade de sa croissance et une cure budgétaire trop brutale risque de l’enfoncer un peu plus dans la récession. Les efforts doivent donc porter en priorité sur les mesures en faveur de la croissance, même si certaines réformes structurelles, comme celles qui touchent le marché du travail, prendront du temps. ■ Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 43 DOSSIER L’Italie : un destin européen ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les enjeux complexes de l’immigration L’immigration étrangère en Italie est souvent présentée comme relevant d’un phénomène conjoncturel et de l’urgence, ainsi qu’en témoignent les traitements médiatique et politique des récents sbarchi 1 sur les côtes siciliennes. L’immigration est pourtant, depuis une quarantaine d’années, une donnée structurelle de la société italienne. De pays d’émigration massive jusqu’à la fin des années 1960, l’Italie est entrée dans le club des premiers pays d’accueil des populations étrangères en Europe, aux côtés de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France et du Royaume-Uni. Selon les estimations de l’association Caritas 2, il y aurait actuellement près de 5 millions d’étrangers résidant légalement en Italie. De terre de départ à terre d’accueil C’est en 1974 que le solde migratoire italien devient positif. Une loi datant de l’époque fasciste réglemente alors encore les flux d’étrangers dirigés vers la Péninsule. Il faut cependant attendre la fin des années 1980, avec la loi Martelli, pour que l’Italie prenne conscience d’être devenue un pays d’immigration. La loi Martelli institue simultanément des freins à l’immigration étrangère et les premières possibilités pour les immigrés présents sur le territoire d’obtenir un permis de séjour, à travers deux opérations de régularisation, menées en 1986 et en 1990. Ces mesures, appelées sanatoria, permettent à 336 000 immigrés de régulariser leur situation. Présentées d’abord comme exceptionnelles, elles deviennent ensuite une composante régulière de la politique migratoire italienne, et plus généralement 1 Les sbarchi (littéralement, « débarquements ») ont concerné environ 60 000 personnes en 2011, en provenance majoritairement de Libye et de Tunisie. Ils ont suscité une importante couverture médiatique et généré une crise diplomatique en Europe, le gouvernement Berlusconi ayant décidé d’attribuer à une partie de ces migrants des permis de séjour de courte durée leur permettant de se déplacer au sein de l’espace Schengen. 2 Caritas est la principale association catholique intervenant dans l’aide aux migrants. Elle publie chaque année un rapport sur l’immigration. 44 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 sud-européenne. Entre 1995 et 2003, par exemple, les régularisations italiennes ont concerné plus de 1,2 million de migrants. Les rappels à l’ordre successifs de l’Union européenne, souhaitant restreindre davantage l’accès au territoire communautaire, ont rendu depuis les procédures de régularisation plus discrètes. Il n’en reste pas moins que l’Italie continue à régulariser plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de migrants selon les années. Ainsi, au 15 octobre 2012, à l’arrêt de la dernière opération de régularisation, quelque 120 000 dossiers avaient été déposés. Ces dernières années, les flux migratoires dirigés vers l’Italie sont restés importants malgré la crise économique qui affecte le pays, à la différence de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande qui ont vu récemment les chiffres de leur immigration chuter. Même si ce sont les images des boat people arrivés dans la clandestinité qui viennent à l’esprit en premier, les migrants entrent généralement en Italie avec un visa pour le tourisme, les études ou les affaires, puis demeurent dans le pays après son expiration. Selon la fondation ISMU (Iniziative e studi sulla multietnicità), la présence irrégulière – estimée à environ 544 000 personnes en janvier 2010 – se situe à peu près au même niveau qu’au début des années 1990. Elle fluctue d’une année sur l’autre, notamment en fonction des opérations de régularisation. L’intégration récente de certains pays comme la Roumanie et la Bulgarie dans l’Union européenne a entraîné, de facto, une régularisation de leurs ressortissants. Les défaillances de l’intégration Si la plupart des immigrés sont donc en règle du point de vue légal, ils ne sont pas pour autant intégrés dans la société italienne. Les possibilités de renouvellement des permis de séjour ou d’obtention d’un permis de longue durée, l’accès à la citoyenneté, le traitement des demandes de statut de réfugié et d’asile, la lutte contre la discrimination sont autant © AFP / Andreas Solaro / 2011 Des musulmans vivant en Italie prient à Rome devant le monument à Victor-Emmanuel II (aussi connu sous le nom de Vittoriano) afin d’attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur leurs droits religieux. de domaines dans lesquels l’Italie est défaillante, comme l’a observé à de nombreuses reprises le Conseil de l’Europe. La gestion des questions migratoires par l’Italie pose aussi problème : les politiques d’intégration votées à l’échelle nationale sont souvent peu appliquées, dans la mesure où elles sont rarement relayées par les régions. Concernant la présence des étrangers en Italie, le paysage migratoire actuel se caractérise à la fois par le renforcement des anciennes communautés migratoires (Albanais, Chinois, Égyptiens, Marocains, Philippins, Sénégalais, Sri Lankais, Tunisiens) et l’affirmation de groupes arrivés plus récemment (Équatoriens, Indiens, Moldaves, Péruviens, Polonais, Roumains, Ukrainiens). S’agissant de la composition de ces flux par nationalité, l’immigration en Italie est d’une grande diversité : elle se différencie des logiques bipolaires caractéristiques des migrations d’aprèsguerre en Europe occidentale – qui associaient par exemple Allemagne et Turquie, France et Maghreb ou encore Royaume-Uni et sous-continent indien. La distribution territoriale des migrants reflète les déséquilibres socio-économiques du pays : les migrants résident pour la plupart dans le Nord (63,4 %), puis dans le Centre (23,8 %) et enfin dans le Sud (12,8 %). Les immigrés sont essentiellement installés dans les principales aires urbaines et dans les régions les plus densément peuplées et les plus dynamiques économiquement, en particulier les districts industriels. L’opinion publique italienne a encore du mal à accepter cette présence. Une enquête de l’Institut national de statistiques Istat, menée en juillet 2012, montre que 65 % des Italiens considèrent que les immigrés sont trop nombreux. Force est toutefois de constater que cette présence est nécessaire au fonctionnement du marché du travail. Les étrangers constituent 8 % de la population italienne et 10 % de la main-d’œuvre. Alors que les nouveaux émigrants italiens partent à l’étranger à la recherche d’emplois qualifiés et très qualifiés, les immigrés étrangers Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 45 DOSSIER L’Italie : un destin européen présents en Italie trouvent du travail dans les secteurs les moins qualifiés tels que le bâtiment, l’agriculture, la petite industrie et comme employés de maison. On assiste à la formation de véritables filières d’emploi sexuées. Les hommes trouvent des emplois dans l’industrie, l’agriculture, le bâtiment et le petit commerce, tandis que les femmes sont employées de maison, en tant que colf ou badante 3. Ce secteur est fondamental et explique en partie pourquoi la migration étrangère en Italie est très féminisée (52 % des résidents étrangers sont des femmes en 2011 selon l’Istat), féminisation qui tend à se renforcer. La famille et les jeunes, deux enjeux cruciaux Officiellement au nombre de 750 000 en 2011, mais certainement plus nombreux car tous ne sont pas déclarés, les collaborateurs familiaux représentent la catégorie d’emploi la plus importante parmi les étrangers et une ressource cruciale pour le fonctionnement social et économique du pays. Il faut, pour comprendre leur rôle de pilier de la famille italienne, revenir à la spécificité du système social italien, qui se rattache aux modèles de welfare sud-européens dits « familialistes ». Ces modèles se distinguent notamment par le rôle central des solidarités familiales. En Italie, ce système repose sur le principe selon lequel c’est en premier lieu à la famille d’assumer la charge des individus nécessiteux. Les familles italiennes ont alors deux solutions pour répondre à la demande de soins résultant de la dépendance de certains de leurs membres : faire jouer la solidarité familiale ou avoir recours à la main-d’œuvre étrangère, chacune de ces solutions s’appuyant en grande partie sur le travail féminin. Or, on assiste actuellement à une crise des solidarités familiales, liée à la mobilité et à l’autonomisation croissantes des femmes, tandis que le nombre de personnes dépendantes – en particulier les personnes âgées – ne cesse de croître – environ 3 Colf : collaboratrice familiale. Ce terme inclut également les femmes de ménage ; badante : littéralement, celui/celle « qui s’occupe » des membres de la famille – malades, personnes âgées – nécessitant des soins. 46 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 90 000 personnes en plus chaque année. Face à cette tendance, le recours à la main-d’œuvre étrangère est nécessaire pour répondre à la demande de soins. Ces migrations présentent un autre enjeu important d’ordre démographique, puisque la présence croissante de familles étrangères a pour effet de freiner le vieillissement de la population italienne. Les femmes étrangères font des enfants plus tôt que les Italiennes et en font davantage. En 2008, l’âge moyen au premier enfant était de 27 ans et 9 mois pour les étrangères et de 31 ans et 7 mois pour les Italiennes. Dans le même temps, le nombre moyen d’enfants par femme était de 2,3 pour les étrangères et de 1,3 pour les Italiennes. Si la population augmente en Italie, surtout dans les régions du Nord, c’est donc bien du fait de l’immigration étrangère. La distinction entre habitants et citoyens se fait ainsi de plus en plus forte en Italie. Malgré des prises de position de la part de certains partis politiques et municipalités tenues par la gauche (Gênes, Bologne) en faveur du droit de vote des étrangers aux scrutins locaux, il leur est pour le moment impossible de participer aux élections. Il est également difficile, y compris pour les enfants d’immigrés étrangers, d’obtenir la précieuse citoyenneté italienne, ce qui contribue à compromettre leur intégration. La loi sur la citoyenneté italienne, en effet, demeure en grande partie caractérisée par l’importance du droit du sang, le jus sanguinis. Ainsi l’acquisition de la citoyenneté italienne pour les enfants d’étrangers nés en Italie ne peut avoir lieu qu’à l’âge de 18 ans et à condition d’avoir résidé de façon continue sur le territoire italien. La question de l’intégration des deuxièmes générations constitue de fait l’un des enjeux les plus sensibles liés à l’immigration étrangère en Italie. Les mineurs non européens inscrits dans les écoles italiennes étaient au nombre de 755 939 en 2011-2012, soit 8,4 % de la population scolarisée. Quarante-quatre pour cent d’entre eux étaient nés en Italie. Or, les travaux sur l’intégration des enfants d’immigrés montrent les difficultés qu’ils rencontrent dans leur parcours scolaire et, à terme, sur le marché de l’emploi. Les auteurs de ces travaux tirent la sonnette d’alarme : si rien n’est fait A. B. M. R. Pologne Albanie Bulgarie Macédoine Roumanie Ukraine R. Moldavie B. A. M. Maroc Chine Bangladesh Pakistan Tunisie Philippines Égypte Inde Sénégal Sri Lanka Nigeria Ghana Équateur Population étrangère par nationalité*, 2011 (en milliers) Pérou Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it pour favoriser l’intégration et la mobilité sociale de ces jeunes, ils risquent de développer les mêmes rancœurs et frustrations vis-à-vis du pays d’accueil que celles qui ont pu être observées dans d’autres pays européens. Camille Schmoll * * Maître de conférences à l’université Paris-Diderot (Paris 7), membre de l’unité mixte de recherche « Géographie-cités » du CNRS. Elle a notamment publié, avec Marzio Barbagli, Stranieri in Italia. La generazione dopo (Il Mulino, Bologne, 2011) et, avec Tiziana Caponio, « Enfants d’immigrés et transnationalisme : une lecture des travaux italiens », Migrations société, vol. 24, n° 141-142, mai-août 2012, p. 239-260. 50 100 200 480 969 Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Provenance de la population étrangère en Italie (2011) * Seules les 21 premières nationalités sont représentées soit 82 % de la population étrangère totale. Bibliographie ● Caritas e Migrantes, Dossier Statistico Immigrazione 2012 : « Non sono numeri », 22e rapport, Idos, Rome, 2012 ● Centro Studi Investimenti Sociali – Censis (dir.), Immigrazione e presenza straniera in Italia, 2009-2010, Rapporto Sopemi Italia, 2010 ● Gianpiero Dalla Zuanna, Patrizia Farina et Salvatore Strozza, Nuovi Italiani. I giovani immigrati cambieranno il nostro paese ?, Il Mulino, Bologne, 2009 ● Istat, I migranti visti dai cittadini. Anno 2011, Rome, 2012 ● Chiara Saraceno et Manuela Naldini, Sociologia della famiglia, Il Mulino, Bologne, 2007 ● Fondazione ISMU (Iniziative e studi sulla multietnicità), www.ismu.it Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 47 DOSSIER L’Italie : un destin européen La société de Janus : l’Italie à l’épreuve de la modernité * Stéphane Mourlane Stéphane Mourlane * est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Aix- La réalité sociale de l’Italie n’est que rarement perçue par les très nombreux visiteurs de la Péninsule avant tout fascinés « Temps, Espaces, Langages, Europe par sa richesse patrimoniale et la beauté de ses paysages. Il méridionale – Méditerranée » (Telemme) à la Maison méditerranéenne des sciences en ressort le tableau d’un pays-musée, figé dans le passé. Or, de l’homme (MMSH). l’Italie a connu au cours de la seconde moitié du XXe siècle de profondes transformations économiques et sociales. Bi Bien lloin i des stéréotypes, la société italienne présente désormais un visage ambivalent qui résulte de la rencontre entre dynamiques, parfois contradictoires, d’ordre structurel et conjoncturel. De cette complexité ou de cette pluralité, il convient de tirer quelques fils afin de mieux comprendre le mode de vie actuel des Italiens. Marseille, unité mixte de recherche La crise mondiale qui affecte l’Europe depuis 2008 met à rude épreuve une société italienne à peine stabilisée à la suite du puissant mouvement de métamorphose des dernières décennies du xxe siècle. Certains cadres sociaux paraissent fragiles au regard des inégalités qui se creusent : les familles les plus aisées disposent d’une part croissante de la richesse et adoptent des comportements ostentatoires alors que les groupes sociaux intermédiaires se sentent menacés par la paupérisation. Dans ce contexte, l’immigration, en particulier extracommunautaire, est souvent ressentie comme menaçante. Certaines structures sociales traditionnelles amortissent la déflagration causée par la crise dans un environnement mondialisé. Ainsi en est-il de l’Église et de la famille qui maintiennent leur emprise sociale malgré le processus de laïcisation et le triomphe de l’individualisme. En revanche, la persistance de la 48 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 dualité Nord-Sud agit plutôt comme un incubateur de tensions sociales. Les Italiens qui ont joui des bénéfices d’une avide consommation propre à flatter les apparences font l’expérience douloureuse de la restriction dont les effets sociaux se font déjà sentir lourdement. Souvent considérée comme un laboratoire sociétal en Europe, l’Italie doit donc faire l’objet d’une attention particulière… pas seulement pour ses clichés. Une société vieillissante et plus cosmopolite L’Italie a longtemps connu un important dynamisme démographique, puisque sa population a doublé entre 1880 et 1960. Après cette embellie s’est ensuite ouverte une longue période d’« hiver démographique ». Photo Fiat, tous droits réservés par Andrea Miglio, Flickr Avec la Vespa, l’automobile (et notamment Fiat, le plus grand complexe industriel du pays) est devenue le symbole du miracle économique de l’après-guerre et de la société de consommation. Le pays compte l’un des indices de fécondité les plus faibles au monde. De 2,41 en 1961, il recule à 1,42 en 2011 après avoir atteint le niveau plancher de 1,18 en 1995 1. Si l’on note un sursaut au cours de ces dernières années, il n’est pas suffisant pour assurer le renouvellement générationnel fixé à 2,1. Plusieurs raisons expliquent une telle évolution qui touche toutes les régions et toutes les catégories sociales. On peut y voir tout d’abord les effets d’un double mouvement de sécularisation et d’émancipation féminine au sein de la société italienne. Le vieil adage qui faisait dire aux femmes « je ne le fais pas pour mon plaisir, mais pour donner des enfants à Dieu » n’est plus de saison. Le droit à la contra1 Les données statistiques figurant dans cet article sont extraites des publications de l’Istituto nazionale di statistica (www.istat.it). ception et à l’avortement, obtenu de haute lutte au début des années 1970, a profondément bouleversé les comportements natalistes. Dans un pays où l’institution mariale constitue un socle solide de la fécondité – seulement 9,6 % d’enfants naissent hors mariage contre 50 % en France –, l’âge plus tardif du mariage et le recul de la nuptialité sont d’autres facteurs à prendre en compte. La natalité souffre aussi d’une défaillance structurelle des politiques familiales, notamment marquées par le faible montant des allocations et le manque de structures d’accueil pour la petite enfance. La mémoire du régime fasciste aux préoccupations natalistes affirmées freine assurément l’adoption d’une politique volontariste en la matière. L’enjeu est pourtant de taille, et ce d’autant plus que, comme dans tous les pays développés, les Italiens vivent plus longtemps. L’espérance de vie moyenne est passée de 70 à 81 ans entre 1960 et 2007. Le mouvement croisé de la baisse de la fécondité et de la hausse de l’espérance de vie conduit donc inéluctablement Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 49 DOSSIER L’Italie : un destin européen Dans ces conditions, seul le recours à l’immigration permet d’assurer la croissance de la population. Longtemps pays d’émigration, l’Italie est devenue à partir des années 1970 un pays d’immigration. Les flux se sont accrus dans les années 1990 avec l’arrivée massive de migrants en provenance du Maghreb et des Balkans : au nombre de 1,3 million en 2001, ils sont près de 4,6 millions au 1er janvier 2011. Italie : pyramide des âges et nombre de divorces Population par âge et par sexe, 2011 (en milliers) 109 100 90 80 70 60 50 40 HOMMES FEMMES 30 20 10 1 0 0 100 200 300 400 500 Nombre de divorces, 1971-2009 (en milliers) 50 40 30 20 10 1971 1980 1990 2000 2009 Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 500 400 300 200 100 à un vieillissement de la population. L’indice de vieillesse – c’est-à-dire le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus pour 100 enfants âgés de moins de 15 ans – est passé de 74 en 1976 à 144,5 en 2011. Dorénavant, un Italien sur cinq est âgé de plus de 65 ans. Les conséquences d’une pyramide des âges toujours plus étroite en son socle et plus large vers sa pointe se font sentir dans le champ socio-économique : l’augmentation des dépenses de santé, le déséquilibre du système de financement des retraites, le manque de main-d’œuvre sont autant de défis à relever pour une société qui prend le risque de voir ses ressorts freinés par un conservatisme générationnel. 50 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Bien accueillie par le patronat, en particulier dans le Nord, cette immigration suscite toutefois, par sa soudaineté et son ampleur, des tensions croissantes au sein de la société italienne. Les images de l’arrivée massive de migrants clandestins dans les ports méridionaux au début des années 1990 ou plus récemment sur l’île de Lampedusa ne manquent pas d’inquiéter. Au mythe de l’invasion se superpose un discours liant immigration clandestine, insécurité et criminalité. Injures et agressions gagnent en fréquence et créent un climat xénophobe repris et nourri par une partie de la droite nationaliste et régionaliste (Ligue du Nord). Certains indicateurs, comme la hausse du nombre de mariages mixtes entre Italiens et immigrés, offrent néanmoins des signes encourageants d’une plus grande acceptation de la mixité au sein de la société italienne. Famille à l’italienne L’évolution des comportements démographiques met aussi en jeu la conception de la famille, élément central de l’organisation sociale en Italie. La proximité résidentielle entre les générations en témoigne. Le couple marié constitue un noyau familial solide qui ne se dissout que peu – l’Italie compte un taux de divorces parmi les plus faibles d’Europe. La baisse du nombre des naissances entraîne une réduction de la taille des ménages – on ne compte que 37 % de couples avec enfants en 2010. Elle modifie également le rapport à l’enfant. Traditionnellement choyés, les jeunes Italiens trouvent au sein de la cellule familiale tout le soutien nécessaire non seulement pour mener leur cursus scolaire, et parfois universitaire, mais aussi pour les accompagner dans leur phase d’insertion dans la vie active. Comme dans la plupart des pays occidentaux, la durée des études s’est allongée en Italie à la suite d’une série de réformes amorcée dans les années 1960 et reprise dans les années 1990, avec le passage de la limite de la scolarisation obligatoire de 14 à 15 ans. Le taux de scolarité a crû de 51,7 % en 1985 à 92,4 % en 2010. Toutefois, seulement 30 % des jeunes Italiens de 19 ans s’inscrivent à l’université où le cursus demeure long et difficile pour obtenir la laurea qui confère le titre de dottore. La distinction sociale reste forte, et ce sont surtout les enfants des cadres moyens et supérieurs que l’on retrouve dans les amphithéâtres des facultés. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ce soit l’Italie qui compte en Europe la plus faible part de diplômés du supérieur au sein de sa population (1 sur 20). Quelle que soit l’orientation choisie, ces jeunes Italiens devenus majeurs continuent pour beaucoup de résider chez leurs parents. Ces mammoni (« fils à maman ») représentaient près de 60 % des 20-34 ans en 2011. Au-delà de l’allongement de la durée des études, d’un âge plus tardif au mariage et, bien sûr, des contraintes imposées par un contexte économique difficile, ce comportement singulier de la jeunesse italienne trouve quelques justifications dans le rapport maternel. La littérature et le cinéma ont largement contribué à définir le caractère stéréotypé de la mamma aux formes généreuses, à la fois témoignages et symboles de la maternité. Possessive, excessive et d’une indulgence infinie envers ses enfants, la mamma trouverait en outre dans les activités domestiques sa principale fonction. Depuis les années 1970, sous l’action des mouvements féministes, ce type de représentation s’est néanmoins un peu dilué dans une réalité sociale marquée par l’émancipation de la femme, © AFP / Éric Cabanis En Italie, près de 60 % des 20-34 ans résidaient chez leurs parents en 2011. Le mammismo (« le fait d’être un fils à maman ») supposé des jeunes Italiens se serait accentué avec la crise économique. la maîtrise de son corps – contraception et avortement – et un meilleur accès au marché du travail, grâce en particulier à une série de lois sur l’égalité des chances et des sexes. Il n’en demeure pas moins que seule une Italienne sur deux est active en 2011 – contre près de trois hommes sur quatre. En 2005, un rapport du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes soulignait encore à propos de l’Italie « une attitude patriarcale, avec des stéréotypes très enracinés sur les rôles et les responsabilités à l’intérieur de la famille et de la Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 51 DOSSIER L’Italie : un destin européen société ». Sans surprise, l’observation se fait plus nette encore dans le sud de la Péninsule. Du Nord au Sud, une société différenciée Depuis l’Unité, le clivage entre le Nord et le Sud structure les analyses économiques, sociales et culturelles relatives à l’Italie. La question méridionale évoquée dès la fin du xixe siècle renvoie aux difficultés d’adaptation des régions du sud de la Péninsule caractérisées par un retard de développement et un archaïsme endémiques. Si l’image d’une Italie coupée en deux semble désormais dépassée avec l’apparition d’une « troisième Italie » du Centre, de nombreux indicateurs socio-économiques témoignent encore dans la durée de fortes disparités régionales entre le Nord et le Sud. Ceux qui concernent le rapport au travail sont éclairants. Ainsi, la structure de l’emploi dans le Mezzogiorno est longtemps restée marquée par l’importance du secteur primaire (agriculture, pêche, forêt). Sa proportion, qui était de 32 % en 1951, n’a cessé de se réduire depuis pour atteindre 10 % à la fin du xxe siècle. En 2011, la moitié des Italiens qui travaillent dans l’agriculture (3,7 % des actifs) se trouvent dans le Sud. Dans un contexte de déclin généralisé du monde des ouvriers de l’industrie (28,5 % des actifs), les deux tiers de ces derniers sont employés dans le Nord au sein des petites et moyennes entreprises qui font le dynamisme de cette région de l’Italie. En dépit du développement des activités de services, l’accès à l’emploi continue à être plus difficile dans le Sud. La crise récente a un effet sur le chômage dans l’ensemble de la Péninsule. En juin 2012, le pays comptait 2,8 millions de chômeurs, soit 10,8 % de la population active – le taux le plus élevé depuis 2004. Les jeunes sont particulièrement touchés avec près du tiers des 15-24 ans sans emploi. La crise économique contraint aussi de plus en plus de jeunes diplômés italiens à l’émigration. Dans le Sud, la situation est encore plus grave : le taux de chômage y est de 13,6 % contre 7,6 % dans le centre et 5,8 % dans le Nord. 52 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Au chômage s’ajoutent une flexibilité et une précarité de l’emploi toujours plus grandes qui favorisent l’essor du travail au noir. L’Institut Eurispes estime qu’en 2011 six millions d’Italiens, soit 35 % des travailleurs employés, étaient obligés de trouver un second emploi non déclaré. La pratique apparaît si nécessaire qu’elle reçoit parfois l’onction des autorités. En 2002, Silvio Berlusconi, alors président du Conseil, encouragea les salariés des usines Fiat au chômage technique à trouver un « second emploi, peut-être non officiel ». De fait, le travail au noir représenterait entre 15 et 25 % des emplois en Italie. Dans le Sud, comme en Calabre, il atteindrait les 30 %. Dans les régions méridionales, le travail au noir participe d’une économie souterraine florissante souvent sous l’emprise de groupes mafieux. L’ancrage territorial de Cosa Nostra en Sicile, de la ‘Ndrangheta en Calabre ou de la Camorra en Campanie, qui infiltrent l’ensemble de la société civile grâce à leur puissance économique et à la collusion qui existe avec le monde politique local, structure les rapports sociaux dans les régions méridionales. En dépit de l’action volontariste des magistrats, la violence liée aux différents trafics, au racket et aux règlements de compte entre groupes rivaux demeure, dans sa banalité, une donnée sociale intégrée au quotidien des méridionaux. Ceux-ci sont cependant de plus en plus nombreux à manifester ouvertement leur mécontentement en rompant la loi du silence ou en appelant à l’éradication de la criminalité organisée. Au Nord, l’argument de la criminalité ajouté à celui du retard économique favorise l’émergence d’une « question septentrionale » sur un mode autonomiste, portée par certains acteurs politiques comme la Ligue du Nord. L’influence de l’Église en question Face aux différentes fractures, l’Église a souvent offert un ciment à la société italienne que même la pénétration du Parti communiste dans les années 1950-1970 n’est pas parvenue à dissoudre. Le Concordat de 1929, revu en 1984, mentionne que « les principes du catholicisme ´ POUR ALLER PLUS LOIN Le Vatican dans l’Italie contemporaine Avec quarante-quatre hectares, un peu plus de 800 habitants, près de deux milliards de fidèles, le Vatican est une entité minuscule par sa dimension – la plus petite entité indépendante au monde – mais gigantesque par la force spirituelle de celui qui est à sa tête. Cette enclave ecclésiastique en territoire italien est avant tout le support temporel d’une souveraineté d’une autre nature, celle du chef de l’Église catholique universelle. De la prise de Rome en 1870 à l’engagement récent des prélats romains contre les lois de bioéthique ou relatives au mariage pour tous et à l’homosexualité, en passant par le compromis mussolinien ou la gouvernance démocrate-chrétienne de l’Italie républicaine, les relations de la papauté contemporaine avec l’État issu du Risorgimento sont des plus complexes. La présence encombrante de la « Question romaine » L’« État du Vatican » tel qu’il existe aujourd’hui tire ses origines du processus unitaire italien. La prise de Rome par les troupes piémontaises, le 20 septembre 1870, avait en effet signifié la perte définitive des États pontificaux, et par là du pouvoir temporel des papes. La Question romaine, c’est-à-dire la controverse relative au rôle de la Ville éternelle et plus généralement à l’existence d’une papauté qui se considérait comme prisonnière de son voisin laïque, fut posée. La loi des Garanties du 13 mai 1871 entendait y répondre. Elle reconnaissait au pontife le statut de souverain et le droit d’accréditer des ambassadeurs, ainsi que la possession de la Cité du Vatican et de ses dépendances – les palais du Latran et de la Chancellerie, la villa de Castel Gandolfo –, en plus de quoi elle lui accordait une forte rente annuelle. Bien que Pie IX ait refusé de légitimer par son acceptation ce qu’il considérait comme une usurpation, cette sorte de pré-concordat unilatéral servit de cadre juridique pour régir les relations entre l’État italien, l’Église et le pape durant près de cinquante ans. Ce n’est qu’avec la dictature fasciste, qui avait détruit le régime responsable de l’annexion de Rome au royaume d’Italie, que l’Église est parvenue à liquider cette séquelle du passé. 1929, la naissance de l’État de la Cité du Vatican Les accords du Latran, signés avec Mussolini le 11 février 1929, sont constitués de trois textes. Tandis que le concordat donnait à l’Église une position privilégiée dans le pays, en hissant le catholicisme au rang de religion d’État, le traité politique l’accompagnant reconnaissait l’existence d’un État pontifical souverain, l’État de la Cité du Vatican, et imposait à l’État italien d’en garantir le libre exercice ; en contrepartie la papauté reconnaissait Rome comme capitale de l’Italie. Une convention accordait aussi à la nouvelle entité le versement immédiat d’une compensation financière, puis celle d’une rente annuelle. Le traité ne fut plus retouché, mais le concordat, confirmé après la guerre, fut modifié d’un commun accord en 1984. Même si la position de l’Église demeure privilégiée – le mariage religieux conserve les effets civils, l’enseignement religieux n’est plus obligatoire mais favorisé –, le catholicisme cesse d’être religion d’État. La convention financière devient par là même caduque, car l’État n’assure plus le traitement des prêtres. L’option retenue est celle d’une version italienne des Kirchensteuer, les impôts d’Église en vigueur dans les pays allemands et scandinaves : le contribuable consacre huit pour mille de son revenu à des activités sociales ou humanitaires dont il peut choisir le bénéficiaire, entre l’Église ou l’État. L’Église perçoit actuellement environ 80 % de cet impôt. Douze autres confessions ont à ce jour passé un accord pour en bénéficier. Un organisme politique et religieux Selon la Loi fondamentale de 1929, revue en 2000, la Cité du Vatican est une monarchie élective absolue, dirigée par un souverain pontife qui possède les pleins pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Le pouvoir législatif est exercé par une Commission pontificale pour l’État de la Cité du Vatican, et le pouvoir exécutif par le président de cette commission – ou président du Gouvernorat. Le pontife dirige aussi le Saint-Siège, qui est le gouvernement pluriséculaire de l’Église catholique. La Curie, composée des différents dicastères et autres organismes, est donc une double adminis- Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 53 DOSSIER L’Italie : un destin européen tration qui assiste le pape dans ces deux fonctions. À sa tête, les cardinaux font office de conseillers, mais leur rôle le plus connu demeure l’élection du pontife. Institution longtemps demeurée majoritairement italienne, le Sacré Collège s’est internationalisé depuis les efforts de Jean XXIII et surtout de Jean-Paul II ; les Européens le dominent encore à 55 % – la moitié de ces derniers sont italiens. Enfin, le Vatican possède une double juridiction. Les trois tribunaux du Saint-Siège traitent des contentieux de l’Église universelle tandis que les tribunaux de l’État du Vatican sont une justice civile semblable à d’autres. Le Saint-Siège, acteur des relations internationales Puissance désarmée au siècle des guerres mondiales, le Saint-Siège s’est toutefois révélé bien présent sur la scène internationale, et entretient aujourd’hui des relations diplomatiques avec près de 180 États et une quarantaine d’organismes internationaux – son siège d’observateur permanent à l’ONU fait du catholicisme la seule religion représentée comme telle aux Nations Unies. Les relations entre l’entité vaticane et l’État italien ne sortent guère de ce cadre diplomatique bilatéral : un nonce à Rome, et un ambassadeur italien auprès du Saint-Siège. En aucun cas le pape n’accepte qu’un ambassadeur auprès de l’État italien le soit aussi auprès de l’État pontifical. La diplomatie vaticane est avant tout l’affaire de la secrétairerie d’État, mais elle est secondée, sur le terrain des opérations humanitaires et des interventions de paix, par le Conseil pontifical « Justice et Paix », ainsi que par la communauté de Sant’Egidio, rendue célèbre par sa médiation réussie au Mozambique en 1992. L’investissement personnel de Jean-Paul II est en outre bien connu, de la question polonaise aux crises irakiennes. En faisant entendre sa voix contre la guerre dans le golfe Persique, en 1990 comme en 2003, il donna une coloration religieuse aux manifestations des Italiens opposés à l’engagement de leur gouvernement aux côtés de Washington, ce qui attestait aussi d’une certaine distanciation entre les deux diplomaties romaines depuis que la Démocratie chrétienne ne présidait plus aux destinées de la République. Jean XXIII avait amorcé un changement durant son pontificat, en desserrant les liens avec les États-Unis 54 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 pour s’autoriser à converser avec les Soviétiques et à se tourner vers l’Est. Paul VI et Jean-Paul II après lui continuèrent dans ce sens, et réaffirmèrent les buts poursuivis par le Saint-Siège sur la scène internationale : la paix, la justice et les droits de l’homme. Et, parmi ceux-ci, Benoît XVI a fait de la liberté religieuse son cheval de bataille. Moins bilatérale et plus ecclésiale, la politique étrangère du pape actuel est davantage tournée vers les organismes internationaux ou vers les peuples eux-mêmes. Jean-Paul II au Parlement Après 1945, la gouvernance démocrate-chrétienne de l’Italie républicaine permit de mieux contrôler la société italienne, mais le Vatican ne perdit pas pour autant sa voix avec la disparition du parti qui l’avait aussi plusieurs fois défié, puisque les catholiques eurent désormais la possibilité de se faire entendre dans toutes les formations politiques. La présence de Jean-Paul II, chaleureusement applaudi en 2002 par tout le Parlement à la tribune du palais de Montecitorio, atteste de l’influence exercée encore par l’Église sur la classe politique italienne – ce qui tient aussi, pour certains, au discrédit jeté sur celleci. De fait, le succès de la coalition menée par Silvio Berlusconi en 2008 reposa largement sur le vote catholique et le soutien de l’Église, ce qui n’empêcha pas le Vatican comme les prélats italiens de lâcher ensuite le président du Conseil et d’accueillir chaleureusement son successeur. L’Église italienne, de par son rôle historique déterminant et sa proximité géographique, entretient naturellement des liens étroits avec le Siège apostolique. La Conférence des évêques d’Italie est effectivement un cas particulier, car son président n’est pas élu mais nommé directement par le pape. Il demeure que, dans le domaine de la liturgie notamment, Benoît XVI nourrit aujourd’hui quelques oppositions parmi les évêques de la Péninsule, majoritairement hostiles au retour du rite traditionnel (rite tridentin). Marie Levant * * Docteur en histoire contemporaine de l’université de Bretagne Occidentale et de l’université La Sapienza de Rome ; a collaboré, avec Christophe Dickès et Gilles Ferragu, à la direction du Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège (à paraître en 2013 chez Robert Laffont). font partie du patrimoine historique de l’Italie ». De fait, le catholicisme imprègne fortement la société et la culture du pays, même si celles-ci n’échappent pas au processus de laïcisation, corollaire de la modernité. Grâce au maillage du territoire par l’institution ecclésiale, l’Église reste un acteur social de premier plan. Elle assure notamment la prise en charge de différentes formes de précarités, soit directement, soit par le biais d’organisations caritatives. L’effondrement de la Démocratie chrétienne en 1994 la prive certes de son relais politique traditionnel, mais son influence se maintient dans le monde syndical au travers de la Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CISL) et de l’Association chrétienne des travailleurs italiens (ACLI) et, plus largement, au sein de la société, par le biais de l’Action catholique italienne, même si les effectifs vont déclinant et d’un réseau associatif étendu et encore dynamique comme en témoigne l’activité du mouvement « Communion et Libération » ou de la communauté de Sant’Egidio. Surtout, l’Église fait entendre sa voix dans les grands débats de société qui concernent l’école, la lutte contre la pauvreté, l’accueil des étrangers, la bioéthique – fécondation artificielle et recherches sur l’embryon – ou encore la défense du mariage. Sur ce dernier point, sa capacité de mobilisation a permis le retrait de la loi instaurant un « pacte civil » (Dico) et interdit pour l’heure tout débat sur le mariage homosexuel. Dans les familles, l’Église accompagne les principaux rites de passage qui scandent la vie – baptême, mariage, funérailles. Son rayonnement au sein de la société italienne se lit aussi dans la part d’impôt que lui versent volontairement encore 90 % des contribuables ou dans le choix que font 80 % des lycéens de suivre l’enseignement facultatif de la religion. Enfin, l’engouement pour certaines dévotions montre une piété fortement enracinée dans la culture populaire : le culte rendu à « Padre Pio » 2 en est un exemple significatif. 2 Padre Pio (1887-1968) est considéré par la ferveur populaire comme un grand saint thaumaturge. Néanmoins, dans le même temps, l’emprise de l’Église sur ses ouailles se desserre. La fréquentation de la messe dominicale ne cesse de baisser : 70 % des Italiens affirmaient s’y rendre en 1956, contre 30 % de nos jours. Cette désaffection touche en particulier les jeunes urbains. Les Italiens sont en outre de plus en plus indifférents aux préceptes moraux de l’Église comme en témoigne la faible fécondité. La légalisation du divorce, en 1970, à laquelle l’Église s’était pourtant vivement opposée, a sans doute marqué une accentuation du fossé qui s’est creusé entre la parole ecclésiale et bon nombre de pratiques sociales de plus en plus individualisées et hédonistes. Une société hédoniste Avec le miracle économique des années 1960, les Italiens sont pleinement entrés dans la société de consommation et des loisirs. À partir de ce moment, automobiles et deux-roues à moteur s’imposent non seulement comme signes extérieurs de richesse et de bien-être, mais aussi comme instruments de liberté et de séduction. Le culte du moteur Ce culte du moteur a souvent été mis en scène par le cinéma italien, du périple de Vittorio Gassman et de Jean-Louis Trintignant au volant d’une Lancia Aurelia dans Le Fanfaron (1962) à la traversée de Rome en Vespa que propose Nanni Moretti dans son Journal intime (1993). Ce scooter, produit par Piaggio à 16 millions d’exemplaires depuis 1946, est quasiment devenu un emblème de l’identité italienne, « l’interprète et l’expression de la société », dit le slogan commercial de la marque. Les marques automobiles, souvent engagées dans des compétitions sportives, font aussi l’objet d’une dévotion patriotique, à l’image de Ferrari, qui atteste de la place particulière que tient le moteur dans la société italienne. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de retrouver l’Italie au deuxième rang pour le nombre de voitures en Europe. Ce goût de l’automobile n’est pas sans conséquences néfastes dans les villes de la Péninsule confrontées à des niveaux de congestion et de pollution qui atteignent également des records européens. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 55 DOSSIER L’Italie : un destin européen La voiture a aussi permis aux Italiens de prendre la route des vacances, autre signe d’enrichissement et d’épanouissement. Depuis le début des années 2000, environ un Italien sur deux part en vacances, contre 11,3 % en 1959. Depuis les années 1980, on assiste à une forte croissance des séjours à l’étranger et désormais un quart des touristes italiens quittent la Péninsule. Les croisières, particulièrement appréciées, semblent notamment incarner les valeurs et les pratiques du nouvel hédonisme italien. La télévision et Internet Au quotidien, la télévision s’impose comme l’une des principales pratiques culturelles au détriment du cinéma, dont l’âge d’or paraît bien révolu. Les Italiens passent en moyenne trois heures et demie par jour devant leur petit écran. Le groupe public de la RAI et l’empire berlusconien Mediaset se partagent le marché télévisuel. Leurs programmes où les émissions de divertissement tiennent une place de choix sont souvent vilipendés pour leur caractère vulgaire et racoleur symbolisé par les « Veline », ces jeunes filles, souvent peu vêtues, dont la seule fonction est d’orner le plateau. Que ce soit sur le réseau public ou privé, la publicité envahit l’antenne, scandant à de multiples reprises émissions, documentaires, films de fiction et retransmissions sportives. Les Italiens sont en outre friands des nouveaux moyens de communication, à commencer par le téléphone mobile qui équipe 91,6 % des foyers italiens (2011). L’Italie possède le plus grand nombre de détenteurs de smartphones en Europe. L’usage du telefonino se fait sans retenu notamment dans l’espace public où d’une certaine manière il se substitue à l’automobile comme produit de distinction sociale. L’accès à Internet se répand également. Dans un pays où près de 60 % des familles possèdent un ordinateur personnel, 54 % d’entre 56 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 elles disposent d’un accès à Internet. En 2009, 49 % des Italiens de plus de 16 ans déclaraient une utilisation fréquente de ce nouveau média. L’Italie se situe en la matière un peu en dessous de la moyenne européenne (56 %). Le sport Les Italiens manifestent une passion sportive parfois immodérée. La pratique du sport contribue à établir un rapport social au corps entre bien-être et paraître. Un peu plus d’un Italien sur cinq (21,9 %) affirmait avoir pratiqué régulièrement une activité sportive en 2011, une part qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Les dépenses annuelles consacrées au sport sont parmi les plus importantes en Europe. Le nombre d’infrastructures sportives est en constante augmentation depuis plusieurs années. À la pratique s’ajoute un fort appétit pour le spectacle sportif, puisque 28,4 % des Italiens ont assisté au moins à une manifestation sportive en 2011. Les trois quotidiens sportifs, la Gazzetta dello Sport à Milan, Tuttosport à Turin et le Corrierre dello Sport à Rome, disposent d’une forte audience. Le football (calcio) est le sport roi, et ce n’est pas seulement un stéréotype de voir en chaque Italien un supporter (tifoso) tant le ballon rond cristallise les identités sociales, politiques, régionales et nationales. Les célébrations des victoires de la Nazionale lors des Coupes du monde en 1982 et en 2006 ont compté parmi les rares manifestations de consensus au sein de la société italienne par ailleurs de plus en plus polarisée d’un point de vue économique et social. Le football résonne toutefois des difficultés et des contradictions de cette société. Les stades connaissent depuis quelques années une désaffection aux explications multiples : inadaptation et vieillissement des infrastructures sportives, violence dans les tribunes, affaires de corruption à répétition et effets de la crise économique. ■ ´ POUR ALLER PLUS LOIN La longue histoire des diasporas italiennes L’utilisation récente du terme diaspora, au singulier ou au pluriel, pour évoquer l’ensemble des personnes d’origine italienne dans le monde ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes. Il est censé désigner à la fois la dispersion, au fil du temps, de millions de migrants originaires de la Péninsule et le maintien d’un lien entre eux. Une émigration ancienne Entre 1876, année de naissance des statistiques officielles, et 1976, 26 millions d’Italiens ont quitté le pays pour aller travailler à l’étranger pour des périodes plus ou moins longues – soit l’équivalent de la population du pays au moment de sa constitution en 1861. Ce bilan, quoique impressionnant, n’est pas unique. D’autres grands pays européens, comme le Royaume-Uni, la Suède, l’Allemagne, ont connu des niveaux d’émigration tout aussi importants. En revanche, la spécificité de l’émigration italienne tient à sa durée dans le temps et à la grande variété de ses destinations : Europe (France, Allemagne, Suisse), Amériques (États-Unis, Canada, Venezuela, Argentine, Uruguay, Brésil), Australie. Ce sont peutêtre ces caractéristiques qui rapprochent les migrations italiennes des diasporas au sens traditionnel du terme (juive, arménienne, palestinienne, etc.), sans le traumatisme d’une expulsion plus ou moins définitive du territoire ancestral et sans le ciment que le souvenir de celui-ci, tout comme l’aspiration toujours frustrée au retour, ont pu représenter en termes de cohésion de la communauté. Dans le cas italien, ce lien semble avoir rencontré des fortunes diverses selon les lieux d’installation et la conjoncture politique et économique. La reconnaissance de ce lien a été et est encore à l’heure actuelle l’enjeu de stratégies discursives non dépourvues d’arrière-pensées. Les temps et les lieux L’itinérance de groupes d’individus originaires de presque toutes les régions de la Péninsule, sillon- nant l’Europe dans l’exercice de leurs activités et/ou à la recherche de moyens de subsistance, est ancienne. La typologie de cette mobilité, dite d’ancien régime, la distingue de l’émigration de la période suivante. Des élites restreintes mais influentes – artistes, hommes politiques, musiciens, comédiens, religieux, architectes, hommes de lettres, navigateurs, marchands – y côtoient alors des groupes d’individus plus nombreux pratiquant des métiers itinérants plus humbles – ramoneurs, chauffagistes, plâtriers, modèles, artistes forains, gelatai (vendeurs de glace), marins, etc. Les deux catégories de migrants s’ignoraient souvent, mais les idées fédératrices portées par quelquesuns ont pu les rapprocher, comme au moment du Risorgimento, entre 1815 et 1861. Il est ainsi désormais largement admis que certaines idées qui ont alimenté ce mouvement à l’origine de l’État-nation italien – surtout son versant républicain et démocratique – et que certains hommes qui les ont mises en pratique évoluaient au sein de cette première diaspora italienne. Giuseppe Garibaldi, marin, mercenaire, marchand, homme politique, peut être ainsi perçu comme l’archétype du migrant qui « fit » l’Italie et contribua à la création d’une identité italienne à partir de l’étranger. Après la constitution du royaume d’Italie (1861), la migration originaire de la Péninsule connut une triple mutation d’un point de vue social, quantitatif et géographique. La migration des élites diminua nettement. Elle n’a retrouvé un nouveau souffle qu’avec les exilés politiques de la fin du siècle et, surtout, de la période fasciste. La migration populaire devint quant à elle rapidement une émigration de masse au sein de laquelle les individus, pour la plupart des paysans de sexe masculin promis au destin de prolétaires, furent majoritaires, sans que, pour autant, des migrants en possession de compétences spécifiques disparaissent complètement. L’ampleur de cette migration en fit bientôt un véritable exode. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 57 DOSSIER L’Italie : un destin européen Si ce mouvement n’épargna aucune région du pays et se dirigea vers un grand nombre de destinations, des orientations privilégiées se dessinèrent en fonction des régions de départ. Les méridionaux choisirent dans leur grande majorité l’Amérique du Nord, et les septentrionaux l’Europe. Mais des ressortissants du Piémont ou de la Vénétie allèrent aussi bien en France ou en Allemagne qu’au Brésil ou en Argentine. Toutes destinations confondues, cette migration de masse, au moins jusqu’en 1914, partageait certains traits communs. Elle était, dans sa très grande majorité, composée d’hommes dans la force de l’âge qui se heurtèrent souvent, dans un premier temps, à l’hostilité – parfois violente, pouvant prendre les formes du lynchage (Nouvelle-Orléans, 1891) ou de la chasse à l’homme (Aigues-Mortes, 1893) – de la population locale. Elle était alors vécue par les migrants comme une parenthèse temporaire, destinée à se refermer une fois accumulé assez d’argent pour permettre de meilleures conditions de vie à leur retour. En dehors du travail, les repères fondamentaux pour ces millions d’hommes restaient le village d’origine et la famille avec ses réseaux de parenté. En ce sens, l’identité locale et les réseaux familiaux constituaient les pivots autour desquels s’organisait leur existence. On comprend dès lors que l’on ait pu parler pour cette époque d’une multiplicité de diasporas non pas italiennes mais originaires d’Italie 1. Une autre Italie ? Ce n’est que progressivement, et surtout dans les périodes de crise, quand l’accès aux différents pays d’accueil se fit plus problématique, que des « colonies » relativement stables se constituèrent. En Allemagne, en Suisse et en France surtout, à des vagues d’afflux massifs succédèrent des périodes de stabilisation d’une partie des migrants arrivés lors de la vague précédente 2. Aux États-Unis, devenus à la veille de 1914 la principale destination de l’émigration italienne, mais qui ferma ses portes après 1920. 1 Donna R. Gabaccia, Italy’s Many Diasporas, UCL Press, Londres, 2000. Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Plon, Paris, 1993 (plusieurs fois réédité depuis). 2 58 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Au Brésil et en Argentine, où la population italienne de São Paolo ou de Buenos Aires fut pour un temps majoritaire. En Australie et au Canada, enfin, où l’afflux, quoique relativement tardif, demeura massif jusqu’aux années 1970. Cette phase de stabilisation, plus ou moins longue selon les pays, a dessiné les traits des groupes d’individus et des familles d’origine italienne dispersés actuellement aux quatre coins du monde. Paradoxalement, nombre d’entre eux, pour lesquels au départ l’identité locale l’emportait sur tout le reste, se découvraient italiens au moment même où ils entamaient un parcours qui allait les conduire à assumer l’identité nationale des pays d’accueil. Ces derniers ayant chacun sa manière de se concevoir en tant que nation et donc une stratégie propre d’admission, d’intégration et/ou d’assimilation des personnes venues d’ailleurs, le processus ne pouvait qu’aboutir à des groupes d’origine italienne très diversifiés. Les autorités italiennes mettent fréquemment en avant quelques chiffres pour présenter cette diaspora : ainsi 5 millions de citoyens italiens à l’étranger auraient pris part à l’élection du Parlement italien d’après une loi votée en 2001, et il y aurait dans le monde 60 millions d’oriundi, c’est-à-dire de personnes ayant au moins un aïeul italien. La boucle serait ainsi bouclée : si entre 1876 et 1976 autant d’Italiens qu’en comptait la population du royaume en 1861 avaient quitté l’Italie, il y aurait actuellement dans le monde autant d’oriundi que d’Italiens résidant en Italie même. Ces chiffres perpétuent le fantasme illusoire autant que récurrent, notamment sous le fascisme, d’une deuxième Italie, d’une autre Italie existant en dehors de la Péninsule et qui lui serait comparable par sentiments et cohésion. Antonio Bechelloni * * A été maître de conférences à l’université Charles-de-Gaulle Lille 3. Il a codirigé Les Petites Italies dans le monde (Presses universitaires de Rennes, 2007), réuni et introduit les textes de Vittorio Foa, Une traversée du siècle (coll. « Cahiers de l’Hôtel de Galliffet », vol. 29, Institut culturel italien de Paris, 2011) et codirigé « La vie intellectuelle entre fascisme et République. Italie 1940-1948 » (Laboratoire italien. Politique et société, n° 12-2012, ENS Éditions, Lyon, 2012). Le régionalisme : du dépassement au retour inachevé Christophe Roux * * Christophe Roux est maître de conférences en science politique à l’université Montpellier 1 La question du régionalisme se pose en Italie tant au plan politique qu’institutionnel. Surmontée à la politiques de l’Europe latine (CEPEL) – unité mixte de recherche proclamation de l’Unité en 1861, elle a progressivement (UMR 5112) du CNRS. refait surface depuis le milieu du XXe siècle. Après une régionalisation précoce quoique lentement mise en œuvre, le processus s’est accéléré ces quinze dernières années. Le tournant fédéral demeure cependant inachevé et le contexte de crise rend désormais malaisée la définition de l’équilibre territorial actuel du pays. et chercheur au Centre d’études Poussée nationaliste lors des élections municipales en Flandres appelant à l’adoption d’une structure confédérale en Belgique, acceptation d’un compromis entre le gouvernement britannique et le gouvernement régional écossais pour qu’un référendum sur l’indépendance de l’Écosse soit organisé d’ici 2014, mobilisations afin d’obtenir un référendum similaire en Catalogne : le régionalisme a connu un regain d’actualité en 2012. Ce phénomène n’est pas inconnu en Italie. L’unité italienne s’est faite sur la base d’une fragmentation territoriale pluriséculaire et le pays s’est trouvé confronté à deux tendances essentielles du régionalisme : l’une politique, l’autre institutionnelle 1. La première renvoie à la mobilisation politique pour la défense des intérêts culturels, économiques et politiques de 1 Nous reprenons ici en partie la distinction suggérée par Romain Pasquier, in Le Pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et gouvernance en France, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 37. territoires infra-étatiques, tandis que la seconde concerne la consécration institutionnelle de certaines formes de décentralisation. Une différenciation territoriale héritée L’Italie est un État dont l’unification est relativement récente. La proclamation du royaume d’Italie en 1861 met un terme à des siècles de division territoriale et d’ingérences étrangères. Si l’idée que l’Italie représentait une entité susceptible de « faire pays » a été exprimée par des hommes de lettres comme Dante, Boccace, Pétrarque ou Machiavel, la réalité politique est celle d’une fragmentation persistante. La péninsule italienne est longtemps demeurée une collection d’entités politiques de statuts divers et aux contours changeants. Au lendemain du congrès de Vienne en 1815, ce sont plusieurs « États pré-unitaires » qui structurent l’espace actuellement identifié comme Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 59 DOSSIER L’Italie : un destin européen italien et, en 1848, le chancelier autrichien Metternich qualifie l’Italie de « simple expression géographique ». L’Unité proclamée en 1861 intervient comme le couronnement de l’inspiration politique du Risorgimento 2. La question se pose alors de savoir que faire d’un héritage territorial si composite. D’un point de vue intellectuel, différentes options sont envisageables : conserver les entités anciennes pour les assembler dans une structure fédérale, modifier la structure d’ensemble tout en faisant une place à un certain degré d’autonomie locale ou bien opter pour une structure centralisée. Entre un Nord moteur, un Centre suiveur et un Sud réticent, les attitudes divergent vis-à-vis du processus unitaire. Le choix final est celui de la centralisation « à la française » plutôt que d’un fédéralisme à l’allemande 3. Le territoire italien est divisé en entités administratives homogènes – les provinces – identifiées par leur chef-lieu où siège le préfet représentant le gouvernement central installé à Rome à partir de 1871. Ce système prévaut sous la monarchie constitutionnelle – quoique assoupli en 1888 – et est rendu plus strict par le régime fasciste entre 1922 et 1943. Pour autant, la nouvelle façade unitaire ne peut effacer d’un coup une fragmentation qui n’est pas uniquement un héritage. Le développement économique et social de l’Italie unie s’effectue sur la base d’un dualisme fort, opposant un Nord industriel et de plus en plus aisé à un Sud agricole et défavorisé. De ce fait, la question des tensions territoriales change de nature : ce ne sont plus les sous-ensembles constitués par les États pré-unitaires qui posent problème mais, davantage, l’existence de deux grands ensembles supposés obéir à des modalités d’organisation distinctes. Cette dichotomie absorbe, dès la fin du xixe siècle, les nuances régionales. Le terme de « question méridionale » résume la problématique du développement inégal renvoyant 2 Pour un aperçu de ce processus, voir Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine, 1770-1922, Armand Colin, Paris, 2004. 3 Daniel Ziblatt, Structuring the State. The Formation of Italy and Germany and the Puzzle of Federalism, Princeton University Press, Princeton, 2006. 60 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 au déficit d’intégration socio-économique et politique des territoires méridionaux et insulaires. Dès la fin du xixe siècle, cet enjeu commence à faire l’objet de politiques régionales de développement menées par l’État central qui cherche à résorber l’écart entre Nord et Sud. Un régionalisme institutionnel récent C’est au milieu du xxe siècle que le régionalisme politique revient sur le devant de la scène. Dès l’entre-deux-guerres sont en effet apparus des mouvements revendiquant une forme d’autonomie régionale, par exemple dans la région de Trente au nord, incorporée au royaume d’Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale, ou en Sardaigne dans le Sud insulaire. Plusieurs autres régions font de même à la chute du fascisme puis à la Libération – comme la Sicile ou la Vallée d’Aoste. À ces revendications particularistes s’ajoute, chez les constituants de l’ère républicaine, une défiance générale envers les instruments de contrôle jugés trop contraignants tels que la centralisation. La structure territoriale constitutionnelle C’est dans cet état d’esprit marqué par le « complexe du tyran » que la Constitution de 1947 met en place une régionalisation inédite. Elle prévoit en effet l’introduction de structures régionales entre le niveau étatique et les échelons provinciaux et communaux. Ces collectivités territoriales disposent de compétences constitutionnellement garanties (titre V). Le pouvoir législatif régional est encadré : les régions ne peuvent l’exercer que dans les domaines qui leur sont attribués et à condition de respecter les principes fondamentaux fixés par les lois de l’État. Il repose sur des structures représentatives avec un exécutif collégial qui est l’expression d’un conseil régional élu au suffrage universel. Dix-neuf puis, en 1963, vingt régions sont alors mises en place. Cette régionalisation italienne présente deux caractéristiques originales. Elle est d’abord asymétrique, cinq régions (Sicile, Sardaigne, L’Italie contemporaine ALLEMAGNE SUISSE Va d’Allée ost e FRANCE Lom bar rin Turi Turin Tu Pié n an ilan Milan M die i rescia re Bre Brescia mo nt AUTRICHE Tre n Ha tinAd utige Vén é tie o Véron V Vérone Lig urieGênes es SLOVÉNIE rme Parme Pa V Venise Trieste dènee odène Mo Modè M o ggio g gg Reggio Reg iee Ém lie d'Émilie d Ém ilie u Livourne Fr Vé ioul juli nétie enn e -Ro FFerrare Bologne Ravenne ma gne ore lore Flore FFlorence Flo CROATIE Tos c ane Rimini ous Pérouse BOSNIEHERZÉGOVINE H Ma rch es Om brie Ab Rome ruz Lat zes ium Sar Mo dai gne lise Foggia Cam pan N Naples ie Cagliari Bari Pou Salerne ille Bas s te Tarente Cal abr Limites : de région de province Site classé au patrimoine mondial de l’Unesco Population des villes, 2011 (en milliers) 10 e Palerme Messinee Sici le Reggio de Calabre Catane 50 2 664 30 premières villes Sources : Istituto nazionale di statistica, recensement 2011 et fond de carte, www.istat.it ; Unesco, www.unesco.org Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 ilica Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 61 DOSSIER 62 L’Italie : un destin européen Vallée d’Aoste, Trentin-Haut-Adige et FrioulVénétie-Julienne) disposant de prérogatives élargies en vertu de « statuts spéciaux » constitutionnels. Ce choix répond à la volonté de donner des gages aux revendications autonomistes localement exprimées et parfois soutenues à leurs frontières, notamment par l’Autriche dans le cas du Trentin-Haut-Adige germanophone. Ensuite, la régionalisation tarde à devenir une réalité dans les quatorze puis quinze autres régions à statut ordinaire. Les gouvernements de coalition à dominante démocrate-chrétienne ont en effet montré fort peu d’empressement à adopter les dispositions législatives qui, dans les régions d’Italie centrale les plus favorables à la gauche, auraient accordé au Parti communiste italien une influence politique dont il était privé au niveau national. Il faut attendre une loi de 1968 pour que les premières élections régionales aient lieu, deux ans après, dans les quinze territoires ordinaires. Quoique tardif, ce dispositif n’en demeure pas moins à l’avant-garde des mesures adoptées par la suite en Espagne, en France ou au Royaume-Uni. Dès lors, les tendances autonomistes sont canalisées dans la République italienne régionalisée. Elles exercent une domination qui ne s’avère durable que dans les régions autonomes de la Vallée d’Aoste (avec l’Union valdôtaine) et dans la province de Bolzano (avec le Parti populaire du Sud-Tyrol). Ailleurs, les traces de mobilisation se dissolvent à l’instar de la Sicile ou de la Sardaigne. l’essentiel des ressources financières provenant de reversements nationaux est englouti dans la gestion du secteur hospitalier. Pour ces raisons, la régionalisation italienne apparaît largement « en trompe-l’œil » 4. Les différences significatives de résultats dans l’action publique régionale témoignent aussi d’un écart tendanciel toujours résistant entre des régions du Nord et du Centre efficientes et des régions méridionales davantage à la peine 5. Une vie politique régionale en trompe-l’œil La vie politique des régions tend ainsi à reproduire la scène politique nationale avec des rapports de force variables entre les principaux partis. Des « subcultures territoriales » sont alors mises en évidence par de nombreux chercheurs, opposant régions à dominante démocratechrétienne (Nord-Est) ou communiste (Centre). Du point de vue institutionnel cependant, la marge de manœuvre effective laissée aux régions s’avère modeste. Leurs compétences sont limitées et relèvent principalement de l’aménagement du territoire régional. En outre, Une autonomie régionale accrue Parmi les nouveaux acteurs figurent des ligues régionales actives dans le nord de l’Italie Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 La nouvelle donne Au début des années 1990, le système politique italien connaît un tournant qui comporte un volet territorial de première importance 6. Le fonctionnement du régime républicain reposait jusque-là sur la domination politique de la Démocratie chrétienne qui avait guidé ou soutenu des coalitions avec des partenaires du centre et de la gauche, étirant dans les années 1980 les marges de ses alliances au profit d’un rassemblement à cinq partis – avec le Parti socialiste italien et les plus petites formations social-démocrate, républicaine et libérale. Ces partis sont balayés au début des années 1990 dans une crise politique multiforme dont le trait le plus saillant est la série de scandales politicofinanciers connus sous le terme de Tangentopoli. Les anciens partis sont délégitimés tandis que de nouveaux se forment. Ils occupent le vide laissé par la dissolution des anciennes formations, inaugurant ainsi une période de recomposition instable encore ouverte à ce jour 7. 4 Arnaldo Bagnasco et Marco Oberti, « Le trompe-l’œil des régions en Italie », in Patrick Le Galès et Christian Lequesne (dir.), Les Paradoxes des régions en Europe, La Découverte, Paris, 1997, p. 149-163. 5 Robert Putnam, Making Democracy Work. Civic Traditions in Modern Italy, Princeton University Press, Princeton, 1993. 6 Christophe Roux, « Les régions : de la consécration constitutionnelle au lent tournant fédéral », in Marc Lazar (dir.), L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Fayard, Paris, 2009, p. 169-179. 7 Ces phénomènes complexes sont clairement synthétisés par Hervé Rayner, dans son ouvrage L’Italie en mutation, coll. « Les Études », La Documentation française, Paris, 2007. © AFP / Giuseppe Cacace depuis les années 1980. Emmenées par Umberto Bossi, cofondateur de la Ligue lombarde 8, la majorité d’entre elles forment une fédération, la Ligue du Nord (Lega Nord), en 1991. Le mot d’ordre de ce mouvement est la remise en cause des formes, sinon de la substance, de la construction unitaire italienne : le Nord, partie prospère et industrieuse du pays, souffrirait de voir ses richesses captées par Rome au profit d’une classe politique inefficace et d’un Sud dépeint, sur un ton populiste, comme parasite. La solution préconisée, pour répondre à ce diagnostic qui, en période de crise, fait mouche auprès d’une portion inédite de l’électorat d’Italie du Nord, consiste à réformer la règle de distribution territoriale des pouvoirs dans le sens d’une plus grande autonomie. Brandissant la menace d’une sécession du Nord ou d’une partition entre le Nord, le Centre et le Sud, la Ligue prêche au minimum 8 Créée en 1982 par Umberto Bossi, la Ligue autonomiste lombarde devient la Ligue lombarde en 1984. Son nom fait écho aux alliances militaires nouées aux xiie et xiiie siècles par les cités de Lombardie pour contrecarrer les ambitions hégémoniques des empereurs germaniques. Remontant à la Renaissance, la tradition de mécénat des banques italiennes se perpétue encore de nos jours et joue un rôle important dans la vie culturelle locale. La banque Monte dei Paschi di Siena (ici son siège le palazzo Salimbeni), fondée en 1472, finance ainsi la course annuelle du Palio à Sienne. pour une nouvelle structure d’ensemble qui prendra l’aspect du fédéralisme. D’abord portée par la Ligue du Nord, cette réforme fédérale fait l’objet d’une conversion de l’ensemble des partis politiques recomposés – la nouvelle droite incarnée à partir de 1994 par Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, devenu le parti du Peuple de la liberté en 2008, mais aussi la gauche rénovée des Démocrates de gauche, composant aujourd’hui une part essentielle du Parti démocrate. C’est une majorité de centre-gauche qui introduit à partir de 1997 les premières mesures législatives permettant d’inaugurer des transferts de compétences vers les collectivités territoriales dans la limite alors consentie par la lettre de la Constitution via délégation du pouvoir législatif au gouvernement. Sont ainsi décentralisées les « fonctions et tâches administratives relatives à la défense des intérêts et à la promotion du développement » des différentes collectivités. Ces mesures sont couronnées par un renversement de compétences hautement symbolique Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 63 DOSSIER L’Italie : un destin européen en 2001. Selon le nouvel article 117 du texte constitutionnel, « c’est aux régions que revient le pouvoir législatif pour tout domaine non expressément réservé à la législation de l’État ». La compétence de principe revient désormais aux régions italiennes tandis que le pouvoir central ne dispose que d’une compétence d’attribution définie par la Constitution. L’Italie s’inscrit ainsi dans une tendance européenne à voir le pouvoir central se dessaisir de pouvoirs de plus en plus nombreux en faveur – mais aussi à la charge – des échelons territoriaux inférieurs. Un processus complexe Pour autant, ce processus s’avère d’une grande complexité et recèle une part de fauxsemblants. Si le terme « fédéral » frappe dans un pays de tradition centralisatrice, il n’en demeure pas moins que l’Italie n’a cessé de se définir, selon la lettre de sa Constitution, comme une « république une et indivisible ». Le pouvoir central ne s’est pas complètement dépouillé de ses prérogatives : ses pouvoirs exclusifs sont largement intacts dans les domaines régaliens (politique étrangère, défense et sécurité, monnaie, justice) et la concertation entre Rome et les régions est obligatoire sur de nombreux sujets. L’accroissement des compétences régionales, qui a fait l’objet en 2005 d’une tentative d’approfondissement désavouée l’année suivante par les électeurs italiens 9, n’a en outre pas été suivi de manière synchronisée d’une réforme des moyens financiers. Depuis lors, la question de la définition de règles d’attribution et de distribution des ressources fiscales constitue un grand chantier du fédéralisme italien. Ce chantier ouvert, accéléré en 2009 par l’adoption d’une loi posant un certain nombre de règles en matière de « fédéralisme fiscal », n’est pas achevé. Deux remarques peuvent être formulées à cet égard. Au plan politique, l’importance prise par le régionalisme institutionnel n’est pas restée ● 9 Christophe Roux, « La devolution en Italie : l’échec d’une réforme symbolique dans le processus de fédéralisation », in Anne-Marie Motard (dir.), Dévolution, identités et nationalismes. Une mise en perspective européenne du cas britannique, Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2009, p. 101-119. 64 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 sans effet sur l’organisation de la compétition politique italienne. D’un côté, un parti comme la Ligue du Nord, dès lors qu’il a intégré à partir de 1994 le jeu politique national, a perdu de sa connotation purement locale pour s’ancrer dans la droite italienne sur un registre populiste – quitte à en subir les aléas électoraux au gré des deux décennies suivantes. De l’autre, un grand nombre de dirigeants politiques locaux ont joué le jeu de la carte territoriale pour renouveler leur image dans la compétition électorale. L’un des exemples les plus marquants est celui du Mouvement pour les autonomies. Cette formation, dont le fondateur et leader est un ancien démocrate-chrétien, a emporté la majorité régionale en Sicile en 2008 tout en s’associant à la coalition de droite menée par S. Berlusconi 10. ● Au plan institutionnel, les péripéties de l’actualité politique italienne ont rattrapé ce fédéralisme inachevé. Dans un contexte de révision drastique des dépenses publiques, le président du Conseil Mario Monti a annoncé le 9 octobre 2012 un projet de révision du titre V de la Constitution relatif à l’ordonnancement territorial du pays en proposant une recentralisation dans certains domaines. A été invoquée la nécessité d’une plus grande cohérence de l’action publique et d’une gestion plus rigoureuse des deniers publics qui n’avait pas toujours caractérisé, loin s’en faut, l’action des collectivités régionales au cours de la dernière décennie. Cette nouvelle orientation dont la mise en œuvre est pour l’heure suspendue a suscité des réactions partagées en Italie. Certains approuvent les corrections nécessaires vis-à-vis d’un processus qui répondait, selon eux, à des considérations avant tout politiciennes, alors que fusent les critiques des acteurs engagés dans le processus fédéral, qu’il s’agisse de forces politiques – la Ligue du Nord au premier chef –, mais aussi des présidents de région appelant à la concertation. ■ 10 André Fazi, « L’émergence d’un néo-méridionalisme politique en Italie : vers l’accroissement de la fracture territoriale ? », Critique internationale, n° 50, 2011, p. 111-128. ´ POUR ALLER PLUS LOIN Patrimoine et politique culturels en Italie L’Italie dispose d’un patrimoine historique et culturel sans égal. Sa gestion relève de l’État et des autorités publiques, mais l’importance des coûts et les difficultés économiques entraînent la recherche de nouveaux modèles. La richesse du patrimoine S’agissant du tourisme international, l’Italie figure ainsi au cinquième rang mondial (derrière les États-Unis, l’Espagne, la France et la Chine) avec des recettes de l’ordre de 40 milliards d’euros par an. Elle accueille environ 40 millions de visiteurs internationaux chaque année. Dans le même temps, faute d’investissements suffisants dans les domaines de la protection et de la restauration des biens culturels, certains d’entre eux – comme © AFP / Roberto Salomone L’image de l’Italie est étroitement associée à l’art, qu’il s’agisse du patrimoine historique et archéologique, des musées ou encore de l’opéra (avec la Scala de Milan ou la Fenice à Venise), mais aussi, dans un registre connexe, aux industries du luxe, à l’artisanat d’art et au design. La richesse du patrimoine italien sous toutes ses formes (archéologique, religieux, historique, architectural, paysager, immatériel…) est certes mise à mal par le développement économique, la spéculation foncière et le mitage de l’environnement aux abords des villes. Elle constitue néanmoins une source de revenus non négligeable à travers le tourisme culturel, florissant à Venise, à Rome, à Naples, à Milan ou encore à Florence, et, indirectement, à travers le succès de l’industrie, des productions artisanales et des designers italiens. Faute de crédits nécessaires pour des campagnes de restauration massive, plusieurs maisons (comme ici celle dite du Moraliste) se sont écroulées à Pompéi depuis quelques années, suscitant une polémique sur la gestion du patrimoine italien. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 65 DOSSIER L’Italie : un destin européen les sites mondialement réputés de Pompéi ou de Rome – sont menacés dans leur intégrité 1. Le budget du ministère de la Culture a encore baissé à la suite de la crise économique, alors même qu’il ne représentait que 0,2 % du budget de l’État en 2012. Or, face à une forme d’inefficacité bureaucratique et aux limites des tentatives de modernisation – qui a pourtant donné des résultats significatifs dans la période récente –, la tentation de la « privatisation » des biens culturels reste présente. Des rumeurs ressurgissent régulièrement concernant les intentions qu’aurait l’État de se séparer de tel ou tel élément de son riche patrimoine culturel 2. Se pose alors la question de savoir – au-delà des concours d’urgence de l’Union européenne – si les aides de mécènes internationaux (comme à Venise) ou du mécénat des entreprises privées (comme à Rome) suffiront à assurer sans dommage la transmission du patrimoine italien aux générations futures ; soit 4 000 musées (dont 400 relèvent de l’État et 40 % des communes, le reste appartenant à l’Église, aux universités, aux autres collectivités territoriales, à des associations et des fondations, ou encore à des personnes privées) et quelque 100 000 églises et édifices religieux, 47 sites étant de surcroît classés au patrimoine mondial de l’Unesco. La tutelle de l’État Élément essentiel dans la construction – récente – de l’unité du pays, la volonté de dessiner une véritable politique culturelle en Italie est affaiblie par le souvenir de l’époque fasciste, caractérisée par l’instrumentalisation politique des arts et de la culture sous l’égide du ministère de la Culture populaire. Au sortir de la guerre, la Constitution italienne indique dans son article 9 que « la République promeut le développement de la culture et de la recherche scientifique. Elle protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la nation ». Inclus dans un premier temps dans le ministère de l’Instruction publique, le ministère des Biens cultu1 Voir « Les grands chantiers de Rome », Le Journal des Arts, 2 novembre 2012. Voir « Heritage Sell-off by Italian State about to Become Law », The Art Newspaper, 12 décembre 2003. 2 66 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 rels et environnementaux est créé en 1975. Il se transforme par la suite, en 1998, en ministère des Biens et Activités culturels, du fait de l’adjonction du secteur du spectacle vivant. Le ministère, au-delà de ses diverses configurations institutionnelles, est doté depuis l’après-guerre de deux grandes missions, le développement culturel et la protection du patrimoine. Elles ont été interprétées différemment en fonction de la couleur politique des gouvernements successifs, des mutations socio-économiques du pays et des équilibres changeants entre le centre et la périphérie. Les biens culturels sont considérés comme faisant partie du patrimoine national et sont placés à ce titre sous la tutelle de l’État. Les régions possèdent des compétences en ce qui concerne les musées et les bibliothèques d’intérêt local. La primauté de l’État en matière de tutelle (Constitution de 1947 ; lois de 1939, 1975, 1990 et 1997), en dépit des réformes décentralisatrices des années 1970, laisse néanmoins subsister incertitudes et superpositions de compétences entre acteurs publics. Les régions ont répondu en promouvant une autre approche de la culture et en en faisant un élément notable des politiques publiques locales. La politique culturelle fait ainsi office de vecteur privilégié de l’affirmation identitaire régionale, ainsi que des politiques de développement local des provinces et des communes. De fait, la plupart des missions dont se sont dotées les collectivités territoriales vont au-delà des compétences énoncées par les dispositions constitutionnelles ou législatives. Mais le centralisme qui caractérise – y compris dans le domaine culturel – l’action publique, avec ses incohérences, sa lourdeur bureaucratique et ses dysfonctionnements, n’est pas toujours compensé par le dynamisme des régions, des provinces et des villes. Les surintendances (Soprintendenze) représentent l’État dans les territoires et possèdent une expertise scientifique en matière de conservation du patrimoine. Elles n’ont pour leur part pas toujours accordé un intérêt marqué aux questions de développement et de valorisation en direction du public. Quant aux musées, aux monuments et aux sites archéologiques, ils souffrent d’un manque d’autonomie de gestion, de souplesse de fonctionnement et de professionnels © AFP / Christophe Simon Ouvert en 2010 à Rome, le Musée national des arts du XXIe siècle, ou Maxxi, a été confronté dès 2012 à de graves difficultés financières en raison de la réduction des subventions de l’État. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 67 DOSSIER L’Italie : un destin européen qualifiés, ce qui les empêche bien souvent d’adopter les bonnes pratiques identifiées à l’échelle internationale pour leur mise en valeur. L’Italie a créé dès 1969 une brigade spécialisée chargée de la protection du patrimoine culturel (Tutela Patrimonio Culturale). Elle déploie des efforts vigoureux pour obtenir la restitution de pièces archéologiques sorties illégalement du territoire – elles seraient au nombre de plusieurs centaines de milliers dans les dernières décennies. Ainsi, le pays multiplie les accords avec de grands musées internationaux pour le retour des pièces majeures issues de fouilles illégales, de vols 3 et de trafics. C’est ce dont témoignent les négociations conduites par exemple avec la fondation Getty, le musée des Beaux-arts de Boston ou encore le Metropolitan Museum of Art de New York, qui ont abouti au retour d’œuvres prestigieuses vers l’Italie. La recherche de nouveaux modèles économiques La protection des biens culturels souffre d’un sousfinancement chronique, qui s’accompagne d’une approche hésitante en termes de valorisation économique. Ce constat avait conduit le ministre de la Culture, de 1992 à 1994, Alberto Ronchey, à réformer l’organisation des musées nationaux en étendant les horaires d’ouverture, en ouvrant au secteur privé la gestion des librairies, des boutiques et des restaurants de ces établissements, et en encourageant la location d’espaces. Les progrès dans l’accueil des publics (publications, visites guidées, services éducatifs, audioguides…) se traduisent par une sensible augmentation des prix d’entrée dans les musées, les églises et les monuments ; voire, dans certains cas, par l’essor des réservations obligatoires préalables à la visite. La surfréquentation touche en effet certains établissements. Par exemple, la fréquentation des musées du Vatican, avec 5 millions de visiteurs en 2011, a doublé en dix ans. Plus récemment, l’élaboration d’un document de référence, l’Acte national sur les normes muséales (Atto di indirizzo, 2001), a conduit le ministère à proposer des orientations considérées comme essentielles pour la gestion des sites culturels. Inspiré des bonnes pratiques identifiées à l’échelle internationale et adapté par les différentes régions en fonction de leurs spécificités, l’Acte s’accompagne, selon les territoires, de procédures d’accréditation et d’outils d’autoévaluation. D’une manière générale, le secteur culturel cherche désormais à diversifier ses revenus à travers le développement de ressources propres, l’appel au mécénat des entreprises et des fondations, le loto, les fonds structurels européens et les bâches publicitaires placées sur des monuments en cours de restauration. Ces nouveautés n’empêchent pas le Maxxi, un musée futuriste construit à Rome par l’architecte Zaha Hadid et ouvert en 2010, de connaître actuellement de préoccupants problèmes de financement et de gouvernance. N’est-ce pas en définitive le signe qu’un équilibre n’a pas encore été trouvé entre protection et valorisation du patrimoine, entre rôle scientifique et recherche de débouchés touristiques pour la culture, entre mission éducative et espoir d’une rentabilisation économique du secteur culturel ? 3 Malheureusement, les vols de livres et de manuscrits anciens intervenus récemment à la bibliothèque Girolamini à Naples étaient le fait… de son directeur et de ses complices, ce qui suscite des interrogations sur les conditions mêmes de sa nomination, voir Elisabetta Povoledo, « At Root of Italy Library’s Plunder, a Tale of Entrenched Practices », The New York Times, 11 août 2012. 68 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Jean-Michel Tobelem * * Option Culture, www.option-culture.com – option.culture@ wanadoo.fr La construction européenne : le guide et le bâton * Dominique Rivière Dominique Rivière * est professeur de géographie à l’université Paris-Diderot. Ses Bien qu’étant l’un des quatre grands pays de l’Union européenne, l’Italie se voit marginalisée aujourd’hui européenne, politiques par la crise de la dette souveraine. Celle-ci s’inscrit d’aménagement du territoire et dans une tendance plus ancienne, qui alimente dans question régionale. Elle est membre la Péninsule une hantise du décrochage à l’égard de l’unité mixte de recherche « Géographie-cités ». des partenaires européens. Pourtant, l’Italie est profondément européenne dans le sens où les questions i communautaires et les questions intérieures s’y interpénètrent largement. L’intégration européenne, qui demeure relativement consensuelle, souligne à certains égards le clivage Nord-Sud, en même temps qu’elle joue aussi un rôle de ciment national. recherches portent sur l’Italie, sur les rapports entre construction L’Italie est l’un des quatre grands de l’Union européenne. Elle représente quelque 12 % de sa population et de sa richesse. Mais, depuis l’automne 2009, plombée par une dette souveraine de 1 900 milliards d’euros (120 % de son produit intérieur brut), elle est souvent considérée comme un maillon faible, à l’instar du reste de l’Europe du Sud, voire un danger pour la zone euro. C’est sous la pression des agences de notation et du Conseil européen que le gouvernement Berlusconi a cédé la place, à l’automne 2011, au gouvernement Monti. La note du pays a été à nouveau déclassée par Standard & Poors en janvier 2012 – elle passe alors à BBB+ – et, en mai 2012, c’était au tour de celles de ses banques… La situation de l’Italie dans l’Union européenne ne saurait cependant se résumer à cette image de géant aux pieds d’argile. Ses rapports avec l’Union européenne sont complexes, et, pour être plus discrets que le fameux couple franco-allemand, ils n’en sont pas moins importants car faits d’interpénétrations multiples entre le niveau national et européen. En témoigne, par exemple, le duo formé par Mario Monti, à Rome, et Mario Draghi, à Francfort : peu d’États ont poussé aussi loin la porosité des niveaux européen et national en ce qui concerne leurs personnels politiques et techniques, qui circulent aisément de l’un à l’autre – du gouvernement Dini des années 1990 au gouvernement Monti, sans parler de Romano Prodi, Premier ministre de 1996 à 1998 puis de 2006 à 2008, et président de la Commission européenne entre 1999 et 2004. Cette imbrication entre l’échelle nationale et l’échelle européenne se retrouve dans bien Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 69 DOSSIER L’Italie : un destin européen des caractéristiques de la Péninsule, des grandes orientations de son développement – le miracle italien contemporain du traité de Rome – jusqu’à l’organisation de son territoire. En effet, comme l’Allemagne, l’Italie connaît de grandes disparités régionales de richesses, opposant ici Nord et Sud – l’écart va de un à deux entre la Campanie et la Lombardie pour le PIB par habitant –, qui en font un résumé des clivages de développement présents entre les pays européens. De ce fait, alors que pour la France les querelles récurrentes sur les négociations budgétaires européennes renvoient souvent à la politique agricole commune (PAC), pour l’Italie – qui fournit 13 % du budget communautaire et est, elle aussi, contributrice nette –, elles renvoient davantage, comme en Allemagne, à la politique européenne de cohésion 1, du fait du classement de quatre régions du Sud parmi les zones prioritaires de cette politique. L’Europe, un ancrage pour l’Italie À l’instar de l’Allemagne, l’adhésion au projet européen, portée par Alcide De Gasperi, fondateur de la Démocratie chrétienne – et l’un des pères de l’Europe avec Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer… –, a été pour l’Italie l’un des outils de la rupture avec le fascisme. Initialement, elle a été à la fois l’un des facteurs de son intégration au camp occidental – adhésion au pacte Atlantique dès 1949 – et un utile contrepoint de cette dernière, car elle lui a aussi permis de peser davantage sur la scène européenne. Un gradient Nord-Sud souligné par l’intégration européenne Alors que la réconciliation portée par la construction européenne a été pour l’Allemagne l’occasion de retrouver sa puissance, pour l’Italie elle a constitué le cadre même de l’accession au développement économique. Elle a donc eu une influence directe sur ses modalités, qu’il 1 La politique régionale de l’Union européenne, également appelée politique de cohésion, vise à développer la cohésion économique et sociale de son territoire et à atténuer les inégalités de développement, accentuées avec les élargissements. 70 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 s’agisse de l’adhésion au libre-échange ou du choix, a priori étonnant pour un pays peu doté en matières premières, d’adhérer à la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), corollaire de l’essor, à la même époque, de la sidérurgie intégrée littorale 2. Si l’on prend pour indicateur les échanges commerciaux, l’Italie apparaît désormais, comme ses voisins, marquée par une forte intégration européenne, qui reste évidente même si elle s’atténue du fait de la mondialisation des économies. L’Union européenne représente 54,1 % des importations et 55,1 % des exportations italiennes 3. L’Allemagne (respectivement 15,3 % et 13,1 %) et la France (8,6 % et 11,4 %) sont ses principaux partenaires. Par comparaison, la Chine ne représente que 2,3 % des exportations 4. L’Italie a aussi investi les marchés russe et brésilien – qui ne représentent que 5 % de ses importations… soit l’équivalent de la Libye et de l’Algérie, ses premiers partenaires sur la rive sud-méditerranéenne. Signe de l’érosion de sa compétitivité, l’Italie ne réalise que 7,6 % des exportations intra-européennes et 10,7 % des exportations de l’Union européenne vers le reste du monde 5. La Péninsule, qui sous Mussolini se cherchait encore un destin « méditerranéen », est donc devenue beaucoup plus européenne que méditerranéenne. Cette orientation entretient en retour le tropisme septentrional de sa propre géographie économique. Les régions du Nord-Ouest, base de l’industrialisation dès la fin du xixe siècle, totalisent encore 40 % des exportations du pays (la Lombardie plus du quart) et celles du Nord-Est, berceau des « districts industriels » de l’après-guerre (Vénétie, EmilieRomagne…) en réalisent 31,4 %. Le Centre et le Sud (2,6 % pour Naples) sont à la traîne. On retrouve ce déséquilibre Nord-Sud dans d’autres 2 Ceci vaut à l’Italie de produire encore aujourd’hui plus d’acier que la France, respectivement 15,4 et 25,8 millions de tonnes (2010). 3 Source : OCDE, Statistiques mensuelles du commerce international, vol. 2012, n° 7, Italie, OECD iLibrary, www.oecd-ilibrary. org/trade, données mars 2012. 4 Le poids de la Chine dans les exportations allemandes est de 6,2 %, soit l’équivalent du poids des États-Unis dans les exportations italiennes. 5 Source : Istat, Rapporto annuale. La situazione del paese, 2012 (www.istat.it/it). PIB par habitant dans les régions européennes et aide des fonds structurels européens PIB par habitant, 2009, en standards de pouvoir d΄achat base 100 = moyenne de l’UE (27) 332 180 118 94 72 35 27 Méthode statistique : moyennes emboîtées et isolement des valeurs extrêmes Unités spatiales : régions européennes (NUTS 2) Hambourg 188 Objectif de convergence, destiné à soutenir la croissance et la création d’emplois dans les régions les moins développées Régime transitoire dégressif Londres 332 Bruxelles 223 Luxembourg 266 Province autonome de Bolzano (Haut-Adige) 148 Campanie 67 Sources : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu ; Commission européenne, http://ec.europa.eu D'après M-F. Durand, T. Ansart, P. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013. indicateurs comme les investissements extérieurs. Pour les transports aériens, Rome s’affirme, en revanche, à l’égard de Milan. En somme, dans le cas de l’Italie plus que dans celui de l’Allemagne – l’ex-RDA est bien située vis-à-vis des marchés européens –, l’intégration européenne, sans être la cause initiale du dualisme entre régions riches et pauvres du pays, le surligne. L’europhilie italienne écornée Sur un autre plan, celui de la construction identitaire et politique, l’interdépendance entre l’organisation interne de l’Italie et l’intégration européenne est aussi flagrante. Certes, la vie publique relève, comme ailleurs, avant tout de logiques nationales. Mais de nombreux auteurs Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Fonds structurels, période 2007-2013 Chypre ont mentionné l’effet de miroir qui s’était créé entre, d’une part, la division de l’Europe – de Yalta jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 – et, d’autre part, la vie politique de la Péninsule, avec le couple durable Démocratie chrétienne-Parti communiste 6. À l’inverse, la chute du Mur, sur fond d’opération anticorruption Mains propres, joua un rôle déterminant dans l’effondrement de la « partitocratie » italienne et dans la restructuration de la vie politique qui s’ensuivit. Si la question européenne est partie prenante des grandes évolutions nationales, les sondages d’opinion montrent qu’elle reste une affaire moins passionnelle qu’au Royaume-Uni 6 Avec plus du tiers des voix en 1976, le Parti communiste italien fut longtemps le plus fort parti communiste d’Europe de l’Ouest. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 71 DOSSIER L’Italie : un destin européen ou en France. En Italie, l’idée européenne et l’idée nationale sont allées de pair, les Italiens, après les excès du fascisme, s’accommodant bien de la relativisation de la nation portée par la construction européenne. En témoigne, encore récemment, le fait que le Traité constitutionnel et son avatar, le traité de Lisbonne, n’ont guère soulevé de polémique : le premier fut adopté par le Parlement dès avril 2005, le second en juillet 2008. Tout au plus relève-t-on, dans les péripéties qui ont scandé l’adoption du traité de Lisbonne, l’inquiétude – relative – suscitée par la rupture de l’équilibre entre les quatre grands, du fait de la réunification allemande. Dans la nouvelle configuration se substituant à celle du traité de Nice qui tient davantage compte du poids démographique des différents pays, l’Italie, comme la France et le Royaume-Uni, a perdu de son poids par rapport à l’Allemagne dans la répartition des votes à la majorité qualifiée au sein des institutions communautaires. Du fait de la crise du projet européen et de facteurs internes à l’Italie, en particulier sous les deux derniers gouvernements Berlusconi, l’acceptation de l’idée européenne a cependant été écornée ces dernières années. Plus que la sauvegarde du modèle social national au sein du Grand Marché, thème qui prime en France – on se souvient des polémiques sur la directive Bolkenstein en 2005 –, ce sont les questions migratoires qui tiennent le devant de la scène en Italie. Pays d’émigration jusqu’aux années 1970, la Péninsule compte actuellement 4,5 millions d’étrangers, pour l’essentiel extracommunautaires – bien que les Roumains représentent la première nationalité. Quoi qu’il en soit, là encore, on relève l’effet d’écho qui s’est créé entre cet aspect de la problématique européenne et la problématique nationale Nord-Sud. Le développement de la xénophobie, tant envers les « extracommunautaires » qu’envers les Roms, a constitué l’un des terreaux de la montée en puissance de la Ligue du Nord, qui l’a associée, dans les années 1990, à un anti-méridionalisme virulent. Les dérapages répétés – et assumés – puis la longue agonie du gouvernement Berlusconi durant l’année 2011 ont peut-être aussi affaibli l’europhilie de l’Italie. Loin de son rôle initial 72 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 dans la construction européenne, elle s’est vu réduite à compter les points du dialogue entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Toutefois, dès que ces échanges se sont distendus, le gouvernement Monti s’est placé à diverses reprises aux avant-postes d’un front des États du Sud, qui, avec le soutien de la France, a amené l’Allemagne à assouplir ses positions au sujet des mécanismes de solidarité financière au sein de la zone euro. Le contexte européen actuel est marqué par la montée des forces politiques remettant en cause soit les choix économiques et budgétaires imposés par Bruxelles au nom de l’euro, soit l’idée européenne elle-même. L’Italie reste moins affectée que d’autres par cette crise de légitimité. Au contraire, plutôt qu’à la mise en cause de l’Union, la crise a conduit jusqu’ici les Italiens à accepter dans l’urgence – comme déjà en 1992-1993 – de profondes mutations du Welfare 7. La Ligue du Nord, traditionnellement anti-européenne, a connu récemment une débâcle électorale, due il est vrai aux accusations de corruption pesant sur son chef, Umberto Bossi 8. Si les dernières élections sont marquées par le succès du mouvement Cinque Stelle (5 étoiles), porteur d’une contestation radicale du pouvoir politique en place et de sa politique de rigueur, on reste loin de l’europhobie montante dans divers pays européens 9. L’Europe, le décrochage italien et les tensions Nord-Sud L’intégration européenne a constitué le cadre du développement italien qui, dès son origine, a été heurté, alternant croissance et brutale récession. Depuis deux décennies, l’un des éléments majeurs des rapports entre l’Italie 7 Rétablissement des impôts locaux, réforme des retraites… La réforme du statut des travailleurs et la lutte contre l’évasion fiscale – estimée à 120 milliards d’euros –, déjà entreprise sous Romano Prodi en 2008, sont à l’ordre du jour. 8 Le poids de la Ligue, apparue en 1989, oscille fortement : entre 4,6 % (2006) et 12,7 % des voix (2010). Il est bien supérieur dans le Nord. 9 Sur la recomposition politique italienne et les positions des partis à l’égard de l’Union européenne, voir la contribution d’Hervé Rayner dans le présent dossier. Le décrochage italien… et du Sud Déjà, lors de la mise en place de l’euro, qui coïncidait avec une grave crise économique nationale, la presse des pays du nord de l’Europe – mais aussi la presse italienne – s’interrogeait sur les chances que l’Italie avait « d’entrer dans l’Europe », paradoxe pour un pays fondateur. Désormais, c’est son maintien dans la zone euro qui est mis en cause de façon souvent outrancière. Dans ce leitmotiv, les questions d’équilibre financier – dette, déficit, poids de l’évasion fiscale… – et celles liées aux fondamentaux de l’économie s’entremêlent. La crise des subprimes s’est traduite par une décroissance du PIB de 5,5 % en 2009 (et bien davantage en ce qui concerne la seule production industrielle) et un nouveau recul de 2,3 % est prévu pour 2012. Comme l’Espagne, la Péninsule vit au rythme de l’évolution du différentiel de taux d’intérêt (spread) entre ses bons du Trésor et ceux de l’Allemagne, qui a atteint un rapport de un à cinq. Dans le même temps, si l’on prend pour indicateur le PIB par habitant, l’Italie a glissé en très peu de temps par rapport à l’Allemagne : pour une moyenne européenne à l’indice 100, les deux pays sont respectivement à l’indice 101 et 120 en 2011 (104 et 116 en 2009) 10. Il convient certes de nuancer ce tableau. Pour le chômage par exemple, avec un taux de 10 %, l’Italie est dans la moyenne européenne. Pour d’autres indicateurs, comme le vieillissement de la population, peu médiatisé mais qui pèse sur les finances publiques, l’Italie, où le nombre des plus de 65 ans l’emporte sur celui des moins de 20 ans, n’est nullement une exception en Europe. Seule l’immigration explique sa croissance démographique. Certains éléments de la crise italienne sont aussi structurels, comme la faible part de la recherche-développement, à 1,3 % seulement du PIB, loin de l’objectif européen de 3 % affiché par la Stratégie de Lisbonne de 2000 (aujourd’hui rebaptisée Stratégie 2020). Reste que les districts 10 L’Italie est désormais loin derrière la France (indice 107) et le Royaume-Uni (108). Source : Eurostat, 2012. L’Italie et l’Europe : indicateurs comparatifs Produit intérieur brut, 2011 (en milliards de SPA*) Allemagne France Royaume-Uni Italie Espagne Grèce 2,48 1,76 1,72 1,53 1,14 0,23 Taux de chômage, 2011 (en % de la population active) Espagne Grèce France Italie Royaume-Uni Allemagne 21,7 17,7 9,6 8,4 8,0 5,9 Dépenses publiques en éducation, 2009 (en % du PIB) France Royaume-Uni Allemagne Espagne Italie 5,89 5,67 5,06 5,01 4,70 Dépenses en R&D, 2011 (en % du PIB) 2,84 Allemagne 2,25 France 1,80 Royaume-Uni 1,31 Espagne 1,25 Italie Grèce (2007) (200 0,6 * Le standard de pouvoir d’achat (SPA) est une unité monétaire artificielle qui élimine les différences de niveaux de prix entre les pays. Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 et l’Union européenne est la hantise, omniprésente dans la presse, d’un décrochage italien. industriels, malgré leurs restructurations, continuent à exporter… et que Fiat est l’une des rares marques automobiles à avoir accru en 2012 ses parts de marché en France. Ce climat d’inquiétude et la spirale de crise se nourrissent aussi du fait que le décrochage de l’Italie vis-à-vis du reste de l’Union européenne relève d’une tendance longue. Sur les deux décennies qui ont suivi le traité de Maastricht, la croissance économique italienne a été de seulement 0,9 % en moyenne par an 11. Là encore, la question de la place déclinante de l’Italie dans 11 Source : Istat, op. cit., 2012. Presque trois fois moins que l’Espagne sur la même période. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 73 DOSSIER L’Italie : un destin européen l’Union européenne et celle des clivages intérieurs à la Péninsule se font écho. Pour le Sud italien, le décrochage remonte au milieu des années 1970. Ce problème déjà grave en soi – le Sud compte 36 % de la population du pays – est d’autant plus délicat que, globalement, le projet européen, aujourd’hui si affaibli par la crise, a longtemps été porteur de rattrapage pour les marges de l’Europe. Cela a d’ailleurs été le cas jusqu’en 2008 pour les nouveaux États membres de l’Europe centrale et orientale comme pour les pays du Sud. L’Italie n’est certes pas le seul pays à connaître cette stagnation d’une grande « région pauvre de pays riche » que l’Allemagne partage à de nombreux égards, avec l’ex-République démocratique allemande. Mais, dans le cas italien, le fait que crise nationale et crise régionale se cumulent constitue un élément aggravant. L’Italie doit désormais faire face d’un côté à la persistance du problème méridional – un quart de la population du Sud vit en dessous du seuil de pauvreté et, lors de la phase la plus brutale de la crise, en 2009, le Sud a subi 45 % des pertes d’emploi. D’un autre côté, des régions phares du « modèle italien » comme la Lombardie ou l’Émilie-Romagne faisaient déjà partie, dans les années précédant la crise des subprimes, des régions européennes ayant enregistré la plus faible croissance 12. L’Europe, amortisseur des tensions Nord-Sud ? Tous les ingrédients semblent donc réunis pour que les inquiétudes sur la place du pays dans le monde, et singulièrement dans la zone euro, ainsi que les problématiques de la solidarité entre Nord et Sud se télescopent. L’Italie n’est pas épargnée par les tensions régionales, récurrentes dans la vie publique depuis vingt ans, sur fond d’une régionalisation rapide 13, conflictuelle et porteuse d’une concurrence accrue entre les territoires. Ces tensions entrent en résonance avec la querelle qui, au niveau européen, oppose les partisans de la solidarité avec la Grèce et ceux qui privilégient la défense des intérêts nationaux. Toutefois, force est de constater que la situation italienne reste loin de la crise régionale aiguë que connaissent aujourd’hui l’Espagne ou la Belgique. Il existe sans doute une certaine résilience du modèle national italien, souvent sous-estimée mais réelle. Dans le cas de l’Italie, l’intégration dans l’Union européenne tend plutôt à atténuer les tensions, et ce à deux niveaux. Premièrement, si l’euro est aujourd’hui menacé par l’Italie – surtout à en croire certains éditorialistes d’Europe du Nord –, à l’inverse, dans les années 1990, le fait que l’Italie ait réussi à entrer dans la zone euro a atténué des tensions Nord-Sud alors vives. Comme l’a reconnu Umberto Bossi lui-même, l’hypothèse de la « Padanie », promue par son parti en alternative à la nation, et celle de l’Europe à plusieurs vitesses, sont liées et, dès lors, selon lui, « il n’est plus question de sécession, il n’en était déjà plus question quand nous sommes rentrés dans l’euro, ce n’était pas possible » 14. Deuxièmement, à la même époque, la politique de cohésion mise en place par l’Union européenne en 1988 a été fort habilement utilisée à des fins nationales par l’État italien. Elle a servi à la fois de substitut à la vieille politique d’intervention dans le Sud menée depuis les années 1950 15, mais aussi d’alternative au discours de division de la Ligue du Nord. C’est en effet en fonction d’une définition européenne, dissociée des normes nationales 16, que les régions du Sud 17 sont reconnues comme prioritaires dans le nouveau dispositif. Ce choix de faire de la politique de cohésion le fil directeur de la politique italienne d’aménagement du territoire illustre à nouveau l’imbrication étroite, dans ce pays, des problématiques nationales et européennes. C’est précisément parce que 14 La Repubblica, 17 avril 2000. Celle-ci, discréditée au début des années 1990, à la fois du fait de son échec global et de la mise en cause de l’« assistanat » du Sud, a été refondue sur la base d’un nouveau partenariat Union européenne-État-région. 16 Sont éligibles les régions dont le PIB par habitant est inférieur à l’indice 75 (l’indice 100 représentant la moyenne européenne). 17 Sur les sept à l’origine restent aujourd’hui la Sicile, la Calabre, les Pouilles et la Campanie. 15 12 Source : Union européenne, Cinquième rapport sur la cohésion, 2010 (ec.europa.eu/regional_policy/.../cohesion5/). 13 Commencée dans la foulée de l’opération Mains propres, la régionalisation (réformes Bassanini, réformes constitutionnelles de 2001 et 2009) a connu un brusque arrêt lors des mesures de rigueur adoptées par le gouvernement Monti. 74 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 l’Italie, comme l’Allemagne, résume sur son territoire l’enjeu des disparités régionales européennes que la politique européenne de cohésion offrait une solution « clés en main » à la crise de solidarité Nord-Sud… Il ne faut toutefois pas exagérer les conséquences pratiques de cette européanisation de l’aménagement du territoire. Si l’on replace les dépenses dites de cohésion dans l’ensemble des dépenses publiques, l’investissement public dans le Sud reste au mieux égal et souvent inférieur à celui dans le Nord. Ce paradoxe renvoie à la fois à la faiblesse globale du budget européen, mais aussi au statut de pays riche de l’Italie 18, et enfin à la place singulière du Sud, région pauvre et excentrée d’un pays dont les priorités, on l’a vu, vont en fait au Nord. Les contraintes budgé18 La politique de cohésion représente 15 % de l’investissement public 2000-2006 en Italie (10 % en Allemagne). On est loin des 40 % atteints au Portugal (source : Union européenne, op. cit., 2010). taires liées à l’euro, ou à sa crise, et la moindre compétitivité des régions méridionales jouent également à l’encontre de la priorité officiellement donnée au Sud. ●●● Dans la dynamique européenne, l’Italie, malgré sa richesse qui reste incontestable, se trouve donc, aujourd’hui comme dans les années 1990, classée du côté de la périphérie. Les États du Nord, qu’ils le veuillent ou non, doivent toutefois prendre en compte cette périphérie. Au-delà des intérêts propres de la Péninsule, c’est là un élément de la dynamique communautaire, un garde-fou contre des dérives qui pénaliseraient encore plus le Sud européen. L’Europe est à certains égards un facteur de tensions régionales pour l’Italie, mais l’idée européenne, en essor ou en crise, est dans son cas davantage au service de l’idée nationale que déstructurante pour elle. ■ LES RELATIONS INTERNATIONALES Pierre Hassner 2e édition Le but de ce recueil de « Notices » est de présenter les principales interactions qui caractérisent la politique internationale aujourd’hui. Cette nouvelle édition, entièrement actualisée, est un ouvrage de référence pour comprendre les enjeux majeurs des évolutions internationales. Un recueil composé de 24 notices rédigées par les meilleurs spécialistes et doté d’une chronologie détaillée reprenant les grands évènements depuis1945. Les « Notices » de la Documentation française Novembre 2012, 348 pages, 25 € Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 75 DOSSIER L’Italie : un destin européen ´ POUR ALLER PLUS LOIN L’ambivalence italienne à l’égard de la Méditerranée De l’unité nationale en 1861 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Méditerranée a eu une importance stratégique de tout premier plan pour l’Italie. Cet intérêt a été porté à son paroxysme par le régime fasciste qui, pour satisfaire ses aspirations nationalistes et ses ambitions impérialistes, fit de la Méditerranée sa zone d’expansion coloniale. Durant toute cette période, la Méditerranée fut aussi pour l’Italie un moyen de renforcer son influence sur la scène européenne sur laquelle elle était arrivée bien tardivement. nement égyptien, Bettino Craxi refusa notamment de livrer à l’unité des forces spéciales américaines « Delta Force » les Palestiniens responsables de la prise d’otages et de la mort d’un citoyen américain lors du détournement, en 1985, du paquebot italien Achille Lauro. La tension entre Washington et Rome qui s’ensuivit montra toute l’impossibilité pour l’Italie de mener une stratégie méditerranéenne autonome au côté de l’engagement euro-atlantique. La Première République Après la fin brutale de la Première République en 1994, la diplomatie italienne à l’égard de la Méditerranée a suivi deux directions. D’un côté, les gouvernements héritiers des anciennes sensibilités du centre et du centre-gauche (Amato, Ciampi, Dini, D’Alema et Prodi), outre les traditionnels rapports bilatéraux, ont apporté leur soutien à la politique euro-méditerranéenne engagée par Bruxelles, notamment à travers le processus dit de Barcelone. Prenant une voie très différente, la République démocratique née en 1947 a placé au cœur de ses priorités stratégiques les sphères nordatlantique et européenne. Ce faisant, elle a donc semblé se détourner de la Méditerranée. Pourtant, l’aire méditerranéenne a eu encore à jouer un rôle stratégique dans la politique intérieure italienne au moins à deux reprises. L’euro-atlantisme des gouvernements issus de la Démocratie chrétienne a en effet été, jusqu’aux années 1970, contré par un fort mouvement anticapitaliste et anti-impérialiste animé tant par les communistes que par les catholiques de gauche (Giovanni Gronchi, Amintore Fanfani, Enrico Mattei). Ce courant prônait la solidarité méditerranéenne comme une alternative stratégique aux alliances européenne et atlantique. Dans la lignée des thèses soutenues par des économistes comme Samir Amin ou Gérard Destanne de Bernis, ses partisans défendaient l’idée d’une intégration économique méditerranéenne comme alternative à l’intégration euro-américaine. Ce mouvement s’est estompé avec l’évolution eurocommuniste du Parti communiste italien dans les années 1980 pour disparaître avec la fin de la guerre froide. Dans les années 1980, le gouvernement Craxi a tenté de donner vie à une autonomie politique régionale de la Méditerranée dans le cadre euro-atlantique, sans pour autant se substituer à ce dernier. Au nom de cette autonomie, et afin de complaire au gouver- 76 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 La « IIe République » De leur côté, les gouvernements dirigés par Silvio Berlusconi, davantage sceptique à l’égard de l’Union européenne, ont anticipé une certaine tendance actuelle des autres États européens à renationaliser quelques-unes de leurs politiques – comme celle relative à l’immigration. Ils ont privilégié les relations bilatérales – avec la Libye et Israël par exemple – au détriment d’une approche intégrée de la zone. Parallèlement, les gouvernements Berlusconi se sont aussi rapprochés des États-Unis en allant bien au-delà de l’atlantisme tempéré par l’européisme qui était la marque des gouvernements de la Première République. C’est dans ce nouvel état d’esprit que l’Italie a participé aussi bien à la guerre en Afghanistan dès 2001 qu’à celle d’Irak en 2003 1. De même, l’engagement dans le sud du Liban dans le cadre de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) a été entrepris dans une sphère géopolitique plus moyen-orientale que méditerra1 Envoyés en Irak au cours de l’été 2003 après la chute du régime de Saddam Hussein, les quelque 3 000 soldats italiens devaient officiellement contribuer à la reconstruction du pays. Le contingent fut retiré en 2006. néenne. L’Italie berlusconienne a en fait été davantage préoccupée par ses intérêts moyen-orientaux que méditerranéens. Le pays est pourtant loin d’être devenu le partenaire privilégié de Washington que Berlusconi imaginait, ni un protagoniste durable de la scène moyen-orientale. Les évolutions récentes Au moment des Printemps arabes en 2011, l’Italie s’est retrouvée, comme beaucoup d’autres pays occidentaux, dans une situation ambiguë. Au-delà de déclarations purement rhétoriques sur la nécessité d’une alternance démocratique et sur la défense des droits de l’homme, sa diplomatie méditerranéenne reposait jusqu’alors avant tout sur la défense de ses intérêts nationaux – lutte contre l’immigration illégale et le terrorisme islamiste – et sur les excellentes relations personnelles instaurées avec les dictateurs et autocrates de la rive Sud. Silvio Berlusconi n’a donc pas exprimé une grande satisfaction au moment de la chute des régimes égyptien ou tunisien. Et c’est sous la pression de la France et du Royaume-Uni qu’il a finalement décidé d’engager l’Italie dans la coalition militaire qui a renversé le régime du colonel Kadhafi en Libye, une intervention qui a bien failli avoir lieu sans les forces italiennes. Au cours des mois suivants, la diplomatie italienne a cherché à établir des relations avec les nouvelles forces politiques au pouvoir, en particulier en Libye. En raison des compromissions du passé, la situation n’était pas simple et elle a été encore compliquée par le renversement du gouvernement Berlusconi en novembre 2011. Dans son discours devant le Parlement, le nouveau ministre des Affaires étrangères du gouvernement Monti – le diplomate Giulio Terzi di Sant’Agata – a souligné l’importance particulière que le nouveau gouvernement accorderait à la Méditerranée. Un ambassadeur spécial dont les prérogatives couvrent un champ élargi à la Méditerranée et au Golfe a été nommé. Peu après sa nomination, G. Terzi a déclaré : « Les révolutions arabes ont créé un nouveau contexte régional encore incertain où, pour maintenir son rôle et défendre ses intérêts nationaux, l’Italie doit jouer sa propre carte stratégique. Il est évident que nous avons avant tout intérêt à soutenir les transitions démocratiques. C’est un intérêt que nous partageons entièrement avec nos alliés, en particulier avec les États-Unis. Du succès de ces transitions peut sortir une plus grande stabilité régionale et, donc, une sécurité accrue de nos intérêts et aussi de nouvelles opportunités pour nos entreprises. » 2 Cette primauté accordée à la dimension économique constitue la clé des ambitions méditerranéennes du gouvernement Monti pour lequel les enjeux politiques demeurent secondaires. D’une part, la société civile et le gouvernement ont pris conscience de l’arrivée au pouvoir de gouvernements à coloration islamiste sans pour autant que cela entraîne un débat de fond sur la question. Au lendemain d’une visite en Égypte, Mario Monti a affirmé à la presse que les Frères musulmans avaient « exprimé des thèses qui n’étaient pas si différentes de celles que l’on considère comme modérées » 3. Il s’est en outre rendu aussi bien dans les pays qui ont récemment connu une révolution qu’en Israël, ce que certains observateurs ont interprété comme un faux pas vis-à-vis des nouveaux dirigeants arabes de la région. En revanche, à l’occasion de la crise de Gaza en novembre 2012, il s’est montré aussi critique à l’égard d’Israël que ses homologues européens. Dans l’ensemble, compte tenu de la gravité de la crise économique et budgétaire que traverse l’Italie, il est vrai que les priorités politiques du gouvernement Monti ne sont pas en Méditerranée. Alors que la Méditerranée a pu jouer un rôle stratégique majeur pour l’Italie entre 1861 et 1945, elle n’a tenu qu’un rôle secondaire dans la politique étrangère italienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En dépit d’une très grande proximité géopolitique, les gouvernements successifs ont davantage eu les yeux tournés vers Washington, Moscou ou Bruxelles que vers la rive sud de la Méditerranée. Roberto Aliboni * * Conseiller scientifique de l’Istituto Affari Internazionali (IAI) de Rome dont il fut le directeur. Cet article a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi et Houda Tahiri. 2 Pietro Perone, « Terzi “Nel Mediterraneo c’è voglia d’Italia: l’Europa ci segua” » [Terzi “En Méditerranée il y a une envie d’Italie : il faut que l’Europe nous suive”], Il Mattino, 21 décembre 2011 (interview). 3 Ugo Magri, « Egitto, Monti sdogana i Fratelli Mussulmani» [Égypte, Monti dédouane les Frères musulmans], La Stampa, 11 avril 2012. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 77 DOSSIER L’Italie : un destin européen Une politique extérieure entre Europe et Méditerranée Jean-Pierre Darnis * * Jean-Pierre Darnis est maître de conférences à l’université de Nice Sophia Antipolis, membre du Dès l’unification, l’Italie a cherché à exister au sein du concert des puissances européennes. Cette volonté fellow à l’Istituto Affari Internazionali d’affirmation, qui s’incarne dans l’aventure coloniale, de Rome. a atteint son paroxysme lors de la période fasciste. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie a, par opposition, développé un modèle diplomatique au sein duquel la projection de puissance n’apparaît plus comme centrale. L’Alliance atlantique et l’Europe représentent les deux piliers de cette politique extérieure postmoderne qui s’appuie autant sur le multilatéralisme que sur le bilatéralisme. Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC) et Senior research À l’origine de la nation italienne Au xixe siècle, l’idée de nation italienne apparaît comme l’une des incarnations du nationalisme européen. Les pères de l’Unité, comme Giuseppe Mazzini, associent le nationalisme à l’autonomie des peuples et défendent un projet d’équilibre pacifique européen entre les nations. Le fait national italien est donc intimement lié à celui des autres pays européens et à la formation d’une identité qui s’affirme par rapport à celles des grandes nations de l’époque. Certains auteurs vont même alors jusqu’à proclamer la supériorité (il primato) de la nation italienne en revendiquant une continuité historique avec la Rome antique et l’Italie de la Renaissance. Dès la création du royaume d’Italie en 1861, le pays cherche à s’imposer dans le jeu des puissances et à tenir son rang dans le concert européen. L’entrée en guerre en 1915 aux côtés de la Triple-Entente (l’alliance entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie) alors que l’Italie avait auparavant choisi la Triple-Alliance (avec 78 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 les Empires allemand et austro-hongrois) est révélatrice d’une politique extérieure qui oscille entre modèles français et allemand. Quelques années plus tard, l’alliance du régime mussolinien avec l’Allemagne intervient aussi après une valse-hésitation à l’égard du camp franco-britannique et les déceptions d’une victoire qui n’aurait pas apporté les fruits escomptés. Le régime fasciste porte à son paroxysme l’affirmation nationaliste italienne. Pour donner corps à ses ambitions, Mussolini n’hésite pas à recourir à l’usage de la force en Éthiopie en 1935. Les velléités colonialistes de l’Italie qui remontent, il est vrai, à la fin du xixe siècle sont présentées comme un corollaire nécessaire à l’affirmation de l’existence de la nation italienne face au reste de l’Europe. Le fascisme conceptualise une vision géopolitique qui fait de la mer Méditerranée le bassin naturel de la puissance italienne, une nouvelle mare nostrum 1. Déjà se 1 Voir Jean-Pierre Darnis, « Le mythe de la Méditerranée dans le discours politique italien contemporain », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 110, n° 2, 1998, p. 805-832. Sur ce sujet, voir également les documents de référence qui figurent en fin du présent numéro. © AFP / Christophe Simon/2009 Depuis leur débarquement en Sicile et en Calabre en 1943, les forces armées américaines sont toujours présentes en Italie, occupant des bases placées ou non sous bannière de l’OTAN. L’extension prévue de celle de Vicenza a entraîné un important mouvement de contestation. dessinent deux tendances. La première, et certainement la plus importante, est la référence à l’Europe dans la quête de puissance et d’identité. La Méditerranée représente l’autre lieu de projection extérieure de l’Italie, le terrain d’action d’une puissance rêvée. La fin de la Seconde Guerre mondiale modifie en profondeur le style et les instruments de la politique extérieure italienne, mais ces terrains de projection perdurent par la suite. L’Europe y prend toutefois une place croissante au détriment de la Méditerranée. L’après-Seconde Guerre mondiale Le débarquement anglo-américain en Sicile puis en Calabre pousse l’Italie à changer de camp en s’engageant aux côtés des Alliés 2. L’année 1943 marque un tournant pour l’Italie 2 Voir Frédéric Attal, Histoire de l’Italie de 1943 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2004. puisque, depuis lors, les troupes américaines n’ont jamais complètement quitté le territoire italien. L’alliance avec les États-Unis inaugure une ère nouvelle, même si les liens sont étroits depuis les années 1930, puisque certains antifascistes ont trouvé refuge sur le territoire américain et que plusieurs générations d’émigrés italiens y vivent déjà. La Démocratie chrétienne, seule ou avec ses alliés, exerce le pouvoir sans discontinuer entre 1948 et 1994. Elle fait de cette alliance un axe diplomatique prioritaire en dépit du désaccord de la principale force d’opposition, le Parti communiste italien. Ce choix s’exprime par l’adhésion dès 1949 de l’Italie à l’Alliance atlantique et par la réorganisation de la défense italienne dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Durant la guerre froide, l’Italie devient le « porte-avions » des États-Unis en Méditerranée dans un contexte où la Yougoslavie du maréchal Tito est perçue comme un danger à ses portes. La nouvelle république italienne renonce au militarisme et à Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 79 DOSSIER L’Italie : un destin européen la politique de puissance qui étaient la marque de la dictature fasciste. La Constitution adoptée en 1947 met en place un régime démocratique parlementaire qui cherche à prévenir toute dérive césariste. Dans le domaine international, la Constitution « répudie » la guerre et promeut pour l’Italie une vision pacifiste de son intégration à la communauté internationale (art. 11). Le président de la République n’exerce pas de véritable pouvoir en matière de politique extérieure, même si le texte constitutionnel fait de lui le commandant en chef des forces armées. Le président du Conseil des ministres dirige la politique générale du gouvernement en coordonnant l’activité des différents ministres. À l’inverse du modèle présidentiel français de 1958, ce faible degré de centralisation des pouvoirs au sein de l’exécutif italien donne un caractère diffus à la prise de décision et entraîne l’absence de personnalisation de la diplomatie italienne. Les contours de la politique extérieure italienne de l’après-Seconde Guerre mondiale – marquée par le choix stratégique de l’Alliance atlantique, une coopération voire une délégation en matière de sécurité – et les limites posées par la Constitution à une affirmation internationale de l’Italie sont demeurés jusqu’à nos jours relativement stables. Cette constance a permis à l’Italie de renouveler sa place au sein de l’Europe et de la Méditerranée. L’Europe et la Méditerranée, les principaux espaces de projection ● Membre fondateur des Communautés européennes, l’Italie a été étroitement associée à toutes les étapes de la construction européenne 3. L’Europe s’est imposée comme la principale dimension de la projection extérieure du pays et une référence identitaire fondamentale. Dans l’après-guerre, et après les errements du régime fasciste, la construction communautaire donne à l’Italie affaiblie l’occasion de 3 Voir à ce sujet la contribution de Dominique Rivière dans le présent dossier. 80 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 reprendre pied sur la scène internationale. Elle représente la concrétisation d’un projet politique intrinsèquement europhile. Les marchés européens assurent des débouchés aux exportations d’une économie en pleine reconstruction, mais également aux candidats italiens à l’émigration. Les hommes politiques italiens épousent ainsi la cause de l’Europe qui favorise une autre pratique du multilatéralisme. La construction européenne apparaît enfin comme un facteur de renforcement stratégique de l’Europe occidentale dans le contexte de la guerre froide, une dimension à laquelle l’allié américain est particulièrement sensible. Au sein de la vie politique italienne, la construction européenne devient un Deus ex machina qui permet de dépasser périodiquement les blocages politiciens pour entraîner la mobilisation nécessaire à l’adoption de réformes – ainsi de la nomination en 1992 et en 2011 de gouvernements dits d’« experts » comme garants du bon fonctionnement institutionnel. L’Europe ne représente pas pour autant un champ séparé de la politique italienne, et les Italiens contribuent tout autant que leurs partenaires à définir les orientations communautaires au sein des institutions bruxelloises. En fait, la dimension européenne est devenue consubstantielle de la politique italienne et dépasse largement le cadre de la politique extérieure. Si cette européanisation de la vie politique n’est pas spécifique à l’Italie, le cas italien l’illustre à plus d’un titre. ● La Méditerranée constitue le second axe majeur de la politique extérieure italienne, même si la zone n’a plus la même importance que celle qu’elle a pu avoir avant la guerre 4. Le bassin méditerranéen est le lieu de projection par excellence dans lequel Rome entend valoriser ses intérêts, en particulier économiques, et garantir sa sécurité, notamment énergétique 5, face aux trafics en tout genre, à la pression migratoire et aux instabilités du voisinage. L’Italie porte aussi une attention particulière au Proche-Orient. Il s’agit d’une orientation que 4 Voir à ce sujet la contribution de Roberto Aliboni dans le présent dossier. 5 L’Italie importe plus de 90 % du pétrole et 80 % du gaz qu’elle consomme tandis que sa production d’énergie nucléaire a été arrêtée après le référendum de 1987. l’on retrouvait déjà dans les velléités coloniales de l’Italie libérale puis fasciste. Certains épisodes de la politique extérieure italienne la rappellent par la suite : depuis l’équidistance recherchée par le gouvernement démocratechrétien d’Aldo Moro après la guerre des Six Jours en 1967 jusqu’à la protection accordée à Abou Abbas, un responsable de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), par le président socialiste du Conseil Bettino Craxi lors de la crise avec Washington consécutive au détournement du paquebot Achille Lauro en 1985, l’Italie a toujours manifesté beaucoup d’attention à l’égard des pays arabes. L’Église catholique joue certainement à cet égard une influence indirecte au soutien constant apporté par l’Italie aux communautés chrétiennes installées dans la zone, de même que, pour des raisons humanitaires, à la question palestinienne. L’armée italienne est largement présente au sein de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL 2) opérant au Liban depuis 2006. Si la Méditerranée joue un grand rôle dans la politique extérieure italienne, Rome ne développe pas la même volonté d’intégration Nord-Sud que celle défendue par la France au fil des rencontres euro-méditerranéennes. L’Italie a certes toujours bien accueilli les projets euroméditerranéens successifs qui lui permettent de renforcer sa position au sein de l’Union européenne, mais, pour elle, la dynamique principale tourne autour d’un axe européen. Rappelons que la décolonisation de la Libye n’a pas produit de flux migratoires comparables à ceux que la France a connus avec l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie. Un « système-pays » La politique extérieure italienne s’organise en un réseau souple, souvent désigné par le terme de « système-pays ». Le gouvernement, les administrations, les forces de sécurité, les entreprises, les collectivités territoriales, les organisations non gouvernementales et les associations d’émigrés italiens à l’étranger forment un maillage qui donne des résultats, notamment en termes économiques, et ce en dépit d’une coordination centrale relativement faible. L’importance des acteurs économiques non gouvernementaux La politique extérieure italienne n’est pas le seul fait des acteurs gouvernementaux 6. La société nationale des hydrocarbures ENI, la société nationale d’électricité Enel et le groupe Finmeccanica, dans lesquels l’État est actionnaire majoritaire, développent en interne une stratégie mondiale dont l’élaboration donne lieu à des interactions avec les sphères politiques et diplomatiques. Au sein de la direction d’ENI, un diplomate de carrière occupe la fonction de responsable des relations institutionnelles internationales. Un mécanisme comparable existe pour Enel. L’histoire d’ENI est liée à celle de son fondateur, Enrico Mattei, qui dans les années 1950 réussit à s’insérer dans un marché contrôlé par les grandes compagnies pétrolières anglo-américaines pour négocier de nouveaux contrats avec les pays fournisseurs. La société eut même, au moment de la guerre d’Algérie, des rapports avec le Front de libération nationale (FLN) algérien, au grand dam de la France 7. La politique « néo-atlantiste » d’ENI permit ainsi à l’Italie d’accroître ses marges d’action et son degré d’autonomie vis-à-vis des États-Unis. Depuis la mort d’Enrico Mattei en 1962, ENI est restée l’un des moteurs de la politique extérieure italienne. Elle contribue toujours à structurer les relations bilatérales de l’Italie avec les pays producteurs de pétrole et de gaz, à la fois d’un point de vue stratégique mais aussi opérationnel grâce à ses réseaux locaux. Le groupe Finmeccanica a pour sa part opéré une série d’investissements sur les marchés américain (DRS Technologies) et britannique (Westland) qui ont souligné le tropisme anglo-saxon des gouvernements italiens en matière de défense. À l’instar d’autres groupes industriels européens de l’armement, Finmeccanica est en pointe sur les dossiers relatifs à la sécurité européenne et joue un rôle 6 Voir l’article de Jean-Pierre Darnis, « The Role of Italy’s Strategic Industries in its Foreign Policy », in Giampiero Giacomello et Bertjan Verbeek (dir.), Italy’s Foreign Policy in the Twenty-First Century. The New Assertiveness of an Aspiring Middle Power, Lexington Books, Lanham, 2011, p. 197-214. 7 Voir Stéphane Mourlane, « La guerre d’Algérie dans les relations franco-italiennes (1958-1962) », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 217, 2005/1, p. 77-90. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 81 DOSSIER L’Italie : un destin européen important dans l’expression d’une position italienne sur ces dossiers à Bruxelles. Autre champion national, l’électricien Enel a été partie prenante dans différentes opérations de rachat et fusion à l’échelle européenne au cours des deux dernières décennies. À côté de l’action de ces grands groupes, il convient de noter le dynamisme des associations d’entreprises. Regroupées au sein de la Confindustria, les associations territoriales et catégorielles – comme le réseau des chambres de commerce italiennes dans le monde, Assocamerestero – jouent un rôle décisif dans le rayonnement italien à l’étranger. De nombreuses actions destinées à « internationaliser le systèmepays » ont été mises en place par les régions italiennes afin de favoriser les exportations, mais aussi de contribuer à des projets de développement des territoires. Le ministère des Affaires étrangères a d’ailleurs créé une Direction pour la promotion du système-pays qui a la responsabilité de suivre « l’internationalisation des autonomies territoriales », une manière pour l’administration romaine d’agir en cohérence avec les autres initiatives locales ou catégorielles. L’Italie et le multilatéralisme Le Conseil de sécurité L’Italie est depuis 1995 l’un des membres les plus actifs du groupe Uniting for Consensus, une association de pays qui promeut une modification des règles de gouvernance du Conseil de sécurité des Nations Unies en se basant sur la régionalisation des représentations et la rotation des sièges. Rome plaide notamment pour la fin du système des sièges permanents. La diplomatie italienne a pu fédérer une série de consensus autour de sa position, un travail qui rehausse le profil international du pays. La position de l’Allemagne, qui plaide à court terme pour l’obtention d’un siège permanent, semble ouverte à moyen terme sur une solution de rotation régionale, qui pourrait favoriser une convergence ultérieure. La participation aux missions internationales à partir des années 1980 Depuis les années 1980, l’Italie participe à des opérations internationales de maintien de la paix. Ce faisant, Rome a fait évoluer le rôle L’affaire libyenne Le profil bas adopté par l’Italie lors de la phase initiale de l’intervention en Libye illustre différentes tendances de la politique extérieure italienne. Le président du Conseil de l’époque, Les relais d’influence religieux Les acteurs en lien avec l’Église catholique constituent un autre réseau qui interagit avec la diplomatie italienne et contribue à la projection extérieure du pays. Les associations caritatives italiennes Caritas, Intersos ou la communauté de Sant’Egidio sont notamment actives dans le monde entier. Jouant un rôle important dans la résolution des conflits, la communauté religieuse de Sant’Egidio conduit une véritable diplomatie parallèle. La forte présence de la congrégation des missionnaires comboniens en Afrique est également à souligner. 82 de ses forces armées, auparavant cantonnées à la mission de défense du territoire sous l’ombrelle de l’OTAN. Cette participation s’est intensifiée depuis les années 1990, avec l’intervention au Kosovo en 1999, celles en Afghanistan depuis 2001, en Irak entre 2003 et 2006, au Liban depuis 2006 et en Libye en 2011. Fin 2012, l’Italie déploie environ 6 500 soldats sur les théâtres d’opérations extérieurs. Ces missions correspondent à une volonté d’affirmation du pays sur la scène internationale depuis l’après-guerre froide, l’Italie cherchant à accroître son rôle au sein du multilatéralisme onusien. Ces interventions répondent aussi à des enjeux de sécurité pour le pays : stabilisation du voisinage pour ce qui concerne l’Albanie et le Kosovo, sécurisation de la Méditerranée élargie pour la Somalie, le Liban et la Libye, volonté de tenir son rang d’allié des États-Unis et de partenaire fidèle de l’OTAN avec l’Afghanistan et l’Irak. Si ces missions ont la plupart du temps été décidées de manière consensuelle, elles ont néanmoins parfois révélé certains clivages politiques (v. infra). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Silvio Berlusconi, a eu du mal à effectuer une complète volte-face compte tenu des liens étroits qu’il avait tissés avec le colonel Kadhafi précédemment. Il faut aussi rappeler la prudence d’une Italie rétive vis-à-vis de toute intervention déstabilisante : la diplomatie italienne redoute les effets de dominos induits par les changements de régime, ce que l’actuelle situation malienne vient d’ailleurs confirmer. Enfin, il convient d’évoquer une dimension fondamentale dans la perception italienne de l’affaire libyenne, la vision d’une opération française qui aurait porté atteinte aux intérêts italiens, en particulier en ce qui concerne la pérennité des contrats d’hydrocarbures de l’ENI. Le fait que le gouvernement français n’ait pas daigné informer ou inclure l’Italie dès le début du processus diplomatique a été perçu à Rome comme une volonté d’évincer l’Italie d’une de ses zones traditionnelles d’influence. Cet aspect est venu raviver les susceptibilités antifrançaises d’une Italie historiquement jalouse de son rôle en Méditerranée. La montée en puissance des États-Unis a ramené cette intervention dans le cadre de l’OTAN au sein duquel l’Italie a ensuite exprimé l’automatisme de sa fidélité à l’Alliance atlantique. La politique extérieure, un enjeu intérieur ? La politique extérieure italienne est traditionnellement bipartisane. Le Parti communiste de l’après-guerre ne partageait évidemment pas la vision pro-américaine et pro-européenne des gouvernements démocrates-chrétiens. La fin de la guerre froide a toutefois fait disparaître ce clivage et, depuis les années 1990, les principales forces politiques de gauche et de droite ont plutôt été en accord concernant les grandes options de politique étrangère en dépit d’une certaine polarisation. Le centre-droit s’est montré un allié indéfectible des États-Unis en 2003 en acceptant de participer à la coalition opérant en Irak, alors que le centre-gauche a insisté en 2006 sur la légalité onusienne pour justifier l’intervention au Liban. Le gouvernement Berlusconi a montré une forte incli- naison atlantiste, tandis que le centre-gauche est souvent apparu comme plus européiste. Les différentes coalitions parlementaires ont cependant honoré l’ensemble des engagements du pays. La rupture entre atlantisme et européisme ne s’est pas produite. Seule exception, une faction pacifiste de l’extrême gauche qui critique violemment la contribution italienne aux missions internationales. Même lors de l’intervention en Libye en 2011, il n’y a pas eu de véritable clivage entre droite et gauche, tant la droite au pouvoir a montré peu d’empressement lors du déclenchement des opérations. Lorsqu’il était à la tête du gouvernement, soit à quatre reprises depuis 1994, Silvio Berlusconi s’est distingué par l’affichage démonstratif de ses liens privilégiés avec certains leaders étrangers comme George W. Bush, Vladimir Poutine, Mouammar Kadhafi ou Hosni Moubarak. Le magnat des médias italiens a privilégié dans ses fonctions de président du Conseil les relations directes avec ses pairs, en alliant action politique et intérêts économiques. Cette personnalisation de la politique extérieure italienne, plutôt inhabituelle depuis la fin de la guerre, a pu conduire à des résultats ponctuels – comme le traité italo-libyen de 2008 –, sans pour autant modifier les grandes lignes de la politique étrangère. C’est ainsi qu’un important accord de fourniture de gaz a été signé en 2006 entre ENI et le groupe russe Gazprom sous la houlette du président du Conseil de l’époque, le démocrate de gauche Romano Prodi. Le style flamboyant du leader de la droite italienne ne doit donc pas conduire à voir des différences de fond en lieu et place de différences de forme. ●●● De l’analyse de la politique extérieure italienne, il ressort un modèle de « puissance moyenne », qui a partiellement renoncé à promouvoir une vision stratégique globale et à utiliser unilatéralement les instruments de sa puissance. Le « système-pays » sur lequel la politique extérieure italienne repose permet toutefois à l’Italie de valoriser ses multiples atouts et de s’adapter au contexte multilatéral et mondialisé. ■ Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 83 DOSSIER L’Italie : un destin européen ´ POUR ALLER PLUS LOIN Le cinéma italien contemporain entre société et politique Depuis l’époque du néoréalisme, le cinéma italien s’est appuyé sur une tradition d’observation de la réalité pour en décrire les aberrations et en chercher les responsabilités socio-économiques. Grâce à Roberto Rossellini, Vittorio De Sica, Luchino Visconti, et aussi Giuseppe De Santis, Luigi Zampa, Alberto Lattuada, ont été posées les fondations d’un art profondément enraciné dans son temps. L’héritage du néoréalisme Dans les années 1960, le cinéma politique a connu un grand épanouissement avec notamment les films de Francesco Rosi et d’Elio Petri. D’une certaine façon, Marco Ferreri, les frères Paolo et Vittorio Taviani, Ermanno Olmi, Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio, Francesco Maselli, Pier Paolo Pasolini – dont Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) est l’œuvre définitive sur l’anarchie du pouvoir – s’inscrivent dans cette même veine. Il est vrai que l’Italie offrait alors un terrain d’observation exceptionnel par l’ampleur des difficultés auxquelles elle était confrontée : instabilité gouvernementale malgré l’omniprésence de la Démocratie chrétienne, stratégie de la tension, criminalité organisée. En arrière-plan se dessinait un pays traversé par l’action terroriste des Brigades rouges et les menées subversives des services secrets. Les plaies laissées dans le tissu social par les années de plomb n’étaient pas encore cicatrisées. À cela s’ajoutaient la puissance de la mafia – dont on découvrira plus tard qu’elle avait des alliées au sein même du gouvernement – et la corruption généralisée née de l’étroite imbrication entre milieux politiques, économiques, financiers, entre pouvoir officiel de l’État et pouvoir occulte des organisations criminelles. À cette période d’intense engagement du cinéma a succédé un reflux de la conscience critique. Beaucoup de cinéastes, par impuissance ou par désintérêt pour la chose publique, se sont repliés sur la sphère privée. Toutefois, depuis une quinzaine d’années, le cinéma italien a retrouvé ses racines et ses préoccupations identitaires. La matière ne manque pas : aux maux déjà évoqués se sont rajoutés le problème de l’immigration clandestine, la présence toujours plus forte de 84 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 la criminalité organisée, la dérive autoritaire de l’État sous Silvio Berlusconi, le renforcement de la crise de la Nation avec le développement des menées séparatistes et xénophobes de la Ligue du Nord. Les célébrations en 2011 des 150 ans de l’Unité italienne ont bien montré les fissures d’un État mal assuré sur ses bases. Une nouvelle génération de cinéastes Une nouvelle génération de cinéastes s’est présentée comme l’héritière lointaine d’un néoréalisme auquel elle n’oublie pas de se référer ou comme la continuatrice du cinéma politique des années 1960-1970. Ainsi subsiste en Italie une forte tendance à produire un cinéma de témoignage, certes parfois maladroit mais qui n’en a pas moins donné récemment des œuvres estimables 1, par exemple A casa nostra de Francesca Comencini, Giorni e nuvole de Silvio Soldini, L’ora di punta de Vincenzo Marra, Fortapàsc de Marco Risi, La giusta distanza de Carlo Mazzacurati… Quant aux auteurs de comédies – après les œuvres tranchantes de Luigi Comencini, Dino Risi, Mario Monicelli, Ettore Scola, Pietro Germi –, ils ne sont pas restés muets pour cerner les travers de la société italienne, même s’ils n’ont jamais retrouvé la puissance incisive de leurs aînés. Dans ce panorama, il faut réserver une place singulière à Nanni Moretti et Gianni Amelio. Si ce dernier est parvenu à la pleine maturité expressive dans des œuvres réalisées en Italie (Colpire al cuore, Portes ouvertes d’après le roman de Leonardo Sciascia, puis Mon frère) et aussi en Albanie (Lamerica), en Allemagne (Les Clefs de la maison), en Chine (L’Étoile imaginaire), le premier s’est imposé comme la figure emblématique du cinéma italien contemporain. Nanni Moretti, véritable intellectuel organique, mène de front la mise en scène de ses films et le travail d’opérateur culturel comme producteur, distributeur, exploitant, organisateur de festivals. Il est aussi devenu une référence politique dans un engage1 Citons Marco Risi, Ricky Tognazzi, Daniele Luchetti, Carlo Mazzacurati, Silvio Soldini, Marco Tullio Giordana, Gabriele Salvatores, Mimmo Calopresti, Francesca Comencini, Emanuele Crialese, Marco Bechis, Vincenzo Marra, Matteo Garrone, Paolo Sorrentino, Daniele Vicari... ment qui va bien au-delà de ses films : son mouvement des rondes citoyennes – manifestations de rue en défense de la démocratie, de la légalité, de la justice, de l’éducation – et ses prises de position publiques contre les dérives du berlusconisme l’ont placé un temps au cœur du débat politique. Dans Le Caïman (2006), il a dénoncé avec vigueur les abus du pouvoir en place et, dans Habemus Papam (2011), il n’a pas hésité à aborder les problèmes de l’Église. Ainsi, le discours sur les maux de la société italienne s’est fortement réaffirmé, conduisant en 2008 au succès cannois des films de Matteo Garrone, Gomorra, fresque saisissante sur la Camorra napolitaine inspirée du livre enquête de Roberto Saviano, et de Paolo Sorrentino, Il Divo, portrait baroque de Giulio Andreotti en dirigeant politique aux pouvoirs quasi lucifériens. Mais ces deux films – sur lesquels plane l’ombre de Francesco Rosi pour le premier, d’Elio Petri pour le second – ne sont pas des phénomènes isolés. Ils s’inscrivent dans une tendance forte du cinéma italien. En 2003, avec La Meglio gioventù, titre pasolinien appauvri pour l’exploitation française en Nos meilleures années, Marco Tullio Giordana a recommencé à examiner l’histoire récente de l’Italie comme l’avait fait avant lui Dino Risi avec Une vie difficile ou Ettore Scola avec Nous nous sommes tant aimés. D’autres cinéastes lui ont emboîté le pas comme Michele Placido avec Romanzo criminale (2005) dans lequel le cinéaste montre les collusions entre le grand banditisme et les services secrets de l’État, ou comme Daniele Luchetti avec Mon frère est fils unique (2007) et La nostra vita (2010) de Daniele Luchetti sur les fractures de la société italienne. Plus récemment, en 2012, Matteo Garrone a évoqué la capacité de la télévision à décerveler les esprits fragiles (Reality), Marco Tullio Giordana a décrit les débuts du terrorisme à la fin des années soixante (Piazza Fontana), Daniele Vicari a mis en évidence l’installation d’un État de non-droit avec les bavures policières qui entachèrent le G8 de Gênes en 2001 (Diaz). Quant au vétéran Marco Bellocchio, il a tour à tour remis en perspective l’enlèvement d’Aldo Moro (Buongiorno notte, 2003), réactualisé les années noires du fascisme (Vincere, 2009), réexaminé les tensions entre catholiques et laïcs (Bella addormentata, 2012). Dans l’évocation du passé, citons encore L’uomo che verrà (2009) de Giorgio Diritti qui reconstruit le massacre de Marzabotto perpétré par les Allemands en 1944. La nouvelle thématique de l’immigration À côté des nombreux films qui ont évoqué les méfaits des diverses organisations criminelles qui sévissent en Italie, d’autres œuvres se sont penchées sur le problème de l’immigration. Au contact de l’ex-Yougoslavie, à quelques encablures de l’Albanie et des pays du Maghreb qui eux-mêmes sont frontaliers de l’Afrique subsaharienne, l’Italie est la plaque tournante d’une immigration qui transite par ses côtes et qui donne lieu aux trafics les plus sordides. Dans une économie travaillée par la criminalité organisée et échappant au contrôle d’un pouvoir surtout soucieux de rentabilité économique, prolifèrent des échanges souterrains qui font peu de cas de la dignité humaine. Le cinéma italien – lui qui avait d’abord traité de l’émigration vers l’étranger puis de l’immigration intérieure entre le Sud et le Nord – s’est emparé du thème de ces mouvements de population. Depuis Lamerica (1994) de Gianni Amelio, nombreux sont les films qui ont affronté le problème. Saimir (2006) de Francesco Munzi est sans doute le plus incisif dans sa description des trafics d’immigrants – jeunes hommes pour le marché du travail, jeunes femmes pour la prostitution – auxquels se livrent des Albanais installés en Italie. Dans ce registre, on pourrait encore citer Une fois que tu es né de Marco Tullio Giordana, La sconosciuta de Giuseppe Tornatore et surtout, film rare de l’ancien documentariste Vittorio De Seta, Lettere dal Sahara sur les tribulations d’un Sénégalais dans une Italie hostile qu’il finit par quitter pour aller expliquer aux écoliers de la brousse africaine que pour eux le salut n’est pas en Europe mais là où ils vivent. Œuvre magistrale, Terraferma d’Emanuele Crialese donne une vision terrifiante de l’arrivée des Noirs sur les côtes siciliennes avec des pêcheurs qui ont reçu l’ordre de ne pas secourir les naufragés et des touristes qui détournent le regard… Ainsi, entre société et politique, le cinéma italien contemporain s’est rebâti une image forte. Mieux accueilli dans son propre pays où il occupe désormais plus de 30 % de part de marché, il lui reste à reconquérir une place internationale digne d’un passé prestigieux. Jean A. Gili * * Ancien membre de l’École française de Rome et professeur émérite d’histoire du cinéma à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne. Cofondateur de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) en 1984 et de 1895. Revue d’histoire du cinéma, il a présidé de 2001 à 2005 la Commission du patrimoine cinématographique du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 85 DOSSIER L’Italie : un destin européen Pour en savoir plus sur l’Italie Ouvrages Claude Alessandrini, Civilisation italienne, coll. « Les Fondamentaux », Hachette Supérieur, Paris, 2007 ● ● Frédéric Attal, Histoire de l’Italie de 1943 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2004 Myriam Baron, Emmanuèle Cunningham-Sabot, Claude Grasland, Dominique Rivière et Gilles Van Hamme (dir.), Villes et régions européennes en décroissance. Maintenir la cohésion territoriale, Lavoisier/Hermès, Paris, 2010 ● Antonio Bechelloni, Michel Dreyfus et Pierre Milza (dir.), L’Intégration italienne en France. Un siècle de présence italienne dans trois régions françaises (1880-1980), Complexe, Bruxelles, 1995 ● Jean-Louis Briquet, Mafia, justice et politique en Italie. L’affaire Andreotti dans la crise de la République (1992-2004), Karthala, Paris, 2007 ● Aurélien Delpirou et Stéphane Mourlane, Atlas de l’Italie contemporaine. 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Une mise en perspective européenne du cas britannique, Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2009, p. 101-119 Questions internationales Rendez-vous avec le monde… internationales Questions Questions internationales Japon : une crise sans fin ? Obama et l’Afrique La réforme de la PAC Un portrait de André François-Poncet CANADA : 14.50 $ CAN 3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@k@f@f@a; N° 55 Mai-juin 2012 E Questions Questions internationales internationales La L’humanitaire 9,80 € dF Abonnement à 6 numéros : 48 € Tarif spécial étudiants et enseignants : 40 € Tarif spécial bibliothèques et CDI : 43,20 € En vente chez votre libraire, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA - CS 10733 23 rue d’Estrées - 75345 Paris cedex 07 Chronique d’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE Les « Chroniques d’actualité » sont confiées à des auteurs connus et reconnus. Elles ont pour vocation d’ajouter une dimension plus personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue. Nous espérons ainsi accroître son intérêt et rester fidèles à son objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des relations internationales par le public francophone. Mais Questions internationales n’entend donner ni approbation ni improbation aux opinions exprimées par ses auteurs, qui relèvent de leur seule appréciation. Il convient simplement d’assurer un équilibre minimal entre les différents registres, types et orientations de ces analyses. > Guerre et économie : les liaisons dangereuses Dans son sens initial, la guerre suppose une violence portant atteinte à l’intégrité physique et mentale de la population de pays en conflit. Au xxe siècle, la misère a provoqué plus de morts que toutes les guerres répertoriées depuis le début de l’histoire humaine, sans pour autant être la conséquence directe ou indirecte des seuls conflits militaires. La liaison entre économie et guerre est complexe, l’une et l’autre étant, tour à tour, fin et moyen. L’arme économique peut servir à appauvrir ou à déstabiliser le pays ennemi (sanctions, blocus, destructions). Deux conceptions économiques de la guerre coexistent, qui en font soit un facteur du développement économique soit un fardeau économique et social. Jacques Fontanel, professeur émérite Un facteur du développement économique La préparation à la guerre, le conflit militaire lui-même et la recherche de puissance des États créent un environnement favorable à certaines formes de développement économique. 88 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Dès l’origine des temps, la guerre a été conçue comme un mode naturel d’acquisition des richesses. La prédation représentait un moyen facile de s’enrichir, le vainqueur pouvant notamment réduire les vaincus à l’esclavage et à la gratuité de leur force de travail. ● L’État moderne s’est constitué sur la base des demandes organisationnelles liées à l’apparition des armes à feu. Afin d’assurer une sécurité nationale adaptée aux menaces, les dépenses de préparation à la guerre sont alors devenues considérables. Pour l’école historique allemande, la guerre est à l’origine du développement des forces productives et de la révolution industrielle européenne. Les besoins militaires ont créé les conditions préalables au développement du capitalisme en favorisant la formation de grands marchés, l’industrialisation, l’innovation technologique, l’esprit de compétition et l’essor du secteur financier nécessaire à la gestion de l’endettement militaire de l’État. L’armée s’apparente à une force productive qui dynamise le capitalisme national. ● Pour la pensée marxiste, la guerre appartient au champ de la superstructure, elle dérive des rapports sociaux antagonistes du capitalisme. G uer re e t é c o n o m i e : l e s l i a i s o n s d a n g e re u s e s Seule la lutte révolutionnaire de classes conduit à la paix. Le caractère systémique des guerres est inhérent au mode de production et de régulation capitaliste. La guerre est liée au développement capitaliste, et notamment à la colonisation qui conduit à l’appropriation à bon marché des matières premières et des richesses d’autrui. Les conflits internationaux sont donc une conséquence des contradictions du capitalisme. e e ● Aux xix et xx siècles, l’État s’est avant tout affirmé comme une organisation consacrée au renforcement de la prospérité de l’économie nationale. La décision politique est fondée non seulement sur la capacité d’enrichissement du pays, mais aussi sur son potentiel à affaiblir l’ennemi. Si le dollar, en crise récurrente, reste la monnaie internationale de référence de nos jours, il le doit, au moins partiellement, à la puissance militaire des États-Unis, dont les objectifs de sécurité nationale sont désormais indissociables de la sécurité économique et financière du pays. Un fardeau économique Pour les économistes classiques, la guerre est un phénomène politique même si, selon Thomas Malthus, elle résulte surtout d’un développement économique insuffisant par rapport à la croissance de la population. Le conflit armé et sa préparation constituent, au niveau mondial, un jeu à somme négative. Avec la pensée néoclassique, encore si présente de nos jours, la défense nationale est quasiment rejetée du champ d’étude de la science économique. Dans ces conditions, les dépenses militaires, aux effets d’entraînement faibles et discutables, représentent un coût insupportable. Keynes voulait éradiquer à la fois la guerre et le communisme. Il a donc toujours contesté, en termes de coûts d’opportunité, l’idée même d’un « keynésianisme militaire », car les dépenses militaires sont la forme la plus improductive des dépenses publiques. La sécurité est aussi du ressort de l’économie, car la crise économique conduit parfois au renversement des démocraties et aux dérives de la puissance. La paix durable, condition du développement économique et social, est, selon Keynes, inconcevable sans une solidarité économique internationale des démocraties face au communisme. La guerre économique a toujours existé. Les sanctions économiques visant à infléchir la politique d’un pays sont des instruments de puissance économique essentiels. L’effondrement de l’URSS a été favorisé par l’application d’une stratégie d’appauvrissement économique de la part des États-Unis, l’effort accru de préparation à la guerre ayant été disproportionné au regard du potentiel de développement soviétique. L’économie est devenue un instrument de pouvoir qui repose sur le monopole des ressources naturelles ou énergétiques, ou sur la supériorité technologique ou financière. ● ● Avec la fin de la guerre froide, les États-Unis se sont engagés dans des rivalités économiques destinées à leur permettre de conserver leur hégémonie. Les impératifs militaires y favorisent le développement d’une politique industrielle, la recherche et le financement des entreprises nationales. Les facteurs économiques y dominent souvent l’agenda stratégique, ce que confirme la création d’une « war room » auprès du gouvernement américain. Selon certains observateurs, la mondialisation représente la guerre universelle, civile et permanente. Elle s’apparente à une organisation oligopolistique et cartellisée du monde. Les logiques financières définissent une nouvelle organisation capitalistique du travail en privilégiant les détenteurs de capitaux. La mondialisation ne peut donc s’affirmer qu’en réduisant la protection sociale et les solidarités. ● Le précédent âge de la globalisation, à la fin du xixe siècle, a culminé avec la Première Guerre mondiale. L’ouverture des frontières n’est donc pas une étape nécessaire vers la paix. Cependant, si pour certains la fin des nations est inscrite dans la logique pacifique de l’économie de marché, pour d’autres la désintégration inéluctable des économies nationales risque d’accroître l’insécurité et la paupérisation. En théorie, l’arme nucléaire réduit cependant la possibilité de conflits entre les grandes puissances, qui s’entendent pour faire respecter militairement leurs intérêts communs. L’économie apparaît donc désormais comme le principal terrain d’action des jeux de puissance. ■ Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 89 Chronique d’ACTUALITÉ GÉOPOLITIQUE > L’ONU, un « machin » bien utile S’exprimant à propos de la crise du Congo en 1960, on grand reporter international prête au général de Gaulle au Figaro et essayiste. d’avoir eu du dédain pour l’ONU. Aujourd’hui, l’on a encore, dans la même région, une occasion en or pour se moquer du « machin ». Le 20 novembre 2012, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco), forte de 20 000 casques bleus et d’un budget annuel d’un milliard et demi de dollars, a laissé, sans combattre, les rebelles du M23 s’emparer de Goma, la grande ville riveraine du lac Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Le mandat de la Monusco était d’aider le gouvernement de Kinshasa à établir son autorité dans l’est du pays et de protéger les populations civiles contre les exactions des mouvements « rebelles », foisonnant dans cette région si riche en minerais rares. Le Conseil de sécurité n’a lui-même guère fait mieux dans cette crise. Le mardi 20 novembre au soir, il a adopté une résolution condamnant l’invasion de la ville et l’ingérence de « forces étrangères » à la RDC, mais il n’a pas osé pointer la culpabilité du Rwanda. Le pays présidé par Paul Kagamé est pourtant le principal parrain du M23, mouvement dirigé par des officiers tutsis qui ont combattu naguère au sein du Front patriotique rwandais (FPR) de P. Kagamé. Les Américains et les Britanniques ont toujours protégé P. Kagamé, un Tutsi anglophone (car élevé en Ouganda) qui a fait son école de guerre aux États-Unis. C’est un dictateur, mais il gère bien son pays et ne gaspille pas l’aide internationale. Quant au troisième pays occidental membre permanent du Conseil de sécurité, la France, elle n’a pas élevé la voix, paralysée qu’elle est à l’idée que P. Kagamé puisse relancer contre elle des accusations de complicité dans le génocide des Tutsis de 1994. Avec un Conseil de sécurité indifférent et des contingents de casques bleus peu motivés à Renaud Girard, 90 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 l’idée de mourir pour le drapeau azur des Nations Unies, la Monusco avait, dès le départ, très peu de chances de succès. Au demeurant, un tel échec n’est pas une première, loin de là. Souvenonsnous de l’inaction des casques bleus en Bosnie de 1992 à 1995 et de l’échec de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) à Kigali le 7 avril 1994, incapable de mettre un terme aux massacres de Tutsis et de Hutus modérés. Un lieu irremplaçable La faillite de l’ONU dans maintes opérations de maintien de la paix n’en fait pas pour autant une organisation inutile. Elle reste une institution irremplaçable, qui, contrairement aux apparences, compte énormément – et de plus en plus – dans les relations internationales. Considérons à quel point toutes les puissances se sont agitées avant le vote, le 29 novembre 2012, de l’Assemblée générale des Nations Unies, accordant à la Palestine le statut d’État observateur – celui que la Suisse a conservé pendant presque cinq décennies. L’Assemblée générale des Nations Unies n’a aucun pouvoir de contrainte. Seul le Conseil de sécurité a la capacité de prendre des mesures contraignantes, pour chercher à imposer la paix dans telle ou telle région du monde. La grandmesse annuelle de l’Assemblée générale, qui réunit tous les automnes les 193 États membres de l’ONU, est-elle pour autant inutile ? À l’issue de cette 67e session ordinaire, l’on peut répondre que flagrante est l’utilité de ce forum international exceptionnel. Le siège de l’ONU, à New York, est le seul lieu de la planète où l’on donne la parole à tous les pays, sans considération pour leur puissance, leur richesse, leur système de gouvernement, leur degré d’amitié ou d’inimitié avec les États-Unis. Dans le palais de verre de Manhattan, les États jouissent d’une liberté d’expression diplomatique L’ ONU , u n « m a c h i n » b i e n u t i l e absolue. L’important est qu’ils l’utilisent et qu’ils continueront à le faire. Le fait même qu’il existe un lieu où chaque État puisse exprimer publiquement, devant tous les autres, ses griefs, ses espoirs, ses satisfactions ou ses menaces constitue un progrès indéniable dans l’histoire millénaire des relations internationales. La diplomatie, qui était jadis un jeu opaque réservé à des experts, y a beaucoup gagné en transparence, et en lisibilité pour le public. Sur le Moyen-Orient Qu’on l’approuve ou qu’on le réprouve sur le fond, le discours du Premier ministre israélien du 27 septembre 2012 à la tribune de l’Assemblée générale a eu un grand mérite, qui est celui de la clarté. S’aidant d’un graphique pour évoquer le dossier nucléaire iranien, Benyamin Netanyahou a tracé une « ligne rouge », dont le franchissement par les autorités de Téhéran provoquerait en représailles une action militaire israélienne unilatérale. La délégation iranienne a répliqué que si l’Iran était attaqué, il « riposterait par tous les moyens » à sa disposition – lesquels incluent possiblement les roquettes accumulées par le Hezbollah au sud du Liban et le minage du détroit d’Ormuz, seule voie de sortie du golfe Persique. Si, un jour, Israël bombarde l’Iran et que tout le Moyen-Orient s’embrase, les grandes puissances du P6 (le groupe chargé du dossier, constitué des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité et de l’Allemagne) et leurs opinions publiques ne pourront donc pas se plaindre de ne pas avoir été prévenues. Peu avant le discours de B. Netanyahou, il y eut celui de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne. Ce dernier y fit solennellement la demande, pour sa nation, du statut d’État observateur à l’ONU, en précisant que cette demande ne se faisait pas « au préjudice » de l’État d’Israël, dont il reconnaît l’existence. Le leader du Fatah estime que la reconnaissance par l’Assemblée générale de l’ONU du statut d’État à la Palestine forcera les Israéliens à renoncer à poursuivre leur politique de colonisation en Cisjordanie, voire à préparer un territoire viable pour les Palestiniens. Lorsqu’ils voteront, le 22 janvier 2013, pour reconduire ou non B. Netanyahou, les électeurs israéliens disposeront de tous les éléments pour se prononcer : quelle est pour Israël la plus grande menace, la rhétorique d’un président iranien affirmant devant l’Assemblée générale des Nations Unies que leur pays est une « aberration historique », ou la bombe démographique que représente la population arabe palestinienne vivant au sein des territoires contrôlés par l’État juif ? Dissiper les malentendus Lors de l’Assemblée générale annuelle, les choses ne se disent pas qu’à la tribune. Elles sont aussi dites à l’occasion des innombrables rencontres bilatérales qui se tiennent dans les bureaux de l’immeuble de verre. Sur ce terrain neutre, aucune rencontre au sommet n’est impossible. Ainsi les ministres japonais et chinois des Affaires étrangères ont-ils pu s’expliquer sur la crise actuelle des îles Senkaku (Diaoyu pour les Chinois). Les Chinois ont accusé publiquement le Japon de leur avoir « volé » ces îlots en 1895. Les Japonais ont répondu qu’ils avaient le droit international pour eux. Maintenant que, grâce à l’Assemblée générale, la Chine a internationalisé son différend maritime avec le Japon, il lui sera difficile de ne pas le soumettre à une juridiction internationale (comme la Cour internationale de justice de La Haye), où elle devra expliquer pourquoi elle n’avait pas soulevé ce problème lorsqu’elle a décidé de normaliser ses relations avec l’Archipel il y a quarante ans. Sur la situation régnant à l’est de la République démocratique du Congo, Joseph Kabila et Paul Kagamé, les présidents de la RDC et du Rwanda, ont pu, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, s’entretenir en tête-à-tête pendant trois heures, et s’exposer leurs griefs respectifs. Certes, ils sont sortis de leur réunion sans accord ni solution pour le maintien de la paix au Kivu. Mais le seul fait qu’ils se soient parlé est un point positif. Car cela indique que le dialogue pourra reprendre à tout moment. Dans l’histoire, nombreuses sont les guerres ayant éclaté à la suite de malentendus. Au fil des années, l’Assemblée générale est devenue le forum le plus efficace pour dissiper les malentendus entre États. Pour faire avancer la cause de la paix dans le monde, ce n’est pas tout ; mais c’est déjà très bien. ■ Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 91 Questions EUROPÉENNES L’Ukraine, ou le réveil de la république des confins Alain Guillemoles * * Alain Guillemoles est journaliste au quotidien La Croix. Il a été correspondant en Ukraine pour Les élections législatives ukrainiennes du 28 octobre 2012 ont donné une courte victoire au Parti des régions, qui Il est l’auteur d’un livre sur la révolution représente les intérêts des grands oligarques de l’est industriel ukrainienne : Même la neige était orange (Les Petits Matins, 2005). Il a publié Sur les du pays. Mais elles ont également montré que les clivages traces du Yiddishland (Les Petits Matins, traditionnels tendent à s’exacerber entre le nord-ouest et le 2010), une série de reportages sur ce sud-est du pays. Les Ukrainiens s’opposent sur des sujets qu’il reste des communautés juives fondamentaux, leur identité, leur langue et la lecture de en Europe centrale. leur propre histoire. Malgré tout, la vie politique locale reste marquée par le pluralisme et la vitalité démocratiques. Elle s’y développe selon des processus autonomes qui font que cet État n’est plus, depuis longtemps, un satellite de la Russie. la presse française de 1994 à 1996. Les élections législatives ukrainiennes du 28 octobre 2012 ont démontré que le jeu politique reste, dans ce pays, plus ouvert qu’en Russie ou en Biélorussie voisines. Certes, le Parti des régions, formation au pouvoir dirigée par l’actuel président Viktor Ianoukovitch, l’a emporté au prix de quelques entorses aux pratiques démocratiques et des fraudes nombreuses ont entaché le scrutin. La campagne électorale a en outre été marquée par le fait que Ioulia Timochenko et Iouri Loutsenko, deux candidats importants de l’opposition, n’ont pas pu se présenter, se trouvant tous deux en prison à l’issue de procédures plus apparentées à des règlements de compte politiques qu’à de véritables procès. Malgré ces entraves manifestes, le résultat n’a pas été conforme à celui qui semblait écrit d’avance : d’abord, l’opposition a obtenu une place significative au sein du nouveau Parlement. Ensuite, les Ukrainiens se sont mobilisés de façon 92 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 inattendue pour limiter l’impact des fraudes. Enfin, une société civile et des médias indépendants subsistent et ont montré leur vitalité à cette occasion, si bien qu’une alternance politique par la voie des urnes est envisageable à l’occasion de la prochaine élection présidentielle, prévue en 2015. Un changement de donne politique Comptant près de 46 millions d’habitants, indépendante depuis désormais vingt et un ans, l’Ukraine se développe dorénavant selon des processus autonomes. Elle entretient avec la Russie des relations complexes mais qui ne sont plus, depuis longtemps, celles d’un pays vassal. Région des confins, l’Ukraine a toujours été une zone grise sur laquelle trois grandes puissances – russe, polonaise et turque – ont tenté de mettre Un scrutin significatif La chambre unique du Parlement ukrainien compte 450 sièges. À la suite d’une modification de la loi électorale, une moitié des sièges a été attribuée en 2012 au scrutin proportionnel par liste, au niveau national, avec un seuil minimum de 5 %. L’autre moitié a été attribuée au scrutin majoritaire par circonscription, à un tour. Au vote proportionnel, seuls cinq partis ont franchi la barre des 5 %. Le Parti des régions a obtenu 30 %. Batkivchtchyna (Patrie), qui rassemblait les principales composantes de l’opposition dont le bloc Ioulia Timochenko, a obtenu 25,5 %. Oudar (Alliance démocratique ukrainienne pour les réformes, dont l’acronyme signifie « coup »), formation du champion de boxe Vitaly Klitchko 1, a emporté 13,96 %. Le Parti communiste peut se targuer de 13,18 % et le parti nationaliste Svoboda (Liberté) de 10,44 %. En tenant compte des députés élus au scrutin majoritaire, le Parlement devrait compter 185 élus du Parti des régions, 101 de Batkivchtchyna, 40 d’Oudar, 37 de Svoboda et Résultats des élections législatives du 28 octobre 2012 Formation Parti des régions Vote proportionnel Nombre de sièges* 30 % 185 Batkivchtchyna (Patrie) 25,5 % 101 Oudar (Alliance démocratique ukrainienne pour les réformes) 13,96 % 40 Parti communiste 13,18 % 32 Svoboda (Liberté) 10,44 % 37 © Alain Guillemoles la main, sans que jamais aucune d’entre elles n’en ait pleinement et durablement le contrôle. L’Union soviétique a su « assimiler » l’Ukraine et en faire l’une de ses bases industrielles les plus importantes mais elle n’a jamais pu soumettre totalement l’Ukraine de l’Ouest, intégrée définitivement en 1945 et dans laquelle l’Église grécocatholique est restée un bastion de résistance. Rassemblement du Parti des régions sur la place de l’Indépendance en avril 2007, à Kiev, pour protester contre la nomination, quelques mois plus tôt, de Ioulia Timochenko au poste de Premier ministre. La vie politique ukrainienne est scandée par des manifestations de soutien aux camps Timochenko et Ianoukovitch. 32 du Parti communiste, le reste étant constitué d’élus sans étiquette. Le prix des promesses non tenues Ces résultats témoignent d’une forte érosion de la popularité du Parti des régions, qui a perdu deux millions de voix par rapport au précédent scrutin de 2007, dont un tiers dans ses bastions traditionnels de Donetsk, Lougansk et Kharkiv. Depuis son retour au pouvoir en 2010, dans la foulée de l’élection présidentielle remportée par Viktor Ianoukovitch, le Parti n’a pu tenir ses promesses de retour à la stabi1 * Le Parlement compte 450 sièges. On ne retient ici que les élus des cinq partis arrivés en tête. Source : Oukraïnska Pravda (www.pravda.com.ua/ articles/2012/10/29/6975859/ ?attempt=2). Sébastien Gobert, « Ukraine. D’une arène à l’autre, le combat de Vitali Klitschko continue », P@ges Europe, 18 juin 2012 (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000538ukraine.-d-une-arene-a-l-autre-le-combat-de-vitali-klitschkocontinue-par-sebastien). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 93 Questions EUROPÉENNES Ukraine : quelques données statistiques Superficie : 603 500 km2 Population : 45,6 millions (2012) Densité de la population : 75,6 habitants/km2 (2012) Appartenance ethnique : Ukrainiens (77,8 %), Russes (17,3 %), Biélorusses (0,6 %), Moldaves (0,5 %), Tatares de Crimée (0,5 %), Bulgares (0,4 %) (recensement 2001) Langue officielle : ukrainien (mais l’usage du russe ainsi que d’autres langues minoritaires est autorisé au niveau régional) Monnaie : la grivna (1 euro = 10,4 grivnas, novembre 2012) Taux de natalité : 11 ‰ (2011) Taux de mortalité : 14 ‰ (2011) Taux d’accroissement naturel : − 3,5 ‰ (2011) Espérance de vie à la naissance : 71 ans (2011) Croissance du PIB : 3,2 % (2012) PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) : 6 000 euros (2012) PIB par habitant (en % de la moyenne UE-27) : 24 % (2012) Taux de chômage : 7,9 % (2012) Indice de développement humain : 0,729 (76 e rang mondial en 2011) Coefficient de Gini : 26,4 (77e rang mondial, 2009) Sources : Office national de statistiques (www.ukrstat.gov.ua) ; Wiener Institut für Internationale Wirtschaftsvergleiche (WIIW) juillet 2012 ; PNUD ; Banque mondiale. lité politique et à la croissance, et de lutte contre la corruption. Cette formation s’est au contraire heurtée de front à une partie de la population, avec la réforme du Code fiscal qui a poussé dans la rue les petits commerçants, ou avec la suppression des avantages réservés aux anciens combattants d’Afghanistan et aux liquidateurs de Tchernobyl, décision qui a également provoqué une série de manifestations. Avec son retour aux affaires en 2010, le Parti des régions espérait clore définitivement une parenthèse ouverte au moment de la Révolution orange de 2004. Il n’y est pas parvenu et a échoué à rassembler les Ukrainiens. Au contraire, les tensions se sont exacerbées, alors que la majorité 94 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 a choisi de passer en force sur de nombreux dossiers, comme la loi sur la langue. Celle-ci visait à renforcer la place du russe à côté de l’ukrainien et, en dépit des heurts qui ont accompagné les manifestations de l’opposition au centre de Kiev, elle est entrée en vigueur en juillet 2012. L’usage des langues minoritaires est donc désormais autorisé dans les régions où la minorité correspondante est très représentée. Localement, cette langue obtient un statut équivalent à celui de la langue officielle et peut donc être utilisée dans les échanges avec l’administration. L’opposition a tenté d’empêcher l’adoption de cette loi, craignant qu’elle ne fragilise la position de l’ukrainien à l’est du pays et accusant le parti au pouvoir de vouloir, à terme, imposer le russe comme langue nationale. Cette bataille sur la langue a cristallisé les mécontentements. En matière de politique étrangère, Viktor Ianoukovitch n’a pas obtenu de la Russie le rabais qu’il espérait sur le prix du gaz et il s’est isolé de l’Europe. L’Union européenne a en effet vivement reproché au nouveau pouvoir de faire un usage politique des tribunaux afin de mettre en prison des responsables de l’opposition, parmi lesquels l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko et l’ex-ministre de l’Intérieur Iouri Loutsenko. Ces incarcérations ont notamment fait échouer la signature d’un accord d’association longuement négocié par Kiev avec l’Union européenne. Au moment du championnat d’Europe de football, en juin 2012, le gouvernement ukrainien est apparu bien isolé. Aucun chef d’État ou de gouvernement de l’Union européenne n’a fait le déplacement en Ukraine pour assister à un match du premier tour. Ce tableau ne serait pas complet sans évoquer une situation économique désormais difficile, liée à la chute récente des commandes européennes d’acier. Ainsi, au troisième trimestre 2012, l’Ukraine est entrée en récession avec une croissance du PIB négative (− 1,3 %), alors qu’elle était en train de se remettre du choc subi en 2008. La Banque centrale peine à soutenir le cours de la grivna, tandis que le déficit budgétaire se creuse. L’Ukraine subit la pression du Fonds monétaire international (FMI) qui lui demande de relever le prix du gaz et les L’U k r a in e , o u l e rév e i l d e l a ré p u b l i q u e d e s c o n f i n s Élections législatives de 2012 en Ukraine BIÉLORUSSIE RUSSIE POLOGNE Kiev MOLDAVIE ROUMANIE Mer Noire RUSSIE Sébastopol 200 km Parti politique en tête par région (en % des voix exprimées) 29 37 65 Batkivchtchyna (Patrie) Parti des régions Svoboda (Liberté) Source : Oukraïnska Pravda, www.pravda.com.ua Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 charges de logement aux particuliers. Il ne fait donc aucun doute que le Parti des régions a été sanctionné, lors de ce scrutin, pour ses piètres performances, tant politiques qu’économiques. C’est le Parti communiste qui a le plus profité de ce recul du parti au pouvoir. Alors qu’il n’avait rassemblé que 5 % des voix lors des élections de 2007 et 3,5 % à la dernière élection présidentielle, il a réalisé cette fois ses meilleurs scores dans les bastions traditionnels du Parti des régions. Il devrait s’allier avec lui afin de créer une coalition qui pourrait être majoritaire, grâce à l’appoint de députés élus sous l’étiquette d’indépendants et parfois stipendiés par le Parti des régions. Cette pratique d’achats de députés a été largement décrite par la presse ukrainienne, qui a même publié une grille des tarifs en vigueur. Ils oscillent entre un et quatre millions d’euros selon qu’il s’agit d’obtenir un changement de groupe parlementaire ou un soutien permanent. De telles méthodes semblent s’être beaucoup développées ces dernières années, au point de devenir un élément à part entière de la vie politique du pays. Un pays toujours scindé Les résultats des élections confirment également le fait que l’Ukraine reste aujourd’hui fortement polarisée. Deux grands blocs s’opposent, chacun ayant des racines régionales fortes. Cette ligne de fracture épouse à peu de choses près celle de la frontière orientale historique de la Rzeczpospolita, l’État polono-lituanien qui a perduré de 1569 à 1795. Le territoire est politiquement coupé en deux, selon une ligne diagonale : au nord-ouest de cette ligne, se trouvent la Galicie et le Centre, avec la capitale, Kiev ; le Sud-Est, lui, est occupé par le Donbass – le grand bassin charbonnier – ainsi que par la Crimée et le delta du Dniepr. Le Nord-Ouest est fortement dominé par des partis indépendantistes pro-européens, tandis que le Sud-Est donne la majorité aux forces que l’on peut décrire comme russophiles post-soviétiques. Le Parti des régions est l’expression presque unique de cette seconde tendance. Il est fortement soutenu par les grands oligarques du secteur du charbon et de l’acier, dont les usines sont situées à l’est du pays, au point qu’il apparaît ➜ FOCUS Ioulia Timochenko, emblème du recul de la démocratie L’égérie de la Révolution orange de 2004, Premier ministre de janvier à septembre 2005 puis de décembre 2007 à mars 2010, est aujourd’hui une figure essentielle de l’opposition. Son Bloc Ioulia Timochenko (BIouT), créé en 2001, s’est allié à d’autres formations dans la coalition Batkivchtchyna à l’occasion du scrutin d’octobre 2012, mais elle-même n’a pas été autorisée à se présenter. En effet, le 11 octobre 2011, elle a été condamnée à sept ans d’emprisonnement pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés en 2009 avec la Russie. Elle est également jugée pour fraude fiscale et figure en qualité de témoin dans une affaire de meurtre. En raison de son casier judiciaire, la Commission électorale centrale a donc refusé d’enregistrer sa candidature, provoquant une grave crise entre l’Ukraine et le reste de l’Europe. Ioulia Timochenko est parvenue malgré tout à faire entendre sa voix et a lancé en septembre 2012 un appel par vidéo, invitant les Ukrainiens à « chasser la mafia du président Viktor Ianoukovitch ». Pour protester contre ce qu’elle considère comme une falsification des résultats, elle a entamé une grève de la faim au lendemain des élections, interrompue le 15 novembre 2012. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 95 Questions EUROPÉENNES Timochenko (BIouT) comme principale compopresque comme le syndicat monolithique de défense de leurs intérêts. Au contraire, dans le sante. Ce rassemblement a été apprécié des nord-ouest du pays coexistent de nombreuses électeurs qui ont placé Batkivchtchyna en tête formations, souvent créées autour d’une persondes partis d’opposition, en deuxième position. nalité et qui ont du mal à s’allier durablement Aux côtés de cette opposition unie, pour former une coalition stable. deux forces nouvelles ont réalisé une poussée Depuis l’indépendance de l’Ukraine inattendue, bénéficiant du désir de renouvellement en 1991, la crainte de voir ces deux moitiés du de l’offre politique. Il s’agit du parti Oudar de pays s’opposer jusqu’à la rupture a toujours été Vitaly Klitchko et du parti nationaliste Svoboda. en arrière-fond de la vie politique nationale et Depuis sa création en 2010, Oudar est n’a cessé de peser sur elle. Chaque responsable surtout implanté dans la capitale, Kiev. Son politique aspirant aux plus hautes fonctions a dû positionnement est celui d’une formation de se positionner par rapport à la centre-droit, qui se réclame question nationale et choisir de de l’opposition mais refuse donner des gages aux uns ou aux d’entrer formellement dans Les résultats des autres. Le président resté le plus une alliance. Ce parti doit longtemps au pouvoir, Léonid élections confirment sa notoriété à son leader, le Koutchma (1995-2005), a su également le fait champion de boxe Vitaly s’acquitter parfaitement de cette Klitchko qui, engagé en que l’Ukraine tâche en cultivant perpétuellepolitique depuis 2005, a peu à ment une forme d’ambiguïté, reste aujourd’hui peu réussi à s’imposer comme se déclarant à la fois garant de fortement polarisée. un acteur crédible. l’héritage soviétique et gardien Deux grands blocs Ce n’est pas le cas d’un d’une Ukraine indépendante autre sportif célèbre, le footbals’opposent, chacun et non alignée. Puis, fin 2004, leur Andreï Chevtchenko, la Révolution orange a marqué ayant des racines ancienne star du club Milan AC la victoire des forces indépen- régionales fortes et attaquant vedette de l’équipe dantistes pro-européennes. nationale, qui s’est engagé en En 2010, le retour au pouvoir politique à la faveur de cette du Parti des régions a été l’occaélection de 2012, comme numéro deux d’une sion d’une revanche et d’un tournant politique au liste nommée « En avant, l’Ukraine ». Sa liste n’a profit exclusif de la vision politique des électeurs récolté que 1,58 % des voix et n’aura donc aucun du Sud-Est. élu, malgré sa grande notoriété. Aujourd’hui, aucune force politique de Vitaly Klitchko a pour sa part réalisé premier plan n’affiche plus l’ambition de réunir une percée notable et recueilli les fruits de son l’ensemble des électeurs par-delà ce clivage engagement, notamment contre la loi sur la régional. langue en juillet 2012. Sa présence aux législatives a offert une alternative à ceux des électeurs Postures partisanes qui étaient lassés des éternelles querelles internes de l’opposition classique. Du côté des héritiers de la Révolution “ „ orange, il existe donc une multitude de formations politiques qui ont des difficultés à coopérer. Bon nombre d’entre elles sont toutefois parvenues à s’allier pour ces élections législatives, regroupées au sein de la coalition Batkivchtchyna (Patrie) conduite par l’ancien ministre des Affaires étrangères Arseni Yatseniouk, avec le bloc Ioulia 96 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 La vraie nouveauté, cependant, tient au score du parti Svoboda, qui s’est particulièrement illustré dans les trois oblasts de l’ancienne Galicie, à l’ouest du pays, mais a réalisé aussi un très bon score à Kiev, avec 17 % des suffrages. Svoboda s’est constitué sur des valeurs ouvertement nationalistes. De multiples controverses Quel avenir ? Qui portera le fer lors de la prochaine élection présidentielle de 2015 ? Il est encore trop tôt pour le dire. Quelques figures ont émergé lors de cette législative, mais aucune n’apparaît incontournable. Une division de l’oppo- © Alain Guillemoles ont entouré ses premiers pas en 2004. Dirigé par Oleg Tyagnybok, il s’est illustré par des prises de position homophobes et xénophobes, voire antisémites. Il est le seul parti à vouloir mettre en œuvre un processus de lustration qui interdirait les emplois publics aux anciens communistes en activité durant la période soviétique. Il veut réintroduire un examen de langue ukrainienne à la fin des études secondaires et glorifier le souvenir des combattants de l’armée clandestine (UPA), créée en 1943 et qui, dans la clandestinité, a combattu à la fois les nazis et les communistes, avant d’être complètement éradiquée en 1961. Svoboda se présente désormais comme le parti le plus combatif et organisé. De fait, il est le mieux à même de s’opposer au Parti des régions et il a su séduire des électeurs de la capitale, moins sensibles aux questions nationales, mais néanmoins attirés par le radicalisme de ses positions. Sous l’effet de ce succès inespéré, Svoboda a entamé une mue. La formation cherche à se professionnaliser et assure vouloir devenir un grand parti conservateur national. Mais la question de son avenir reste ouverte. En s’éloignant trop de sa base électorale de l’Ukraine de l’Ouest, il pourrait en effet perdre une partie de ses militants, clairement en attente d’un positionnement d’extrême droite. Enfin, le grand perdant de cette élection est sans conteste Viktor Iouchtchenko, l’ancien Président porté au pouvoir par la Révolution orange. Revenu en politique après une éclipse, il a cru pouvoir retrouver ses partisans en se lançant, seul, à la tête d’une liste. Il n’a rassemblé que 1,1 % des suffrages. Après son échec au premier tour à la dernière élection présidentielle, face à Ioulia Timochenko, il apparaît définitivement marginalisé et ne semble plus à même de prétendre au rôle de porte-drapeau de l’opposition. La descente Saint-André à Kiev. sition offrira à nouveau la victoire au Parti des régions, qui souhaite durer et dispose, grâce au soutien financier des grands oligarques du bassin du Donbass, de ressources très importantes. Face à lui, seule l’unité d’une bonne partie de l’opposition dès le premier tour peut permettre à cette dernière de l’emporter. Or, la division en de multiples factions est un trait historique fondamental de la politique ukrainienne. Tout au long de sa première période d’existence – du xve siècle jusqu’en 1775 –, l’Ukraine a vécu sous les traits d’une république cosaque. Ses membres étaient des chefs de guerre, liés entre eux par une adhésion volontaire à l’autorité d’un Hetman, le temps de conduire une campagne militaire. Élu par acclamations, celui-ci pouvait être destitué. Les cosaques se voulaient des individus libres, se refusant à la sujétion et prêts à en découdre avec quiconque voulait s’emparer de leurs terres bordées de grands empires. S’opposant constamment les uns aux autres dès lors que le danger n’était plus à leurs Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 97 Questions EUROPÉENNES portes, ils étaient de redoutables combattants, mais peu à même de s’organiser en temps de paix. L’Ukraine actuelle est bien sûr plus complexe, produit de multiples autres influences. Mais elle a hérité de certains traits de cette république cosaque : une instabilité des majorités ; une propension à régler les conflits à coups de poing, comme cela se produit régulièrement dans l’enceinte de la Verkhovna Rada, la chambre unique du Parlement ; une combativité dans la lutte qui ne sait pas se prolonger par un programme de réformes, une fois la victoire assurée. L’Ukraine reste encore, on l’a vu, un pays où les zones de consensus sont peu nombreuses. Depuis vingt et un ans, les Ukrainiens n’ont cessé de s’opposer sur les sujets les plus fondamentaux : leur culture, leur histoire et leur identité. Ils se sont notamment affrontés à propos de leur langue nationale et de la place qu’il faut laisser au russe au côté de l’ukrainien ; à propos de leurs alliances stratégiques et d’une éventuelle entrée dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; au sujet de la valeur des hommes qui ont fait l’Ukraine, les héros des uns étant considérés comme des terroristes par les autres. Ainsi, la famine organisée de 1933 fut-elle un génocide ou un « simple » crime de masse ? Stepan Bandera 2 mérite-t-il le titre de « héros de l’Ukraine » qui lui a été décerné en 2009 ou fut-il un criminel ayant collaboré avec les nazis ? Les communistes ukrainiens doivent-ils faire l’objet d’un grand procès ? Les anciens informateurs du KGB doivent-ils être démasqués ? Et faut-il ouvrir toutes les archives de l’époque soviétique qui se trouvent en Ukraine ? 2 Leader nationaliste ukrainien des années 1930 et 1940, il a poussé à la lutte armée et combattu lui-même, d’abord contre les Polonais, puis contre les Soviétiques. Il a été assassiné par un agent soviétique, en 1959, à Munich. 98 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Autant de questions qui restent encore très débattues. Elles animent le débat intellectuel qui se déroule dans une atmosphère passionnée. Le travail des historiens à ce sujet ne fait que commencer et les chercheurs eux-mêmes sont très divisés, leurs oppositions étant identiques à celles que l’on retrouve dans le champ politique. ●●● Pour autant, les élections législatives d’octobre 2012 ont montré qu’il existe en Ukraine un fort attachement aux valeurs démocratiques et à la tolérance ainsi qu’une adhésion au modèle libéral qui donnent à penser que le pays peut trouver un jour sa place dans l’espace européen. À l’occasion de ce vote, on a ainsi pu voir des milliers d’Ukrainiens se mobiliser pour limiter les fraudes. Le décompte a été très surveillé par des représentants de plusieurs organisations non gouvernementales, comme le Comité des électeurs ukrainiens. Cette mobilisation a abouti à la contestation des résultats dans cinq circonscriptions, où un nouveau vote devait être organisé au début de 2013. Aussi, l’Europe aurait tort de ne pas se soucier de ce qui se passe à sa frontière orientale. Que ce soit pour tenter de prévenir les désordres qui pourraient y survenir au moment où les tensions se font plus fortes, ou bien pour tendre la main à cette Ukraine qui aspire, un jour, à faire partie de l’espace politique commun. La Pologne et la Lituanie sont aujourd’hui les deux plus ardents défenseurs d’une politique orientale pour l’Union européenne. Selon eux, cette dernière doit dire clairement à l’Ukraine qu’à condition de réaliser certaines réformes indispensables, elle sera, un jour, la bienvenue. Les grands pays européens, plus mobilisés par les problèmes internes de l’Union et dubitatifs face aux évolutions de l’Ukraine, restent pour le moment réticents. ■ Regards sur le MONDE L’Azerbaïdjan vingt ans après l’indépendance Bayram Balci * * Bayram Balci est docteur en science politique et civilisation arabo-islamique, Des trois États du Caucase du Sud, l’Azerbaïdjan est celui dont l’identité nationale est la plus récente. actuellement visiting scholar à la Fondation Carnegie for International Depuis 1993, le pouvoir politique est aux mains de la Peace à Washington. dynastie Aliev, qui a instauré un régime autoritaire soutenu tant par les gouvernements occidentaux que par les compagnies pétrolières – pour lesquelles le pays constitue un véritable eldorado en raison de ses réserves en hydrocarbures. Depuis les années 1990, l’Azerbaïdjan est le théâtre d’un renouveau de l’islam, et le conflit latent qui l’oppose à l’Arménie à propos du Haut-Karabakh n’est toujours pas réglé. chercheur au CERI-Sciences Po et Historiquement façonné par sa position de carrefour entre trois empires – iranien, ottoman et russe –, l’Azerbaïdjan contemporain n’a eu de cesse depuis son indépendance en 1991 de chercher à se distinguer des grandes puissances tutélaires voisines que sont l’Iran, la Turquie et la Russie. Confronté à une très forte instabilité du fait du conflit territorial qui, à partir de 1988, l’oppose à l’Arménie quant au statut du Haut-Karabakh 1, le pays tombe sous une chape de plomb politique dès 1993 avec l’avènement au pouvoir de Heydar Aliev. En 2003, son fils Ilham Aliev lui succède. Il s’inscrit dans la lignée « autoritariste » du père, à cette différence près qu’il dispose désormais d’un atout tant économique que politique considérable : la nouvelle manne pétrolière issue de l’exploitation des gisements offshore de la mer Caspienne et du désenclavement de ces hydro1 Voir Gaïdz Minassian, « Le conflit du Haut-Karabakh : paix impossible ou guerre probable ? », Questions internationales, no 52, novembre-décembre 2011, p. 81-88. carbures par l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC). Toutefois, l’inégale répartition des fruits de la croissance économique et l’absence de toute ouverture politique exercent une pression grandissante sur le régime tandis que, sur la scène régionale, des tensions bilatérales suscitent de vives inquiétudes. D’une instabilité politique à un régime autoritaire Entre 1989 et 1993, l’Azerbaïdjan connaît une phase de relatif pluralisme politique qui se traduit surtout par une très forte instabilité politique, les gouvernements étant renversés et remaniés tous les dix mois en moyenne. Le 30 août 1991, le pays accède à l’indépendance et organise sa première élection présidentielle libre mais, à peine un an plus tard, Ayaz Moutalibov est déchu. Suite aux pressions de la population mécontente des défaites subies par l’Azerbaïdjan dans le conflit relatif au Haut-Karabakh – cette enclave peuplée d’Arméniens en territoire azerbaïdjanais Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 99 Regards sur le MONDE Azerbaïdjan : quelques données statistiques Superficie : 86 600 km2 Langue officielle : azerbaïdjanais Monnaie : manat (1 euro = 1,01 manat, octobre 2012) Population : 9,23 millions d’habitants (2012) Densité : 107 hab./km2 (2012) Taux d’accroissement naturel : 13,5 ‰ (2011) Taux de natalité : 19,4 ‰ (2011) Taux de mortalité infantile : 11 ‰ (2011) Taux de mortalité : 5,9 ‰ (2011) Espérance de vie à la naissance : 73,6 ans (2011) Taux d’alphabétisation : 99,5 % (2011) PIB : 63,4 milliards de dollars (2012) PIB par habitant : 7 003,4 dollars (2011) Taux de chômage : 5,4 % (2011) Taux d’inflation : 7,8 % (2011) Indice de développement humain : 0,7 (91e rang sur 187 pays, 2011) Part de l’exploitation des hydrocarbures dans le PIB : 47,8 % (2011) Part des produits minéraux dans les exportations : 94,5 % (2011) Sources : Banque mondiale ; State Statistical Committee of the Republic of Azerbaijan ; Central Bank of the Republic of Azerbaijan. que les deux pays se disputent depuis 1988 –, Ayaz Moutalibov est obligé de démissionner. Il est remplacé en juin 1992 par Aboulfaz Eltchibey, le leader nationaliste et antirusse du Front populaire. Toutefois, les victoires militaires arméniennes au Haut-Karabakh, les nombreuses victimes du conflit, la question des populations déplacées et l’occupation par les Arméniens des régions azerbaïdjanaises voisines du Haut-Karabakh ont aussi raison du gouvernement Eltchibey en juin 1993. L’intérim est alors assuré par Heydar Aliev. Formé au KGB, ancien homme fort de l’appareil soviétique, dont il connaît les rouages et les modes de fonctionnement, H. Aliev réconcilie d’abord son pays avec la Russie, malmenée jusque-là par le gouvernement nationaliste et résolument pro-turc du précédent gouvernement. 100 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Il s’impose, stabilise la scène politique intérieure et met en place un régime autoritaire fort. En effet, dès le scrutin d’octobre 1993 qui lui ouvre les chemins du pouvoir, H. Aliev marginalise et neutralise ses opposants, y compris ceux qui lui ont été utiles dans son ascension vers le sommet de l’État, notamment les chefs militaires dont il craint les intentions putschistes. Lors des élections législatives de novembre 1995, la formation du président, le Parti du nouvel Azerbaïdjan (Yeni Azerbaycan Partiyasi, YAP), et la structure étatique entravent davantage encore l’activité de l’opposition. La dérive autoritaire se renforce malgré ses vaines critiques et celles des observateurs occidentaux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En octobre 1998, une nouvelle élection présidentielle est organisée, dans une atmosphère totalement verrouillée et encore moins démocratique. Une fois de plus, la dénonciation des fraudes et des procédures douteuses relevées par la mission d’observation électorale de l’OSCE reste lettre morte. Mais bientôt, la découverte de nouvelles réserves d’hydrocarbures dans la Caspienne suscite la convoitise des Occidentaux – Union européenne et États-Unis en tête – et, partant, ravive leur intérêt pour le développement de la démocratie en Azerbaïdjan. La pression internationale sur la dictature rampante du président Aliev se fait alors plus forte ; elle vise à obtenir la réforme du Code électoral et l’émergence d’un réel pluralisme. Malheureusement, cette réforme concernera les seules élections municipales de 1999, tandis que, lors des législatives de 2000, le régime s’appliquera de nouveau à écarter toute menace politique, notamment celle des partis d’opposition de l’Égalité (Müsavat Partiyası) et du Front populaire azerbaïdjanais (Azerbaycan Xalq Cephesi Partiyası) 2. En dépit de ce recul des libertés, le pays est tout de même admis au Conseil de l’Europe en 2001. Cette adhésion concrétise l’un des principaux objectifs de Heydar Aliev qui, tout en 2 Très proches idéologiquement, les deux formations sont nationalistes. Certains de leurs membres prônent une interprétation rigoriste de l’islam. © AFP / Philippe Wojazer entretenant de bonnes relations avec la Russie, a constamment cherché à ancrer son pays à l’Ouest. Mais, au début de l’année 2003, la santé du président décline et devient un sujet de préoccupation pour l’élite gouvernante qui prépare alors activement sa succession. Candidat officiellement investi par la formation paternelle (le YAP), Ilham Aliev, le fils du président sortant, remporte le scrutin présidentiel d’octobre 2003 avec près de 80 % des voix. Il améliorera encore ce score de 8 points cinq années plus tard, lors de l’élection présidentielle de 2008. Malgré les appels de l’opposition et de la communauté internationale, l’élite au pouvoir n’opère aucune ouverture politique et instaure une dynastie présidentielle. En novembre 2010, les élections parlementaires se déroulent à nouveau dans un total manque de transparence, et aboutissent sans surprise à la victoire écrasante du parti présidentiel. Renouveau identitaire : l’attrait des valeurs occidentales En contact direct avec la Russie dès 1828, alors que celle-ci achevait sa mainmise sur le Caucase et incorporait la partie nord de l’Azerbaïdjan à son empire, la société azerbaïdjanaise a été très fortement marquée par la culture russe et européenne. Au moment de l’indépendance (en 1991), toutes les élites gouvernantes étaient parfaitement intégrées à la culture russosoviétique, et ce lien a perduré compte tenu du non-renouvellement de ces élites. Toutefois, depuis l’indépendance, le pays a parallèlement fait le choix de se tourner résolument vers l’Occident, comme l’attestent le fort attachement du pays au Conseil de l’Europe mais aussi les bonnes relations qu’il entretient avec les États-Unis. Ces facteurs ont contribué à l’émergence d’une jeunesse qui s’identifie volontiers à l’Occident et à ses valeurs. Il n’est pas si anecdotique de rappeler que la victoire de l’Azerbaïdjan au concours de l’Eurovision, en avril 2011, avec une chanson en anglais, a fait descendre des milliers de gens dans les rues de Le chef de l’État azerbaïdjanais, Ilham Aliev, posant la première pierre d’une école française à Bakou, le 7 octobre 2011, en compagnie de sa femme, Mehriban Alieva. Bakou, heureux de célébrer cette reconnaissance de leur appartenance à l’Europe. D’ailleurs, dans l’esprit de certains représentants de l’élite politique comme de nombre de citoyens, l’appartenance de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe n’est qu’une phase transitoire avant une adhésion pleine et entière à l’Union européenne. Cette identification à l’Occident n’est toutefois pas exclusive puisqu’elle va de pair avec une renaissance relative de l’islam, perçu comme un marqueur de l’identité azerbaïdjanaise et longtemps bafoué par le régime soviétique – qui bannissait la religion de l’espace public. Écartelé depuis toujours entre l’Iran chiite et l’Empire ottoman sunnite, l’Azerbaïdjan est encore aujourd’hui traversé par un clivage fort Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 101 Regards sur le MONDE entre le chiisme et le sunnisme. Avec l’accession à l’indépendance, le relatif relâchement du contrôle officiel sur le domaine religieux et le choc de l’ouverture du pays à la mondialisation – y compris dans la sphère religieuse –, l’islam azerbaïdjanais a connu un véritable renouveau, nourri de réminiscences des traditions locales et d’influences extérieures. La première de ces influences vient d’Iran, un pays où vivent de nombreuses communautés azéries 3 et dont la majorité de la population se réclame – comme la majorité des musulmans d’Azerbaïdjan – de l’islam chiite duodécimain. Bien qu’éclaté, cet islam iranien a développé des liens avec l’islam azerbaïdjanais grâce à l’établissement, dès décembre 1991, au moment où l’Azerbaïdjan est devenu indépendant, de relations diplomatiques entre les deux pays mais aussi et surtout grâce au dynamisme d’organisations caritatives et éducatives privées qui participent à la formation des nouvelles élites religieuses. Toutefois l’islam iranien – déconsidéré par l’État azerbaïdjanais qui reste résolument attaché à ses principes séculiers – est contrecarré par l’influence de l’islam sunnite en provenance de Turquie. En effet, la proximité linguistique entre le turc et l’azéri (80 % d’intercompréhension), mais aussi les très bonnes relations entre Ankara et Bakou, ont permis à plusieurs mouvances sunnites originaires de Turquie de s’implanter en Azerbaïdjan, le plus souvent dans les régions à majorité sunnite. Ainsi, de nombreuses mosquées ont été construites grâce à des fonds provenant de Turquie, et plusieurs établissements éducatifs religieux (madrasa) ont été créés par des fondations privées turques qui prennent en charge une bonne partie de la formation des nouvelles élites islamiques. À ces influences iranienne et turque qui participent à la recomposition de l’islam azerbaïdjanais, il convient d’ajouter, à partir des années 1990, une autre interférence étrangère, dite salafiste, originaire de divers pays arabes, résolument puritaine et tournée vers les fondements originels de l’islam. Minoritaire en Azerbaïdjan, elle est active dans le nord du pays, plus particulièrement au sein des minorités ethniques d’origine nord-caucasienne établies dans les zones frontalières avec le Daghestan. Étroitement surveillé par le régime en place, qui craint et rejette toute mouvance religieuse ou politique jugée trop radicale, le salafisme demeure contenu par le pouvoir. Il n’a à ce jour bénéficié que d’un succès limité et reste cantonné à une frange très marginale de la jeunesse du pays. Les interactions entre ces trois tendances religieuses sont globalement pacifiques mais, au sein de chacune, il existe des éléments plus vindicatifs et hostiles à un État dont ils dénoncent l’interférence excessive dans la sphère religieuse. Pour autant, une islamisation de la société n’est pas notable, la population restant dans sa très large majorité marquée par le sécularisme hérité de la période soviétique. Une économie dépendante des hydrocarbures Depuis 1994, l’économie de l’Azerbaïdjan connaît une croissance spectaculaire grâce à la signature du « contrat du siècle ». Cet accord qui lie l’Azerbaïdjan à plusieurs pays dans le cadre d’un consortium international pour l’exploitation offshore et l’évacuation des riches réserves en gaz naturel et en pétrole de la Caspienne a abouti en 2006, après des années de chantiers et d’investissements massifs, à l’ouverture de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE), qui permettent l’acheminement des hydrocarbures azéris vers les marchés européens, via la Turquie. C’est d’ailleurs presque exclusivement à cette manne que le pays doit sa croissance 4. L’ampleur 3 Environ 20 millions d’Azéris vivent actuellement en Iran. Cette population est globalement bien intégrée à la République islamique, même si une minorité en son sein, notamment dans les villes de Tebriz et d’Erdebil, développe un discours identitaire, parfois même irrédentiste, assez fort. Cette minorité est souvent utilisée par Téhéran comme porte-voix, voire comme relais, de l’influence iranienne en Azerbaïdjan. 102 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 4 La croissance, bien que ralentie depuis la crise de 2008, est restée soutenue en 2009 et 2010, avec des taux respectifs de 9,3 % et 5 % (www.coface.fr/CofacePortal/FR_fr_FR/pages/ home/os/risks_home/risques_pays/fiche/Azerba%C3%AFdjan? extraUid=571812). L’A z e rb a ï d j a n v i n g t a n s a p rè s l ’ i n d é p e n d a n c e L’Azerbaïdjan FÉDÉRATION DE RUSSIE Mer Noire Mer Caspienne GÉORGIE DAGUESTAN Gori Tbilissi Kouba Gabala Gumri ARMÉNIE TURQUIE Abovian Erevan Soumgaït Gyandja AZERBAÏDJAN Bakou HAUTKARABAKH Latchine Stepanakert NAKHITCHEVAN (AZ.) Meghri IRAN Altitude supérieure à 2 000 mètres 100 km des réserves, la faible exposition générale du secteur bancaire et un endettement externe modeste ont mis le pays relativement à l’abri des répercussions des crises financières successives qui frappent les autres États de la région depuis plusieurs années. Toutefois, l’écrasante domination du secteur énergétique entrave et fragilise la diversification de l’économie azerbaïdjanaise. Les hydrocarbures contribuaient en 2010 à environ 90 % des revenus d’exportation. Toute rupture dans la manne pétrolière et l’absence, d’ores et déjà constatée, d’une plus juste répartition de cette manne financière pourraient engendrer des troubles sociaux et politiques. D’autant plus que la corruption endémique – comme dans la plupart des pays de l’ex-URSS – qui s’ajoute au népotisme ambiant exaspère la population. Cependant, la position géostratégique de l’Azerbaïdjan, ainsi que ses richesses en hydrocarbures, assurent encore à ce pays et à son régime le soutien occidental nécessaire au maintien d’un statu quo politique qui profite aux deux parties. Astara Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 Makhatchkala Une politique étrangère mesurée et pragmatique À l’image de la situation intérieure du pays, la politique extérieure de l’Azerbaïdjan s’est révélée chaotique et désorientée entre 1991 et la fin 1993. En particulier, le nationalisme du président Aboulfaz Eltchibey a contribué à de vives tensions avec la Russie, suspectée d’impérialisme. Durant cette première phase, les relations diplomatiques ont également été mauvaises avec l’Iran. Elles étaient en revanche très cordiales avec la Turquie, considérée par le gouvernement comme le nouveau modèle à suivre. À partir de 1993, Heydar Aliev et, plus tard, son fils adoptent une approche plus pragmatique et équilibrée en matière de relations extérieures. Globalement, depuis l’indépendance, les grands sujets qui conditionnent et orientent la politique étrangère du pays n’ont guère changé : le règlement du conflit avec l’Arménie sur le Haut-Karabakh ainsi que le désenclavement de l’Azerbaïdjan et de ses hydrocarbures sont prioritaires. Les acteurs influents sont toujours Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 103 Regards sur le MONDE la Russie, l’Iran et la Turquie mais aussi, et de plus en plus, les États-Unis et l’Europe, tous deux attirés par les richesses énergétiques de l’Azerbaïdjan. La Russie a été et demeure un partenaire incontournable de l’Azerbaïdjan, pour plusieurs raisons. Autrefois puissance tutélaire, la Russie dispose encore de certains leviers pour peser sur la politique extérieure de l’ancienne république soviétique – même si elle a perdu une partie de ses atouts dans le Caucase. Après vingt ans d’indépendance, les élites à Bakou sont toujours très largement russophones, voire russophiles. Malgré le dynamisme de son secteur énergétique, l’Azerbaïdjan est en outre incapable de fournir des emplois à toute sa population, dont une bonne partie – près de 1,5 million de personnes – travaille dans les grandes villes russes. Ces migrants fournissent des revenus indispensables à la subsistance de dizaines de milliers de familles et, par ricochet, assurent la paix sociale en Azerbaïdjan. Enfin, la Russie envoie régulièrement des signaux à Bakou pour lui rappeler qu’elle n’est pas prête à renoncer à sa prééminence géostratégique dans ce qu’elle considère toujours être « son étranger proche », c’est-à-dire sa zone d’influence exclusive. La guerre russo-géorgienne d’août 2008 a d’ailleurs été perçue par Bakou comme la preuve que la Russie ne voulait pas abandonner son assise dans la région. Dès lors, on estime généralement à Bakou que, de la construction des gazoducs et des oléoducs jusqu’au règlement de l’épineux dossier du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan doit impérativement composer avec Moscou. Avec l’Iran, les relations ont évolué dans un sens positif. Très compliquées au début des années 1990 du fait du soutien avéré de Téhéran à l’Arménie dans le conflit sur le Haut-Karabakh, les relations se sont peu à peu normalisées. L’Azerbaïdjan a fini par comprendre qu’il valait mieux ne pas affronter ce puissant voisin avec lequel il partage une frontière et un long passé communs. Des points de dissension demeurent pourtant entre les deux États, notamment à propos du statut de la mer Caspienne, de son attrayant sous-sol et du partage de ses eaux territoriales. Depuis quelques années, Bakou cherche un équilibre lui permettant de maintenir à la fois 104 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 des relations relativement cordiales avec Téhéran et une bonne entente avec les États-Unis – tout en résistant aux exigences de cet allié qui voudrait l’enrôler dans sa campagne contre l’Iran. Les relations avec la Turquie, qui fut le premier État à reconnaître l’indépendance azerbaïdjanaise en 1991, ont toujours été au beau fixe, grâce à une réelle proximité ethnique, linguistique et culturelle, mais surtout à la convergence des intérêts nationaux. Cela est vrai notamment dans le domaine énergétique, la Turquie jouant un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’oléoduc BTC, et plus généralement dans toute la sphère économique. La Turquie est en effet le principal partenaire commercial de l’Azerbaïdjan. Ankara soutient en outre son allié dans le conflit du Haut-Karabakh et maintient fermée sa frontière avec l’Arménie depuis 1994. Pressée par l’Union européenne de normaliser ses relations avec l’Arménie, la Turquie a un moment envisagé l’ouverture de cette frontière, ce que Bakou a interprété comme une trahison. L’option n’est plus à l’ordre du jour mais, quand bien même elle se réaliserait, elle ne pourrait à elle seule bouleverser les relations turcoazerbaïdjanaises, tant les deux États sont liés sur d’autres points. Quant aux relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, sans cesse tendues depuis que les deux États existent sur la scène internationale, elles ont à nouveau frôlé le conflit ouvert, en septembre 2012, sur fond de crise autour de l’affaire dite « Ramil Seferov ». Cet officier de l’armée azerbaïdjanaise avait été jugé coupable de l’assassinat d’un officier arménien en Hongrie, en 2004, lors d’un stage organisé par l’OTAN et réunissant des militaires de plusieurs pays, membres et partenaires. Condamné à la perpétuité, il a été libéré par les autorités hongroises en septembre 2012 et remis à l’Azerbaïdjan, où il devait en principe purger le reste de sa peine. Or, dès son arrivée dans son pays, il a été accueilli comme un héros, gracié et même promu par le président Ilham Aliev. Outrée, l’Arménie a vivement protesté contre cette décision de la justice hongroise et rompu ses relations diplomatiques avec Budapest. Les autorités arméniennes ont même menacé L’A z e rb a ï d j a n v i n g t a n s a p rè s l ’ i n d é p e n d a n c e © Lauriane Gauny Le nouveau visage de Bakou. Trois tours comme celle-ci, hautes de 190 m, dominent désormais la ville (Flame towers). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 105 Regards sur le MONDE de reprendre les hostilités avec l’Azerbaïdjan, éloignant ainsi tout espoir de régler pacifiquement leur différend sur le Haut-Karabakh. émaillent son quotidien depuis les élections de décembre 2011. « Printemps arabe » à Bakou ? Vingt ans se sont écoulés depuis que l’Azerbaïdjan a recouvré son indépendance, et une génération a grandi sans l’URSS. Le bilan est toutefois mitigé. La construction étatique s’est certes renforcée, malgré les menaces de guerre civile entre 1991 et 1993, les tentatives de coup d’État, les mouvements sécessionnistes dans plusieurs régions, le conflit du Haut-Karabakh et l’occupation arménienne d’une partie du territoire azerbaïdjanais qui en a résulté. La présidence dynastique des Aliev a su bâtir un État solide, et les réserves pétrolières lui assurent tranquillité et considération sur la scène internationale. Toutefois, un développement économique fondé trop exclusivement sur cette manne ne favorise pas une diversification économique, ni un développement équilibré du pays. L’absence d’équité sociale, conjuguée au refus catégorique de toute ouverture politique, fragilise le régime bien plus qu’il ne veut l’admettre. Or les grandes failles naissent de petites fissures. ■ Les Azerbaïdjanais ont suivi avec attention le printemps arabe qui, à partir de décembre 2010, a détrôné coup sur coup trois autocrates et renversé leur régime d’oppression. La forte similitude de ces régimes avec certains de ceux qui subsistent dans l’espace postsoviétique a pu laisser un moment libre cours à toutes les suppositions sur la possible exportation de ces révolutions dans les pays du Caucase ou de l’Asie centrale. En effet, les deux régions souffrent des mêmes maux : autocrates indéboulonnables, corruption, népotisme et kleptocratie. Si l’impact a été mitigé, voire étouffé, en Asie centrale, ces révolutions arabes ont connu un vaste écho en Azerbaïdjan. À partir de mars 2011, sur le même mode opératoire qu’en Tunisie ou en Égypte, une forte mobilisation de la jeunesse – qui avait appelé à plusieurs manifestations sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter – a commencé à semer le trouble dans différents lieux de la capitale. L’identification aux révolutions arabes est indéniable puisque, à chaque fois, le jour choisi pour descendre dans les rues a correspondu à une date marquante dans l’histoire de ces jeunes révolutions arabes. En outre, les premières manifestations contre le régime du président Aliev ont démarré à la périphérie de Bakou, dans un parc dédié à l’amitié entre l’Azerbaïdjan et l’Égypte. Tout en clamant haut et fort sa solidité, le régime d’Ilham Aliev n’a alors trouvé d’autre réponse que la répression et l’arrestation de dizaines d’activistes, dont bon nombre sont toujours en prison. Près de deux ans plus tard, une révolution azerbaïdjanaise sur le modèle arabe n’est toutefois plus à l’ordre du jour. L’Azerbaïdjan est plus sensible aux influences qui viennent de son environnement proche – notamment la Russie, où le pouvoir ne semble pas être inquiété par les manifestations qui 106 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 ●●● Bibliographie E. Cornell, Azerbaijan since Independence, M. E. Sharpe, Armonk, 2011 ● Svante ● Bayram Balci et Raoul Motika, Religion et politique dans le Caucase post-soviétique, Maisonneuve et Larose, Paris, 2006 Marin, « L’Azerbaïdjan au cœur des nouvelles tensions régionales », P@ges Europe, 30 juillet 2012, www. ladocumentationfrancaise.fr/ pages-europe/d000558-lazerbaidjan-au-caeur-desnouvelles-tensions-regionalespar-anais-marin/article ● Anaïs R. Grison, « Arménie : les limites d’une politique étrangère consensuelle », P@ges Europe, 17 septembre 2012, www. ladocumentationfrancaise.fr/ pages-europe/d000599armenie-les-limites-d-unepolitique-etrangere-consensuellepar-nathan-r.-grison/article ● Nathan ● Julien Zarifian, « La politique américaine au Sud-Caucase. À l’épreuve de la géopolitique régionale », P@ges Europe, 12 juillet 2011, www. ladocumentationfrancaise.fr/ pages-europe/d000423-lapolitique-americaine-au-sudcaucase.-a-l-epreuve-de-lageopolitique-regionale/article Regards sur le MONDE Présidentielle américaine de 2012 : les aléas du processus électoral Anne Deysine * * Anne Deysine est professeur à l’université ParisOuest - Nanterre-La Défense, Le président Obama a été réélu sans qu’il soit besoin de recompter les bulletins de vote et sans feuilleton et juridiques américaines. judiciaire comme lors de la présidentielle de 2000 qui avait opposé George W. Bush à Al Gore. Pourtant, de multiples dysfonctionnements ont été soulignés par les observateurs nationaux et internationaux. Ils découlent du système électoral et de la manière dont son fonctionnement est parfois perverti par le contrôle de certaines juridictions. Ces problèmes posent la double question de la démocratie représentative et de l’égalité des citoyens aux États-Unis. spécialiste des questions politiques En 2012, le président Obama a été réélu et l’Amérique a évité le décalage entre les résultats du suffrage universel et ceux du collège électoral en vigueur dans le cadre du mode de scrutin indirect 1. Malgré quelques retards ou incidents, les résultats ont pu être proclamés en évitant un long délai de contentieux. Certains observateurs n’ont toutefois pas manqué de souligner avec ironie ou sarcasme que les élections américaines avaient coûté 6 milliards de dollars et qu’elles avaient abouti à la même situation de blocage qu’auparavant, puisque le président Obama doit tenir compte d’une majorité républicaine à la Chambre des représentants et d’une majorité démocrate au Sénat. 1 Sur le système politique et institutionnel américain, et notamment les caractéristiques du mode de scrutin, on pourra se reporter à Anne Deysine, Les Institutions des États-Unis, coll. « Documents d’études », n° 1.01, La Documentation française, Paris, 2010, et Anne Deysine (dir.), États-Unis, une nouvelle donne, coll. « Les Études », La Documentation française, Paris, 2010. Les mêmes observateurs ont aussi raillé le fait que ces élections avaient été, comme en Afrique ou dans les pays de l’ex-URSS, surveillées par des observateurs électoraux internationaux – notamment ceux envoyés par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) – et que de nombreux problèmes avaient été recensés par les observateurs, nationaux et internationaux. Faut-il en conclure que le pays qui a si souvent tendance à vouloir exporter son modèle démocratique – le fameux « nation building », dont on a vu les résultats en Irak – n’est pas si démocratique que cela ? Avant toute chose, il convient de se rappeler que la Constitution américaine remonte à 1787 et que les pères fondateurs entendaient moins instaurer une démocratie qu’un système représentatif doublé d’un partage des pouvoirs entre le niveau fédéral et celui des États fédérés. Sans doute faut-il aussi garder à l’esprit que les Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 107 Regards sur le MONDE États-Unis sont un pays de common law, donc de création du droit par le juge, et que toutes les juridictions ont parmi leurs compétences celle de vérifier la conformité d’une loi (d’un État ou fédérale) avec la Constitution dudit État ou des États-Unis. En conséquence, et c’est un phénomène très spécifiquement américain, chaque problème recensé lors de la dernière élection, en termes de découpage électoral ou de pièce d’identité à fournir par exemple, doit être porté devant les juridictions étatiques ou fédérales. Le poids du cadre institutionnel Comme l’imbroglio de Floride en 2000 2 l’a bien montré, les États fédérés sont compétents en matière électorale. L’organisation des élections relève donc de leurs prérogatives. C’est ainsi que la Floride avait délégué en 2000 ses propres pouvoirs en matière électorale aux comtés, qui avaient produit chacun de leur côté les bulletins de vote à l’origine des multiples contentieux après l’élection. Malgré le vote en 2002 de la loi HAVA (Help America Vote Act), qui a introduit des normes générales minimums et créé une commission d’assistance électorale (Election Assistance Commission, EAC), l’hétérogénéité demeure la règle en termes de modalités de vote comme de types de machines à voter utilisées. Afin d’apaiser les craintes des petits États qui redoutent les conséquences de l’instauration d’un scrutin au suffrage universel direct qui diminuerait leur importance au sein de la Fédération, le système du collège électoral est celui qui prévaut. Le système dit du « Winner takes all » (WTA) confère dans chacun des États fédérés la totalité des grands électeurs à celui des candidats qui y a obtenu la majorité relative. Cette disposition permet de mieux comprendre la bataille juridique et judiciaire que se livrent régulièrement les deux équipes dans les États pivots (swing states), comme la Floride (29 grands électeurs) ou l’Ohio (18). 2 Sur ce sujet, voir le film de Jay Roach, Recount (2008) avec Kevin Spacey. 108 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Autre caractéristique, il n’existe pas aux États-Unis de droit de vote reconnu expressément en tant que tel dans la Constitution. C’est la Cour suprême qui a tardivement consacré son statut constitutionnel. Ce droit est protégé par une série d’amendements qui interdisent de discriminer certaines catégories d’électeurs, tels le 15e amendement, qui a accordé après la guerre de Sécession le droit de vote aux Noirs, le 19e amendement (1920), qui l’a élargi aux femmes, le 24e (1964), qui a interdit le cens électoral, et le 26e (1971), qui a abaissé l’âge de la majorité à 18 ans. La loi sur les droits de vote (Voting Rights Act, VRA), en 1965, a en outre soumis à un régime d’autorisation préalable du Département fédéral de la justice toute modification des règles électorales, notamment dans les États pratiquant encore un degré élevé de discrimination, comme le Texas. Les atteintes au droit électoral Lors du scrutin de novembre 2012, les différents observateurs nationaux et internationaux ont fait état de nombreux dysfonctionnements, qui posent des questions essentielles en matière de démocratie représentative et d’égalité entre les électeurs et entre les candidats. La presse russe elle-même a pris un malin plaisir à souligner certains d’entre eux et à dénoncer le fait que les observateurs électoraux n’avaient pas été autorisés à suivre le déroulement du scrutin dans neuf des cinquante États américains. Le redécoupage électoral Pendant la majeure partie du xixe siècle, les États n’avaient procédé à aucun découpage électoral, ce qui avait fini par entraîner une sous-représentation massive des villes au bénéfice des zones rurales. La Cour suprême a donc fini par s’attaquer aux inégalités résultant de cette situation (affaires Baker v. Carr de 1963 et Westburry v. Sanders de 1964) en affirmant avec force le principe de l’égalité des électeurs (one man, one vote). Depuis, un redécoupage électoral intervient tous les dix ans après le recensement P r és id en t ielle a m ér ic a in e d e 2 0 1 2 : l e s a l é a s d u p ro c e s s u s é l e c t o ra l ➜ RAPPEL Présidentielle américaine : une procédure électorale complexe Depuis les origines, l’élection présidentielle américaine est une élection à deux degrés : le président des États-Unis n’est pas élu au suffrage universel direct mais par un collège de grands électeurs. Ce corps intermédiaire indépendant est un héritage de l’histoire américaine : pour les Constituants américains en effet, les États-Unis étaient une république avant d’être une démocratie. L’élection du Président était donc confiée aux citoyens les plus éclairés et les plus vertueux : les grands électeurs. Ce système a perduré jusqu’à nos jours, en dépit d’une évolution profonde de la société américaine. La désignation des grands électeurs relève de la compétence exclusive de chaque État fédéré qui en fixe les règles. Il en découle un système complexe qui se déroule en plusieurs étapes : des délégués à l’échelon local sont tout d’abord désignés par les électeurs au cours de « caucus » ou d’élections primaires dans chaque État. Ces délégués participent ensuite aux conventions nationales durant l’été qui précède l’élection et désignent pour chaque parti leur « ticket » (Président et viceprésident). Celui-ci est ensuite élu en décembre pour quatre ans par le collège des grands électeurs qui sont élus en novembre par les Américains : les États-Unis étant une fédération, on ne décompte en effet pas les voix au niveau national (comme c’est le cas en France), mais au niveau de chaque État. Chaque État a droit à autant de grands électeurs qu’il a de représentants au Congrès (435 pour la Chambre des représentants et 100 pour le Sénat, plus trois pour le district de Columbia). Tous les États n’ont pas le même poids dans le collège des grands électeurs : les voix de la Californie (55) comptent plus que celles des treize États les moins peuplés. Des États comme New York (29), le Texas (38), la Floride (29) ou l’Illinois (20) pèsent particulièrement lourd dans le résultat. À noter enfin que le collège des grands électeurs n’existe qu’à l’occasion de la fonction qu’il est appelé à remplir et uniquement pour celle-ci. Pour les Constituants américains, le caractère éphémère de ce collège et la décentralisation de ses activités au niveau de chaque État apparaissaient comme autant de garanties empêchant de possibles dérives, notamment la confiscation du pouvoir par un groupe d’individus ou par un État. Les 50 États sont représentés par 538 grands électeurs désignés au Questions internationales décennal, et ce dans la quasi-totalité des États. Il est toutefois effectué par le parti majoritaire au sein du corps législatif de l’État, ce qui entraîne un certain nombre de problèmes. Le principal concerne la pratique du découpage des circonscriptions électorales avec pour objectif de donner l’avantage à un parti, à un candidat ou à un groupe. Connu depuis longtemps sous le nom de « gerrymandering » 3, ce charcutage électoral permet de rassembler une partie des électeurs dans des zones spécifiques et de diluer le vote de certains autres dans d’autres zones. C’est pour limiter cette pratique que la loi sur les droits de vote de 1965 soumet au contrôle préalable du Département fédéral de la justice les projets de modification des circonscriptions électorales. 3 suffrage universel direct (dans chaque État, le « ticket » gagnant à la majorité relative obtient la totalité des grands électeurs) qui sont chargés d’élire le Président. Leur mandat étant quasi impératif, dès l’instant où l’ensemble du collège est élu (en novembre), on connaît le nom du futur Président, bien que son élection officielle n’ait lieu qu’en décembre et sa prise de fonctions en janvier suivant. Mot forgé à partir du nom du gouverneur Elbridge Gerry, qui fut accusé en 1811 d’avoir dessiné une circonscription en forme de salamandre pour avantager son parti. Sous la présidence de George H. Bush, une interprétation de la loi sur les droits de vote a toutefois été avancée, qui permettait aux États de constituer des circonscriptions électorales au sein desquelles les minorités deviennent majoritaires – les « majority-minority districts » 4 – de façon à permettre l’élection de représentants issus de ces minorités (essentiellement noires et hispaniques). La Cour suprême a d’abord validé cette pratique avant d’y mettre un frein en 1993 en invalidant la création de deux circonscriptions aux formes particulièrement irrégulières en Caroline du Nord. 4 Cette pratique de découpage électoral sur une base ethnoraciale est rendue possible aux États-Unis par le fait que les pouvoirs publics ont le droit de comptabiliser et de prendre en compte l’identité ethno-raciale des citoyens au moment des recensements. Pour ses défenseurs, ce découpage serait positif, car il permettrait une sorte d’affirmative action électorale, dont l’objectif serait de redonner une certaine légitimité au système politique dans son ensemble. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 109 Regards sur le MONDE En 2004, la Cour a franchi une nouvelle étape en concluant qu’il n’existait aucun critère applicable par le juge pour se prononcer en matière de découpage électoral, et donc que ces affaires ne relevaient pas de la compétence du champ judiciaire. Désormais, les conservateurs et une partie des juges considèrent que tout dispositif électoral tendant à favoriser des élus issus de minorités introduit un facteur racial contraire à la Constitution 5 qui se doit de ne pas tenir compte des facteurs raciaux, autrement dit d’être « color blind ». Ils évoquent une limitation du droit de vote pour les Blancs et la violation de leur « droit constitutionnel à participer à un processus électoral ne faisant aucune place à la race ». Il est vrai que la mise en place de telles circonscriptions risque de renforcer les polarisations et les stéréotypes raciaux, et de faire élire des candidats représentant un seul groupe ethnique ou racial et non la totalité des électeurs. Des Hispaniques doivent-ils être nécessairement et seront-ils mieux représentés par des Hispaniques ? De même la population féminine par des femmes ? En Caroline du Nord, les républicains sont devenus majoritaires en 2010. Grâce à la précision croissante des outils informatiques de cartographie électorale, ils ont pu jouer sur la répartition des électeurs noirs dans chaque circonscription – ce qu’on appelle le Black Voting Age Population (BVAP) 6. C’est ainsi que la circonscription électorale à 90 % blanche d’un sénateur de l’État a été complètement modifiée, le découpage électoral ayant retiré, par petites touches chirurgicales, des « lots » d’électeurs blancs qui ont été déplacés dans la circonscription moins homogène d’un conservateur blanc dont il fallait assurer la réélection en 2012. 5 Dans pratiquement tous les États du sud des États-Unis, les républicains ont placé des électeurs issus des minorités dans des circonscriptions électorales « majority-minority » qui sont représentées de façon écrasante par des élus démocrates noirs. À terme, le parti démocrate dans le Sud pourrait être représenté uniquement par des élus de couleur, ce qui risque d’installer durablement un système de vote polarisé. 6 Avant 2010, aucun district électoral du Sénat de l’État n’avait un BVAP supérieur à 50 %. Il y en a désormais neuf. 110 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Face à cet objectif à peine dissimulé de transformer un État pivot, jusqu’ici intégré racialement, en un bastion républicain, plusieurs groupes progressistes ont intenté une action en justice. L’Association pour le progrès des gens de couleur (National Association for the Advancement of Colored People, NAACP) a notamment dénoncé l’instrumentalisation intentionnelle et cynique d’éléments raciaux au détriment des minorités. Le redécoupage électoral en Caroline du Nord a été tel qu’il a en effet influé en 2012 sur le résultat des élections à la présidence et à la Chambre des représentants : les démocrates qui avaient précédemment sept sièges sur treize n’en ont obtenu que quatre, et de justesse 7. Le vote anticipé Les États-Unis ont une tradition ancienne de vote anticipé – longtemps utilisé essentiellement par les personnes âgées. En 2004, les résultats du vote anticipé s’étaient prononcés à 60 % en faveur de George W. Bush. Mais, en 2008, le candidat Obama est parvenu à inverser la tendance en convainquant les jeunes, les femmes, les Hispaniques et les Afro-Américains de voter de façon anticipée. Les votes anticipés s’étaient alors portés à 59 % sur sa candidature. C’est sans doute la raison pour laquelle un certain nombre d’États dirigés par des républicains depuis leur victoire en 2010 se sont efforcés de limiter la possibilité du vote anticipé, surtout dans les États pivots. L’Ohio est un cas topique des modifications législatives qui ont été apportées entre 2008 et 2012 aux modalités du vote anticipé. Ces modifications ont eu pour effet d’empêcher un certain nombre de catégories qui avaient une tendance à voter démocrate – les jeunes, les femmes et les minorités – de voter. Les horaires de vote dans les circonscriptions rurales, largement acquises aux républicains, ont été étendus aux soirées et week-ends, alors que les horaires dans les zones urbaines, plutôt démocrates, ont été restreints à la journée. 7 Voir : http://thisnation.com/congress-facts.html et www. congress.org P r és id en t ielle a m ér ic a in e d e 2 0 1 2 : l e s a l é a s d u p ro c e s s u s é l e c t o ra l Lorsque la législature a adopté une loi interdisant le vote anticipé les trois jours précédant l’élection, sauf pour les militaires, l’équipe de campagne d’Obama a saisi les tribunaux, arguant de la violation du principe d’égale protection du 14e amendement. La cour qui jugea l’affaire décida qu’il n’y avait en effet aucune raison d’empêcher certains électeurs de voter durant le dernier week-end et pas d’autres. Saisie de l’affaire par les républicains, la Cour suprême refusa de se saisir de cette décision le 16 octobre 2012, ce qui marqua une importante victoire pour les démocrates. Le jour de l’élection est en fait largement devenu une fiction, dans la mesure où le vote anticipé existe déjà dans plus de 30 États. En 2012, plus de 30 % des électeurs ont voté avant le 6 novembre. Les responsables de campagne ont d’ailleurs adapté le plan de déplacement et le plan média de leur candidat pour tenir compte de ce facteur. Le principe du vote anticipé peut donc sembler insatisfaisant à maints égards. Il apparaît cependant nécessaire dans un pays où les bulletins de vote (en papier ou électroniques) font dix pages, où il faut en moyenne dix minutes à l’électeur pour les remplir et où, un jour non férié, il doit parfois attendre plusieurs heures avant de pouvoir les glisser dans l’urne. Limiter les possibilités de vote anticipé revient donc à porter atteinte au droit de vote de certains électeurs. La carte d’identité électorale, avec ou sans photo Pour des raisons historiques et par crainte de discrimination, il n’existe pas de carte d’identité nationale aux États-Unis. Pendant longtemps, il a donc été possible de voter en se présentant simplement au bureau de vote et en signant un registre. Sous prétexte de lutter contre la fraude électorale, alors que les études montrent qu’elles sont quasi inexistantes, de nombreux États ont ensuite adopté des législations exigeant au moment du vote une carte d’identité électorale, avec ou sans photo. Ce qui ne semble pas a priori une exigence disproportionnée le devient lorsque les papiers à fournir pour obtenir un tel document – comme une fiche d’état civil ou un certificat de nationalité américaine – sont difficiles à obtenir dans un pays fédéral et décentralisé comme les États-Unis. Une carte d’identité électorale ne peut généralement pas être obtenue par correspondance, et il faut se déplacer auprès d’un bureau spécial ouvert durant des plages horaires restreintes. L’obtention d’une telle carte constitue donc un obstacle pour ceux qui veulent voter et n’ont pas un permis de conduire qui fait office de pièce d’identité, essentiellement les personnes âgées, les plus démunis et les minorités. Cette contrainte peut en outre apparaître injustifiée et disproportionnée eu égard à un niveau de fraude électorale plutôt faible 8. En 2005, l’Indiana a adopté une législation très restrictive rendant nécessaire la détention d’une carte d’identité électorale bien spécifique pour voter. Cette mesure a immédiatement été portée devant les tribunaux puis, en dernier ressort, devant la Cour suprême, qui a rendu une décision validant la loi. Bien qu’aucune preuve flagrante de fraude n’ait été constatée, la Cour a reconnu le droit de l’État de l’Indiana d’exiger une carte d’identité électorale pour voter, alors même que la juridiction de première instance avait souligné que plus de 43 000 électeurs inscrits sur les listes électorales n’étaient pas en possession d’une telle carte et risquaient donc d’être exclus du vote. S’inspirant de cette jurisprudence, une cour d’appel fédérale a validé l’année suivante une législation identique adoptée par l’État de Géorgie, en minimisant elle aussi la contrainte que représente l’obtention d’une carte électorale spécifique pour les électeurs n’étant pas déjà en possession d’un permis de conduire. Le poids de l’argent Les élections de 2012 ont marqué un record en matière de dépenses électorales. Certains observateurs n’ont pas manqué de souligner que le terme de ploutocratie était désormais mieux 8 D’après plusieurs études, par exemple le rapport du Brennan Center for Justice de l’université de New York (www. brennancenter.org). Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 111 Regards sur le MONDE adapté aux États-Unis que celui de démocratie représentative et égalitaire. Six milliards de dollars au total ont été dépensés dans ce cycle électoral, qui comprend l’élection présidentielle (2 milliards de dollars) mais aussi les élections aux postes de gouverneurs, aux assemblées des États, aux postes de procureurs, de juges ainsi que parfois des élections locales (shérifs, membres des bureaux des écoles), et des initiatives de démocratie directe. Notons que les deux candidats à la présidence ont fait le choix de renoncer aux subventions publiques, comme les y autorise la loi, pour ne s’appuyer que sur des fonds privés. Afin de ne pas se laisser distancer par l’autre camp, chacun a donc passé une grande partie de son temps à collecter des fonds. Au cœur de la campagne, les super PAC (political action committees, PAC), qui sont des organisations privées dont le but est d’aider ou de gêner des candidats ou des élus, ainsi que d’encourager ou de dissuader l’adoption de certaines lois, échappent désormais aux plafonds de contributions 9. Lorsqu’ils travaillent avec des groupes 501, ils échappent aussi aux obligations de transparence 10 depuis un revirement jurisprudentiel de la Cour suprême en 2010 et une décision de la Cour d’appel qui suivit. Si le camp démocrate est finalement parvenu à collecter – grâce à de multiples dons de petites sommes par la classe moyenne – des sommes équivalentes à celles versées au Parti républicain par les millionnaires ou les banques de Wall Street et a fini par remporter l’élection, le système démocratique américain a été terni par cette omniprésence de l’argent. Le message 9 Voir Anne Deysine, « Argent et politique aux États-Unis : les élections de 2012 », Potomac Paper, n° 13, disponible sur le site de l’IFRI. 10 Les groupes 501 ne sont pas tenus par la loi de divulguer le nom de leurs donateurs. Le problème déontologique est tout autant les sommes considérables dépensées par ces groupes que l’impossibilité de connaître l’origine des fonds. 112 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 des candidats et des partis politiques est noyé par les messages des intérêts privés et particuliers plutôt que par ceux des électeurs, et en est durablement brouillé. ●●● Que conclure de ces élections de 2012 ? En raison des contraintes de la campagne électorale – débats formatés par la commission présidentielle sur les débats, publicités négatives obligeant à des prises de position outrancières ou irréalistes, assertions erronées peu vérifiées et vérifiables –, les vrais enjeux politiques ont été esquivés durant la campagne. La forme l’a souvent emporté sur le fond. Barack Obama pourra-t-il au cours de son second mandat mettre fin aux nombreux dysfonctionnements qui ont émaillé le scrutin qui a conduit à sa réélection ? S’il veut réformer le collège électoral ou limiter le rôle de l’argent, un amendement de la Constitution est nécessaire, ce qui signifie réunir une double super-majorité. Le nombre peu élevé d’amendements à la Constitution adoptés depuis 1787 (27) témoigne de l’ampleur de la tâche. ■ Webliographie ● Federal Election Commission (FEC), www.fec.gov Election Assistance Commission (EAC), www.eac.gov ● Brennan Center for Justice, www.brennancenter.org ● ● Center for Responsive Politics, www.opensecrets.org ● American Civil Liberties Union, www.aclu.org ● Brooking Institution, www.brookings.edu ● Common Cause, www.commoncause.org ● Cornell University Law School (Legal Information Institute), www.law.cornell. edu HISTOIRES de Questions internationales > Napoléon III et l’unité italienne Yves Bruley * * Yves Bruley est professeur agrégé et docteur en histoire des relations internationales. Il a publié Le Quai d’Orsay impérial. Histoire du ministère des Affaires étrangères sous Napoléon III (Éditions A. Pedone, 2012). Malgré la « légende noire », l’opinion a toujours su gré à Napoléon III d’avoir aidé l’Italie. En réalité, rien ne s’est passé comme prévu. Moteur incontestable qu’aux jours décisifs de 1859, le Second Empire a ensuite perdu le contrôle des événements. Mais comment « faire quelque chose pour l’Italie » sans fragiliser tout l’équilibre européen ? Une « expression géographique » : dans l’Europe de Metternich, l’Italie n’existe pas, du moins comme nation. En mars 1848, le « Printemps des peuples » démontre le contraire et contraint l’ancien maître du congrès de Vienne à quitter le pouvoir. Une dizaine de mois plus tard, les Français élisent président de la République au suffrage universel un homme qui est a priori l’« anti-Metternich » par excellence. Louis-Napoléon Bonaparte est un ancien combattant de la cause italienne. En 1831, il a pris part à un soulèvement dans les États pontificaux, où son frère aîné est mort. Dans son essai paru en 1839 sous le titre Des Idées napoléoniennes, le futur Napoléon III a mis au crédit de l’Empire napoléonien le réveil « du nom si beau d’Italie [qui] renferme en lui seul tout un avenir d’indépendance ». Son projet est de poursuivre l’œuvre dont il prête audacieusement l’intention à son oncle : « fonder une association européenne solide, en faisant reposer son système sur des nationalités complètes 1 ». Pensée prophétique si l’on se situe au temps de l’Union européenne, mais pensée subversive dans l’Europe de 1840. Vingt ans après, pourtant, l’unité de l’Italie sera faite, et le rôle décisif qu’a joué Napoléon III est resté l’un des aspects jugés positifs de son bilan, nonobstant la « légende 1 Louis-Napoléon Bonaparte, Des Idées napoléoniennes, réédition dans Yves Bruley, Napoléon III. L’empereur mal aimé, Garnier, Paris, 2012, p. 176. noire » qui a longtemps prévalu dans l’historiographie républicaine. En reprenant les faits plus froidement que jadis, il convient aujourd’hui de se demander si Napoléon III a été un moteur ou un frein pour l’unification italienne. Des ambitions contrariées Louis-Napoléon Bonaparte arrive au pouvoir dans la plus dramatique des situations : quelques jours à peine avant l’élection présidentielle de décembre 1848, la révolution a éclaté à Rome. Après l’assassinat de son Premier ministre laïc, Pellegrino Rossi 2, Pie IX fuit Rome et se réfugie dans le royaume de Naples. La république est alors proclamée dans l’Urbs. À Paris, Louis-Napoléon est élu par 75 % des suffrages comme candidat du « parti de l’ordre ». Contre les révolutionnaires Six mois plus tard, l’armée française écrase la République romaine de Mazzini et de Garibaldi. La gauche républicaine française dénonce l’ancien conspirateur qui achète avec le sang des républicains romains, en Europe son admission parmi les grandes puissances, 2 Universitaire libéral né en Italie en 1787 et naturalisé français, professeur d’économie politique au Collège de France et académicien, ambassadeur de France à Rome en 1845, il accepte en 1848 de diriger le gouvernement romain, sur la base d’un programme de réformes. Il est assassiné par un révolutionnaire. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 113 HISTOIRES de Questions internationales en France le soutien de l’opinion conservatrice. Victor Hugo a toujours considéré que le crime parisien du 2 décembre 1851, péché originel du Second Empire, avait été précédé d’un péché originel romain dès 1849. « Qu’est-ce que le coup d’État ? écrit-il dans Histoire d’un crime. C’était “l’expédition de Rome, à l’intérieur” qui se faisait 3. » Même idée dans Les Châtiments, en vers cette fois, et sans craindre de reprendre une rime un peu usée : « Ils ont supprimé Rome ; ils auraient détruit Sparte ; Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte 4. » Hugo insiste ici sur la complicité des puissances dans l’affaire romaine, dans un contexte où, partout, la réaction l’emporte en Europe. Dans le cas de l’occupation de Rome en 1849, il s’agit toutefois plus d’une concurrence entre la France et l’Autriche que d’une complicité : la question est de savoir laquelle des deux grandes puissances catholiques rétablira le pape sur son trône et s’imposera en Italie centrale. D’un point de vue stratégique, la politique de Louis-Napoléon se défend : c’est à la France et non à l’Autriche de protéger la papauté à Rome même, car en aucun cas l’intérêt de la France n’est de laisser François-Joseph dominer toute la péninsule. L’autre motif de l’hostilité de LouisNapoléon aux républicains romains est plus profond encore. Pour lui, de grands changements sont inévitables en Europe, mais ces changements doivent s’opérer, peu à peu, par l’action des États et non par celle de révolutionnaires incontrôlables. La révolution doit venir d’en haut, des souverains eux-mêmes, dans leur propre intérêt. Les premières années du Second Empire, dans la continuité de la II e République, sont celles de l’alliance franco-romaine. Napoléon III s’appuie sur l’Église en France et apparaît en Europe comme le principal facteur de stabilité et de conservation. Il est aussi convaincu que seuls 3 Victor Hugo, Histoire d’un crime, Olendorff et Imprimerie nationale, Paris, 1907, tome 1, p. 339. 4 Châtiments, Genève et New York, 1853, p. 19. 114 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 les Français pourront persuader le pape d’introduire dans ses États les réformes administratives nécessaires à leur survie. Ce sera, en fait, le rocher de Sisyphe de la diplomatie française pendant tout le Second Empire et la cause de bien des désillusions. Le tournant du congrès de Paris (1856) Le germe d’une nouvelle politique italienne apparaît lors de la guerre de Crimée. En lutte contre la Russie, Français et Anglais invitent les puissances secondaires à se joindre à eux. Le Piémont s’engouffre aussitôt dans la brèche et envoie des hommes en Crimée. C’est un coup de maître : en février 1856, le comte de Cavour est donc invité à siéger au congrès de Paris, sous les lambris flambant neufs du salon des ambassadeurs au Quai d’Orsay, avec les plénipotentiaires des cinq grandes puissances du Concert européen. S’il ne joue qu’un rôle limité dans la négociation du traité du 30 mars 1856, qui concerne l’Orient, il profite néanmoins de sa présence à Paris pour nouer des liens avec l’élite politique de l’Empire. Avec le ministre des Affaires étrangères, le comte Walewski, président du congrès de Paris, les relations sont froides. Mais une complicité se noue avec le numéro deux du Quai d’Orsay, Vincent Benedetti, directeur des Affaires politiques, qui sera plus tard un défenseur de la cause italienne. C’est surtout aux Tuileries que Cavour trouve des appuis. Le 8 avril, alors que le traité de paix est signé, le Congrès doit tenir une séance supplémentaire pour un tour d’horizon des questions diplomatiques de l’Europe occidentale. Le Piémontais saisit l’occasion et prend la parole en faveur de l’indépendance italienne. L’intervention paraît avoir été désirée par Napoléon III, et c’est ainsi que l’interprètent les grandes puissances, en premier lieu les Autrichiens, fort mécontents. Pour autant, l’heure n’est pas encore venue d’une alliance franco-piémontaise. Mais Cavour en a posé les bases. Depuis Turin, le duc de Gramont, représentant français auprès du roi de Piémont-Sardaigne, écrit dans une lettre privée à son ministre Walewski, à propos de cet épisode inattendu au congrès de Paris : Na p o l é o n I I I e t l ’ u n i t é i t a l i e n n e « Tôt ou tard nous en verrons les effets et je pense qu’avant trois ans nous serons en pleine guerre 5. » On ne pouvait être prophète avec plus de justesse – disons même avec plus de précision chronologique. Du côté des révolutionnaires, les progrès esquissés au Congrès sont vus avec méfiance. À la demande de Mazzini, Victor Hugo publie alors un éloquent Appel aux Italiens : « Italiens, […] défiez-vous de ce que les congrès, les cabinets et les diplomates semblent préparer pour vous en ce moment. […] Quelle que soit l’apparence, ne perdez pas de vue la réalité. Diplomatie, c’est nuit. Ce qui se fait pour vous se trame contre vous ! 6 » L’alliance franco-piémontaise Napoléon III et Cavour Conscient de son autorité morale au lendemain du congrès de Paris, Napoléon III entend utiliser cette position politique si nouvelle en Europe pour favoriser la cause des Italiens tout en étendant l’influence de la France dans la Péninsule. Il lui faut toutefois assurer ses arrières. En septembre 1857, l’empereur des Français rencontre le tsar de toutes les Russies à Stuttgart. Connaissant les ressentiments encore vifs de la Russie contre l’Autriche, Napoléon III parle de sa sympathie pour le Piémont et de l’impossibilité de ne pas aider ce royaume s’il était attaqué par l’Autriche. Alexandre II fait bon accueil à cette idée. Il se peut que l’Italie moderne soit née à cet instant précis, car Napoléon III comprend que la Russie le laissera faire en Italie, à la condition qu’il mette fin aux querelles franco-russes en Orient. Cet accord tacite contribue à fortifier l’Empereur dans ses desseins envers l’Italie. C’est aussi la preuve que la nouvelle politique italienne a été pensée avec moins d’imprévoyance qu’on ne l’a parfois supposé. 5 Lettre particulière de Gramont à Walewski. Turin, le 23 avril 1856. Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Papiers Gramont, vol. 1, f. 94. 6 Victor Hugo, Actes et paroles, tome 2 : Pendant l’exil (18521870), Albin Michel, Paris, 1938, p. 134. Si Walewski a assisté aux entretiens de Stuttgart, il est en revanche tenu à l’écart, l’année suivante, de l’entrevue de Plombières. Intervenant quelques mois après l’attentat du patriote et révolutionnaire italien Orsini qui a failli coûter la vie à l’empereur, la rencontre entre Napoléon III et le comte de Cavour dans la station thermale des Vosges, le 21 juillet 1858, n’est pas totalement secrète. On en connaît l’existence dans les milieux diplomatiques, mais Cavour fait courir le bruit que Napoléon III l’a convoqué à Plombières pour lui faire la leçon ! Le mensonge prend : personne ne se doute, y compris dans les bureaux du Quai d’Orsay, qu’une alliance secrète est en préparation entre la France et le Piémont. Que se sont-ils dit à Plombières ? Les deux hommes ont envisagé une guerre contre l’Autriche, que la France n’acceptera que si les Autrichiens la déclarent. Dans l’hypothèse d’une victoire française, le Piémont s’agrandirait jusqu’à l’Adriatique. En Italie centrale, un royaume nouveau serait formé avec la Toscane, les duchés et une partie des États pontificaux. Rome resterait pontificale tandis que le pape deviendrait le président d’une Confédération italienne, sur le modèle de la Confédération germanique. Le royaume de Naples, modernisé, y entrerait aussi. La France gagnerait la Savoie et Nice. Surtout, il n’est pas question de provoquer des révolutions : la nouvelle Italie naîtra des seuls effets d’une guerre victorieuse et des négociations qui suivront. Un ensemble d’États secondaires unifiés sous une présidence honoraire du pape, dominé en fait par le Piémont et, plus discrètement, par la France elle-même : telle devrait être la future Italie. La conception de Napoléon III est généreuse et conforme au principe des nationalités. Elle n’est pas exempte d’arrière-pensées. Les événements de 1859 réaliserontils ce projet politique ambitieux et, disons-le, téméraire ? Tout commence selon les plans de Napoléon III et de Cavour. L’alliance entre Paris et Turin est annoncée en janvier 1859 en même temps que le mariage du prince Napoléon, cousin de l’Empereur, avec la fille de Victor-Emmanuel, la jeune princesse Clotilde de Savoie. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 115 HISTOIRES de Questions internationales Guerre ou congrès ? L’étape suivante doit être la guerre. La diplomatie européenne s’emploie néanmoins à éviter un conflit. La Russie et l’Angleterre lancent l’idée d’un congrès des grandes puissances sur la question italienne. Voyant son plan s’effondrer, Cavour se précipite à Paris pour dissuader Napoléon III d’accepter le congrès. Rien n’y fait. En mars 1859, les Tuileries préfèrent la solution négociée. C’est François-Joseph qui fait échouer la diplomatie en exigeant le désarmement immédiat du Piémont. Cavour triomphe. Turin rejette l’ultimatum autrichien et la guerre est déclarée. Dans ces conditions, la France ne peut plus reculer : elle entre en guerre à son tour le 3 mai. Battus à Magenta le 4 juin, les Autrichiens quittent Milan. Défaits à nouveau le 24 juin à Solferino, ils perdent la Lombardie. Mais ils défendent encore solidement la Vénétie. Sur ces entrefaites, des nouvelles alarmistes arrivent d’Allemagne : les opinions publiques y prennent fait et cause pour les Autrichiens et, à l’exception de la Prusse qui se réjouit silencieusement de l’affaiblissement de l’Autriche, les petits États allemands sont prêts à entrer en guerre contre la France si le conflit s’éternise. Napoléon III ne peut envisager un second front sur le Rhin. La campagne d’Italie est terminée. Un autre motif l’incite à ranger l’épée : des révolutions ont éclaté en Romagne et dans les Légations évacuées par les troupes autrichiennes, et les gouvernements provisoires demandent le rattachement au Piémont. Il y a un risque de contagion révolutionnaire dans toute la péninsule. Le 11 juillet, Napoléon III et FrançoisJoseph concluent un armistice à Villafranca. L’Autriche cède la Lombardie mais garde la Vénétie, qui fera partie d’une Confédération italienne, tandis que les souverains chassés de leur trône en Italie centrale (Modène, Parme, Toscane, États pontificaux) seront rétablis. Napoléon III rentre à Paris, où le triomphe de l’armée d’Italie est en demi-teinte. Car sur le terrain militaire, les buts de guerre sont loin d’être atteints et, sur le terrain diplomatique, le coût de l’opération est aussi lourd pour le 116 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 crédit politique de la France qu’il l’a été pour ses finances. Tandis que les diplomates français, autrichiens et piémontais se réunissent à Zurich pour transformer l’armistice de Villafranca en traité de paix, Napoléon III prend une décision dont la portée sera immense. Il refuse que les princes détrônés d’Italie centrale soient rétablis par la force des armes. C’est, en fait, les condamner. Certes, un congrès européen, qui doit se réunir pour entériner les changements intervenus en Italie, pourrait proclamer le retour des princes sur leur trône. Mais, sur le terrain, une telle restauration est impossible : partout est voté le rattachement au royaume de Piémont. Finalement, dans les derniers jours de décembre 1859, Napoléon III annonce qu’il approuve les annexions en Italie centrale et adresse une lettre ouverte au pape Pie IX pour l’inciter à renoncer aux régions perdues. L’année 1859 s’achève donc sur ce bilan : le Piémont s’est agrandi de la Lombardie et de l’Italie centrale ; l’Autriche conserve Venise ; le pape a perdu la moitié nord de ses États ; la Confédération italienne n’a pas vu le jour, et la situation politique est bloquée. L’Italie n’est donc ni totalement libérée ni unifiée. La France y a gagné peu d’influence, et l’Angleterre beaucoup. Maigre bilan pour Napoléon III, qui compense l’échec partiel de sa politique italienne en obtenant le rattachement à la France de la Savoie et du comté de Nice. L’opinion française lui en sait gré, alors que l’opinion internationale s’en inquiète. Après avoir repris les Alpes, Napoléon III regardera-t-il vers le Rhin ? En Allemagne comme en Angleterre, tous les thèmes d’un regain de la propagande anti-française sont réunis dès 1860. L’unification sans la France Napoléon III n’est pas au bout de ses surprises. Dans la journée du 7 mai 1860, on apprend à Paris que Giuseppe Garibaldi s’est embarqué près de Gênes. Où va-t-il, et pour quoi faire ? Le ministre des Affaires étrangères, Édouard Thouvenel, n’est pas inquiet. Ses agents secrets en Italie l’ont informé que Cavour et Na p o l é o n I I I e t l ’ u n i t é i t a l i e n n e Garibaldi avaient rompu. Ce dernier, « réduit à ses propres forces », c’est-à-dire privé de l’appui de Cavour, pourra bien tenter « un coup de tête quelque part, peut-être dans les Marches », estime le ministre, « ce chef de Condottieri ne fera rien de sérieux 7 ». L’expédition de Sicile Erreur complète : c’est avec l’appui tacite de Cavour que les Mille sont partis vers la Sicile et qu’ils débarquent à Marsala le 11 mai. La France a perdu le contrôle des événements italiens. On connaît la suite : la révolution à Palerme, le basculement de la Sicile, la conquête du royaume de Naples. Que faire ? Au Quai d’Orsay, le ministre Thouvenel répond : rien, attendons et observons. « La péninsule est ravagée par une sorte de trombe qu’il serait téméraire de vouloir arrêter, écrit-il ; il n’y a qu’à lui laisser produire ses effets et les considérer comme provisoires. Les souffrances des populations, leur désillusion et le temps, voilà les seuls remèdes efficaces et l’on verra plus tard. Le plus tard, dans l’époque où nous vivons, n’est jamais très éloigné et personne ne gagnerait rien à se mêler à l’orage dans la première explosion de sa fureur 8. » Autrement dit, laissons les Italiens se débrouiller avec les insurrections, et tôt ou tard, ils seront obligés de faire appel à nous. C’est une politique très défendable, mais les événements s’emballent à nouveau. Début septembre, deux responsables piémontais sont envoyés par Cavour auprès de Napoléon III, alors de passage à Chambéry. En quittant l’Empereur, ils font savoir que celui-ci a donné son aval pour que l’armée piémontaise envahisse les Marches et l’Ombrie, territoires pontificaux, pour aller prendre de vitesse Garibaldi qui menace de proclamer la république à Naples et d’attaquer Rome. Napoléon III leur aurait dit : « Faites, mais faites vite. » La réalité est différente : l’Empereur n’avait donné son accord à l’intervention armée 7 Lettre particulière de Thouvenel au marquis de Moustier, ministre de France à Berlin. Paris, le 7 mai 1860 (AMAE, Papiers Moustier, vol. 1, fol. 54). 8 Lettre particulière de Thouvenel à Moustier. Paris, le 7 juin 1860 (Ibid., fol. 70). que dans le cas où des insurrections dans ces régions obligeraient les Piémontais d’y rétablir l’ordre. La nuance est de taille. Se sentant trahi, Napoléon III rompt les relations diplomatiques avec Victor-Emmanuel II. Ainsi, au moment où s’accomplit l’unité du nord et du sud de l’Italie, Paris et Turin sont en pleine crise diplomatique. Il faudra attendre l’été 1861, après la mort de Cavour, pour que Napoléon III reconnaisse officiellement le royaume d’Italie proclamé le 17 mars 1861. La Question romaine Les années suivantes sont une succession de réchauffements et de refroidissements. En 1862, la France tente de convaincre Pie IX de renoncer aux territoires perdus en échange de garanties pour ce qui lui reste, c’est-à-dire Rome et le Latium. Au Vatican, le refus est complet. Il n’est pas question d’abandonner Rome que l’armée française continue de protéger des révolutionnaires. Le choix est alors fait d’une autre méthode : négocier non avec Rome, puisque c’est impossible, mais avec l’Italie elle-même. En septembre 1864, Victor-Emmanuel II s’engage à ne pas attaquer Rome, tandis que Florence est désignée nouvelle capitale de l’Italie. En échange, les troupes françaises quitteront la Ville éternelle. Une solution, au moins provisoire, à la Question romaine. L’attaque en 1867 des garibaldiens contre le Latium oblige toutefois Napoléon III à envoyer de nouvelles troupes. Les Français sont vainqueurs à Mentana le 3 novembre 1867, grâce aux célèbres fusils Chassepot, qui « ont fait merveille ». Entre-temps, le Quai d’Orsay a obtenu un résultat considérable, en juin 1866 : sur le point d’entrer en guerre contre la Prusse et l’Italie, l’Autriche abandonne la Vénétie. Grâce à ce grand succès de la diplomatie française, la dernière partie de l’Italie encore dominée par l’Autriche rejoint pacifiquement le royaume unifié d’Italie. Reste Rome. Jusqu’au bout, Napoléon III refuse d’abandonner le pape. C’est pour lui une question de principe. En 1870, le duc de Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 117 HISTOIRES de Questions internationales ●●● Finalement, que voulait Napoléon III lorsqu’en 1858 il entendait « faire quelque chose pour l’Italie » ? D’abord et surtout la libérer, c’està-dire chasser les Autrichiens de la Péninsule – ce qui était aussi conforme aux intérêts de la France. Sa conception de l’unité italienne n’était toutefois pas d’exporter le modèle de l’Étatnation « à la française ». Connaissant la diversité des situations locales et des mentalités dans un pays qui n’a jamais été unifié depuis l’Anti- Les Enjeux internationaux Thierry Garcin et Eric Laurent 6h45/7h du lundi au vendredi franceculture.fr 118 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 quité, il a longtemps vu dans une confédération la seule solution viable. Elle permettait aussi de maintenir le pouvoir temporel du pape sur Rome, principe non négociable à ses yeux. Mais après en avoir été le moteur, Napoléon III a subi les événements, surtout en 1860. Il a cherché ensuite à reprendre la main par la diplomatie, parfois avec succès, en 1864 sur Rome et en 1866 sur la Vénétie. Lorsqu’on porte un regard d’ensemble sur le rôle de la France dans l’unification de l’Italie, il faut reconnaître que rien n’aurait été possible sans la volonté décisive de Napoléon III, entre 1856 et 1859. Le véritable auteur de l’unité italienne reste toutefois Cavour. Et l’on ne peut s’empêcher de penser au mot de Clemenceau – dans une tout autre circonstance 9 : « Tout avait été prévu, sauf ce qui est arrivé. » ■ 9 À propos de l’application de la loi de 1905. DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins : la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas Gramont, devenu ministre des Affaires étrangères, n’hésite pas à déclarer que la France ne peut « défendre son honneur sur le Rhin et le perdre sur le Tibre ». Le prix est lourd : en juillet 1870, Victor-Emmanuel fait traîner la négociation d’une alliance utile à la France et les premiers désastres d’août 1870 mettent fin aux discussions. Le Second Empire tombe le 4 septembre et Rome deux semaines plus tard. Documents de RÉFÉRENCE > Les registres de la puissance italienne Napoléon Ier (1769-1821) Comte de Cavour (1810-1861) Comte Ciano (1903-1944) Carlo Sforza (1872-1952) Alcide De Gasperi (1881-1954) Quatre des cinq textes qui suivent sont l’œuvre d’Italiens, et le premier de Napoléon I er qui s’est aussi proclamé roi d’Italie. Il est l’un des pères spirituels de l’unité italienne qu’il anticipait et à laquelle contribua son neveu. Il projette une vision de l’Italie comme nation, ce qui s’est réalisé, mais aussi une vision géopolitique de l’Italie comme grande puissance maritime qui a pu inspirer Mussolini et qui a totalement sombré. Camillo Benso, comte de Cavour, Piémontais né dans un contexte francophone, a été l’artisan diplomatique et politique de l’Unité, comme ministre du royaume de PiémontSardaigne qui en a été le moteur. Il rend compte ici du congrès de Paris qui a mis fin à la guerre de Crimée et lance un appel implicite à la France contre l’Autriche, en dissociant son action de toute agitation révolutionnaire. Magenta et Solferino sont en germe dans ce discours. En délicatesse politique et religieuse avec la papauté, il mourut avant l’achèvement de son œuvre. Tout à l’inverse et quelques décennies plus tard, Galeazzo Ciano, comte de Cortellazzo, issu d’une riche famille d’armateurs, fasciste historique un temps désigné comme successeur présomptif de Mussolini dont il était le gendre, ministre des Affaires étrangères, conte en 1937-1938 dans son Journal politique, si éclairant pour cette période, l’hostilité et les revendications de l’Italie à l’encontre de la France, pays décadent et usurpateur auquel il convient d’arracher ses territoires méditerranéens et alpins, Nice, la Corse, la Savoie, ainsi que la Tunisie. Les prétentions s’élargiront par la suite, avant la catastrophe finale du fascisme et que Ciano soit fusillé sur ordre de son beau-père. En 1945, après le retournement d’alliance en faveur des Alliés, Carlo Sforza, antifasciste libéral, ancien et futur ministre des Affaires étrangères, plaide pour une Italie pacifique et européenne. La construction européenne sert aussi de rédemption à l’Italie. Puis, en 1947, Alcide De Gasperi, antifasciste, né en Autriche et proche du Vatican, fondateur de la Démocratie chrétienne et futur président du Conseil, l’un des fondateurs de l’Europe avec Schuman, Monnet, Adenauer, fait l’éloge des liens avec les États-Unis. Les tribulations de l’État italien au cours des deux siècles précédents, les variations de son insertion dans la politique européenne et mondiale sont ainsi illustrées. Une puissance maritime et navale Napoléon Ier (1815-1821) « VI. L’Italie, isolée dans ses limites naturelles, séparée par la mer et par de très hautes montagnes du reste de l’Europe, semble être appelée à former une grande et puissante nation : mais elle a dans sa configuration géographique un vice capital, que l’on peut considérer comme la cause des malheurs qu’elle a essuyés et du morcellement Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 119 Documents de RÉFÉRENCE de ce beau pays en plusieurs monarchies ou républiques indépendantes : sa longueur est sans proportion avec sa largeur. […] Mais quoique le sud de l’Italie soit, par sa situation, séparé du nord, l’Italie est une seule nation. L’unité de langage, de mœurs, de littérature doit, dans un avenir plus ou moins éloigné, réunir enfin ses habitants dans un seul gouvernement. Pour exister, la première condition de cette monarchie sera d’être puissance maritime, afin de maintenir la suprématie sur ses îles et pouvoir défendre ses côtes. […] VII. [...] Les côtes opposées de la Méditerranée et de l’Adriatique étant peu éloignées l’une de l’autre, presque toute la population de l’Italie est à portée des côtes. Lucques, Pise, Rome, Ravenne, etc. éloignées de trois ou quatre lieues de la mer, sont susceptibles de jouir de tous les avantages d’une ville maritime et de fournir de nombreux matelots. Ses trois grands ports militaires d’armement et de construction sont : la Spezia pour les mers liguriennes, Tarente pour les mers d’Ionie, et Venise pour l’Adriatique. L’Italie a toutes les ressources en bois, chanvre, et généralement tout ce qui est nécessaire aux constructions navales. La Spezia est le plus beau port de l’univers ; sa rade est même supérieure à celle de Toulon ; sa défense par terre et par mer est facile. Les projets rédigés sous l’Empire, et dont on avait commencé l’exécution, ont prouvé qu’avec des dépenses médiocres les établissements maritimes seraient à l’abri et renfermés dans une place susceptible de la plus grande résistance. Ses chantiers seraient à portée de recevoir les bois de la Corse, de la Ligurie, de la Toscane, les fers de l’île d’Elbe, des Alpes et de tout l’Apennin. Ses escadres domineraient les mers de Corse et de Sardaigne, et auraient pour refuge les rades de Porto-Ferrajo, de SaintFlorent, d’Ajaccio, de Porto-Vecchio, de Saint-Pierre de Sardaigne, de Vado et de Villefranche. Tarente est merveilleusement située pour dominer la Sicile, la Grèce, le Levant et les côtes d’Égypte et de Syrie. Il a été fait, sous l’Empire, des projets pour les fortifications de terre et les établissements maritimes. Les plus grandes flottes y sont à l’abri des vents et de toute attaque d’un ennemi supérieur. Enfin, à Venise, tout ce qui est nécessaire existe déjà. Les Vénitiens n’avaient que des vaisseaux d’un tirant de dix-huit pieds d’eau ; mais, sous l’Empire, grand nombre de vaisseaux du modèle français y ont été construits, et moyennant les travaux faits au canal de Malamocco, et par le secours des chameaux, des vaisseaux tout armés, du modèle français de 74, en sont sortis et se sont battus avec gloire peu d’instants après leur sortie. Une commission d’ingénieurs des ponts et chaussées, présidée par M. Prony, avait arrêté un plan qui, moyennant quelques millions et quelques années de travaux, permettrait aux vaisseaux de sortir tout armés sans le secours des chameaux. La Sicile, Malte, Corfou, l’Istrie, la Dalmatie, et spécialement Raguse, offrent des ports et des refuges aux plus grandes escadres. Les ports de Gènes, de Castellamare, de Bari, d’Ancône, où peuvent entrer des vaisseaux du premier rang, seraient quatre ports secondaires, soit pour construire, soit pour armer et réparer ou ravitailler de petites escadres. L’Italie peut lever et avoir pour le service de la marine, même en la prenant dans une époque de décadence, 120 000 matelots. Les marins génois, pisans, vénitiens, ont été célèbres pendant plusieurs siècles. L’Italie pourrait entretenir trois ou quatre cents bâtiments de guerre, dont cent ou cent vingt vaisseaux de ligne au-dessus de 74. Son pavillon lutterait avec avantage contre ceux de France, d’Espagne, de Constantinople et des quatre puissances barbaresques. » ■ Extraits de « Campagnes d’Italie (1796-1797) », Correspondance de Napoléon I er publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, tome XXIX, Œuvres de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, Imprimerie impériale, Paris, 1869, p. 89-90 et 92-94. Une puissance nécessairement unie Comte de Cavour (1856) « C’est la première fois depuis très longtemps, peut-être depuis le traité d’Utrecht, qu’une puissance de second ordre a été appelée à concourir avec celles de premier rang à la résolution des questions européennes. [...] Ce fait est de nature à profiter non pas seulement au Piémont mais à toutes les nations qui se trouvent dans la même situation. [...] L’état actuel de l’Italie n’est pas conforme aux prescriptions des traités en vigueur. Les principes établis à Vienne et par les traités successifs sont ouvertement violés. L’équilibre politique, tel qu’il fut établi, a éclaté depuis de nombreuses années. Par conséquent, les plénipotentiaires 120 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 de la Sardaigne croient de leur devoir d’attirer l’attention de la France et de l’Angleterre sur leur sort. [...] Je vous ai exposé, Messieurs, les résultats des négociations auxquelles nous avons participé. Vous reconnaîtrez, je l’espère, que, pour ce qui concerne la question orientale, nous avons obtenu certains avantages pour notre commerce, de même que notre position politique s’est renforcée sous les yeux de toute l’Europe. Concernant la question italienne, nous ne sommes, en revanche, pas parvenus à de grands résultats même si nous avons obtenu, me semble-t-il, deux avancées : tout d’abord, la situation anormale et malheureuse de l’Italie a L e s re g i s t re s d e l a p u i s s a n c e i t a l i e n n e été exposée à toute l’Europe non pas par des démagogues [Rires], par des révolutionnaires exaltés, par des journalistes passionnés, par des hommes de parti, mais bien par des représentants des premières puissances de l’Europe, par des hommes d’État, par des hommes habitués à s’appuyer sur la voix de la raison et non sur les impulsions du cœur. [...] Ensuite, ces mêmes puissances ont déclaré qu’il est nécessaire, non pas seulement dans l’intérêt de l’Italie mais dans l’intérêt européen, d’apporter aux maux de l’Italie un remède. [...] Il est certain, Messieurs, que les négociations de Paris n’ont pas amélioré nos relations avec l’Autriche ! [Agitation dans les tribunes]. Nous devons confesser que les plénipotentiaires de la Sardaigne et ceux de l’Autriche, après avoir siégé pendant des mois côte à côte [...] se sont séparés, je le répète, sans haines personnelles, mais avec l’intime conviction que la politique des deux pays était plus éloignée que jamais d’un accord [Applaudissements], que les principes avancés par l’un et par l’autre étaient inconciliables ! [Mouvements d’approbation]. [...] Le Congrès terminé, la cause de l’Italie est dorénavant portée au tribunal de l’opinion publique, celui qui, selon la maxime mémorable de l’empereur des Français, doit prononcer la sentence qui signifiera la victoire définitive. [...] Le litige pourra être long, les péripéties seront probablement encore nombreuses. Mais, confiants dans la justice de notre cause, nous attendons avec sérénité le résultat final. [Applaudissements généraux]. » ■ Discours prononcé par le comte de Cavour à la Chambre en mai 1856 pour défendre la participation du Piémont à la guerre de Crimée et expliquer les avantages que l’Italie en a retirés. Extraits de Camillo Benso di Cavour, La libertà come fine. Antologia di scritti e discorsi (1848-1861) [La liberté comme objectif. Anthologie d’écrits et de discours (1848-1861)], sous la direction de R. Balzani, Ideazione Editrice, Rome, 2002, p. 311-323. Cet extrait a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi. Une puissance méditerranéenne et conquérante Comte Ciano (1937-1938) « 13 mai 1937 – À bord du Cavour, j’ai rendu compte au Duce de mon entretien avec Perth. Le Duce est toujours plus anti-français. Il dit que c’est un peuple ruiné par l’alcool, la syphilis et le journalisme. Dans le discours qu’il prononcera à Gênes il ne mentionnera pas la France. Et pas davantage la Suisse, dont l’attitude ne le satisfait pas. […] 14 mai 1937 – Arrivée à Gênes à 8 heures du matin. La ville, qui se dégage de la brume et s’enveloppe d’un manteau de soleil est très belle. Drapeaux, sirènes, salves. La foule. Le Chef parle. Le discours est très violent, et anti-français. La foule siffle la France, rit, ironiquement, des accords avec Londres. Je compare le texte du discours tel qu’il a été prononcé avec celui qui avait été préparé et dont une copie est en possession de Sébastiani. Tout a été modifié : l’attaque contre la France était absente, il était plus aimable avec les Anglais et s’engageait moins avec Berlin. La foule l’a transporté. Bien ; attendons les réactions de Paris et de Londres. Puis nous verrons quel ton pourront prendre les négociations, si même elles continuent. Dans l’après-midi, au Fascio, le Duce parle de nouveau : “Gênes est, après Rome, une des quatre cités impériales : Pise, Ravenne, Venise, Gênes. Nous aussi, nous sommes maintenant impériaux, et nous portons notre drapeau au-delà des mers, non comme seigneurie, Commune ou République, mais comme nation unie. Quand l’Italie est unie elle ne peut être qu’un Empire. L’empire ne peut que dominer les autres. L’ardeur d’aujourd’hui me convainc que le peuple italien n’est pas las, mais qu’il est prêt pour un nouvel assaut.” […] 8 novembre 1938 – Il me semble qu’il n’y a pas grand espoir de rapprochement avec la France. Le Duce, au rapport, m’a donné des directives de ce que devra être notre politique future : “Objectifs : Djibouti, à la rigueur au moyen d’un condominium et d’une neutralisation ; la Tunisie, avec un régime plus ou moins analogue ; la Corse, italienne, jamais francisée, doit donc être sous notre domination directe ; la frontière au Var. La Savoie ne m’intéresse pas, car elle n’est ni historiquement ni géographiquement italienne. Ce sont les grandes lignes de nos revendications. Je ne donne ni un an, ni cinq, ni dix. La date sera fixée par les événements. Mais il faut toujours penser à ces buts.” […] 30 novembre 1938 – Je prononce mon discours à la Chambre. Cela va très bien. Quand je parle, à la fin, des “naturelles aspirations du peuple italien ”, une véritable tempête d’exclamations et de cris éclate dans la salle : “Tunisi ! Corsica ! Nizza ! Savoia ! ” Rien n’avait été préparé. Les députés ont exprimé spontanément leurs aspirations qui sont celles du peuple. Le Duce était content. Je l’ai accompagné en voiture au Palais de Venise. Il m’a dit : “Un grand discours et une grande journée pour le régime. C’est ainsi qu’on impose un problème et qu’on lance un peuple.” En effet, il a pris la parole au début de la séance du Grand Conseil et a plus ou moins dit ce qui suit : “Je vous communique les prochains objectifs du dynamisme fasciste. Comme Adoua a été vengée nous vengerons Valona. L’Albanie deviendra italienne. Je ne peux ni ne veux vous dire ni quand ni comment. Mais elle le sera. Ensuite, pour les besoins de notre sécurité dans cette Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 121 Documents de RÉFÉRENCE Méditerranée qui nous enserre, il nous faut la Tunisie et la Corse. La frontière doit aller jusqu’au Var. Je n’aspire pas à la Savoie parce qu’elle est au-delà des Alpes. Mais, au contraire, je pense au Tessin, parce que la Suisse a perdu sa force de cohésion et qu’elle est destinée à être un jour disloquée comme le seront bien des petits États. Tout ceci constitue un programme. Je ne peux fixer de délai. Je vous indique seulement les directives à suivre. J’appellerai à répondre du crime de trahison qui révélerait tout ou partie de ce que j’ai dit.” […] 2 décembre 1938 – Le Duce qui est très satisfait, comme toujours quand commence une bataille, m’a fixé les lignes d’action : rendre caducs les accords MussoliniLaval de 1935 et synchroniser nos demandes avec les revendications coloniales allemandes. Nos revendications sont : Djibouti, la Tunisie et notre participation au canal de Suez. » ■ Extraits de Comte Galeazzo Ciano, Journal politique 1937-1938 (traduction de Jean Imbert et André Maugé), © Les Éditions de Paris, Paris, 1949, p. 184-185, 302 et 315-317. Une puissance pacifique et européenne Carlo Sforza (1945) « Nous allons vers un monde où les frontières des nations seront de plus en plus tracées au crayon, et non avec une encre indélébile. Nous allons vers une succession d’événements qui tendront à mettre fin à l’anarchie internationale que le Covenant de Genève n’élimina pas, anarchie qui de 1914 à 1944 nous a coûté trente millions de morts. Notre mission sera de nous faire les héraults de cette loi nouvelle, vers laquelle, qu’il le veuille ou non, le monde marchera. Nous intégrerons ainsi la pensée du Risorgimento et nous nous assurerons – cette fois, par une victoire morale – une place d’honneur dans le monde. C’est ainsi, nous l’avons vu dans ces pages, que nous aurions pu faire à Versailles en 1919, si nous nous étions placés résolument aux côtés de Wilson, au lieu de nous rendre à Paris divisés, les uns avec Orlando, qui avait compris, les autres avec Sonnino qui n’avait rien compris, parce qu’il avait la manie, le pauvre, de faire du “réalisme”, sans savoir que le vrai réalisme doit tout contenir, y compris les raisons idéales. [...] Mais il faut continuer à extirper de l’esprit des Italiens tout reste de rhétorique nationaliste et de fourberie pseudo-machiavélique. Le jour où les feuilles nationalistes se seront toutes en allées en fumée, on assistera, non au retour pur et simple du patriotisme du type 1848, qui pourtant se montra si pur dans les âmes et dans les chants de Léopardi, de Mazzini, de Berchet et – une génération plus tard – de Carducci ; mais on assistera, ce jour-là, au subit développement de la fraternité européenne, dont aujourd’hui les contours et l’aspect sont encore entourés d’un brouillard incertain, soit parce que la thèse de l’Europe unie a été proclamée par la bouche mensongère de Hitler, soit parce que, même dans le monde libre, des hommes d’État lointains [...] en ont parlé plus franchement que les plus fameux chefs parmi nos voisins. [...] Mais deux guerres mondiales dans la vie d’une même génération ont enseigné la vérité aux peuples, sinon à tous leurs dirigeants. L’organisation de l’Europe, une fois entrevue par les masses, avec sa conséquence prodigieuse 122 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 – l’élimination de la guerre – marchera relativement plus vite que cela n’arriva pour les autres transformations dont j’ai parlé, comme la tolérance religieuse après des siècles de guerres de religion. Nous sommes aujourd’hui à un carrefour tragique : l’Europe de demain se fera par nous et nos fils, ou elle se fera contre nous. Si nous faisons de la transformation de l’Europe une œuvre d’expiation des deux guerres, nous pourrons passer à ceux qui viendront après nous le flambeau lumineux des richesses intellectuelles et morales qui forment le patrimoine le plus pur de nos traditions nationales. Mais si nous agissons en face de l’idéal européen comme les chefs aveugles de la Sainte-Alliance agirent en face des idéaux nationaux, cela signifiera qu’une fois de plus, les “conservateurs” auront été en réalité des destructeurs. […] […] La tâche de demain consistera d’abord à sauvegarder l’indépendance de toutes les nations, parce que chacune d’elles est un trésor d’art et de pensée, dont la disparition laisserait l’Europe plus pauvre et plus terne ; mais il faudra en même temps proclamer la loi nouvelle de l’Interdépendance des nations – loi qui les laissera libres de se régir comme elles voudront dans leur vie intérieure, mais qui les obligera, sous peine de sanctions très sévères, à abandonner le plus sanguinaire des vieux droits souverains : celui de faire la guerre. [...] Si l’Italie lutte réellement pour le progrès international et la solidarité des peuples, le monde sera avec elle ; pourvu, bien entendu, que l’on comprenne que nous agissons ainsi par un mouvement profond, idéal et moral, et non par opportunisme politique. [...] Cent villes d’Italie détruites ne peuvent pas n’avoir pas appris à tous les Italiens ce que l’on risque quand on tolère des gouvernants qui rêvent d’Empire romain, juste au moment où tous les empires sont pour se transformer ; et qui s’excitent à créer des haines entre les nations voisines, alors que la suprême condition de tout avantage italien, même économique, est de coopérer à la naissance d’un monde fondé sur une loi supérieure de solidarité entre les nations. L e s re g i s t re s d e l a p u i s s a n c e i t a l i e n n e Il n’y aura de progrès sociaux, moraux et économiques pour notre Italie que si nous collaborons de toutes nos forces à l’avènement de cette loi, mûre maintenant dans le cœur des peuples. » ■ Extraits de Carlo Sforza, L’Italie telle que je l’ai vue de 1914 à 1944 (traduit de l’italien par Lucien Leluc), © Éditions Bernard Grasset, Paris, 1946, p. 283-284, 286-287 et 289-291. Une puissance occidentale et atlantiste Alcide De Gasperi (1947) « Je désire souligner certains éléments de notre situation actuelle qui, je l’espère, sera temporaire, si l’aide des États-Unis continue à accompagner notre travail de reconstruction dans les prochaines années. La guerre a apporté aux populations le chômage, la famine et des maladies. Combien de temps cette vérité tragique devra-t-elle perdurer ? Elle pourrait être seulement temporaire, si nous reconnaissons sa gravité et si nous nous unissons pour l’éliminer : mais elle deviendra au contraire une plaie chronique et incurable dans le monde entier, si des moyens aptes à la soigner ne sont pas rapidement employés. Les communautés et les nations qui sont moralement et physiquement affectées ne peuvent espérer se redresser sans un effort commun et une coopération internationale. […] L’avertissement du peuple italien à la communauté des Nations ne vaut pas seulement pour lui-même, mais concerne tous les pays qui partagent le même sort : les bases de la démocratie restent chancelantes quand la population est réduite à la pauvreté et à la misère. Pour asseoir de véritables démocraties, le monde doit s’organiser dans un système commun, pensé comme tel, qui doit avoir comme objectif fondamental l’extension à tous ses membres des principes de justice, d’égalité et de progrès. Pourquoi regardons-nous vers les États-Unis ? Parce que les États-Unis constituent à eux seuls une énorme force morale, politique et économique. Pour cette raison leur contribution à l’organisation du monde peut être décisive. En outre, ce pays a grandi sans les préjugés et les haines que plusieurs siècles de guerre ont semés chez nombre de nations en Europe. Indépendamment de ces motifs, déjà suffisants, nous regardons vers les États-Unis, car ils ont développé un système démocratique de nature supérieure. […] Vous avez donné l’exemple ! Et alors, qu’attendons-nous, et pas seulement nous, de l’Amérique ? Avant tout, de la confiance. Confiance de l’Amérique dans sa mission internationale. Confiance en nous de l’Amérique. […] La position de l’Italie la rend digne de votre confiance. Il ne s’agit pas de la position de ses forces armées, car elles devront être limitées, ni de sa position stratégique, car les frontières italiennes restent ouvertes et sans défense. Notre politique étrangère doit être une politique d’indépendance nationale dans un monde uni, au-delà de toute sphère d’influence. Nous vous demandons, en revanche, de nous accorder votre confiance parce que la civilisation italienne, dans le passé, a donné au monde une importante contribution, et parce que l’Italie a aujourd’hui la volonté et la possibilité de travailler et de contribuer à la paix et à la reconstruction du monde. En second lieu, nous soutenons, et nous vous demandons de soutenir, la stabilité pacifique de la situation internationale actuelle. […] Les nations, comme les individus, doivent être libérés de toute crainte et il doit désormais être possible de revenir sur les découpages territoriaux qui ne sont pas conciliables avec la réalité ethnique et géographique. En troisième lieu, nous attendons des États-Unis qu’ils démontrent que les nations financièrement fortes doivent tendre la main aux plus faibles. Nous attendons que les États-Unis prennent l’initiative d’un système de réductions tarifaires, de façon à ce que les économies des nations moins favorisées soient soutenues par la stabilité des échanges commerciaux. Nous avons aussi confiance dans le fait que les États-Unis soutiendront le droit des nations ayant un excès de main-d’œuvre à orienter leurs propres travailleurs vers les lieux où la capacité d’absorption reste la plus forte. […] » ■ Extrait de Alcide De Gasperi, « Ce que nous attendons des États-Unis d’Amérique », discours prononcé au forum de Cleveland le 10 janvier 1947, et reproduit in Alcide De Gasperi e la politica internazionale [Alcide De Gasperi et la politique internationale], Cinque Lune, Rome, 1990, vol. III, p. 367-371. Cet extrait a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 123 > Les questions internationales sur Internet Istituto Affari Internazionali (IAI) www.iai.it/index_it.asp Fondé en 1965 à l’initiative d’Altiero Spinelli, l’Institut affaires internationales (IAI) est une organisation non gouvernementale qui bénéficie de financements tant privés que publics, et notamment d’une subvention du ministère des Affaires étrangères. Ses activités de recherche sont réalisées par un comité scientifique et axées sur la politique étrangère italienne, l’intégration européenne, les rapports transatlantiques, la Méditerranée, la politique de sécurité et de défense et l’économie politique internationale. Œuvrant en étroite collaboration avec de nombreux instituts étrangers, comme l’Observatoire de l’Afrique et le Council of Councils, l’IAI est à l’origine de diverses publications (quotidiennes, mensuelles, trimestrielles et annuelles), en anglais et en italien, parmi lesquelles figure la revue en ligne AffarInternazionali (www.affarinternazionali.it/index.asp). Consacrée à l’analyse de la politique, de la stratégie et de l’économie internationale, cette revue offre aux lecteurs une importante base d’articles sur des thèmes d’actualité et un large éventail d’informations en temps réel. communautaires. Son objectif est de stimuler au sein de la société civile le sentiment d’appartenance à une citoyenneté européenne. Euros du Village www.eurosduvillage.eu/spip. php ?lang=fr Né sous forme de blog en 2005 en réaction à l’échec du référendum sur le traité établissant une Constitution européenne, le site Euros du Village s’est progressivement structuré pour devenir l’un des principaux médias électroniques consacrés à l’Europe. Disponible en cinq versions (française, italienne, anglaise, allemande et espagnole), cette plate-forme non partisane d’information, d’analyse et de réflexion est animée par de jeunes spécialistes et professionnels. Le site est organisé en plusieurs rubriques relatives aux affaires intérieures et extérieures de l’Union européenne et de ses États membres. Son propos est pédagogique : offrir à tout public la possibilité de découvrir et de comprendre les questions 124 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 Liste des CARTES et GRAPHIQUES L’unité italienne (1859-1924) La localisation des mafias Confiscations des biens des mafias (2012) Déficit public, dette publique et charges d’intérêts en Italie (1980-2011) Exportations et importations italiennes par secteur (2010) PIB par habitant en Italie (2009) Taux de chômage en Italie (2011) Inégalités de revenus en Italie (2008) Provenance de la population étrangère en Italie (2011) Italie : pyramide des âges et nombre de divorces L’Italie contemporaine PIB par habitant dans les régions européennes et aide des fonds structurels européens L’Italie et l’Europe : indicateurs comparatifs Élections législatives de 2012 en Ukraine L’Azerbaïdjan p. 9 p. 22 p. 22 p. 38 p. 38 p. 39 p. 39 p. 41 p. 47 p. 50 p. 61 p. 71 p. 73 p. 95 p. 103 Listes des principaux ENCADRÉS Italie : quelques éléments chronologiques (Questions internationales) Mafia, collusions et clientélisme (Charlotte Moge) Les institutions de l’Italie (Hervé Rayner) Les relations franco-italiennes depuis le XIXe siècle (Olivier Forlin) Les enjeux complexes de l’immigration en Italie (Camille Schmoll) Le Vatican dans l’Italie contemporaine (Marie Levant) La longue histoire des diasporas italiennes (Antonio Bechelloni) Patrimoine et politique culturels en Italie (Jean-Michel Tobelem) L’ambivalence italienne à l’égard de la Méditerranée (Roberto Aliboni) Le cinéma italien contemporain entre société et politique (Jean Gili) Présidentielle américaine : une procédure électorale complexe (Questions internationales) p. 10 p. 21 p. 26 p. 34 p. 44 p. 53 p. 57 p. 65 p. 76 p. 84 p. 109 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 125 ABSTRACTS > Abstracts The Long March of Italian Democracy Marie-Anne Matard-Bonucci Variously considered to be a flawed democracy or a “stateless society”, Italy has a history of complex relationships between the State, the nation and democracy. Unlike France or England, where the construction of the nation-state preceded the development of democracy, Italy simultaneously established a nation-state and a liberal democracy in the second half of the 19th century. Its path to democracy was consequently progressive but not straight. “Permanent Crisis”? Difficulties in Institutionalising the “Second Republic” Hervé Rayner Between 1992 and 1994, the Italian political system in place since the end of the Second World War collapsed under the impact of the political and financial scandals brought to light by the Mani pulite operation. Twenty years later, Italy is again being shaken by political tremors, while struggling with a severe socioeconomic crisis that seems to make the perspective of the institutionalisation of a Second Republic even more remote. From Economic Miracle to Stagnation Céline Antonin Long associated with the post-war “economic miracle”, Italy now appears disillusioned, hampered by sluggish growth and crushed by the weight of its public debt. The European crisis has highlighted the country’s structural weaknesses, which are responsible for its colossal public debt and its growth deficit over the last twenty years. Mario Monti’s appearance on the political scene at the end of 2011 and the proactive policy he has implemented since he took office have raised hopes, especially as the country has considerable potential. 126 Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 A Janus Society: Italy in the Modern Age Stéphane Mourlane The reality of Italian society is seldom perceived by the floods of visitors fascinated by Italy’s rich heritage and the beauty of its countryside. It projects the image of a vast museum, frozen in the past. Yet Italy underwent profound economic and social transformations in the second half of the 20th century. Far from these stereotypes, Italian society now presents an ambivalent face, which results from the encounter between sometimes contradictory structural and economic dynamics. This paper teases out several strands of this complex, multifaceted society to give us a better understanding of modern Italy. Regionalism in Italy, Past and Present Christophe Roux Regionalism is a political and institutional question in Italy. Overridden by the proclamation of the unity of Italy in 1861, the concept began to resurface in the mid 20th century. The regionalisation process got off to a slow start but has speeded up over the last fifteen years. Italy is not yet a federal state, however, and the crisis makes it difficult to clarify the country’s current territorial balance. The Construction of Europe: the Guide and the Stick Dominique Rivière Although it is one of the “big four” countries in the European Union, Italy is now marginalised by its sovereign debt crisis. This is part of an older trend, which nourishes fears in Italy that it will be unable to keep up with its European partners. Yet Italy is profoundly European, in the sense that European and domestic issues are closely intertwined. European integration, which is fairly consensual, accentuates some aspects of the split between the north and the south, while it also binds the nation together. Napoleon III and the Unity of Italy Yves Bruley Despite the “black legend” concerning him, the public has always been grateful to Napoleon III for helping Italy. In fact, nothing went as planned. The Second Empire was a driving force only in the decisive days of 1859 and later lost control of events. But how could it “do something for Italy” without upsetting the balance throughout Europe? A Foreign Policy between Europe and the Mediterranean Jean-Pierre Darnis From the time of its unification, Italy has sought to be one of the European powers. This assertiveness, incarnated in its colonial ventures, reached a paroxysm during the Fascist period. However, since the end of the Second World War, Italy has developed a diplomatic model in which the projection of power no longer seems central. The Atlantic alliance and Europe represent the two pillars of this “post-modern” foreign policy, which is based on multilateralism as much as bilateralism. Ukraine or the Awakening of the Border Republic Alain Guillemoles The Ukrainian legislative elections of 28 October 2012 gave a narrow victory to the regional party, which represents the interests of the big oligarchs of the industrial zone in the east of the country. But they also showed that the traditional split between the northwest and the southwest is growing more marked. The Ukrainians are opposed on basic issues: their identity, their language and interpretation of their own history. Despite this, local political life is still characterised by democratic pluralism and vitality. Local politics are developing independently, showing that Ukraine has long ceased to be a Russian satellite. Azerbaijan Twenty Years after Independence Bayram Balci Of the three states in South Caucasus, Azerbaijan is the one that has most recently forged its national identity. Since 1993, political power has been in the hands of the Aliev dynasty, which has set up an authoritarian regime supported both by Western governments and by the oil companies, which see the country as a real Eldorado because of its oil reserves. Since the 1990s, Azerbaijan has witnessed an Islamic revival, and the latent conflict with Armenia over Upper Karabakh has still not been settled. 2012 American Presidential Election: the Vagaries of the Electoral Process Anne Deysine President Obama was re-elected without a recount and without the kind of legal battle that opposed George W. Bush and Al Gore during the 2000 presidential election. Yet national and international observers pinpointed many dysfunctions. These are due to the electoral system and the way its operation is sometimes perverted by the control of certain jurisdictions. These problems raise the twofold question of representative democracy and the equality of citizens in the United States. Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013 127 n° 40 n° 39 n° 38 n° 37 n° 36 n° 35 n° 34 n° 33 n° 32 n° 31 n° 30 parus n° 29 Le Sahel en crises n° 28 La Russie n° 27 L’humanitaire n° 26 Brésil : l’autre géant américain n° 25 Allemagne : les défis de la puissance n° 24 Printemps arabe et démocratie n° 23 e Un bilan du XX siècle n° 22 À la recherche des Européens n° 21 AfPak (Afghanistan-Pakistan) n° 20 À quoi sert le droit international n° 19 La Chine et la nouvelle Asie n° 18 Internet à la conquête du monde n° 17 Les États du Golfe n° 16 L’Europe en zone de turbulences n° 15 Le sport dans la mondialisation Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14 n° 13 L’art dans la mondialisation L’Occident en débat n° 12 Mondialisation et criminalité Les défis de la présidence Obama Le climat : risques et débats Le Caucase La Méditerranée Renseignement et services secrets La mondialisation financière L’Afrique en mouvement La Chine dans la mondialisation L’avenir de l’Europe Le Japon Le christianisme dans le monde Israël La Russie Les empires L’Iran La bataille de l’énergie Les Balkans et l’Europe Mondialisation et inégalités Islam, islams Le Royaume-Uni Les catastrophes naturelles Amérique latine L’euro : réussite ou échec Guerre et paix en Irak L’Inde, grande puissance émergente Mers et océans Les armes de destruction massive La Turquie et l’Europe Vous avez rendez-vous … avec le monde Déjà n° 58 n° 57 n° 56 n° 55 n° 54 n° 53 n° 52 n° 51 n° 50 n° 49 n° 48 n° 47 n° 46 n° 45 n° 44 n° 43 n° 42 n° 41 A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07 BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? 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Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici Questions internationales À paraître : t-FTWJMMFTNPOEJBMJTÏFT t-B'SBODFEBOTMFNPOEF Numéros parus : - Le Sahel en crises (n° 58) - La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57) - L’humanitaire (n° 56) - Brésil : l’autre géant américain (n° 55) - Allemagne : les défis de la puissance (n° 54) - Printemps arabe et démocratie (n° 53) - Un bilan du XXe siècle (n° 52) - À la recherche des Européens (n° 51) - AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50) - À quoi sert le droit international (n° 49) - La Chine et la nouvelle Asie (n° 48) - Internet à la conquête du monde (n° 47) - Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46) - L’Europe en zone de turbulences (n° 45) - Le sport dans la mondialisation (n° 44) - Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43) - L’art dans la mondialisation (n° 42) - L’Occident en débat (n° 41) - Mondialisation et criminalité (n° 40) - Les défis de la présidence Obama (n° 39) - Le climat : risques et débats (n° 38) - Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37) - La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36) - Renseignement et services secrets (n° 35) - Mondialisation et crises financières (n° 34) - L’Afrique en mouvement (n° 33) - La Chine dans la mondialisation (n° 32) - L’avenir de l’Europe (n° 31) - Le Japon (n° 30) - Le christianisme dans le monde (n° 29) - Israël (n° 28) - La Russie (n° 27) - Les empires (n° 26) - L’Iran (n° 25) - La bataille de l’énergie (n° 24) - Les Balkans et l’Europe (n° 23) - Mondialisation et inégalités (n°22) - Islam, islams (n° 21) - Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20) - Les catastrophes naturelles (n° 19) - Amérique latine (n° 18) - L’euro : réussite ou échec (n° 17) - Guerre et paix en Irak (n° 16) - L’Inde, grande puissance émergente (n° 15) - Mers et océans (n° 14) - Les armes de destruction massive (n° 13) - La Turquie et l’Europe (n° 12) - L’ONU à l’épreuve (n° 11) - Le Maghreb (n° 10) - Europe/États-Unis : Le face-à-face (n° 9) - Les terrorismes (n° 8) - L’Europe à 25 (n° 7) - La Chine (n° 6) - Les conflits en Afrique (n° 5) - Justices internationales (n° 4) Direction de l'information légale et administrative La documentation Française 29-31 quai Voltaire 75007 Paris Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Directeur de la publication Xavier Patier Commandes Direction de l’information légale et administrative Administration des ventes 23 rue d’Estrées CS10733 75345 Paris cedex 07 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Télécopie : (0)1 40 15 70 01 www.ladocumentationfrancaise.fr Notre librairie 29 quai Voltaire 75007 Paris Tarifs Le numéro : 9,80 € L’abonnement d’un an (6 numéros) France : 48 € (TTC) Étudiants, enseignants : 40 € (sur présentation d'un justificatif) Europe : 53,90 € (TTC) DOM-TOM-CTOM : 53,50 € Autres pays : 56,60 € Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page DILA, impression CORLET Photo de couverture : La façade d’un immeuble à Turin pavoisée de drapeaux italiens à l’occasion du 150e anniversaire de l’Unité, en mars 2011. © AFP / Mathieu Gorse 2e de couverture : La skyline de Shanghai. © AFP / Philippe Lopez Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2013. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Janvier -février 2013 N° 59 Dossier L’Italie : un destin européen Ouverture. Des rayons et des ombres Serge Sur La longue marche de la démocratie italienne Marie-Anne Matard-Bonucci « Crise permanente » ? La difficile institutionnalisation de la « IIe République » Hervé Rayner Du miracle économique à la stagnation Céline Antonin La société de Janus : l’Italie à l’épreuve de la modernité Stéphane Mourlane Le régionalisme : du dépassement au retour inachevé Christophe Roux La construction européenne : le guide et le bâton Dominique Rivière Une politique extérieure entre Europe et Méditerranée Jean-Pierre Darnis Et les contributions de Roberto Aliboni, Antonio Bechelloni, Olivier Forlin, Jean Gili, Marie Levant, Charlotte Moge, Camille Schmoll et Jean-Michel Tobelem Chroniques d’actualité Guerre et économie : les liaisons dangereuses Jacques Fontanel L’ONU, un « machin » bien utile Renaud Girard Questions européennes L’Ukraine, ou le réveil de la république des confins 9,80 € Printed in France CANADA : 14.50 $ CAN &:DANNNB=[UUZ^[: Alain Guillemoles Regards sur le monde L’Azerbaïdjan vingt ans après l’indépendance Bayram Balci Présidentielle américaine de 2012 : les aléas du processus électoral Anne Deysine Histoires de Questions internationales Napoléon III et l’unité italienne Yves Bruley Documents de référence Les questions internationales sur Internet Abstracts Imprimé en France Dépôt légal : 1er trimestre 2013 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 1012B06518 DF 2QI00590