L`Italie : un destin européen

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Questions
internationales
Questions
L’Ukraine : le renouveau ?
L’Azerbaïdjan sous tension
Un bilan de l’élection américaine
Napoléon III et l’Italie
L’Italie
CANADA : 14.50 $ CAN
M 09894 - 59 - F: 9,80 E - RD
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N° 59 Janvier-février 2013
Un destin européen
Prochain numéro
Les villes mondialisées
Questions
internationales
Comité scientifique
Gilles Andréani
Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
Frédéric Charillon
Georges Couffignal
Alain Dieckhoff
Robert Frank
Nicole Gnesotto
Pierre Grosser
Pierre Jacquet
Pascal Lorot
Guillaume Parmentier
Fabrice Picod
Philippe Ryfman
Jean-Luc Sauron
Ezra Suleiman
Serge Sur
Équipe de rédaction
Serge Sur
Rédacteur en chef
Jérôme Gallois
Rédacteur en chef adjoint
Céline Bayou
Ninon Bruguière
Rédactrices-analystes
Anne-Marie Barbey-Beresi
Sophie Unvois
Secrétaires de rédaction
Isabel Ollivier
Traductrice
Marie-France Raffiani
Secrétaire
Teodolinda Fabrizi
Houda Tahiri
Stagiaires
Cartographie
Thomas Ansart
Benoît Martin
Patrice Mitrano
(Atelier de cartographie de Sciences Po)
Conception graphique
Studio des éditions de la DILA
Mise en page et impression
DILA, CORLET
Contacter la rédaction :
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Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
’
L
image de l’Italie est souvent associée à de nombreux clichés,
le dernier en date étant celui d’une économie d’un pays « Club
Med ». Loin de ces lieux communs, l’Italie est avant tout une
grande puissance européenne, un État-nation au développement
économique brillant, une puissance industrielle, une société
civile active, une intelligentsia remarquable, l’un des principaux pôles
culturels et artistiques de l’Europe. Ce sont ces caractères qui font de
l’Italie l’un des piliers de la construction européenne, et que le présent
dossier entreprend d’analyser. Son fil rouge est que l’Italie est une
composante indissociable de cette construction, qui lui imprime sa marque
et oriente sa politique, même si l’attraction de l’Alliance atlantique et des
États-Unis est parallèlement forte.
Le dossier, y compris avec les « Histoires de Questions internationales »
et les « Documents de référence », ne néglige pas la dimension historique
de l’État italien, encore relativement récente. Il s’attache à la réalisation de
l’unité italienne, à la construction de l’État et à l’implantation progressive
d’un régime démocratique, mais aussi aux difficultés contemporaines,
difficultés politiques et institutionnelles, stagnation économique, déclin
démographique, clivages objectifs et subjectifs, régionaux, économiques
et sociaux de la société civile, modestie de la politique extérieure. Sur
ces différents points, l’Italie possède certes sa spécificité, mais nombre
d’entre eux sont communs aux membres de l’Union européenne.
Pour les rubriques récurrentes, on retrouvera les « Chroniques d’actualité »,
mais aussi une étude sur la dernière élection présidentielle américaine. De
façon plus synthétique, deux études sur l’Ukraine d’un côté, l’Azerbaïdjan
de l’autre. Ces deux États récents, à la périphérie de l’Union européenne
mais membres du Conseil de l’Europe, ont un passé commun comme
républiques de la défunte URSS. En dépit de cette proximité, beaucoup
de traits les opposent, langue, religion, traditions, ressources naturelles,
dimension, situation géographique, voisinage… À des titres divers, les
deux États illustrent les difficultés de la sortie de l’héritage soviétique et
cherchent leur place aux frontières non stabilisées de l’Union européenne
ou de l’OTAN, voire à l’intérieur. Avant cependant que ces perspectives
ne leur soient ouvertes, un long chemin reste à parcourir.
Cette première livraison de Questions internationales en 2013 est aussi
l’occasion de souhaiter à ses lecteurs une année qui réponde à leurs projets
et à leurs espérances.
Questions internationales
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
1
o
N 59 SOMMAIRE
DOSSIER…
L’Italie
Un destin européen
4
Ouverture – Des rayons
et des ombres
Serge Sur
8
La longue marche
de la démocratie italienne
Marie-Anne Matard-Bonucci
24
« Crise permanente » ?
La difficile
institutionnalisation
de la « IIe République »
Hervé Rayner
36
Du miracle économique
à la stagnation
Céline Antonin
48
La société de Janus :
l’Italie à l’épreuve
de la modernité
© AFP / Mathieu Gorse
Stéphane Mourlane
59
Le régionalisme :
du dépassement
au retour inachevé
Christophe Roux
2
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Regards sur le MONDE
69
La construction
européenne :
le guide et le bâton
Dominique Rivière
78
Une politique extérieure
entre Europe
et Méditerranée
Jean-Pierre Darnis
Et les contributions de
Roberto Aliboni (p. 76),
Antonio Bechelloni (p. 57),
Olivier Forlin (p. 34), Jean Gili (p. 84),
Marie Levant (p. 53), Charlotte Moge (p. 21),
Camille Schmoll (p. 44)
et Jean-Michel Tobelem (p. 65)
Chroniques d’ACTUALITÉ
88
Guerre et économie :
les liaisons dangereuses
99
Bayram Balci
américaine
107 Présidentielle
de 2012 : les aléas
du processus électoral
Anne Deysine
HISTOIRES
de Questions internationales
113 Napoléon III
et l’unité italienne
Yves Bruley
Documents de RÉFÉRENCE
registres
119 Les
de la puissance italienne
Napoléon I er, Comte de Cavour,
Comte Ciano, Carlo Sforza
et Alcide De Gasperi (extraits)
Jacques Fontanel
90
L’ONU,
un « machin » bien utile
Renaud Girard
Questions EUROPÉENNES
92
L’Ukraine, ou le réveil de
la république des confins
Alain Guillemoles
L’Azerbaïdjan vingt ans
après l’indépendance
Les questions internationales
sur INTERNET
124
Liste des CARTES et ENCADRÉS
ABSTRACTS
125 et 126
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
3
Dossier
L’Italie : un destin européen
Des rayons et des ombres
L’Italie a toujours été au cœur de l’Europe, si
même elle n’est pas son origine, historique,
intellectuelle, esthétique, politique, culturelle,
une sorte de matrice et de modèle réduit de ses
rayons et de ses ombres. L’idée européenne doit
beaucoup à l’Empire romain d’Occident. Le
césarisme a inspiré beaucoup d’hommes d’État
jusque dans la période contemporaine, pas
toujours à bon escient au demeurant.
Sa vision impériale et expansionniste a nourri
les rêves des conquérants européens. Son droit
civil a inspiré nombre de législateurs. Le latin
est la mère de plusieurs de ses langues. Capitale
du christianisme puis du catholicisme, Rome a
donné à l’Église, avec la papauté, son armature
politique, dogmatique et spirituelle jusqu’à
nos jours. Rome, aujourd’hui simple capitale
nationale, a longtemps été centre politique du
monde, Urbs, la Ville par excellence, avant de
devenir capitale des arts et séjour obligé des
artistes de toutes nationalités et de tous genres.
Il est vrai que l’Italie, s’il n’est pas anachronique d’en parler comme d’une entité, a connu
au cours des siècles des régressions impressionnantes. Elle est passée de la maîtrise du
monde connu, de l’acmé de la civilisation, aux
invasions barbares, à la dislocation intérieure,
à la domination extérieure, après une longue
décadence, jusqu’à perdre toute identité autre
que géographique. Survivait un archipel de
villes, Venise, Florence, Gênes, Naples, cœur
de principautés, duchés, petits royaumes ou
républiques parcellaires et souvent en butte aux
conflits civils ou aux appétits extérieurs.
Il est vrai aussi que l’Europe dans sa diversité et dans sa division s’est développée à
partir d’autres foyers politiques et culturels,
germanique, anglo-saxon, slave, voire latins,
tous héritiers de la chute de Rome plus que
de son triomphe. Il n’en demeure pas moins
que l’influence diffuse de la civilisation
romaine dans ses différents registres continue
4
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
à caractériser l’Europe même si elle n’est plus
dominante.
Au fond, il existe aujourd’hui deux Italie,
celle qui est l’héritière intellectuelle et esthétique d’un pays qui semble avoir un pacte avec
la beauté et qui rayonne de par le monde. Ce
n’est pas seulement l’Italie des nobles ruines
antiques, des musées, d’un patrimoine artistique sans égal. C’est aussi celle qui a connu
une créativité constante, l’effervescence
d’une société civile toujours en mouvement et
souvent aux avant-postes des mutations culturelles occidentales, mais aussi des évolutions
économiques et sociales.
L’autre Italie, beaucoup plus récente, est celle
qui a résulté de son unité politique voici un siècle
et demi. Vieille civilisation toujours renouvelée,
État encore jeune qui peine parfois à exercer
son emprise sur la société civile. Il a connu
et connaît nombre de tribulations politiques
internes, il a du mal à trouver une posture
internationale autonome, et la construction
européenne représente depuis six décennies
l’élément le plus stable de son orientation avec
l’engagement transatlantique. Les deux Italie
ont chacune leur part de rayons et d’ombres.
Une société civile vibrante
Elle a toujours connu, dès quelques siècles
après la chute de l’Empire, une vitalité
intellectuelle, artistique, même politique avec le
repli sur des communes redevenues cités puis
cités-États. La recherche de la cité chrétienne
selon saint Augustin, l’autorité papale, la
synthèse du thomisme ont marqué et contribué
à civiliser l’Europe médiévale, le latin est la
langue des clercs. Dans tous les domaines
avec la Renaissance et ensuite, l’Italie a été à
la tête de la civilisation européenne. Jusqu’à
l’Unité, les temps se télescopent, elle semble
échapper à l’histoire pour une existence divisée
et contrastée, brillante mais dominée.
Le rayonnement
Les noms se pressent qui jalonnent une
reviviscence sur tous les registres de l’esprit.
L’architecture et l’urbanisme ont inscrit dans la
pierre la splendeur durable des villes, grandes
ou moyennes. L’art pictural a été illustré par une
profusion de chefs-d’œuvre entretenus pas des
écoles diverses, et la création soutenue par un
mécénat religieux ou aristocratique. Pêle-mêle,
Antonello de Messine, Botticelli, le Caravage,
Michel-Ange, Raphaël, Véronèse, Léonard de
Vinci, parmi d’autres, sont des arbres puissants
qui émergent d’une forêt immense de peintres.
Et la musique, des madrigaux à l’opéra en
passant par l’univers de la musique religieuse…
Inutile d’insister.
S’agit-il de politique ? Machiavel continue de
dominer le courant de la pensée réaliste, l’Italie
exporte ses hommes d’État, Vico fait renaître
l’histoire universelle et anticipe les grandes
synthèses du xixe siècle, Gramsci actualise le
marxisme, Malaparte analyse la technique du
coup d’État. De science ? Galilée change la
vision de l’univers, Léonard de Vinci est génie
universel. D’économie ? Le capitalisme et les
banques se développent dans les grandes cités.
D’ouverture sur le monde ? Venise maintient les
liens avec l’Orient, Marco Polo suit la route de la
soie jusqu’en Chine, c’est un Génois, Christophe
Colomb, qui découvre l’Amérique tandis qu’un
Florentin, Amerigo Vespucci, lui donne son nom.
L’apport intellectuel de l’Italie est décisif en
Europe, avant d’être affecté par la Réforme et
les guerres de religion, mais le pays reste la terre
des arts et un séjour obligé pour les meilleurs.
Il faut attendre le Risorgimento et l’aspiration
à l’unité en partie inspirée par la Révolution
française et par Napoléon pour que se développe
jusqu’à nos jours une nouvelle vision de l’Italie,
moins universaliste et plus populaire.
L’éclat, la créativité du cinéma italien au
xxe siècle, surtout après la guerre, en sont une
expression forte. Vision analytique et critique
de la société, comique ou dramatique, intimiste
ou en forme d’épopée, récit national, satire
sociale, moralisme politique – le néoréalisme
puis des réalisateurs comme Antonioni, Fellini,
Ferreri, Germi, Monicelli, Pasolini, Risi, Scola,
De Sica, Visconti, Zeffirelli, d’autres encore ont
marqué le cinéma européen voire mondial, et
cette génération est aujourd’hui remplacée par
de nouveaux talents.
Les vicissitudes
La société italienne durant les longs siècles
de l’émiettement passe de la division voire
de la violence à la décadence, qu’incarne
l’engourdissement de Venise.
« Laissons la vieille horloge
Au palais du vieux doge
Lui compter de ses nuits
Les longs ennuis »
chante Musset. Sans légitimité politique, ce sont
des familles d’aventuriers, chefs de guerre et
grands prédateurs qui font souche et dominent la
plupart des grandes cités. Leurs noms accolent
raffinement et cruauté, ou une morne tyrannie
vécue par exemple par Casanova puis par
Fabrice del Dongo. Devenue pouvoir temporel,
la papauté n’échappe pas à ces dérives, guelfes
et gibelins s’opposent tandis que la cité de Dieu
retrouve les vices et les excès du paganisme.
C’est ailleurs en Europe que rois ou empereurs
s’efforcent de reprendre le projet organisateur
de Rome, de construire des États et des
institutions publiques. L’Italie est pour eux une
belle proie, et les expéditions des Normands,
les guerres de magnificence de Louis XII, les
conquêtes autrichiennes ou espagnoles puis
napoléoniennes sont des tentatives de partage
de l’Italie, comme si de nouveaux Barbares
entreprenaient de dépecer ses restes.
La grande criminalité organisée, les mafias
régionales qui se développent apparaissent au
départ protectrices d’une population exploitée
avant de lui surajouter leur propre exploitation.
Corleone est d’abord foyer des vêpres
siciliennes, révolte contre les Français occupant
la Sicile avant de devenir lieu mythique de
naissance de la mafia – dont les initiales, très
politiques, signifieraient, selon l’une des
étymologies au demeurant invérifiables du mot,
« Morte Alla Francia! Italia Avanti! ».
L’émigration italienne, très forte à la fin du xixe et
durant la première moitié du xxe siècle, est certes
postérieure à l’unité politique. Cette déperdition
humaine a été avant tout liée à des difficultés
économiques. Elle est aussi un constat d’échec
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
5
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
de la société italienne de l’époque, confrontée
aux contraintes de la révolution industrielle
dans un État naissant, société marquée par des
inégalités profondes et une évidente difficulté
d’intégration de populations si longtemps
séparées. Mais elle appartient aux fragilités d’un
État nouveau, longtemps et peut-être encore en
quête de lui-même.
Un État en quête de lui-même
L’unité politique a résulté d’une double logique,
patriotique d’un côté, celle des élites, devenue
nationale et populaire avec Mazzini, Garibaldi,
Verdi, celle d’un État, le Piémont, avec Cavour
et Victor-Emmanuel II, de l’autre. Alors société
civile et construction étatique allaient de pair,
et le nouvel État est parvenu à se développer
en État moderne, à l’imitation des grands États
européens. Son histoire politique, économique
et sociale est intimement liée à celle de l’Europe
occidentale dans son ensemble, même si elle y
ajoute ses fragilités propres.
Un État moderne
L’Italie a précédé de peu l’Allemagne sur la voie
de l’unité, et les deux sont les expressions les
plus puissantes du principe des nationalités au
xixe siècle. Cherchant à rattraper le temps perdu,
ils se sont lancés dans le développement des
instruments de puissance des autres – éducation
populaire, économie industrielle, armée
redoutable pour l’Allemagne, compétition
coloniale en Afrique pour l’Italie.
Simplement, l’Allemagne après 1871 était
un État repu, qui assumait vigoureusement
sa montée de puissance en Europe avant de
nourrir des ambitions mondiales, là où l’Italie
cherchait plus laborieusement les premiers
rôles. Elle conservait certaines frustrations,
son espace national n’était pas à ses yeux
pleinement réalisé, et la France occupait à son
gré une place encombrante en Méditerranée et
en Afrique du Nord. La relation avec la France
était particulièrement équivoque, ce pays ayant
soutenu son unification avant de s’opposer à la
conquête de Rome pour ménager la papauté.
Aussi l’Italie se rapprochait avec la Triplice de
6
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, pourtant
son ennemi historique.
Le développement économique et industriel
du pays en fait parallèlement, surtout au Nord,
un partenaire économique important, avec les
vicissitudes qui s’associent à l’industrialisation
de l’époque, naissance d’une classe ouvrière et
d’intellectuels pauvres, d’un prolétariat actif qui
se tourne vers le communisme ou vers l’anarchie
violente. De celle-ci, le président Sadi Carnot
ou l’impératrice Élisabeth d’Autriche, la célèbre
Sissi, font les frais avant 1914, puis la résurgence
de l’action sanglante avec les Brigades rouges
dans les décennies 1970 et 1980 culmine au
moment de l’assassinat d’Aldo Moro.
Aujourd’hui, si l’Italie partage les difficultés
f i n a n c iè r e s d e nomb r e d’é c o nom ie s
européennes, elle demeure économiquement
solide, avec des entreprises brillantes, dans
le domaine automobile ou celui de la mode
notamment. Elle a été l’un des membres
fondateurs des Communautés européennes puis
de la zone euro et demeure l’un des piliers de
l’Union. Le rôle des hommes d’État italiens,
De Gasperi à l’origine, Prodi, Monti, Draghi
aujourd’hui, s’est même accru en son sein,
en dépit de la méfiance parfois exprimée en
Europe du Nord contre « l’Europe Club Med ».
Mais c’est sur le plan du système institutionnel
et politique interne que l’État italien apparaît le
plus fragile.
Un système institutionnel
et politique fragile
L’Italie n’est pas le seul grand pays européen
qui ait connu d’importantes tribulations
institutionnelles et politiques, et depuis sa
naissance l’Allemagne ou la France n’ont pas
été en reste. Mais ils semblent aujourd’hui
plus stabilisés que ne l’est ce pays. L’Italie est
passée de la monarchie constitutionnelle au
fascisme puis à la république parlementaire,
avec des pratiques évolutives qui font que l’on
parle aujourd’hui d’une « IIe République ». Au
fond, le pays a toujours éprouvé de la difficulté
à assumer l’alternance, et souvent recherché une
sorte d’orthodoxie consensuelle contrebattue
par des minorités extrémistes.
Le fascisme a été la formule italienne la plus
originale, produit de la Première Guerre
mondiale et détruit par la Seconde. Idéologie
composite, Mussolini provenant de la gauche
socialiste et disciple de Georges Sorel, pratique
dictatoriale, culte du chef, recherche d’un
unanimisme contraint, surestimation des
moyens, mélange de cynisme et d’illusion.
Michel-Ange travaillait sur du marbre, et moi
avec de la boue, disait en substance le Duce,
exprimant son profond mépris pour le peuple
qu’il dirigeait. Le Journal politique du comte
Ciano, son ministre et gendre, retrace ses
projets impériaux pour la Méditerranée, le
désir de refaire l’Empire romain, au détriment
surtout de la France.
Avec lui a sombré l’option pour l’Italie de
devenir une grande puissance mondiale,
pour n’être qu’un auxiliaire puis un satellite
de l’Allemagne nazie. Son régime était né
des frustrations italiennes après le traité de
Versailles, l’Italie s’estimant insuffisamment
récompensée de son changement de camp
durant la guerre. Elle a mieux surmonté la
Seconde Guerre mondiale, malgré son nouveau
changement de camp – l’Italie est l’un des
rares pays à avoir terminé ces deux guerres
dans un autre camp que celui où elles avaient
commencé –, et son adhésion immédiate à
l’Alliance atlantique puis à la construction
européenne a transcendé son passé. Dans cette
double solidarité, il convient de souligner que
l’Italie est sans doute le grand pays de la zone
euro le plus proche des États-Unis.
Les institutions républicaines, après la
répudiation de la monarchie, sont depuis lors
apparemment stables. Leur inspiration initiale
est un mélange de nos IIIe et IVe Républiques,
et le système a été longuement été animé par
un parti dominant, la Démocratie chrétienne,
compromis entre le poids social et culturel
de l’Église catholique et la République. Mais
la Démocratie chrétienne a été usée par
l’instabilité gouvernementale, les rivalités
personnelles, la corruption, les compromissions
suspectes, la libéralisation des mœurs, les
inégalités entre le nord et le sud de la Péninsule.
L’échec du compromis historique avec le
Parti communiste, l’opération judiciaire
Mani pulite contre la corruption et le système
de financement des principaux partis ont
déconsidéré la classe politique. La période
Berlusconi, idéologiquement ambiguë, a
d’abord restauré un pouvoir personnel appuyé
sur la puissance financière et médiatique, avant
de s’effondrer pour des raisons voisines, abus
personnels, corruption, liaisons indécentes,
faiblesse des résultats.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les défis de l’Italie
sont ceux du système politique, de la stabilité
d’un gouvernement de techniciens en charge des
purges économiques et financières nécessaires,
mais aussi ceux de la société civile – immigration incontrôlée, dépopulation liée à une faible
natalité, inégalités régionales de développement, poids de l’économie criminelle – entre
15 et 18 % du PNB. Entre les deux, perception
médiocre de l’intérêt général, du sens de l’État,
des services publics, repli sur les appétits privés
et les rentes de situation. En revanche, l’Italie
est un pays qui connaît un fort taux de volontariat civil et dont les structures de volontariat
sont considérées comme un modèle, avec une
conscience sociale très développée. Sur tous ces
plans, l’Italie ne demeure-t-elle pas un modèle
réduit de l’Europe dans son ensemble ? ■
Serge Sur
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
7
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
La longue marche
de la démocratie italienne
Marie-Anne Matard-Bonucci *
* Marie-Anne Matard-Bonucci
est professeure d’histoire contemporaine
à l’université Paris VIII et membre de
Démocratie imparfaite pour les uns, « société sans État »
pour les autres, l’Italie a une histoire qui se noue dans un
de L’Italie fasciste et la persécution des
rapport complexe entre l’État, la nation et la démocratie. Par
juifs (PUF, Quadrige, 2012).
contraste avec la France ou l’Angleterre, où la construction
de l’État-nation précède l’avènement de la démocratie, c’est
au cours d’un même processus, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
que l’Italie s’est construite comme État-nation et comme démocratie
libérale. Il en a résulté un cheminement progressif mais non linéaire
vers la démocratie.
l’Institut universitaire de France. Auteur
L’Italie est aujourd’hui l’un des piliers de
l’Union européenne. Longtemps terre de départ,
elle est devenue un pays d’immigration. À l’instar
des autres grandes démocraties occidentales, en
un siècle et demi, elle a connu une plus grande
prospérité, un recul presque total de l’analphabétisme, une élévation significative du niveau
d’instruction, la diffusion de pratiques culturelles
encore réservées, au lendemain de la guerre,
à une petite élite. Si l’on privilégie le critère
du revenu, la répartition entre grands groupes
sociaux s’est cependant assez peu modifiée.
Ainsi, à la fin des années 1980, les institutions
et les forces politiques étaient très loin d’avoir
rempli la mission que leur assignait l’article 3 de
la Constitution de 1947, celle de supprimer « les
obstacles d’ordre économique et social limitant
de fait la liberté et l’égalité des citoyens ».
L’État républicain n’est pas parvenu à
résoudre certaines difficultés apparues au lendemain de l’Unité italienne de 1861. Force est de
constater la pérennité d’une question méridionale
malgré des politiques d’aide au Mezzogiorno, la
puissance des organisations criminelles en dépit
8
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
des instruments de lutte mis en place par l’État
et la permanence de pratiques de corruption
auxquelles n’échappe aucun parti politique. Leur
ampleur a été révélée à l’opinion publique lors de
l’opération Mains propres en 1992, qui provoqua
un véritable séisme dans la vie politique italienne.
La transformation des partis et de la classe
politique qui en résulta ne fut pas accompagnée
d’un renouvellement comparable des pratiques et
de la culture politique. Clientélisme, corruption et
crime organisé continuent d’affaiblir les assises
de la démocratie italienne dans les années de la
« IIe République ».
Dans quelle mesure la permanence de ces
difficultés est-elle l’effet des conditions de la
naissance de l’État italien ? L’Unité italienne fut
longtemps présentée comme un processus dont
les catégories populaires auraient été exclues, une
« révolution passive » selon la thèse d’Antonio
Gramsci. Depuis quelques années, certains
historiens ont mis l’accent sur les convergences
qui auraient réuni, autour d’un idéal national
commun, les partisans d’un Risorgimento
libéral-modéré défendu par le comte de Cavour
AUTRICHE
SUISSE
HONGRIE
Tyrol
Trentin
FRANCE
Territoires cédés
à la France en 1860
Vé n é t i e
Magenta
a
1859
Savoie
Solferino
o
1859
Custoza
1866
Trieste
Fiume (Rijeka)
Istrie
Venise
ROY. DES
SERBES, CROATES
ET SLOVÈNES
Turin
Parme
Piémont
Bologne
Modène
Zara (Zadar)
Gênes
Pté de
Monaco
860
ma i 1
C té d e
Nice
Saint-Marin
Florence
Castelfidardo
a
1860
To s c a n e
Lissa
1866
Royaume de
Piémont-Sardaigne avant 1859
Extension du royaume de
Piémont-Sardaigne puis,
à partir de 1861, du royaume d’Italie :
Corse (Fr.)
Vatican
Mentana
1867
1859
mars 1860
1870
oct.-nov. 1860
1919
1866
1924
Mer
Adriatique
Pontecorvo
Volturn
no
no
1860
Naples
Bénévent
Pouilles
sep
t.
18
Sardaigne
Mer
Tyrrhénienne
Bataille
6
0
États pontificaux en 1859
Rome
Lagosta
(Lastovo)
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
L’unité italienne (1859-1924)
Calabre
Expédition des Mille
de Garibaldi (1860)
Intervention piémontaise
Frontières :
1919-1920
Palerme
L’Italie
aujourd’hui
Marsala
Catalafi
afimi
afi
1860
Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, Paris, 2003 ;
Putzger Historischer Weltatlas, Cornelsen, 1992, et Colin McEvedy,
Atlas de l’histoire des XIXe et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985.
et les tenants d’une conception démocratique
et révolutionnaire comme Giuseppe Mazzini et
Giuseppe Garibaldi 1.
État, nation, démocratie
dans l’Italie libérale
Faire l’Italie
Le 17 mars 1861, après deux décennies de
révolutions, de guerres d’indépendance (contre
l’Autriche et les Bourbons de Naples) et de
1
Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine. 1770-1922,
Armand Colin, Paris, 2004 ; Lucy Riall, Risorgimento: The
History of Italy from Napoleon to Nation State, Palgrave
Macmillan, Basingstoke, 2009.
Milazzo
A
Aspromonte
1862
Sicile
200 km
négociations diplomatiques, Victor-Emmanuel II
est proclamé « roi d’Italie par la grâce de Dieu
et la volonté de la nation ». À cette date, ne
manquent à l’achèvement du Risorgimento que la
Vénétie (arrachée à l’Autriche en 1866), Rome et
le Latium (enlevés au pape en 1870), et un certain
nombre de territoires au nord-est du pays, les
terres irrédentes. Dans quelle mesure le nouvel
État, qui compte alors 25 millions d’habitants,
est-il l’expression de la « volonté de la nation » ?
Une fois le royaume établi, la nation reste
une réalité très abstraite même si, en Émilie,
dans les Marches et en Ombrie, la population
a été consultée sur le principe d’une « union
à la monarchie constitutionnelle de VictorEmmanuel II ». En octobre 1860, Cavour déclare
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
9
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
X Italie :
quelques éléments chronologiques
1796-1815
Saluée par les libéraux
italiens, l’armée d’Italie,
sous le commandement du
général Bonaparte, refoule
les monarchies absolues
hors de la Péninsule. La
Révolution française sème
les germes idéologiques du
Risorgimento (renaissance
ou réveil national), tandis
que la période impériale,
malgré ses dérives,
apporte une modernisation
administrative et judiciaire
qui fournit les bases du futur
État italien.
1815
Le congrès de Vienne place
de nouveau la plus grande
partie de l’Italie sous la
domination autrichienne.
1820-1821
Les insurrections de
sociétés secrètes
(carbonarisme) conduisent
le roi Ferdinand Ier de
Bourbon à octroyer une
Constitution libérale au
royaume de Naples, alors
qu’au Piémont VictorEmmanuel Ier se voit
contraint d’abdiquer face
au soulèvement de l’armée.
L’intervention de l’armée
autrichienne rétablit le statu
quo. Des milliers de libéraux
et de carbonaristes sont
arrêtés ou fuient le pays.
1830-1831
Exilé à Marseille, le
républicain Giuseppe
Mazzini fonde le mouvement
« Jeune Italie » dans le but
de libérer et d’unifier
le pays.
10
1848-1849
Le souffle révolutionnaire
en provenance des
capitales européennes
gagne l’Italie.
La première guerre
d’indépendance menée par
le royaume de PiémontSardaigne contre l’Autriche
s’achève sur la défaite des
patriotes italiens à Custoza.
La poussée républicaine
et démocratique, incarnée
notamment par Giuseppe
Mazzini et Giuseppe
Garibaldi, s’incline devant
la réaction autrichienne.
1854-1856
Suite à la participation d’un
contingent piémontais à la
guerre de Crimée, le comte
de Cavour, ministre du
roi Victor-Emmanuel II de
Piémont-Sardaigne, défend
l’unité italienne auprès des
puissances européennes,
lors du congrès de Paris.
1859-1860
Soutenu dans un premier
temps par le régime de
Napoléon III, le royaume
de Piémont-Sardaigne se
lance dans la deuxième
guerre d’indépendance.
Grâce aux victoires de
Magenta et de Solferino, il
annexe la Lombardie. Après
l’armistice de Villafranca,
l’Italie centrale est réunie
au Piémont. L’annexion du
royaume des Deux-Siciles
est ensuite réalisée grâce
à G. Garibaldi et à ses
partisans (expédition
des Mille).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
qu’il est urgent de « faire l’Italie pour la constituer ». De fait, le nouvel État-nation apparaît
comme un patchwork de communes et de régions
très disparates sur le plan politique, économique
et culturel. En 1860, 2,5 % de la population
seulement parle l’italien. Le pays est en partie
étranger à ses nouvelles élites, Cavour lui-même
n’étant jamais allé au sud de Florence.
En quelques décennies, entre persuasion
et manière forte, l’unification est effectivement
réalisée. De 1860 à 1865, les gouvernements
doivent cependant affronter une guerre civile
régionale dans le sud de l’Italie. Une véritable
guérilla contre l’État réunit des partisans des
Bourbons, des jeunes gens refusant la conscription, les déçus du nouveau régime et des bandes
de brigands. Des lois d’exception, comme la loi
Pica votée en août 1863, permettent de fusiller
ou d’envoyer aux travaux forcés toute personne
accusée de résistance aux forces de l’ordre dans
les provinces « infestées par le brigandage ».
Pour la seule Basilicate, entre 1861 et 1865, plus
de 1 060 brigands sont passés par les armes.
Une fois l’ordre public rétabli, la priorité
des premiers gouvernements est l’unification
économique afin de créer un marché comparable
aux autres États européens. Une œuvre législative importante est alors réalisée en matière
fiscale, monétaire, douanière, commerciale, etc. 2
Le nouvel État adopte la Constitution qui
avait été octroyée, en 1848, par le roi de PiémontSardaigne Charles-Albert, le Statuto albertino
(Statut albertin) instaurant une monarchie parlementaire bicamérale. Longtemps perçue comme
piémontaise, la monarchie est peu à peu « nationalisée » moyennant une stratégie très volontariste des souverains 3. Voyages royaux et fêtes
nationales sont organisés pour célébrer le Statuto
et les héros de l’Unité. En 1911, l’inauguration à
Rome du très monumental « Autel de la patrie »,
dédié à Victor-Emmanuel II, représente un temps
fort de cette pédagogie nationale.
La légitimité des institutions unitaires
se heurte, cependant, à la Question romaine.
2
Sabino Cassese, L’Italia : una società senza stato ?, Il Mulino,
Bologne, 2011.
3
Catherine Brice, Monarchie et identité nationale en Italie
(1861-1900), EHESS, Paris, 2010.
Disparités régionales et sociales
Les Piémontais optent pour une centralisation à la française espérant de la sorte neutraliser les forces centrifuges qui menacent l’Unité.
Pourtant, presque d’emblée, une « question
méridionale » s’impose dans le débat politique
et public – présence d’un brigandage endémique,
développement de puissantes organisations criminelles comme la Mafia en Sicile et la Camorra en
Campanie, arriération économique et sociale – à
laquelle l’État n’apporte guère de réponse efficace.
Avec l’industrialisation et l’urbanisation du
pays, la question sociale se pose avec de plus en
plus d’acuité. La condition ouvrière se dégrade
dans les métropoles industrielles du Nord. Dans
les campagnes, le problème de la terre, accaparée
par une élite restreinte de grands propriétaires
en particulier dans le centre du pays, n’a guère
été résolu par la « nationalisation » des biens de
l’Église. Dans un contexte de pression démographique, le développement d’une émigration de
masse – environ 300 000 départs annuels dans
les années 1895-1900 – ne répond que partiellement à la détresse économique et sociale de
la population. À la fin du XIXe siècle, du Nord
au Sud, ligues, coopératives, syndicats et partis
ouvriers se développent tandis que les grèves se
multiplient. En 1892, se constitue le Parti des
travailleurs italiens, ancêtre du Parti socialiste.
Le mouvement social connaît quelques temps
forts, dans la plaine du Po en 1884-1885, en
Sicile lors du mouvement des Fasci dei lavoratori
en 1893-1894, ou à Milan en 1898. Une répression brutale provoque des centaines de victimes.
L’arrivée au pouvoir du libéral Giovanni
Giolitti au début du XXe siècle et sa décision de ne
pas intervenir dans les conflits « entre le capital et
© Wikimedia Commons
Refusant les garanties que propose l’État italien,
le pape se considère, en effet, comme « prisonnier du Vatican » recommandant aux catholiques,
avec le non expedit, de s’abstenir de participer à
la vie politique. Progressivement levée par les
successeurs de Pie IX – le premier parti catholique, le Parti populaire italien, fut créé en 1919 –,
cette consigne n’en contribue pas moins à créer
une distance initiale entre les masses, influencées par l’Église, et la classe politique.
Avec Cavour et Mazzini, Giuseppe Garibaldi (ici en 1861) est considéré
comme un des pères de l’unité italienne.
le travail » permettent un nouvel essor du mouvement ouvrier et paysan. Toutefois, en dépit de
l’inflexion modérée et progressiste qu’il imprime
à la gestion des affaires, G. Giolitti, comme ses
prédécesseurs, ne renonce pas à des méthodes
peu orthodoxes pour orienter les électeurs : clientélisme, corruption et usage de la violence.
D’un régime libéral oligarchique
à un régime libéral-démocratique
Le nouveau régime réserve les droits
politiques à une étroite minorité. Les sénateurs sont
nommés par le roi, tandis que les députés sont élus
au suffrage censitaire. L’avènement de la « gauche
historique » (1876-1887) permet un élargissement du corps électoral même si, en dépit de
l’abaissement du cens, seuls 7 % de la population
participent aux élections nationales en 1880. Les
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
11
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
1861
Le royaume d’Italie est
officiellement proclamé
le 17 mars.
1866-1870
Au terme d’une troisième
guerre d’indépendance,
la Vénétie, précédemment
sous domination
autrichienne, et la région
autour de Rome, encore
propriété du pape, sont
rattachées au royaume
d’Italie dont Rome devient la
capitale. Le pape se réfugie
au Vatican, ce qui inaugure
la « Question romaine ».
1882
Le royaume d’Italie tente
de sortir de son isolement
international en rejoignant
la Triple-Alliance aux côtés
des Empires allemand et
austro-hongrois.
1896
Le traité de paix d’AddisAbeba, qui reconnaît
l’indépendance et la
souveraineté de l’Éthiopie
après la sévère défaite de
l’Italie à Adoua, met un frein
aux ambitions coloniales
italiennes en Afrique.
Années 1900
Dans un contexte de
pression démographique
aggravée par les difficultés
économiques et sociales,
l’émigration italienne en
direction de l’Europe ou
des Amériques s’amplifie.
1911-1912
Le traité de Lausanne met
fin au conflit italo-turc.
Vaincu, l’Empire ottoman
cède à l’Italie la Tripolitaine
ainsi que la Cyrénaïque et,
en Méditerranée orientale,
12
les îles de Rhodes et
du Dodécanèse.
1915-1918
Après avoir été neutre au
début du conflit, l’Italie
entre en guerre aux côtés
de la France, de la GrandeBretagne et de la Russie
(Triple-Entente) contre la
promesse tenue secrète de
compensations territoriales
au détriment de l’Autriche.
1919-1920
Les traités de Versailles et
de Saint-Germain attisent le
ressentiment lié au thème
de la « victoire mutilée ».
Le poète nationaliste
Gabriele D’Annunzio
et ses légionnaires
s’emparent de Fiume.
Dans un contexte social
et économique difficile,
les émeutes, grèves,
occupations de terres
et d’usines se multiplient.
Les Faisceaux italiens
de combat (embryon
du Parti national fasciste,
PNF), le Parti populaire
italien (PPI) et le Parti
communiste italien (PCI)
sont créés.
1922
Suite à la « marche sur
Rome » des chemises
noires du PNF, le roi VictorEmmanuel III charge Benito
Mussolini de constituer un
nouveau gouvernement.
1925-1926
Renforcement de la
dictature fasciste. Avec les
lois dites « fascistissimes »,
les libertés fondamentales
sont réprimées et Mussolini
s’octroie des pouvoirs très
étendus.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
élections locales permettent une plus ample participation, l’échelon municipal s’imposant comme le
lieu même de l’apprentissage politique. Agostino
Depretis, chef de file de la gauche, inaugure le
« transformisme » consistant à gouverner avec le
soutien de parlementaires libéraux et conservateurs. En minimisant les fractures idéologiques,
cette pratique, qui garantit une certaine stabilité
gouvernementale, renforce les dérives clientélistes
dans les circonscriptions. Les liens entre la classe
politique et les milieux d’affaires se consolident
tandis que l’État, pour compenser la faiblesse de
la bourgeoisie, apporte son soutien aux investissements et aux grands travaux.
En 1912 est instauré le suffrage universel
masculin. Les élections législatives d’aprèsguerre voient l’entrée au Parlement d’une
représentation nationale plus conforme à la
composition réelle de la société. C’est ce régime
« libéral-démocratique » qui sera finalement
supprimé par Benito Mussolini.
Face à une pratique oligarchique et répressive du pouvoir mais aussi aux dérives clientélistes qui minent la démocratie, des mouvements
de contestation radicaux apparaissent à la fin du
xixe siècle. L’Italie devient l’un des épicentres
européens du mouvement anarchiste. En 1900,
le roi Humbert Ier tombe sous les coups d’un
anarchiste revenu des États-Unis pour venger la
répression des Fasci dei lavoratori. En juin 1914,
lors de la « Semaine rouge », l’Italie connaît un
nouveau cycle de violences et de répression.
Le nationalisme se nourrit également d’une
critique virulente des dérives de la démocratie et
de l’absence de grandeur de l’Italietta, la « petite
Italie » de Giovanni Giolitti. Les nationalistes
voient dans l’expansion coloniale le remède
absolu aux maux du pays. Selon les écrivains
Alfredo Oriani ou Enrico Corradini, la conquête
d’une « place au soleil » doit permettre de
résoudre les difficultés démographiques et économiques. Après l’échec cinglant d’une première
tentative de conquête de l’Éthiopie, en 1896,
l’Italie sort épuisée, mais victorieuse, de la guerre
de Libye contre l’Empire ottoman en 1911-1912.
Lorsque commence la Première Guerre
mondiale, le gouvernement hésite entre la
neutralité ou un revirement diplomatique au
profit de l’Entente. Pendant quelques mois, le
pays est le théâtre d’une agitation belliciste où
s’illustrent notamment le poète nationaliste
Gabriele D’Annunzio, l’écrivain futuriste Filippo
Tommaso Marinetti, qui voit dans la guerre « la
seule hygiène du monde », et Benito Mussolini, si
convaincu des vertus de la guerre qu’il est exclu
du Parti socialiste italien (PSI) en 1914.
La Grande Guerre : achèvement
de la nation ou nouvelles fractures ?
Pourtant, ce n’est pas tant la pression de la
rue qui provoque l’entrée en guerre de l’Italie.
Poursuivant le rêve d’un achèvement de l’Unité
avec l’acquisition des « terres irrédentes », le roi
et le gouvernement court-circuitent la nation,
majoritairement pacifiste, concluant secrètement
le pacte de Londres, en avril 1915. En échange de
son engagement, l’Italie se voit promettre par les
forces de l’Entente un certain nombre de territoires appartenant à l’Autriche.
Pendant le conflit, la volonté de « tenir l’opinion » conduit à une limitation des droits démocratiques : le droit de grève est supprimé dans les
entreprises, tandis que les socialistes, restés majoritairement pacifistes, sont étroitement surveillés. En
même temps, le gouvernement laisse espérer des
réformes – notamment agraires. Comme les autres
puissances européennes, l’Italie sort profondément
déstabilisée de la guerre. Les conséquences économiques et sociales du conflit et les souffrances
endurées au front comme à l’arrière sont ravivées
par les déceptions diplomatiques. Désireux de
rompre avec les pratiques de diplomatie secrète et
de respecter le principe des nationalités, le président américain Thomas Woodrow Wilson refuse
de satisfaire toutes les exigences italiennes. Au
nationalisme belliciste d’avant-guerre succède un
nationalisme de frustration qui diffuse le mythe de
la « victoire mutilée ».
Le fascisme
La guerre civile après la guerre
L’épreuve de la guerre a suscité, au sein
des catégories populaires, un espoir de justice
sociale. En 1919-1920, dans un contexte où
sévissent chômage et inflation, du nord au sud
de la péninsule se multiplient les grèves, occupations d’usines ou de propriétés agraires. Pendant
ces deux années du biennio rosso, les forces de
gauche progressent de manière spectaculaire : en
1920, le PSI compte 200 000 inscrits, des milliers
de coopératives et 156 députés – tandis que la
Confédération générale du travail rassemble
2 millions d’adhérents. Si la situation n’a rien
de révolutionnaire, elle n’en inspire pas moins,
auprès de la bourgeoisie et des classes moyennes,
un sentiment de peur avivé par les échos de la
révolution bolchévique.
En mars 1919, Mussolini crée les
« Faisceaux italiens de combat » en agrégeant
une clientèle disparate – anciens combattants,
chômeurs, représentants des classes moyennes –
autour d’un nationalisme agressif, d’un anticommunisme militant et de revendications sociales
à géométrie variable. L’idéologie fasciste ne
constitue pas une doctrine homogène. Elle se
veut pragmatique conformément au slogan Notre
doctrine, c’est le fait. Elle synthétise plusieurs
traditions d’avant-guerre : nationalisme, contestation des Lumières et de la démocratie, futurisme,
syndicalisme révolutionnaire. Si le pays a connu,
par le passé, certaines formes de violence politique,
pour la première fois, un « parti armé », nationaliste, antilibéral et anticommuniste s’impose au
sein de la vie politique, engageant une lutte sans
merci contre les syndicats et les forces de gauche.
De l’été 1919 jusqu’à la marche sur Rome,
il ne se passe pas de journée en Italie sans affrontements de rue, chambres du travail détruites,
maisons du peuple et coopératives incendiées,
rixes et homicides politiques qui tournent parfois
au massacre collectif, tout particulièrement dans
le centre-nord de l’Italie. Cependant, jusqu’en
octobre 1922, les fascistes jouent sur un double
tableau, usant de la violence tout en participant au
jeu électoral. En réprimant le mouvement social,
ils se posent en force d’ordre, obtenant le soutien
des grands propriétaires terriens et de secteurs
de la haute finance et du monde industriel. Leur
propension à tenir un discours révolutionnaire
tout en réprimant le mouvement social, leur
posture d’« antiparti », alors que le Parti national
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
13
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
1929
L’Allemagne nazie et l’Italie
signent le pacte d’Acier.
La signature des accords du
Latran met fin à la Question
romaine. Les pouvoirs
temporels du pape sont
réduits. En contrepartie,
le catholicisme devient
religion d’État en Italie.
1935
À Stresa, l’Italie, la France
et le Royaume-Uni tentent
d’établir sans succès
un front commun contre
l’Allemagne hitlérienne.
1935-1936
Campagne d’Éthiopie. L’Italie
annexe le pays malgré la
condamnation de la Société
des Nations (SDN) dont elle
se retire en décembre 1937.
1936-1939
Lors de la guerre civile
espagnole, le régime
fasciste apporte, aux côtés
de l’Allemagne nazie, une
aide militaire décisive aux
insurgés franquistes.
1937
Rompant définitivement
avec les démocraties
occidentales, Mussolini
signe le pacte antiKomintern conclu un an
auparavant par l’Allemagne
et le Japon.
1938
Lors de la conférence de
Munich réunie afin de
trouver un accord sur la
Tchécoslovaquie, Mussolini
s’attribue le rôle de
médiateur entre l’Allemagne
d’un côté, et la France et le
Royaume-Uni de l’autre.
1939
Invasion de l’Albanie par
les troupes fascistes.
14
fasciste est fondé en novembre 1921, sont autant
de contradictions qui permettent au fascisme de
conquérir une assise de plus en plus large.
1940
En dépit de l’impréparation
de l’armée, Mussolini
déclare la guerre à la
France et au Royaume-Uni
le 10 juin.
1943-1945
Suite au débarquement des
troupes anglo-américaines
en Sicile, puis en Calabre,
Victor-Emmanuel III
démet Mussolini et le fait
arrêter. L’armistice de
Cassibile est conclu entre
le gouvernement italien
représenté par le maréchal
Badoglio et les Alliés.
Alors que les troupes alliées
progressent au sud, les
Allemands envahissent
le nord de l’Italie, libèrent
Mussolini, qui crée à Salò
une éphémère « République
sociale italienne ». Dans
le Centre et le Nord non
libérés, les partisans italiens
multiplient les actes de
résistance.
1946
Compromis avec le régime
fasciste, le roi VictorEmmanuel III abdique en
faveur de son fils Humbert II,
mais le peuple italien opte,
par voie référendaire, pour
la république.
1947
Le traité de paix entérine
l’abandon par l’Italie de
Fiume, de la Dalmatie et des
colonies africaines.
1948
La Constitution de
la République entre
en vigueur. Alcide
De Gasperi forme le
premier gouvernement
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
La suppression de la démocratie
La conquête du pouvoir est à l’image de
cette nature « double » du fascisme dans sa phase
initiale. Le 28 octobre 1922, 26 000 hommes
mal armés et mal équipés convergent vers Rome,
investissant hôtels de ville, préfectures et autres
lieux symboliques du pouvoir et ne rencontrant
que rarement l’opposition de la force publique. Le
30 octobre, Mussolini est nommé chef du gouvernement par le roi qui a refusé de décréter l’état de
siège. Cette nomination bafoue les règles du parlementarisme puisque, cédant devant la force, le roi
a choisi le chef d’un parti minoritaire. Si la marche
sur Rome n’est pas la révolution « glorieuse » de
la mythologie fasciste, elle n’en institutionnalise
pas moins l’usage de la violence en politique.
Lors d’une période dite « de dictature
légale », Mussolini s’emploie à contrôler tous les
rouages du système libéral. Le cadre institutionnel
n’est pas modifié et le duce se présente comme
l’homme du retour au Statuto. Des journaux non
fascistes continuent de paraître malgré le décret
de juillet 1923 qui restreint la liberté de la presse.
Une opposition subsiste, en dépit de la violence
fasciste, des arrestations arbitraires et de la
répression policière. Une nouvelle loi électorale,
en 1923, assure à la liste pro-gouvernementale
une majorité absolue de sièges à la Chambre. Au
printemps 1924, les élections se déroulent dans
un contexte de fraude et de terreur. L’enlèvement
du député socialiste Giacomo Matteotti et son
assassinat, en juin 1924, provoquent un réveil
de l’antifascisme. Toutefois, l’opposition, minée
par ses divisions, ne peut faire face à la violence
fasciste qui redouble d’intensité. Le 3 janvier
1925, Mussolini déclare assumer les violences
fascistes. L’Italie s’engage résolument dans la
voie du totalitarisme.
À partir de 1926, le combat contre le
fascisme ne se déroule plus désormais que dans
la clandestinité ou à l’étranger. Les lois dites
« fascistissimes » suppriment les libertés fondamentales. Il convient de ne pas minimiser le climat
de terreur qu’inspire alors la dictature, même si la
répression est moins sévère que dans l’Allemagne
national-socialiste. En 1926 est créé le Tribunal
spécial pour la défense de l’État, rouage essentiel
du régime qui va juger « la fine fleur de l’antifascisme ». Une redoutable police politique, l’OVRA
(Organizzazione per la Vigilanza e la Repressione
dell’Antifascismo), est mise en place. Au quotidien, les Italiens sont exposés au contrôle qu’exercent les membres du Parti national fasciste et de la
milice ainsi qu’une multitude d’agents du régime,
espions et délateurs. Entre 1926-1927, moment
où il est instauré, et 1943, le Tribunal spécial pour
la défense de l’État prononce 42 condamnations à
mort tandis que 15 000 opposants sont envoyés en
relégation, au confino, dans les petites îles d’Ustica,
de Ponza, de Lipari, ou dans le Sud italien.
Les élections législatives sont supprimées.
Les électeurs ne sont plus sollicités que pour ratifier
– ou non – une liste de 400 députés proposés par
le Grand Conseil du fascisme, organe suprême du
régime formé du gouvernement, des responsables
du parti et de hauts dignitaires. Le roi n’exerce plus
aucun pouvoir, mais la monarchie est conservée
par crainte des élites traditionnelles, de l’armée, et
parce qu’elle constitue un ciment de l’unité nationale. La signature des accords du Latran, en 1929,
est accueillie très favorablement par la population, en grande majorité catholique. Le soutien du
clergé au régime contribue à sa solidité.
Au niveau local, le gouvernement fasciste
engage une politique visant à limiter l’autonomie des administrations communales et à
les soumettre à un contrôle accentué de l’État.
Habilement, le gouvernement fasciste sait
utiliser les agents de l’État (préfets, fonctionnaires du ministère de l’Intérieur) pour mener à
son terme cette entreprise liberticide, préférant la
soumission à l’épuration.
Un régime totalitaire
Le visage totalitaire du régime fasciste se
situe dans l’articulation entre une politique de
répression et le projet d’une révolution anthropologique visant à créer un homme nouveau 4. La
vie culturelle est presque entièrement contrôlée
et surveillée. Les fonctionnaires, les enseignants
doivent jurer fidélité au régime. Intellectuels et
artistes se soumettent ou partent en exil. Une
propagande envahissante à la radio, au cinéma,
dans la presse ou dans la rue martèle les slogans
du régime. Le Parti national fasciste et les différentes organisations de masse (jeunesse, femmes,
loisirs, corporations, Dopolavoro) ont pour tâche
de remodeler la société. À la fin des années 1930,
le Parti national fasciste et les organisations
fascistes rassemblent des millions d’Italiens.
Avec la guerre d’Éthiopie puis la guerre
civile espagnole, l’Italie se rapproche de l’Allemagne. Les liens diplomatiques sont renforcés par
une proximité idéologique de plus en plus grande.
De sa propre initiative, l’Italie s’engage sur la
voie de l’antisémitisme d’État. En 1938, le Grand
Conseil du fascisme adopte une « Déclaration sur
la race » suivie de lois antisémites frappant les
quelque 50 000 Juifs d’Italie : les interdictions
professionnelles et les confiscations de biens se
multiplient, tandis que les mariages mixtes sont
prohibés. Les Juifs sont le nouvel ennemi contre
lequel doit se construire la société totalitaire.
Par les liens tissés entre l’État et les organisations fascistes, par la place importante accordée
à l’idéologie, par le renforcement de son pouvoir,
l’État totalitaire semble progresser dans les
années 1930. Comme l’a signalé l’historien
Renzo De Felice, un certain consensus se forme
autour du régime 5. En 1936, la proclamation de
l’Empire, présenté comme une résurrection de la
Rome impériale, suscite l’enthousiasme.
L’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de
l’Allemagne, plutôt mal accueillie, ébranle bientôt
cet édifice. Avec l’accumulation des défaites, les
bombardements aériens et les privations engendrées par le conflit, un fossé grandissant sépare le
pouvoir de la population. Bien plus que le travail
de sape de l’antifascisme, qui reste minoritaire,
ce sont les difficultés liées à la guerre qui sont à
l’origine de l’effondrement du fascisme, même
si, dans la période cruciale 1943-1945, la résistance est appelée à jouer un rôle décisif dans le
façonnement de la démocratie future.
4
Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Gallimard, Paris, 2004 ; Pierre Milza, Mussolini, Fayard,
Paris, 1999.
5
Renzo De Felice, Le Fascisme. Un totalitarisme à l’italienne ?,
Presses de la FNSP, Paris, 1988.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
15
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
de l’après-guerre. Dès
lors, la vie politique
italienne est caractérisée
par l’hégémonie de la
Démocratie chrétienne et
par une très forte instabilité
ministérielle.
Sortie ruinée de la guerre,
l’Italie adhère au plan
Marshall qui contribue au
redressement spectaculaire
de l’économie du pays dans
les trois décennies qui
suivent.
1949
L’Italie ratifie le traité de
Washington et devient
membre de l’Alliance
atlantique.
1951
En signant le traité de Paris,
l’Italie devient l’un des six
États membres fondateurs
de la Communauté
européenne du charbon
et de l’acier (CECA).
1955
L’Italie est admise au sein de
l’Organisation des Nations
Unies (ONU).
1957
Signature, à Rome,
des traités instituant la
Communauté économique
européenne (CEE) et la
Communauté européenne
de l’énergie atomique (CEEA
ou Euratom) dont l’Italie est
membre fondateur.
1963
Le démocrate-chrétien
Aldo Moro dirige le premier
gouvernement de centregauche, sur la base d’un
accord signé avec le Parti
socialiste italien (PSI).
16
1969-début
des années 1980
L’attentat de la Piazza
Fontana à Milan marque
le début des « années de
plomb ». Plusieurs groupes
d’extrême gauche (dont
les Brigades rouges)
et d’extrême droite prônant
la lutte armée pratiquent
un activisme politique
violent sur fond
de menées subversives
des services secrets.
L’enlèvement et
l’assassinat du leader
de la Démocratie
chrétienne, Aldo Moro,
en 1978, et l’attentat de la
gare de Bologne, en 1980,
en constituent les points
d’orgue.
Années 1970
Longtemps pays
d’émigration, l’Italie devient
pays d’immigration.
1973
La crise pétrolière marque
la fin de trois décennies de
croissance et le début de la
stagflation. Les premières
mesures d’austérité sont
adoptées.
1974
Un référendum rejette
la proposition d’abroger
la légalisation du divorce
adoptée en 1970.
1975
Le PCI infléchit sa ligne
politique et signe avec le PSI
et la Démocratie chrétienne
un « compromis historique »
qui échoue en raison
notamment de l’hostilité
déterminée du pape Paul VI
et des États-Unis.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Le 25 juillet 1943, le Grand Conseil du
fascisme vote un ordre du jour de défiance à
l’égard de Mussolini arrêté, peu après, sur ordre
du roi. Le maréchal Pietro Badoglio forme un
nouveau gouvernement et négocie l’armistice avec les ennemis d’hier. Le 8 septembre
1943, les Allemands occupent la péninsule
jusqu’au sud du Latium (ligne Gustav) et libèrent
Mussolini. Celui-ci installe dans la région
de Salò, au nord du pays, une « République
sociale italienne », régime collaborationniste,
vassal de l’occupant allemand. Les Italiens du
Centre-Nord connaissent répression, réquisitions, massacres de civils tandis que s’organise
la déportation des Juifs. Une guerre civile oppose
les fascistes à une résistance où les communistes jouent un rôle déterminant. Au sud, après
les débarquements de Sicile et de Calabre, le
pays renoue graduellement avec la démocratie.
L’Italie républicaine
Le deuxième après-guerre
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la
reconstitution rapide des partis politiques révèle
le désir intense de participation politique de la
population, que confirme son importante mobilisation lors des échéances électorales. Le 2 juin
1946, les Italiens se prononcent en faveur de la
république par 12 700 000 voix (54,3 %) contre
10 700 000 (45,7 %). La monarchie n’a pas
survécu aux compromissions avec le fascisme.
L’antifascisme devient l’un des fondements du
nouveau régime et la Constitution de 1948, extrêmement progressiste, adoptée au terme d’un an
et demi de travaux, devient la référence obligée
de tous les grands partis. Avec le vote féminin, le
suffrage devient vraiment universel tandis que la
représentation proportionnelle est instaurée.
L’affirmation des grands partis de masse
est l’une des nouveautés majeures de l’aprèsguerre. La Démocratie chrétienne (DC) récupère
l’héritage du Parti populaire italien de Don Luigi
Sturzo, tandis qu’à gauche le Parti communiste
italien (PCI) s’affirme, à partir des années 1950,
comme la première formation politique au détriment du Parti socialiste italien (PSI). Jusqu’en
mai 1947, les trois grands partis (DC, PCI, PSI)
gouvernent ensemble associant parfois les plus
petites formations.
La guerre froide
Au début de l’année 1947, dans un
contexte d’aide économique croissante des
États-Unis à l’Italie, le président du Conseil
et leader de la Démocratie chrétienne Alcide
De Gasperi, non sans avoir subi des pressions
très explicites, décide l’exclusion des forces de
gauche (socialistes et communistes) du gouvernement. Ce tournant inaugure les années du
centrisme, succession de gouvernements fondés
sur l’alliance entre la Démocratie chrétienne,
le Parti libéral italien (PLI), le Parti républicain
italien (PRI) et le Parti socialiste des travailleurs
italiens (Partito Socialista dei Lavoratori Italiani,
l’aile droite du PSI).
De part et d’autre, une logique d’affrontement se développe. Aux élections politiques
de 1948, communistes et socialistes se rassemblent
dans un « Front démocratique populaire ».
Celui-ci dénonce la Démocratie chrétienne
comme « l’instrument de l’impérialisme américain et des courants les plus réactionnaires de
l’Église ». Au cours des années 1950 s’impose
un mode de gouvernement autoritaire et répressif.
Perquisitions, interdictions de manifester ou de
distribuer des tracts, refus de passeport sont le
quotidien des militants de gauche.
Dans le combat frontal de la guerre froide,
la Démocratie chrétienne bénéficie du soutien
de l’Église et du pape Pie XII qui engage une
véritable croisade contre les communistes. Elle
profite de l’image favorable des États-Unis née
de plusieurs décennies d’émigration transocéanique, de leur rôle récent dans la libération et la
reconstruction de l’Europe et de l’attrait d’une
culture consumériste sur des populations qui ont
connu la pénurie.
La guerre froide a une incidence profonde
et durable sur le jeu démocratique italien.
L’anticommunisme favorise la réintégration d’une
partie des élites fascistes et la reconstitution d’une
extrême droite qui n’a pas désarmé. Interdit, en
théorie, par la Constitution, un parti néofasciste, le
Mouvement social italien (MSI), se forme en 1946.
Sans jamais abandonner la référence à l’héritage
fasciste, cette formation est intégrée dans la vie
politique, évoluant vers une relative modération
sous la direction de Giorgio Almirante.
La guerre froide suscite le développement,
de part et d’autre, de « cultures d’appartenance
séparées » qui tendent à remettre en question le
sentiment d’une citoyenneté commune. Si le dégel
s’amorce à partir de la fin des années 1950, le
contrôle de l’État par la Démocratie chrétienne et
ses alliés et l’exclusion de la gauche communiste
du pouvoir marquent durablement la vie politique.
La partitocratie à l’italienne
Le développement de partis politiques de
masse – le PCI, la Démocratie chrétienne, le
PSI – et leur rôle majeur ont conduit certains
observateurs à parler d’une « partitocratie à
l’italienne » ou de « république des partis ». En
dépit d’une grande fragmentation – huit à dix
partis implantés nationalement sont les acteurs
du jeu politique –, une progressive polarisation
de l’électorat s’effectue autour de la Démocratie
chrétienne et du PCI, dans une forme de « bipartisme imparfait ». En effet, l’absence d’alternance est la caractéristique majeure de la vie
politique de cette période. Entre 1945 et 1981,
tous les présidents du Conseil qui se succèdent
sont démocrates-chrétiens.
Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer cette mainmise de la Démocratie chrétienne
sur le pouvoir : influence du catholicisme sur la
société italienne ; sauvegarde, à l’époque du
fascisme, de structures associatives du monde
catholique ; soutien américain dans le contexte de
guerre froide ; système de gouvernement qui lui
permet, à partir de la majorité relative de suffrages
dont elle dispose (38 à 40 % des voix jusqu’à la
fin des années 1970) et d’une habile stratégie
d’alliances, de rester au pouvoir moyennant un
déplacement du centre de gravité des coalitions
gouvernementales (Démocratie chrétienne, PRI,
Parti socialiste démocratique italien (PSDI) vers
la gauche (PSI) ou vers la droite (PLI).
Dans les années 1980, la Démocratie
chrétienne connaît une érosion de son électorat et
une succession d’échecs politiques, notamment
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
17
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
1977
Les leaders des partis
communistes italien,
français et espagnol fondent
l’eurocommunisme.
1982
Un bataillon italien participe
à la Force intérimaire des
Nations Unies au Liban
(FINUL).
1983-1987
Parvenant à supplanter
les communistes d’Enrico
Berlinguer comme force
principale de la gauche
italienne et à ébranler la
domination de la Démocratie
chrétienne, le socialiste
Bettino Craxi devient
président du Conseil.
Le refus du gouvernement
italien de livrer aux ÉtatsUnis les Palestiniens
responsables de
l’enlèvement et de la mort
d’un otage américain sur
le paquebot italien Achille
Lauro entraîne une grave
crise diplomatique entre
les deux pays.
1984
Signature entre le Vatican et
l’Italie d’un accord modifiant
le concordat du Latran. Le
catholicisme cesse d’être
la religion d’État et son
enseignement dans les
écoles publiques devient
optionnel.
1986-1987
Les juges Falcone et
Borsellino instruisent à
Palerme le « maxiprocès »
contre la mafia.
1987
Les Italiens rejettent
par référendum le
développement du nucléaire
civil. Cette décision est
18
confirmée lors d’un autre
référendum en 2011.
Années 1990
Conséquence de la fin de
la guerre froide, l’Italie doit
faire face à une importante
vague d’immigration,
notamment en provenance
des Balkans et de l’Europe
de l’Est.
1991
L’Italie participe aux côtés
des États-Unis à la guerre
du Golfe qui libère le Koweït
des troupes de Saddam
Hussein.
1992-1993
En réponse à l’offensive
judicaire contre les mafias,
Cosa Nostra organise une
série d’attentats meurtriers
dont sont notamment
victimes les juges
d’instruction Falcone
et Borsellino.
Les scandales politicofinanciers (Tangentopoli) qui
touchent une partie de l’élite
politique provoquent la fin
de la première République
et la disparition des partis
ayant gouverné depuis 1947
(opération Mani pulite).
1994
L’homme d’affaires Silvio
Berlusconi remporte les
élections législatives
et prend la tête d’un
gouvernement de coalition.
1996
Romano Prodi, chef de la
coalition de centre-gauche
de « L’Olivier » (Ulivo),
devient chef de l’exécutif.
1998
En devenant président
du Conseil, Massimo
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
lors des référendums sur le divorce en 1974 et sur
l’avortement en 1981. Prisonnier d’une gestion
politicienne du pouvoir, le parti n’a pas su s’adapter
aux transformations de la société italienne, subissant la concurrence du PSI « modernisé » par
Bettino Craxi. L’absence d’alternance a consolidé certaines dérives anciennes de la vie politique
comme le clientélisme ou la corruption.
Fort de ses deux millions d’adhérents
en 1946, le PCI, le plus puissant des partis
communistes d’Europe occidentale, dispose de
véritables bastions à l’échelle régionale, notamment en Toscane et en Émilie-Romagne. Exclu
du gouvernement, il est associé à l’exercice du
pouvoir dans certains secteurs (comme la radiotélévision) à travers la pratique dite « du lotissement ». Il a progressivement pris ses distances
à l’égard de l’Union soviétique et s’est engagé,
à partir de 1973, sous la houlette d’Enrico
Berlinguer, dans la stratégie du compromis
historique. Analysant les leçons de l’expérience
chilienne, E. Berlinguer est persuadé que seule
une collaboration avec les « forces populaires
d’inspiration catholique » permettrait à la gauche
d’arriver au pouvoir sans traumatismes.
Couronnée de succès électoraux (près de
35 % des voix aux législatives de 1976), cette
stratégie ne parvient toutefois pas à débloquer la
situation politique. Il faudra la faillite du système
démocrate-chrétien pour que les membres de
l’ex-PCI accèdent finalement au pouvoir dans les
années 1990.
Mouvement social,
contestations radicales et terrorisme
À la fin des années 1950, après la reconstruction rapide de son économie grâce aux aides
du plan Marshall, l’Italie connaît une période
de croissance accélérée et d’intense développement industriel. Le miracle économique a pour
contrepartie l’apparition de nouveaux problèmes
sociaux découlant notamment des difficiles
conditions de vie des migrants d’origine méridionale, installés dans les métropoles industrielles
du Nord. La modernisation accélérée du pays a
permis une amélioration globale du niveau de
vie tout en créant un malaise social en profondeur au sein de la jeunesse et du monde ouvrier.
© AFP
La contestation démarre à la fin de l’année 1967
et culmine au printemps 1968 dans les universités, puis se prolonge par un « automne chaud »,
en 1969, dans les usines avec des grèves de
grande ampleur.
Bénéficiaire de ces troubles sociaux sur
le plan électoral, le PCI est aussi critiqué par
une extrême gauche en pleine expansion. Une
décennie plus tard, dans un contexte bien différent de crise et d’apparition du chômage, s’ouvre
un deuxième cycle de protestation de la jeunesse
dont les formes et les acteurs sont très différents.
Souvent issus de milieux populaires et en situation de précarité, les jeunes mobilisés en 1977 ne
se reconnaissent plus dans les cadres traditionnels de la politique, partis et syndicats.
Au cours des années 1970, la démocratie
italienne est déstabilisée par des formes de
violence politique d’intensité exceptionnelle – plus de 360 morts entre 1969 et 1980.
À l’extrême droite, la violence est le fait de
groupuscules radicaux, souvent issus du MSI
dont ils contestent le choix légaliste. En leur sein,
Alcide De Gasperi (1881-1954) entre Robert
Schuman (à gauche) et Konrad Adenauer (à droite).
Fondateur de la Démocratie chrétienne et président
du Conseil de 1945 à 1953, il est l’un des pionniers
de l’idée européenne.
les partisans de la stratégie de la tension veulent
susciter la peur pour en finir avec la démocratie.
Plusieurs bombes posées dans des lieux publics
créent effectivement un climat de terreur, de
la Piazza Fontana à Milan en décembre 1969
(16 morts), à la gare de Bologne en août 1980
(85 morts), en passant par les attentats très
meurtriers de Brescia et du train Italicus en 1974.
Bénéficiant jusqu’au début des années 1980 de
complicités dans certains secteurs de l’État, les
responsables de ces massacres resteront, dans
l’ensemble, impunis.
À l’extrême gauche aussi, une logique de
radicalisation a conduit une minorité de militants
à s’engager dans la lutte armée pour revenir aux
sources de la pensée marxiste-léniniste tout en
s’inspirant des guerres anticoloniales ou des
luttes révolutionnaires d’Amérique latine. Au
début des années 1970 apparaissent les premiers
groupes armés comme les Gruppi d’Azione
Partigiana (GAP) de Feltrinelli ou les Brigades
rouges. À partir du milieu des années 1970, dans
une logique de concurrence et d’escalade, de
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
19
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
D’Alema devient le premier
ex-communiste à diriger un
gouvernement en Europe
occidentale.
1998-1999
Après un effort
d’assainissement de
ses comptes publics,
l’Italie entre dans l’Union
économique et monétaire
(UEM) européenne et
participe au lancement
de l’euro.
1999
L’Italie participe à
l’intervention multilatérale
conduite au Kosovo par
l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN)
contre la Serbie.
2001
À l’occasion d’un sommet
du G8 à Gênes, des
manifestations opposent
violemment altermondialistes
et forces de l’ordre.
S’appuyant sur son empire
médiatique, Silvio Berlusconi
remporte les élections
législatives et inaugure le
plus long gouvernement de
l’histoire du pays depuis 1947
(1 412 jours).
L’Italie participe en
Afghanistan à la Force
internationale d’assistance
et de sécurité (International
Security Assistance Force,
ISAF) qui renverse le
régime des talibans, puis, à
partir de 2003, à l’opération
Enduring Freedom chargée
de la reconstruction
du pays.
2003-2006
Après la chute du régime
de Saddam Hussein,
près de 3 000 soldats
italiens sont envoyés en
20
Irak pour contribuer à la
reconstruction du pays.
2006
L’Italie participe au
renforcement de la FINUL
au Liban.
2008
Deux ans après le retour
de Romano Prodi à la
tête du gouvernement,
le Parlement est dissous
et de nouvelles élections
législatives sont organisées
au terme desquelles Silvio
Berlusconi prend la tête
d’un gouvernement pour
la quatrième fois.
2011
Conséquence des Printemps
arabes, et notamment du
renversement du régime
de Ben Ali en Tunisie, des
dizaines de milliers de
migrants nord-africains
débarquent sur les côtes
italiennes.
L’Italie participe à la
coalition internationale
qui renverse le régime du
colonel Kadhafi en Libye.
Suite à la démission de
Silvio Berlusconi, Mario
Monti est chargé de
présider un gouvernement
dit de techniciens pour faire
face à la crise budgétaire,
financière et économique
sans précédent que traverse
le pays.
2013
Des élections législatives et
présidentielle sont prévues
au printemps.
nombreux groupes armés – on recensera jusqu’à
650 sigles de « combattants » – prennent pour
cible juges, policiers, fonctionnaires, universitaires, cadres d’entreprise, syndicalistes,
commerçants et responsables politiques. La
crise ouverte par l’escalade terroriste atteint son
apogée lors de l’enlèvement de l’ancien président
du Conseil Aldo Moro, le 16 mars 1978. Pendant
cinquante-cinq jours, jusqu’à ce que le corps du
leader de la Démocratie chrétienne soit retrouvé
à Rome, l’Italie vit au rythme des ultimatums et
des communiqués des Brigades rouges. Face aux
ravisseurs, la classe politique se divise. Dans le
camp de la négociation se retrouvent socialistes,
radicaux et l’extrême gauche. Le « parti de la
fermeté », majoritaire, rassemble la Démocratie
chrétienne (et le président du Conseil Giulio
Andreotti), le PCI d’Enrico Berlinguer, le
mouvement syndical et le Vatican.
Déstabilisée, la démocratie italienne sort
finalement renforcée de l’épreuve des années
de plomb. L’unité des partis politiques démocratiques et l’adoption de lois permettant la dissociation et le « repentir » des militants pratiquant
la lutte armée ont permis de vaincre le terrorisme 6. La violence a été rejetée massivement
par les Italiens qui approuvent, à deux reprises
par référendum, en 1978 et en 1981, les mesures
exceptionnelles de lutte contre le terrorisme.
●●●
En 1992, sous le coup de scandales
politico-financiers, le système de pouvoir mis
en place dans l’après-guerre s’est effondré. Le
renouvellement de la classe politique, l’apparition de nouveaux partis ont-ils répondu au désir
de changement d’une partie de l’opinion ? L’État
italien a-t-il guéri de ses maux structurels ?
Autant de questions ouvertes. ■
2015
L’Exposition universelle est
prévue à Milan autour du
thème « Nourrir la planète.
Énergie pour la vie ».
Questions internationales
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
6
Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), L’Italie
des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire,
Autrement, Paris, 2010.
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Mafia, collusions et clientélisme
Depuis la création de l’État italien, le clientélisme
– l’accord de privilèges et d’avantages dans le but
de recueillir des votes – est une pratique politique
récurrente et largement critiquée. Pour autant, il
convient d’éviter d’en faire l’expression symbolique
des pathologies politiques de l’Italie. D’autres phénomènes, comme les organisations criminelles, ont
prospéré grâce à ces pratiques. Dans quelle mesure
les pratiques clientélaires constituent-elles un terrain
propice aux interactions entre la mafia et le monde
politique et favorisent-elles la constitution de réseaux
de collusions qui dégradent sensiblement la qualité et
l’image de la vie politique du pays ?
Une histoire d’intérêts
et d’échanges de faveurs
Dès la moitié du XIXe siècle, la mafia apparaît comme
l’interlocuteur privilégié du pouvoir politique lorsqu’il
se trouve en difficulté. Après les insurrections constitutionnelles de 1848, les camorristes (membres de
la Camorra, la mafia napolitaine) sont utilisés comme
espions par les Bourbons pour surveiller les détenus
politiques incarcérés. Ces contacts avec l’élite intellectuelle opposée au régime rapprochent les camorristes
de l’opposition. Cette proximité avec les libéraux leur
permet de consolider leur assise sociale à Naples de
telle sorte que le préfet Liborio Romano les enrôle
dans la garde municipale pour calmer les révoltes
populaires de 1860. La Camorra devient ainsi le
garant de l’ordre public pendant un an, jusqu’à la dure
répression conduite par le ministre de l’Intérieur Silvio
Spaventa, en 1861.
Le même scénario se reproduit un siècle plus
tard, en 1981, lors de l’enlèvement du gouverneur
démocrate-chrétien de la Campanie, Ciro Cirillo, par
les Brigades rouges. Le pouvoir politique s’appuie
alors sur certains parrains de la Camorra pour négocier
avec les terroristes la libération de l’otage. Par la suite,
comme en contrepartie, l’État se montre peu regardant
sur l’attribution des marchés de reconstruction après
le tremblement de terre de 1980.
Les premières traces d’échanges de faveurs entre
Cosa Nostra (la mafia sicilienne) et le monde politique
remontent, elles aussi, au XIXe siècle et l’élargissement du système et de la base électorale en 1882,
puis en 1912, ne fait que renforcer son rôle de grand
électeur. En 1900, le policier et sociologue Antonino
Cutrera estime que « les mafieux de Palerme [...]
constituent la fraction la plus importante des agents
électoraux. L’issue d’une élection est souvent entre
leurs mains et, pour cela, c’est à eux que l’on recommande les candidats, quelle qu’en soit la couleur
politique, en mettant son portefeuille à disposition ».
La mafia profite des faiblesses de la démocratie
parlementaire pour consolider son assise grâce aux
relations de clientèle et instaure une certaine proximité
avec le pouvoir politique. Après la Seconde Guerre
mondiale, la classe dirigeante se sert même de la
mafia comme arme politique. Alors que des révoltes
paysannes secouent la Sicile, l’élite démocratechrétienne utilise la violence mafieuse contre la
population pour endiguer la progression du communisme (assassinats de syndicalistes et massacre de
Portella della Ginestra en 1947), plaçant ainsi Cosa
Nostra en position de force pour imposer son influence
au pouvoir local, puis national.
L’infiltration mafieuse
dans l’économie légale
Les collusions entre mafia et politique viennent
donc de la porosité qui s’installe entre les mafieux et
l’administration locale. La situation palermitaine des
années 1960 est l’expression la plus significative de
ce système clientélaire. Cette période, rebaptisée le
« Sac de Palerme », voit l’administration démocratechrétienne encourager la destruction des villas du
centre historique de la ville pour y construire de grands
immeubles. Dans cette opération de spéculation
immobilière, l’administration locale facilite le blanchiment de l’argent du trafic de drogue grâce à des appels
d’offres truqués. Symbole de cette démesure, Vito
Ciancimino, assesseur aux travaux publics entre 1959
et 1964, signe plus de 2 000 permis de construire en
une nuit. La conséquence majeure de cette époque
est l’infiltration mafieuse des procédures d’adjudication des marchés publics et donc de l’économie légale
sicilienne.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
21
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
La Camorra et la ‘Ndrangheta (la mafia calabraise) ont
adopté les mêmes techniques pour s’insérer dans le
tissu économique : l’utilisation de prête-noms pour
camoufler les entreprises mafieuses, le racket systématique des entreprises gagnant les appels d’offres
et l’obligation qui leur est faite d’embaucher des
sous-traitants mafieux sous peine de représailles. Le
chantier de l’autoroute Salerno-Reggio Calabria est
à cet égard exemplaire : non seulement les familles
mafieuses rackettent les entreprises qui travaillent sur
leur territoire, mais elles leur fournissent également
du matériel de piètre qualité, si bien qu’en quinze ans
les coûts de la rénovation ont été multipliés par dix
et les travaux ne sont toujours pas terminés. Grâce à
sa pénétration des mécanismes d’adjudication des
marchés publics, la ‘Ndrangheta s’est implantée dans
le nord de l’Italie, en particulier en Lombardie et en
Ligurie. Pour lutter contre la corruption des administrations publiques, le législateur a adopté, en 1991, une
loi permettant la dissolution des conseils municipaux
pour infiltration mafieuse. Elle a, depuis lors, permis
d’en dissoudre plus de deux cents.
La localisation des mafias
Criminalité originaire
de l’ancien
bloc communiste
Trieste
Lombardie
Turin
Savone
22
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Florence
Toscane
Criminalité
albanaise
Criminalité
nigériane
Latium
Rome
Corse (Fr.)
Molise
Pouilles Bari
Campanie
Brindisi
Aversa
Naples Basilicate
Tarente
Sardaigne
Calabre
Cagliari
Criminalité
chinoise
Palerme
Gioia Tauro
Messine
Reggio
de Calabre
Foyers d’implantation historique
Sicile
de la criminalité mafieuse
Catane
Sacra
Tunis
Corona Unita
Cosa Nostra
Pantelleria (It.)
Camorra TUNISIE
‘Ndrangheta
ALG.
La Valette
Lampedusa
(It.) MALTE de la criminalité
100 km
0
Processus de diffusion spatiale
Chassé-croisé
de la criminalité mafieuse
organisée d’origine étrangère
Par effet de contiguïté
avec les foyers
d’implantation
historique
À partir des foyers
de relégation
Principaux groupes
criminels organisés
Implantation partielle,
sous le contrôle des
organisations historiques
Criminalité concentrée
dans les métropoles provinciales
Confiscations des biens des mafias
Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
C’est dans un contexte très particulier que la magistrature s’attaque de front aux collusions politicomafieuses : l’opération Mains propres est lancée
en 1992 par le parquet de Milan. Elle révèle un
système de corruption généralisé pour financer
les partis politiques. Cette même année, les juges
ÉmilieRomagne
San Remo
La révélation des collusions
Les collusions entre mafia et personnel politique sont
un sujet sensible. Il faut attendre les années 1980
pour que la Commission parlementaire antimafia
reconnaisse l’existence d’une « zone grise » où se
mêlent intérêts politiques, économiques et criminels.
Afin de mettre au jour ces réseaux, les mafieux repentis
représentent un instrument indispensable pour le
parquet italien. Pasquale Galasso, camorriste repenti,
révèle ainsi dans les années 1990 la structure pyramidale du rapport associant mafia et politique : la base
est constituée par les réseaux sociaux que tisse localement la Camorra, puis on trouve les « élus et administrateurs locaux » liés au clan et au parti, et, au sommet,
le parlementaire démocrate-chrétien Antonio Gava et
le chef de clan Carmine Alfieri sont à la manœuvre.
Les entrepreneurs s’insèrent également dans cette
mécanique. Ils paient pour entrer dans le système des
appels d’offres, et cet argent est utilisé pour financer le
parti et la Camorra.
Venise
Milan
Gênes
Grâce à la loi Rognoni-La
Torre promulguée
en l’auteur
1982
d’après
suite aux assassinats de Pio
La Torre (secrétaire régional
du PCI) et du préfet Dalla
Chiesa, il est possible de
confisquer les biens acquis
avec l'argent provenant des
activités illicites. Le nombre
de biens (immobiliers ou
fonciers) et d'entreprises
confisqués donne une
idée de la présence
mafieuse sur le
territoire national.
Confiscations
de biens immobiliers
et d’entreprises
(situation sept. 2012)
3 600
630
135
25
1
0
Source : Agenzia del Demanio,
www.benisequestraticonfiscati.it
Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ainsi que leurs
escortes sont assassinés par la mafia. Frappée en
plein cœur mais forte de l’expérience milanaise, la
magistrature décide de s’en prendre au système
politico-mafieux. En 1993, Giulio Andreotti, parlementaire démocrate-chrétien, sept fois président
du Conseil et plus de trente fois ministre ou secrétaire d’État, est mis en examen. Ses rapports avec le
parlementaire et référent politique de Cosa Nostra,
Salvo Lima, avec plusieurs chefs mafieux, tels Stefano
Bontate ou Totò Riina, et avec un banquier en lien
avec la mafia, Michele Sindona, sans être démentis,
ne peuvent toutefois être clairement établis. En 2003,
Giulio Andreotti est condamné pour ses rapports
avec la mafia jusqu’en 1980, mais les faits sont
immédiatement prescrits. Lors de son second procès,
au cours duquel il est accusé d’avoir commandité le
meurtre d’un journaliste, il est condamné en appel à
vingt-quatre ans de prison, mais la condamnation est
ensuite annulée.
Cette affaire illustre les collusions entre mafia et
politique, et pose ainsi le problème de la capacité
de l’État et de la classe politique non seulement à
changer leurs pratiques, mais surtout à dénoncer et
à condamner leurs propres déviances – étape indispensable pour retrouver la confiance des électeurs. La
condamnation définitive de Salvatore Cuffaro – président de la région Sicile – à sept ans de réclusion pour
ses rapports avec une famille mafieuse de Brancaccio
démontre que l’État peut réussir à punir les pratiques
déviantes qui causent du tort à la vie politique.
Toutefois, les preuves étant difficiles à réunir dans ce
genre d’affaires, les condamnations restent rares.
Charlotte Moge *
* Agrégée d’italien, elle enseigne à l’université Pierre-MendèsFrance de Grenoble. Elle prépare une thèse en histoire sur la
mémoire de la lutte contre la mafia.
ANNUAIRE FRANÇAIS
DE RELATIONS
INTERNATIONALES
2012
VOLUME XIII
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Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
23
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
« Crise permanente » ?
La difficile institutionnalisation
de la « IIe République »
Hervé Rayner *
* Hervé Rayner
est docteur en science politique, membre
de l’Institut des sciences sociales du
Entre 1992 et 1994, le système politique italien en vigueur
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s’est effondré
cours à l’institut d’études politiques et
internationales, université de Lausanne.
sous le coup des scandales politico-financiers révélés par
l’opération Mani pulite (Mains propres).
Vingtt ans plus tard, l’Italie est confrontée à de nouveaux soubresauts
Vi
politiques en même temps qu’elle traverse une grave crise socioéconomique qui semblent rendre bien lointaine la perspective de toute
institutionnalisation d’une « IIe République ».
politique (ISP, CNRS) et chargé de
L’oxymore « crise politique permanente »
est de longue date un lieu commun en Italie.
Dans les années 1970-1980, des politologues
y recouraient quand bien même les rapports de
force partisans et la composition des coalitions
gouvernementales restaient quasi inchangés.
Les crises politiques dont il était régulièrement
question dans les palais romains et la presse
renvoyaient alors à des luttes intestines, à savoir
principalement la distribution des sièges ministériels entre les cinq partis de gouvernement : la
Démocratie chrétienne, le Parti socialiste italien,
le Parti libéral italien, le Parti républicain italien
et le Parti social-démocrate italien.
Particulièrement intense entre les courants
du parti dominant, la Démocratie chrétienne,
cette compétition demeurait interne aux cercles
dirigeants de partis qui avaient en commun de
s’opposer à une entrée du Parti communiste
italien au gouvernement, une conventio ad excludendum grandement liée à la guerre froide. Ce
24
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
système apparemment bloqué n’a pas empêché
les mutations socio-économiques qui ont hissé
l’Italie du milieu des années 1980 au rang de
cinquième puissance économique mondiale.
Cette configuration a perduré jusqu’à ce que
l’opération Mains propres bouleverse en 1992
l’ordre politique institutionnalisé depuis 1947.
En l’espace de deux ans, des scandales en
série (Tangentopoli) autour des tangenti (potsde-vin) délégitiment les principaux leaders
politiques, le socialiste Bettino Craxi et le
démocrate-chrétien Giulio Andreotti en tête, et
débouchent sur la mise en examen de milliers
d’élus et de dirigeants d’entreprise. Phénomène
unique en régime démocratique, tous les partis
de gouvernement s’effondrent simultanément 1.
Des occasions s’offrent alors aux partis jusquelà condamnés à l’opposition et aux nouveaux
prétendants.
1
Hervé Rayner, Les Scandales politiques. L’opération « Mains
propres » en Italie, Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2005.
L’ h o m m e d ’ a ffa i r e s
Silvio Berlusconi arrive
au pouvoir en mai 1994 à
la tête d’un gouvernement
composé de ministres issus
de Forza Italia – parti officialisé quelques semaines plus
tôt –, du Movimento Sociale
Italiano-Alleanza Nazionale et
de la Ligue du Nord. Cet événement est vécu comme le début
d’une nouvelle ère politique,
la « IIe République » 2, caractérisée par un mode de scrutin
de type majoritaire et une
refonte presque complète de
l’offre partisane et du personnel
politique.
Vingt ans jour pour jour après l’attentat
qui coûta la vie au juge antimafia
Giovanni Falcone, le président italien
Giorgio Napolitano se recueille devant
les restes de sa voiture pulvérisée
par une bombe sur une route près
de Palerme.
© AFP / Marcello Paternostro
Près de vingt ans après ce
« big bang », la plupart des partis
sont en crise, les scandales
de corruption se succèdent,
un mouvement protestataire
réalise une surprenante percée
électorale, un gouvernement de
« techniciens » tente de juguler
une grave crise socio-économique et beaucoup en appellent
à une « IIIe République ».
La recomposition
de l’offre
électorale
Des partis éphémères
La plupart des partis
fondateurs de la IIe République
ont changé de nom depuis, certains ont fusionné,
d’autres ont disparu, les scissions ont été
nombreuses. Cette refonte contraste avec la
phase précédente (1946-1992) caractérisée
par une très forte stabilité de l’offre partisane.
2
La formule « IIe République » s’impose alors dans les médias
et le débat politique, mais la plupart des constitutionnalistes la
récusent au motif que la réforme constitutionnelle se limite au
changement de la loi électorale.
Construit en 1993 dans le secret sous la
forme d’un super-comité électoral, Forza Italia
(« Allez l’Italie ») s’appuie sur les ressources
(finances et savoir-faire publicitaire) du holding
berlusconien, la Fininvest. Forte de 20 % des voix
en moyenne (avec une pointe à 29 % en 2001),
structurée en organisation partisane, avec des
milliers d’élus locaux, Forza Italia n’en demeure
pas moins le parti du presidente, celui dont
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
25
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
➜ FOCUS
Les institutions de l’Italie
La République italienne est un régime démocratique de
type parlementaire issu des travaux de l’assemblée constituante de 1946-1947. Entrée en vigueur le 1er janvier
1948, la Constitution répartit le pouvoir exécutif entre le
président de la République et le gouvernement. Élu pour un
mandat de sept ans renouvelable par les grands électeurs
(parlementaires et soixante élus de régions), le président
de la République est le chef de l’État, il ratifie les traités
et promulgue les lois. Il dispose du pouvoir de dissolution du Parlement. Il nomme le président du Conseil et les
ministres sur proposition de ce dernier. Chef du gouvernement, le président du Conseil est responsable devant les
deux chambres. Le pouvoir législatif repose sur un bicamérisme intégral entre la Chambre des députés (630 sièges)
et le Sénat (315 sièges et 5 sénateurs à vie nommés par
le président de la République). Députés et sénateurs sont
élus au suffrage universel direct pour un mandat de cinq
ans. Moyennant 500 000 signatures, les citoyens peuvent
contraindre le pouvoir législatif à organiser un référendum.
Les principales institutions du pouvoir judiciaire sont la
Cour de cassation, le Conseil d’État (juridiction administrative), la Cour constitutionnelle, entrée en fonction en
1955, et le Conseil supérieur de la magistrature présidé
par le chef de l’État. Après l’institution de cinq régions à
statut spécial en 1948 et des régions à statut ordinaire
en 1970, les pouvoirs des régions se sont accrus dans les
années 1990 et 2000.
l’hégémonie n’a jamais été mise en cause. Aussi
la dissolution de Forza Italia en 2008 et sa fusion
avec Alliance nationale au sein du Peuple de la
liberté (Popolo della libertà) 3 renvoient-elles à
une décision du chef.
Issue en 1994 du Movimento Sociale
Italiano (parti néofasciste), Alliance nationale s’est positionnée en formation de la droite
conservatrice. Ce renoncement à la culture
d’extrême droite a engendré la défection de l’aile
3
Plate-forme électorale entre Forza Italia et Alliance nationale
mise sur pied en vue des législatives de 2008, le Peuple de la
liberté devient un parti en mars 2009 lorsque les deux formations
fusionnent, 70 % des délégués de la nouvelle entité provenant de
Forza Italia et 30 % d’Alliance nationale.
26
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
droite sociale de Pino Rauti, qui a fondé en 1995
le parti de la Flamme tricolore. Alliance nationale
recueille entre 12 et 15 % des voix et son leader
Gianfranco Fini, ministre des Affaires étrangères et vice-président du Conseil, a prolongé
cette mutation centriste, suivie en 2007 par une
nouvelle scission, celle de La Destra menée par
Francesco Storace. La fusion d’Alliance nationale au sein du Peuple de la liberté n’est pas
allée sans difficultés et, dès 2010, la détérioration des rapports entre G. Fini et S. Berlusconi a
convaincu une trentaine de députés et sénateurs
proches de G. Fini de quitter le Peuple de la
liberté pour fonder leur propre groupe parlementaire Futuro e Libertà per l’Italia.
Née en 1991 du regroupement de ligues
régionales, la Ligue du Nord accède au gouvernement dès 1994, six mois avant de contribuer à la
démission du premier gouvernement Berlusconi.
Dès lors, le parti, qui oscille entre 4 % et 10 %
des voix (jusqu’à 30 % dans le Nord), alterne
entre les phases d’opposition (1996-2001,
2006-2008), qui voient les dirigeants radicaliser
leur discours séparatiste et proclamer « l’indépendance de la Padanie », et la participation
aux gouvernements Berlusconi. Ces variations
dépendent grandement des rapports entre le
tribun Umberto Bossi et Silvio Berlusconi, qui
se sont apaisés après que ce dernier fut venu au
secours des déboires financiers du parti en 1998.
Bien que diminué depuis 2004 par les séquelles
d’un accident cardio-vasculaire, Umberto Bossi
en est resté le leader jusqu’en 2012, quand son
rival Roberto Maroni a profité d’un scandale
touchant l’entourage du Senatùr pour s’emparer
du leadership.
Si les héritiers de la Démocratie
chrétienne n’ont eu de cesse de construire des
formations concurrentes, le projet de réunification n’a pas complètement disparu. En 1994,
ils se divisent en plusieurs partis, certains
se rapprochant du centre-droit, les autres du
centre-gauche. En décembre 2002, la fusion
de trois de ces petits partis a donné naissance
à l’Union des démocrates chrétiens et des
démocrates du Centre (UDC) dont le poids
politique est allé croissant au sein de la majorité
de centre-droit même si son score plafonne
autour de 7 %. En 2008, son
leader Pierferdinando Casini a
refusé de rejoindre le Peuple de
la liberté, une stratégie encouragée par la réintroduction
d’un mode de scrutin de type
proportionnel.
Les tribulations des
héritiers du Parti communiste
italien s’avèrent également
compliquées, depuis la scission
en 1991 des deux mouvements :
le Parti démocrate de la gauche
converti à la social-démocratie
(20 % des voix) et Refondation
communiste (entre 5 et 8 %). En
février 1998, le Parti démocrate
de la gauche s’est mué en
Démocrates de gauche et, en
octobre, son leader Massimo
D’Alema a accédé à la présidence
du Conseil, une première pour
un ex-communiste. En 2007,
les Démocrates de gauche ont
rejoint les catholiques de La
Margherita pour fonder le Partito
Democratico, principal parti de
centre-gauche, tandis que les
formations situées plus à gauche
(Refondation communiste et le
Parti des communistes italiens) et
les écologistes ne sont plus représentés au Parlement après les
élections de 2008.
L’Italie des Valeurs, parti de centre-gauche
fondé en 1998 par l’ancien magistrat du pôle
judiciaire Mains propres Antonio Di Pietro,
s’est fait le promoteur de la « question morale »
(4,4 % des voix en 2008) mais, à la suite de
scandales, il a traversé une crise en 2012. La
principale nouveauté de la XVIe législature
(2008-2013) réside dans le succès des listes
Movimento 5 stelle (Mouvement 5 étoiles,
M5S) lors d’élections locales partielles en 2011
© AFP / Fabio Muzzi / 2009
Face aux révélations des multiples compromissions de la classe politique
italienne, la population est tiraillée entre sarcasmes et désillusion. Symbole
de tous les excès de la Première République mise à bas par l’opération
Mani pulite, l’ancien président du Conseil Giulio Andreotti est ici brocardé
lors du carnaval de Viareggio en Toscane.
et 2012. Dirigé par l’humoriste Beppe Grillo, qui
a fait de la critique tous azimuts de la « vieille
politique », de la célébration des vertus participatives d’Internet et de l’écologie ses principaux
chevaux de bataille, le mouvement a souvent
dépassé les 10 % et ses candidats néophytes l’ont
emporté dans plusieurs communes, dont Parme.
Le mouvement se distingue aussi par son refus
de conclure des alliances électorales et de s’aligner sur le clivage droite-gauche.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
27
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Bipolarisation et fragmentation
de l’offre partisane
Adopté le 4 août 1993 à la suite d’une
vaste campagne référendaire et appliqué pour
la première fois lors des élections législatives
de 1994, le mode de scrutin de type majoritaire 4
a convaincu les états-majors politiques de former
des coalitions préélectorales. L’agrégation
de partis aux parcours, aux identités et aux
programmes pour le moins hétérogènes n’est pas
allée sans tensions, mais ces cartels litigieux ont
contribué à la transformation d’un jeu politique
qui ne connaissait que les coalitions gouvernementales post-électorales.
Persistance de trois pôles
Le scrutin de 1994 a vu l’offre s’articuler
autour de trois pôles : un pôle de droite (le Pôle
des libertés et du bon gouvernement) à géographie variable formé par Forza Italia, l’Alliance
nationale (au centre et au sud du pays), la
Ligue du Nord (au Nord) et le Centre chrétiendémocrate ; un pôle de gauche (Alliance des
progressistes) dominé par les ex-communistes du
Parti démocrate de la gauche et un pôle centriste
(le Pacte pour l’Italie) majoritairement composé
d’anciens démocrates-chrétiens. La rapide
marginalisation de ce dernier a été à la fois une
cause et un effet de la polarisation de la confrontation politique autour d’un axe droite-gauche.
Depuis, l’alternance entre une coalition de
centre-droit et une coalition de centre-gauche
s’est vérifiée en 1996, 2001, 2006 et 2008, avec
un renversement des rapports de force électoraux
en cours de législature lors des consultations
locales, évolution qui se confirme lors des législatives et empêche la reconduction de la majorité
sortante. La pérennisation de cette alternance a
rapproché l’Italie de la plupart des démocraties
occidentales et constitue la plus grande innovation de la IIe République.
Si les noms de ces deux grandes coalitions ont changé – le Pôle des libertés et du bon
gouvernement devient la Maison des libertés, les
Progressistes cèdent la place à L’Olivier puis à
l’Union –, cette logique bipolaire s’est renforcée
avec le ralliement de la Ligue du Nord au centredroit et a culminé durant la longue et virulente
campagne électorale de 2001 entre deux blocs
antagonistes qui ont presque monopolisé l’offre
partisane et les suffrages avec 89 % des voix.
Cette polarisation a décliné à partir de 2006
et l’adoption d’un mode de scrutin de type proportionnel avec prime de majorité qui a incité une
partie des héritiers de la Démocratie chrétienne
et du Movimento Sociale Italiano à sortir de la
coalition berlusconienne et à revendiquer un
espace autonome, au centre du jeu politique, le
Troisième pôle (Terzo Polo). Lors des élections
locales de 2011, ce dernier contestant le bipolarisme et regroupant l’Union du centre, les finiens
de Futuro e Libertà per l’Italia et l’Alleanza per
l’Italia de l’ancien maire de Rome Francesco
Rutelli, n’a pas obtenu de bons résultats, les rares
victoires étant limitées au sud du pays. Mais ses
protagonistes, qui se sont alliés avec le PDG de
Ferrari, Luca Cordero di Montezemolo et en
appellent à une IIIe République, pensent pouvoir
faire pencher la balance lors des législatives
prévues début 2013.
Limites de la dynamique bipolaire
Contrairement à ce qu’imaginaient la
plupart des analystes au début des années 2000,
la bipolarisation n’a donc pas abouti au bipartisme, les deux coalitions ne parvenant pas à
absorber leurs éléments et laissant même la
place à un troisième pôle. En outre, le nombre
de partis représentés au Parlement a augmenté
(une vingtaine), une situation amplifiée par
le remboursement public très généreux des
dépenses électorales 5.
Cette manne providentielle (500 millions
d’euros par an en moyenne) encourage la
création de petites formations qui se font et se
défont rapidement. Ces partitini fondés par
quelques parlementaires, et dont plusieurs sont
5
4
Il prévoit des élections législatives à un tour, avec 75 % des
sièges attribués au scrutin majoritaire (circonscriptions uninominales), les 25 % restants à la proportionnelle dans un scrutin de
liste avec un pourcentage minimum à atteindre de 4 %.
28
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
206 millions d’euros en 2008 pour Peuple de la liberté dont les
dépenses se montaient à 68 millions, 180 millions pour le Partito
Democratico pour 18 millions de dépenses. Voir Cristiano Lucchi
et Gianni Sinni, Autopsia della politica italiana, Nuovi Mondi,
Modène, 2011.
financés par S. Berlusconi,
brouillent la clarté des débats.
À cet t e prol i férat ion de
partis, il convient d’ajouter
la multiplication des listes
civiques lors des élections
locales (régionales, provinciales et municipales). Le jeu
politique voit donc coexister
une dynamique bipolaire,
en déclin depuis 2006, et
une tendance persistante à la
fragmentation et à la mobilité
de l’offre partisane.
Né en 2009, le Mouvement
5 étoiles (M5S) est un
rassemblement de type libertarien,
promouvant l’e-democracy et la
démocratie participative, qui a créé
la surprise lors de plusieurs scrutins
locaux récents. Ici, son fondateur
et leader, l’humoriste Beppe Grillo,
en meeting à Palerme.
Un mode de domination
de type charismatique ?
Pour nombre d’observateurs, la personnalisation de la
compétition politique constitue
l’une des grandes innovations
de la IIe République. Très vite,
l’emprise berlusconienne a
laissé croire qu’un mode de
domination de type charismatique, que les constituants
de 1947 avaient voulu éviter
en empêchant toute concentration du pouvoir, revenait un
demi-siècle après Mussolini.
S’inspirant du « décisionnisme » défendu dans les
années 1980 par son mentor
B. Craxi (PSI), S. Berlusconi
conçoit en effet son parti comme son patrimoine,
centre ses campagnes et l’action gouvernementale sur sa personne, occupant de la sorte une
position focale. Depuis 1994, la polarisation
droite-gauche se résume souvent à un clivage
entre pro et anti-Berlusconi. La très grande disparité de ressources (financières, médiatiques)
entre le magnat et ses concurrents a changé la
donne, consolidant la croyance en l’importance
© Andrea Porcarelli
L’apparente
personnalisation
de la compétition
décisive de l’argent et des médias dans l’affrontement politique.
À cette marchandisation de la compétition
électorale a correspondu une ploutocratisation
de la vie politique, le nombre de détenteurs de
grosses fortunes ayant beaucoup augmenté au
Parlement et au gouvernement, où les dirigeants
d’entreprise ont fait une percée remarquée,
tandis que de riches entrepreneurs accédaient à la
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
29
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
tête d’exécutifs locaux. Il en a également résulté
une forte homogénéisation de l’offre politique
que n’a pas entravée la féminisation du personnel
(21 % des députés en 2008).
Centralité du président du Conseil
Ce changement de type de leadership
n’a pas signifié la fin du régime parlementaire, mais le président du Conseil y occupe
une position beaucoup plus centrale, en termes
d’autorité sur ses ministres, d’impulsion des
politiques publiques et de visibilité médiatique.
Les campagnes des élections législatives s’organisent autour des prétendants à la présidence du
Conseil, puis le gouvernement se présente en
gouvernement de législature censé appliquer un
programme présenté comme un contrat passé
avec les électeurs. Son chef fait figure de leader
national, il se veut plus « Premier ministre » que
« président du Conseil ». Si le pouvoir exécutif
semble avoir pris le dessus sur le Parlement et
sur les partis, comme paraissent l’indiquer la
longévité inédite des équipes gouvernementales 6 et l’usage croissant des décrets, cet ascendant dépend étroitement des rapports de force
politiques et des ressources du titulaire du poste.
Jusqu’en 1992, la stabilité des résultats
électoraux et la restriction de l’aire gouvernementale à cinq partis faisaient que la composition et le sort du gouvernement, lequel durait
moins d’un an en moyenne, dépendaient assez
peu des élections. Par la suite, l’élection importe
beaucoup plus dans la désignation des gouvernants, le nom du candidat à la présidence d’un
pouvoir exécutif figure sur le bulletin de vote et
fait donc l’objet de tractations préélectorales entre
les partis. Cette personnalisation est un processus
collectif auquel contribuent aussi les instituts de
sondage et les médias en général, qui y ont gagné
en influence. Elle se vérifie aussi au niveau
local avec l’adoption dès 1993 d’un mode de
scrutin majoritaire uninominal à deux tours pour
les élections municipales, puis l’élection directe
des présidents des provinces et des régions.
6
1 412 jours (près de quatre ans) pour le 2 e gouvernement
Berlusconi (2001-2005), ce qui en fait le plus long de l’histoire
de l’Italie républicaine, 1 287 jours pour le 4e gouvernement
Berlusconi (2008-2011), deuxième plus long, et 1 093 jours pour
le 1er gouvernement Prodi (1996-1998), le quatrième plus long.
30
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Un autre indice de cette personnalisation
tient dans les écarts parfois très marqués entre
le score des candidats et celui de leur parti. En
mai 2012, Flavio Tosi, le maire léguiste de
Vérone, est réélu dès le premier tour avec 57 %
des voix alors que la Ligue du Nord doit se
contenter de 10 %. À Palerme, Leoluca Orlando
accède pour la quatrième fois au poste de maire
avec 72 % des voix au second tour alors que le
score de son parti, l’Italie des Valeurs, n’excède
pas les 5 % au niveau national.
Le règne des primaires
À la fois produit et vecteur de cette personnalisation, les primaires se sont généralisées
au centre-gauche depuis 2004, tant pour les
élections locales et législatives que pour le poste
de secrétaire national du Partito Democratico.
Ce nouveau mode de désignation des candidats
constitue à la fois un moyen de distinction dans
un contexte de rapprochement des programmes
électoraux, une profession de foi participative et
un moyen de mobiliser les troupes et d’intéresser
les médias avant la campagne. Ces primaires,
qui en 2005 ont promu Romano Prodi candidat
de l’Union à la présidence du Conseil après
la participation de 4,3 millions de sympathisants, peuvent toutefois réserver des surprises,
puisque plusieurs consultations ont montré que
le candidat à l’investiture soutenu par la majorité
des dirigeants du parti pouvait être battu. Les
primaires au sein du centre-gauche en vue des
élections législatives de 2013 ont vu la victoire au
second tour du secrétaire du Partito Democratico
Pier Luigi Bersani (60 % des 2,8 millions de
suffrages) qui l’a emporté sur le jeune maire
de Florence Matteo Renzi. Le Peuple de la
liberté devait pour la première fois organiser des
primaires, mais celles-ci ont été annulées après
que S. Berlusconi eut annoncé en décembre 2012
son intention de briguer la présidence du Conseil
pour la sixième fois consécutive.
Dans ce mouvement de personnalisation
et de bipolarisation, en partie assimilable
à une américanisation – « gouverneur »,
« bi-partisan », « authority », « election day »,
nombre de nouveaux totems proviennent d’outreAtlantique –, les législatives prennent la forme
de duels (Berlusconi/Prodi en 1996 et 2006,
Berlusconi/Rutelli en 2001, Berlusconi/Veltroni
en 2008). Le centre-droit se révèle à ce point
dépendant de son leader qu’une fragilisation de
ce dernier le désorganise complètement et qu’un
recours aux « techniciens » s’impose comme une
solution, notamment parce qu’il bénéficie du
soutien du président de la République.
Gouvernements techniciens
et vacance du leadership
En 1993, la chute du gouvernement de
Giuliano Amato, décimé par la mise en examen
de sept ministres, intervient dans un contexte de
crise politique et économique. Face à des partis
délégitimés par les scandales en série, le président de la République, Oscar Luigi Scalfaro,
parvient à piloter en un temps record la formation d’un gouvernement de techniciens présidé
par le gouverneur de la Banque centrale Carlo
Azeglio Ciampi. Le « gouvernement des professeurs » ne compte alors aucun parlementaire.
Cette situation se reproduit début 1995
après la chute du premier gouvernement
Berlusconi : Lamberto Dini, qui vient également
de la Banque d’Italie, dirige un autre gouvernement de techniciens. Après deux législatures
allant à leur terme, l’une dominée par le centregauche (1996-2001), l’autre par le centre-droit
(2001-2006), la plupart des acteurs tablaient sur
une consolidation de la IIe République, estimant
que le recours aux techniciens appartenait désormais au passé.
En 2011, la crise économique et financière aggrave l’affaiblissement de S. Berlusconi
à la tête de son 4 e gouvernement 7. Poussé à
la démission, il cède la place à Mario Monti,
ancien recteur de l’université privée milanaise
Bocconi, nommé président du Conseil à l’issue
d’une courte phase de consultations menée
par le président Giorgio Napolitano. Ancien
commissaire européen au Marché intérieur
puis à la Concurrence, membre de plusieurs
réseaux de pouvoir (Bilderberg, Trilatérale,
cercle Bruegel), consultant de Goldman Sachs
et de Moody’s, Monti passe pour un agent des
« pouvoirs forts » 8.
L’incertitude institutionnelle
Une stabilisation précaire
Depuis 1994, deux législatures sur cinq
sont allées à leur terme, la stabilisation du jeu
politique s’avère donc relative. Le gouvernement
reste un gouvernement de coalition à la merci
des ruptures d’alliance entre partenaires, ce
que rappellent les chutes du premier et du
quatrième gouvernement Berlusconi et des deux
gouvernements Prodi.
Conflits d’intérêts
L’ampleur des ressources économiques
et politiques à la disposition de S. Berlusconi a
longtemps cimenté la coalition de centre-droit.
Cette encombrante présence a aussi puissamment alimenté une certaine radicalisation
de la confrontation politique 9, la plupart des
polémiques portant sur des enjeux directement
liés aux intérêts du Cavaliere, de la « question
judiciaire » à la quarantaine de lois sur mesure
(dites ad personam), allant de la dépénalisation
de la falsification de bilan à la loi sur le secteur
audiovisuel.
Depuis 1994, le système politico-institutionnel s’avère lourdement influencé par
ce conflit d’intérêts, d’autant que le principal
intéressé est fréquemment sorti de son rôle
institutionnel, n’hésitant pas à se lancer dans
des diatribes contre l’opposition et la magistrature. Les présidents de la République successifs, le démocrate-chrétien Oscar Luigi Scalfaro
(1992-1999), le « technicien » Carlo Azeglio
Ciampi (1999-2006) et l’ex-communiste Giorgio
Napolitano (2006-2013) ont tenté de gérer
ces tensions en usant de leurs prérogatives, du
pouvoir de dissolution du Parlement à celui de
nomination du président du Conseil, et autres
marges de manœuvre.
8
7
Hervé Rayner, « Les élections locales partielles de mai 2011 en
Italie et l’affaiblissement du leadership berlusconien », Pôle Sud,
n° 35, décembre 2011, p. 145-155.
Claudio Bernieri, Il sacro Monti, il bocconiano in loden al
commando, Mind Edizioni, Milan, 2012.
9
À ne pas surinterpréter toutefois, puisque nombre de lois sont
votées par une majorité « bipartisane ».
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
31
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Décevant les attentes qui prévalaient
dans les années 1990, la IIe République n’a pas
débouché sur la refonte des institutions tant
de fois annoncée. Le débat entre partisans et
adversaires d’un système semi-présidentiel à la
française a tourné court, comme en témoigne
l’échec de la commission parlementaire
pour les réformes constitutionnelles (dite
bicamérale) en 1997-1998, paralysée par des
vetos et des volte-face frôlant le sabotage. La
faible institutionnalisation de la IIe République,
un régime dont le texte de référence reste la
Constitution de 1947, relève ainsi en partie
de l’inconsistance des options stratégiques
proposées par les principaux protagonistes.
Démobilisation partisane
Si ce n’est la multiplication des autorités
– de l’Autorité pour la protection des données
personnelles à l’Autorité garante pour le contribuable vis-à-vis du fisc et de la bureaucratie –
dont les règles sont continûment redéfinies, les
réformes institutionnelles ont donc été limitées.
Les mobilisations externes au secteur politique,
si puissantes durant la crise de la Première
République, ont en outre beaucoup perdu
en puissance. Entre 1997 et 2009, aucun des
24 référendums n’a atteint le quorum nécessaire,
un taux de participation supérieur à 50 %. Dans
ce contexte de démobilisation, le jeu politique
a regagné en autonomie. Le financement public
des partis, qui en 1993 avait été abrogé par
référendum (par 95 % des voix), a très vite été
réintroduit sous l’appellation de « remboursement des dépenses électorales ».
L’activité politique est redevenue une
affaire circonscrite au Palazzo et à son extension
télévisuelle tandis que les partis, dont les effectifs militants ont beaucoup diminué, sont nettement moins ramifiés dans la société que dans les
années 1960-1970. Rarement le jeu parlementaire n’avait autant pris l’allure d’une foire aux
intérêts, des intérêts de moins en moins collectifs. Signe d’une discipline partisane réduite,
nombre de parlementaires changent de groupe
en cours de législature (13 % des députés en
mars 2011, après moins de trois ans de mandat),
un phénomène qui concourt à la faible lisibi32
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
lité du jeu politique. Dans les conversations
courantes, la classe politique, la plus nombreuse
et la mieux rémunérée en Europe, est devenue
« la caste » 10 et cette forme de dénonciation,
tantôt résignée tantôt combative, a regagné en
intensité avec la crise économique et la multiplication des scandales.
Des scandales en série
Après la phase convulsive des premières
années de l’opération Mains propres, les
scandales ont eu tendance à retomber, les magistrats instructeurs de Milan ont perdu une bonne
part de leurs soutiens. Le nombre de plaintes
concernant la corruption a nettement diminué
tout comme le nombre de condamnations, passé
de 1 700 en 1996 à 223 en 2010. Les acteurs se
sont pliés à ce qu’ils voyaient comme un climat
moins favorable à la poursuite de ces délits : les
pratiques à la base de la corruption et du clientélisme sont redevenues peu risquées 11.
Ce contexte a cependant évolué à partir
de 2010 : le président du Conseil Berlusconi
est alors confronté à de nombreuses révélations
à l’origine de scandales sexuels, mais aussi à
des affaires de fraude fiscale et de chantage.
Parallèlement, des collaborateurs de justice
(des « repentis ») désignent Silvio Berlusconi et
son principal collaborateur Marcello Dell’Utri
comme les commanditaires de la campagne
d’attentats meurtriers de 1992-1993 perpétrée
par Cosa Nostra. Les affaires de détournement
de fonds publics se multiplient, touchant tour
à tour le deuxième groupe industriel du pays
(Finmeccanica), le conseil régional de Lombardie
et celui du Latium (majorité de centre-droit), la
Ligue du Nord et l’Italie des Valeurs, les secteurs
bancaire et sanitaire (succession de banqueroutes
frauduleuses), etc.
10
La Caste est le titre d’un ouvrage sur les privilèges des
politiques, signé par deux journalistes et vendu en 2007 à plus
d’un million d’exemplaires. Sergio Rizzo, Gian Antonio Strella,
La Casta. Cosí i politici italiani sono diventati intoccabili [La
Caste. Comment les politiciens italiens sont devenus intouchables], Rizzoli, Milan, 2007.
11
Hervé Rayner, « Clientélisme et corruption », in Marc Lazar
(dir.), L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Fayard-CERI,
Paris, 2009, p. 93-104.
Ces révélations sont cette fois relayées par
d’importantes mobilisations – retour de vastes
manifestations féministes, protestations du
mouvement Viola, campagne référendaire victorieuse, montée en puissance du M5S – et ces
scandales affectent les calendriers institutionnels
– élections anticipées suite aux démissions d’exécutifs municipaux, provinciaux et régionaux – et
les rapports de force électoraux 12. C’est dans
ce climat que le président Napolitano a chargé
Mario Monti de mettre en place un gouvernement d’urgence, composé de « techniciens »
censés être à l’abri des poursuites judiciaires et
parer à la crise économique.
●●●
Italie :
quelques indicateurs statistiques
Superficie : 301 336 km2
Population : 60,6 millions d’habitants (2012)
Densité : 201 habitants/km2 (2012)
Taux d’accroissement naturel : - 0,6 ‰ (estimations 2011)
Taux de natalité : 9,1 ‰ (estimations 2011)
Taux de mortalité : 9,7 ‰ (estimations 2011)
Taux de mortalité infantile : 3,2 ‰ (estimations 2011)*
Espérance de vie à la naissance (estimations 2011) :
– hommes : 79,4 ans
– femmes : 84,5 ans
Indice de vieillesse : 144,5 (estimations 2011)
Alors que nombre d’observateurs estimaient que la fin de la guerre froide et l’intégration européenne allaient « normaliser le
système », la IIe République a déçu. La phase
d’incertitude qui s’est ouverte depuis l’affaiblissement de S. Berlusconi en 2011 ressemble à
celle qui prévalait en 1993 : scandales en série et
perte de crédit des principales forces politiques,
pression des milieux financiers internationaux,
crise économique. Le jeu politique, aux règles
floues et mouvantes, est en voie de déstructuration. La confusion est telle que les acteurs peinent
à savoir qui domine ou à identifier leurs propres
intérêts : qu’il s’agisse du maintien du gouvernement Monti, du calendrier électoral – les
législatives puis la présidentielle sont prévues
au printemps 2013 –, de la réforme du mode de
scrutin, de l’offre électorale et même de l’organisation territoriale du pays. Ainsi, le décret
prévoyant la diminution de moitié du nombre de
provinces – de 110 à 51 – pourrait ne pas survivre
à la démission du gouvernement Monti annoncée
le 8 décembre 2012 après le retrait du soutien
du Peuple de la liberté au Parlement. Ce revirement, lié à la candidature de Silvio Berlusconi
à un nouveau mandat de président du Conseil,
modifie le calendrier, avec des élections législatives anticipées en février 2013.
12
Hervé Rayner, « Les élections municipales de mai 2012 en
Italie : une phase de désobjectivation du jeu politique ? », Pôle Sud,
n° 37, 2012, p. 167-172.
PIB total : 1 579 milliards d’euros (2011)
PIB par habitant : 26 002 euros (2011)
Taux de chômage : 10,7 % (2012)
Taux d’inflation : 2,7 % (2011)
Coefficient de Gini : 31,2 (2010)
Indice de développement humain : 0,874 (24e rang sur
187 pays, 2011)**
Sources : Istat sauf *Eurostat et **PNUD.
La campagne électorale a dès lors
commencé, mais ses acteurs doutent de la
stratégie à suivre. Fin octobre 2012, les résultats de l’élection régionale en Sicile ont alerté
des compétiteurs désorientés : le Mouvement
5 étoiles (M5S) est arrivé en tête et, pour la
première fois dans un scrutin de cette importance, le taux d’abstention a dépassé les 50 %.
La plupart des dirigeants politiques redoutent
qu’aucune majorité ne se dégage des prochaines
élections. Certains envisagent d’ores et déjà
une coalition post-électorale prolongeant le
mandat de M. Monti, un retour rapide aux urnes
après un changement de loi électorale ou une
nouvelle constituante, soit une phase d’incertitude qui autorisera de nouvelles stratégies
et des coups inédits. Réactivant la croyance
en « l’anomalie italienne », ces anticipations
sanctionnent la faible institutionnalisation de la
IIe République. ■
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
33
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les relations franco-italiennes depuis le XIXe siècle
Voisines, la France et l’Italie partagent de nombreuses
similitudes culturelles, religieuses ou politiques. On
pourrait donc imaginer que leurs relations aux XIXe
et XXe siècles furent, sinon harmonieuses du moins
marquées par une entente diplomatique et par une
connaissance réciproque satisfaisante. Or, si des phases
de rapprochement ont existé, elles ont alterné avec des
périodes de tension diplomatique dont l’une déboucha
sur un conflit armé. Et si les échanges culturels et migratoires ont été intenses, ils n’ont pu empêcher stéréotypes, incompréhensions et ressentiments de prendre
corps et de parasiter le regard porté par l’un sur l’autre.
De l’unité italienne aux tensions
diplomatiques de la fin du XIXe siècle
Dans les premières décennies du XIXe siècle, l’Italie n’est
encore qu’une « expression géographique ». Les patriotes
italiens cherchent à réaliser le Risorgimento, une aspiration influencée par les idéaux de 1789 et considérée
comme légitime par tous ceux qui, en France, se réclament de l’héritage de la Révolution (libéraux, républicains). Le sentiment national est aussi une conséquence
de la présence française en Italie entre 1796 (première
intervention de Bonaparte) et 1815 : des territoires ont
alors été annexés (du Piémont jusqu’à Rome), d’autres
transformés en États vassaux (royaumes d’Italie et de
Naples). Lui-même favorable au principe des nationalités, ayant dans sa jeunesse milité aux côtés de républicains italiens, Napoléon III choisit d’intervenir aux côtés
du Piémont-Sardaigne de Victor-Emmanuel II contre
l’Autriche pour réaliser l’unité de l’Italie en 1859 et 1860.
Les victoires des Franco-Piémontais ouvrent la voie à la
constitution du royaume d’Italie proclamé en mars 1861.
Ayant obtenu du Piémont la cession de la Savoie et du
comté de Nice (1860), Napoléon III retire toutefois son
armée alors que l’unité territoriale demeure inachevée.
Surtout, pour contenter des catholiques français qui lui
reprochent son intervention, le pape ayant refusé l’Unité,
il envoie des troupes défendre Rome et empêcher son
rattachement à l’Italie.
Après la chute du Second Empire en 1870 – le retrait des
soldats français a permis à l’Italie de prendre Rome –,
les relations franco-italiennes se détériorent. Les
34
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
desseins de l’Italie – revendication d’un rôle européen et
international – se heurtent aux intérêts des puissances
installées, France et Grande-Bretagne. Les tensions
sont vives lorsque la France impose son protectorat
sur la Tunisie (1881) que convoite également l’Italie,
puis dans les années 1887-1896 lorsque Francesco
Crispi, ministre des Affaires étrangères et président du
Conseil, mène une politique ouvertement impérialiste
et germanophile ; en outre, un conflit douanier oppose
alors les deux pays. C’est en 1902-1903 seulement
que se dessine un rapprochement diplomatique. Si
l’Italie demeure ensuite l’alliée des Empires allemand et
austro-hongrois, elle reste en dehors du premier conflit
mondial jusqu’en mai 1915 avant de s’engager aux
côtés de l’Entente (France, Grande-Bretagne, Russie).
Le temps des malentendus
Alors qu’en Italie la France est perçue par les nationalistes comme un pays décadent dont la condescendance
irrite, les dernières décennies du XIXe siècle accréditent
l’idée, côté français, d’une ingratitude italienne à l’endroit
de la France, jugée bien mal récompensée de son aide
à la réalisation de l’Unité. Les stéréotypes à propos des
Italiens sont véhiculés par les récits que des voyageurs
français publient à leur retour d’Italie. Attachés au patrimoine historique du pays, attirés par la douceur du climat,
pour certains (les pèlerins) hostiles à l’État italien en conflit
avec le Vatican, ils valorisent une « Italie éternelle » tout
en se montrant sévères à l’égard de la politique du pays
et dubitatifs à l’égard de la culture contemporaine qui est
méprisée. Quant aux habitants, ils sont absents du tableau
ou présentés sous des traits caricaturaux : obséquieux
quand ils accueillent les voyageurs, malhonnêtes, oisifs
lorsqu’ils sont pauvres et pratiquent la mendicité.
Ces stéréotypes sont relayés par ceux que forgent
les Français au contact de l’immigration italienne 1.
Présentés comme voleurs, bruyants et sales, les Italiens
sont aussi soupçonnés d’accepter de bas salaires et
de prendre le travail des Français. Les émeutes antiitaliennes (à Marseille en 1881, à Aigues-Mortes
en 1893) traduisent alors l’hostilité d’une partie de
1
Le nombre maximum d’Italiens (808 000) résidant en France est
atteint en 1931.
l’opinion française à l’endroit des Italiens et les difficultés de leur intégration.
L’expérience commune de la Grande Guerre renforce
cependant la fraternité d’arme franco-italienne. Mais
la victoire a un goût amer pour l’Italie, ses revendications territoriales n’étant pas toutes satisfaites 2. Les
nationalistes brandissent le thème de la « victoire
mutilée » repris par le fascisme parvenu au pouvoir
en 1922. Certes, jusqu’en 1935, Mussolini demeure
relativement prudent, cherchant surtout à tirer profit
d’une politique d’équilibre entre les puissances. Mais
son révisionnisme, ses projets de domination en
Méditerranée et son impérialisme colonial fragilisent
l’ordre européen et gênent la France. En 1935-1936, la
conquête de l’Éthiopie, condamnée par la Société des
Nations (SDN), l’incite à opérer un rapprochement avec
l’Allemagne, concrétisé fin 1936 par la formation de
l’Axe Rome-Berlin. Aux tensions diplomatiques francoitaliennes succède un affrontement militaire lorsque
Mussolini engage l’Italie dans la guerre, le 10 juin 1940.
Vécue comme un « coup de poignard dans le dos » par
des Français anéantis par la déroute face à l’Allemagne,
cette intervention contribue à raviver l’idée d’une duplicité voire d’une trahison italienne.
Vers des relations apaisées et une
meilleure connaissance réciproque ?
Dans ces conditions, les rapports entre les deux pays à
la Libération demeurent méfiants. La Résistance italienne
et sa contribution à la victoire commune sont méconnues en France. Aussi est-ce un désir de revanche que
manifeste le Gouvernement provisoire de la République
française présidé par de Gaulle : après l’occupation du
val d’Aoste (mai 1945), il revendique des rectifications
de la frontière alpine que le traité de paix de 1947, sévère
pour l’Italie, lui accorde. Toutefois, la guerre froide permet
à l’Italie de réintégrer rapidement la scène internationale
en adhérant, aux côtés de la France, à l’Alliance atlantique (1949), puis en signant les traités fondateurs de la
construction européenne en 1951 et 1957.
Si les représentations d’une Italie éternelle continuent
à alimenter les récits de voyageurs français, certains
secteurs de l’intelligentsia de gauche sont résolument
italophiles. Admirateurs du Parti communiste italien et
2
Contrairement aux promesses faites pendant la guerre, l’Italie
n’obtient ni la côte dalmate, ni de compensation coloniale
en Afrique.
du marxisme que l’œuvre d’Antonio Gramsci a contribué
à enrichir, ou bien attirés par l’expérience du parti
d’Action 3 qui tente de concilier socialisme et liberté,
nouant des amitiés dans les milieux culturels, ces intellectuels accueillent également avec enthousiasme la
culture néoréaliste alors en plein essor. Les films de
Roberto Rossellini ou de Vittorio De Sica, les romans
d’Elio Vittorini ou de Carlo Levi contribuent à renouveler l’image des Italiens en France 4. Les stéréotypes
traditionnels disparaissent au profit de représentations
montrant les Italiens résistants et courageux, dignes
dans la souffrance et la misère, humanistes. Si le filon
néoréaliste se tarit à la fin des années 1950, le cinéma
italien connaît en France un succès croissant dans les
années 1960-1970, porté par les œuvres d’une génération de grands réalisateurs comme Federico Fellini ou
Luchino Visconti, le courant du cinéma politique et celui
de la comédie satirique. Après avoir eu du mal à percer,
la littérature contemporaine obtient une reconnaissance
progressive en France jusqu’à devenir, à partir de la fin
des années 1970, la vitrine de la culture italienne.
Il convient cependant de rester lucide : force est de
constater qu’une partie de l’univers culturel, la vie politique
– la crise de la république dans les années 1990, ou le
berlusconisme, notamment, ont souvent été mal compris –,
ainsi que les questions de société ou la langue italienne
demeurent largement méconnues. Les divergences à
propos de la « doctrine Mitterrand » – l’ancien président
s’était engagé en 1985 à accorder l’asile politique aux
activistes de gauche italiens réfugiés en France qui ont
renoncé à leurs engagements –, dont l’affaire Battisti
en 2005-2007 est l’une des conséquences, constituent
une source d’autres malentendus franco-italiens. Ceci – là
n’est pas le moindre des paradoxes – en dépit du déferlement d’un tourisme de masse depuis les années 1960 et
alors que l’Italie est le deuxième partenaire économique
de la France.
Olivier Forlin *
* Maître de conférences en histoire contemporaine, université
Pierre-Mendès-France, Grenoble.
3
Créé dans la Résistance en 1942, dissous en 1947, le parti se
réclame de l’héritage du révolutionnaire Giuseppe Mazzini (il créa
un parti d’Action en 1853) et du mouvement antifasciste Justice et
Liberté fondé en 1929 par Carlo Rosselli.
4
Sur le cinéma néoréaliste italien et sa contribution au retour sur la
scène internationale de l’Italie, voir l’article de Jean A. Gili, « Le
cinéma néoréaliste et l’image de l’Italie après 1945 : perceptions
françaises », Questions internationales, n° 41, janvier-février 2010,
p. 110-118.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
35
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Du miracle économique
à la stagnation
Céline Antonin *
* Céline Antonin
est économiste à l’Observatoire français
des conjonctures économiques (OFCE) et
Longtemps associée au « miracle économique » de
l’après-guerre, l’Italie offre désormais l’image d’un pays
désenchanté, englué dans une croissance molle et lesté
par le poids de son endettement public. La crise européenne a
fait ressortir les faiblesses structurelles du pays à l’origine de son
endettement public colossal et de son déficit de croissance depuis
vingt ans. L’arrivée au pouvoir de Mario Monti, fin 2011, et la politique
volontariste qu’il a menée après sa prise de fonctions ont néanmoins
été saluées, d’autant que le pays dispose d’atouts considérables
qui ne demandent qu’à être valorisés.
maître de conférences à Sciences Po Paris.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale,
l’Italie a connu une période de boom économique, avec une très forte croissance de la
production industrielle – près de 6 % par an
entre 1950 et 1960 – qui a assuré la transformation de son économie essentiellement agricole
en véritable puissance industrielle. Fortement
affectée par le choc pétrolier de 1973, l’économie
italienne a retrouvé la croissance dans la seconde
moitié des années 1980 par le biais d’une tertiarisation accrue, mais au prix d’un endettement
spectaculaire et d’un dérapage des comptes
publics. Avec la crise monétaire de 1992 et la
perspective de l’adhésion à l’euro, les gouvernements successifs ont alors sacrifié la croissance
sur l’autel de l’assainissement budgétaire, faisant
du pays la lanterne rouge de la croissance dans
les années 1990-2000.
L’Italie offre de nos jours l’image d’un
colosse aux pieds d’argile. Bien qu’étant la
dixième puissance économique mondiale, elle
doit assumer le service de sa dette publique
considérable, renchéri par la crise des dettes
36
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
souveraines en zone euro qui a placé le pays dans
la ligne de mire des marchés.
Une puissance économique
en crise
La dixième puissance économique
mondiale
En 2011, l’Italie est la dixième puissance
économique mondiale 1 et la troisième de la
zone euro – après l’Allemagne et la France.
Forte d’une population de 60,6 millions d’habitants, elle connaît néanmoins une démographie
déclinante, avec une fécondité de 1,4 enfant par
femme, et un vieillissement de sa population.
L’économie italienne est diversifiée,
mais la composante industrielle reste importante par rapport à celle de ses partenaires
européens (24,7 % de la valeur ajoutée et 23,7 %
1
Classement du FMI selon le critère du PIB en parité de pouvoir
d’achat, 2011.
© AFP / Carlo Hermann
L’écart de taux d’intérêt (spread) entre les
bons du Trésor italiens et allemands est
devenu un des thèmes récurrents de la vie
politique italienne. Un chocolatier napolitain
a récemment tourné en dérision la toutepuissance des agences de notation et les
hésitations des gouvernements en Europe.
de l’emploi). L’industrie italienne, essentiellement manufacturière (voir graphique)
– l’Italie est la cinquième puissance manufacturière mondiale –, est basée sur la fabrication de machines et d’équipements, le secteur
mécanique, la chimie, l’agroalimentaire et les
secteurs phares du made in Italy (textile, cuir
et habillement). Sur le plan agricole, l’Italie
est le plus grand producteur européen de riz,
de fruits et de végétaux et également le plus
grand producteur et exportateur mondial de vin.
C’est également une économie très tertiarisée
– les services représentent 73,2 % de la valeur
ajoutée et 70 % de l’emploi en 2011. Le secteur
du tourisme représente environ 8,6 % du produit
intérieur brut (PIB), l’Italie étant la cinquième
destination touristique mondiale.
Le capitalisme italien est un capitalisme
familial, avec des grands groupes emblématiques comme ENI (Ente Nazionale Idrocarburi),
Enel (Ente Nazionale per l’Energia Elettrica),
Fiat, Gestore dei Servizi Energetici (GSE),
Finmeccanica, et un large réseau de petites et
moyennes entreprises (PME) compétitives à
l’export, souvent regroupées au sein de districts
industriels. Ce capitalisme familial présente
des atouts, notamment la meilleure résistance
à la crise et la pérennité, mais également des
faiblesses, comme l’insuffisance de l’investissement en recherche-développement.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
37
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
La balance commerciale italienne est
déséquilibrée du fait de la grande dépendance
énergétique du pays. Les ressources minières de
la Péninsule sont en effet modestes et couvrent
à peine un cinquième de la consommation. Non
seulement l’Italie est très dépendante du pétrole
– qui représente plus d’un tiers de ses dépenses
énergétiques – et du gaz naturel, mais surtout elle
doit compter sans l’énergie nucléaire depuis le
référendum populaire de 1987 2.
Sur le plan géographique, l’une des principales caractéristiques de l’Italie est l’importance des disparités entre régions. On a souvent
coutume de découper le pays en trois zones :
– le Nord-Ouest (Piémont, Vallée d’Aoste,
Ligurie et Lombardie), situé autour du triangle
Milan-Turin-Gênes, très industriel et avec un
PIB par habitant de plus de 30 000 euros par an ;
Déficit public, dette publique
et charges d’intérêts en Italie
(1980-2011)
15
En % du PIB
En % du PIB
140
120
10
100
5
80
60
2010
2000
1990
1980
0
40
-5
Échelle
de gauche
Déficit public
-10
Déficit public primaire
(hors charges d'intérêts)
Échelle
de droite
20
Dette
publique
0
Exportations et importations
italiennes par secteur (2010)
En milliards de dollars
100
80
60
40
20
0
20
40
60
80
Mécanique
Chimie
Agroalimentaire
Automobile
Bois, papiers
Énergie
Électronique
Sidérurgie
Autres*
Métaux non ferreux
Exportations
Importations
* Bijoux, or non monétaire et produits non ventilés
Source : CEPII, base de données CHELEM-CIN,www.cepii.fr
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
– le Mezzogiorno, composé du Sud et des
îles (Abruzzes, Molise, Campanie, Pouilles,
Basilicate, Calabre, Sardaigne et Sicile),
marqué par un retard économique et un chômage
élevé, liés à un manque d’infrastructures et à une
économie souterraine importante ; le PIB par
habitant n’y est que de 17 400 euros par an, près
de moitié inférieur à celui du Nord-Ouest ;
– la « troisième Italie », au nord-est et au centre
(Trentin Haut-Adige, Vénétie, Frioul-VénétieJulienne, Emilie Romagne, Toscane, Ombrie,
Marches, Latium), où le PIB par habitant atteint
29 000 euros par an. Son émergence remonte à la
fin des années 1970 et le modèle de développement
diffère à la fois du Nord-Ouest et du Mezzogiorno.
Avec des pôles comme Venise, Bologne, Florence
ou Rome, cette région connaît un fort développement du tourisme et de l’industrie, notamment
à travers les districts industriels, majoritairement présents au centre et au nord-est du pays.
Ces districts sont caractérisés par la spécialisation
d’un territoire dans la fabrication d’une famille
particulière de produits et un tissu dense de PME.
Une crise spécifique
de la dette publique
La crise des dettes publiques dans la zone
euro, qui s’est traduite par l’augmentation des
taux obligataires des pays les plus fragiles, a
Charges d'intérêts
Sources : Banca d’Italia, Eurostat et calculs de l’auteur
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
38
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
2
La sortie du nucléaire civil a été confirmée par le référendum
du 13 juin 2011 au cours duquel plus de 90 % des votants se sont
opposés à la reprise du programme nucléaire civil italien.
PIB par habitant en Italie (2009)
En euros par an
34 250
29 500
24 800
18 900
16 500
Taux de chômage en Italie (2011)
En %
15,7
12,6
8,7
6,1
4
Découpage : régions
Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it
Discrétisation : moyennes emboîtées
Réalisé avec Philcarto, http://philcarto.free.fr
touché l’Italie à l’été 2010, faisant peser sur le
pays un risque d’« insoutenabilité » de la dette.
Il convient cependant de souligner la spécificité italienne parmi les pays de la zone euro :
contrairement à l’Espagne ou à l’Irlande, où
l’éclatement d’une bulle, dans un cas immobilière et dans l’autre financière, est responsable
de la crise budgétaire, l’Italie n’a pas connu de
bulle spéculative.
Les principales causes de la stagnation de
l’économie italienne sont le niveau trop élevé de
la dette publique et la politique de rigueur qu’elle
impose au pays depuis vingt ans. L’Italie paie de
nos jours les conséquences d’un laxisme budgétaire qui remonte aux années 1970-1980. Après
le miracle économique italien, avec un endettement inférieur à 40 % du PIB, l’Italie a mis
en place un État-providence généreux à partir
de 1969. En conséquence, la dépense publique
primaire a fortement progressé, passant de
30,4 % à 42,7 % du PIB entre 1970 et 1990, et le
nombre de fonctionnaires a plus que doublé. Au
lieu de financer ces mesures par une augmentation des prélèvements obligatoires, l’État a choisi
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po.
© Dila, Paris, 2012
de recourir à l’endettement. Tant que les taux
d’intérêt sur la dette sont restés bas, jusqu’au
début des années 1980, la dette publique a été
contenue. Mais, dans les années 1980, la Banque
centrale italienne a décidé d’augmenter ses taux
pour juguler l’inflation de 20 % et enrayer les
pressions à la baisse sur la lire. Cette hausse est
en partie responsable de l’explosion de la dette
publique, qui est passée de 56 % du PIB en 1980
à 122 % en 1994 3.
La crise de 1992 a marqué un tournant dans
l’histoire budgétaire du pays, avec la prise de
conscience du caractère insoutenable de la situation. À partir de cette date, dans la perspective de
l’adoption de l’euro, l’Italie s’est astreinte à un
assainissement de ses finances publiques, avec des
soldes primaires systématiquement excédentaires.
La hausse des dépenses est restée limitée, les
recettes fiscales ont augmenté et les privatisations
3
En septembre 2012, la dette publique italienne s’élève à
1 995 milliards d’euros, dont 1 670 milliards d’obligations. 59 %
de ces titres obligataires sont détenus par les Italiens, et 39 % par
des non-résidents (banques et fonds d’investissements étrangers).
Le reste de la dette italienne est constitué de prêts entre États et
de titres détenus par la BCE.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
39
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
ont été massives. À partir de 1995, lorsque les taux
d’intérêt ont diminué, cette politique a porté ses
fruits : la dette publique italienne a été ramenée de
122 % du PIB en 1994 à 104 % en 2007.
Suite à la crise financière de 2007, la
récession s’est installée en Italie depuis la
mi-2011 et les tensions sur la dette se sont
traduites par une hausse des taux obligataires.
La dette publique progresse mécaniquement,
malgré un solde primaire positif. La décision
de la Banque centrale européenne (BCE) de
lancer le programme OMT (Outright Monetary
Transaction) 4, le 6 septembre 2012, semble
avoir réussi à rassurer pour un temps les marchés.
L’Italie a alors vu son écart de taux avec l’Allemagne diminuer, ce qui lui a permis d’emprunter
sur les marchés obligataires à des taux plus bas.
Si cette baisse se poursuit, la charge de la dette
dans les années qui viennent devrait être allégée.
La récession italienne pousse à s’interroger sur les causes de la stagnation de l’activité. Certes, la dette publique apparaît comme le
principal frein à la croissance, car elle prive le
pays d’un outil de relance budgétaire qui aurait
pu se révéler très utile en période de crise. Ceci
étant, d’autres aspects structurels antérieurs à la
crise expliquent la stagnation d’activité, en particulier les problèmes de compétitivité.
Les contraintes structurelles
D’après le classement du World Economic
Forum, l’Italie occupe la 21e place (sur 27) en
termes de compétitivité. Dans la même veine,
d’après le rapport Doing Business 2013, l’Italie
occupe le 73e rang sur 185 pour les facilités qu’elle
offre à faire des affaires (le Royaume-Uni est 7e,
l’Allemagne 20e et la France 34e), le 84e rang pour
la création d’entreprise (le Royaume-Uni est 19e,
la France 27e et l’Allemagne 106e), et le 131e rang
4
Pour alléger les tensions du marché de la dette en zone euro, la
BCE s’est rapprochée de la ligne de la Réserve fédérale américaine (Fed) en s’engageant, le 6 septembre 2012, à acheter sur le
marché secondaire des obligations d’État de maturité allant d’un
à trois ans, sans fixer de limite quantitative à ces achats (quantitative easing). Cette mesure est conditionnée à une demande
d’aide auprès du Fonds européen de stabilité financière (FESF).
Même si l’Italie ne compte pas demander une aide, cette annonce
a détendu les taux obligataires sur l’Italie.
40
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
pour le paiement des impôts (le Royaume-Uni
est 19e, la France 27e et l’Allemagne 106e). Ces
chiffres médiocres démontrent que la compétitivité italienne est affectée par le poids de la bureaucratie, les obstacles légaux et non légaux à la
concurrence et par l’environnement fiscal.
L’Italie est caractérisée par une imbrication
des compétences nationales et régionales. Si
l’on prend l’exemple des stations-service, la
législation régionale limite la concurrence, ce qui
explique des prix de l’essence à la pompe plus
élevés que dans d’autres pays européens. L’État
reste en outre présent dans de nombreux secteurs
de l’économie (transports, énergie), et certaines
professions demeurent très réglementées
(avocats, notaires, chauffeurs de taxi…).
L’Italie est un pays où la pression fiscale est
élevée. Elle est de 45,2 % du PIB en 2012, selon
Confcommercio, contre 41,4 % en moyenne
dans les pays de la zone euro. La taxation fiscale
du travail compte parmi les plus élevées des pays
de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec le 6e rang
sur 31 en 2008, derrière la France. En matière
d’évasion fiscale et d’économie souterraine,
le pays se place juste après la Grèce, une situation qui tient à la fois à la pression fiscale et aux
lenteurs de l’administration. L’Italie est classée
ex aequo avec la Grèce pour les coûts de régularisation fiscale. Selon une étude de l’association
professionnelle Confartigianato, l’État affiche
une moyenne de 137 jours de retard dans le
paiement de ses fournisseurs.
Le niveau des dépenses brutes de
recherche-développement – qui est de 1,3 % du
PIB en 2010, soit la moitié de la moyenne des
pays de l’OCDE – nuit également à la compétitivité italienne, même si ce chiffre cache des situations disparates, les PME innovantes coexistant
avec beaucoup d’entreprises non compétitives à très faible productivité. L’investissement
public en recherche-développement est réduit, le
capital-risque est faible tout comme le nombre
de brevets déposés dans les jeunes entreprises 5.
5
En revanche, si l’on considère l’ensemble des entreprises, le
nombre de demandes de brevets place l’Italie au douzième rang
mondial en 2011.
Inégalités de revenus en Italie (2008)
Les plus modestes
Les plus riches
% de la population
de chaque région
appartenant aux
deux premiers quintiles
de revenu italien.
68
60,3
41,8
29,5
22
% de la population
de chaque région
appartenant aux
deux derniers quintiles
de revenu italien.
56,5
49,3
37,8
23,7
17
Découpage : régions
Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it
Discrétisation : moyennes emboîtées
Réalisé avec Philcarto, http://philcarto.free.fr
La compétitivité italienne est grevée par
les faiblesses structurelles du marché du travail,
avec un taux d’activité insuffisant, un taux de
chômage des jeunes élevé et une inadéquation
entre coût du travail et productivité. Le taux
d’activité des 15-64 ans, qui atteint 62,2 %, est
l’un des moins élevés de l’Union européenne,
particulièrement pour les femmes – seule une
femme en âge de travailler sur deux a un emploi.
Le taux de chômage des jeunes (15-24 ans) a
atteint 29 % en 2011, contre 20,6 % en moyenne
en zone euro. Quant au coût du travail, l’Italie
est la lanterne rouge des pays de l’OCDE pour
le taux de croissance de la productivité, ce qui
explique le recul du PIB par tête dans la Péninsule
depuis 1995. Alors que la productivité du travail
s’est améliorée dans tous les pays de l’OCDE
après la récession de 2009, elle a stagné en Italie
à un niveau inférieur à celui de 2000 en raison
tant d’un environnement peu propice à l’innovation et aux affaires que d’une insuffisance du
capital humain.
La faiblesse de la productivité du travail
ne s’est pas pourtant reflétée dans les salaires,
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po.
© Dila, Paris, 2012
qui ont continué à progresser pendant la crise,
conduisant à l’augmentation des coûts salariaux
unitaires. Après la Grèce, c’est en effet l’Italie
qui a enregistré la plus forte hausse des coûts
salariaux unitaires depuis 2000. Le taux de
change effectif réel de l’Italie s’est donc fortement apprécié, sous l’effet de la hausse des coûts
du travail, ce qui a nui à la compétitivité externe
et alimenté le déficit courant.
La détérioration de la compétitivité a
entraîné un déséquilibre de la balance commerciale, qui est déficitaire depuis 2005. D’autres
causes expliquent également cette dégradation,
accentuée dans la période récente, comme la
hausse des cours du pétrole survenue en 2008
et l’appréciation de l’euro. Au début des
années 1990, l’Italie concentrait plus de 6 % des
exportations mondiales selon le Fonds monétaire
international, un chiffre qui a reculé ensuite pour
s’établir à moins de 2 % en 2010. Elle est le pays
de la zone euro qui a le plus perdu de parts de
marché après la Grèce. Comme l’Italie exporte
près de 60 % de sa production vers la zone euro
(Allemagne et France en tête), elle est directeQuestions internationales no 59 – Janvier-février 2013
41
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
ment affectée par la contraction du commerce
extérieur en zone euro liée aux plans d’austérité
synchronisés.
Le tissu industriel de l’Italie est composé
majoritairement de petites et moyennes entreprises familiales : deux tiers des salariés
travaillent dans des entreprises de moins de
50 personnes. Alors que le modèle de « capitalisme familial » à l’italienne avait été encensé
dans les années 1980, il apparaît désormais
comme une source de rigidité et de faible performance économique. En effet, beaucoup d’entreprises familiales se révèlent sous-dimensionnées,
et investissent peu en recherche-développement.
En dépit de ces faiblesses, l’Italie possède également des atouts précieux.
Un nouvel espoir
pour l’Italie ?
Des atouts à exploiter
L’Italie dispose de plusieurs atouts, en
particulier le faible endettement des ménages
et des entreprises, la bonne santé relative de ses
banques et l’existence d’une longue tradition
industrielle.
La situation des ménages et des entreprises
financières est solide. Les ménages italiens sont
parmi les moins endettés de la zone euro. Les
engagements financiers représentent 48 % du
PIB italien, contre plus de 90 % en Espagne,
environ 70 % en Grèce et en France, et 65 %
en Allemagne. La richesse nette des ménages
italiens – y compris la richesse non financière – est la plus élevée des économies du G7
et équivaut à sept fois le revenu disponible, avec
un actif brut proche de 9 500 milliards d’euros.
Contrairement à l’Espagne ou à l’Irlande,
l’Italie n’a en effet pas été confrontée à l’éclatement d’une bulle financière ou immobilière.
Les ménages italiens étant relativement peu
exposés aux actifs à risque, la crise n’a pas eu
d’impact notable sur leur situation financière.
La situation des entreprises non financières est
également relativement sûre par rapport aux
pays fragiles de la zone euro, et proche de celle
de la France.
42
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Les banques étaient peu exposées aux
crédits subprime, et le système bancaire est assez
solide. Les banques italiennes font face, comme
celles des autres pays européens, aux difficultés
posées par l’intensification de la crise des dettes
souveraines et par le durcissement de l’environnement réglementaire – renchérissement des
coûts de financement, sélectivité du marché de
la dette bancaire… Depuis la mi-2011, elles sont
davantage dépendantes des liquidités émises par
la BCE, mais dans des proportions moindres que
les autres pays périphériques de la zone euro.
Sur le plan productif, l’Italie bénéficie
d’une longue tradition exportatrice et industrielle
– notamment par rapport à des pays comme
l’Espagne. Elle dispose d’atouts : la présence de
pôles de compétitivité (clusters) très développés,
le potentiel d’innovation et le nombre de brevets
industriels déposés.
Mario Monti : le sauveur d’un temps ?
Pour le président du Conseil Mario
Monti arrivé au pouvoir en novembre 2011,
le défi a consisté à stimuler la croissance tout
en engageant les réformes structurelles trop
longtemps écartées. Son objectif explicite s’est
articulé autour du triptyque rigueur budgétaire,
croissance et équité, que l’on peut également
dénommer austérité, flexibilité et lutte contre
l’évasion fiscale.
● Pour remplir son premier objectif de rigueur
budgétaire, l’une des premières mesures du
gouvernement Monti a été l’adoption du plan
d’austérité Salva Italia en décembre 2011,
chiffré à 63 milliards d’euros sur trois ans. Si
l’on y ajoute les plans d’austérité de juillet et
août 2011, ainsi que le décret-loi du 6 juillet
2012 sur la révision des dépenses publiques
(Spending review), on arrive à un total de
235 milliards d’euros d’économies à réaliser
entre 2011 et 2014. L’objectif est de revenir à un
quasi-équilibre des finances publiques dès 2013.
Pour y parvenir, les deux tiers des économies
devraient passer par la hausse des impôts (droits
d’accise, TVA, impôt sur le revenu), à laquelle
devraient s’ajouter des privatisations (décret-loi
Dismissioni sur la performance, la valorisation et
la cession du patrimoine public).
Quant à l’objectif de restauration de
la croissance et de renforcement de la
compétitivité du pays, il a donné lieu à plusieurs
décrets-lois : le décret-loi « Croissance de l’Italie »
(Cresci Italia, 24 janvier 2012) sur la concurrence,
le développement des infrastructures et la
compétitivité, le décret-loi « Développement »
(Sviluppo, 22 juin 2012) sur l’adoption de mesures
urgentes pour la croissance du pays, la réforme
Fornero du marché du travail (28 juin 2012).
Ces réformes visent tout d’abord la
simplification des procédures administratives
– appel d’offres, création d’entreprise, faillite
permettant une poursuite d’activité plus facile,
le passage au numérique… – et l’efficacité
administrative avec l’introduction de la culture
de la performance et la rationalisation des
compétences nationales et territoriales. Elles
visent également à encourager la concurrence :
sur le marché des produits, l’Agence pour
la concurrence a vu ses pouvoirs accrus, la
régulation a été renforcée dans les industries
de réseaux, les professions réglementées et
les secteurs de l’énergie, du transport et des
assurances ont été ouverts à la concurrence.
● Autre mesure emblématique du gouvernement
de Mario Monti, la réforme du marché du
travail. La loi dite Fornero entend introduire
davantage de flexibilité sur le marché du
travail en facilitant le recours au contrat à
durée déterminée – tout en confirmant son
caractère dérogatoire – et au travail temporaire
ou intermittent. Des incitations fiscales doivent
aussi favoriser la participation des femmes et
des jeunes au marché du travail. La loi promeut
le recours au contrat à durée indéterminée
●
« apprentissage » pour favoriser l’insertion des
jeunes sur le marché du travail, et introduit des
réductions de 50 % de charges sociales à partir
de janvier 2013 en cas d’embauche de seniors
au chômage depuis plus de douze mois ou de
femmes au chômage depuis plus de six mois.
Elle modifie également le dispositif en matière
de licenciement, et notamment l’article 18
de la loi de 1970 qui prévoyait un cumul de la
réintégration et de l’indemnisation en cas de
licenciement. Désormais, et conformément
à la pratique en vigueur dans de nombreux
pays européens, l’indemnisation prévaut sur
l’impératif de réintégration, sauf dans les cas
particulièrement graves d’irrégularité.
● Enfin, sur le plan de l’équité, l’évasion fiscale
a été combattue. Grâce au renforcement
des contrôles fiscaux et à la mise en place du
système informatique Serpico permettant de
mesurer l’adéquation entre le niveau de vie
des contribuables et leurs déclarations fiscales,
le Trésor italien a réussi à doubler le niveau
des recettes liées à la lutte contre l’évasion,
soit 7,2 milliards d’euros à la fin août 2012.
L’objectif est d’atteindre les 15 milliards d’euros
sur l’année entière, contre 7,3 milliards en 2011.
●●●
Sous la pression des marchés, l’Italie entend
réduire son déficit budgétaire à marche forcée. Or,
le pays est surtout malade de sa croissance et une
cure budgétaire trop brutale risque de l’enfoncer
un peu plus dans la récession. Les efforts doivent
donc porter en priorité sur les mesures en faveur
de la croissance, même si certaines réformes structurelles, comme celles qui touchent le marché du
travail, prendront du temps. ■
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
43
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les enjeux complexes de l’immigration
L’immigration étrangère en Italie est souvent présentée
comme relevant d’un phénomène conjoncturel et de
l’urgence, ainsi qu’en témoignent les traitements
médiatique et politique des récents sbarchi 1 sur les
côtes siciliennes. L’immigration est pourtant, depuis
une quarantaine d’années, une donnée structurelle
de la société italienne. De pays d’émigration massive
jusqu’à la fin des années 1960, l’Italie est entrée
dans le club des premiers pays d’accueil des populations étrangères en Europe, aux côtés de l’Allemagne,
de l’Espagne, de la France et du Royaume-Uni. Selon
les estimations de l’association Caritas 2, il y aurait
actuellement près de 5 millions d’étrangers résidant
légalement en Italie.
De terre de départ à terre d’accueil
C’est en 1974 que le solde migratoire italien
devient positif. Une loi datant de l’époque fasciste
réglemente alors encore les flux d’étrangers dirigés
vers la Péninsule. Il faut cependant attendre la fin
des années 1980, avec la loi Martelli, pour que
l’Italie prenne conscience d’être devenue un pays
d’immigration. La loi Martelli institue simultanément
des freins à l’immigration étrangère et les premières
possibilités pour les immigrés présents sur le
territoire d’obtenir un permis de séjour, à travers
deux opérations de régularisation, menées en 1986
et en 1990.
Ces mesures, appelées sanatoria, permettent à
336 000 immigrés de régulariser leur situation.
Présentées d’abord comme exceptionnelles, elles
deviennent ensuite une composante régulière de la
politique migratoire italienne, et plus généralement
1
Les sbarchi (littéralement, « débarquements ») ont concerné
environ 60 000 personnes en 2011, en provenance majoritairement
de Libye et de Tunisie. Ils ont suscité une importante couverture
médiatique et généré une crise diplomatique en Europe, le gouvernement Berlusconi ayant décidé d’attribuer à une partie de ces
migrants des permis de séjour de courte durée leur permettant de
se déplacer au sein de l’espace Schengen.
2
Caritas est la principale association catholique intervenant dans
l’aide aux migrants. Elle publie chaque année un rapport sur
l’immigration.
44
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
sud-européenne. Entre 1995 et 2003, par exemple,
les régularisations italiennes ont concerné plus
de 1,2 million de migrants. Les rappels à l’ordre
successifs de l’Union européenne, souhaitant
restreindre davantage l’accès au territoire
communautaire, ont rendu depuis les procédures
de régularisation plus discrètes. Il n’en reste pas
moins que l’Italie continue à régulariser plusieurs
dizaines, voire centaines, de milliers de migrants
selon les années. Ainsi, au 15 octobre 2012, à l’arrêt
de la dernière opération de régularisation, quelque
120 000 dossiers avaient été déposés.
Ces dernières années, les flux migratoires dirigés
vers l’Italie sont restés importants malgré la crise
économique qui affecte le pays, à la différence de
l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande qui ont vu
récemment les chiffres de leur immigration chuter.
Même si ce sont les images des boat people
arrivés dans la clandestinité qui viennent à l’esprit
en premier, les migrants entrent généralement en
Italie avec un visa pour le tourisme, les études ou
les affaires, puis demeurent dans le pays après son
expiration. Selon la fondation ISMU (Iniziative e studi
sulla multietnicità), la présence irrégulière – estimée
à environ 544 000 personnes en janvier 2010 –
se situe à peu près au même niveau qu’au début
des années 1990. Elle fluctue d’une année sur
l’autre, notamment en fonction des opérations de
régularisation. L’intégration récente de certains pays
comme la Roumanie et la Bulgarie dans l’Union
européenne a entraîné, de facto, une régularisation
de leurs ressortissants.
Les défaillances de l’intégration
Si la plupart des immigrés sont donc en règle
du point de vue légal, ils ne sont pas pour autant
intégrés dans la société italienne. Les possibilités de
renouvellement des permis de séjour ou d’obtention
d’un permis de longue durée, l’accès à la citoyenneté,
le traitement des demandes de statut de réfugié et
d’asile, la lutte contre la discrimination sont autant
© AFP / Andreas Solaro / 2011
Des musulmans vivant en Italie prient à Rome devant le monument à Victor-Emmanuel II (aussi connu
sous le nom de Vittoriano) afin d’attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur leurs
droits religieux.
de domaines dans lesquels l’Italie est défaillante,
comme l’a observé à de nombreuses reprises
le Conseil de l’Europe. La gestion des questions
migratoires par l’Italie pose aussi problème : les
politiques d’intégration votées à l’échelle nationale
sont souvent peu appliquées, dans la mesure où
elles sont rarement relayées par les régions.
Concernant la présence des étrangers en Italie, le
paysage migratoire actuel se caractérise à la fois
par le renforcement des anciennes communautés
migratoires (Albanais, Chinois, Égyptiens, Marocains,
Philippins, Sénégalais, Sri Lankais, Tunisiens) et
l’affirmation de groupes arrivés plus récemment
(Équatoriens, Indiens, Moldaves, Péruviens, Polonais,
Roumains, Ukrainiens).
S’agissant de la composition de ces flux par
nationalité, l’immigration en Italie est d’une
grande diversité : elle se différencie des logiques
bipolaires caractéristiques des migrations d’aprèsguerre en Europe occidentale – qui associaient par
exemple Allemagne et Turquie, France et Maghreb
ou encore Royaume-Uni et sous-continent indien.
La distribution territoriale des migrants reflète
les déséquilibres socio-économiques du pays :
les migrants résident pour la plupart dans le Nord
(63,4 %), puis dans le Centre (23,8 %) et enfin dans
le Sud (12,8 %). Les immigrés sont essentiellement
installés dans les principales aires urbaines et dans
les régions les plus densément peuplées et les plus
dynamiques économiquement, en particulier les
districts industriels.
L’opinion publique italienne a encore du mal à
accepter cette présence. Une enquête de l’Institut
national de statistiques Istat, menée en juillet 2012,
montre que 65 % des Italiens considèrent que les
immigrés sont trop nombreux. Force est toutefois
de constater que cette présence est nécessaire au
fonctionnement du marché du travail. Les étrangers
constituent 8 % de la population italienne et 10 % de
la main-d’œuvre. Alors que les nouveaux émigrants
italiens partent à l’étranger à la recherche d’emplois
qualifiés et très qualifiés, les immigrés étrangers
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
45
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
présents en Italie trouvent du travail dans les secteurs
les moins qualifiés tels que le bâtiment, l’agriculture,
la petite industrie et comme employés de maison.
On assiste à la formation de véritables filières
d’emploi sexuées. Les hommes trouvent des emplois
dans l’industrie, l’agriculture, le bâtiment et le petit
commerce, tandis que les femmes sont employées
de maison, en tant que colf ou badante 3. Ce secteur
est fondamental et explique en partie pourquoi la
migration étrangère en Italie est très féminisée (52 %
des résidents étrangers sont des femmes en 2011
selon l’Istat), féminisation qui tend à se renforcer.
La famille et les jeunes,
deux enjeux cruciaux
Officiellement au nombre de 750 000 en 2011,
mais certainement plus nombreux car tous ne
sont pas déclarés, les collaborateurs familiaux
représentent la catégorie d’emploi la plus importante
parmi les étrangers et une ressource cruciale pour
le fonctionnement social et économique du pays.
Il faut, pour comprendre leur rôle de pilier de la
famille italienne, revenir à la spécificité du système
social italien, qui se rattache aux modèles de welfare
sud-européens dits « familialistes ». Ces modèles
se distinguent notamment par le rôle central des
solidarités familiales. En Italie, ce système repose
sur le principe selon lequel c’est en premier lieu
à la famille d’assumer la charge des individus
nécessiteux.
Les familles italiennes ont alors deux solutions pour
répondre à la demande de soins résultant de la
dépendance de certains de leurs membres : faire
jouer la solidarité familiale ou avoir recours à la
main-d’œuvre étrangère, chacune de ces solutions
s’appuyant en grande partie sur le travail féminin. Or,
on assiste actuellement à une crise des solidarités
familiales, liée à la mobilité et à l’autonomisation
croissantes des femmes, tandis que le nombre
de personnes dépendantes – en particulier les
personnes âgées – ne cesse de croître – environ
3
Colf : collaboratrice familiale. Ce terme inclut également les
femmes de ménage ; badante : littéralement, celui/celle « qui
s’occupe » des membres de la famille – malades, personnes âgées
– nécessitant des soins.
46
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
90 000 personnes en plus chaque année. Face
à cette tendance, le recours à la main-d’œuvre
étrangère est nécessaire pour répondre à la
demande de soins.
Ces migrations présentent un autre enjeu important
d’ordre démographique, puisque la présence
croissante de familles étrangères a pour effet de
freiner le vieillissement de la population italienne.
Les femmes étrangères font des enfants plus tôt que
les Italiennes et en font davantage. En 2008, l’âge
moyen au premier enfant était de 27 ans et 9 mois
pour les étrangères et de 31 ans et 7 mois pour les
Italiennes. Dans le même temps, le nombre moyen
d’enfants par femme était de 2,3 pour les étrangères
et de 1,3 pour les Italiennes. Si la population
augmente en Italie, surtout dans les régions du Nord,
c’est donc bien du fait de l’immigration étrangère.
La distinction entre habitants et citoyens se fait ainsi
de plus en plus forte en Italie. Malgré des prises de
position de la part de certains partis politiques et
municipalités tenues par la gauche (Gênes, Bologne)
en faveur du droit de vote des étrangers aux scrutins
locaux, il leur est pour le moment impossible de
participer aux élections. Il est également difficile,
y compris pour les enfants d’immigrés étrangers,
d’obtenir la précieuse citoyenneté italienne, ce qui
contribue à compromettre leur intégration. La loi
sur la citoyenneté italienne, en effet, demeure en
grande partie caractérisée par l’importance du droit
du sang, le jus sanguinis. Ainsi l’acquisition de la
citoyenneté italienne pour les enfants d’étrangers
nés en Italie ne peut avoir lieu qu’à l’âge de 18 ans
et à condition d’avoir résidé de façon continue sur le
territoire italien.
La question de l’intégration des deuxièmes générations constitue de fait l’un des enjeux les plus
sensibles liés à l’immigration étrangère en Italie.
Les mineurs non européens inscrits dans les
écoles italiennes étaient au nombre de 755 939
en 2011-2012, soit 8,4 % de la population scolarisée. Quarante-quatre pour cent d’entre eux étaient
nés en Italie. Or, les travaux sur l’intégration des
enfants d’immigrés montrent les difficultés qu’ils
rencontrent dans leur parcours scolaire et, à terme,
sur le marché de l’emploi. Les auteurs de ces
travaux tirent la sonnette d’alarme : si rien n’est fait
A.
B.
M.
R.
Pologne
Albanie
Bulgarie
Macédoine
Roumanie
Ukraine
R.
Moldavie
B.
A. M.
Maroc
Chine
Bangladesh
Pakistan
Tunisie
Philippines
Égypte
Inde
Sénégal
Sri Lanka
Nigeria
Ghana
Équateur
Population étrangère
par nationalité*, 2011
(en milliers)
Pérou
Source : Istituto nazionale di statistica, www.istat.it
pour favoriser l’intégration et la mobilité sociale de
ces jeunes, ils risquent de développer les mêmes
rancœurs et frustrations vis-à-vis du pays d’accueil
que celles qui ont pu être observées dans d’autres
pays européens.
Camille Schmoll *
* Maître de conférences à l’université Paris-Diderot (Paris 7),
membre de l’unité mixte de recherche « Géographie-cités » du
CNRS. Elle a notamment publié, avec Marzio Barbagli, Stranieri
in Italia. La generazione dopo (Il Mulino, Bologne, 2011) et, avec
Tiziana Caponio, « Enfants d’immigrés et transnationalisme :
une lecture des travaux italiens », Migrations société, vol. 24,
n° 141-142, mai-août 2012, p. 239-260.
50
100
200
480
969
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Provenance de la population étrangère en Italie (2011)
* Seules les 21 premières nationalités sont représentées
soit 82 % de la population étrangère totale.
Bibliographie
● Caritas e Migrantes, Dossier
Statistico Immigrazione
2012 : « Non sono numeri »,
22e rapport, Idos, Rome, 2012
● Centro Studi Investimenti
Sociali – Censis (dir.),
Immigrazione e presenza
straniera in Italia, 2009-2010,
Rapporto Sopemi Italia, 2010
● Gianpiero Dalla Zuanna,
Patrizia Farina et Salvatore
Strozza, Nuovi Italiani.
I giovani immigrati
cambieranno il nostro paese ?,
Il Mulino, Bologne, 2009
● Istat, I migranti visti dai
cittadini. Anno 2011, Rome,
2012
● Chiara Saraceno et Manuela
Naldini, Sociologia della
famiglia, Il Mulino, Bologne,
2007
● Fondazione ISMU (Iniziative
e studi sulla multietnicità),
www.ismu.it
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
47
DOSSIER L’Italie : un destin européen
La société de Janus :
l’Italie à l’épreuve
de la modernité
* Stéphane Mourlane
Stéphane Mourlane *
est maître de conférences en histoire
contemporaine à l’université Aix-
La réalité sociale de l’Italie n’est que rarement perçue par les
très nombreux visiteurs de la Péninsule avant tout fascinés
« Temps, Espaces, Langages, Europe
par sa richesse patrimoniale et la beauté de ses paysages. Il
méridionale – Méditerranée » (Telemme)
à la Maison méditerranéenne des sciences
en ressort le tableau d’un pays-musée, figé dans le passé. Or,
de l’homme (MMSH).
l’Italie a connu au cours de la seconde moitié du XXe siècle de
profondes transformations économiques et sociales.
Bi
Bien lloin
i des stéréotypes, la société italienne présente désormais un
visage ambivalent qui résulte de la rencontre entre dynamiques, parfois
contradictoires, d’ordre structurel et conjoncturel. De cette complexité
ou de cette pluralité, il convient de tirer quelques fils afin de mieux
comprendre le mode de vie actuel des Italiens.
Marseille, unité mixte de recherche
La crise mondiale qui affecte l’Europe
depuis 2008 met à rude épreuve une société
italienne à peine stabilisée à la suite du puissant
mouvement de métamorphose des dernières
décennies du xxe siècle. Certains cadres sociaux
paraissent fragiles au regard des inégalités qui se
creusent : les familles les plus aisées disposent
d’une part croissante de la richesse et adoptent
des comportements ostentatoires alors que
les groupes sociaux intermédiaires se sentent
menacés par la paupérisation.
Dans ce contexte, l’immigration, en particulier extracommunautaire, est souvent ressentie
comme menaçante. Certaines structures sociales
traditionnelles amortissent la déflagration causée
par la crise dans un environnement mondialisé. Ainsi en est-il de l’Église et de la famille
qui maintiennent leur emprise sociale malgré le
processus de laïcisation et le triomphe de l’individualisme. En revanche, la persistance de la
48
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
dualité Nord-Sud agit plutôt comme un incubateur de tensions sociales.
Les Italiens qui ont joui des bénéfices
d’une avide consommation propre à flatter les
apparences font l’expérience douloureuse de la
restriction dont les effets sociaux se font déjà
sentir lourdement. Souvent considérée comme
un laboratoire sociétal en Europe, l’Italie doit
donc faire l’objet d’une attention particulière…
pas seulement pour ses clichés.
Une société vieillissante
et plus cosmopolite
L’Italie a longtemps connu un important
dynamisme démographique, puisque sa population a doublé entre 1880 et 1960. Après cette
embellie s’est ensuite ouverte une longue période
d’« hiver démographique ».
Photo Fiat, tous droits réservés par Andrea Miglio, Flickr
Avec la Vespa, l’automobile (et notamment Fiat, le plus grand
complexe industriel du pays) est devenue le symbole
du miracle économique de l’après-guerre et de la société
de consommation.
Le pays compte l’un des indices de fécondité les plus faibles au monde. De 2,41 en 1961,
il recule à 1,42 en 2011 après avoir atteint le
niveau plancher de 1,18 en 1995 1. Si l’on note un
sursaut au cours de ces dernières années, il n’est
pas suffisant pour assurer le renouvellement
générationnel fixé à 2,1.
Plusieurs raisons expliquent une telle
évolution qui touche toutes les régions et toutes
les catégories sociales. On peut y voir tout
d’abord les effets d’un double mouvement de
sécularisation et d’émancipation féminine au
sein de la société italienne. Le vieil adage qui
faisait dire aux femmes « je ne le fais pas pour
mon plaisir, mais pour donner des enfants à
Dieu » n’est plus de saison. Le droit à la contra1
Les données statistiques figurant dans cet article sont extraites
des publications de l’Istituto nazionale di statistica (www.istat.it).
ception et à l’avortement, obtenu de haute lutte
au début des années 1970, a profondément
bouleversé les comportements natalistes. Dans
un pays où l’institution mariale constitue un
socle solide de la fécondité – seulement 9,6 %
d’enfants naissent hors mariage contre 50 % en
France –, l’âge plus tardif du mariage et le recul
de la nuptialité sont d’autres facteurs à prendre
en compte. La natalité souffre aussi d’une
défaillance structurelle des politiques familiales,
notamment marquées par le faible montant des
allocations et le manque de structures d’accueil
pour la petite enfance. La mémoire du régime
fasciste aux préoccupations natalistes affirmées
freine assurément l’adoption d’une politique
volontariste en la matière.
L’enjeu est pourtant de taille, et ce
d’autant plus que, comme dans tous les pays
développés, les Italiens vivent plus longtemps.
L’espérance de vie moyenne est passée de 70 à
81 ans entre 1960 et 2007. Le mouvement croisé
de la baisse de la fécondité et de la hausse de
l’espérance de vie conduit donc inéluctablement
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
49
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Dans ces conditions, seul le recours à
l’immigration permet d’assurer la croissance
de la population. Longtemps pays d’émigration, l’Italie est devenue à partir des années 1970
un pays d’immigration. Les flux se sont accrus
dans les années 1990 avec l’arrivée massive
de migrants en provenance du Maghreb et des
Balkans : au nombre de 1,3 million en 2001, ils
sont près de 4,6 millions au 1er janvier 2011.
Italie : pyramide des âges
et nombre de divorces
Population par âge et par sexe, 2011
(en milliers)
109
100
90
80
70
60
50
40
HOMMES
FEMMES
30
20
10
1
0
0
100 200 300 400 500
Nombre de divorces, 1971-2009
(en milliers)
50
40
30
20
10
1971
1980
1990
2000
2009
Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
500 400 300 200 100
à un vieillissement de la population. L’indice de
vieillesse – c’est-à-dire le nombre de personnes
âgées de 65 ans et plus pour 100 enfants âgés
de moins de 15 ans – est passé de 74 en 1976
à 144,5 en 2011. Dorénavant, un Italien sur cinq
est âgé de plus de 65 ans. Les conséquences
d’une pyramide des âges toujours plus étroite
en son socle et plus large vers sa pointe se font
sentir dans le champ socio-économique : l’augmentation des dépenses de santé, le déséquilibre du système de financement des retraites,
le manque de main-d’œuvre sont autant de défis
à relever pour une société qui prend le risque de
voir ses ressorts freinés par un conservatisme
générationnel.
50
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Bien accueillie par le patronat, en particulier dans le Nord, cette immigration suscite
toutefois, par sa soudaineté et son ampleur,
des tensions croissantes au sein de la société
italienne. Les images de l’arrivée massive de
migrants clandestins dans les ports méridionaux
au début des années 1990 ou plus récemment sur
l’île de Lampedusa ne manquent pas d’inquiéter.
Au mythe de l’invasion se superpose un discours
liant immigration clandestine, insécurité et criminalité. Injures et agressions gagnent en fréquence
et créent un climat xénophobe repris et nourri
par une partie de la droite nationaliste et régionaliste (Ligue du Nord). Certains indicateurs,
comme la hausse du nombre de mariages mixtes
entre Italiens et immigrés, offrent néanmoins des
signes encourageants d’une plus grande acceptation de la mixité au sein de la société italienne.
Famille à l’italienne
L’évolution des comportements démographiques met aussi en jeu la conception de
la famille, élément central de l’organisation
sociale en Italie. La proximité résidentielle
entre les générations en témoigne. Le couple
marié constitue un noyau familial solide qui
ne se dissout que peu – l’Italie compte un taux
de divorces parmi les plus faibles d’Europe.
La baisse du nombre des naissances entraîne
une réduction de la taille des ménages – on
ne compte que 37 % de couples avec enfants
en 2010. Elle modifie également le rapport à
l’enfant. Traditionnellement choyés, les jeunes
Italiens trouvent au sein de la cellule familiale
tout le soutien nécessaire non seulement pour
mener leur cursus scolaire, et parfois universitaire, mais aussi pour les accompagner dans leur
phase d’insertion dans la vie active.
Comme dans la plupart des
pays occidentaux, la durée des études
s’est allongée en Italie à la suite
d’une série de réformes amorcée
dans les années 1960 et reprise dans
les années 1990, avec le passage de
la limite de la scolarisation obligatoire de 14 à 15 ans. Le taux de scolarité a crû de 51,7 % en 1985 à 92,4 %
en 2010. Toutefois, seulement 30 %
des jeunes Italiens de 19 ans s’inscrivent à l’université où le cursus
demeure long et difficile pour obtenir
la laurea qui confère le titre de
dottore. La distinction sociale reste
forte, et ce sont surtout les enfants des
cadres moyens et supérieurs que l’on
retrouve dans les amphithéâtres des
facultés. Dans ces conditions, il n’est
pas étonnant que ce soit l’Italie qui
compte en Europe la plus faible part
de diplômés du supérieur au sein de
sa population (1 sur 20).
Quelle que soit l’orientation
choisie, ces jeunes Italiens devenus
majeurs continuent pour beaucoup
de résider chez leurs parents. Ces
mammoni (« fils à maman ») représentaient près de 60 % des 20-34 ans
en 2011. Au-delà de l’allongement
de la durée des études, d’un âge plus
tardif au mariage et, bien sûr, des
contraintes imposées par un contexte
économique difficile, ce comportement singulier de la jeunesse
italienne trouve quelques justifications dans le rapport maternel. La littérature et
le cinéma ont largement contribué à définir le
caractère stéréotypé de la mamma aux formes
généreuses, à la fois témoignages et symboles
de la maternité. Possessive, excessive et d’une
indulgence infinie envers ses enfants, la mamma
trouverait en outre dans les activités domestiques sa principale fonction.
Depuis les années 1970, sous l’action des
mouvements féministes, ce type de représentation s’est néanmoins un peu dilué dans une réalité
sociale marquée par l’émancipation de la femme,
© AFP / Éric Cabanis
En Italie, près de 60 % des 20-34 ans résidaient chez leurs parents
en 2011. Le mammismo (« le fait d’être un fils à maman ») supposé
des jeunes Italiens se serait accentué avec la crise économique.
la maîtrise de son corps – contraception et avortement – et un meilleur accès au marché du travail,
grâce en particulier à une série de lois sur l’égalité des chances et des sexes. Il n’en demeure
pas moins que seule une Italienne sur deux est
active en 2011 – contre près de trois hommes
sur quatre. En 2005, un rapport du Comité des
Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes soulignait encore à
propos de l’Italie « une attitude patriarcale, avec
des stéréotypes très enracinés sur les rôles et les
responsabilités à l’intérieur de la famille et de la
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
51
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
société ». Sans surprise, l’observation se fait plus
nette encore dans le sud de la Péninsule.
Du Nord au Sud,
une société différenciée
Depuis l’Unité, le clivage entre le Nord
et le Sud structure les analyses économiques,
sociales et culturelles relatives à l’Italie. La
question méridionale évoquée dès la fin du
xixe siècle renvoie aux difficultés d’adaptation des régions du sud de la Péninsule caractérisées par un retard de développement et un
archaïsme endémiques. Si l’image d’une Italie
coupée en deux semble désormais dépassée avec
l’apparition d’une « troisième Italie » du Centre,
de nombreux indicateurs socio-économiques
témoignent encore dans la durée de fortes disparités régionales entre le Nord et le Sud.
Ceux qui concernent le rapport au travail
sont éclairants. Ainsi, la structure de l’emploi
dans le Mezzogiorno est longtemps restée
marquée par l’importance du secteur primaire
(agriculture, pêche, forêt). Sa proportion, qui
était de 32 % en 1951, n’a cessé de se réduire
depuis pour atteindre 10 % à la fin du xxe siècle.
En 2011, la moitié des Italiens qui travaillent
dans l’agriculture (3,7 % des actifs) se trouvent
dans le Sud. Dans un contexte de déclin généralisé du monde des ouvriers de l’industrie
(28,5 % des actifs), les deux tiers de ces derniers
sont employés dans le Nord au sein des petites
et moyennes entreprises qui font le dynamisme
de cette région de l’Italie. En dépit du développement des activités de services, l’accès à
l’emploi continue à être plus difficile dans le
Sud. La crise récente a un effet sur le chômage
dans l’ensemble de la Péninsule. En juin 2012,
le pays comptait 2,8 millions de chômeurs, soit
10,8 % de la population active – le taux le plus
élevé depuis 2004. Les jeunes sont particulièrement touchés avec près du tiers des 15-24 ans
sans emploi. La crise économique contraint
aussi de plus en plus de jeunes diplômés italiens
à l’émigration. Dans le Sud, la situation est
encore plus grave : le taux de chômage y est
de 13,6 % contre 7,6 % dans le centre et 5,8 %
dans le Nord.
52
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Au chômage s’ajoutent une flexibilité et
une précarité de l’emploi toujours plus grandes
qui favorisent l’essor du travail au noir. L’Institut
Eurispes estime qu’en 2011 six millions d’Italiens, soit 35 % des travailleurs employés, étaient
obligés de trouver un second emploi non déclaré.
La pratique apparaît si nécessaire qu’elle reçoit
parfois l’onction des autorités. En 2002, Silvio
Berlusconi, alors président du Conseil, encouragea les salariés des usines Fiat au chômage
technique à trouver un « second emploi, peut-être
non officiel ». De fait, le travail au noir représenterait entre 15 et 25 % des emplois en Italie. Dans
le Sud, comme en Calabre, il atteindrait les 30 %.
Dans les régions méridionales, le travail au noir
participe d’une économie souterraine florissante
souvent sous l’emprise de groupes mafieux.
L’ancrage territorial de Cosa Nostra en
Sicile, de la ‘Ndrangheta en Calabre ou de la
Camorra en Campanie, qui infiltrent l’ensemble
de la société civile grâce à leur puissance économique et à la collusion qui existe avec le monde
politique local, structure les rapports sociaux
dans les régions méridionales. En dépit de
l’action volontariste des magistrats, la violence
liée aux différents trafics, au racket et aux règlements de compte entre groupes rivaux demeure,
dans sa banalité, une donnée sociale intégrée au
quotidien des méridionaux. Ceux-ci sont cependant de plus en plus nombreux à manifester
ouvertement leur mécontentement en rompant la
loi du silence ou en appelant à l’éradication de la
criminalité organisée.
Au Nord, l’argument de la criminalité
ajouté à celui du retard économique favorise
l’émergence d’une « question septentrionale »
sur un mode autonomiste, portée par certains
acteurs politiques comme la Ligue du Nord.
L’influence
de l’Église en question
Face aux différentes fractures, l’Église a
souvent offert un ciment à la société italienne
que même la pénétration du Parti communiste
dans les années 1950-1970 n’est pas parvenue à
dissoudre. Le Concordat de 1929, revu en 1984,
mentionne que « les principes du catholicisme
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Le Vatican dans l’Italie contemporaine
Avec quarante-quatre hectares, un peu plus de
800 habitants, près de deux milliards de fidèles, le
Vatican est une entité minuscule par sa dimension –
la plus petite entité indépendante au monde – mais
gigantesque par la force spirituelle de celui qui est
à sa tête. Cette enclave ecclésiastique en territoire
italien est avant tout le support temporel d’une
souveraineté d’une autre nature, celle du chef
de l’Église catholique universelle. De la prise de
Rome en 1870 à l’engagement récent des prélats
romains contre les lois de bioéthique ou relatives au
mariage pour tous et à l’homosexualité, en passant
par le compromis mussolinien ou la gouvernance
démocrate-chrétienne de l’Italie républicaine, les
relations de la papauté contemporaine avec l’État
issu du Risorgimento sont des plus complexes.
La présence encombrante
de la « Question romaine »
L’« État du Vatican » tel qu’il existe aujourd’hui tire
ses origines du processus unitaire italien. La prise de
Rome par les troupes piémontaises, le 20 septembre
1870, avait en effet signifié la perte définitive des
États pontificaux, et par là du pouvoir temporel des
papes. La Question romaine, c’est-à-dire la controverse relative au rôle de la Ville éternelle et plus
généralement à l’existence d’une papauté qui se
considérait comme prisonnière de son voisin laïque,
fut posée. La loi des Garanties du 13 mai 1871
entendait y répondre. Elle reconnaissait au pontife le
statut de souverain et le droit d’accréditer des ambassadeurs, ainsi que la possession de la Cité du Vatican
et de ses dépendances – les palais du Latran et de la
Chancellerie, la villa de Castel Gandolfo –, en plus de
quoi elle lui accordait une forte rente annuelle. Bien
que Pie IX ait refusé de légitimer par son acceptation ce qu’il considérait comme une usurpation, cette
sorte de pré-concordat unilatéral servit de cadre
juridique pour régir les relations entre l’État italien,
l’Église et le pape durant près de cinquante ans. Ce
n’est qu’avec la dictature fasciste, qui avait détruit
le régime responsable de l’annexion de Rome au
royaume d’Italie, que l’Église est parvenue à liquider
cette séquelle du passé.
1929, la naissance
de l’État de la Cité du Vatican
Les accords du Latran, signés avec Mussolini le
11 février 1929, sont constitués de trois textes. Tandis
que le concordat donnait à l’Église une position privilégiée dans le pays, en hissant le catholicisme au rang
de religion d’État, le traité politique l’accompagnant
reconnaissait l’existence d’un État pontifical souverain, l’État de la Cité du Vatican, et imposait à l’État
italien d’en garantir le libre exercice ; en contrepartie
la papauté reconnaissait Rome comme capitale de
l’Italie. Une convention accordait aussi à la nouvelle
entité le versement immédiat d’une compensation
financière, puis celle d’une rente annuelle. Le traité ne
fut plus retouché, mais le concordat, confirmé après
la guerre, fut modifié d’un commun accord en 1984.
Même si la position de l’Église demeure privilégiée – le
mariage religieux conserve les effets civils, l’enseignement religieux n’est plus obligatoire mais favorisé –, le
catholicisme cesse d’être religion d’État. La convention
financière devient par là même caduque, car l’État
n’assure plus le traitement des prêtres. L’option retenue
est celle d’une version italienne des Kirchensteuer, les
impôts d’Église en vigueur dans les pays allemands et
scandinaves : le contribuable consacre huit pour mille
de son revenu à des activités sociales ou humanitaires
dont il peut choisir le bénéficiaire, entre l’Église ou
l’État. L’Église perçoit actuellement environ 80 % de cet
impôt. Douze autres confessions ont à ce jour passé
un accord pour en bénéficier.
Un organisme politique et religieux
Selon la Loi fondamentale de 1929, revue en 2000,
la Cité du Vatican est une monarchie élective absolue,
dirigée par un souverain pontife qui possède les pleins
pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Le pouvoir
législatif est exercé par une Commission pontificale
pour l’État de la Cité du Vatican, et le pouvoir exécutif
par le président de cette commission – ou président du
Gouvernorat. Le pontife dirige aussi le Saint-Siège, qui
est le gouvernement pluriséculaire de l’Église catholique. La Curie, composée des différents dicastères
et autres organismes, est donc une double adminis-
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
53
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
tration qui assiste le pape dans ces deux fonctions. À
sa tête, les cardinaux font office de conseillers, mais
leur rôle le plus connu demeure l’élection du pontife.
Institution longtemps demeurée majoritairement
italienne, le Sacré Collège s’est internationalisé depuis
les efforts de Jean XXIII et surtout de Jean-Paul II ; les
Européens le dominent encore à 55 % – la moitié de
ces derniers sont italiens.
Enfin, le Vatican possède une double juridiction.
Les trois tribunaux du Saint-Siège traitent des
contentieux de l’Église universelle tandis que les
tribunaux de l’État du Vatican sont une justice civile
semblable à d’autres.
Le Saint-Siège,
acteur des relations internationales
Puissance désarmée au siècle des guerres mondiales,
le Saint-Siège s’est toutefois révélé bien présent sur
la scène internationale, et entretient aujourd’hui des
relations diplomatiques avec près de 180 États et
une quarantaine d’organismes internationaux – son
siège d’observateur permanent à l’ONU fait du catholicisme la seule religion représentée comme telle aux
Nations Unies. Les relations entre l’entité vaticane et
l’État italien ne sortent guère de ce cadre diplomatique bilatéral : un nonce à Rome, et un ambassadeur
italien auprès du Saint-Siège. En aucun cas le pape
n’accepte qu’un ambassadeur auprès de l’État italien
le soit aussi auprès de l’État pontifical.
La diplomatie vaticane est avant tout l’affaire de la
secrétairerie d’État, mais elle est secondée, sur le
terrain des opérations humanitaires et des interventions de paix, par le Conseil pontifical « Justice et
Paix », ainsi que par la communauté de Sant’Egidio,
rendue célèbre par sa médiation réussie au
Mozambique en 1992. L’investissement personnel de
Jean-Paul II est en outre bien connu, de la question
polonaise aux crises irakiennes. En faisant entendre sa
voix contre la guerre dans le golfe Persique, en 1990
comme en 2003, il donna une coloration religieuse
aux manifestations des Italiens opposés à l’engagement de leur gouvernement aux côtés de Washington,
ce qui attestait aussi d’une certaine distanciation
entre les deux diplomaties romaines depuis que la
Démocratie chrétienne ne présidait plus aux destinées
de la République.
Jean XXIII avait amorcé un changement durant son
pontificat, en desserrant les liens avec les États-Unis
54
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
pour s’autoriser à converser avec les Soviétiques et à
se tourner vers l’Est. Paul VI et Jean-Paul II après lui
continuèrent dans ce sens, et réaffirmèrent les buts
poursuivis par le Saint-Siège sur la scène internationale : la paix, la justice et les droits de l’homme. Et,
parmi ceux-ci, Benoît XVI a fait de la liberté religieuse
son cheval de bataille. Moins bilatérale et plus ecclésiale, la politique étrangère du pape actuel est davantage tournée vers les organismes internationaux ou
vers les peuples eux-mêmes.
Jean-Paul II au Parlement
Après 1945, la gouvernance démocrate-chrétienne
de l’Italie républicaine permit de mieux contrôler la
société italienne, mais le Vatican ne perdit pas pour
autant sa voix avec la disparition du parti qui l’avait
aussi plusieurs fois défié, puisque les catholiques
eurent désormais la possibilité de se faire entendre
dans toutes les formations politiques. La présence
de Jean-Paul II, chaleureusement applaudi en 2002
par tout le Parlement à la tribune du palais de
Montecitorio, atteste de l’influence exercée encore
par l’Église sur la classe politique italienne – ce qui
tient aussi, pour certains, au discrédit jeté sur celleci. De fait, le succès de la coalition menée par Silvio
Berlusconi en 2008 reposa largement sur le vote
catholique et le soutien de l’Église, ce qui n’empêcha
pas le Vatican comme les prélats italiens de lâcher
ensuite le président du Conseil et d’accueillir chaleureusement son successeur.
L’Église italienne, de par son rôle historique déterminant et sa proximité géographique, entretient naturellement des liens étroits avec le Siège apostolique. La
Conférence des évêques d’Italie est effectivement un
cas particulier, car son président n’est pas élu mais
nommé directement par le pape. Il demeure que, dans
le domaine de la liturgie notamment, Benoît XVI nourrit
aujourd’hui quelques oppositions parmi les évêques
de la Péninsule, majoritairement hostiles au retour du
rite traditionnel (rite tridentin).
Marie Levant *
* Docteur en histoire contemporaine de l’université de Bretagne
Occidentale et de l’université La Sapienza de Rome ; a collaboré,
avec Christophe Dickès et Gilles Ferragu, à la direction du
Dictionnaire du Vatican et du Saint-Siège (à paraître en 2013
chez Robert Laffont).
font partie du patrimoine historique de l’Italie ».
De fait, le catholicisme imprègne fortement la
société et la culture du pays, même si celles-ci
n’échappent pas au processus de laïcisation,
corollaire de la modernité.
Grâce au maillage du territoire par l’institution ecclésiale, l’Église reste un acteur social
de premier plan. Elle assure notamment la prise
en charge de différentes formes de précarités,
soit directement, soit par le biais d’organisations
caritatives. L’effondrement de la Démocratie
chrétienne en 1994 la prive certes de son relais
politique traditionnel, mais son influence se
maintient dans le monde syndical au travers de la
Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CISL) et de l’Association chrétienne des
travailleurs italiens (ACLI) et, plus largement, au
sein de la société, par le biais de l’Action catholique italienne, même si les effectifs vont déclinant et d’un réseau associatif étendu et encore
dynamique comme en témoigne l’activité du
mouvement « Communion et Libération » ou de
la communauté de Sant’Egidio.
Surtout, l’Église fait entendre sa voix
dans les grands débats de société qui concernent
l’école, la lutte contre la pauvreté, l’accueil des
étrangers, la bioéthique – fécondation artificielle et recherches sur l’embryon – ou encore
la défense du mariage. Sur ce dernier point,
sa capacité de mobilisation a permis le retrait
de la loi instaurant un « pacte civil » (Dico) et
interdit pour l’heure tout débat sur le mariage
homosexuel. Dans les familles, l’Église accompagne les principaux rites de passage qui
scandent la vie – baptême, mariage, funérailles.
Son rayonnement au sein de la société italienne
se lit aussi dans la part d’impôt que lui versent
volontairement encore 90 % des contribuables
ou dans le choix que font 80 % des lycéens de
suivre l’enseignement facultatif de la religion.
Enfin, l’engouement pour certaines dévotions
montre une piété fortement enracinée dans la
culture populaire : le culte rendu à « Padre Pio » 2
en est un exemple significatif.
2
Padre Pio (1887-1968) est considéré par la ferveur populaire
comme un grand saint thaumaturge.
Néanmoins, dans le même temps, l’emprise
de l’Église sur ses ouailles se desserre. La fréquentation de la messe dominicale ne cesse de baisser :
70 % des Italiens affirmaient s’y rendre en 1956,
contre 30 % de nos jours. Cette désaffection touche
en particulier les jeunes urbains. Les Italiens sont
en outre de plus en plus indifférents aux préceptes
moraux de l’Église comme en témoigne la faible
fécondité. La légalisation du divorce, en 1970,
à laquelle l’Église s’était pourtant vivement
opposée, a sans doute marqué une accentuation du
fossé qui s’est creusé entre la parole ecclésiale et
bon nombre de pratiques sociales de plus en plus
individualisées et hédonistes.
Une société hédoniste
Avec le miracle économique des
années 1960, les Italiens sont pleinement entrés
dans la société de consommation et des loisirs. À
partir de ce moment, automobiles et deux-roues à
moteur s’imposent non seulement comme signes
extérieurs de richesse et de bien-être, mais aussi
comme instruments de liberté et de séduction.
Le culte du moteur
Ce culte du moteur a souvent été mis en
scène par le cinéma italien, du périple de Vittorio
Gassman et de Jean-Louis Trintignant au volant
d’une Lancia Aurelia dans Le Fanfaron (1962)
à la traversée de Rome en Vespa que propose
Nanni Moretti dans son Journal intime (1993).
Ce scooter, produit par Piaggio à 16 millions
d’exemplaires depuis 1946, est quasiment
devenu un emblème de l’identité italienne,
« l’interprète et l’expression de la société », dit
le slogan commercial de la marque. Les marques
automobiles, souvent engagées dans des compétitions sportives, font aussi l’objet d’une dévotion
patriotique, à l’image de Ferrari, qui atteste de
la place particulière que tient le moteur dans la
société italienne. Dans ces conditions, il n’est pas
étonnant de retrouver l’Italie au deuxième rang
pour le nombre de voitures en Europe. Ce goût
de l’automobile n’est pas sans conséquences
néfastes dans les villes de la Péninsule confrontées à des niveaux de congestion et de pollution
qui atteignent également des records européens.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
55
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
La voiture a aussi permis aux Italiens de
prendre la route des vacances, autre signe d’enrichissement et d’épanouissement. Depuis le début
des années 2000, environ un Italien sur deux part
en vacances, contre 11,3 % en 1959. Depuis les
années 1980, on assiste à une forte croissance
des séjours à l’étranger et désormais un quart
des touristes italiens quittent la Péninsule. Les
croisières, particulièrement appréciées, semblent
notamment incarner les valeurs et les pratiques
du nouvel hédonisme italien.
La télévision et Internet
Au quotidien, la télévision s’impose
comme l’une des principales pratiques culturelles au détriment du cinéma, dont l’âge d’or
paraît bien révolu. Les Italiens passent en
moyenne trois heures et demie par jour devant
leur petit écran. Le groupe public de la RAI et
l’empire berlusconien Mediaset se partagent
le marché télévisuel. Leurs programmes où les
émissions de divertissement tiennent une place
de choix sont souvent vilipendés pour leur
caractère vulgaire et racoleur symbolisé par les
« Veline », ces jeunes filles, souvent peu vêtues,
dont la seule fonction est d’orner le plateau. Que
ce soit sur le réseau public ou privé, la publicité envahit l’antenne, scandant à de multiples
reprises émissions, documentaires, films de
fiction et retransmissions sportives.
Les Italiens sont en outre friands des
nouveaux moyens de communication, à
commencer par le téléphone mobile qui équipe
91,6 % des foyers italiens (2011). L’Italie
possède le plus grand nombre de détenteurs de
smartphones en Europe. L’usage du telefonino
se fait sans retenu notamment dans l’espace
public où d’une certaine manière il se substitue
à l’automobile comme produit de distinction
sociale. L’accès à Internet se répand également.
Dans un pays où près de 60 % des familles
possèdent un ordinateur personnel, 54 % d’entre
56
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
elles disposent d’un accès à Internet. En 2009,
49 % des Italiens de plus de 16 ans déclaraient
une utilisation fréquente de ce nouveau média.
L’Italie se situe en la matière un peu en dessous
de la moyenne européenne (56 %).
Le sport
Les Italiens manifestent une passion
sportive parfois immodérée. La pratique du sport
contribue à établir un rapport social au corps
entre bien-être et paraître. Un peu plus d’un
Italien sur cinq (21,9 %) affirmait avoir pratiqué
régulièrement une activité sportive en 2011, une
part qui n’a cessé d’augmenter ces dernières
années. Les dépenses annuelles consacrées au
sport sont parmi les plus importantes en Europe.
Le nombre d’infrastructures sportives est en
constante augmentation depuis plusieurs années.
À la pratique s’ajoute un fort appétit
pour le spectacle sportif, puisque 28,4 % des
Italiens ont assisté au moins à une manifestation
sportive en 2011. Les trois quotidiens sportifs, la
Gazzetta dello Sport à Milan, Tuttosport à Turin
et le Corrierre dello Sport à Rome, disposent
d’une forte audience. Le football (calcio) est le
sport roi, et ce n’est pas seulement un stéréotype de voir en chaque Italien un supporter
(tifoso) tant le ballon rond cristallise les identités
sociales, politiques, régionales et nationales.
Les célébrations des victoires de la Nazionale
lors des Coupes du monde en 1982 et en 2006
ont compté parmi les rares manifestations de
consensus au sein de la société italienne par
ailleurs de plus en plus polarisée d’un point de
vue économique et social. Le football résonne
toutefois des difficultés et des contradictions
de cette société. Les stades connaissent depuis
quelques années une désaffection aux explications multiples : inadaptation et vieillissement
des infrastructures sportives, violence dans les
tribunes, affaires de corruption à répétition et
effets de la crise économique. ■
´ POUR ALLER PLUS LOIN
La longue histoire des diasporas italiennes
L’utilisation récente du terme diaspora, au singulier
ou au pluriel, pour évoquer l’ensemble des personnes
d’origine italienne dans le monde ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes. Il est censé désigner à
la fois la dispersion, au fil du temps, de millions de
migrants originaires de la Péninsule et le maintien
d’un lien entre eux.
Une émigration ancienne
Entre 1876, année de naissance des statistiques
officielles, et 1976, 26 millions d’Italiens ont quitté
le pays pour aller travailler à l’étranger pour des
périodes plus ou moins longues – soit l’équivalent de
la population du pays au moment de sa constitution
en 1861. Ce bilan, quoique impressionnant, n’est
pas unique. D’autres grands pays européens, comme
le Royaume-Uni, la Suède, l’Allemagne, ont connu
des niveaux d’émigration tout aussi importants.
En revanche, la spécificité de l’émigration italienne
tient à sa durée dans le temps et à la grande variété
de ses destinations : Europe (France, Allemagne,
Suisse), Amériques (États-Unis, Canada, Venezuela,
Argentine, Uruguay, Brésil), Australie. Ce sont peutêtre ces caractéristiques qui rapprochent les migrations italiennes des diasporas au sens traditionnel
du terme (juive, arménienne, palestinienne, etc.),
sans le traumatisme d’une expulsion plus ou moins
définitive du territoire ancestral et sans le ciment
que le souvenir de celui-ci, tout comme l’aspiration
toujours frustrée au retour, ont pu représenter en
termes de cohésion de la communauté. Dans le cas
italien, ce lien semble avoir rencontré des fortunes
diverses selon les lieux d’installation et la conjoncture politique et économique. La reconnaissance
de ce lien a été et est encore à l’heure actuelle
l’enjeu de stratégies discursives non dépourvues
d’arrière-pensées.
Les temps et les lieux
L’itinérance de groupes d’individus originaires de
presque toutes les régions de la Péninsule, sillon-
nant l’Europe dans l’exercice de leurs activités
et/ou à la recherche de moyens de subsistance,
est ancienne. La typologie de cette mobilité, dite
d’ancien régime, la distingue de l’émigration de
la période suivante. Des élites restreintes mais
influentes – artistes, hommes politiques, musiciens,
comédiens, religieux, architectes, hommes de lettres,
navigateurs, marchands – y côtoient alors des
groupes d’individus plus nombreux pratiquant des
métiers itinérants plus humbles – ramoneurs, chauffagistes, plâtriers, modèles, artistes forains, gelatai
(vendeurs de glace), marins, etc.
Les deux catégories de migrants s’ignoraient souvent,
mais les idées fédératrices portées par quelquesuns ont pu les rapprocher, comme au moment du
Risorgimento, entre 1815 et 1861. Il est ainsi désormais largement admis que certaines idées qui ont
alimenté ce mouvement à l’origine de l’État-nation
italien – surtout son versant républicain et démocratique – et que certains hommes qui les ont mises
en pratique évoluaient au sein de cette première
diaspora italienne. Giuseppe Garibaldi, marin, mercenaire, marchand, homme politique, peut être ainsi
perçu comme l’archétype du migrant qui « fit » l’Italie
et contribua à la création d’une identité italienne à
partir de l’étranger.
Après la constitution du royaume d’Italie (1861),
la migration originaire de la Péninsule connut une
triple mutation d’un point de vue social, quantitatif et géographique. La migration des élites
diminua nettement. Elle n’a retrouvé un nouveau
souffle qu’avec les exilés politiques de la fin du
siècle et, surtout, de la période fasciste. La migration populaire devint quant à elle rapidement
une émigration de masse au sein de laquelle les
individus, pour la plupart des paysans de sexe
masculin promis au destin de prolétaires, furent
majoritaires, sans que, pour autant, des migrants
en possession de compétences spécifiques disparaissent complètement. L’ampleur de cette migration en fit bientôt un véritable exode.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
57
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Si ce mouvement n’épargna aucune région du pays et
se dirigea vers un grand nombre de destinations, des
orientations privilégiées se dessinèrent en fonction
des régions de départ. Les méridionaux choisirent
dans leur grande majorité l’Amérique du Nord, et
les septentrionaux l’Europe. Mais des ressortissants
du Piémont ou de la Vénétie allèrent aussi bien en
France ou en Allemagne qu’au Brésil ou en Argentine.
Toutes destinations confondues, cette migration de
masse, au moins jusqu’en 1914, partageait certains
traits communs. Elle était, dans sa très grande
majorité, composée d’hommes dans la force de l’âge
qui se heurtèrent souvent, dans un premier temps,
à l’hostilité – parfois violente, pouvant prendre les
formes du lynchage (Nouvelle-Orléans, 1891) ou de
la chasse à l’homme (Aigues-Mortes, 1893) – de
la population locale. Elle était alors vécue par les
migrants comme une parenthèse temporaire, destinée
à se refermer une fois accumulé assez d’argent pour
permettre de meilleures conditions de vie à leur retour.
En dehors du travail, les repères fondamentaux pour
ces millions d’hommes restaient le village d’origine et
la famille avec ses réseaux de parenté. En ce sens,
l’identité locale et les réseaux familiaux constituaient
les pivots autour desquels s’organisait leur existence.
On comprend dès lors que l’on ait pu parler pour
cette époque d’une multiplicité de diasporas non pas
italiennes mais originaires d’Italie 1.
Une autre Italie ?
Ce n’est que progressivement, et surtout dans les
périodes de crise, quand l’accès aux différents
pays d’accueil se fit plus problématique, que des
« colonies » relativement stables se constituèrent.
En Allemagne, en Suisse et en France surtout, à des
vagues d’afflux massifs succédèrent des périodes de
stabilisation d’une partie des migrants arrivés lors de
la vague précédente 2. Aux États-Unis, devenus à la
veille de 1914 la principale destination de l’émigration italienne, mais qui ferma ses portes après 1920.
1
Donna R. Gabaccia, Italy’s Many Diasporas, UCL Press, Londres,
2000.
Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Plon, Paris, 1993 (plusieurs fois
réédité depuis).
2
58
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Au Brésil et en Argentine, où la population italienne
de São Paolo ou de Buenos Aires fut pour un temps
majoritaire. En Australie et au Canada, enfin, où
l’afflux, quoique relativement tardif, demeura massif
jusqu’aux années 1970.
Cette phase de stabilisation, plus ou moins longue
selon les pays, a dessiné les traits des groupes
d’individus et des familles d’origine italienne
dispersés actuellement aux quatre coins du monde.
Paradoxalement, nombre d’entre eux, pour lesquels
au départ l’identité locale l’emportait sur tout le
reste, se découvraient italiens au moment même où
ils entamaient un parcours qui allait les conduire
à assumer l’identité nationale des pays d’accueil.
Ces derniers ayant chacun sa manière de se concevoir en tant que nation et donc une stratégie propre
d’admission, d’intégration et/ou d’assimilation
des personnes venues d’ailleurs, le processus ne
pouvait qu’aboutir à des groupes d’origine italienne
très diversifiés.
Les autorités italiennes mettent fréquemment
en avant quelques chiffres pour présenter cette
diaspora : ainsi 5 millions de citoyens italiens à
l’étranger auraient pris part à l’élection du Parlement
italien d’après une loi votée en 2001, et il y aurait
dans le monde 60 millions d’oriundi, c’est-à-dire de
personnes ayant au moins un aïeul italien. La boucle
serait ainsi bouclée : si entre 1876 et 1976 autant
d’Italiens qu’en comptait la population du royaume
en 1861 avaient quitté l’Italie, il y aurait actuellement dans le monde autant d’oriundi que d’Italiens
résidant en Italie même. Ces chiffres perpétuent le
fantasme illusoire autant que récurrent, notamment
sous le fascisme, d’une deuxième Italie, d’une autre
Italie existant en dehors de la Péninsule et qui lui
serait comparable par sentiments et cohésion.
Antonio Bechelloni *
* A été maître de conférences à l’université Charles-de-Gaulle
Lille 3. Il a codirigé Les Petites Italies dans le monde (Presses
universitaires de Rennes, 2007), réuni et introduit les textes de
Vittorio Foa, Une traversée du siècle (coll. « Cahiers de l’Hôtel
de Galliffet », vol. 29, Institut culturel italien de Paris, 2011)
et codirigé « La vie intellectuelle entre fascisme et République.
Italie 1940-1948 » (Laboratoire italien. Politique et société,
n° 12-2012, ENS Éditions, Lyon, 2012).
Le régionalisme :
du dépassement
au retour inachevé
Christophe Roux *
* Christophe Roux
est maître de conférences en science
politique à l’université Montpellier 1
La question du régionalisme se pose en Italie tant
au plan politique qu’institutionnel. Surmontée à la
politiques de l’Europe latine
(CEPEL) – unité mixte de recherche
proclamation de l’Unité en 1861, elle a progressivement
(UMR 5112) du CNRS.
refait surface depuis le milieu du XXe siècle. Après
une régionalisation précoce quoique lentement mise
en œuvre, le processus s’est accéléré ces quinze dernières années. Le
tournant fédéral demeure cependant inachevé et le contexte de crise rend
désormais malaisée la définition de l’équilibre territorial actuel du pays.
et chercheur au Centre d’études
Poussée nationaliste lors des élections
municipales en Flandres appelant à l’adoption
d’une structure confédérale en Belgique, acceptation d’un compromis entre le gouvernement
britannique et le gouvernement régional écossais
pour qu’un référendum sur l’indépendance de
l’Écosse soit organisé d’ici 2014, mobilisations afin d’obtenir un référendum similaire en
Catalogne : le régionalisme a connu un regain
d’actualité en 2012.
Ce phénomène n’est pas inconnu en Italie.
L’unité italienne s’est faite sur la base d’une
fragmentation territoriale pluriséculaire et le
pays s’est trouvé confronté à deux tendances
essentielles du régionalisme : l’une politique,
l’autre institutionnelle 1. La première renvoie
à la mobilisation politique pour la défense des
intérêts culturels, économiques et politiques de
1
Nous reprenons ici en partie la distinction suggérée par Romain
Pasquier, in Le Pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et
gouvernance en France, Presses de Sciences Po, Paris, 2012, p. 37.
territoires infra-étatiques, tandis que la seconde
concerne la consécration institutionnelle de
certaines formes de décentralisation.
Une différenciation
territoriale héritée
L’Italie est un État dont l’unification
est relativement récente. La proclamation du
royaume d’Italie en 1861 met un terme à des
siècles de division territoriale et d’ingérences
étrangères. Si l’idée que l’Italie représentait
une entité susceptible de « faire pays » a été
exprimée par des hommes de lettres comme
Dante, Boccace, Pétrarque ou Machiavel, la
réalité politique est celle d’une fragmentation
persistante. La péninsule italienne est longtemps
demeurée une collection d’entités politiques de
statuts divers et aux contours changeants. Au
lendemain du congrès de Vienne en 1815, ce
sont plusieurs « États pré-unitaires » qui structurent l’espace actuellement identifié comme
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
59
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
italien et, en 1848, le chancelier autrichien
Metternich qualifie l’Italie de « simple expression géographique ».
L’Unité proclamée en 1861 intervient
comme le couronnement de l’inspiration
politique du Risorgimento 2. La question se pose
alors de savoir que faire d’un héritage territorial si composite. D’un point de vue intellectuel, différentes options sont envisageables :
conserver les entités anciennes pour les assembler dans une structure fédérale, modifier la
structure d’ensemble tout en faisant une place
à un certain degré d’autonomie locale ou bien
opter pour une structure centralisée.
Entre un Nord moteur, un Centre suiveur et
un Sud réticent, les attitudes divergent vis-à-vis
du processus unitaire. Le choix final est celui de
la centralisation « à la française » plutôt que d’un
fédéralisme à l’allemande 3. Le territoire italien est
divisé en entités administratives homogènes – les
provinces – identifiées par leur chef-lieu où siège
le préfet représentant le gouvernement central
installé à Rome à partir de 1871. Ce système
prévaut sous la monarchie constitutionnelle
– quoique assoupli en 1888 – et est rendu plus
strict par le régime fasciste entre 1922 et 1943.
Pour autant, la nouvelle façade unitaire ne
peut effacer d’un coup une fragmentation qui
n’est pas uniquement un héritage. Le développement économique et social de l’Italie unie
s’effectue sur la base d’un dualisme fort, opposant
un Nord industriel et de plus en plus aisé à un Sud
agricole et défavorisé. De ce fait, la question des
tensions territoriales change de nature : ce ne
sont plus les sous-ensembles constitués par les
États pré-unitaires qui posent problème mais,
davantage, l’existence de deux grands ensembles
supposés obéir à des modalités d’organisation
distinctes. Cette dichotomie absorbe, dès la fin
du xixe siècle, les nuances régionales. Le terme
de « question méridionale » résume la problématique du développement inégal renvoyant
2
Pour un aperçu de ce processus, voir Gilles Pécout, Naissance
de l’Italie contemporaine, 1770-1922, Armand Colin, Paris,
2004.
3
Daniel Ziblatt, Structuring the State. The Formation of Italy
and Germany and the Puzzle of Federalism, Princeton University
Press, Princeton, 2006.
60
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
au déficit d’intégration socio-économique et
politique des territoires méridionaux et insulaires.
Dès la fin du xixe siècle, cet enjeu commence à
faire l’objet de politiques régionales de développement menées par l’État central qui cherche à
résorber l’écart entre Nord et Sud.
Un régionalisme
institutionnel récent
C’est au milieu du xxe siècle que le régionalisme politique revient sur le devant de la scène.
Dès l’entre-deux-guerres sont en effet apparus
des mouvements revendiquant une forme d’autonomie régionale, par exemple dans la région de
Trente au nord, incorporée au royaume d’Italie
au lendemain de la Première Guerre mondiale,
ou en Sardaigne dans le Sud insulaire. Plusieurs
autres régions font de même à la chute du
fascisme puis à la Libération – comme la Sicile
ou la Vallée d’Aoste. À ces revendications particularistes s’ajoute, chez les constituants de l’ère
républicaine, une défiance générale envers les
instruments de contrôle jugés trop contraignants
tels que la centralisation.
La structure territoriale
constitutionnelle
C’est dans cet état d’esprit marqué par
le « complexe du tyran » que la Constitution
de 1947 met en place une régionalisation inédite.
Elle prévoit en effet l’introduction de structures
régionales entre le niveau étatique et les échelons
provinciaux et communaux. Ces collectivités
territoriales disposent de compétences constitutionnellement garanties (titre V). Le pouvoir
législatif régional est encadré : les régions ne
peuvent l’exercer que dans les domaines qui
leur sont attribués et à condition de respecter
les principes fondamentaux fixés par les lois de
l’État. Il repose sur des structures représentatives
avec un exécutif collégial qui est l’expression
d’un conseil régional élu au suffrage universel.
Dix-neuf puis, en 1963, vingt régions sont alors
mises en place.
Cette régionalisation italienne présente
deux caractéristiques originales. Elle est d’abord
asymétrique, cinq régions (Sicile, Sardaigne,
L’Italie contemporaine
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Salerne
ille
Bas
s
te
Tarente
Cal
abr
Limites :
de région
de province
Site classé
au patrimoine
mondial de l’Unesco
Population des villes, 2011
(en milliers)
10
e
Palerme
Messinee
Sici
le
Reggio de Calabre
Catane
50
2 664
30 premières villes
Sources : Istituto nazionale di statistica, recensement 2011 et fond de carte, www.istat.it ; Unesco, www.unesco.org
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
ilica
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
61
DOSSIER
62
L’Italie : un destin européen
Vallée d’Aoste, Trentin-Haut-Adige et FrioulVénétie-Julienne) disposant de prérogatives
élargies en vertu de « statuts spéciaux » constitutionnels. Ce choix répond à la volonté de donner
des gages aux revendications autonomistes
localement exprimées et parfois soutenues à
leurs frontières, notamment par l’Autriche dans
le cas du Trentin-Haut-Adige germanophone.
Ensuite, la régionalisation tarde à devenir
une réalité dans les quatorze puis quinze autres
régions à statut ordinaire. Les gouvernements
de coalition à dominante démocrate-chrétienne
ont en effet montré fort peu d’empressement à
adopter les dispositions législatives qui, dans
les régions d’Italie centrale les plus favorables
à la gauche, auraient accordé au Parti communiste italien une influence politique dont il était
privé au niveau national. Il faut attendre une loi
de 1968 pour que les premières élections régionales aient lieu, deux ans après, dans les quinze
territoires ordinaires. Quoique tardif, ce dispositif n’en demeure pas moins à l’avant-garde des
mesures adoptées par la suite en Espagne, en
France ou au Royaume-Uni.
Dès lors, les tendances autonomistes sont
canalisées dans la République italienne régionalisée. Elles exercent une domination qui ne
s’avère durable que dans les régions autonomes
de la Vallée d’Aoste (avec l’Union valdôtaine)
et dans la province de Bolzano (avec le Parti
populaire du Sud-Tyrol). Ailleurs, les traces de
mobilisation se dissolvent à l’instar de la Sicile
ou de la Sardaigne.
l’essentiel des ressources financières provenant
de reversements nationaux est englouti dans la
gestion du secteur hospitalier. Pour ces raisons,
la régionalisation italienne apparaît largement
« en trompe-l’œil » 4. Les différences significatives de résultats dans l’action publique régionale
témoignent aussi d’un écart tendanciel toujours
résistant entre des régions du Nord et du Centre
efficientes et des régions méridionales davantage
à la peine 5.
Une vie politique régionale
en trompe-l’œil
La vie politique des régions tend ainsi à
reproduire la scène politique nationale avec des
rapports de force variables entre les principaux
partis. Des « subcultures territoriales » sont alors
mises en évidence par de nombreux chercheurs,
opposant régions à dominante démocratechrétienne (Nord-Est) ou communiste (Centre).
Du point de vue institutionnel cependant,
la marge de manœuvre effective laissée aux
régions s’avère modeste. Leurs compétences
sont limitées et relèvent principalement de
l’aménagement du territoire régional. En outre,
Une autonomie régionale accrue
Parmi les nouveaux acteurs figurent des
ligues régionales actives dans le nord de l’Italie
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
La nouvelle donne
Au début des années 1990, le système
politique italien connaît un tournant qui
comporte un volet territorial de première importance 6. Le fonctionnement du régime républicain reposait jusque-là sur la domination
politique de la Démocratie chrétienne qui avait
guidé ou soutenu des coalitions avec des partenaires du centre et de la gauche, étirant dans
les années 1980 les marges de ses alliances au
profit d’un rassemblement à cinq partis – avec le
Parti socialiste italien et les plus petites formations social-démocrate, républicaine et libérale.
Ces partis sont balayés au début des années 1990
dans une crise politique multiforme dont le trait
le plus saillant est la série de scandales politicofinanciers connus sous le terme de Tangentopoli.
Les anciens partis sont délégitimés tandis que de
nouveaux se forment. Ils occupent le vide laissé
par la dissolution des anciennes formations,
inaugurant ainsi une période de recomposition
instable encore ouverte à ce jour 7.
4
Arnaldo Bagnasco et Marco Oberti, « Le trompe-l’œil des
régions en Italie », in Patrick Le Galès et Christian Lequesne
(dir.), Les Paradoxes des régions en Europe, La Découverte,
Paris, 1997, p. 149-163.
5
Robert Putnam, Making Democracy Work. Civic Traditions in
Modern Italy, Princeton University Press, Princeton, 1993.
6
Christophe Roux, « Les régions : de la consécration constitutionnelle au lent tournant fédéral », in Marc Lazar (dir.),
L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Fayard, Paris, 2009,
p. 169-179.
7
Ces phénomènes complexes sont clairement synthétisés par
Hervé Rayner, dans son ouvrage L’Italie en mutation, coll. « Les
Études », La Documentation française, Paris, 2007.
© AFP / Giuseppe Cacace
depuis les années 1980. Emmenées par Umberto
Bossi, cofondateur de la Ligue lombarde 8, la
majorité d’entre elles forment une fédération,
la Ligue du Nord (Lega Nord), en 1991. Le mot
d’ordre de ce mouvement est la remise en cause
des formes, sinon de la substance, de la construction unitaire italienne : le Nord, partie prospère
et industrieuse du pays, souffrirait de voir ses
richesses captées par Rome au profit d’une
classe politique inefficace et d’un Sud dépeint,
sur un ton populiste, comme parasite. La solution
préconisée, pour répondre à ce diagnostic qui,
en période de crise, fait mouche auprès d’une
portion inédite de l’électorat d’Italie du Nord,
consiste à réformer la règle de distribution territoriale des pouvoirs dans le sens d’une plus grande
autonomie. Brandissant la menace d’une sécession du Nord ou d’une partition entre le Nord,
le Centre et le Sud, la Ligue prêche au minimum
8
Créée en 1982 par Umberto Bossi, la Ligue autonomiste
lombarde devient la Ligue lombarde en 1984. Son nom fait écho
aux alliances militaires nouées aux xiie et xiiie siècles par les cités
de Lombardie pour contrecarrer les ambitions hégémoniques des
empereurs germaniques.
Remontant à la Renaissance, la tradition de mécénat
des banques italiennes se perpétue encore de nos
jours et joue un rôle important dans la vie culturelle
locale. La banque Monte dei Paschi di Siena (ici son
siège le palazzo Salimbeni), fondée en 1472, finance
ainsi la course annuelle du Palio à Sienne.
pour une nouvelle structure d’ensemble qui
prendra l’aspect du fédéralisme.
D’abord portée par la Ligue du Nord, cette
réforme fédérale fait l’objet d’une conversion
de l’ensemble des partis politiques recomposés
– la nouvelle droite incarnée à partir de 1994
par Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi,
devenu le parti du Peuple de la liberté en 2008,
mais aussi la gauche rénovée des Démocrates de
gauche, composant aujourd’hui une part essentielle du Parti démocrate. C’est une majorité
de centre-gauche qui introduit à partir de 1997
les premières mesures législatives permettant
d’inaugurer des transferts de compétences vers
les collectivités territoriales dans la limite alors
consentie par la lettre de la Constitution via
délégation du pouvoir législatif au gouvernement. Sont ainsi décentralisées les « fonctions et
tâches administratives relatives à la défense des
intérêts et à la promotion du développement »
des différentes collectivités.
Ces mesures sont couronnées par un renversement de compétences hautement symbolique
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
63
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
en 2001. Selon le nouvel article 117 du texte
constitutionnel, « c’est aux régions que revient le
pouvoir législatif pour tout domaine non expressément réservé à la législation de l’État ». La
compétence de principe revient désormais aux
régions italiennes tandis que le pouvoir central
ne dispose que d’une compétence d’attribution
définie par la Constitution. L’Italie s’inscrit ainsi
dans une tendance européenne à voir le pouvoir
central se dessaisir de pouvoirs de plus en plus
nombreux en faveur – mais aussi à la charge –
des échelons territoriaux inférieurs.
Un processus complexe
Pour autant, ce processus s’avère d’une
grande complexité et recèle une part de fauxsemblants. Si le terme « fédéral » frappe dans un
pays de tradition centralisatrice, il n’en demeure
pas moins que l’Italie n’a cessé de se définir,
selon la lettre de sa Constitution, comme une
« république une et indivisible ». Le pouvoir
central ne s’est pas complètement dépouillé de
ses prérogatives : ses pouvoirs exclusifs sont
largement intacts dans les domaines régaliens
(politique étrangère, défense et sécurité, monnaie,
justice) et la concertation entre Rome et les régions
est obligatoire sur de nombreux sujets.
L’accroissement des compétences régionales, qui a fait l’objet en 2005 d’une tentative
d’approfondissement désavouée l’année suivante
par les électeurs italiens 9, n’a en outre pas été
suivi de manière synchronisée d’une réforme des
moyens financiers. Depuis lors, la question de la
définition de règles d’attribution et de distribution des ressources fiscales constitue un grand
chantier du fédéralisme italien. Ce chantier
ouvert, accéléré en 2009 par l’adoption d’une loi
posant un certain nombre de règles en matière
de « fédéralisme fiscal », n’est pas achevé. Deux
remarques peuvent être formulées à cet égard.
Au plan politique, l’importance prise par
le régionalisme institutionnel n’est pas restée
●
9
Christophe Roux, « La devolution en Italie : l’échec d’une
réforme symbolique dans le processus de fédéralisation », in
Anne-Marie Motard (dir.), Dévolution, identités et nationalismes.
Une mise en perspective européenne du cas britannique, Presses
universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2009, p. 101-119.
64
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
sans effet sur l’organisation de la compétition
politique italienne. D’un côté, un parti comme
la Ligue du Nord, dès lors qu’il a intégré à partir
de 1994 le jeu politique national, a perdu de
sa connotation purement locale pour s’ancrer
dans la droite italienne sur un registre populiste
– quitte à en subir les aléas électoraux au gré des
deux décennies suivantes. De l’autre, un grand
nombre de dirigeants politiques locaux ont
joué le jeu de la carte territoriale pour renouveler leur image dans la compétition électorale. L’un des exemples les plus marquants
est celui du Mouvement pour les autonomies.
Cette formation, dont le fondateur et leader
est un ancien démocrate-chrétien, a emporté
la majorité régionale en Sicile en 2008 tout
en s’associant à la coalition de droite menée
par S. Berlusconi 10.
● Au plan institutionnel, les péripéties de
l’actualité politique italienne ont rattrapé ce
fédéralisme inachevé. Dans un contexte de
révision drastique des dépenses publiques, le
président du Conseil Mario Monti a annoncé le
9 octobre 2012 un projet de révision du titre V
de la Constitution relatif à l’ordonnancement
territorial du pays en proposant une recentralisation dans certains domaines. A été invoquée
la nécessité d’une plus grande cohérence de
l’action publique et d’une gestion plus rigoureuse des deniers publics qui n’avait pas
toujours caractérisé, loin s’en faut, l’action des
collectivités régionales au cours de la dernière
décennie. Cette nouvelle orientation dont la
mise en œuvre est pour l’heure suspendue a
suscité des réactions partagées en Italie. Certains
approuvent les corrections nécessaires vis-à-vis
d’un processus qui répondait, selon eux, à des
considérations avant tout politiciennes, alors
que fusent les critiques des acteurs engagés dans
le processus fédéral, qu’il s’agisse de forces
politiques – la Ligue du Nord au premier chef –,
mais aussi des présidents de région appelant à la
concertation. ■
10
André Fazi, « L’émergence d’un néo-méridionalisme politique
en Italie : vers l’accroissement de la fracture territoriale ? »,
Critique internationale, n° 50, 2011, p. 111-128.
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Patrimoine et politique culturels en Italie
L’Italie dispose d’un patrimoine historique et
culturel sans égal. Sa gestion relève de l’État et des
autorités publiques, mais l’importance des coûts et
les difficultés économiques entraînent la recherche
de nouveaux modèles.
La richesse du patrimoine
S’agissant du tourisme international, l’Italie figure
ainsi au cinquième rang mondial (derrière les
États-Unis, l’Espagne, la France et la Chine) avec
des recettes de l’ordre de 40 milliards d’euros par
an. Elle accueille environ 40 millions de visiteurs
internationaux chaque année. Dans le même
temps, faute d’investissements suffisants dans les
domaines de la protection et de la restauration
des biens culturels, certains d’entre eux – comme
© AFP / Roberto Salomone
L’image de l’Italie est étroitement associée à l’art,
qu’il s’agisse du patrimoine historique et archéologique, des musées ou encore de l’opéra (avec la
Scala de Milan ou la Fenice à Venise), mais aussi,
dans un registre connexe, aux industries du luxe, à
l’artisanat d’art et au design. La richesse du patrimoine italien sous toutes ses formes (archéologique, religieux, historique, architectural, paysager,
immatériel…) est certes mise à mal par le développement économique, la spéculation foncière et le
mitage de l’environnement aux abords des villes.
Elle constitue néanmoins une source de revenus
non négligeable à travers le tourisme culturel, florissant à Venise, à Rome, à Naples, à Milan ou encore
à Florence, et, indirectement, à travers le succès
de l’industrie, des productions artisanales et des
designers italiens.
Faute de crédits nécessaires pour des campagnes de restauration massive, plusieurs maisons (comme ici celle
dite du Moraliste) se sont écroulées à Pompéi depuis quelques années, suscitant une polémique sur la gestion
du patrimoine italien.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
65
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
les sites mondialement réputés de Pompéi ou
de Rome – sont menacés dans leur intégrité 1. Le
budget du ministère de la Culture a encore baissé
à la suite de la crise économique, alors même
qu’il ne représentait que 0,2 % du budget de l’État
en 2012.
Or, face à une forme d’inefficacité bureaucratique
et aux limites des tentatives de modernisation – qui
a pourtant donné des résultats significatifs dans la
période récente –, la tentation de la « privatisation »
des biens culturels reste présente. Des rumeurs
ressurgissent régulièrement concernant les intentions qu’aurait l’État de se séparer de tel ou tel
élément de son riche patrimoine culturel 2. Se pose
alors la question de savoir – au-delà des concours
d’urgence de l’Union européenne – si les aides de
mécènes internationaux (comme à Venise) ou du
mécénat des entreprises privées (comme à Rome)
suffiront à assurer sans dommage la transmission
du patrimoine italien aux générations futures ; soit
4 000 musées (dont 400 relèvent de l’État et 40 %
des communes, le reste appartenant à l’Église, aux
universités, aux autres collectivités territoriales, à
des associations et des fondations, ou encore à des
personnes privées) et quelque 100 000 églises et
édifices religieux, 47 sites étant de surcroît classés
au patrimoine mondial de l’Unesco.
La tutelle de l’État
Élément essentiel dans la construction – récente – de
l’unité du pays, la volonté de dessiner une véritable
politique culturelle en Italie est affaiblie par le
souvenir de l’époque fasciste, caractérisée par l’instrumentalisation politique des arts et de la culture
sous l’égide du ministère de la Culture populaire. Au
sortir de la guerre, la Constitution italienne indique
dans son article 9 que « la République promeut le
développement de la culture et de la recherche
scientifique. Elle protège le paysage et le patrimoine
historique et artistique de la nation ».
Inclus dans un premier temps dans le ministère de
l’Instruction publique, le ministère des Biens cultu1
Voir « Les grands chantiers de Rome », Le Journal des Arts,
2 novembre 2012.
Voir « Heritage Sell-off by Italian State about to Become Law »,
The Art Newspaper, 12 décembre 2003.
2
66
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
rels et environnementaux est créé en 1975. Il se
transforme par la suite, en 1998, en ministère des
Biens et Activités culturels, du fait de l’adjonction du
secteur du spectacle vivant. Le ministère, au-delà de
ses diverses configurations institutionnelles, est doté
depuis l’après-guerre de deux grandes missions, le
développement culturel et la protection du patrimoine. Elles ont été interprétées différemment en
fonction de la couleur politique des gouvernements
successifs, des mutations socio-économiques du
pays et des équilibres changeants entre le centre et
la périphérie.
Les biens culturels sont considérés comme faisant
partie du patrimoine national et sont placés à ce
titre sous la tutelle de l’État. Les régions possèdent
des compétences en ce qui concerne les musées
et les bibliothèques d’intérêt local. La primauté de
l’État en matière de tutelle (Constitution de 1947 ;
lois de 1939, 1975, 1990 et 1997), en dépit des
réformes décentralisatrices des années 1970, laisse
néanmoins subsister incertitudes et superpositions
de compétences entre acteurs publics. Les régions
ont répondu en promouvant une autre approche de
la culture et en en faisant un élément notable des
politiques publiques locales. La politique culturelle
fait ainsi office de vecteur privilégié de l’affirmation identitaire régionale, ainsi que des politiques
de développement local des provinces et des
communes. De fait, la plupart des missions dont se
sont dotées les collectivités territoriales vont au-delà
des compétences énoncées par les dispositions
constitutionnelles ou législatives. Mais le centralisme qui caractérise – y compris dans le domaine
culturel – l’action publique, avec ses incohérences, sa
lourdeur bureaucratique et ses dysfonctionnements,
n’est pas toujours compensé par le dynamisme des
régions, des provinces et des villes.
Les surintendances (Soprintendenze) représentent
l’État dans les territoires et possèdent une expertise
scientifique en matière de conservation du patrimoine. Elles n’ont pour leur part pas toujours accordé
un intérêt marqué aux questions de développement
et de valorisation en direction du public. Quant aux
musées, aux monuments et aux sites archéologiques,
ils souffrent d’un manque d’autonomie de gestion, de
souplesse de fonctionnement et de professionnels
© AFP / Christophe Simon
Ouvert en 2010 à Rome, le Musée national des arts
du XXIe siècle, ou Maxxi, a été confronté dès 2012
à de graves difficultés financières en raison de la
réduction des subventions de l’État.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
67
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
qualifiés, ce qui les empêche bien souvent d’adopter
les bonnes pratiques identifiées à l’échelle internationale pour leur mise en valeur.
L’Italie a créé dès 1969 une brigade spécialisée
chargée de la protection du patrimoine culturel
(Tutela Patrimonio Culturale). Elle déploie des
efforts vigoureux pour obtenir la restitution de
pièces archéologiques sorties illégalement du
territoire – elles seraient au nombre de plusieurs
centaines de milliers dans les dernières décennies.
Ainsi, le pays multiplie les accords avec de grands
musées internationaux pour le retour des pièces
majeures issues de fouilles illégales, de vols 3 et de
trafics. C’est ce dont témoignent les négociations
conduites par exemple avec la fondation Getty,
le musée des Beaux-arts de Boston ou encore le
Metropolitan Museum of Art de New York, qui ont
abouti au retour d’œuvres prestigieuses vers l’Italie.
La recherche
de nouveaux modèles économiques
La protection des biens culturels souffre d’un sousfinancement chronique, qui s’accompagne d’une
approche hésitante en termes de valorisation
économique. Ce constat avait conduit le ministre
de la Culture, de 1992 à 1994, Alberto Ronchey,
à réformer l’organisation des musées nationaux en
étendant les horaires d’ouverture, en ouvrant au
secteur privé la gestion des librairies, des boutiques
et des restaurants de ces établissements, et en
encourageant la location d’espaces. Les progrès
dans l’accueil des publics (publications, visites
guidées, services éducatifs, audioguides…) se
traduisent par une sensible augmentation des
prix d’entrée dans les musées, les églises et les
monuments ; voire, dans certains cas, par l’essor
des réservations obligatoires préalables à la visite.
La surfréquentation touche en effet certains établissements. Par exemple, la fréquentation des musées
du Vatican, avec 5 millions de visiteurs en 2011, a
doublé en dix ans.
Plus récemment, l’élaboration d’un document de
référence, l’Acte national sur les normes muséales
(Atto di indirizzo, 2001), a conduit le ministère à
proposer des orientations considérées comme
essentielles pour la gestion des sites culturels.
Inspiré des bonnes pratiques identifiées à l’échelle
internationale et adapté par les différentes régions
en fonction de leurs spécificités, l’Acte s’accompagne, selon les territoires, de procédures d’accréditation et d’outils d’autoévaluation.
D’une manière générale, le secteur culturel cherche
désormais à diversifier ses revenus à travers le
développement de ressources propres, l’appel
au mécénat des entreprises et des fondations, le
loto, les fonds structurels européens et les bâches
publicitaires placées sur des monuments en cours
de restauration. Ces nouveautés n’empêchent
pas le Maxxi, un musée futuriste construit à Rome
par l’architecte Zaha Hadid et ouvert en 2010, de
connaître actuellement de préoccupants problèmes
de financement et de gouvernance. N’est-ce pas en
définitive le signe qu’un équilibre n’a pas encore été
trouvé entre protection et valorisation du patrimoine,
entre rôle scientifique et recherche de débouchés
touristiques pour la culture, entre mission éducative et espoir d’une rentabilisation économique du
secteur culturel ?
3
Malheureusement, les vols de livres et de manuscrits anciens intervenus récemment à la bibliothèque Girolamini à Naples étaient
le fait… de son directeur et de ses complices, ce qui suscite des
interrogations sur les conditions mêmes de sa nomination, voir
Elisabetta Povoledo, « At Root of Italy Library’s Plunder, a Tale of
Entrenched Practices », The New York Times, 11 août 2012.
68
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Jean-Michel Tobelem *
* Option Culture, www.option-culture.com – option.culture@
wanadoo.fr
La construction
européenne :
le guide et le bâton
* Dominique Rivière
Dominique Rivière *
est professeur de géographie
à l’université Paris-Diderot. Ses
Bien qu’étant l’un des quatre grands pays de l’Union
européenne, l’Italie se voit marginalisée aujourd’hui
européenne, politiques
par la crise de la dette souveraine. Celle-ci s’inscrit
d’aménagement du territoire et
dans une tendance plus ancienne, qui alimente dans
question régionale. Elle est membre
la Péninsule une hantise du décrochage à l’égard
de l’unité mixte de recherche
« Géographie-cités ».
des partenaires européens. Pourtant, l’Italie est
profondément européenne dans le sens où les questions
i
communautaires
et les questions intérieures s’y interpénètrent
largement. L’intégration européenne, qui demeure relativement
consensuelle, souligne à certains égards le clivage Nord-Sud, en même
temps qu’elle joue aussi un rôle de ciment national.
recherches portent sur l’Italie, sur
les rapports entre construction
L’Italie est l’un des quatre grands de l’Union
européenne. Elle représente quelque 12 % de
sa population et de sa richesse. Mais, depuis
l’automne 2009, plombée par une dette souveraine
de 1 900 milliards d’euros (120 % de son produit
intérieur brut), elle est souvent considérée comme
un maillon faible, à l’instar du reste de l’Europe du
Sud, voire un danger pour la zone euro. C’est sous
la pression des agences de notation et du Conseil
européen que le gouvernement Berlusconi a cédé
la place, à l’automne 2011, au gouvernement
Monti. La note du pays a été à nouveau déclassée
par Standard & Poors en janvier 2012 – elle passe
alors à BBB+ – et, en mai 2012, c’était au tour de
celles de ses banques…
La situation de l’Italie dans l’Union
européenne ne saurait cependant se résumer
à cette image de géant aux pieds d’argile.
Ses rapports avec l’Union européenne sont
complexes, et, pour être plus discrets que le
fameux couple franco-allemand, ils n’en sont pas
moins importants car faits d’interpénétrations
multiples entre le niveau national et européen. En
témoigne, par exemple, le duo formé par Mario
Monti, à Rome, et Mario Draghi, à Francfort :
peu d’États ont poussé aussi loin la porosité des
niveaux européen et national en ce qui concerne
leurs personnels politiques et techniques, qui
circulent aisément de l’un à l’autre – du gouvernement Dini des années 1990 au gouvernement
Monti, sans parler de Romano Prodi, Premier
ministre de 1996 à 1998 puis de 2006 à 2008,
et président de la Commission européenne
entre 1999 et 2004.
Cette imbrication entre l’échelle nationale
et l’échelle européenne se retrouve dans bien
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
69
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
des caractéristiques de la Péninsule, des grandes
orientations de son développement – le miracle
italien contemporain du traité de Rome – jusqu’à
l’organisation de son territoire. En effet, comme
l’Allemagne, l’Italie connaît de grandes disparités régionales de richesses, opposant ici Nord et
Sud – l’écart va de un à deux entre la Campanie
et la Lombardie pour le PIB par habitant –, qui
en font un résumé des clivages de développement présents entre les pays européens. De
ce fait, alors que pour la France les querelles
récurrentes sur les négociations budgétaires
européennes renvoient souvent à la politique
agricole commune (PAC), pour l’Italie – qui
fournit 13 % du budget communautaire et est,
elle aussi, contributrice nette –, elles renvoient
davantage, comme en Allemagne, à la politique
européenne de cohésion 1, du fait du classement
de quatre régions du Sud parmi les zones prioritaires de cette politique.
L’Europe,
un ancrage pour l’Italie
À l’instar de l’Allemagne, l’adhésion au
projet européen, portée par Alcide De Gasperi,
fondateur de la Démocratie chrétienne – et l’un
des pères de l’Europe avec Robert Schuman, Jean
Monnet, Konrad Adenauer… –, a été pour l’Italie
l’un des outils de la rupture avec le fascisme.
Initialement, elle a été à la fois l’un des facteurs
de son intégration au camp occidental – adhésion
au pacte Atlantique dès 1949 – et un utile contrepoint de cette dernière, car elle lui a aussi permis
de peser davantage sur la scène européenne.
Un gradient Nord-Sud souligné
par l’intégration européenne
Alors que la réconciliation portée par la
construction européenne a été pour l’Allemagne
l’occasion de retrouver sa puissance, pour l’Italie
elle a constitué le cadre même de l’accession
au développement économique. Elle a donc eu
une influence directe sur ses modalités, qu’il
1
La politique régionale de l’Union européenne, également
appelée politique de cohésion, vise à développer la cohésion
économique et sociale de son territoire et à atténuer les inégalités
de développement, accentuées avec les élargissements.
70
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
s’agisse de l’adhésion au libre-échange ou du
choix, a priori étonnant pour un pays peu doté en
matières premières, d’adhérer à la Communauté
économique du charbon et de l’acier (CECA),
corollaire de l’essor, à la même époque, de la
sidérurgie intégrée littorale 2.
Si l’on prend pour indicateur les échanges
commerciaux, l’Italie apparaît désormais, comme
ses voisins, marquée par une forte intégration
européenne, qui reste évidente même si elle
s’atténue du fait de la mondialisation des économies. L’Union européenne représente 54,1 %
des importations et 55,1 % des exportations
italiennes 3. L’Allemagne (respectivement 15,3 %
et 13,1 %) et la France (8,6 % et 11,4 %) sont ses
principaux partenaires. Par comparaison, la Chine
ne représente que 2,3 % des exportations 4. L’Italie
a aussi investi les marchés russe et brésilien – qui
ne représentent que 5 % de ses importations…
soit l’équivalent de la Libye et de l’Algérie, ses
premiers partenaires sur la rive sud-méditerranéenne. Signe de l’érosion de sa compétitivité,
l’Italie ne réalise que 7,6 % des exportations
intra-européennes et 10,7 % des exportations de
l’Union européenne vers le reste du monde 5.
La Péninsule, qui sous Mussolini se
cherchait encore un destin « méditerranéen »,
est donc devenue beaucoup plus européenne
que méditerranéenne. Cette orientation entretient en retour le tropisme septentrional de sa
propre géographie économique. Les régions du
Nord-Ouest, base de l’industrialisation dès la fin
du xixe siècle, totalisent encore 40 % des exportations du pays (la Lombardie plus du quart)
et celles du Nord-Est, berceau des « districts
industriels » de l’après-guerre (Vénétie, EmilieRomagne…) en réalisent 31,4 %. Le Centre et
le Sud (2,6 % pour Naples) sont à la traîne. On
retrouve ce déséquilibre Nord-Sud dans d’autres
2
Ceci vaut à l’Italie de produire encore aujourd’hui plus d’acier
que la France, respectivement 15,4 et 25,8 millions de tonnes
(2010).
3
Source : OCDE, Statistiques mensuelles du commerce international, vol. 2012, n° 7, Italie, OECD iLibrary, www.oecd-ilibrary.
org/trade, données mars 2012.
4
Le poids de la Chine dans les exportations allemandes est de
6,2 %, soit l’équivalent du poids des États-Unis dans les exportations italiennes.
5
Source : Istat, Rapporto annuale. La situazione del paese, 2012
(www.istat.it/it).
PIB par habitant dans les régions européennes
et aide des fonds structurels européens
PIB par habitant, 2009,
en standards de pouvoir d΄achat
base 100 = moyenne de l’UE (27)
332
180
118
94
72
35
27
Méthode statistique :
moyennes emboîtées
et isolement
des valeurs extrêmes
Unités spatiales :
régions européennes
(NUTS 2)
Hambourg 188
Objectif de convergence, destiné à soutenir
la croissance et la création d’emplois
dans les régions les moins développées
Régime transitoire dégressif
Londres
332
Bruxelles
223
Luxembourg 266
Province autonome
de Bolzano
(Haut-Adige) 148
Campanie
67
Sources : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu ; Commission européenne, http://ec.europa.eu
D'après M-F. Durand, T. Ansart, P. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot,
Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013.
indicateurs comme les investissements extérieurs.
Pour les transports aériens, Rome s’affirme, en
revanche, à l’égard de Milan. En somme, dans le
cas de l’Italie plus que dans celui de l’Allemagne
– l’ex-RDA est bien située vis-à-vis des marchés
européens –, l’intégration européenne, sans être la
cause initiale du dualisme entre régions riches et
pauvres du pays, le surligne.
L’europhilie italienne écornée
Sur un autre plan, celui de la construction identitaire et politique, l’interdépendance
entre l’organisation interne de l’Italie et l’intégration européenne est aussi flagrante. Certes, la
vie publique relève, comme ailleurs, avant tout de
logiques nationales. Mais de nombreux auteurs
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Fonds structurels, période 2007-2013
Chypre
ont mentionné l’effet de miroir qui s’était créé
entre, d’une part, la division de l’Europe – de Yalta
jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 – et,
d’autre part, la vie politique de la Péninsule, avec
le couple durable Démocratie chrétienne-Parti
communiste 6. À l’inverse, la chute du Mur, sur
fond d’opération anticorruption Mains propres,
joua un rôle déterminant dans l’effondrement de
la « partitocratie » italienne et dans la restructuration de la vie politique qui s’ensuivit.
Si la question européenne est partie
prenante des grandes évolutions nationales, les
sondages d’opinion montrent qu’elle reste une
affaire moins passionnelle qu’au Royaume-Uni
6
Avec plus du tiers des voix en 1976, le Parti communiste italien
fut longtemps le plus fort parti communiste d’Europe de l’Ouest.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
71
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
ou en France. En Italie, l’idée européenne et
l’idée nationale sont allées de pair, les Italiens,
après les excès du fascisme, s’accommodant
bien de la relativisation de la nation portée par
la construction européenne. En témoigne, encore
récemment, le fait que le Traité constitutionnel
et son avatar, le traité de Lisbonne, n’ont guère
soulevé de polémique : le premier fut adopté
par le Parlement dès avril 2005, le second en
juillet 2008. Tout au plus relève-t-on, dans les
péripéties qui ont scandé l’adoption du traité de
Lisbonne, l’inquiétude – relative – suscitée par
la rupture de l’équilibre entre les quatre grands,
du fait de la réunification allemande. Dans la
nouvelle configuration se substituant à celle
du traité de Nice qui tient davantage compte
du poids démographique des différents pays,
l’Italie, comme la France et le Royaume-Uni,
a perdu de son poids par rapport à l’Allemagne
dans la répartition des votes à la majorité qualifiée au sein des institutions communautaires.
Du fait de la crise du projet européen et
de facteurs internes à l’Italie, en particulier sous
les deux derniers gouvernements Berlusconi,
l’acceptation de l’idée européenne a cependant été écornée ces dernières années. Plus que
la sauvegarde du modèle social national au sein
du Grand Marché, thème qui prime en France
– on se souvient des polémiques sur la directive Bolkenstein en 2005 –, ce sont les questions
migratoires qui tiennent le devant de la scène en
Italie. Pays d’émigration jusqu’aux années 1970,
la Péninsule compte actuellement 4,5 millions
d’étrangers, pour l’essentiel extracommunautaires
– bien que les Roumains représentent la première
nationalité. Quoi qu’il en soit, là encore, on relève
l’effet d’écho qui s’est créé entre cet aspect de la
problématique européenne et la problématique
nationale Nord-Sud. Le développement de la
xénophobie, tant envers les « extracommunautaires » qu’envers les Roms, a constitué l’un des
terreaux de la montée en puissance de la Ligue du
Nord, qui l’a associée, dans les années 1990, à un
anti-méridionalisme virulent.
Les dérapages répétés – et assumés – puis
la longue agonie du gouvernement Berlusconi
durant l’année 2011 ont peut-être aussi affaibli
l’europhilie de l’Italie. Loin de son rôle initial
72
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
dans la construction européenne, elle s’est vu
réduite à compter les points du dialogue entre
Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Toutefois, dès
que ces échanges se sont distendus, le gouvernement Monti s’est placé à diverses reprises aux
avant-postes d’un front des États du Sud, qui, avec
le soutien de la France, a amené l’Allemagne à
assouplir ses positions au sujet des mécanismes de
solidarité financière au sein de la zone euro.
Le contexte européen actuel est marqué
par la montée des forces politiques remettant
en cause soit les choix économiques et budgétaires imposés par Bruxelles au nom de l’euro,
soit l’idée européenne elle-même. L’Italie reste
moins affectée que d’autres par cette crise de
légitimité. Au contraire, plutôt qu’à la mise en
cause de l’Union, la crise a conduit jusqu’ici
les Italiens à accepter dans l’urgence – comme
déjà en 1992-1993 – de profondes mutations
du Welfare 7. La Ligue du Nord, traditionnellement anti-européenne, a connu récemment une
débâcle électorale, due il est vrai aux accusations de corruption pesant sur son chef, Umberto
Bossi 8. Si les dernières élections sont marquées
par le succès du mouvement Cinque Stelle
(5 étoiles), porteur d’une contestation radicale du
pouvoir politique en place et de sa politique de
rigueur, on reste loin de l’europhobie montante
dans divers pays européens 9.
L’Europe,
le décrochage italien
et les tensions Nord-Sud
L’intégration européenne a constitué le
cadre du développement italien qui, dès son
origine, a été heurté, alternant croissance et
brutale récession. Depuis deux décennies, l’un
des éléments majeurs des rapports entre l’Italie
7
Rétablissement des impôts locaux, réforme des retraites…
La réforme du statut des travailleurs et la lutte contre l’évasion
fiscale – estimée à 120 milliards d’euros –, déjà entreprise sous
Romano Prodi en 2008, sont à l’ordre du jour.
8
Le poids de la Ligue, apparue en 1989, oscille fortement : entre
4,6 % (2006) et 12,7 % des voix (2010). Il est bien supérieur dans
le Nord.
9
Sur la recomposition politique italienne et les positions des
partis à l’égard de l’Union européenne, voir la contribution
d’Hervé Rayner dans le présent dossier.
Le décrochage italien… et du Sud
Déjà, lors de la mise en place de l’euro,
qui coïncidait avec une grave crise économique
nationale, la presse des pays du nord de l’Europe
– mais aussi la presse italienne – s’interrogeait
sur les chances que l’Italie avait « d’entrer dans
l’Europe », paradoxe pour un pays fondateur.
Désormais, c’est son maintien dans la zone euro
qui est mis en cause de façon souvent outrancière.
Dans ce leitmotiv, les questions d’équilibre financier – dette, déficit, poids de l’évasion fiscale… – et celles liées aux fondamentaux
de l’économie s’entremêlent. La crise des
subprimes s’est traduite par une décroissance du
PIB de 5,5 % en 2009 (et bien davantage en ce
qui concerne la seule production industrielle) et
un nouveau recul de 2,3 % est prévu pour 2012.
Comme l’Espagne, la Péninsule vit au rythme
de l’évolution du différentiel de taux d’intérêt
(spread) entre ses bons du Trésor et ceux de
l’Allemagne, qui a atteint un rapport de un à
cinq. Dans le même temps, si l’on prend pour
indicateur le PIB par habitant, l’Italie a glissé
en très peu de temps par rapport à l’Allemagne :
pour une moyenne européenne à l’indice 100,
les deux pays sont respectivement à l’indice 101
et 120 en 2011 (104 et 116 en 2009) 10.
Il convient certes de nuancer ce tableau. Pour
le chômage par exemple, avec un taux de 10 %,
l’Italie est dans la moyenne européenne. Pour
d’autres indicateurs, comme le vieillissement de
la population, peu médiatisé mais qui pèse sur les
finances publiques, l’Italie, où le nombre des plus
de 65 ans l’emporte sur celui des moins de 20 ans,
n’est nullement une exception en Europe. Seule
l’immigration explique sa croissance démographique. Certains éléments de la crise italienne
sont aussi structurels, comme la faible part de la
recherche-développement, à 1,3 % seulement du
PIB, loin de l’objectif européen de 3 % affiché
par la Stratégie de Lisbonne de 2000 (aujourd’hui
rebaptisée Stratégie 2020). Reste que les districts
10
L’Italie est désormais loin derrière la France (indice 107) et le
Royaume-Uni (108). Source : Eurostat, 2012.
L’Italie et l’Europe :
indicateurs comparatifs
Produit intérieur brut, 2011
(en milliards de SPA*)
Allemagne
France
Royaume-Uni
Italie
Espagne
Grèce
2,48
1,76
1,72
1,53
1,14
0,23
Taux de chômage, 2011
(en % de la population active)
Espagne
Grèce
France
Italie
Royaume-Uni
Allemagne
21,7
17,7
9,6
8,4
8,0
5,9
Dépenses publiques en éducation, 2009
(en % du PIB)
France
Royaume-Uni
Allemagne
Espagne
Italie
5,89
5,67
5,06
5,01
4,70
Dépenses en R&D, 2011
(en % du PIB)
2,84
Allemagne
2,25
France
1,80
Royaume-Uni
1,31
Espagne
1,25
Italie
Grèce (2007)
(200 0,6
* Le standard de pouvoir d’achat (SPA)
est une unité monétaire artificielle qui élimine
les différences de niveaux de prix entre les pays.
Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
et l’Union européenne est la hantise, omniprésente dans la presse, d’un décrochage italien.
industriels, malgré leurs restructurations, continuent à exporter… et que Fiat est l’une des rares
marques automobiles à avoir accru en 2012 ses
parts de marché en France.
Ce climat d’inquiétude et la spirale de crise
se nourrissent aussi du fait que le décrochage de
l’Italie vis-à-vis du reste de l’Union européenne
relève d’une tendance longue. Sur les deux
décennies qui ont suivi le traité de Maastricht, la
croissance économique italienne a été de seulement 0,9 % en moyenne par an 11. Là encore, la
question de la place déclinante de l’Italie dans
11
Source : Istat, op. cit., 2012. Presque trois fois moins que
l’Espagne sur la même période.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
73
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
l’Union européenne et celle des clivages intérieurs
à la Péninsule se font écho. Pour le Sud italien, le
décrochage remonte au milieu des années 1970.
Ce problème déjà grave en soi – le Sud compte
36 % de la population du pays – est d’autant plus
délicat que, globalement, le projet européen,
aujourd’hui si affaibli par la crise, a longtemps été
porteur de rattrapage pour les marges de l’Europe.
Cela a d’ailleurs été le cas jusqu’en 2008 pour les
nouveaux États membres de l’Europe centrale et
orientale comme pour les pays du Sud.
L’Italie n’est certes pas le seul pays à
connaître cette stagnation d’une grande « région
pauvre de pays riche » que l’Allemagne partage
à de nombreux égards, avec l’ex-République
démocratique allemande. Mais, dans le cas
italien, le fait que crise nationale et crise régionale se cumulent constitue un élément aggravant.
L’Italie doit désormais faire face d’un côté à la
persistance du problème méridional – un quart
de la population du Sud vit en dessous du seuil
de pauvreté et, lors de la phase la plus brutale de
la crise, en 2009, le Sud a subi 45 % des pertes
d’emploi. D’un autre côté, des régions phares
du « modèle italien » comme la Lombardie ou
l’Émilie-Romagne faisaient déjà partie, dans
les années précédant la crise des subprimes, des
régions européennes ayant enregistré la plus
faible croissance 12.
L’Europe,
amortisseur des tensions Nord-Sud ?
Tous les ingrédients semblent donc réunis
pour que les inquiétudes sur la place du pays
dans le monde, et singulièrement dans la zone
euro, ainsi que les problématiques de la solidarité
entre Nord et Sud se télescopent.
L’Italie n’est pas épargnée par les tensions
régionales, récurrentes dans la vie publique depuis
vingt ans, sur fond d’une régionalisation rapide 13,
conflictuelle et porteuse d’une concurrence
accrue entre les territoires. Ces tensions entrent
en résonance avec la querelle qui, au niveau
européen, oppose les partisans de la solidarité
avec la Grèce et ceux qui privilégient la défense
des intérêts nationaux. Toutefois, force est de
constater que la situation italienne reste loin de la
crise régionale aiguë que connaissent aujourd’hui
l’Espagne ou la Belgique. Il existe sans doute une
certaine résilience du modèle national italien,
souvent sous-estimée mais réelle.
Dans le cas de l’Italie, l’intégration dans
l’Union européenne tend plutôt à atténuer les
tensions, et ce à deux niveaux. Premièrement, si
l’euro est aujourd’hui menacé par l’Italie – surtout
à en croire certains éditorialistes d’Europe du
Nord –, à l’inverse, dans les années 1990, le fait
que l’Italie ait réussi à entrer dans la zone euro a
atténué des tensions Nord-Sud alors vives. Comme
l’a reconnu Umberto Bossi lui-même, l’hypothèse
de la « Padanie », promue par son parti en alternative à la nation, et celle de l’Europe à plusieurs
vitesses, sont liées et, dès lors, selon lui, « il n’est
plus question de sécession, il n’en était déjà plus
question quand nous sommes rentrés dans l’euro,
ce n’était pas possible » 14.
Deuxièmement, à la même époque, la
politique de cohésion mise en place par l’Union
européenne en 1988 a été fort habilement utilisée
à des fins nationales par l’État italien. Elle a servi à
la fois de substitut à la vieille politique d’intervention dans le Sud menée depuis les années 1950 15,
mais aussi d’alternative au discours de division de
la Ligue du Nord. C’est en effet en fonction d’une
définition européenne, dissociée des normes
nationales 16, que les régions du Sud 17 sont reconnues comme prioritaires dans le nouveau dispositif. Ce choix de faire de la politique de cohésion
le fil directeur de la politique italienne d’aménagement du territoire illustre à nouveau l’imbrication
étroite, dans ce pays, des problématiques nationales et européennes. C’est précisément parce que
14
La Repubblica, 17 avril 2000.
Celle-ci, discréditée au début des années 1990, à la fois du fait
de son échec global et de la mise en cause de l’« assistanat » du
Sud, a été refondue sur la base d’un nouveau partenariat Union
européenne-État-région.
16
Sont éligibles les régions dont le PIB par habitant est inférieur
à l’indice 75 (l’indice 100 représentant la moyenne européenne).
17
Sur les sept à l’origine restent aujourd’hui la Sicile, la Calabre,
les Pouilles et la Campanie.
15
12
Source : Union européenne, Cinquième rapport sur la
cohésion, 2010 (ec.europa.eu/regional_policy/.../cohesion5/).
13
Commencée dans la foulée de l’opération Mains propres, la
régionalisation (réformes Bassanini, réformes constitutionnelles
de 2001 et 2009) a connu un brusque arrêt lors des mesures de
rigueur adoptées par le gouvernement Monti.
74
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
l’Italie, comme l’Allemagne, résume sur son territoire l’enjeu des disparités régionales européennes
que la politique européenne de cohésion offrait
une solution « clés en main » à la crise de solidarité Nord-Sud…
Il ne faut toutefois pas exagérer les conséquences pratiques de cette européanisation de
l’aménagement du territoire. Si l’on replace les
dépenses dites de cohésion dans l’ensemble des
dépenses publiques, l’investissement public dans
le Sud reste au mieux égal et souvent inférieur
à celui dans le Nord. Ce paradoxe renvoie à la
fois à la faiblesse globale du budget européen,
mais aussi au statut de pays riche de l’Italie 18, et
enfin à la place singulière du Sud, région pauvre
et excentrée d’un pays dont les priorités, on l’a
vu, vont en fait au Nord. Les contraintes budgé18
La politique de cohésion représente 15 % de l’investissement
public 2000-2006 en Italie (10 % en Allemagne). On est loin
des 40 % atteints au Portugal (source : Union européenne, op.
cit., 2010).
taires liées à l’euro, ou à sa crise, et la moindre
compétitivité des régions méridionales jouent
également à l’encontre de la priorité officiellement donnée au Sud.
●●●
Dans la dynamique européenne, l’Italie,
malgré sa richesse qui reste incontestable,
se trouve donc, aujourd’hui comme dans les
années 1990, classée du côté de la périphérie. Les
États du Nord, qu’ils le veuillent ou non, doivent
toutefois prendre en compte cette périphérie.
Au-delà des intérêts propres de la Péninsule,
c’est là un élément de la dynamique communautaire, un garde-fou contre des dérives qui pénaliseraient encore plus le Sud européen.
L’Europe est à certains égards un facteur
de tensions régionales pour l’Italie, mais l’idée
européenne, en essor ou en crise, est dans son
cas davantage au service de l’idée nationale que
déstructurante pour elle. ■
LES RELATIONS INTERNATIONALES
Pierre Hassner
2e
édition
Le but de ce recueil de « Notices »
est de présenter les principales interactions
qui caractérisent la politique internationale
aujourd’hui.
Cette nouvelle édition, entièrement
actualisée, est un ouvrage de référence
pour comprendre les enjeux majeurs
des évolutions internationales.
Un recueil composé de 24 notices
rédigées par les meilleurs spécialistes
et doté d’une chronologie détaillée
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depuis1945.
Les « Notices » de la Documentation française
Novembre 2012, 348 pages, 25 €
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
75
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
´ POUR ALLER PLUS LOIN
L’ambivalence italienne à l’égard de la Méditerranée
De l’unité nationale en 1861 jusqu’à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la Méditerranée a eu une
importance stratégique de tout premier plan pour
l’Italie. Cet intérêt a été porté à son paroxysme par
le régime fasciste qui, pour satisfaire ses aspirations
nationalistes et ses ambitions impérialistes, fit de la
Méditerranée sa zone d’expansion coloniale. Durant
toute cette période, la Méditerranée fut aussi pour
l’Italie un moyen de renforcer son influence sur la
scène européenne sur laquelle elle était arrivée bien
tardivement.
nement égyptien, Bettino Craxi refusa notamment
de livrer à l’unité des forces spéciales américaines
« Delta Force » les Palestiniens responsables de la
prise d’otages et de la mort d’un citoyen américain
lors du détournement, en 1985, du paquebot italien
Achille Lauro. La tension entre Washington et Rome
qui s’ensuivit montra toute l’impossibilité pour l’Italie
de mener une stratégie méditerranéenne autonome
au côté de l’engagement euro-atlantique.
La Première République
Après la fin brutale de la Première République
en 1994, la diplomatie italienne à l’égard de la
Méditerranée a suivi deux directions. D’un côté, les
gouvernements héritiers des anciennes sensibilités
du centre et du centre-gauche (Amato, Ciampi, Dini,
D’Alema et Prodi), outre les traditionnels rapports
bilatéraux, ont apporté leur soutien à la politique
euro-méditerranéenne engagée par Bruxelles,
notamment à travers le processus dit de Barcelone.
Prenant une voie très différente, la République
démocratique née en 1947 a placé au cœur
de ses priorités stratégiques les sphères nordatlantique et européenne. Ce faisant, elle a donc
semblé se détourner de la Méditerranée. Pourtant,
l’aire méditerranéenne a eu encore à jouer un rôle
stratégique dans la politique intérieure italienne au
moins à deux reprises.
L’euro-atlantisme des gouvernements issus de la
Démocratie chrétienne a en effet été, jusqu’aux
années 1970, contré par un fort mouvement anticapitaliste et anti-impérialiste animé tant par les
communistes que par les catholiques de gauche
(Giovanni Gronchi, Amintore Fanfani, Enrico Mattei).
Ce courant prônait la solidarité méditerranéenne
comme une alternative stratégique aux alliances
européenne et atlantique. Dans la lignée des thèses
soutenues par des économistes comme Samir
Amin ou Gérard Destanne de Bernis, ses partisans
défendaient l’idée d’une intégration économique
méditerranéenne comme alternative à l’intégration
euro-américaine. Ce mouvement s’est estompé avec
l’évolution eurocommuniste du Parti communiste
italien dans les années 1980 pour disparaître avec
la fin de la guerre froide.
Dans les années 1980, le gouvernement Craxi a tenté
de donner vie à une autonomie politique régionale
de la Méditerranée dans le cadre euro-atlantique,
sans pour autant se substituer à ce dernier. Au nom
de cette autonomie, et afin de complaire au gouver-
76
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
La « IIe République »
De leur côté, les gouvernements dirigés par Silvio
Berlusconi, davantage sceptique à l’égard de l’Union
européenne, ont anticipé une certaine tendance
actuelle des autres États européens à renationaliser quelques-unes de leurs politiques – comme
celle relative à l’immigration. Ils ont privilégié les
relations bilatérales – avec la Libye et Israël par
exemple – au détriment d’une approche intégrée de
la zone. Parallèlement, les gouvernements Berlusconi
se sont aussi rapprochés des États-Unis en allant
bien au-delà de l’atlantisme tempéré par l’européisme qui était la marque des gouvernements de
la Première République. C’est dans ce nouvel état
d’esprit que l’Italie a participé aussi bien à la guerre
en Afghanistan dès 2001 qu’à celle d’Irak en 2003 1.
De même, l’engagement dans le sud du Liban dans
le cadre de la Force intérimaire des Nations Unies
au Liban (FINUL) a été entrepris dans une sphère
géopolitique plus moyen-orientale que méditerra1
Envoyés en Irak au cours de l’été 2003 après la chute du régime
de Saddam Hussein, les quelque 3 000 soldats italiens devaient
officiellement contribuer à la reconstruction du pays. Le contingent
fut retiré en 2006.
néenne. L’Italie berlusconienne a en fait été davantage préoccupée par ses intérêts moyen-orientaux
que méditerranéens. Le pays est pourtant loin d’être
devenu le partenaire privilégié de Washington que
Berlusconi imaginait, ni un protagoniste durable de
la scène moyen-orientale.
Les évolutions récentes
Au moment des Printemps arabes en 2011, l’Italie
s’est retrouvée, comme beaucoup d’autres pays
occidentaux, dans une situation ambiguë. Au-delà de
déclarations purement rhétoriques sur la nécessité
d’une alternance démocratique et sur la défense des
droits de l’homme, sa diplomatie méditerranéenne
reposait jusqu’alors avant tout sur la défense de ses
intérêts nationaux – lutte contre l’immigration illégale
et le terrorisme islamiste – et sur les excellentes
relations personnelles instaurées avec les dictateurs
et autocrates de la rive Sud.
Silvio Berlusconi n’a donc pas exprimé une grande
satisfaction au moment de la chute des régimes
égyptien ou tunisien. Et c’est sous la pression de la
France et du Royaume-Uni qu’il a finalement décidé
d’engager l’Italie dans la coalition militaire qui a
renversé le régime du colonel Kadhafi en Libye, une
intervention qui a bien failli avoir lieu sans les forces
italiennes. Au cours des mois suivants, la diplomatie
italienne a cherché à établir des relations avec les
nouvelles forces politiques au pouvoir, en particulier
en Libye. En raison des compromissions du passé,
la situation n’était pas simple et elle a été encore
compliquée par le renversement du gouvernement
Berlusconi en novembre 2011.
Dans son discours devant le Parlement, le nouveau
ministre des Affaires étrangères du gouvernement
Monti – le diplomate Giulio Terzi di Sant’Agata – a
souligné l’importance particulière que le nouveau
gouvernement accorderait à la Méditerranée. Un
ambassadeur spécial dont les prérogatives couvrent
un champ élargi à la Méditerranée et au Golfe a été
nommé. Peu après sa nomination, G. Terzi a déclaré :
« Les révolutions arabes ont créé un nouveau contexte
régional encore incertain où, pour maintenir son rôle
et défendre ses intérêts nationaux, l’Italie doit jouer
sa propre carte stratégique. Il est évident que nous
avons avant tout intérêt à soutenir les transitions
démocratiques. C’est un intérêt que nous partageons
entièrement avec nos alliés, en particulier avec les
États-Unis. Du succès de ces transitions peut sortir
une plus grande stabilité régionale et, donc, une
sécurité accrue de nos intérêts et aussi de nouvelles
opportunités pour nos entreprises. » 2
Cette primauté accordée à la dimension économique
constitue la clé des ambitions méditerranéennes du
gouvernement Monti pour lequel les enjeux politiques
demeurent secondaires. D’une part, la société civile
et le gouvernement ont pris conscience de l’arrivée
au pouvoir de gouvernements à coloration islamiste
sans pour autant que cela entraîne un débat de
fond sur la question. Au lendemain d’une visite en
Égypte, Mario Monti a affirmé à la presse que les
Frères musulmans avaient « exprimé des thèses qui
n’étaient pas si différentes de celles que l’on considère comme modérées » 3.
Il s’est en outre rendu aussi bien dans les pays qui ont
récemment connu une révolution qu’en Israël, ce que
certains observateurs ont interprété comme un faux
pas vis-à-vis des nouveaux dirigeants arabes de la
région. En revanche, à l’occasion de la crise de Gaza
en novembre 2012, il s’est montré aussi critique à
l’égard d’Israël que ses homologues européens.
Dans l’ensemble, compte tenu de la gravité de la
crise économique et budgétaire que traverse l’Italie, il
est vrai que les priorités politiques du gouvernement
Monti ne sont pas en Méditerranée.
Alors que la Méditerranée a pu jouer un rôle stratégique majeur pour l’Italie entre 1861 et 1945, elle n’a
tenu qu’un rôle secondaire dans la politique étrangère
italienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En dépit d’une très grande proximité géopolitique, les
gouvernements successifs ont davantage eu les yeux
tournés vers Washington, Moscou ou Bruxelles que
vers la rive sud de la Méditerranée.
Roberto Aliboni *
* Conseiller scientifique de l’Istituto Affari Internazionali (IAI) de
Rome dont il fut le directeur.
Cet article a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi et
Houda Tahiri.
2
Pietro Perone, « Terzi “Nel Mediterraneo c’è voglia d’Italia:
l’Europa ci segua” » [Terzi “En Méditerranée il y a une envie
d’Italie : il faut que l’Europe nous suive”], Il Mattino, 21 décembre
2011 (interview).
3
Ugo Magri, « Egitto, Monti sdogana i Fratelli Mussulmani»
[Égypte, Monti dédouane les Frères musulmans], La Stampa,
11 avril 2012.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
77
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Une politique extérieure
entre Europe et Méditerranée
Jean-Pierre Darnis *
* Jean-Pierre Darnis
est maître de conférences à l’université
de Nice Sophia Antipolis, membre du
Dès l’unification, l’Italie a cherché à exister au sein
du concert des puissances européennes. Cette volonté
fellow à l’Istituto Affari Internazionali
d’affirmation, qui s’incarne dans l’aventure coloniale,
de Rome.
a atteint son paroxysme lors de la période fasciste.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie
a, par opposition, développé un modèle diplomatique au sein duquel
la projection de puissance n’apparaît plus comme centrale. L’Alliance
atlantique et l’Europe représentent les deux piliers de cette politique
extérieure postmoderne qui s’appuie autant sur le multilatéralisme
que sur le bilatéralisme.
Centre de la Méditerranée moderne et
contemporaine (CMMC) et Senior research
À l’origine
de la nation italienne
Au xixe siècle, l’idée de nation italienne
apparaît comme l’une des incarnations du nationalisme européen. Les pères de l’Unité, comme
Giuseppe Mazzini, associent le nationalisme à
l’autonomie des peuples et défendent un projet
d’équilibre pacifique européen entre les nations.
Le fait national italien est donc intimement lié
à celui des autres pays européens et à la formation d’une identité qui s’affirme par rapport à
celles des grandes nations de l’époque. Certains
auteurs vont même alors jusqu’à proclamer la
supériorité (il primato) de la nation italienne en
revendiquant une continuité historique avec la
Rome antique et l’Italie de la Renaissance.
Dès la création du royaume d’Italie
en 1861, le pays cherche à s’imposer dans le jeu
des puissances et à tenir son rang dans le concert
européen. L’entrée en guerre en 1915 aux côtés
de la Triple-Entente (l’alliance entre la France, la
Grande-Bretagne et la Russie) alors que l’Italie
avait auparavant choisi la Triple-Alliance (avec
78
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
les Empires allemand et austro-hongrois) est
révélatrice d’une politique extérieure qui oscille
entre modèles français et allemand. Quelques
années plus tard, l’alliance du régime mussolinien avec l’Allemagne intervient aussi après une
valse-hésitation à l’égard du camp franco-britannique et les déceptions d’une victoire qui n’aurait
pas apporté les fruits escomptés.
Le régime fasciste porte à son paroxysme
l’affirmation nationaliste italienne. Pour donner
corps à ses ambitions, Mussolini n’hésite pas
à recourir à l’usage de la force en Éthiopie
en 1935. Les velléités colonialistes de l’Italie
qui remontent, il est vrai, à la fin du xixe siècle
sont présentées comme un corollaire nécessaire à
l’affirmation de l’existence de la nation italienne
face au reste de l’Europe. Le fascisme conceptualise une vision géopolitique qui fait de la mer
Méditerranée le bassin naturel de la puissance
italienne, une nouvelle mare nostrum 1. Déjà se
1
Voir Jean-Pierre Darnis, « Le mythe de la Méditerranée dans le
discours politique italien contemporain », Mélanges de l’École
française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 110, n° 2,
1998, p. 805-832. Sur ce sujet, voir également les documents de
référence qui figurent en fin du présent numéro.
© AFP / Christophe Simon/2009
Depuis leur débarquement en Sicile et en Calabre en
1943, les forces armées américaines sont toujours
présentes en Italie, occupant des bases placées ou
non sous bannière de l’OTAN. L’extension prévue de
celle de Vicenza a entraîné un important mouvement
de contestation.
dessinent deux tendances. La première, et certainement la plus importante, est la référence à
l’Europe dans la quête de puissance et d’identité. La Méditerranée représente l’autre lieu
de projection extérieure de l’Italie, le terrain
d’action d’une puissance rêvée.
La fin de la Seconde Guerre mondiale
modifie en profondeur le style et les instruments de la politique extérieure italienne, mais
ces terrains de projection perdurent par la suite.
L’Europe y prend toutefois une place croissante
au détriment de la Méditerranée.
L’après-Seconde Guerre
mondiale
Le débarquement anglo-américain en
Sicile puis en Calabre pousse l’Italie à changer
de camp en s’engageant aux côtés des Alliés 2.
L’année 1943 marque un tournant pour l’Italie
2
Voir Frédéric Attal, Histoire de l’Italie de 1943 à nos jours,
Armand Colin, Paris, 2004.
puisque, depuis lors, les troupes américaines
n’ont jamais complètement quitté le territoire
italien. L’alliance avec les États-Unis inaugure
une ère nouvelle, même si les liens sont étroits
depuis les années 1930, puisque certains antifascistes ont trouvé refuge sur le territoire américain
et que plusieurs générations d’émigrés italiens y
vivent déjà.
La Démocratie chrétienne, seule ou avec
ses alliés, exerce le pouvoir sans discontinuer
entre 1948 et 1994. Elle fait de cette alliance un
axe diplomatique prioritaire en dépit du désaccord de la principale force d’opposition, le
Parti communiste italien. Ce choix s’exprime
par l’adhésion dès 1949 de l’Italie à l’Alliance
atlantique et par la réorganisation de la défense
italienne dans le cadre de l’Organisation du traité
de l’Atlantique Nord (OTAN). Durant la guerre
froide, l’Italie devient le « porte-avions » des
États-Unis en Méditerranée dans un contexte
où la Yougoslavie du maréchal Tito est perçue
comme un danger à ses portes. La nouvelle
république italienne renonce au militarisme et à
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
79
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
la politique de puissance qui étaient la marque de
la dictature fasciste.
La Constitution adoptée en 1947 met en
place un régime démocratique parlementaire
qui cherche à prévenir toute dérive césariste.
Dans le domaine international, la Constitution
« répudie » la guerre et promeut pour l’Italie une
vision pacifiste de son intégration à la communauté internationale (art. 11). Le président de la
République n’exerce pas de véritable pouvoir en
matière de politique extérieure, même si le texte
constitutionnel fait de lui le commandant en chef
des forces armées. Le président du Conseil des
ministres dirige la politique générale du gouvernement en coordonnant l’activité des différents
ministres. À l’inverse du modèle présidentiel
français de 1958, ce faible degré de centralisation des pouvoirs au sein de l’exécutif italien
donne un caractère diffus à la prise de décision
et entraîne l’absence de personnalisation de la
diplomatie italienne.
Les contours de la politique extérieure
italienne de l’après-Seconde Guerre mondiale
– marquée par le choix stratégique de l’Alliance
atlantique, une coopération voire une délégation en matière de sécurité – et les limites posées
par la Constitution à une affirmation internationale de l’Italie sont demeurés jusqu’à nos jours
relativement stables. Cette constance a permis à
l’Italie de renouveler sa place au sein de l’Europe
et de la Méditerranée.
L’Europe et la Méditerranée,
les principaux espaces
de projection
● Membre fondateur des Communautés
européennes, l’Italie a été étroitement
associée à toutes les étapes de la construction
européenne 3. L’Europe s’est imposée comme la
principale dimension de la projection extérieure
du pays et une référence identitaire fondamentale. Dans l’après-guerre, et après les errements
du régime fasciste, la construction communautaire donne à l’Italie affaiblie l’occasion de
3
Voir à ce sujet la contribution de Dominique Rivière dans le
présent dossier.
80
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
reprendre pied sur la scène internationale. Elle
représente la concrétisation d’un projet politique
intrinsèquement europhile. Les marchés
européens assurent des débouchés aux exportations d’une économie en pleine reconstruction,
mais également aux candidats italiens à l’émigration. Les hommes politiques italiens épousent
ainsi la cause de l’Europe qui favorise une autre
pratique du multilatéralisme. La construction
européenne apparaît enfin comme un facteur de
renforcement stratégique de l’Europe occidentale dans le contexte de la guerre froide, une
dimension à laquelle l’allié américain est particulièrement sensible.
Au sein de la vie politique italienne, la
construction européenne devient un Deus ex
machina qui permet de dépasser périodiquement
les blocages politiciens pour entraîner la mobilisation nécessaire à l’adoption de réformes – ainsi
de la nomination en 1992 et en 2011 de gouvernements dits d’« experts » comme garants du
bon fonctionnement institutionnel. L’Europe ne
représente pas pour autant un champ séparé de la
politique italienne, et les Italiens contribuent tout
autant que leurs partenaires à définir les orientations communautaires au sein des institutions
bruxelloises. En fait, la dimension européenne
est devenue consubstantielle de la politique
italienne et dépasse largement le cadre de la
politique extérieure. Si cette européanisation de
la vie politique n’est pas spécifique à l’Italie, le
cas italien l’illustre à plus d’un titre.
● La Méditerranée constitue le second axe majeur
de la politique extérieure italienne, même si la zone
n’a plus la même importance que celle qu’elle a
pu avoir avant la guerre 4. Le bassin méditerranéen
est le lieu de projection par excellence dans lequel
Rome entend valoriser ses intérêts, en particulier
économiques, et garantir sa sécurité, notamment
énergétique 5, face aux trafics en tout genre, à la
pression migratoire et aux instabilités du voisinage.
L’Italie porte aussi une attention particulière
au Proche-Orient. Il s’agit d’une orientation que
4
Voir à ce sujet la contribution de Roberto Aliboni dans le présent
dossier.
5
L’Italie importe plus de 90 % du pétrole et 80 % du gaz qu’elle
consomme tandis que sa production d’énergie nucléaire a été
arrêtée après le référendum de 1987.
l’on retrouvait déjà dans les velléités coloniales
de l’Italie libérale puis fasciste. Certains
épisodes de la politique extérieure italienne la
rappellent par la suite : depuis l’équidistance
recherchée par le gouvernement démocratechrétien d’Aldo Moro après la guerre des Six
Jours en 1967 jusqu’à la protection accordée à
Abou Abbas, un responsable de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP), par le président socialiste du Conseil Bettino Craxi lors de
la crise avec Washington consécutive au détournement du paquebot Achille Lauro en 1985,
l’Italie a toujours manifesté beaucoup d’attention à l’égard des pays arabes. L’Église catholique joue certainement à cet égard une influence
indirecte au soutien constant apporté par l’Italie
aux communautés chrétiennes installées dans la
zone, de même que, pour des raisons humanitaires, à la question palestinienne. L’armée
italienne est largement présente au sein de la
Force intérimaire des Nations Unies au Liban
(FINUL 2) opérant au Liban depuis 2006.
Si la Méditerranée joue un grand rôle
dans la politique extérieure italienne, Rome ne
développe pas la même volonté d’intégration
Nord-Sud que celle défendue par la France au fil
des rencontres euro-méditerranéennes. L’Italie
a certes toujours bien accueilli les projets euroméditerranéens successifs qui lui permettent
de renforcer sa position au sein de l’Union
européenne, mais, pour elle, la dynamique
principale tourne autour d’un axe européen.
Rappelons que la décolonisation de la Libye n’a
pas produit de flux migratoires comparables à
ceux que la France a connus avec l’Algérie, le
Maroc ou la Tunisie.
Un « système-pays »
La politique extérieure italienne s’organise en un réseau souple, souvent désigné par le
terme de « système-pays ». Le gouvernement, les
administrations, les forces de sécurité, les entreprises, les collectivités territoriales, les organisations non gouvernementales et les associations
d’émigrés italiens à l’étranger forment un
maillage qui donne des résultats, notamment en
termes économiques, et ce en dépit d’une coordination centrale relativement faible.
L’importance des acteurs économiques
non gouvernementaux
La politique extérieure italienne n’est pas le
seul fait des acteurs gouvernementaux 6. La société
nationale des hydrocarbures ENI, la société nationale d’électricité Enel et le groupe Finmeccanica,
dans lesquels l’État est actionnaire majoritaire,
développent en interne une stratégie mondiale
dont l’élaboration donne lieu à des interactions
avec les sphères politiques et diplomatiques.
Au sein de la direction d’ENI, un diplomate
de carrière occupe la fonction de responsable
des relations institutionnelles internationales.
Un mécanisme comparable existe pour Enel.
L’histoire d’ENI est liée à celle de son fondateur,
Enrico Mattei, qui dans les années 1950 réussit à
s’insérer dans un marché contrôlé par les grandes
compagnies pétrolières anglo-américaines pour
négocier de nouveaux contrats avec les pays
fournisseurs. La société eut même, au moment
de la guerre d’Algérie, des rapports avec le Front
de libération nationale (FLN) algérien, au grand
dam de la France 7. La politique « néo-atlantiste » d’ENI permit ainsi à l’Italie d’accroître
ses marges d’action et son degré d’autonomie
vis-à-vis des États-Unis. Depuis la mort d’Enrico
Mattei en 1962, ENI est restée l’un des moteurs
de la politique extérieure italienne. Elle contribue
toujours à structurer les relations bilatérales de
l’Italie avec les pays producteurs de pétrole et de
gaz, à la fois d’un point de vue stratégique mais
aussi opérationnel grâce à ses réseaux locaux.
Le groupe Finmeccanica a pour sa part
opéré une série d’investissements sur les
marchés américain (DRS Technologies) et
britannique (Westland) qui ont souligné le
tropisme anglo-saxon des gouvernements
italiens en matière de défense. À l’instar d’autres
groupes industriels européens de l’armement,
Finmeccanica est en pointe sur les dossiers
relatifs à la sécurité européenne et joue un rôle
6
Voir l’article de Jean-Pierre Darnis, « The Role of Italy’s
Strategic Industries in its Foreign Policy », in Giampiero
Giacomello et Bertjan Verbeek (dir.), Italy’s Foreign Policy in
the Twenty-First Century. The New Assertiveness of an Aspiring
Middle Power, Lexington Books, Lanham, 2011, p. 197-214.
7
Voir Stéphane Mourlane, « La guerre d’Algérie dans les
relations franco-italiennes (1958-1962) », Guerres mondiales et
conflits contemporains, n° 217, 2005/1, p. 77-90.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
81
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
important dans l’expression d’une position
italienne sur ces dossiers à Bruxelles. Autre
champion national, l’électricien Enel a été partie
prenante dans différentes opérations de rachat et
fusion à l’échelle européenne au cours des deux
dernières décennies.
À côté de l’action de ces grands groupes,
il convient de noter le dynamisme des associations d’entreprises. Regroupées au sein de la
Confindustria, les associations territoriales et
catégorielles – comme le réseau des chambres
de commerce italiennes dans le monde,
Assocamerestero – jouent un rôle décisif dans le
rayonnement italien à l’étranger. De nombreuses
actions destinées à « internationaliser le systèmepays » ont été mises en place par les régions
italiennes afin de favoriser les exportations, mais
aussi de contribuer à des projets de développement des territoires. Le ministère des Affaires
étrangères a d’ailleurs créé une Direction pour
la promotion du système-pays qui a la responsabilité de suivre « l’internationalisation des
autonomies territoriales », une manière pour
l’administration romaine d’agir en cohérence
avec les autres initiatives locales ou catégorielles.
L’Italie et le multilatéralisme
Le Conseil de sécurité
L’Italie est depuis 1995 l’un des membres
les plus actifs du groupe Uniting for Consensus,
une association de pays qui promeut une modification des règles de gouvernance du Conseil
de sécurité des Nations Unies en se basant
sur la régionalisation des représentations et la
rotation des sièges. Rome plaide notamment
pour la fin du système des sièges permanents.
La diplomatie italienne a pu fédérer une série
de consensus autour de sa position, un travail
qui rehausse le profil international du pays.
La position de l’Allemagne, qui plaide à court
terme pour l’obtention d’un siège permanent,
semble ouverte à moyen terme sur une solution
de rotation régionale, qui pourrait favoriser une
convergence ultérieure.
La participation aux missions
internationales à partir des années 1980
Depuis les années 1980, l’Italie participe
à des opérations internationales de maintien de
la paix. Ce faisant, Rome a fait évoluer le rôle
L’affaire libyenne
Le profil bas adopté par l’Italie lors de la
phase initiale de l’intervention en Libye illustre
différentes tendances de la politique extérieure
italienne. Le président du Conseil de l’époque,
Les relais d’influence religieux
Les acteurs en lien avec l’Église catholique
constituent un autre réseau qui interagit avec la
diplomatie italienne et contribue à la projection
extérieure du pays. Les associations caritatives
italiennes Caritas, Intersos ou la communauté
de Sant’Egidio sont notamment actives dans le
monde entier. Jouant un rôle important dans la
résolution des conflits, la communauté religieuse
de Sant’Egidio conduit une véritable diplomatie
parallèle. La forte présence de la congrégation des
missionnaires comboniens en Afrique est également à souligner.
82
de ses forces armées, auparavant cantonnées à la
mission de défense du territoire sous l’ombrelle
de l’OTAN. Cette participation s’est intensifiée depuis les années 1990, avec l’intervention au Kosovo en 1999, celles en Afghanistan
depuis 2001, en Irak entre 2003 et 2006, au Liban
depuis 2006 et en Libye en 2011. Fin 2012,
l’Italie déploie environ 6 500 soldats sur les
théâtres d’opérations extérieurs.
Ces missions correspondent à une volonté
d’affirmation du pays sur la scène internationale
depuis l’après-guerre froide, l’Italie cherchant
à accroître son rôle au sein du multilatéralisme
onusien. Ces interventions répondent aussi à des
enjeux de sécurité pour le pays : stabilisation du
voisinage pour ce qui concerne l’Albanie et le
Kosovo, sécurisation de la Méditerranée élargie
pour la Somalie, le Liban et la Libye, volonté de
tenir son rang d’allié des États-Unis et de partenaire fidèle de l’OTAN avec l’Afghanistan et
l’Irak. Si ces missions ont la plupart du temps
été décidées de manière consensuelle, elles
ont néanmoins parfois révélé certains clivages
politiques (v. infra).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Silvio Berlusconi, a eu du mal à effectuer une
complète volte-face compte tenu des liens étroits
qu’il avait tissés avec le colonel Kadhafi précédemment. Il faut aussi rappeler la prudence
d’une Italie rétive vis-à-vis de toute intervention
déstabilisante : la diplomatie italienne redoute
les effets de dominos induits par les changements
de régime, ce que l’actuelle situation malienne
vient d’ailleurs confirmer.
Enfin, il convient d’évoquer une dimension fondamentale dans la perception italienne
de l’affaire libyenne, la vision d’une opération
française qui aurait porté atteinte aux intérêts
italiens, en particulier en ce qui concerne la
pérennité des contrats d’hydrocarbures de l’ENI.
Le fait que le gouvernement français n’ait pas
daigné informer ou inclure l’Italie dès le début
du processus diplomatique a été perçu à Rome
comme une volonté d’évincer l’Italie d’une
de ses zones traditionnelles d’influence. Cet
aspect est venu raviver les susceptibilités antifrançaises d’une Italie historiquement jalouse
de son rôle en Méditerranée. La montée en
puissance des États-Unis a ramené cette intervention dans le cadre de l’OTAN au sein duquel
l’Italie a ensuite exprimé l’automatisme de sa
fidélité à l’Alliance atlantique.
La politique extérieure,
un enjeu intérieur ?
La politique extérieure italienne est traditionnellement bipartisane. Le Parti communiste
de l’après-guerre ne partageait évidemment pas
la vision pro-américaine et pro-européenne des
gouvernements démocrates-chrétiens. La fin de
la guerre froide a toutefois fait disparaître ce
clivage et, depuis les années 1990, les principales forces politiques de gauche et de droite
ont plutôt été en accord concernant les grandes
options de politique étrangère en dépit d’une
certaine polarisation. Le centre-droit s’est
montré un allié indéfectible des États-Unis
en 2003 en acceptant de participer à la coalition opérant en Irak, alors que le centre-gauche
a insisté en 2006 sur la légalité onusienne pour
justifier l’intervention au Liban. Le gouvernement Berlusconi a montré une forte incli-
naison atlantiste, tandis que le centre-gauche
est souvent apparu comme plus européiste. Les
différentes coalitions parlementaires ont cependant honoré l’ensemble des engagements du
pays. La rupture entre atlantisme et européisme
ne s’est pas produite. Seule exception, une
faction pacifiste de l’extrême gauche qui
critique violemment la contribution italienne
aux missions internationales. Même lors de
l’intervention en Libye en 2011, il n’y a pas eu
de véritable clivage entre droite et gauche, tant
la droite au pouvoir a montré peu d’empressement lors du déclenchement des opérations.
Lorsqu’il était à la tête du gouvernement, soit à quatre reprises depuis 1994, Silvio
Berlusconi s’est distingué par l’affichage
démonstratif de ses liens privilégiés avec certains
leaders étrangers comme George W. Bush,
Vladimir Poutine, Mouammar Kadhafi ou Hosni
Moubarak. Le magnat des médias italiens a
privilégié dans ses fonctions de président du
Conseil les relations directes avec ses pairs, en
alliant action politique et intérêts économiques.
Cette personnalisation de la politique extérieure
italienne, plutôt inhabituelle depuis la fin de la
guerre, a pu conduire à des résultats ponctuels
– comme le traité italo-libyen de 2008 –, sans
pour autant modifier les grandes lignes de la
politique étrangère. C’est ainsi qu’un important
accord de fourniture de gaz a été signé en 2006
entre ENI et le groupe russe Gazprom sous la
houlette du président du Conseil de l’époque,
le démocrate de gauche Romano Prodi. Le style
flamboyant du leader de la droite italienne ne
doit donc pas conduire à voir des différences de
fond en lieu et place de différences de forme.
●●●
De l’analyse de la politique extérieure
italienne, il ressort un modèle de « puissance
moyenne », qui a partiellement renoncé à
promouvoir une vision stratégique globale et
à utiliser unilatéralement les instruments de
sa puissance. Le « système-pays » sur lequel
la politique extérieure italienne repose permet
toutefois à l’Italie de valoriser ses multiples
atouts et de s’adapter au contexte multilatéral et
mondialisé. ■
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
83
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Le cinéma italien contemporain
entre société et politique
Depuis l’époque du néoréalisme, le cinéma italien s’est
appuyé sur une tradition d’observation de la réalité pour
en décrire les aberrations et en chercher les responsabilités socio-économiques. Grâce à Roberto Rossellini,
Vittorio De Sica, Luchino Visconti, et aussi Giuseppe
De Santis, Luigi Zampa, Alberto Lattuada, ont été
posées les fondations d’un art profondément enraciné
dans son temps.
L’héritage du néoréalisme
Dans les années 1960, le cinéma politique a connu
un grand épanouissement avec notamment les films
de Francesco Rosi et d’Elio Petri. D’une certaine
façon, Marco Ferreri, les frères Paolo et Vittorio Taviani,
Ermanno Olmi, Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio,
Francesco Maselli, Pier Paolo Pasolini – dont Salò ou
les 120 journées de Sodome (1975) est l’œuvre définitive sur l’anarchie du pouvoir – s’inscrivent dans cette
même veine. Il est vrai que l’Italie offrait alors un terrain
d’observation exceptionnel par l’ampleur des difficultés
auxquelles elle était confrontée : instabilité gouvernementale malgré l’omniprésence de la Démocratie
chrétienne, stratégie de la tension, criminalité organisée.
En arrière-plan se dessinait un pays traversé par l’action
terroriste des Brigades rouges et les menées subversives
des services secrets. Les plaies laissées dans le tissu
social par les années de plomb n’étaient pas encore
cicatrisées. À cela s’ajoutaient la puissance de la mafia
– dont on découvrira plus tard qu’elle avait des alliées au
sein même du gouvernement – et la corruption généralisée née de l’étroite imbrication entre milieux politiques,
économiques, financiers, entre pouvoir officiel de l’État
et pouvoir occulte des organisations criminelles.
À cette période d’intense engagement du cinéma a
succédé un reflux de la conscience critique. Beaucoup
de cinéastes, par impuissance ou par désintérêt pour
la chose publique, se sont repliés sur la sphère privée.
Toutefois, depuis une quinzaine d’années, le cinéma
italien a retrouvé ses racines et ses préoccupations
identitaires. La matière ne manque pas : aux maux
déjà évoqués se sont rajoutés le problème de l’immigration clandestine, la présence toujours plus forte de
84
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
la criminalité organisée, la dérive autoritaire de l’État
sous Silvio Berlusconi, le renforcement de la crise de
la Nation avec le développement des menées séparatistes et xénophobes de la Ligue du Nord. Les célébrations en 2011 des 150 ans de l’Unité italienne ont bien
montré les fissures d’un État mal assuré sur ses bases.
Une nouvelle génération de cinéastes
Une nouvelle génération de cinéastes s’est présentée
comme l’héritière lointaine d’un néoréalisme auquel
elle n’oublie pas de se référer ou comme la continuatrice du cinéma politique des années 1960-1970.
Ainsi subsiste en Italie une forte tendance à produire
un cinéma de témoignage, certes parfois maladroit mais
qui n’en a pas moins donné récemment des œuvres
estimables 1, par exemple A casa nostra de Francesca
Comencini, Giorni e nuvole de Silvio Soldini, L’ora di
punta de Vincenzo Marra, Fortapàsc de Marco Risi,
La giusta distanza de Carlo Mazzacurati… Quant aux
auteurs de comédies – après les œuvres tranchantes de
Luigi Comencini, Dino Risi, Mario Monicelli, Ettore Scola,
Pietro Germi –, ils ne sont pas restés muets pour cerner
les travers de la société italienne, même s’ils n’ont
jamais retrouvé la puissance incisive de leurs aînés.
Dans ce panorama, il faut réserver une place singulière à
Nanni Moretti et Gianni Amelio. Si ce dernier est parvenu
à la pleine maturité expressive dans des œuvres réalisées en Italie (Colpire al cuore, Portes ouvertes d’après
le roman de Leonardo Sciascia, puis Mon frère) et aussi
en Albanie (Lamerica), en Allemagne (Les Clefs de la
maison), en Chine (L’Étoile imaginaire), le premier s’est
imposé comme la figure emblématique du cinéma
italien contemporain. Nanni Moretti, véritable intellectuel organique, mène de front la mise en scène de ses
films et le travail d’opérateur culturel comme producteur,
distributeur, exploitant, organisateur de festivals. Il est
aussi devenu une référence politique dans un engage1
Citons Marco Risi, Ricky Tognazzi, Daniele Luchetti, Carlo
Mazzacurati, Silvio Soldini, Marco Tullio Giordana, Gabriele
Salvatores, Mimmo Calopresti, Francesca Comencini, Emanuele
Crialese, Marco Bechis, Vincenzo Marra, Matteo Garrone, Paolo
Sorrentino, Daniele Vicari...
ment qui va bien au-delà de ses films : son mouvement des rondes citoyennes – manifestations de rue en
défense de la démocratie, de la légalité, de la justice, de
l’éducation – et ses prises de position publiques contre
les dérives du berlusconisme l’ont placé un temps au
cœur du débat politique. Dans Le Caïman (2006), il
a dénoncé avec vigueur les abus du pouvoir en place
et, dans Habemus Papam (2011), il n’a pas hésité à
aborder les problèmes de l’Église.
Ainsi, le discours sur les maux de la société italienne
s’est fortement réaffirmé, conduisant en 2008 au
succès cannois des films de Matteo Garrone, Gomorra,
fresque saisissante sur la Camorra napolitaine inspirée
du livre enquête de Roberto Saviano, et de Paolo
Sorrentino, Il Divo, portrait baroque de Giulio Andreotti
en dirigeant politique aux pouvoirs quasi lucifériens.
Mais ces deux films – sur lesquels plane l’ombre de
Francesco Rosi pour le premier, d’Elio Petri pour le
second – ne sont pas des phénomènes isolés. Ils s’inscrivent dans une tendance forte du cinéma italien.
En 2003, avec La Meglio gioventù, titre pasolinien
appauvri pour l’exploitation française en Nos meilleures
années, Marco Tullio Giordana a recommencé à
examiner l’histoire récente de l’Italie comme l’avait fait
avant lui Dino Risi avec Une vie difficile ou Ettore Scola
avec Nous nous sommes tant aimés. D’autres cinéastes
lui ont emboîté le pas comme Michele Placido avec
Romanzo criminale (2005) dans lequel le cinéaste
montre les collusions entre le grand banditisme et les
services secrets de l’État, ou comme Daniele Luchetti
avec Mon frère est fils unique (2007) et La nostra
vita (2010) de Daniele Luchetti sur les fractures de la
société italienne.
Plus récemment, en 2012, Matteo Garrone a évoqué la
capacité de la télévision à décerveler les esprits fragiles
(Reality), Marco Tullio Giordana a décrit les débuts du
terrorisme à la fin des années soixante (Piazza Fontana),
Daniele Vicari a mis en évidence l’installation d’un État
de non-droit avec les bavures policières qui entachèrent
le G8 de Gênes en 2001 (Diaz). Quant au vétéran
Marco Bellocchio, il a tour à tour remis en perspective
l’enlèvement d’Aldo Moro (Buongiorno notte, 2003),
réactualisé les années noires du fascisme (Vincere,
2009), réexaminé les tensions entre catholiques et laïcs
(Bella addormentata, 2012). Dans l’évocation du passé,
citons encore L’uomo che verrà (2009) de Giorgio Diritti
qui reconstruit le massacre de Marzabotto perpétré par
les Allemands en 1944.
La nouvelle thématique de l’immigration
À côté des nombreux films qui ont évoqué les méfaits des
diverses organisations criminelles qui sévissent en Italie,
d’autres œuvres se sont penchées sur le problème de
l’immigration. Au contact de l’ex-Yougoslavie, à quelques
encablures de l’Albanie et des pays du Maghreb qui
eux-mêmes sont frontaliers de l’Afrique subsaharienne,
l’Italie est la plaque tournante d’une immigration qui
transite par ses côtes et qui donne lieu aux trafics les
plus sordides. Dans une économie travaillée par la criminalité organisée et échappant au contrôle d’un pouvoir
surtout soucieux de rentabilité économique, prolifèrent
des échanges souterrains qui font peu de cas de la
dignité humaine. Le cinéma italien – lui qui avait d’abord
traité de l’émigration vers l’étranger puis de l’immigration intérieure entre le Sud et le Nord – s’est emparé du
thème de ces mouvements de population.
Depuis Lamerica (1994) de Gianni Amelio, nombreux
sont les films qui ont affronté le problème. Saimir
(2006) de Francesco Munzi est sans doute le plus incisif
dans sa description des trafics d’immigrants – jeunes
hommes pour le marché du travail, jeunes femmes
pour la prostitution – auxquels se livrent des Albanais
installés en Italie. Dans ce registre, on pourrait encore
citer Une fois que tu es né de Marco Tullio Giordana, La
sconosciuta de Giuseppe Tornatore et surtout, film rare
de l’ancien documentariste Vittorio De Seta, Lettere dal
Sahara sur les tribulations d’un Sénégalais dans une
Italie hostile qu’il finit par quitter pour aller expliquer aux
écoliers de la brousse africaine que pour eux le salut
n’est pas en Europe mais là où ils vivent. Œuvre magistrale, Terraferma d’Emanuele Crialese donne une vision
terrifiante de l’arrivée des Noirs sur les côtes siciliennes
avec des pêcheurs qui ont reçu l’ordre de ne pas secourir
les naufragés et des touristes qui détournent le regard…
Ainsi, entre société et politique, le cinéma italien contemporain s’est rebâti une image forte. Mieux accueilli dans
son propre pays où il occupe désormais plus de 30 %
de part de marché, il lui reste à reconquérir une place
internationale digne d’un passé prestigieux.
Jean A. Gili *
* Ancien membre de l’École française de Rome et professeur
émérite d’histoire du cinéma à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne. Cofondateur de l’Association française de recherche
sur l’histoire du cinéma (AFRHC) en 1984 et de 1895. Revue
d’histoire du cinéma, il a présidé de 2001 à 2005 la Commission
du patrimoine cinématographique du Centre national du cinéma
et de l’image animée (CNC).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
85
DOSSIER
L’Italie : un destin européen
Pour en savoir plus sur l’Italie
Ouvrages
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italienne, coll. « Les Fondamentaux »,
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de 1943 à nos jours, Armand Colin,
Paris, 2004
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Cunningham-Sabot, Claude Grasland,
Dominique Rivière et Gilles Van
Hamme (dir.), Villes et régions européennes
en décroissance. Maintenir la cohésion
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Dreyfus et Pierre Milza (dir.),
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de présence italienne dans trois régions
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politique en Italie. L’affaire Andreotti dans
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Mourlane, Atlas de l’Italie contemporaine.
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● Marc Lazar et Marie-Anne MatardBonucci (dir.), L’Italie des années de plomb.
Le terrorisme entre histoire et mémoire,
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Articles et chapitres
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des origines à nos jours, Flammarion, Paris,
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Hervé Rayner :
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« Mains propres » en Italie, Michel Houdiard
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Le Vatican et l’Italie, de Pie IX à Benoît XVI,
Buchet-Chastel, Paris, 2007 (Milan, 2005)
● Marc Lazar (dir.), L’Italie contemporaine
de 1945 à nos jours, Fayard-CERI, Paris, 2009
●
Daniel Ziblatt, Structuring the State.
The Formation of Italy and Germany and the
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Céline Antonin, « Italie : l’austérité à
tout prix », in Xavier Timbeau (dir.), Prévision
du 18 octobre 2012, OFCE, Paris
●
● Arnaldo Bagnasco et Marco Oberti,
« Le trompe-l’œil des régions en Italie », in
Patrick Le Galès et Christian Lequesne (dir.),
Les Paradoxes des régions en Europe,
La Découverte, Paris, 1997, p. 149-163
● André Fazi, « L’émergence d’un
néo-méridionalisme politique en Italie : vers
l’accroissement de la fracture territoriale ? »,
Critique internationale, n° 50, janviermars 2011, p. 111-128
● Jacques Le Cacheux, « L’économie
italienne, du miracle à la banalité dans
l’Europe », in dossier « Italie : la présence du
passé », Vingtième siècle, Revue d’histoire,
n° 100, 2008/4, p. 131-135
● Pierre Milza, « L’image de l’Italie et des
Italiens du XIXe siècle à nos jours », in Robert
Frank (dir.), Images et imaginaire dans
les relations internationales depuis 1938,
Cahiers de l’IHTP, n° 28, juin 1994, p. 71-82
● Jean-Luc Pouthier, « Le Vatican :
un pape, 594 habitants et un milliard de
catholiques », P@ges Europe, 8 octobre
2012, La Documentation française, www.
ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe
● Dominique Rivière, « L’Italie et la
question des disparités régionales », P@ges
Europe, 16 juillet 2012, La Documentation
française, www.ladocumentationfrancaise.fr/
pages-europe
● Christophe Roux :
– « Les régions : de la consécration
constitutionnelle au lent tournant fédéral »,
in Marc Lazar (dir.), L’Italie contemporaine
de 1945 à nos jours, Fayard-CERI, Paris,
2009, p. 169-179 ;
– « La devolution en Italie : l’échec d’une
réforme symbolique dans le processus de
fédéralisation », in Anne-Marie Motard
(dir.), Dévolution, identités et nationalismes.
Une mise en perspective européenne du
cas britannique, Presses universitaires de la
Méditerranée, Montpellier, 2009, p. 101-119
Questions
internationales
Rendez-vous avec le monde…
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Questions
Questions
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Japon : une crise sans fin ?
Obama et l’Afrique
La réforme de la PAC
Un portrait de André François-Poncet
CANADA : 14.50 $ CAN
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N° 55 Mai-juin 2012
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Chronique d’ACTUALITÉ
ÉCONOMIQUE
Les « Chroniques d’actualité » sont confiées à des auteurs connus
et reconnus. Elles ont pour vocation d’ajouter une dimension plus
personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue.
Nous espérons ainsi accroître son intérêt et rester fidèles à son
objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des
relations internationales par le public francophone. Mais Questions
internationales n’entend donner ni approbation ni improbation
aux opinions exprimées par ses auteurs, qui relèvent de leur seule
appréciation. Il convient simplement d’assurer un équilibre minimal
entre les différents registres, types et orientations de ces analyses.
> Guerre et économie :
les liaisons dangereuses
Dans son sens initial, la
guerre suppose une violence
portant atteinte à l’intégrité
physique et mentale de la
population de pays en conflit. Au xxe siècle, la
misère a provoqué plus de morts que toutes les
guerres répertoriées depuis le début de l’histoire humaine, sans pour autant être la conséquence directe ou indirecte des seuls conflits
militaires. La liaison entre économie et guerre
est complexe, l’une et l’autre étant, tour à tour,
fin et moyen. L’arme économique peut servir
à appauvrir ou à déstabiliser le pays ennemi
(sanctions, blocus, destructions). Deux conceptions économiques de la guerre coexistent, qui
en font soit un facteur du développement économique soit un fardeau économique et social.
Jacques Fontanel,
professeur émérite
Un facteur du développement
économique
La préparation à la guerre, le conflit
militaire lui-même et la recherche de puissance
des États créent un environnement favorable à
certaines formes de développement économique.
88
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Dès l’origine des temps, la guerre a été
conçue comme un mode naturel d’acquisition des richesses. La prédation représentait un
moyen facile de s’enrichir, le vainqueur pouvant
notamment réduire les vaincus à l’esclavage et à
la gratuité de leur force de travail.
● L’État moderne s’est constitué sur la base des
demandes organisationnelles liées à l’apparition
des armes à feu. Afin d’assurer une sécurité
nationale adaptée aux menaces, les dépenses
de préparation à la guerre sont alors devenues
considérables. Pour l’école historique allemande,
la guerre est à l’origine du développement des
forces productives et de la révolution industrielle
européenne. Les besoins militaires ont créé
les conditions préalables au développement
du capitalisme en favorisant la formation de
grands marchés, l’industrialisation, l’innovation
technologique, l’esprit de compétition et l’essor
du secteur financier nécessaire à la gestion
de l’endettement militaire de l’État. L’armée
s’apparente à une force productive qui dynamise
le capitalisme national.
● Pour la pensée marxiste, la guerre appartient
au champ de la superstructure, elle dérive des
rapports sociaux antagonistes du capitalisme.
G uer re e t é c o n o m i e : l e s l i a i s o n s d a n g e re u s e s
Seule la lutte révolutionnaire de classes conduit
à la paix. Le caractère systémique des guerres
est inhérent au mode de production et de régulation capitaliste. La guerre est liée au développement capitaliste, et notamment à la colonisation
qui conduit à l’appropriation à bon marché des
matières premières et des richesses d’autrui. Les
conflits internationaux sont donc une conséquence des contradictions du capitalisme.
e
e
● Aux xix et xx siècles, l’État s’est avant tout
affirmé comme une organisation consacrée au
renforcement de la prospérité de l’économie
nationale. La décision politique est fondée non
seulement sur la capacité d’enrichissement
du pays, mais aussi sur son potentiel à affaiblir l’ennemi. Si le dollar, en crise récurrente,
reste la monnaie internationale de référence de
nos jours, il le doit, au moins partiellement, à
la puissance militaire des États-Unis, dont les
objectifs de sécurité nationale sont désormais
indissociables de la sécurité économique et
financière du pays.
Un fardeau économique
Pour les économistes classiques, la
guerre est un phénomène politique même si,
selon Thomas Malthus, elle résulte surtout
d’un développement économique insuffisant
par rapport à la croissance de la population. Le
conflit armé et sa préparation constituent, au
niveau mondial, un jeu à somme négative. Avec
la pensée néoclassique, encore si présente de nos
jours, la défense nationale est quasiment rejetée
du champ d’étude de la science économique.
Dans ces conditions, les dépenses militaires,
aux effets d’entraînement faibles et discutables,
représentent un coût insupportable.
Keynes voulait éradiquer à la fois la guerre
et le communisme. Il a donc toujours contesté, en
termes de coûts d’opportunité, l’idée même d’un
« keynésianisme militaire », car les dépenses
militaires sont la forme la plus improductive
des dépenses publiques. La sécurité est aussi du
ressort de l’économie, car la crise économique
conduit parfois au renversement des démocraties
et aux dérives de la puissance. La paix durable,
condition du développement économique et
social, est, selon Keynes, inconcevable sans
une solidarité économique internationale des
démocraties face au communisme.
La guerre économique a toujours existé.
Les sanctions économiques visant à infléchir la politique d’un pays sont des instruments de puissance économique essentiels.
L’effondrement de l’URSS a été favorisé par
l’application d’une stratégie d’appauvrissement
économique de la part des États-Unis, l’effort
accru de préparation à la guerre ayant été disproportionné au regard du potentiel de développement soviétique. L’économie est devenue un
instrument de pouvoir qui repose sur le monopole
des ressources naturelles ou énergétiques, ou sur
la supériorité technologique ou financière.
●
● Avec la fin de la guerre froide, les États-Unis
se sont engagés dans des rivalités économiques
destinées à leur permettre de conserver leur
hégémonie. Les impératifs militaires y favorisent
le développement d’une politique industrielle, la
recherche et le financement des entreprises nationales. Les facteurs économiques y dominent
souvent l’agenda stratégique, ce que confirme la
création d’une « war room » auprès du gouvernement américain.
Selon certains observateurs, la mondialisation
représente la guerre universelle, civile et permanente. Elle s’apparente à une organisation oligopolistique et cartellisée du monde. Les logiques
financières définissent une nouvelle organisation
capitalistique du travail en privilégiant les détenteurs de capitaux. La mondialisation ne peut
donc s’affirmer qu’en réduisant la protection
sociale et les solidarités.
●
Le précédent âge de la globalisation, à la fin
du xixe siècle, a culminé avec la Première Guerre
mondiale. L’ouverture des frontières n’est donc
pas une étape nécessaire vers la paix. Cependant,
si pour certains la fin des nations est inscrite dans la
logique pacifique de l’économie de marché, pour
d’autres la désintégration inéluctable des économies nationales risque d’accroître l’insécurité
et la paupérisation. En théorie, l’arme nucléaire
réduit cependant la possibilité de conflits entre
les grandes puissances, qui s’entendent pour faire
respecter militairement leurs intérêts communs.
L’économie apparaît donc désormais comme le
principal terrain d’action des jeux de puissance. ■
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
89
Chronique d’ACTUALITÉ
GÉOPOLITIQUE
> L’ONU,
un « machin » bien utile
S’exprimant à propos de la
crise du Congo en 1960, on
grand reporter international
prête au général de Gaulle
au Figaro et essayiste.
d’avoir eu du dédain pour
l’ONU. Aujourd’hui, l’on a
encore, dans la même région, une occasion en or
pour se moquer du « machin ». Le 20 novembre
2012, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo
(Monusco), forte de 20 000 casques bleus et d’un
budget annuel d’un milliard et demi de dollars,
a laissé, sans combattre, les rebelles du M23
s’emparer de Goma, la grande ville riveraine du
lac Kivu, à l’est de la République démocratique
du Congo (RDC). Le mandat de la Monusco était
d’aider le gouvernement de Kinshasa à établir son
autorité dans l’est du pays et de protéger les populations civiles contre les exactions des mouvements
« rebelles », foisonnant dans cette région si riche en
minerais rares.
Le Conseil de sécurité n’a lui-même guère
fait mieux dans cette crise. Le mardi 20 novembre
au soir, il a adopté une résolution condamnant
l’invasion de la ville et l’ingérence de « forces
étrangères » à la RDC, mais il n’a pas osé pointer
la culpabilité du Rwanda. Le pays présidé par Paul
Kagamé est pourtant le principal parrain du M23,
mouvement dirigé par des officiers tutsis qui ont
combattu naguère au sein du Front patriotique
rwandais (FPR) de P. Kagamé. Les Américains et
les Britanniques ont toujours protégé P. Kagamé,
un Tutsi anglophone (car élevé en Ouganda) qui a
fait son école de guerre aux États-Unis. C’est un
dictateur, mais il gère bien son pays et ne gaspille
pas l’aide internationale. Quant au troisième
pays occidental membre permanent du Conseil
de sécurité, la France, elle n’a pas élevé la voix,
paralysée qu’elle est à l’idée que P. Kagamé puisse
relancer contre elle des accusations de complicité
dans le génocide des Tutsis de 1994.
Avec un Conseil de sécurité indifférent et
des contingents de casques bleus peu motivés à
Renaud Girard,
90
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
l’idée de mourir pour le drapeau azur des Nations
Unies, la Monusco avait, dès le départ, très peu
de chances de succès. Au demeurant, un tel échec
n’est pas une première, loin de là. Souvenonsnous de l’inaction des casques bleus en Bosnie
de 1992 à 1995 et de l’échec de la Mission des
Nations Unies pour l’assistance au Rwanda
(Minuar) à Kigali le 7 avril 1994, incapable de
mettre un terme aux massacres de Tutsis et de
Hutus modérés.
Un lieu irremplaçable
La faillite de l’ONU dans maintes opérations
de maintien de la paix n’en fait pas pour autant
une organisation inutile. Elle reste une institution
irremplaçable, qui, contrairement aux apparences,
compte énormément – et de plus en plus – dans les
relations internationales. Considérons à quel point
toutes les puissances se sont agitées avant le vote,
le 29 novembre 2012, de l’Assemblée générale des
Nations Unies, accordant à la Palestine le statut
d’État observateur – celui que la Suisse a conservé
pendant presque cinq décennies.
L’Assemblée générale des Nations Unies
n’a aucun pouvoir de contrainte. Seul le Conseil
de sécurité a la capacité de prendre des mesures
contraignantes, pour chercher à imposer la paix
dans telle ou telle région du monde. La grandmesse annuelle de l’Assemblée générale, qui
réunit tous les automnes les 193 États membres
de l’ONU, est-elle pour autant inutile ? À l’issue
de cette 67e session ordinaire, l’on peut répondre
que flagrante est l’utilité de ce forum international
exceptionnel. Le siège de l’ONU, à New York, est le
seul lieu de la planète où l’on donne la parole à tous
les pays, sans considération pour leur puissance,
leur richesse, leur système de gouvernement, leur
degré d’amitié ou d’inimitié avec les États-Unis.
Dans le palais de verre de Manhattan, les États
jouissent d’une liberté d’expression diplomatique
L’ ONU , u n « m a c h i n » b i e n u t i l e
absolue. L’important est qu’ils l’utilisent et qu’ils
continueront à le faire. Le fait même qu’il existe un
lieu où chaque État puisse exprimer publiquement,
devant tous les autres, ses griefs, ses espoirs, ses
satisfactions ou ses menaces constitue un progrès
indéniable dans l’histoire millénaire des relations
internationales. La diplomatie, qui était jadis un jeu
opaque réservé à des experts, y a beaucoup gagné
en transparence, et en lisibilité pour le public.
Sur le Moyen-Orient
Qu’on l’approuve ou qu’on le réprouve sur
le fond, le discours du Premier ministre israélien
du 27 septembre 2012 à la tribune de l’Assemblée
générale a eu un grand mérite, qui est celui de la
clarté. S’aidant d’un graphique pour évoquer le
dossier nucléaire iranien, Benyamin Netanyahou a
tracé une « ligne rouge », dont le franchissement
par les autorités de Téhéran provoquerait en représailles une action militaire israélienne unilatérale.
La délégation iranienne a répliqué que si l’Iran
était attaqué, il « riposterait par tous les moyens »
à sa disposition – lesquels incluent possiblement
les roquettes accumulées par le Hezbollah au sud
du Liban et le minage du détroit d’Ormuz, seule
voie de sortie du golfe Persique. Si, un jour, Israël
bombarde l’Iran et que tout le Moyen-Orient
s’embrase, les grandes puissances du P6 (le groupe
chargé du dossier, constitué des cinq pays membres
permanents du Conseil de sécurité et de l’Allemagne) et leurs opinions publiques ne pourront
donc pas se plaindre de ne pas avoir été prévenues.
Peu avant le discours de B. Netanyahou, il
y eut celui de Mahmoud Abbas, le président de
l’Autorité palestinienne. Ce dernier y fit solennellement la demande, pour sa nation, du statut
d’État observateur à l’ONU, en précisant que
cette demande ne se faisait pas « au préjudice »
de l’État d’Israël, dont il reconnaît l’existence.
Le leader du Fatah estime que la reconnaissance par l’Assemblée générale de l’ONU du
statut d’État à la Palestine forcera les Israéliens
à renoncer à poursuivre leur politique de colonisation en Cisjordanie, voire à préparer un territoire viable pour les Palestiniens. Lorsqu’ils
voteront, le 22 janvier 2013, pour reconduire ou
non B. Netanyahou, les électeurs israéliens disposeront de tous les éléments pour se prononcer :
quelle est pour Israël la plus grande menace, la
rhétorique d’un président iranien affirmant devant
l’Assemblée générale des Nations Unies que leur
pays est une « aberration historique », ou la bombe
démographique que représente la population
arabe palestinienne vivant au sein des territoires
contrôlés par l’État juif ?
Dissiper les malentendus
Lors de l’Assemblée générale annuelle,
les choses ne se disent pas qu’à la tribune. Elles
sont aussi dites à l’occasion des innombrables
rencontres bilatérales qui se tiennent dans les
bureaux de l’immeuble de verre. Sur ce terrain
neutre, aucune rencontre au sommet n’est impossible. Ainsi les ministres japonais et chinois des
Affaires étrangères ont-ils pu s’expliquer sur la
crise actuelle des îles Senkaku (Diaoyu pour les
Chinois). Les Chinois ont accusé publiquement le
Japon de leur avoir « volé » ces îlots en 1895. Les
Japonais ont répondu qu’ils avaient le droit international pour eux. Maintenant que, grâce à l’Assemblée générale, la Chine a internationalisé son
différend maritime avec le Japon, il lui sera difficile de ne pas le soumettre à une juridiction internationale (comme la Cour internationale de justice
de La Haye), où elle devra expliquer pourquoi
elle n’avait pas soulevé ce problème lorsqu’elle a
décidé de normaliser ses relations avec l’Archipel
il y a quarante ans.
Sur la situation régnant à l’est de la
République démocratique du Congo, Joseph
Kabila et Paul Kagamé, les présidents de la RDC
et du Rwanda, ont pu, en marge de l’Assemblée
générale de l’ONU, s’entretenir en tête-à-tête
pendant trois heures, et s’exposer leurs griefs
respectifs. Certes, ils sont sortis de leur réunion
sans accord ni solution pour le maintien de la paix
au Kivu. Mais le seul fait qu’ils se soient parlé est
un point positif. Car cela indique que le dialogue
pourra reprendre à tout moment.
Dans l’histoire, nombreuses sont les guerres
ayant éclaté à la suite de malentendus. Au fil des
années, l’Assemblée générale est devenue le
forum le plus efficace pour dissiper les malentendus entre États. Pour faire avancer la cause de
la paix dans le monde, ce n’est pas tout ; mais c’est
déjà très bien. ■
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
91
Questions EUROPÉENNES
L’Ukraine,
ou le réveil
de la république des confins
Alain Guillemoles *
* Alain Guillemoles
est journaliste au quotidien La Croix.
Il a été correspondant en Ukraine pour
Les élections législatives ukrainiennes du 28 octobre 2012
ont donné une courte victoire au Parti des régions, qui
Il est l’auteur d’un livre sur la révolution
représente les intérêts des grands oligarques de l’est industriel
ukrainienne : Même la neige était orange
(Les Petits Matins, 2005). Il a publié Sur les
du pays. Mais elles ont également montré que les clivages
traces du Yiddishland (Les Petits Matins,
traditionnels tendent à s’exacerber entre le nord-ouest et le
2010), une série de reportages sur ce
sud-est du pays. Les Ukrainiens s’opposent sur des sujets
qu’il reste des communautés juives
fondamentaux, leur identité, leur langue et la lecture de
en Europe centrale.
leur propre histoire. Malgré tout, la vie politique locale reste
marquée par le pluralisme et la vitalité démocratiques. Elle
s’y développe selon des processus autonomes qui font que cet État n’est
plus, depuis longtemps, un satellite de la Russie.
la presse française de 1994 à 1996.
Les élections législatives ukrainiennes du
28 octobre 2012 ont démontré que le jeu politique
reste, dans ce pays, plus ouvert qu’en Russie
ou en Biélorussie voisines. Certes, le Parti des
régions, formation au pouvoir dirigée par l’actuel
président Viktor Ianoukovitch, l’a emporté au
prix de quelques entorses aux pratiques démocratiques et des fraudes nombreuses ont entaché le
scrutin. La campagne électorale a en outre été
marquée par le fait que Ioulia Timochenko et
Iouri Loutsenko, deux candidats importants
de l’opposition, n’ont pas pu se présenter, se
trouvant tous deux en prison à l’issue de procédures plus apparentées à des règlements de
compte politiques qu’à de véritables procès.
Malgré ces entraves manifestes, le résultat
n’a pas été conforme à celui qui semblait écrit
d’avance : d’abord, l’opposition a obtenu une
place significative au sein du nouveau Parlement.
Ensuite, les Ukrainiens se sont mobilisés de façon
92
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
inattendue pour limiter l’impact des fraudes.
Enfin, une société civile et des médias indépendants subsistent et ont montré leur vitalité à cette
occasion, si bien qu’une alternance politique par
la voie des urnes est envisageable à l’occasion
de la prochaine élection présidentielle, prévue
en 2015.
Un changement
de donne politique
Comptant près de 46 millions d’habitants,
indépendante depuis désormais vingt et un ans,
l’Ukraine se développe dorénavant selon des
processus autonomes. Elle entretient avec la
Russie des relations complexes mais qui ne sont
plus, depuis longtemps, celles d’un pays vassal.
Région des confins, l’Ukraine a toujours été une
zone grise sur laquelle trois grandes puissances
– russe, polonaise et turque – ont tenté de mettre
Un scrutin significatif
La chambre unique du Parlement ukrainien
compte 450 sièges. À la suite d’une modification
de la loi électorale, une moitié des sièges a été
attribuée en 2012 au scrutin proportionnel par
liste, au niveau national, avec un seuil minimum
de 5 %. L’autre moitié a été attribuée au scrutin
majoritaire par circonscription, à un tour.
Au vote proportionnel, seuls cinq partis
ont franchi la barre des 5 %. Le Parti des régions
a obtenu 30 %. Batkivchtchyna (Patrie), qui
rassemblait les principales composantes de
l’opposition dont le bloc Ioulia Timochenko, a
obtenu 25,5 %. Oudar (Alliance démocratique
ukrainienne pour les réformes, dont l’acronyme
signifie « coup »), formation du champion de
boxe Vitaly Klitchko 1, a emporté 13,96 %. Le
Parti communiste peut se targuer de 13,18 %
et le parti nationaliste Svoboda (Liberté) de
10,44 %. En tenant compte des députés élus
au scrutin majoritaire, le Parlement devrait
compter 185 élus du Parti des régions, 101 de
Batkivchtchyna, 40 d’Oudar, 37 de Svoboda et
Résultats des élections législatives
du 28 octobre 2012
Formation
Parti des régions
Vote
proportionnel
Nombre de
sièges*
30 %
185
Batkivchtchyna (Patrie)
25,5 %
101
Oudar (Alliance démocratique ukrainienne
pour les réformes)
13,96 %
40
Parti communiste
13,18 %
32
Svoboda (Liberté)
10,44 %
37
© Alain Guillemoles
la main, sans que jamais aucune d’entre elles
n’en ait pleinement et durablement le contrôle.
L’Union soviétique a su « assimiler » l’Ukraine
et en faire l’une de ses bases industrielles les plus
importantes mais elle n’a jamais pu soumettre
totalement l’Ukraine de l’Ouest, intégrée définitivement en 1945 et dans laquelle l’Église grécocatholique est restée un bastion de résistance.
Rassemblement du Parti des régions sur la place de l’Indépendance en
avril 2007, à Kiev, pour protester contre la nomination, quelques mois plus
tôt, de Ioulia Timochenko au poste de Premier ministre. La vie politique
ukrainienne est scandée par des manifestations de soutien aux camps
Timochenko et Ianoukovitch.
32 du Parti communiste, le reste étant constitué
d’élus sans étiquette.
Le prix des promesses non tenues
Ces résultats témoignent d’une forte
érosion de la popularité du Parti des régions,
qui a perdu deux millions de voix par rapport
au précédent scrutin de 2007, dont un tiers dans
ses bastions traditionnels de Donetsk, Lougansk
et Kharkiv. Depuis son retour au pouvoir
en 2010, dans la foulée de l’élection présidentielle remportée par Viktor Ianoukovitch, le Parti
n’a pu tenir ses promesses de retour à la stabi1
* Le Parlement compte 450 sièges. On ne retient ici que
les élus des cinq partis arrivés en tête.
Source : Oukraïnska Pravda (www.pravda.com.ua/
articles/2012/10/29/6975859/ ?attempt=2).
Sébastien Gobert, « Ukraine. D’une arène à l’autre, le combat
de Vitali Klitschko continue », P@ges Europe, 18 juin 2012
(www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000538ukraine.-d-une-arene-a-l-autre-le-combat-de-vitali-klitschkocontinue-par-sebastien).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
93
Questions EUROPÉENNES
Ukraine :
quelques données statistiques
Superficie : 603 500 km2
Population : 45,6 millions (2012)
Densité de la population : 75,6 habitants/km2 (2012)
Appartenance ethnique : Ukrainiens (77,8 %), Russes
(17,3 %), Biélorusses (0,6 %), Moldaves (0,5 %), Tatares de
Crimée (0,5 %), Bulgares (0,4 %) (recensement 2001)
Langue officielle : ukrainien (mais l’usage du russe ainsi que
d’autres langues minoritaires est autorisé au niveau régional)
Monnaie : la grivna (1 euro = 10,4 grivnas, novembre 2012)
Taux de natalité : 11 ‰ (2011)
Taux de mortalité : 14 ‰ (2011)
Taux d’accroissement naturel : − 3,5 ‰ (2011)
Espérance de vie à la naissance : 71 ans (2011)
Croissance du PIB : 3,2 % (2012)
PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) :
6 000 euros (2012)
PIB par habitant (en % de la moyenne UE-27) : 24 %
(2012)
Taux de chômage : 7,9 % (2012)
Indice de développement humain : 0,729 (76 e rang
mondial en 2011)
Coefficient de Gini : 26,4 (77e rang mondial, 2009)
Sources : Office national de statistiques (www.ukrstat.gov.ua) ; Wiener
Institut für Internationale Wirtschaftsvergleiche (WIIW) juillet 2012 ;
PNUD ; Banque mondiale.
lité politique et à la croissance, et de lutte contre
la corruption. Cette formation s’est au contraire
heurtée de front à une partie de la population,
avec la réforme du Code fiscal qui a poussé
dans la rue les petits commerçants, ou avec la
suppression des avantages réservés aux anciens
combattants d’Afghanistan et aux liquidateurs de
Tchernobyl, décision qui a également provoqué
une série de manifestations.
Avec son retour aux affaires en 2010, le
Parti des régions espérait clore définitivement une
parenthèse ouverte au moment de la Révolution
orange de 2004. Il n’y est pas parvenu et a échoué
à rassembler les Ukrainiens. Au contraire, les
tensions se sont exacerbées, alors que la majorité
94
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
a choisi de passer en force sur de nombreux
dossiers, comme la loi sur la langue. Celle-ci
visait à renforcer la place du russe à côté de
l’ukrainien et, en dépit des heurts qui ont accompagné les manifestations de l’opposition au centre
de Kiev, elle est entrée en vigueur en juillet 2012.
L’usage des langues minoritaires est donc désormais autorisé dans les régions où la minorité
correspondante est très représentée. Localement,
cette langue obtient un statut équivalent à celui de
la langue officielle et peut donc être utilisée dans
les échanges avec l’administration. L’opposition a
tenté d’empêcher l’adoption de cette loi, craignant
qu’elle ne fragilise la position de l’ukrainien à
l’est du pays et accusant le parti au pouvoir de
vouloir, à terme, imposer le russe comme langue
nationale. Cette bataille sur la langue a cristallisé
les mécontentements.
En matière de politique étrangère, Viktor
Ianoukovitch n’a pas obtenu de la Russie le
rabais qu’il espérait sur le prix du gaz et il s’est
isolé de l’Europe. L’Union européenne a en
effet vivement reproché au nouveau pouvoir de
faire un usage politique des tribunaux afin de
mettre en prison des responsables de l’opposition, parmi lesquels l’ex-Premier ministre Ioulia
Timochenko et l’ex-ministre de l’Intérieur Iouri
Loutsenko. Ces incarcérations ont notamment
fait échouer la signature d’un accord d’association longuement négocié par Kiev avec l’Union
européenne. Au moment du championnat
d’Europe de football, en juin 2012, le gouvernement ukrainien est apparu bien isolé. Aucun
chef d’État ou de gouvernement de l’Union
européenne n’a fait le déplacement en Ukraine
pour assister à un match du premier tour.
Ce tableau ne serait pas complet sans
évoquer une situation économique désormais
difficile, liée à la chute récente des commandes
européennes d’acier. Ainsi, au troisième
trimestre 2012, l’Ukraine est entrée en récession
avec une croissance du PIB négative (− 1,3 %),
alors qu’elle était en train de se remettre du
choc subi en 2008. La Banque centrale peine
à soutenir le cours de la grivna, tandis que le
déficit budgétaire se creuse. L’Ukraine subit la
pression du Fonds monétaire international (FMI)
qui lui demande de relever le prix du gaz et les
L’U k r a in e , o u l e rév e i l d e l a ré p u b l i q u e d e s c o n f i n s
Élections législatives de 2012 en Ukraine
BIÉLORUSSIE
RUSSIE
POLOGNE
Kiev
MOLDAVIE
ROUMANIE
Mer
Noire
RUSSIE
Sébastopol
200 km
Parti politique en tête par région (en % des voix exprimées)
29
37
65
Batkivchtchyna (Patrie)
Parti des régions
Svoboda (Liberté)
Source : Oukraïnska Pravda,
www.pravda.com.ua
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
charges de logement aux particuliers. Il ne fait
donc aucun doute que le Parti des régions a été
sanctionné, lors de ce scrutin, pour ses piètres
performances, tant politiques qu’économiques.
C’est le Parti communiste qui a le plus
profité de ce recul du parti au pouvoir. Alors
qu’il n’avait rassemblé que 5 % des voix lors des
élections de 2007 et 3,5 % à la dernière élection
présidentielle, il a réalisé cette fois ses meilleurs
scores dans les bastions traditionnels du Parti des
régions. Il devrait s’allier avec lui afin de créer
une coalition qui pourrait être majoritaire, grâce à
l’appoint de députés élus sous l’étiquette d’indépendants et parfois stipendiés par le Parti des
régions. Cette pratique d’achats de députés a été
largement décrite par la presse ukrainienne, qui a
même publié une grille des tarifs en vigueur. Ils
oscillent entre un et quatre millions d’euros selon
qu’il s’agit d’obtenir un changement de groupe
parlementaire ou un soutien permanent. De telles
méthodes semblent s’être beaucoup développées ces dernières années, au point de devenir un
élément à part entière de la vie politique du pays.
Un pays toujours scindé
Les résultats des élections confirment
également le fait que l’Ukraine reste aujourd’hui
fortement polarisée. Deux grands blocs
s’opposent, chacun ayant des racines régionales
fortes. Cette ligne de fracture épouse à peu de
choses près celle de la frontière orientale historique de la Rzeczpospolita, l’État polono-lituanien qui a perduré de 1569 à 1795. Le territoire
est politiquement coupé en deux, selon une
ligne diagonale : au nord-ouest de cette ligne, se
trouvent la Galicie et le Centre, avec la capitale,
Kiev ; le Sud-Est, lui, est occupé par le Donbass
– le grand bassin charbonnier – ainsi que par la
Crimée et le delta du Dniepr.
Le Nord-Ouest est fortement dominé par
des partis indépendantistes pro-européens, tandis
que le Sud-Est donne la majorité aux forces que
l’on peut décrire comme russophiles post-soviétiques. Le Parti des régions est l’expression
presque unique de cette seconde tendance. Il est
fortement soutenu par les grands oligarques du
secteur du charbon et de l’acier, dont les usines
sont situées à l’est du pays, au point qu’il apparaît
➜ FOCUS
Ioulia Timochenko,
emblème
du recul de la démocratie
L’égérie de la Révolution orange de 2004, Premier ministre
de janvier à septembre 2005 puis de décembre 2007 à
mars 2010, est aujourd’hui une figure essentielle de l’opposition. Son Bloc Ioulia Timochenko (BIouT), créé en 2001, s’est
allié à d’autres formations dans la coalition Batkivchtchyna
à l’occasion du scrutin d’octobre 2012, mais elle-même n’a
pas été autorisée à se présenter.
En effet, le 11 octobre 2011, elle a été condamnée à sept
ans d’emprisonnement pour abus de pouvoir dans le cadre
de contrats gaziers signés en 2009 avec la Russie. Elle est
également jugée pour fraude fiscale et figure en qualité de
témoin dans une affaire de meurtre. En raison de son casier
judiciaire, la Commission électorale centrale a donc refusé
d’enregistrer sa candidature, provoquant une grave crise
entre l’Ukraine et le reste de l’Europe.
Ioulia Timochenko est parvenue malgré tout à faire entendre
sa voix et a lancé en septembre 2012 un appel par vidéo,
invitant les Ukrainiens à « chasser la mafia du président
Viktor Ianoukovitch ». Pour protester contre ce qu’elle considère comme une falsification des résultats, elle a entamé une
grève de la faim au lendemain des élections, interrompue le
15 novembre 2012.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
95
Questions EUROPÉENNES
Timochenko (BIouT) comme principale compopresque comme le syndicat monolithique de
défense de leurs intérêts. Au contraire, dans le
sante. Ce rassemblement a été apprécié des
nord-ouest du pays coexistent de nombreuses
électeurs qui ont placé Batkivchtchyna en tête
formations, souvent créées autour d’une persondes partis d’opposition, en deuxième position.
nalité et qui ont du mal à s’allier durablement
Aux côtés de cette opposition unie,
pour former une coalition stable.
deux forces nouvelles ont réalisé une poussée
Depuis l’indépendance de l’Ukraine
inattendue, bénéficiant du désir de renouvellement
en 1991, la crainte de voir ces deux moitiés du
de l’offre politique. Il s’agit du parti Oudar de
pays s’opposer jusqu’à la rupture a toujours été
Vitaly Klitchko et du parti nationaliste Svoboda.
en arrière-fond de la vie politique nationale et
Depuis sa création en 2010, Oudar est
n’a cessé de peser sur elle. Chaque responsable
surtout implanté dans la capitale, Kiev. Son
politique aspirant aux plus hautes fonctions a dû
positionnement est celui d’une formation de
se positionner par rapport à la
centre-droit, qui se réclame
question nationale et choisir de
de l’opposition mais refuse
donner des gages aux uns ou aux
d’entrer formellement dans
Les résultats des
autres. Le président resté le plus
une alliance. Ce parti doit
longtemps au pouvoir, Léonid élections confirment
sa notoriété à son leader, le
Koutchma (1995-2005), a su également le fait
champion de boxe Vitaly
s’acquitter parfaitement de cette
Klitchko qui, engagé en
que l’Ukraine
tâche en cultivant perpétuellepolitique depuis 2005, a peu à
ment une forme d’ambiguïté, reste aujourd’hui
peu réussi à s’imposer comme
se déclarant à la fois garant de fortement polarisée.
un acteur crédible.
l’héritage soviétique et gardien
Deux grands blocs
Ce n’est pas le cas d’un
d’une Ukraine indépendante
autre
sportif
célèbre, le footbals’opposent,
chacun
et non alignée. Puis, fin 2004,
leur
Andreï
Chevtchenko,
la Révolution orange a marqué ayant des racines
ancienne
star
du
club Milan AC
la victoire des forces indépen- régionales fortes
et
attaquant
vedette
de l’équipe
dantistes pro-européennes.
nationale,
qui
s’est
engagé en
En 2010, le retour au pouvoir
politique
à
la
faveur
de cette
du Parti des régions a été l’occaélection
de 2012,
comme
numéro
deux
d’une
sion d’une revanche et d’un tournant politique au
liste
nommée
« En
avant,
l’Ukraine ».
Sa
liste
n’a
profit exclusif de la vision politique des électeurs
récolté
que
1,58 %
des
voix
et
n’aura
donc
aucun
du Sud-Est.
élu, malgré sa grande notoriété.
Aujourd’hui, aucune force politique de
Vitaly Klitchko a pour sa part réalisé
premier plan n’affiche plus l’ambition de réunir
une
percée
notable et recueilli les fruits de son
l’ensemble des électeurs par-delà ce clivage
engagement,
notamment contre la loi sur la
régional.
langue en juillet 2012. Sa présence aux législatives a offert une alternative à ceux des électeurs
Postures partisanes
qui étaient lassés des éternelles querelles internes
de l’opposition classique.
Du côté des héritiers de la Révolution
“
„
orange, il existe donc une multitude de formations
politiques qui ont des difficultés à coopérer. Bon
nombre d’entre elles sont toutefois parvenues à
s’allier pour ces élections législatives, regroupées
au sein de la coalition Batkivchtchyna (Patrie)
conduite par l’ancien ministre des Affaires étrangères Arseni Yatseniouk, avec le bloc Ioulia
96
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
La vraie nouveauté, cependant, tient au
score du parti Svoboda, qui s’est particulièrement illustré dans les trois oblasts de l’ancienne
Galicie, à l’ouest du pays, mais a réalisé aussi un
très bon score à Kiev, avec 17 % des suffrages.
Svoboda s’est constitué sur des valeurs ouvertement nationalistes. De multiples controverses
Quel avenir ?
Qui portera le fer lors de la prochaine
élection présidentielle de 2015 ? Il est encore
trop tôt pour le dire. Quelques figures ont émergé
lors de cette législative, mais aucune n’apparaît incontournable. Une division de l’oppo-
© Alain Guillemoles
ont entouré ses premiers pas en 2004. Dirigé par
Oleg Tyagnybok, il s’est illustré par des prises
de position homophobes et xénophobes, voire
antisémites. Il est le seul parti à vouloir mettre
en œuvre un processus de lustration qui interdirait les emplois publics aux anciens communistes en activité durant la période soviétique.
Il veut réintroduire un examen de langue ukrainienne à la fin des études secondaires et glorifier le souvenir des combattants de l’armée
clandestine (UPA), créée en 1943 et qui, dans la
clandestinité, a combattu à la fois les nazis et les
communistes, avant d’être complètement éradiquée en 1961. Svoboda se présente désormais
comme le parti le plus combatif et organisé. De
fait, il est le mieux à même de s’opposer au Parti
des régions et il a su séduire des électeurs de la
capitale, moins sensibles aux questions nationales, mais néanmoins attirés par le radicalisme
de ses positions.
Sous l’effet de ce succès inespéré, Svoboda
a entamé une mue. La formation cherche à
se professionnaliser et assure vouloir devenir
un grand parti conservateur national. Mais la
question de son avenir reste ouverte. En s’éloignant trop de sa base électorale de l’Ukraine de
l’Ouest, il pourrait en effet perdre une partie de
ses militants, clairement en attente d’un positionnement d’extrême droite.
Enfin, le grand perdant de cette élection
est sans conteste Viktor Iouchtchenko, l’ancien
Président porté au pouvoir par la Révolution
orange. Revenu en politique après une éclipse, il
a cru pouvoir retrouver ses partisans en se lançant,
seul, à la tête d’une liste. Il n’a rassemblé que 1,1 %
des suffrages. Après son échec au premier tour à
la dernière élection présidentielle, face à Ioulia
Timochenko, il apparaît définitivement marginalisé et ne semble plus à même de prétendre au rôle
de porte-drapeau de l’opposition.
La descente Saint-André à Kiev.
sition offrira à nouveau la victoire au Parti des
régions, qui souhaite durer et dispose, grâce au
soutien financier des grands oligarques du bassin
du Donbass, de ressources très importantes. Face
à lui, seule l’unité d’une bonne partie de l’opposition dès le premier tour peut permettre à cette
dernière de l’emporter.
Or, la division en de multiples factions est
un trait historique fondamental de la politique
ukrainienne. Tout au long de sa première période
d’existence – du xve siècle jusqu’en 1775 –,
l’Ukraine a vécu sous les traits d’une république
cosaque. Ses membres étaient des chefs de guerre,
liés entre eux par une adhésion volontaire à
l’autorité d’un Hetman, le temps de conduire une
campagne militaire. Élu par acclamations, celui-ci
pouvait être destitué. Les cosaques se voulaient
des individus libres, se refusant à la sujétion
et prêts à en découdre avec quiconque voulait
s’emparer de leurs terres bordées de grands
empires. S’opposant constamment les uns aux
autres dès lors que le danger n’était plus à leurs
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
97
Questions EUROPÉENNES
portes, ils étaient de redoutables combattants,
mais peu à même de s’organiser en temps de paix.
L’Ukraine actuelle est bien sûr plus
complexe, produit de multiples autres influences.
Mais elle a hérité de certains traits de cette
république cosaque : une instabilité des majorités ;
une propension à régler les conflits à coups de
poing, comme cela se produit régulièrement dans
l’enceinte de la Verkhovna Rada, la chambre
unique du Parlement ; une combativité dans la lutte
qui ne sait pas se prolonger par un programme de
réformes, une fois la victoire assurée.
L’Ukraine reste encore, on l’a vu, un pays
où les zones de consensus sont peu nombreuses.
Depuis vingt et un ans, les Ukrainiens n’ont cessé
de s’opposer sur les sujets les plus fondamentaux : leur culture, leur histoire et leur identité.
Ils se sont notamment affrontés à propos de leur
langue nationale et de la place qu’il faut laisser
au russe au côté de l’ukrainien ; à propos de leurs
alliances stratégiques et d’une éventuelle entrée
dans l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) ; au sujet de la valeur des hommes
qui ont fait l’Ukraine, les héros des uns étant
considérés comme des terroristes par les autres.
Ainsi, la famine organisée de 1933 fut-elle un
génocide ou un « simple » crime de masse ?
Stepan Bandera 2 mérite-t-il le titre de « héros de
l’Ukraine » qui lui a été décerné en 2009 ou fut-il
un criminel ayant collaboré avec les nazis ? Les
communistes ukrainiens doivent-ils faire l’objet
d’un grand procès ? Les anciens informateurs
du KGB doivent-ils être démasqués ? Et faut-il
ouvrir toutes les archives de l’époque soviétique
qui se trouvent en Ukraine ?
2
Leader nationaliste ukrainien des années 1930 et 1940, il a
poussé à la lutte armée et combattu lui-même, d’abord contre
les Polonais, puis contre les Soviétiques. Il a été assassiné par un
agent soviétique, en 1959, à Munich.
98
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Autant de questions qui restent encore très
débattues. Elles animent le débat intellectuel
qui se déroule dans une atmosphère passionnée.
Le travail des historiens à ce sujet ne fait que
commencer et les chercheurs eux-mêmes sont
très divisés, leurs oppositions étant identiques à
celles que l’on retrouve dans le champ politique.
●●●
Pour autant, les élections législatives
d’octobre 2012 ont montré qu’il existe en Ukraine
un fort attachement aux valeurs démocratiques et
à la tolérance ainsi qu’une adhésion au modèle
libéral qui donnent à penser que le pays peut
trouver un jour sa place dans l’espace européen.
À l’occasion de ce vote, on a ainsi pu voir des
milliers d’Ukrainiens se mobiliser pour limiter
les fraudes. Le décompte a été très surveillé
par des représentants de plusieurs organisations
non gouvernementales, comme le Comité des
électeurs ukrainiens. Cette mobilisation a abouti
à la contestation des résultats dans cinq circonscriptions, où un nouveau vote devait être organisé
au début de 2013.
Aussi, l’Europe aurait tort de ne pas se
soucier de ce qui se passe à sa frontière orientale. Que ce soit pour tenter de prévenir les
désordres qui pourraient y survenir au moment
où les tensions se font plus fortes, ou bien pour
tendre la main à cette Ukraine qui aspire, un jour,
à faire partie de l’espace politique commun. La
Pologne et la Lituanie sont aujourd’hui les deux
plus ardents défenseurs d’une politique orientale pour l’Union européenne. Selon eux, cette
dernière doit dire clairement à l’Ukraine qu’à
condition de réaliser certaines réformes indispensables, elle sera, un jour, la bienvenue. Les
grands pays européens, plus mobilisés par les
problèmes internes de l’Union et dubitatifs face
aux évolutions de l’Ukraine, restent pour le
moment réticents. ■
Regards sur le MONDE
L’Azerbaïdjan vingt ans
après l’indépendance
Bayram Balci *
* Bayram Balci
est docteur en science politique
et civilisation arabo-islamique,
Des trois États du Caucase du Sud, l’Azerbaïdjan
est celui dont l’identité nationale est la plus récente.
actuellement visiting scholar à la
Fondation Carnegie for International
Depuis 1993, le pouvoir politique est aux mains de la
Peace à Washington.
dynastie Aliev, qui a instauré un régime autoritaire
soutenu tant par les gouvernements occidentaux que
par les compagnies pétrolières – pour lesquelles le pays constitue un
véritable eldorado en raison de ses réserves en hydrocarbures. Depuis
les années 1990, l’Azerbaïdjan est le théâtre d’un renouveau de l’islam,
et le conflit latent qui l’oppose à l’Arménie à propos du Haut-Karabakh
n’est toujours pas réglé.
chercheur au CERI-Sciences Po et
Historiquement façonné par sa position de
carrefour entre trois empires – iranien, ottoman
et russe –, l’Azerbaïdjan contemporain n’a eu
de cesse depuis son indépendance en 1991 de
chercher à se distinguer des grandes puissances
tutélaires voisines que sont l’Iran, la Turquie
et la Russie. Confronté à une très forte instabilité du fait du conflit territorial qui, à partir
de 1988, l’oppose à l’Arménie quant au statut du
Haut-Karabakh 1, le pays tombe sous une chape
de plomb politique dès 1993 avec l’avènement
au pouvoir de Heydar Aliev.
En 2003, son fils Ilham Aliev lui succède.
Il s’inscrit dans la lignée « autoritariste » du père,
à cette différence près qu’il dispose désormais
d’un atout tant économique que politique considérable : la nouvelle manne pétrolière issue de
l’exploitation des gisements offshore de la mer
Caspienne et du désenclavement de ces hydro1
Voir Gaïdz Minassian, « Le conflit du Haut-Karabakh : paix
impossible ou guerre probable ? », Questions internationales,
no 52, novembre-décembre 2011, p. 81-88.
carbures par l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan
(BTC). Toutefois, l’inégale répartition des fruits
de la croissance économique et l’absence de
toute ouverture politique exercent une pression
grandissante sur le régime tandis que, sur la
scène régionale, des tensions bilatérales suscitent
de vives inquiétudes.
D’une instabilité politique
à un régime autoritaire
Entre 1989 et 1993, l’Azerbaïdjan connaît
une phase de relatif pluralisme politique qui
se traduit surtout par une très forte instabilité
politique, les gouvernements étant renversés et
remaniés tous les dix mois en moyenne. Le 30 août
1991, le pays accède à l’indépendance et organise
sa première élection présidentielle libre mais, à
peine un an plus tard, Ayaz Moutalibov est déchu.
Suite aux pressions de la population mécontente
des défaites subies par l’Azerbaïdjan dans le
conflit relatif au Haut-Karabakh – cette enclave
peuplée d’Arméniens en territoire azerbaïdjanais
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
99
Regards sur le MONDE
Azerbaïdjan :
quelques données statistiques
Superficie : 86 600 km2
Langue officielle : azerbaïdjanais
Monnaie : manat (1 euro = 1,01 manat, octobre 2012)
Population : 9,23 millions d’habitants (2012)
Densité : 107 hab./km2 (2012)
Taux d’accroissement naturel : 13,5 ‰ (2011)
Taux de natalité : 19,4 ‰ (2011)
Taux de mortalité infantile : 11 ‰ (2011)
Taux de mortalité : 5,9 ‰ (2011)
Espérance de vie à la naissance : 73,6 ans (2011)
Taux d’alphabétisation : 99,5 % (2011)
PIB : 63,4 milliards de dollars (2012)
PIB par habitant : 7 003,4 dollars (2011)
Taux de chômage : 5,4 % (2011)
Taux d’inflation : 7,8 % (2011)
Indice de développement humain : 0,7 (91e rang sur
187 pays, 2011)
Part de l’exploitation des hydrocarbures dans le PIB :
47,8 % (2011)
Part des produits minéraux dans les exportations : 94,5 %
(2011)
Sources : Banque mondiale ; State Statistical Committee of the
Republic of Azerbaijan ; Central Bank of the Republic of Azerbaijan.
que les deux pays se disputent depuis 1988 –,
Ayaz Moutalibov est obligé de démissionner. Il est
remplacé en juin 1992 par Aboulfaz Eltchibey, le
leader nationaliste et antirusse du Front populaire.
Toutefois, les victoires militaires arméniennes
au Haut-Karabakh, les nombreuses victimes du
conflit, la question des populations déplacées
et l’occupation par les Arméniens des régions
azerbaïdjanaises voisines du Haut-Karabakh
ont aussi raison du gouvernement Eltchibey en
juin 1993. L’intérim est alors assuré par Heydar
Aliev.
Formé au KGB, ancien homme fort de
l’appareil soviétique, dont il connaît les rouages
et les modes de fonctionnement, H. Aliev réconcilie d’abord son pays avec la Russie, malmenée
jusque-là par le gouvernement nationaliste et
résolument pro-turc du précédent gouvernement.
100
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Il s’impose, stabilise la scène politique intérieure
et met en place un régime autoritaire fort. En
effet, dès le scrutin d’octobre 1993 qui lui ouvre
les chemins du pouvoir, H. Aliev marginalise et
neutralise ses opposants, y compris ceux qui lui
ont été utiles dans son ascension vers le sommet
de l’État, notamment les chefs militaires dont il
craint les intentions putschistes.
Lors des élections législatives de
novembre 1995, la formation du président, le
Parti du nouvel Azerbaïdjan (Yeni Azerbaycan
Partiyasi, YAP), et la structure étatique entravent
davantage encore l’activité de l’opposition. La
dérive autoritaire se renforce malgré ses vaines
critiques et celles des observateurs occidentaux
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En octobre 1998, une
nouvelle élection présidentielle est organisée,
dans une atmosphère totalement verrouillée et
encore moins démocratique. Une fois de plus,
la dénonciation des fraudes et des procédures
douteuses relevées par la mission d’observation
électorale de l’OSCE reste lettre morte.
Mais bientôt, la découverte de nouvelles
réserves d’hydrocarbures dans la Caspienne
suscite la convoitise des Occidentaux – Union
européenne et États-Unis en tête – et, partant,
ravive leur intérêt pour le développement de la
démocratie en Azerbaïdjan. La pression internationale sur la dictature rampante du président
Aliev se fait alors plus forte ; elle vise à obtenir
la réforme du Code électoral et l’émergence d’un
réel pluralisme. Malheureusement, cette réforme
concernera les seules élections municipales
de 1999, tandis que, lors des législatives de 2000,
le régime s’appliquera de nouveau à écarter toute
menace politique, notamment celle des partis
d’opposition de l’Égalité (Müsavat Partiyası) et
du Front populaire azerbaïdjanais (Azerbaycan
Xalq Cephesi Partiyası) 2.
En dépit de ce recul des libertés, le pays
est tout de même admis au Conseil de l’Europe
en 2001. Cette adhésion concrétise l’un des
principaux objectifs de Heydar Aliev qui, tout en
2
Très proches idéologiquement, les deux formations sont nationalistes. Certains de leurs membres prônent une interprétation
rigoriste de l’islam.
© AFP / Philippe Wojazer
entretenant de bonnes relations avec la Russie,
a constamment cherché à ancrer son pays à
l’Ouest. Mais, au début de l’année 2003, la santé
du président décline et devient un sujet de préoccupation pour l’élite gouvernante qui prépare
alors activement sa succession.
Candidat officiellement investi par la
formation paternelle (le YAP), Ilham Aliev, le fils
du président sortant, remporte le scrutin présidentiel d’octobre 2003 avec près de 80 % des
voix. Il améliorera encore ce score de 8 points
cinq années plus tard, lors de l’élection présidentielle de 2008. Malgré les appels de l’opposition et de la communauté internationale, l’élite
au pouvoir n’opère aucune ouverture politique
et instaure une dynastie présidentielle. En
novembre 2010, les élections parlementaires se
déroulent à nouveau dans un total manque de
transparence, et aboutissent sans surprise à la
victoire écrasante du parti présidentiel.
Renouveau identitaire :
l’attrait des valeurs
occidentales
En contact direct avec la Russie dès 1828,
alors que celle-ci achevait sa mainmise sur le
Caucase et incorporait la partie nord de l’Azerbaïdjan à son empire, la société azerbaïdjanaise a été très fortement marquée par la culture
russe et européenne. Au moment de l’indépendance (en 1991), toutes les élites gouvernantes
étaient parfaitement intégrées à la culture russosoviétique, et ce lien a perduré compte tenu du
non-renouvellement de ces élites.
Toutefois, depuis l’indépendance, le pays a
parallèlement fait le choix de se tourner résolument vers l’Occident, comme l’attestent le fort
attachement du pays au Conseil de l’Europe
mais aussi les bonnes relations qu’il entretient
avec les États-Unis. Ces facteurs ont contribué
à l’émergence d’une jeunesse qui s’identifie
volontiers à l’Occident et à ses valeurs. Il n’est
pas si anecdotique de rappeler que la victoire de
l’Azerbaïdjan au concours de l’Eurovision, en
avril 2011, avec une chanson en anglais, a fait
descendre des milliers de gens dans les rues de
Le chef de l’État azerbaïdjanais, Ilham Aliev, posant la première pierre
d’une école française à Bakou, le 7 octobre 2011, en compagnie de sa
femme, Mehriban Alieva.
Bakou, heureux de célébrer cette reconnaissance
de leur appartenance à l’Europe. D’ailleurs,
dans l’esprit de certains représentants de l’élite
politique comme de nombre de citoyens, l’appartenance de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe
n’est qu’une phase transitoire avant une adhésion
pleine et entière à l’Union européenne.
Cette identification à l’Occident n’est toutefois pas exclusive puisqu’elle va de pair avec une
renaissance relative de l’islam, perçu comme
un marqueur de l’identité azerbaïdjanaise et
longtemps bafoué par le régime soviétique – qui
bannissait la religion de l’espace public.
Écartelé depuis toujours entre l’Iran chiite
et l’Empire ottoman sunnite, l’Azerbaïdjan est
encore aujourd’hui traversé par un clivage fort
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
101
Regards sur le MONDE
entre le chiisme et le sunnisme. Avec l’accession à l’indépendance, le relatif relâchement du
contrôle officiel sur le domaine religieux et le
choc de l’ouverture du pays à la mondialisation
– y compris dans la sphère religieuse –, l’islam
azerbaïdjanais a connu un véritable renouveau,
nourri de réminiscences des traditions locales et
d’influences extérieures.
La première de ces influences vient d’Iran,
un pays où vivent de nombreuses communautés
azéries 3 et dont la majorité de la population se
réclame – comme la majorité des musulmans
d’Azerbaïdjan – de l’islam chiite duodécimain.
Bien qu’éclaté, cet islam iranien a développé des
liens avec l’islam azerbaïdjanais grâce à l’établissement, dès décembre 1991, au moment
où l’Azerbaïdjan est devenu indépendant, de
relations diplomatiques entre les deux pays mais
aussi et surtout grâce au dynamisme d’organisations caritatives et éducatives privées qui
participent à la formation des nouvelles élites
religieuses. Toutefois l’islam iranien – déconsidéré par l’État azerbaïdjanais qui reste résolument attaché à ses principes séculiers – est
contrecarré par l’influence de l’islam sunnite en
provenance de Turquie.
En effet, la proximité linguistique entre
le turc et l’azéri (80 % d’intercompréhension),
mais aussi les très bonnes relations entre Ankara
et Bakou, ont permis à plusieurs mouvances
sunnites originaires de Turquie de s’implanter en
Azerbaïdjan, le plus souvent dans les régions à
majorité sunnite. Ainsi, de nombreuses mosquées
ont été construites grâce à des fonds provenant
de Turquie, et plusieurs établissements éducatifs
religieux (madrasa) ont été créés par des fondations privées turques qui prennent en charge une
bonne partie de la formation des nouvelles élites
islamiques.
À ces influences iranienne et turque
qui participent à la recomposition de l’islam
azerbaïdjanais, il convient d’ajouter, à partir des
années 1990, une autre interférence étrangère, dite
salafiste, originaire de divers pays arabes, résolument puritaine et tournée vers les fondements
originels de l’islam. Minoritaire en Azerbaïdjan,
elle est active dans le nord du pays, plus particulièrement au sein des minorités ethniques d’origine
nord-caucasienne établies dans les zones frontalières avec le Daghestan. Étroitement surveillé
par le régime en place, qui craint et rejette toute
mouvance religieuse ou politique jugée trop
radicale, le salafisme demeure contenu par le
pouvoir. Il n’a à ce jour bénéficié que d’un succès
limité et reste cantonné à une frange très marginale de la jeunesse du pays.
Les interactions entre ces trois tendances
religieuses sont globalement pacifiques mais,
au sein de chacune, il existe des éléments plus
vindicatifs et hostiles à un État dont ils dénoncent l’interférence excessive dans la sphère
religieuse. Pour autant, une islamisation de la
société n’est pas notable, la population restant
dans sa très large majorité marquée par le sécularisme hérité de la période soviétique.
Une économie dépendante
des hydrocarbures
Depuis 1994, l’économie de l’Azerbaïdjan
connaît une croissance spectaculaire grâce à la
signature du « contrat du siècle ». Cet accord qui
lie l’Azerbaïdjan à plusieurs pays dans le cadre
d’un consortium international pour l’exploitation offshore et l’évacuation des riches réserves
en gaz naturel et en pétrole de la Caspienne a
abouti en 2006, après des années de chantiers
et d’investissements massifs, à l’ouverture de
l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et du
gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum (BTE), qui
permettent l’acheminement des hydrocarbures
azéris vers les marchés européens, via la Turquie.
C’est d’ailleurs presque exclusivement à cette
manne que le pays doit sa croissance 4. L’ampleur
3
Environ 20 millions d’Azéris vivent actuellement en Iran.
Cette population est globalement bien intégrée à la République
islamique, même si une minorité en son sein, notamment dans les
villes de Tebriz et d’Erdebil, développe un discours identitaire,
parfois même irrédentiste, assez fort. Cette minorité est souvent
utilisée par Téhéran comme porte-voix, voire comme relais, de
l’influence iranienne en Azerbaïdjan.
102
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
4
La croissance, bien que ralentie depuis la crise de 2008, est
restée soutenue en 2009 et 2010, avec des taux respectifs de
9,3 % et 5 % (www.coface.fr/CofacePortal/FR_fr_FR/pages/
home/os/risks_home/risques_pays/fiche/Azerba%C3%AFdjan?
extraUid=571812).
L’A z e rb a ï d j a n v i n g t a n s a p rè s l ’ i n d é p e n d a n c e
L’Azerbaïdjan
FÉDÉRATION DE RUSSIE
Mer
Noire
Mer
Caspienne
GÉORGIE
DAGUESTAN
Gori
Tbilissi
Kouba
Gabala
Gumri
ARMÉNIE
TURQUIE
Abovian
Erevan
Soumgaït
Gyandja
AZERBAÏDJAN
Bakou
HAUTKARABAKH
Latchine
Stepanakert
NAKHITCHEVAN
(AZ.)
Meghri
IRAN
Altitude supérieure
à 2 000 mètres
100 km
des réserves, la faible exposition générale du
secteur bancaire et un endettement externe
modeste ont mis le pays relativement à l’abri des
répercussions des crises financières successives
qui frappent les autres États de la région depuis
plusieurs années.
Toutefois, l’écrasante domination du
secteur énergétique entrave et fragilise la diversification de l’économie azerbaïdjanaise. Les
hydrocarbures contribuaient en 2010 à environ
90 % des revenus d’exportation. Toute rupture
dans la manne pétrolière et l’absence, d’ores et
déjà constatée, d’une plus juste répartition de
cette manne financière pourraient engendrer
des troubles sociaux et politiques. D’autant plus
que la corruption endémique – comme dans la
plupart des pays de l’ex-URSS – qui s’ajoute
au népotisme ambiant exaspère la population. Cependant, la position géostratégique de
l’Azerbaïdjan, ainsi que ses richesses en hydrocarbures, assurent encore à ce pays et à son
régime le soutien occidental nécessaire au
maintien d’un statu quo politique qui profite aux
deux parties.
Astara
Réalisation : Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
Makhatchkala
Une politique étrangère
mesurée et pragmatique
À l’image de la situation intérieure du pays,
la politique extérieure de l’Azerbaïdjan s’est
révélée chaotique et désorientée entre 1991 et la
fin 1993. En particulier, le nationalisme du président Aboulfaz Eltchibey a contribué à de vives
tensions avec la Russie, suspectée d’impérialisme. Durant cette première phase, les relations
diplomatiques ont également été mauvaises avec
l’Iran. Elles étaient en revanche très cordiales
avec la Turquie, considérée par le gouvernement comme le nouveau modèle à suivre. À
partir de 1993, Heydar Aliev et, plus tard, son
fils adoptent une approche plus pragmatique et
équilibrée en matière de relations extérieures.
Globalement, depuis l’indépendance, les
grands sujets qui conditionnent et orientent la
politique étrangère du pays n’ont guère changé :
le règlement du conflit avec l’Arménie sur le
Haut-Karabakh ainsi que le désenclavement
de l’Azerbaïdjan et de ses hydrocarbures sont
prioritaires. Les acteurs influents sont toujours
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
103
Regards sur le MONDE
la Russie, l’Iran et la Turquie mais aussi, et de
plus en plus, les États-Unis et l’Europe, tous
deux attirés par les richesses énergétiques de
l’Azerbaïdjan.
La Russie a été et demeure un partenaire
incontournable de l’Azerbaïdjan, pour plusieurs
raisons. Autrefois puissance tutélaire, la Russie
dispose encore de certains leviers pour peser sur
la politique extérieure de l’ancienne république
soviétique – même si elle a perdu une partie de ses
atouts dans le Caucase. Après vingt ans d’indépendance, les élites à Bakou sont toujours très
largement russophones, voire russophiles. Malgré
le dynamisme de son secteur énergétique, l’Azerbaïdjan est en outre incapable de fournir des
emplois à toute sa population, dont une bonne
partie – près de 1,5 million de personnes – travaille
dans les grandes villes russes. Ces migrants
fournissent des revenus indispensables à la subsistance de dizaines de milliers de familles et, par
ricochet, assurent la paix sociale en Azerbaïdjan.
Enfin, la Russie envoie régulièrement des signaux
à Bakou pour lui rappeler qu’elle n’est pas prête
à renoncer à sa prééminence géostratégique dans
ce qu’elle considère toujours être « son étranger
proche », c’est-à-dire sa zone d’influence exclusive. La guerre russo-géorgienne d’août 2008 a
d’ailleurs été perçue par Bakou comme la preuve
que la Russie ne voulait pas abandonner son assise
dans la région. Dès lors, on estime généralement à
Bakou que, de la construction des gazoducs et des
oléoducs jusqu’au règlement de l’épineux dossier
du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan doit impérativement composer avec Moscou.
Avec l’Iran, les relations ont évolué dans
un sens positif. Très compliquées au début des
années 1990 du fait du soutien avéré de Téhéran à
l’Arménie dans le conflit sur le Haut-Karabakh,
les relations se sont peu à peu normalisées.
L’Azerbaïdjan a fini par comprendre qu’il valait
mieux ne pas affronter ce puissant voisin avec
lequel il partage une frontière et un long passé
communs. Des points de dissension demeurent
pourtant entre les deux États, notamment à
propos du statut de la mer Caspienne, de son
attrayant sous-sol et du partage de ses eaux territoriales. Depuis quelques années, Bakou cherche
un équilibre lui permettant de maintenir à la fois
104
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
des relations relativement cordiales avec Téhéran
et une bonne entente avec les États-Unis – tout en
résistant aux exigences de cet allié qui voudrait
l’enrôler dans sa campagne contre l’Iran.
Les relations avec la Turquie, qui fut
le premier État à reconnaître l’indépendance
azerbaïdjanaise en 1991, ont toujours été au
beau fixe, grâce à une réelle proximité ethnique,
linguistique et culturelle, mais surtout à la
convergence des intérêts nationaux. Cela est vrai
notamment dans le domaine énergétique, la
Turquie jouant un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’oléoduc BTC, et plus généralement
dans toute la sphère économique. La Turquie est
en effet le principal partenaire commercial de
l’Azerbaïdjan. Ankara soutient en outre son allié
dans le conflit du Haut-Karabakh et maintient
fermée sa frontière avec l’Arménie depuis 1994.
Pressée par l’Union européenne de normaliser
ses relations avec l’Arménie, la Turquie a un
moment envisagé l’ouverture de cette frontière,
ce que Bakou a interprété comme une trahison.
L’option n’est plus à l’ordre du jour mais, quand
bien même elle se réaliserait, elle ne pourrait
à elle seule bouleverser les relations turcoazerbaïdjanaises, tant les deux États sont liés sur
d’autres points.
Quant aux relations entre l’Azerbaïdjan
et l’Arménie, sans cesse tendues depuis que
les deux États existent sur la scène internationale, elles ont à nouveau frôlé le conflit
ouvert, en septembre 2012, sur fond de crise
autour de l’affaire dite « Ramil Seferov ». Cet
officier de l’armée azerbaïdjanaise avait été
jugé coupable de l’assassinat d’un officier
arménien en Hongrie, en 2004, lors d’un stage
organisé par l’OTAN et réunissant des militaires
de plusieurs pays, membres et partenaires.
Condamné à la perpétuité, il a été libéré par les
autorités hongroises en septembre 2012 et remis
à l’Azerbaïdjan, où il devait en principe purger
le reste de sa peine. Or, dès son arrivée dans son
pays, il a été accueilli comme un héros, gracié
et même promu par le président Ilham Aliev.
Outrée, l’Arménie a vivement protesté contre
cette décision de la justice hongroise et rompu
ses relations diplomatiques avec Budapest.
Les autorités arméniennes ont même menacé
L’A z e rb a ï d j a n v i n g t a n s a p rè s l ’ i n d é p e n d a n c e
© Lauriane Gauny
Le nouveau visage de Bakou.
Trois tours comme celle-ci, hautes
de 190 m, dominent désormais
la ville (Flame towers).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
105
Regards sur le MONDE
de reprendre les hostilités avec l’Azerbaïdjan,
éloignant ainsi tout espoir de régler pacifiquement leur différend sur le Haut-Karabakh.
émaillent son quotidien depuis les élections de
décembre 2011.
« Printemps arabe »
à Bakou ?
Vingt ans se sont écoulés depuis que
l’Azerbaïdjan a recouvré son indépendance, et
une génération a grandi sans l’URSS. Le bilan
est toutefois mitigé. La construction étatique
s’est certes renforcée, malgré les menaces de
guerre civile entre 1991 et 1993, les tentatives de coup d’État, les mouvements sécessionnistes dans plusieurs régions, le conflit du
Haut-Karabakh et l’occupation arménienne
d’une partie du territoire azerbaïdjanais qui en a
résulté. La présidence dynastique des Aliev a su
bâtir un État solide, et les réserves pétrolières lui
assurent tranquillité et considération sur la scène
internationale.
Toutefois, un développement économique
fondé trop exclusivement sur cette manne ne
favorise pas une diversification économique, ni
un développement équilibré du pays. L’absence
d’équité sociale, conjuguée au refus catégorique
de toute ouverture politique, fragilise le régime
bien plus qu’il ne veut l’admettre. Or les grandes
failles naissent de petites fissures. ■
Les Azerbaïdjanais ont suivi avec
attention le printemps arabe qui, à partir de
décembre 2010, a détrôné coup sur coup trois
autocrates et renversé leur régime d’oppression.
La forte similitude de ces régimes avec certains
de ceux qui subsistent dans l’espace postsoviétique a pu laisser un moment libre cours à
toutes les suppositions sur la possible exportation de ces révolutions dans les pays du Caucase
ou de l’Asie centrale. En effet, les deux régions
souffrent des mêmes maux : autocrates indéboulonnables, corruption, népotisme et kleptocratie.
Si l’impact a été mitigé, voire étouffé, en Asie
centrale, ces révolutions arabes ont connu un
vaste écho en Azerbaïdjan.
À partir de mars 2011, sur le même
mode opératoire qu’en Tunisie ou en Égypte,
une forte mobilisation de la jeunesse – qui
avait appelé à plusieurs manifestations sur
les réseaux sociaux Facebook et Twitter – a
commencé à semer le trouble dans différents
lieux de la capitale. L’identification aux révolutions arabes est indéniable puisque, à chaque
fois, le jour choisi pour descendre dans les rues
a correspondu à une date marquante dans l’histoire de ces jeunes révolutions arabes. En outre,
les premières manifestations contre le régime
du président Aliev ont démarré à la périphérie
de Bakou, dans un parc dédié à l’amitié entre
l’Azerbaïdjan et l’Égypte.
Tout en clamant haut et fort sa solidité, le
régime d’Ilham Aliev n’a alors trouvé d’autre
réponse que la répression et l’arrestation de
dizaines d’activistes, dont bon nombre sont
toujours en prison. Près de deux ans plus tard,
une révolution azerbaïdjanaise sur le modèle
arabe n’est toutefois plus à l’ordre du jour.
L’Azerbaïdjan est plus sensible aux influences
qui viennent de son environnement proche
– notamment la Russie, où le pouvoir ne semble
pas être inquiété par les manifestations qui
106
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
●●●
Bibliographie
E. Cornell,
Azerbaijan since Independence,
M. E. Sharpe, Armonk, 2011
● Svante
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17 septembre 2012, www.
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politique américaine au
Sud-Caucase. À l’épreuve de la
géopolitique régionale », P@ges
Europe, 12 juillet 2011, www.
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Regards sur le MONDE
Présidentielle américaine
de 2012 : les aléas
du processus électoral
Anne Deysine *
* Anne Deysine
est professeur à l’université ParisOuest - Nanterre-La Défense,
Le président Obama a été réélu sans qu’il soit besoin
de recompter les bulletins de vote et sans feuilleton
et juridiques américaines.
judiciaire comme lors de la présidentielle de 2000 qui
avait opposé George W. Bush à Al Gore. Pourtant, de
multiples dysfonctionnements ont été soulignés par les observateurs
nationaux et internationaux. Ils découlent du système électoral et de la
manière dont son fonctionnement est parfois perverti par le contrôle de
certaines juridictions. Ces problèmes posent la double question de la
démocratie représentative et de l’égalité des citoyens aux États-Unis.
spécialiste des questions politiques
En 2012, le président Obama a été réélu et
l’Amérique a évité le décalage entre les résultats
du suffrage universel et ceux du collège électoral
en vigueur dans le cadre du mode de scrutin
indirect 1. Malgré quelques retards ou incidents,
les résultats ont pu être proclamés en évitant un
long délai de contentieux. Certains observateurs
n’ont toutefois pas manqué de souligner avec
ironie ou sarcasme que les élections américaines
avaient coûté 6 milliards de dollars et qu’elles
avaient abouti à la même situation de blocage
qu’auparavant, puisque le président Obama
doit tenir compte d’une majorité républicaine à
la Chambre des représentants et d’une majorité
démocrate au Sénat.
1
Sur le système politique et institutionnel américain, et notamment
les caractéristiques du mode de scrutin, on pourra se reporter à
Anne Deysine, Les Institutions des États-Unis, coll. « Documents
d’études », n° 1.01, La Documentation française, Paris, 2010, et
Anne Deysine (dir.), États-Unis, une nouvelle donne, coll. « Les
Études », La Documentation française, Paris, 2010.
Les mêmes observateurs ont aussi raillé
le fait que ces élections avaient été, comme
en Afrique ou dans les pays de l’ex-URSS,
surveillées par des observateurs électoraux
internationaux – notamment ceux envoyés par
l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) – et que de nombreux
problèmes avaient été recensés par les observateurs, nationaux et internationaux. Faut-il en
conclure que le pays qui a si souvent tendance à
vouloir exporter son modèle démocratique – le
fameux « nation building », dont on a vu les résultats en Irak – n’est pas si démocratique que cela ?
Avant toute chose, il convient de se
rappeler que la Constitution américaine remonte
à 1787 et que les pères fondateurs entendaient
moins instaurer une démocratie qu’un système
représentatif doublé d’un partage des pouvoirs
entre le niveau fédéral et celui des États fédérés.
Sans doute faut-il aussi garder à l’esprit que les
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
107
Regards sur le MONDE
États-Unis sont un pays de common law, donc
de création du droit par le juge, et que toutes les
juridictions ont parmi leurs compétences celle
de vérifier la conformité d’une loi (d’un État ou
fédérale) avec la Constitution dudit État ou des
États-Unis. En conséquence, et c’est un phénomène très spécifiquement américain, chaque
problème recensé lors de la dernière élection,
en termes de découpage électoral ou de pièce
d’identité à fournir par exemple, doit être porté
devant les juridictions étatiques ou fédérales.
Le poids
du cadre institutionnel
Comme l’imbroglio de Floride en 2000 2 l’a
bien montré, les États fédérés sont compétents en
matière électorale. L’organisation des élections
relève donc de leurs prérogatives. C’est ainsi
que la Floride avait délégué en 2000 ses propres
pouvoirs en matière électorale aux comtés, qui
avaient produit chacun de leur côté les bulletins de vote à l’origine des multiples contentieux
après l’élection. Malgré le vote en 2002 de la
loi HAVA (Help America Vote Act), qui a introduit des normes générales minimums et créé une
commission d’assistance électorale (Election
Assistance Commission, EAC), l’hétérogénéité
demeure la règle en termes de modalités de vote
comme de types de machines à voter utilisées.
Afin d’apaiser les craintes des petits États
qui redoutent les conséquences de l’instauration d’un scrutin au suffrage universel direct
qui diminuerait leur importance au sein de la
Fédération, le système du collège électoral est
celui qui prévaut. Le système dit du « Winner
takes all » (WTA) confère dans chacun des
États fédérés la totalité des grands électeurs à
celui des candidats qui y a obtenu la majorité
relative. Cette disposition permet de mieux
comprendre la bataille juridique et judiciaire que
se livrent régulièrement les deux équipes dans
les États pivots (swing states), comme la Floride
(29 grands électeurs) ou l’Ohio (18).
2
Sur ce sujet, voir le film de Jay Roach, Recount (2008) avec
Kevin Spacey.
108
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Autre caractéristique, il n’existe pas aux
États-Unis de droit de vote reconnu expressément en tant que tel dans la Constitution. C’est
la Cour suprême qui a tardivement consacré
son statut constitutionnel. Ce droit est protégé
par une série d’amendements qui interdisent
de discriminer certaines catégories d’électeurs,
tels le 15e amendement, qui a accordé après la
guerre de Sécession le droit de vote aux Noirs,
le 19e amendement (1920), qui l’a élargi aux
femmes, le 24e (1964), qui a interdit le cens
électoral, et le 26e (1971), qui a abaissé l’âge de
la majorité à 18 ans. La loi sur les droits de vote
(Voting Rights Act, VRA), en 1965, a en outre
soumis à un régime d’autorisation préalable du
Département fédéral de la justice toute modification des règles électorales, notamment dans les
États pratiquant encore un degré élevé de discrimination, comme le Texas.
Les atteintes
au droit électoral
Lors du scrutin de novembre 2012, les
différents observateurs nationaux et internationaux ont fait état de nombreux dysfonctionnements, qui posent des questions essentielles en
matière de démocratie représentative et d’égalité entre les électeurs et entre les candidats. La
presse russe elle-même a pris un malin plaisir à
souligner certains d’entre eux et à dénoncer le
fait que les observateurs électoraux n’avaient pas
été autorisés à suivre le déroulement du scrutin
dans neuf des cinquante États américains.
Le redécoupage électoral
Pendant la majeure partie du xixe siècle,
les États n’avaient procédé à aucun découpage électoral, ce qui avait fini par entraîner
une sous-représentation massive des villes au
bénéfice des zones rurales. La Cour suprême
a donc fini par s’attaquer aux inégalités résultant de cette situation (affaires Baker v. Carr
de 1963 et Westburry v. Sanders de 1964) en
affirmant avec force le principe de l’égalité des
électeurs (one man, one vote).
Depuis, un redécoupage électoral intervient tous les dix ans après le recensement
P r és id en t ielle a m ér ic a in e d e 2 0 1 2 : l e s a l é a s d u p ro c e s s u s é l e c t o ra l
➜ RAPPEL
Présidentielle américaine : une procédure électorale complexe
Depuis les origines, l’élection présidentielle américaine est une élection à deux
degrés : le président des États-Unis n’est
pas élu au suffrage universel direct mais
par un collège de grands électeurs. Ce
corps intermédiaire indépendant est un
héritage de l’histoire américaine : pour
les Constituants américains en effet, les
États-Unis étaient une république avant
d’être une démocratie. L’élection du
Président était donc confiée aux citoyens
les plus éclairés et les plus vertueux : les
grands électeurs. Ce système a perduré
jusqu’à nos jours, en dépit d’une évolution profonde de la société américaine.
La désignation des grands électeurs
relève de la compétence exclusive de
chaque État fédéré qui en fixe les règles.
Il en découle un système complexe
qui se déroule en plusieurs étapes :
des délégués à l’échelon local sont
tout d’abord désignés par les électeurs
au cours de « caucus » ou d’élections primaires dans chaque État. Ces
délégués participent ensuite aux conventions nationales durant l’été qui précède
l’élection et désignent pour chaque
parti leur « ticket » (Président et viceprésident). Celui-ci est ensuite élu en
décembre pour quatre ans par le collège
des grands électeurs qui sont élus
en novembre par les Américains : les
États-Unis étant une fédération, on ne
décompte en effet pas les voix au niveau
national (comme c’est le cas en France),
mais au niveau de chaque État.
Chaque État a droit à autant de grands
électeurs qu’il a de représentants au
Congrès (435 pour la Chambre des
représentants et 100 pour le Sénat, plus
trois pour le district de Columbia). Tous
les États n’ont pas le même poids dans
le collège des grands électeurs : les voix
de la Californie (55) comptent plus que
celles des treize États les moins peuplés.
Des États comme New York (29), le Texas
(38), la Floride (29) ou l’Illinois (20)
pèsent particulièrement lourd dans le
résultat.
À noter enfin que le collège des grands
électeurs n’existe qu’à l’occasion de
la fonction qu’il est appelé à remplir
et uniquement pour celle-ci. Pour les
Constituants américains, le caractère
éphémère de ce collège et la décentralisation de ses activités au niveau
de chaque État apparaissaient comme
autant de garanties empêchant de
possibles dérives, notamment la confiscation du pouvoir par un groupe d’individus ou par un État.
Les 50 États sont représentés par
538 grands électeurs désignés au
Questions internationales
décennal, et ce dans la quasi-totalité des États.
Il est toutefois effectué par le parti majoritaire au
sein du corps législatif de l’État, ce qui entraîne
un certain nombre de problèmes. Le principal
concerne la pratique du découpage des circonscriptions électorales avec pour objectif de donner
l’avantage à un parti, à un candidat ou à un
groupe. Connu depuis longtemps sous le nom
de « gerrymandering » 3, ce charcutage électoral
permet de rassembler une partie des électeurs
dans des zones spécifiques et de diluer le vote de
certains autres dans d’autres zones. C’est pour
limiter cette pratique que la loi sur les droits de
vote de 1965 soumet au contrôle préalable du
Département fédéral de la justice les projets de
modification des circonscriptions électorales.
3
suffrage universel direct (dans chaque
État, le « ticket » gagnant à la majorité
relative obtient la totalité des grands
électeurs) qui sont chargés d’élire le
Président. Leur mandat étant quasi
impératif, dès l’instant où l’ensemble
du collège est élu (en novembre), on
connaît le nom du futur Président, bien
que son élection officielle n’ait lieu qu’en
décembre et sa prise de fonctions en
janvier suivant.
Mot forgé à partir du nom du gouverneur Elbridge Gerry, qui fut
accusé en 1811 d’avoir dessiné une circonscription en forme de
salamandre pour avantager son parti.
Sous la présidence de George H. Bush,
une interprétation de la loi sur les droits de vote
a toutefois été avancée, qui permettait aux États
de constituer des circonscriptions électorales au
sein desquelles les minorités deviennent majoritaires – les « majority-minority districts » 4 – de
façon à permettre l’élection de représentants
issus de ces minorités (essentiellement noires et
hispaniques). La Cour suprême a d’abord validé
cette pratique avant d’y mettre un frein en 1993
en invalidant la création de deux circonscriptions aux formes particulièrement irrégulières en
Caroline du Nord.
4
Cette pratique de découpage électoral sur une base ethnoraciale est rendue possible aux États-Unis par le fait que les
pouvoirs publics ont le droit de comptabiliser et de prendre en
compte l’identité ethno-raciale des citoyens au moment des
recensements. Pour ses défenseurs, ce découpage serait positif,
car il permettrait une sorte d’affirmative action électorale, dont
l’objectif serait de redonner une certaine légitimité au système
politique dans son ensemble.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
109
Regards sur le MONDE
En 2004, la Cour a franchi une nouvelle
étape en concluant qu’il n’existait aucun critère
applicable par le juge pour se prononcer en
matière de découpage électoral, et donc que ces
affaires ne relevaient pas de la compétence du
champ judiciaire. Désormais, les conservateurs
et une partie des juges considèrent que tout
dispositif électoral tendant à favoriser des élus
issus de minorités introduit un facteur racial
contraire à la Constitution 5 qui se doit de ne pas
tenir compte des facteurs raciaux, autrement dit
d’être « color blind ». Ils évoquent une limitation du droit de vote pour les Blancs et la violation de leur « droit constitutionnel à participer
à un processus électoral ne faisant aucune place
à la race ».
Il est vrai que la mise en place de telles
circonscriptions risque de renforcer les polarisations et les stéréotypes raciaux, et de faire
élire des candidats représentant un seul groupe
ethnique ou racial et non la totalité des électeurs.
Des Hispaniques doivent-ils être nécessairement et seront-ils mieux représentés par des
Hispaniques ? De même la population féminine
par des femmes ?
En Caroline du Nord, les républicains
sont devenus majoritaires en 2010. Grâce à la
précision croissante des outils informatiques
de cartographie électorale, ils ont pu jouer sur
la répartition des électeurs noirs dans chaque
circonscription – ce qu’on appelle le Black
Voting Age Population (BVAP) 6. C’est ainsi que
la circonscription électorale à 90 % blanche d’un
sénateur de l’État a été complètement modifiée,
le découpage électoral ayant retiré, par petites
touches chirurgicales, des « lots » d’électeurs
blancs qui ont été déplacés dans la circonscription moins homogène d’un conservateur blanc
dont il fallait assurer la réélection en 2012.
5
Dans pratiquement tous les États du sud des États-Unis, les
républicains ont placé des électeurs issus des minorités dans
des circonscriptions électorales « majority-minority » qui sont
représentées de façon écrasante par des élus démocrates noirs.
À terme, le parti démocrate dans le Sud pourrait être représenté
uniquement par des élus de couleur, ce qui risque d’installer
durablement un système de vote polarisé.
6
Avant 2010, aucun district électoral du Sénat de l’État n’avait un
BVAP supérieur à 50 %. Il y en a désormais neuf.
110
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Face à cet objectif à peine dissimulé de
transformer un État pivot, jusqu’ici intégré racialement, en un bastion républicain, plusieurs
groupes progressistes ont intenté une action
en justice. L’Association pour le progrès des
gens de couleur (National Association for the
Advancement of Colored People, NAACP) a
notamment dénoncé l’instrumentalisation intentionnelle et cynique d’éléments raciaux au détriment des minorités. Le redécoupage électoral
en Caroline du Nord a été tel qu’il a en effet
influé en 2012 sur le résultat des élections à la
présidence et à la Chambre des représentants :
les démocrates qui avaient précédemment sept
sièges sur treize n’en ont obtenu que quatre, et
de justesse 7.
Le vote anticipé
Les États-Unis ont une tradition ancienne
de vote anticipé – longtemps utilisé essentiellement par les personnes âgées. En 2004, les résultats du vote anticipé s’étaient prononcés à 60 %
en faveur de George W. Bush. Mais, en 2008,
le candidat Obama est parvenu à inverser
la tendance en convainquant les jeunes, les
femmes, les Hispaniques et les Afro-Américains
de voter de façon anticipée. Les votes anticipés
s’étaient alors portés à 59 % sur sa candidature. C’est sans doute la raison pour laquelle un
certain nombre d’États dirigés par des républicains depuis leur victoire en 2010 se sont
efforcés de limiter la possibilité du vote anticipé,
surtout dans les États pivots.
L’Ohio est un cas topique des modifications
législatives qui ont été apportées entre 2008 et
2012 aux modalités du vote anticipé. Ces modifications ont eu pour effet d’empêcher un certain
nombre de catégories qui avaient une tendance
à voter démocrate – les jeunes, les femmes et les
minorités – de voter. Les horaires de vote dans
les circonscriptions rurales, largement acquises
aux républicains, ont été étendus aux soirées et
week-ends, alors que les horaires dans les zones
urbaines, plutôt démocrates, ont été restreints à
la journée.
7
Voir : http://thisnation.com/congress-facts.html et www.
congress.org
P r és id en t ielle a m ér ic a in e d e 2 0 1 2 : l e s a l é a s d u p ro c e s s u s é l e c t o ra l
Lorsque la législature a adopté une loi
interdisant le vote anticipé les trois jours précédant l’élection, sauf pour les militaires, l’équipe
de campagne d’Obama a saisi les tribunaux,
arguant de la violation du principe d’égale
protection du 14e amendement. La cour qui jugea
l’affaire décida qu’il n’y avait en effet aucune
raison d’empêcher certains électeurs de voter
durant le dernier week-end et pas d’autres. Saisie
de l’affaire par les républicains, la Cour suprême
refusa de se saisir de cette décision le 16 octobre
2012, ce qui marqua une importante victoire
pour les démocrates.
Le jour de l’élection est en fait largement devenu une fiction, dans la mesure où le
vote anticipé existe déjà dans plus de 30 États.
En 2012, plus de 30 % des électeurs ont voté
avant le 6 novembre. Les responsables de
campagne ont d’ailleurs adapté le plan de
déplacement et le plan média de leur candidat
pour tenir compte de ce facteur. Le principe du
vote anticipé peut donc sembler insatisfaisant
à maints égards. Il apparaît cependant nécessaire dans un pays où les bulletins de vote (en
papier ou électroniques) font dix pages, où il
faut en moyenne dix minutes à l’électeur pour
les remplir et où, un jour non férié, il doit parfois
attendre plusieurs heures avant de pouvoir les
glisser dans l’urne. Limiter les possibilités de
vote anticipé revient donc à porter atteinte au
droit de vote de certains électeurs.
La carte d’identité électorale,
avec ou sans photo
Pour des raisons historiques et par crainte
de discrimination, il n’existe pas de carte d’identité nationale aux États-Unis. Pendant longtemps,
il a donc été possible de voter en se présentant
simplement au bureau de vote et en signant un
registre. Sous prétexte de lutter contre la fraude
électorale, alors que les études montrent qu’elles
sont quasi inexistantes, de nombreux États
ont ensuite adopté des législations exigeant au
moment du vote une carte d’identité électorale,
avec ou sans photo. Ce qui ne semble pas a priori
une exigence disproportionnée le devient lorsque
les papiers à fournir pour obtenir un tel document
– comme une fiche d’état civil ou un certificat de
nationalité américaine – sont difficiles à obtenir
dans un pays fédéral et décentralisé comme les
États-Unis. Une carte d’identité électorale ne
peut généralement pas être obtenue par correspondance, et il faut se déplacer auprès d’un
bureau spécial ouvert durant des plages horaires
restreintes.
L’obtention d’une telle carte constitue
donc un obstacle pour ceux qui veulent voter et
n’ont pas un permis de conduire qui fait office
de pièce d’identité, essentiellement les personnes
âgées, les plus démunis et les minorités. Cette
contrainte peut en outre apparaître injustifiée et
disproportionnée eu égard à un niveau de fraude
électorale plutôt faible 8.
En 2005, l’Indiana a adopté une législation
très restrictive rendant nécessaire la détention
d’une carte d’identité électorale bien spécifique pour voter. Cette mesure a immédiatement
été portée devant les tribunaux puis, en dernier
ressort, devant la Cour suprême, qui a rendu une
décision validant la loi. Bien qu’aucune preuve
flagrante de fraude n’ait été constatée, la Cour a
reconnu le droit de l’État de l’Indiana d’exiger
une carte d’identité électorale pour voter, alors
même que la juridiction de première instance
avait souligné que plus de 43 000 électeurs
inscrits sur les listes électorales n’étaient pas en
possession d’une telle carte et risquaient donc
d’être exclus du vote.
S’inspirant de cette jurisprudence, une
cour d’appel fédérale a validé l’année suivante
une législation identique adoptée par l’État de
Géorgie, en minimisant elle aussi la contrainte
que représente l’obtention d’une carte électorale
spécifique pour les électeurs n’étant pas déjà en
possession d’un permis de conduire.
Le poids de l’argent
Les élections de 2012 ont marqué un record
en matière de dépenses électorales. Certains
observateurs n’ont pas manqué de souligner que
le terme de ploutocratie était désormais mieux
8
D’après plusieurs études, par exemple le rapport du Brennan
Center for Justice de l’université de New York (www.
brennancenter.org).
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
111
Regards sur le MONDE
adapté aux États-Unis que celui de démocratie
représentative et égalitaire. Six milliards de
dollars au total ont été dépensés dans ce cycle
électoral, qui comprend l’élection présidentielle
(2 milliards de dollars) mais aussi les élections
aux postes de gouverneurs, aux assemblées
des États, aux postes de procureurs, de juges
ainsi que parfois des élections locales (shérifs,
membres des bureaux des écoles), et des initiatives de démocratie directe.
Notons que les deux candidats à la présidence ont fait le choix de renoncer aux subventions publiques, comme les y autorise la loi, pour
ne s’appuyer que sur des fonds privés. Afin de ne
pas se laisser distancer par l’autre camp, chacun
a donc passé une grande partie de son temps à
collecter des fonds. Au cœur de la campagne, les
super PAC (political action committees, PAC),
qui sont des organisations privées dont le but est
d’aider ou de gêner des candidats ou des élus,
ainsi que d’encourager ou de dissuader l’adoption de certaines lois, échappent désormais aux
plafonds de contributions 9. Lorsqu’ils travaillent
avec des groupes 501, ils échappent aussi aux
obligations de transparence 10 depuis un revirement jurisprudentiel de la Cour suprême en 2010
et une décision de la Cour d’appel qui suivit.
Si le camp démocrate est finalement
parvenu à collecter – grâce à de multiples dons
de petites sommes par la classe moyenne – des
sommes équivalentes à celles versées au Parti
républicain par les millionnaires ou les banques
de Wall Street et a fini par remporter l’élection,
le système démocratique américain a été terni
par cette omniprésence de l’argent. Le message
9
Voir Anne Deysine, « Argent et politique aux États-Unis : les
élections de 2012 », Potomac Paper, n° 13, disponible sur le site
de l’IFRI.
10
Les groupes 501 ne sont pas tenus par la loi de divulguer le
nom de leurs donateurs. Le problème déontologique est tout
autant les sommes considérables dépensées par ces groupes que
l’impossibilité de connaître l’origine des fonds.
112
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
des candidats et des partis politiques est noyé
par les messages des intérêts privés et particuliers plutôt que par ceux des électeurs, et en est
durablement brouillé.
●●●
Que conclure de ces élections de 2012 ?
En raison des contraintes de la campagne électorale – débats formatés par la commission présidentielle sur les débats, publicités négatives
obligeant à des prises de position outrancières
ou irréalistes, assertions erronées peu vérifiées
et vérifiables –, les vrais enjeux politiques ont
été esquivés durant la campagne. La forme l’a
souvent emporté sur le fond.
Barack Obama pourra-t-il au cours de
son second mandat mettre fin aux nombreux
dysfonctionnements qui ont émaillé le scrutin
qui a conduit à sa réélection ? S’il veut réformer
le collège électoral ou limiter le rôle de l’argent,
un amendement de la Constitution est nécessaire,
ce qui signifie réunir une double super-majorité.
Le nombre peu élevé d’amendements à la
Constitution adoptés depuis 1787 (27) témoigne
de l’ampleur de la tâche. ■
Webliographie
● Federal Election
Commission (FEC),
www.fec.gov
Election Assistance
Commission (EAC),
www.eac.gov
●
Brennan Center
for Justice,
www.brennancenter.org
●
● Center for Responsive
Politics, www.opensecrets.org
● American Civil Liberties
Union, www.aclu.org
● Brooking Institution,
www.brookings.edu
● Common Cause,
www.commoncause.org
● Cornell University Law
School (Legal Information
Institute), www.law.cornell.
edu
HISTOIRES de Questions internationales
> Napoléon III et l’unité italienne
Yves Bruley *
* Yves Bruley
est professeur agrégé et docteur en
histoire des relations internationales.
Il a publié Le Quai d’Orsay impérial.
Histoire du ministère des Affaires
étrangères sous Napoléon III
(Éditions A. Pedone, 2012).
Malgré la « légende noire », l’opinion a toujours su gré
à Napoléon III d’avoir aidé l’Italie. En réalité, rien ne s’est
passé comme prévu. Moteur incontestable qu’aux jours
décisifs de 1859, le Second Empire a ensuite perdu
le contrôle des événements. Mais comment « faire
quelque chose pour l’Italie » sans fragiliser tout
l’équilibre européen ?
Une « expression géographique » : dans
l’Europe de Metternich, l’Italie n’existe pas,
du moins comme nation. En mars 1848, le
« Printemps des peuples » démontre le contraire
et contraint l’ancien maître du congrès de
Vienne à quitter le pouvoir. Une dizaine de mois
plus tard, les Français élisent président de la
République au suffrage universel un homme qui
est a priori l’« anti-Metternich » par excellence.
Louis-Napoléon Bonaparte est un ancien
combattant de la cause italienne. En 1831, il a
pris part à un soulèvement dans les États pontificaux, où son frère aîné est mort. Dans son essai
paru en 1839 sous le titre Des Idées napoléoniennes, le futur Napoléon III a mis au crédit de
l’Empire napoléonien le réveil « du nom si beau
d’Italie [qui] renferme en lui seul tout un avenir
d’indépendance ». Son projet est de poursuivre
l’œuvre dont il prête audacieusement l’intention
à son oncle : « fonder une association européenne
solide, en faisant reposer son système sur des
nationalités complètes 1 ». Pensée prophétique
si l’on se situe au temps de l’Union européenne,
mais pensée subversive dans l’Europe de 1840.
Vingt ans après, pourtant, l’unité de
l’Italie sera faite, et le rôle décisif qu’a joué
Napoléon III est resté l’un des aspects jugés
positifs de son bilan, nonobstant la « légende
1
Louis-Napoléon Bonaparte, Des Idées napoléoniennes, réédition dans Yves Bruley, Napoléon III. L’empereur mal aimé,
Garnier, Paris, 2012, p. 176.
noire » qui a longtemps prévalu dans l’historiographie républicaine. En reprenant les faits plus
froidement que jadis, il convient aujourd’hui de
se demander si Napoléon III a été un moteur ou
un frein pour l’unification italienne.
Des ambitions contrariées
Louis-Napoléon Bonaparte arrive au
pouvoir dans la plus dramatique des situations :
quelques jours à peine avant l’élection
présidentielle de décembre 1848, la révolution
a éclaté à Rome. Après l’assassinat de son
Premier ministre laïc, Pellegrino Rossi 2, Pie IX
fuit Rome et se réfugie dans le royaume de
Naples. La république est alors proclamée dans
l’Urbs. À Paris, Louis-Napoléon est élu par
75 % des suffrages comme candidat du « parti
de l’ordre ».
Contre les révolutionnaires
Six mois plus tard, l’armée française
écrase la République romaine de Mazzini et de
Garibaldi. La gauche républicaine française
dénonce l’ancien conspirateur qui achète avec
le sang des républicains romains, en Europe
son admission parmi les grandes puissances,
2
Universitaire libéral né en Italie en 1787 et naturalisé français,
professeur d’économie politique au Collège de France et académicien, ambassadeur de France à Rome en 1845, il accepte
en 1848 de diriger le gouvernement romain, sur la base d’un
programme de réformes. Il est assassiné par un révolutionnaire.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
113
HISTOIRES de Questions internationales
en France le soutien de l’opinion conservatrice.
Victor Hugo a toujours considéré que le crime
parisien du 2 décembre 1851, péché originel du
Second Empire, avait été précédé d’un péché
originel romain dès 1849. « Qu’est-ce que le
coup d’État ? écrit-il dans Histoire d’un crime.
C’était “l’expédition de Rome, à l’intérieur” qui
se faisait 3. » Même idée dans Les Châtiments, en
vers cette fois, et sans craindre de reprendre une
rime un peu usée :
« Ils ont supprimé Rome ; ils auraient
détruit Sparte ;
Ces drôles sont charmés de monsieur
Bonaparte 4. »
Hugo insiste ici sur la complicité des
puissances dans l’affaire romaine, dans un
contexte où, partout, la réaction l’emporte en
Europe. Dans le cas de l’occupation de Rome
en 1849, il s’agit toutefois plus d’une concurrence entre la France et l’Autriche que d’une
complicité : la question est de savoir laquelle
des deux grandes puissances catholiques
rétablira le pape sur son trône et s’imposera en
Italie centrale. D’un point de vue stratégique, la
politique de Louis-Napoléon se défend : c’est
à la France et non à l’Autriche de protéger la
papauté à Rome même, car en aucun cas l’intérêt
de la France n’est de laisser François-Joseph
dominer toute la péninsule.
L’autre motif de l’hostilité de LouisNapoléon aux républicains romains est plus
profond encore. Pour lui, de grands changements sont inévitables en Europe, mais ces
changements doivent s’opérer, peu à peu, par
l’action des États et non par celle de révolutionnaires incontrôlables. La révolution doit venir
d’en haut, des souverains eux-mêmes, dans leur
propre intérêt.
Les premières années du Second Empire,
dans la continuité de la II e République, sont
celles de l’alliance franco-romaine. Napoléon III
s’appuie sur l’Église en France et apparaît en
Europe comme le principal facteur de stabilité et
de conservation. Il est aussi convaincu que seuls
3
Victor Hugo, Histoire d’un crime, Olendorff et Imprimerie
nationale, Paris, 1907, tome 1, p. 339.
4
Châtiments, Genève et New York, 1853, p. 19.
114
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
les Français pourront persuader le pape d’introduire dans ses États les réformes administratives nécessaires à leur survie. Ce sera, en fait,
le rocher de Sisyphe de la diplomatie française
pendant tout le Second Empire et la cause de
bien des désillusions.
Le tournant du congrès de Paris (1856)
Le germe d’une nouvelle politique
italienne apparaît lors de la guerre de Crimée.
En lutte contre la Russie, Français et Anglais
invitent les puissances secondaires à se joindre
à eux. Le Piémont s’engouffre aussitôt dans la
brèche et envoie des hommes en Crimée. C’est
un coup de maître : en février 1856, le comte de
Cavour est donc invité à siéger au congrès de
Paris, sous les lambris flambant neufs du salon
des ambassadeurs au Quai d’Orsay, avec les
plénipotentiaires des cinq grandes puissances du
Concert européen. S’il ne joue qu’un rôle limité
dans la négociation du traité du 30 mars 1856,
qui concerne l’Orient, il profite néanmoins de sa
présence à Paris pour nouer des liens avec l’élite
politique de l’Empire.
Avec le ministre des Affaires étrangères, le
comte Walewski, président du congrès de Paris,
les relations sont froides. Mais une complicité
se noue avec le numéro deux du Quai d’Orsay,
Vincent Benedetti, directeur des Affaires
politiques, qui sera plus tard un défenseur de la
cause italienne. C’est surtout aux Tuileries que
Cavour trouve des appuis. Le 8 avril, alors que le
traité de paix est signé, le Congrès doit tenir une
séance supplémentaire pour un tour d’horizon
des questions diplomatiques de l’Europe
occidentale. Le Piémontais saisit l’occasion
et prend la parole en faveur de l’indépendance
italienne. L’intervention paraît avoir été désirée
par Napoléon III, et c’est ainsi que l’interprètent
les grandes puissances, en premier lieu les
Autrichiens, fort mécontents.
Pour autant, l’heure n’est pas encore
venue d’une alliance franco-piémontaise. Mais
Cavour en a posé les bases. Depuis Turin, le
duc de Gramont, représentant français auprès
du roi de Piémont-Sardaigne, écrit dans une
lettre privée à son ministre Walewski, à propos
de cet épisode inattendu au congrès de Paris :
Na p o l é o n I I I e t l ’ u n i t é i t a l i e n n e
« Tôt ou tard nous en verrons les effets et je
pense qu’avant trois ans nous serons en pleine
guerre 5. » On ne pouvait être prophète avec
plus de justesse – disons même avec plus de
précision chronologique.
Du côté des révolutionnaires, les progrès
esquissés au Congrès sont vus avec méfiance.
À la demande de Mazzini, Victor Hugo publie
alors un éloquent Appel aux Italiens : « Italiens,
[…] défiez-vous de ce que les congrès, les
cabinets et les diplomates semblent préparer
pour vous en ce moment. […] Quelle que soit
l’apparence, ne perdez pas de vue la réalité.
Diplomatie, c’est nuit. Ce qui se fait pour vous
se trame contre vous ! 6 »
L’alliance
franco-piémontaise
Napoléon III et Cavour
Conscient de son autorité morale au lendemain du congrès de Paris, Napoléon III entend
utiliser cette position politique si nouvelle en
Europe pour favoriser la cause des Italiens tout
en étendant l’influence de la France dans la
Péninsule. Il lui faut toutefois assurer ses arrières.
En septembre 1857, l’empereur des Français
rencontre le tsar de toutes les Russies à Stuttgart.
Connaissant les ressentiments encore vifs de la
Russie contre l’Autriche, Napoléon III parle de
sa sympathie pour le Piémont et de l’impossibilité de ne pas aider ce royaume s’il était attaqué
par l’Autriche. Alexandre II fait bon accueil à
cette idée. Il se peut que l’Italie moderne soit née
à cet instant précis, car Napoléon III comprend
que la Russie le laissera faire en Italie, à la condition qu’il mette fin aux querelles franco-russes
en Orient. Cet accord tacite contribue à fortifier l’Empereur dans ses desseins envers l’Italie.
C’est aussi la preuve que la nouvelle politique
italienne a été pensée avec moins d’imprévoyance qu’on ne l’a parfois supposé.
5
Lettre particulière de Gramont à Walewski. Turin, le
23 avril 1856. Archives du ministère des Affaires étrangères
(AMAE), Papiers Gramont, vol. 1, f. 94.
6
Victor Hugo, Actes et paroles, tome 2 : Pendant l’exil (18521870), Albin Michel, Paris, 1938, p. 134.
Si Walewski a assisté aux entretiens
de Stuttgart, il est en revanche tenu à l’écart,
l’année suivante, de l’entrevue de Plombières.
Intervenant quelques mois après l’attentat du
patriote et révolutionnaire italien Orsini qui a
failli coûter la vie à l’empereur, la rencontre entre
Napoléon III et le comte de Cavour dans la station
thermale des Vosges, le 21 juillet 1858, n’est pas
totalement secrète. On en connaît l’existence
dans les milieux diplomatiques, mais Cavour fait
courir le bruit que Napoléon III l’a convoqué à
Plombières pour lui faire la leçon ! Le mensonge
prend : personne ne se doute, y compris dans
les bureaux du Quai d’Orsay, qu’une alliance
secrète est en préparation entre la France et le
Piémont. Que se sont-ils dit à Plombières ? Les
deux hommes ont envisagé une guerre contre
l’Autriche, que la France n’acceptera que si
les Autrichiens la déclarent. Dans l’hypothèse
d’une victoire française, le Piémont s’agrandirait jusqu’à l’Adriatique. En Italie centrale, un
royaume nouveau serait formé avec la Toscane,
les duchés et une partie des États pontificaux.
Rome resterait pontificale tandis que le pape
deviendrait le président d’une Confédération
italienne, sur le modèle de la Confédération
germanique. Le royaume de Naples, modernisé,
y entrerait aussi. La France gagnerait la Savoie
et Nice. Surtout, il n’est pas question de provoquer des révolutions : la nouvelle Italie naîtra
des seuls effets d’une guerre victorieuse et des
négociations qui suivront.
Un ensemble d’États secondaires unifiés
sous une présidence honoraire du pape, dominé
en fait par le Piémont et, plus discrètement,
par la France elle-même : telle devrait être la
future Italie. La conception de Napoléon III est
généreuse et conforme au principe des nationalités. Elle n’est pas exempte d’arrière-pensées.
Les événements de 1859 réaliserontils ce projet politique ambitieux et, disons-le,
téméraire ? Tout commence selon les plans
de Napoléon III et de Cavour. L’alliance entre
Paris et Turin est annoncée en janvier 1859
en même temps que le mariage du prince
Napoléon, cousin de l’Empereur, avec la fille de
Victor-Emmanuel, la jeune princesse Clotilde
de Savoie.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
115
HISTOIRES de Questions internationales
Guerre ou congrès ?
L’étape suivante doit être la guerre. La
diplomatie européenne s’emploie néanmoins à
éviter un conflit. La Russie et l’Angleterre lancent
l’idée d’un congrès des grandes puissances sur
la question italienne. Voyant son plan s’effondrer, Cavour se précipite à Paris pour dissuader
Napoléon III d’accepter le congrès. Rien n’y
fait. En mars 1859, les Tuileries préfèrent la
solution négociée. C’est François-Joseph qui
fait échouer la diplomatie en exigeant le désarmement immédiat du Piémont. Cavour triomphe.
Turin rejette l’ultimatum autrichien et la guerre
est déclarée.
Dans ces conditions, la France ne peut
plus reculer : elle entre en guerre à son tour le
3 mai. Battus à Magenta le 4 juin, les Autrichiens
quittent Milan. Défaits à nouveau le 24 juin à
Solferino, ils perdent la Lombardie. Mais ils
défendent encore solidement la Vénétie. Sur ces
entrefaites, des nouvelles alarmistes arrivent
d’Allemagne : les opinions publiques y prennent
fait et cause pour les Autrichiens et, à l’exception de la Prusse qui se réjouit silencieusement
de l’affaiblissement de l’Autriche, les petits États
allemands sont prêts à entrer en guerre contre la
France si le conflit s’éternise. Napoléon III ne
peut envisager un second front sur le Rhin. La
campagne d’Italie est terminée. Un autre motif
l’incite à ranger l’épée : des révolutions ont éclaté
en Romagne et dans les Légations évacuées
par les troupes autrichiennes, et les gouvernements provisoires demandent le rattachement
au Piémont. Il y a un risque de contagion révolutionnaire dans toute la péninsule.
Le 11 juillet, Napoléon III et FrançoisJoseph concluent un armistice à Villafranca.
L’Autriche cède la Lombardie mais garde la
Vénétie, qui fera partie d’une Confédération
italienne, tandis que les souverains chassés de
leur trône en Italie centrale (Modène, Parme,
Toscane, États pontificaux) seront rétablis.
Napoléon III rentre à Paris, où le triomphe de
l’armée d’Italie est en demi-teinte. Car sur le
terrain militaire, les buts de guerre sont loin
d’être atteints et, sur le terrain diplomatique,
le coût de l’opération est aussi lourd pour le
116
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
crédit politique de la France qu’il l’a été pour
ses finances.
Tandis que les diplomates français, autrichiens et piémontais se réunissent à Zurich pour
transformer l’armistice de Villafranca en traité
de paix, Napoléon III prend une décision dont
la portée sera immense. Il refuse que les princes
détrônés d’Italie centrale soient rétablis par la
force des armes. C’est, en fait, les condamner.
Certes, un congrès européen, qui doit se réunir
pour entériner les changements intervenus en
Italie, pourrait proclamer le retour des princes sur
leur trône. Mais, sur le terrain, une telle restauration est impossible : partout est voté le rattachement au royaume de Piémont. Finalement,
dans les derniers jours de décembre 1859,
Napoléon III annonce qu’il approuve les
annexions en Italie centrale et adresse une lettre
ouverte au pape Pie IX pour l’inciter à renoncer
aux régions perdues.
L’année 1859 s’achève donc sur ce bilan :
le Piémont s’est agrandi de la Lombardie et de
l’Italie centrale ; l’Autriche conserve Venise ;
le pape a perdu la moitié nord de ses États ; la
Confédération italienne n’a pas vu le jour, et la
situation politique est bloquée. L’Italie n’est
donc ni totalement libérée ni unifiée. La France
y a gagné peu d’influence, et l’Angleterre
beaucoup. Maigre bilan pour Napoléon III, qui
compense l’échec partiel de sa politique italienne
en obtenant le rattachement à la France de la
Savoie et du comté de Nice. L’opinion française
lui en sait gré, alors que l’opinion internationale s’en inquiète. Après avoir repris les Alpes,
Napoléon III regardera-t-il vers le Rhin ? En
Allemagne comme en Angleterre, tous les thèmes
d’un regain de la propagande anti-française sont
réunis dès 1860.
L’unification sans la France
Napoléon III n’est pas au bout de ses
surprises. Dans la journée du 7 mai 1860, on
apprend à Paris que Giuseppe Garibaldi s’est
embarqué près de Gênes. Où va-t-il, et pour
quoi faire ? Le ministre des Affaires étrangères,
Édouard Thouvenel, n’est pas inquiet. Ses agents
secrets en Italie l’ont informé que Cavour et
Na p o l é o n I I I e t l ’ u n i t é i t a l i e n n e
Garibaldi avaient rompu. Ce dernier, « réduit à
ses propres forces », c’est-à-dire privé de l’appui
de Cavour, pourra bien tenter « un coup de tête
quelque part, peut-être dans les Marches »,
estime le ministre, « ce chef de Condottieri ne
fera rien de sérieux 7 ».
L’expédition de Sicile
Erreur complète : c’est avec l’appui tacite
de Cavour que les Mille sont partis vers la
Sicile et qu’ils débarquent à Marsala le 11 mai.
La France a perdu le contrôle des événements italiens. On connaît la suite : la révolution à Palerme, le basculement de la Sicile, la
conquête du royaume de Naples. Que faire ? Au
Quai d’Orsay, le ministre Thouvenel répond :
rien, attendons et observons. « La péninsule
est ravagée par une sorte de trombe qu’il serait
téméraire de vouloir arrêter, écrit-il ; il n’y a qu’à
lui laisser produire ses effets et les considérer
comme provisoires. Les souffrances des populations, leur désillusion et le temps, voilà les seuls
remèdes efficaces et l’on verra plus tard. Le plus
tard, dans l’époque où nous vivons, n’est jamais
très éloigné et personne ne gagnerait rien à se
mêler à l’orage dans la première explosion de sa
fureur 8. » Autrement dit, laissons les Italiens se
débrouiller avec les insurrections, et tôt ou tard,
ils seront obligés de faire appel à nous. C’est une
politique très défendable, mais les événements
s’emballent à nouveau.
Début septembre, deux responsables
piémontais sont envoyés par Cavour auprès de
Napoléon III, alors de passage à Chambéry. En
quittant l’Empereur, ils font savoir que celui-ci
a donné son aval pour que l’armée piémontaise envahisse les Marches et l’Ombrie, territoires pontificaux, pour aller prendre de vitesse
Garibaldi qui menace de proclamer la république
à Naples et d’attaquer Rome. Napoléon III leur
aurait dit : « Faites, mais faites vite. »
La réalité est différente : l’Empereur
n’avait donné son accord à l’intervention armée
7
Lettre particulière de Thouvenel au marquis de Moustier,
ministre de France à Berlin. Paris, le 7 mai 1860 (AMAE, Papiers
Moustier, vol. 1, fol. 54).
8
Lettre particulière de Thouvenel à Moustier. Paris, le 7 juin 1860
(Ibid., fol. 70).
que dans le cas où des insurrections dans ces
régions obligeraient les Piémontais d’y rétablir
l’ordre. La nuance est de taille. Se sentant trahi,
Napoléon III rompt les relations diplomatiques
avec Victor-Emmanuel II. Ainsi, au moment où
s’accomplit l’unité du nord et du sud de l’Italie,
Paris et Turin sont en pleine crise diplomatique.
Il faudra attendre l’été 1861, après la mort de
Cavour, pour que Napoléon III reconnaisse
officiellement le royaume d’Italie proclamé le
17 mars 1861.
La Question romaine
Les années suivantes sont une succession de réchauffements et de refroidissements.
En 1862, la France tente de convaincre Pie IX
de renoncer aux territoires perdus en échange de
garanties pour ce qui lui reste, c’est-à-dire Rome
et le Latium. Au Vatican, le refus est complet.
Il n’est pas question d’abandonner Rome que
l’armée française continue de protéger des
révolutionnaires.
Le choix est alors fait d’une autre
méthode : négocier non avec Rome, puisque
c’est impossible, mais avec l’Italie elle-même.
En septembre 1864, Victor-Emmanuel II
s’engage à ne pas attaquer Rome, tandis que
Florence est désignée nouvelle capitale de
l’Italie. En échange, les troupes françaises quitteront la Ville éternelle. Une solution, au moins
provisoire, à la Question romaine. L’attaque
en 1867 des garibaldiens contre le Latium oblige
toutefois Napoléon III à envoyer de nouvelles
troupes. Les Français sont vainqueurs à Mentana
le 3 novembre 1867, grâce aux célèbres fusils
Chassepot, qui « ont fait merveille ».
Entre-temps, le Quai d’Orsay a obtenu
un résultat considérable, en juin 1866 : sur le
point d’entrer en guerre contre la Prusse et
l’Italie, l’Autriche abandonne la Vénétie. Grâce
à ce grand succès de la diplomatie française, la
dernière partie de l’Italie encore dominée par
l’Autriche rejoint pacifiquement le royaume
unifié d’Italie.
Reste Rome. Jusqu’au bout, Napoléon III
refuse d’abandonner le pape. C’est pour lui
une question de principe. En 1870, le duc de
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
117
HISTOIRES de Questions internationales
●●●
Finalement, que voulait Napoléon III
lorsqu’en 1858 il entendait « faire quelque chose
pour l’Italie » ? D’abord et surtout la libérer, c’està-dire chasser les Autrichiens de la Péninsule
– ce qui était aussi conforme aux intérêts de la
France. Sa conception de l’unité italienne n’était
toutefois pas d’exporter le modèle de l’Étatnation « à la française ». Connaissant la diversité des situations locales et des mentalités dans
un pays qui n’a jamais été unifié depuis l’Anti-
Les Enjeux internationaux
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Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
quité, il a longtemps vu dans une confédération
la seule solution viable. Elle permettait aussi de
maintenir le pouvoir temporel du pape sur Rome,
principe non négociable à ses yeux. Mais après
en avoir été le moteur, Napoléon III a subi les
événements, surtout en 1860. Il a cherché ensuite
à reprendre la main par la diplomatie, parfois
avec succès, en 1864 sur Rome et en 1866 sur
la Vénétie.
Lorsqu’on porte un regard d’ensemble sur
le rôle de la France dans l’unification de l’Italie,
il faut reconnaître que rien n’aurait été possible
sans la volonté décisive de Napoléon III,
entre 1856 et 1859. Le véritable auteur de l’unité
italienne reste toutefois Cavour. Et l’on ne peut
s’empêcher de penser au mot de Clemenceau
– dans une tout autre circonstance 9 : « Tout avait
été prévu, sauf ce qui est arrivé. » ■
9
À propos de l’application de la loi de 1905.
DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins :
la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas
Gramont, devenu ministre des Affaires étrangères, n’hésite pas à déclarer que la France
ne peut « défendre son honneur sur le Rhin et
le perdre sur le Tibre ». Le prix est lourd : en
juillet 1870, Victor-Emmanuel fait traîner la
négociation d’une alliance utile à la France et
les premiers désastres d’août 1870 mettent fin
aux discussions. Le Second Empire tombe le
4 septembre et Rome deux semaines plus tard.
Documents de RÉFÉRENCE
> Les registres
de la puissance italienne
Napoléon Ier (1769-1821)
Comte de Cavour (1810-1861)
Comte Ciano (1903-1944)
Carlo Sforza (1872-1952)
Alcide De Gasperi (1881-1954)
Quatre des cinq textes qui suivent sont l’œuvre d’Italiens, et le premier de Napoléon I er
qui s’est aussi proclamé roi d’Italie. Il est l’un des pères spirituels de l’unité italienne
qu’il anticipait et à laquelle contribua son neveu. Il projette une vision de l’Italie comme
nation, ce qui s’est réalisé, mais aussi une vision géopolitique de l’Italie comme grande
puissance maritime qui a pu inspirer Mussolini et qui a totalement sombré.
Camillo Benso, comte de Cavour, Piémontais né dans un contexte francophone, a été
l’artisan diplomatique et politique de l’Unité, comme ministre du royaume de PiémontSardaigne qui en a été le moteur. Il rend compte ici du congrès de Paris qui a mis fin à
la guerre de Crimée et lance un appel implicite à la France contre l’Autriche, en dissociant son action de toute agitation révolutionnaire. Magenta et Solferino sont en germe
dans ce discours. En délicatesse politique et religieuse avec la papauté, il mourut avant
l’achèvement de son œuvre.
Tout à l’inverse et quelques décennies plus tard, Galeazzo Ciano, comte de Cortellazzo,
issu d’une riche famille d’armateurs, fasciste historique un temps désigné comme successeur présomptif de Mussolini dont il était le gendre, ministre des Affaires étrangères,
conte en 1937-1938 dans son Journal politique, si éclairant pour cette période, l’hostilité
et les revendications de l’Italie à l’encontre de la France, pays décadent et usurpateur
auquel il convient d’arracher ses territoires méditerranéens et alpins, Nice, la Corse, la
Savoie, ainsi que la Tunisie. Les prétentions s’élargiront par la suite, avant la catastrophe
finale du fascisme et que Ciano soit fusillé sur ordre de son beau-père.
En 1945, après le retournement d’alliance en faveur des Alliés, Carlo Sforza, antifasciste
libéral, ancien et futur ministre des Affaires étrangères, plaide pour une Italie pacifique
et européenne. La construction européenne sert aussi de rédemption à l’Italie. Puis,
en 1947, Alcide De Gasperi, antifasciste, né en Autriche et proche du Vatican, fondateur de la Démocratie chrétienne et futur président du Conseil, l’un des fondateurs de
l’Europe avec Schuman, Monnet, Adenauer, fait l’éloge des liens avec les États-Unis. Les
tribulations de l’État italien au cours des deux siècles précédents, les variations de son
insertion dans la politique européenne et mondiale sont ainsi illustrées.
Une puissance maritime et navale
Napoléon Ier (1815-1821)
« VI. L’Italie, isolée dans ses limites naturelles,
séparée par la mer et par de très hautes montagnes du reste
de l’Europe, semble être appelée à former une grande et
puissante nation : mais elle a dans sa configuration géographique un vice capital, que l’on peut considérer comme la
cause des malheurs qu’elle a essuyés et du morcellement
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
119
Documents de RÉFÉRENCE
de ce beau pays en plusieurs monarchies ou républiques
indépendantes : sa longueur est sans proportion avec sa
largeur. […]
Mais quoique le sud de l’Italie soit, par sa situation, séparé du nord, l’Italie est une seule nation. L’unité
de langage, de mœurs, de littérature doit, dans un avenir
plus ou moins éloigné, réunir enfin ses habitants dans un
seul gouvernement. Pour exister, la première condition de
cette monarchie sera d’être puissance maritime, afin de
maintenir la suprématie sur ses îles et pouvoir défendre
ses côtes. […]
VII. [...] Les côtes opposées de la Méditerranée
et de l’Adriatique étant peu éloignées l’une de l’autre,
presque toute la population de l’Italie est à portée des côtes.
Lucques, Pise, Rome, Ravenne, etc. éloignées de trois ou
quatre lieues de la mer, sont susceptibles de jouir de tous les
avantages d’une ville maritime et de fournir de nombreux
matelots. Ses trois grands ports militaires d’armement et
de construction sont : la Spezia pour les mers liguriennes,
Tarente pour les mers d’Ionie, et Venise pour l’Adriatique.
L’Italie a toutes les ressources en bois, chanvre, et généralement tout ce qui est nécessaire aux constructions navales.
La Spezia est le plus beau port de l’univers ; sa rade
est même supérieure à celle de Toulon ; sa défense par terre
et par mer est facile. Les projets rédigés sous l’Empire, et
dont on avait commencé l’exécution, ont prouvé qu’avec
des dépenses médiocres les établissements maritimes
seraient à l’abri et renfermés dans une place susceptible de
la plus grande résistance. Ses chantiers seraient à portée de
recevoir les bois de la Corse, de la Ligurie, de la Toscane,
les fers de l’île d’Elbe, des Alpes et de tout l’Apennin. Ses
escadres domineraient les mers de Corse et de Sardaigne,
et auraient pour refuge les rades de Porto-Ferrajo, de SaintFlorent, d’Ajaccio, de Porto-Vecchio, de Saint-Pierre de
Sardaigne, de Vado et de Villefranche.
Tarente est merveilleusement située pour dominer la
Sicile, la Grèce, le Levant et les côtes d’Égypte et de Syrie.
Il a été fait, sous l’Empire, des projets pour les fortifications
de terre et les établissements maritimes. Les plus grandes
flottes y sont à l’abri des vents et de toute attaque d’un
ennemi supérieur.
Enfin, à Venise, tout ce qui est nécessaire existe déjà.
Les Vénitiens n’avaient que des vaisseaux d’un tirant de
dix-huit pieds d’eau ; mais, sous l’Empire, grand nombre
de vaisseaux du modèle français y ont été construits, et
moyennant les travaux faits au canal de Malamocco, et
par le secours des chameaux, des vaisseaux tout armés, du
modèle français de 74, en sont sortis et se sont battus avec
gloire peu d’instants après leur sortie. Une commission
d’ingénieurs des ponts et chaussées, présidée par M. Prony,
avait arrêté un plan qui, moyennant quelques millions et
quelques années de travaux, permettrait aux vaisseaux de
sortir tout armés sans le secours des chameaux.
La Sicile, Malte, Corfou, l’Istrie, la Dalmatie, et
spécialement Raguse, offrent des ports et des refuges aux
plus grandes escadres. Les ports de Gènes, de Castellamare,
de Bari, d’Ancône, où peuvent entrer des vaisseaux du
premier rang, seraient quatre ports secondaires, soit pour
construire, soit pour armer et réparer ou ravitailler de
petites escadres.
L’Italie peut lever et avoir pour le service de la
marine, même en la prenant dans une époque de décadence,
120 000 matelots. Les marins génois, pisans, vénitiens, ont
été célèbres pendant plusieurs siècles. L’Italie pourrait
entretenir trois ou quatre cents bâtiments de guerre, dont
cent ou cent vingt vaisseaux de ligne au-dessus de 74. Son
pavillon lutterait avec avantage contre ceux de France,
d’Espagne, de Constantinople et des quatre puissances
barbaresques. » ■
Extraits de « Campagnes d’Italie (1796-1797) »,
Correspondance de Napoléon I er publiée par ordre de
l’empereur Napoléon III, tome XXIX, Œuvres de Napoléon Ier
à Sainte-Hélène, Imprimerie impériale, Paris, 1869, p. 89-90
et 92-94.
Une puissance nécessairement unie
Comte de Cavour (1856)
« C’est la première fois depuis très longtemps,
peut-être depuis le traité d’Utrecht, qu’une puissance
de second ordre a été appelée à concourir avec celles de
premier rang à la résolution des questions européennes.
[...] Ce fait est de nature à profiter non pas seulement au
Piémont mais à toutes les nations qui se trouvent dans la
même situation. [...]
L’état actuel de l’Italie n’est pas conforme aux
prescriptions des traités en vigueur. Les principes établis à
Vienne et par les traités successifs sont ouvertement violés.
L’équilibre politique, tel qu’il fut établi, a éclaté depuis de
nombreuses années. Par conséquent, les plénipotentiaires
120
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
de la Sardaigne croient de leur devoir d’attirer l’attention
de la France et de l’Angleterre sur leur sort. [...]
Je vous ai exposé, Messieurs, les résultats des
négociations auxquelles nous avons participé. Vous reconnaîtrez, je l’espère, que, pour ce qui concerne la question
orientale, nous avons obtenu certains avantages pour notre
commerce, de même que notre position politique s’est
renforcée sous les yeux de toute l’Europe.
Concernant la question italienne, nous ne sommes,
en revanche, pas parvenus à de grands résultats même si
nous avons obtenu, me semble-t-il, deux avancées : tout
d’abord, la situation anormale et malheureuse de l’Italie a
L e s re g i s t re s d e l a p u i s s a n c e i t a l i e n n e
été exposée à toute l’Europe non pas par des démagogues
[Rires], par des révolutionnaires exaltés, par des journalistes passionnés, par des hommes de parti, mais bien par
des représentants des premières puissances de l’Europe,
par des hommes d’État, par des hommes habitués à
s’appuyer sur la voix de la raison et non sur les impulsions
du cœur. [...] Ensuite, ces mêmes puissances ont déclaré
qu’il est nécessaire, non pas seulement dans l’intérêt de
l’Italie mais dans l’intérêt européen, d’apporter aux maux
de l’Italie un remède. [...]
Il est certain, Messieurs, que les négociations de
Paris n’ont pas amélioré nos relations avec l’Autriche !
[Agitation dans les tribunes]. Nous devons confesser que
les plénipotentiaires de la Sardaigne et ceux de l’Autriche,
après avoir siégé pendant des mois côte à côte [...] se sont
séparés, je le répète, sans haines personnelles, mais avec
l’intime conviction que la politique des deux pays était plus
éloignée que jamais d’un accord [Applaudissements], que
les principes avancés par l’un et par l’autre étaient inconciliables ! [Mouvements d’approbation]. [...]
Le Congrès terminé, la cause de l’Italie est dorénavant portée au tribunal de l’opinion publique, celui qui, selon
la maxime mémorable de l’empereur des Français, doit
prononcer la sentence qui signifiera la victoire définitive. [...]
Le litige pourra être long, les péripéties seront
probablement encore nombreuses. Mais, confiants dans
la justice de notre cause, nous attendons avec sérénité le
résultat final. [Applaudissements généraux]. » ■
Discours prononcé par le comte de Cavour à la Chambre en
mai 1856 pour défendre la participation du Piémont à la guerre de
Crimée et expliquer les avantages que l’Italie en a retirés. Extraits
de Camillo Benso di Cavour, La libertà come fine. Antologia
di scritti e discorsi (1848-1861) [La liberté comme objectif.
Anthologie d’écrits et de discours (1848-1861)], sous la direction
de R. Balzani, Ideazione Editrice, Rome, 2002, p. 311-323.
Cet extrait a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi.
Une puissance méditerranéenne et conquérante
Comte Ciano (1937-1938)
« 13 mai 1937 – À bord du Cavour, j’ai rendu
compte au Duce de mon entretien avec Perth. Le Duce
est toujours plus anti-français. Il dit que c’est un peuple
ruiné par l’alcool, la syphilis et le journalisme. Dans le
discours qu’il prononcera à Gênes il ne mentionnera pas
la France. Et pas davantage la Suisse, dont l’attitude ne le
satisfait pas. […]
14 mai 1937 – Arrivée à Gênes à 8 heures du matin.
La ville, qui se dégage de la brume et s’enveloppe d’un
manteau de soleil est très belle. Drapeaux, sirènes, salves.
La foule. Le Chef parle. Le discours est très
violent, et anti-français. La foule siffle la France, rit,
ironiquement, des accords avec Londres. Je compare le
texte du discours tel qu’il a été prononcé avec celui qui
avait été préparé et dont une copie est en possession de
Sébastiani. Tout a été modifié : l’attaque contre la France
était absente, il était plus aimable avec les Anglais et
s’engageait moins avec Berlin. La foule l’a transporté.
Bien ; attendons les réactions de Paris et de Londres. Puis
nous verrons quel ton pourront prendre les négociations,
si même elles continuent.
Dans l’après-midi, au Fascio, le Duce parle de
nouveau : “Gênes est, après Rome, une des quatre cités
impériales : Pise, Ravenne, Venise, Gênes. Nous aussi,
nous sommes maintenant impériaux, et nous portons
notre drapeau au-delà des mers, non comme seigneurie,
Commune ou République, mais comme nation unie. Quand
l’Italie est unie elle ne peut être qu’un Empire. L’empire
ne peut que dominer les autres. L’ardeur d’aujourd’hui me
convainc que le peuple italien n’est pas las, mais qu’il est
prêt pour un nouvel assaut.” […]
8 novembre 1938 – Il me semble qu’il n’y a pas
grand espoir de rapprochement avec la France. Le Duce,
au rapport, m’a donné des directives de ce que devra être
notre politique future : “Objectifs : Djibouti, à la rigueur
au moyen d’un condominium et d’une neutralisation ;
la Tunisie, avec un régime plus ou moins analogue ; la
Corse, italienne, jamais francisée, doit donc être sous
notre domination directe ; la frontière au Var. La Savoie ne
m’intéresse pas, car elle n’est ni historiquement ni géographiquement italienne. Ce sont les grandes lignes de nos
revendications. Je ne donne ni un an, ni cinq, ni dix. La date
sera fixée par les événements. Mais il faut toujours penser
à ces buts.” […]
30 novembre 1938 – Je prononce mon discours à la
Chambre. Cela va très bien. Quand je parle, à la fin, des
“naturelles aspirations du peuple italien ”, une véritable
tempête d’exclamations et de cris éclate dans la salle :
“Tunisi ! Corsica ! Nizza ! Savoia ! ”
Rien n’avait été préparé. Les députés ont exprimé
spontanément leurs aspirations qui sont celles du peuple.
Le Duce était content. Je l’ai accompagné en voiture
au Palais de Venise. Il m’a dit : “Un grand discours et une
grande journée pour le régime. C’est ainsi qu’on impose un
problème et qu’on lance un peuple.”
En effet, il a pris la parole au début de la séance
du Grand Conseil et a plus ou moins dit ce qui suit : “Je
vous communique les prochains objectifs du dynamisme
fasciste. Comme Adoua a été vengée nous vengerons
Valona. L’Albanie deviendra italienne. Je ne peux ni ne
veux vous dire ni quand ni comment. Mais elle le sera.
Ensuite, pour les besoins de notre sécurité dans cette
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
121
Documents de RÉFÉRENCE
Méditerranée qui nous enserre, il nous faut la Tunisie et la
Corse. La frontière doit aller jusqu’au Var. Je n’aspire pas
à la Savoie parce qu’elle est au-delà des Alpes. Mais, au
contraire, je pense au Tessin, parce que la Suisse a perdu
sa force de cohésion et qu’elle est destinée à être un jour
disloquée comme le seront bien des petits États. Tout ceci
constitue un programme. Je ne peux fixer de délai. Je vous
indique seulement les directives à suivre. J’appellerai à
répondre du crime de trahison qui révélerait tout ou partie
de ce que j’ai dit.” […]
2 décembre 1938 – Le Duce qui est très satisfait,
comme toujours quand commence une bataille, m’a fixé
les lignes d’action : rendre caducs les accords MussoliniLaval de 1935 et synchroniser nos demandes avec les
revendications coloniales allemandes. Nos revendications
sont : Djibouti, la Tunisie et notre participation au canal
de Suez. » ■
Extraits de Comte Galeazzo Ciano, Journal politique
1937-1938 (traduction de Jean Imbert et André Maugé),
© Les Éditions de Paris, Paris, 1949, p. 184-185, 302 et 315-317.
Une puissance pacifique et européenne
Carlo Sforza (1945)
« Nous allons vers un monde où les frontières des
nations seront de plus en plus tracées au crayon, et non avec
une encre indélébile. Nous allons vers une succession d’événements qui tendront à mettre fin à l’anarchie internationale
que le Covenant de Genève n’élimina pas, anarchie qui
de 1914 à 1944 nous a coûté trente millions de morts. Notre
mission sera de nous faire les héraults de cette loi nouvelle,
vers laquelle, qu’il le veuille ou non, le monde marchera.
Nous intégrerons ainsi la pensée du Risorgimento et nous
nous assurerons – cette fois, par une victoire morale – une
place d’honneur dans le monde. C’est ainsi, nous l’avons
vu dans ces pages, que nous aurions pu faire à Versailles
en 1919, si nous nous étions placés résolument aux côtés
de Wilson, au lieu de nous rendre à Paris divisés, les uns
avec Orlando, qui avait compris, les autres avec Sonnino qui
n’avait rien compris, parce qu’il avait la manie, le pauvre, de
faire du “réalisme”, sans savoir que le vrai réalisme doit tout
contenir, y compris les raisons idéales. [...]
Mais il faut continuer à extirper de l’esprit des
Italiens tout reste de rhétorique nationaliste et de fourberie
pseudo-machiavélique.
Le jour où les feuilles nationalistes se seront toutes
en allées en fumée, on assistera, non au retour pur et simple
du patriotisme du type 1848, qui pourtant se montra si pur
dans les âmes et dans les chants de Léopardi, de Mazzini,
de Berchet et – une génération plus tard – de Carducci ;
mais on assistera, ce jour-là, au subit développement de
la fraternité européenne, dont aujourd’hui les contours et
l’aspect sont encore entourés d’un brouillard incertain,
soit parce que la thèse de l’Europe unie a été proclamée
par la bouche mensongère de Hitler, soit parce que, même
dans le monde libre, des hommes d’État lointains [...]
en ont parlé plus franchement que les plus fameux chefs
parmi nos voisins.
[...]
Mais deux guerres mondiales dans la vie d’une
même génération ont enseigné la vérité aux peuples, sinon
à tous leurs dirigeants. L’organisation de l’Europe, une fois
entrevue par les masses, avec sa conséquence prodigieuse
122
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
– l’élimination de la guerre – marchera relativement plus
vite que cela n’arriva pour les autres transformations dont
j’ai parlé, comme la tolérance religieuse après des siècles
de guerres de religion.
Nous sommes aujourd’hui à un carrefour tragique :
l’Europe de demain se fera par nous et nos fils, ou elle se
fera contre nous.
Si nous faisons de la transformation de l’Europe une
œuvre d’expiation des deux guerres, nous pourrons passer
à ceux qui viendront après nous le flambeau lumineux des
richesses intellectuelles et morales qui forment le patrimoine le plus pur de nos traditions nationales. Mais si
nous agissons en face de l’idéal européen comme les chefs
aveugles de la Sainte-Alliance agirent en face des idéaux
nationaux, cela signifiera qu’une fois de plus, les “conservateurs” auront été en réalité des destructeurs. […]
[…] La tâche de demain consistera d’abord à sauvegarder l’indépendance de toutes les nations, parce que
chacune d’elles est un trésor d’art et de pensée, dont la
disparition laisserait l’Europe plus pauvre et plus terne ;
mais il faudra en même temps proclamer la loi nouvelle de
l’Interdépendance des nations – loi qui les laissera libres
de se régir comme elles voudront dans leur vie intérieure,
mais qui les obligera, sous peine de sanctions très sévères,
à abandonner le plus sanguinaire des vieux droits souverains : celui de faire la guerre.
[...] Si l’Italie lutte réellement pour le progrès international et la solidarité des peuples, le monde sera avec
elle ; pourvu, bien entendu, que l’on comprenne que nous
agissons ainsi par un mouvement profond, idéal et moral,
et non par opportunisme politique. [...]
Cent villes d’Italie détruites ne peuvent pas n’avoir
pas appris à tous les Italiens ce que l’on risque quand on
tolère des gouvernants qui rêvent d’Empire romain, juste au
moment où tous les empires sont pour se transformer ; et qui
s’excitent à créer des haines entre les nations voisines, alors
que la suprême condition de tout avantage italien, même
économique, est de coopérer à la naissance d’un monde
fondé sur une loi supérieure de solidarité entre les nations.
L e s re g i s t re s d e l a p u i s s a n c e i t a l i e n n e
Il n’y aura de progrès sociaux, moraux et économiques pour notre Italie que si nous collaborons de toutes
nos forces à l’avènement de cette loi, mûre maintenant
dans le cœur des peuples. » ■
Extraits de Carlo Sforza, L’Italie telle que je l’ai vue
de 1914 à 1944 (traduit de l’italien par Lucien Leluc),
© Éditions Bernard Grasset, Paris, 1946, p. 283-284,
286-287 et 289-291.
Une puissance occidentale et atlantiste
Alcide De Gasperi (1947)
« Je désire souligner certains éléments de notre
situation actuelle qui, je l’espère, sera temporaire, si
l’aide des États-Unis continue à accompagner notre
travail de reconstruction dans les prochaines années. La
guerre a apporté aux populations le chômage, la famine
et des maladies. Combien de temps cette vérité tragique
devra-t-elle perdurer ? Elle pourrait être seulement
temporaire, si nous reconnaissons sa gravité et si nous
nous unissons pour l’éliminer : mais elle deviendra au
contraire une plaie chronique et incurable dans le monde
entier, si des moyens aptes à la soigner ne sont pas rapidement employés. Les communautés et les nations qui sont
moralement et physiquement affectées ne peuvent espérer
se redresser sans un effort commun et une coopération
internationale. […] L’avertissement du peuple italien à
la communauté des Nations ne vaut pas seulement pour
lui-même, mais concerne tous les pays qui partagent le
même sort : les bases de la démocratie restent chancelantes quand la population est réduite à la pauvreté et à la
misère. Pour asseoir de véritables démocraties, le monde
doit s’organiser dans un système commun, pensé comme
tel, qui doit avoir comme objectif fondamental l’extension à tous ses membres des principes de justice, d’égalité
et de progrès.
Pourquoi regardons-nous vers les États-Unis ?
Parce que les États-Unis constituent à eux seuls une
énorme force morale, politique et économique. Pour cette
raison leur contribution à l’organisation du monde peut
être décisive. En outre, ce pays a grandi sans les préjugés
et les haines que plusieurs siècles de guerre ont semés chez
nombre de nations en Europe.
Indépendamment de ces motifs, déjà suffisants,
nous regardons vers les États-Unis, car ils ont développé un
système démocratique de nature supérieure. […] Vous avez
donné l’exemple !
Et alors, qu’attendons-nous, et pas seulement nous,
de l’Amérique ?
Avant tout, de la confiance. Confiance de
l’Amérique dans sa mission internationale. Confiance en
nous de l’Amérique. […] La position de l’Italie la rend
digne de votre confiance. Il ne s’agit pas de la position
de ses forces armées, car elles devront être limitées, ni
de sa position stratégique, car les frontières italiennes
restent ouvertes et sans défense. Notre politique étrangère
doit être une politique d’indépendance nationale dans un
monde uni, au-delà de toute sphère d’influence. Nous vous
demandons, en revanche, de nous accorder votre confiance
parce que la civilisation italienne, dans le passé, a donné
au monde une importante contribution, et parce que l’Italie
a aujourd’hui la volonté et la possibilité de travailler et de
contribuer à la paix et à la reconstruction du monde.
En second lieu, nous soutenons, et nous vous
demandons de soutenir, la stabilité pacifique de la situation internationale actuelle. […] Les nations, comme les
individus, doivent être libérés de toute crainte et il doit
désormais être possible de revenir sur les découpages territoriaux qui ne sont pas conciliables avec la réalité ethnique
et géographique.
En troisième lieu, nous attendons des États-Unis
qu’ils démontrent que les nations financièrement fortes
doivent tendre la main aux plus faibles. Nous attendons
que les États-Unis prennent l’initiative d’un système de
réductions tarifaires, de façon à ce que les économies des
nations moins favorisées soient soutenues par la stabilité
des échanges commerciaux.
Nous avons aussi confiance dans le fait que les
États-Unis soutiendront le droit des nations ayant un
excès de main-d’œuvre à orienter leurs propres travailleurs vers les lieux où la capacité d’absorption reste la
plus forte. […] » ■
Extrait de Alcide De Gasperi, « Ce que nous attendons des
États-Unis d’Amérique », discours prononcé au forum de
Cleveland le 10 janvier 1947, et reproduit in Alcide De Gasperi
e la politica internazionale [Alcide De Gasperi et la politique
internationale], Cinque Lune, Rome, 1990, vol. III, p. 367-371.
Cet extrait a été traduit de l’italien par Teodolinda Fabrizi.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
123
> Les questions internationales
sur Internet
Istituto Affari
Internazionali (IAI)
www.iai.it/index_it.asp
Fondé en 1965 à l’initiative
d’Altiero Spinelli, l’Institut affaires
internationales (IAI) est une organisation non gouvernementale qui bénéficie
de financements tant privés que publics,
et notamment d’une subvention du
ministère des Affaires étrangères. Ses
activités de recherche sont réalisées par
un comité scientifique et axées sur la
politique étrangère italienne, l’intégration européenne, les rapports transatlantiques, la Méditerranée, la politique
de sécurité et de défense et l’économie
politique internationale.
Œuvrant en étroite collaboration
avec de nombreux instituts étrangers,
comme l’Observatoire de l’Afrique et
le Council of Councils, l’IAI est à l’origine de diverses publications (quotidiennes, mensuelles, trimestrielles
et annuelles), en anglais et en italien,
parmi lesquelles figure la revue en ligne
AffarInternazionali (www.affarinternazionali.it/index.asp). Consacrée à l’analyse de la politique, de la stratégie et de
l’économie internationale, cette revue
offre aux lecteurs une importante base
d’articles sur des thèmes d’actualité
et un large éventail d’informations en
temps réel.
communautaires. Son objectif est de
stimuler au sein de la société civile
le sentiment d’appartenance à une
citoyenneté européenne.
Euros du Village
www.eurosduvillage.eu/spip.
php ?lang=fr
Né sous forme de blog en 2005 en
réaction à l’échec du référendum sur
le traité établissant une Constitution
européenne, le site Euros du Village
s’est progressivement structuré pour
devenir l’un des principaux médias
électroniques consacrés à l’Europe.
Disponible en cinq versions (française,
italienne, anglaise, allemande et
espagnole), cette plate-forme non
partisane d’information, d’analyse et
de réflexion est animée par de jeunes
spécialistes et professionnels.
Le site est organisé en plusieurs
rubriques relatives aux affaires
intérieures et extérieures de l’Union
européenne et de ses États membres.
Son propos est pédagogique : offrir
à tout public la possibilité de découvrir et de comprendre les questions
124
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
Liste des CARTES et GRAPHIQUES
L’unité italienne (1859-1924)
La localisation des mafias
Confiscations des biens des mafias (2012)
Déficit public, dette publique et charges d’intérêts en Italie (1980-2011)
Exportations et importations italiennes par secteur (2010)
PIB par habitant en Italie (2009)
Taux de chômage en Italie (2011)
Inégalités de revenus en Italie (2008)
Provenance de la population étrangère en Italie (2011)
Italie : pyramide des âges et nombre de divorces
L’Italie contemporaine
PIB par habitant dans les régions européennes et aide des fonds structurels européens
L’Italie et l’Europe : indicateurs comparatifs
Élections législatives de 2012 en Ukraine
L’Azerbaïdjan
p. 9
p. 22
p. 22
p. 38
p. 38
p. 39
p. 39
p. 41
p. 47
p. 50
p. 61
p. 71
p. 73
p. 95
p. 103
Listes des principaux ENCADRÉS
Italie : quelques éléments chronologiques (Questions internationales)
Mafia, collusions et clientélisme (Charlotte Moge)
Les institutions de l’Italie (Hervé Rayner)
Les relations franco-italiennes depuis le XIXe siècle (Olivier Forlin)
Les enjeux complexes de l’immigration en Italie (Camille Schmoll)
Le Vatican dans l’Italie contemporaine (Marie Levant)
La longue histoire des diasporas italiennes (Antonio Bechelloni)
Patrimoine et politique culturels en Italie (Jean-Michel Tobelem)
L’ambivalence italienne à l’égard de la Méditerranée (Roberto Aliboni)
Le cinéma italien contemporain entre société et politique (Jean Gili)
Présidentielle américaine : une procédure électorale complexe (Questions internationales)
p. 10
p. 21
p. 26
p. 34
p. 44
p. 53
p. 57
p. 65
p. 76
p. 84
p. 109
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
125
ABSTRACTS
> Abstracts
The Long March of Italian Democracy
Marie-Anne Matard-Bonucci
Variously considered to be a flawed
democracy or a “stateless society”, Italy has
a history of complex relationships between
the State, the nation and democracy. Unlike
France or England, where the construction of
the nation-state preceded the development of
democracy, Italy simultaneously established
a nation-state and a liberal democracy in the
second half of the 19th century. Its path to
democracy was consequently progressive but
not straight.
“Permanent Crisis”?
Difficulties in Institutionalising
the “Second Republic”
Hervé Rayner
Between 1992 and 1994, the Italian
political system in place since the end of the
Second World War collapsed under the impact
of the political and financial scandals brought to
light by the Mani pulite operation.
Twenty years later, Italy is again being
shaken by political tremors, while struggling
with a severe socioeconomic crisis that seems to
make the perspective of the institutionalisation of
a Second Republic even more remote.
From Economic Miracle to Stagnation
Céline Antonin
Long associated with the post-war
“economic miracle”, Italy now appears
disillusioned, hampered by sluggish growth and
crushed by the weight of its public debt. The
European crisis has highlighted the country’s
structural weaknesses, which are responsible for
its colossal public debt and its growth deficit over
the last twenty years. Mario Monti’s appearance
on the political scene at the end of 2011 and the
proactive policy he has implemented since he
took office have raised hopes, especially as the
country has considerable potential.
126
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
A Janus Society: Italy
in the Modern Age
Stéphane Mourlane
The reality of Italian society is seldom
perceived by the floods of visitors fascinated
by Italy’s rich heritage and the beauty of its
countryside. It projects the image of a vast
museum, frozen in the past. Yet Italy underwent
profound economic and social transformations in
the second half of the 20th century.
Far from these stereotypes, Italian
society now presents an ambivalent face, which
results from the encounter between sometimes
contradictory structural and economic dynamics.
This paper teases out several strands of this
complex, multifaceted society to give us a better
understanding of modern Italy.
Regionalism in Italy, Past and Present
Christophe Roux
Regionalism is a political and institutional
question in Italy. Overridden by the proclamation
of the unity of Italy in 1861, the concept began
to resurface in the mid 20th century. The
regionalisation process got off to a slow start but
has speeded up over the last fifteen years. Italy
is not yet a federal state, however, and the crisis
makes it difficult to clarify the country’s current
territorial balance.
The Construction of Europe:
the Guide and the Stick
Dominique Rivière
Although it is one of the “big four” countries
in the European Union, Italy is now marginalised
by its sovereign debt crisis. This is part of an
older trend, which nourishes fears in Italy that
it will be unable to keep up with its European
partners. Yet Italy is profoundly European, in
the sense that European and domestic issues are
closely intertwined. European integration, which
is fairly consensual, accentuates some aspects of
the split between the north and the south, while it
also binds the nation together.
Napoleon III and the Unity of Italy
Yves Bruley
Despite the “black legend” concerning
him, the public has always been grateful to
Napoleon III for helping Italy. In fact, nothing
went as planned. The Second Empire was a
driving force only in the decisive days of 1859
and later lost control of events. But how could
it “do something for Italy” without upsetting the
balance throughout Europe?
A Foreign Policy between Europe
and the Mediterranean
Jean-Pierre Darnis
From the time of its unification, Italy has
sought to be one of the European powers. This
assertiveness, incarnated in its colonial ventures,
reached a paroxysm during the Fascist period.
However, since the end of the Second
World War, Italy has developed a diplomatic
model in which the projection of power no longer
seems central. The Atlantic alliance and Europe
represent the two pillars of this “post-modern”
foreign policy, which is based on multilateralism
as much as bilateralism.
Ukraine or the Awakening
of the Border Republic
Alain Guillemoles
The Ukrainian legislative elections of
28 October 2012 gave a narrow victory to the
regional party, which represents the interests of
the big oligarchs of the industrial zone in the
east of the country. But they also showed that
the traditional split between the northwest and
the southwest is growing more marked. The
Ukrainians are opposed on basic issues: their
identity, their language and interpretation of
their own history. Despite this, local political
life is still characterised by democratic pluralism
and vitality. Local politics are developing
independently, showing that Ukraine has long
ceased to be a Russian satellite.
Azerbaijan Twenty Years after
Independence
Bayram Balci
Of the three states in South Caucasus,
Azerbaijan is the one that has most recently
forged its national identity. Since 1993, political
power has been in the hands of the Aliev dynasty,
which has set up an authoritarian regime
supported both by Western governments and by
the oil companies, which see the country as a
real Eldorado because of its oil reserves. Since
the 1990s, Azerbaijan has witnessed an Islamic
revival, and the latent conflict with Armenia over
Upper Karabakh has still not been settled.
2012 American Presidential Election:
the Vagaries of the Electoral Process
Anne Deysine
President Obama was re-elected without a
recount and without the kind of legal battle that
opposed George W. Bush and Al Gore during
the 2000 presidential election. Yet national
and international observers pinpointed many
dysfunctions. These are due to the electoral
system and the way its operation is sometimes
perverted by the control of certain jurisdictions.
These problems raise the twofold question of
representative democracy and the equality of
citizens in the United States.
Questions internationales no 59 – Janvier-février 2013
127
n° 40
n° 39
n° 38
n° 37
n° 36
n° 35
n° 34
n° 33
n° 32
n° 31
n° 30
parus
n° 29
Le Sahel en crises
n° 28
La Russie
n° 27
L’humanitaire
n° 26
Brésil : l’autre géant américain
n° 25
Allemagne : les défis de la puissance
n° 24
Printemps arabe et démocratie
n° 23
e
Un bilan du XX siècle
n° 22
À la recherche des Européens
n° 21
AfPak (Afghanistan-Pakistan)
n° 20
À quoi sert le droit international
n° 19
La Chine et la nouvelle Asie
n° 18
Internet à la conquête du monde
n° 17
Les États du Golfe
n° 16
L’Europe en zone de turbulences
n° 15
Le sport dans la mondialisation
Mondialisation : une gouvernance introuvable n° 14
n° 13
L’art dans la mondialisation
L’Occident en débat
n° 12
Mondialisation et criminalité
Les défis de la présidence Obama
Le climat : risques et débats
Le Caucase
La Méditerranée
Renseignement et services secrets
La mondialisation financière
L’Afrique en mouvement
La Chine dans la mondialisation
L’avenir de l’Europe
Le Japon
Le christianisme dans le monde
Israël
La Russie
Les empires
L’Iran
La bataille de l’énergie
Les Balkans et l’Europe
Mondialisation et inégalités
Islam, islams
Le Royaume-Uni
Les catastrophes naturelles
Amérique latine
L’euro : réussite ou échec
Guerre et paix en Irak
L’Inde, grande puissance émergente
Mers et océans
Les armes de destruction massive
La Turquie et l’Europe
Vous avez
rendez-vous …
avec le monde
Déjà
n° 58
n° 57
n° 56
n° 55
n° 54
n° 53
n° 52
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n° 46
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À paraître :
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- Le Sahel en crises (n° 58)
- La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57)
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- Brésil : l’autre géant américain (n° 55)
- Allemagne : les défis de la puissance (n° 54)
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
- Mondialisation et inégalités (n°22)
- Islam, islams (n° 21)
- Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20)
- Les catastrophes naturelles (n° 19)
- Amérique latine (n° 18)
- L’euro : réussite ou échec (n° 17)
- Guerre et paix en Irak (n° 16)
- L’Inde, grande puissance émergente (n° 15)
- Mers et océans (n° 14)
- Les armes de destruction massive (n° 13)
- La Turquie et l’Europe (n° 12)
- L’ONU à l’épreuve (n° 11)
- Le Maghreb (n° 10)
- Europe/États-Unis : Le face-à-face (n° 9)
- Les terrorismes (n° 8)
- L’Europe à 25 (n° 7)
- La Chine (n° 6)
- Les conflits en Afrique (n° 5)
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pavoisée de drapeaux italiens
à l’occasion du 150e anniversaire
de l’Unité, en mars 2011.
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2e de couverture :
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Questions
internationales
Janvier -février 2013
N° 59
Dossier
L’Italie : un destin européen
Ouverture. Des rayons et des ombres
Serge Sur
La longue marche de la démocratie italienne
Marie-Anne Matard-Bonucci
« Crise permanente » ?
La difficile institutionnalisation de la « IIe République »
Hervé Rayner
Du miracle économique à la stagnation
Céline Antonin
La société de Janus : l’Italie à l’épreuve de la modernité
Stéphane Mourlane
Le régionalisme : du dépassement au retour inachevé
Christophe Roux
La construction européenne : le guide et le bâton
Dominique Rivière
Une politique extérieure entre Europe et Méditerranée
Jean-Pierre Darnis
Et les contributions de
Roberto Aliboni, Antonio Bechelloni, Olivier Forlin, Jean Gili, Marie Levant,
Charlotte Moge, Camille Schmoll et Jean-Michel Tobelem
Chroniques d’actualité
Guerre et économie : les liaisons dangereuses
Jacques Fontanel
L’ONU, un « machin » bien utile
Renaud Girard
Questions européennes
L’Ukraine, ou le réveil de la république des confins
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&:DANNNB=[UUZ^[:
Alain Guillemoles
Regards sur le monde
L’Azerbaïdjan vingt ans après l’indépendance
Bayram Balci
Présidentielle américaine de 2012 : les aléas du processus électoral
Anne Deysine
Histoires de Questions internationales
Napoléon III et l’unité italienne
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Documents de référence
Les questions internationales sur Internet
Abstracts
Imprimé en France
Dépôt légal :
1er trimestre 2013
ISSN : 1761-7146
N° CPPAP : 1012B06518
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